Terrorisme : une définition est-elle possible ?
Questions et définitions
Jamais le terrorisme n'aura autant fait parler de lui, jamais il ne sera devenu un sujet de société aussi universel, et jamais il n'aura cristallisé autant d'ardeurs à ses dépens, celles d'une meute multiforme allant des gouvernements aux populations, tous prêts à crier haro et à décréter l'union sacrée à la moindre rumeur d'activités suspectes. Or, il faut dire que jamais, également, il n'aura été aussi difficile de définir le terrorisme, tant il est vrai que les Etats, les sociétés et les institutions capitalistes, mais aussi certaines organisations politiques, ont à cœur de profiter du consensus d'hostilité autour de ce mot pour en développer l'usage contre leurs ennemis politiques ou, plus essentiellement, contre toute forme de contestation radicale de la société. On va le voir, en effet, les définitions du terrorisme ont tendance à se révéler très différentes suivant la source à laquelle on les emprunte.
Défini par le dictionnaire Hachette comme un « système de violences systématiques auquel certains mouvements politiques extrémistes ont recours pour créer un climat d'insécurité favorisant leurs desseins », la notion de terrorisme serait en réalité apparue en France au XVIIIe siècle, sous la Terreur « révolutionnaire », avant de désigner les actions violentes commises contre les populations civiles. Plus largement, l'encyclopédie Wikipédia prend à cœur d'introduire le « terrorisme d'Etat », grand oublié du dictionnaire, comme l'un des deux principaux types de terrorisme. Or, le terrorisme tend aujourd'hui à désigner un champ de pratiques de plus en plus larges, mais de plus en plus éloignées de l'Etat, au point de bientôt recouvrir les différents modes d'action traditionnels des mouvements sociaux et révolutionnaires, tels que l'illégalisme, l'action directe, ou encore, n'ayons peur de rien, la grève et la manifestation. La propagande d'aujourd'hui est aussi une guerre de mots, faite de campagnes de communication autour de différents termes pour en organiser la récupération, le détournement et l'instrumentalisation. Plus large, la définition de la Convention sur le financement du terrorisme propose de considérer comme terroriste : « tout [...] acte destiné à causer la mort ou des dommages corporels graves à toute personne civile, ou à toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte est destiné à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir un acte quelconque ».
Toutefois, on peut noter, avec John Brown, que cette formule « juxtapose deux conceptions différentes, voire contradictoires, de ce phénomène. La première, qui insiste sur les dommages causés à la population civile, se situe dans la ligne des principes du tribunal de Nuremberg ; la seconde, qui met l'accent sur la subversion de l'ordre politique, trouvera son expression dans le Terrorism Act du Royaume-Uni et inspirera la proposition de la Commission européenne ». Peut-être s'agit-il aussi de rejoindre la définition du FBI, qui insiste sur sa finalité politique et son aspect illégal : « Le terrorisme consiste en une utilisation illicite de la force et la violence contre des personnes ou des biens dans le but d'intimider ou de contraindre un gouvernement, la population civile ou une partie de celle-ci, dans la poursuite d'objectifs politiques ou sociaux. » Cette définition, des plus large, pourrait dès lors fort bien s'appliquer à une grève ou à une action militante un peu radicale. On en comprend aisément les implications : l'incrimination du terrorisme à l'échelle européenne pourrait en effet, selon John Brown, déboucher sur le fait que des individus ou des groupes aspirant à une transformation radicale de la société pourraient être arrêtés, non seulement pour les actes qu'ils auraient commis, mais pour ceux que, en vertu de leur idéologie, ou surtout de la façon dont celle-ci est perçue, ils pourraient commettre.
L'usage du terme « terrorisme » est d'ailleurs à ce point devenu un enjeu de pouvoir que certaines organisations, profitant du flou qui l'entoure, l'utilisent dans le but de disqualifier ceux qui les gênent ; un ami syndicaliste me disait encore récemment que le mot « terroriste » était le terme préféré de la CFDT dans sa boîte pour définir son inacceptable activité de défense des salariés contre l'arbitraire patronal. En Irak, en outre, les actes violents commis contre les troupes d'occupation, c'est-à-dire en priorité des non-civils, sont également définis par les autorités américaines comme des actes terroristes.
Il est vrai que les attentats islamistes de ces dernières années sont le plus beau prétexte fourni aux Etats, anciens ou nouveaux, pour organiser et faire accepter la criminalisation des mouvements sociaux. Dans la Constitution européenne, par exemple, les mots et expressions « terrorisme / menace terroriste / attaque terroriste / prévention du terrorisme » reviennent dix fois dans le texte et dans six articles différents : I-43, III-160, III-271, III-276, III-309, III-329. Ainsi, l'anti-terrorisme devient un outil de pacification sociale et un mode de gouvernement.
Pour autant, il me semble que la nécessité de débattre du terrorisme ne vient pas de son instrumentalisation en soi par des organisations aussi disparates que contre-révolutionnaires, mais de la grande difficulté à en faire un concept, c'est-à-dire à lui attribuer une définition très précise énumérant rigoureusement le type d'actions auquel il renvoie. D'après le site de l'Association Internet pour la promotion des droits de l'homme, il n'existe ainsi pas moins, dans les seuls pays anglo-saxons, de 212 définitions du terrorisme, dont 72 utilisées officiellement. Par exemple, doit-on définir un acte terroriste par sa nature ou bien par le public visé ?
On ferait bien alors de se pencher sur la notion de « civils », qui renvoie en définitive au vaste ensemble des individus qui ne sont ni militaires ni ecclésiastiques, ce qui fait qu'un grand nombre d'actions anti-patronales pourraient être qualifiées de terroristes. A l'inverse, la notion de « civils innocents » serait bien plus restrictive pour des militants d'extrême gauche que pour l'Etat français. Autrement, peut-on se focaliser sur les mobiles des auteurs des actes ? Il faudrait alors, à en croire Daniel Colson, exclure les attentats anarchistes de « propagande par le fait », car ceux-ci se démarqueraient du terrorisme de sept façons dont :
1) Si les anarchistes ne répugnent pas à faire trembler les dirigeants, la bombe serait pour eux un moyen de contagion et non une fin en soi.
2) A une organisation clandestine sous la forme d'un mini-appareil d'Etat, les anarchistes opposeraient des actes strictement individuels.
3) A une action planifiée dans le temps s'opposerait un passage à l'acte spontané.
4) Les propagandistes par le fait ne cherchaient pas à se soustraire aux conséquences de leurs actes ; ils les revendiquaient en général hautement et ne craignaient pas d'exposer leurs vies . Mais cette appréciation a ses limites partisanes. Et, on le voit, beaucoup de définitions renvoient à la subjectivité des lecteurs, autant que des acteurs, et les spécialistes eux-mêmes n'arrivent pas à établir une définition rigoureuse, ainsi de Gérard Chaliand, qui se prend à définir le terrorisme par lui-même, comme… « l'action de petits groupes utilisant le terrorisme comme seul moyen de lutte » . Il faut toutefois rendre à ce dernier le bénéfice de l'Histoire du terrorisme, ouvrage qu'il a dirigé chez Bayard en 2004. Expliquant que, depuis les premières sociétés, terreur et gouvernement sont indissociables, qualifiant le terrorisme d'Etat de « terrorisme d'en haut », Chaliand développe l'idée que le terrorisme (« d'en bas »), tel qu'il est compris par la plupart des gens, est « la forme la plus violente de la guerre psychologique » et qu'il vise à « créer du pouvoir en espérant atteindre par le bas ce dont l'Etat dispose par le haut ». Il est relativement récent que l'on considère comme « immoral » le fait de s'attaquer aux populations civiles.
Ariel Merari, directeur du Groupe de recherche sur la violence politique à l'université de Tel Aviv, soucieux de trouver une définition du terrorisme politique « acceptable par le plus grand nombre », souligne la difficulté de la tâche. En effet, ce terme a une « connotation émotionnelle négative » et il sert à discréditer une forme d'activité politique plutôt qu'à la décrire, à marquer sa « désapprobation (…) sans se préoccuper de définir avec précision ce qui constitue un comportement terroriste ». Merari cherche donc à définir le terrorisme plus comme un « mode de lutte » que comme une « aberration sociale et politique », à l'aborder « d'un point de vue technique plus que moral », tentative d'autant plus louable que l'auteur, israélien, a dû faire preuve d'un effort d'objectivité et de distanciation nettement au-dessus de la moyenne vu la façon dont le Hamas s'attaque de façon indiscriminée à la population de son pays.
Ariel Merari est en désaccord avec la condamnation de l'immoralité du terrorisme selon le philosophe Michael Walzer car, pour Merari, les « normes morales et les normes de la guerre en particulier (…) sont variables selon les sociétés et sans cesse modifiées ». Il met à jour la manipulation : le code moral universel que présente Walzer est en fait le code chrétien occidental. L' utilisation des otages civils par les Irakiens en 1990 était par exemple considérée comme un « acte légitime et moralement justifié dans le monde arabe » du moins pour la majorité des populations. Le terrorisme viole systématiquement toutes les lois de la guerre, c'est donc certainement une forme illégale de la guerre mais pas une forme de guerre plus immorale que les autres. A propos de la morale, « ensemble des principes de jugement et de conduite qui s'imposent à la conduite individuelle ou collective comme fondés sur les impératifs du bien », il ne faut pas oublier sa profonde relativité : il ne s'agit pas de dénier aux valeurs des terroristes le statut de morale. Ariel Merari, qui entreprend de forger un concept rigoureux, tient à différencier trois formes de violence :
- celle exercée par un Etat contre ses propres ressortissants,
- celle exercée par un Etat contre d'autres Etats,
- celle exercée par des groupes insurgés contre des gouvernements.
Le terrorisme serait une méthode « essentiellement basée sur l'impact psychologique », une stratégie « de lutte prolongée » mais qui n'est pas « basée sur la rencontre physique ». Il reposerait sur la « propagande par l'action » et chercherait à intimider, en usant de la provocation et en ayant parfois recours à la « stratégie du chaos », au service d'une « stratégie d'usure ». Il existerait par ailleurs, selon lui, des liens entre terrorisme et guérilla, car les mouvements terroristes qui prennent de l'ampleur souhaitent souvent se transformer en mouvements de guérilla.
Pour autant, il me semble qu'on ne peut pas se contenter, pour préciser les limites d'un phénomène, de lui attribuer un sens à l'aide de sa seule étymologie ou de ses définitions « scientifiques » : il faut se poser la question de son interprétation par le plus grand nombre, que celui-ci soit influencé par l'idéologie dominante ou non. De fait, à considérer cette démarche, il me paraît plus pertinent de renoncer à produire une énième tentative de synthèse et de considérer la multiplicité des interprétations, d'inscrire le terrorisme dans le cadre plus large de la violence politique pour proposer aux militants d'extrême gauche de réfléchir sur les moyens qu'ils utilisent. En effet, il semble que le mouvement révolutionnaire, dont les rangs sont larges et variés, ait besoin de justifier son rapport à la violence, de dissiper les ambiguïtés, d'abord par souci de médiatisation et de diffusion de ses idées, mais aussi dans le cadre d'une saine volonté de remise en question ou de justification de soi et de quête de sa propre cohérence, tant il est vrai que la question du terrorisme et de l'emploi de la lutte armée, de la violence, de l'illégalité, a toujours donné lieu, au sein du « milieu », à d'âpres polémiques au nom de l'efficacité ou, plus rarement, de la morale. A propos des prisonniers d'Action directe emprisonnés, notamment, on a vu, en France, beaucoup de militants refuser de porter un jugement ou même de s'interroger sur le passé de ceux qu'ils entendaient défendre : dans un article intitulé « Quand Joëlle sort, une certaine CNT éternue », un militant de la CNT n'a pas peur de dire que l'on ne peut pas porter de jugement sur le passé.
En réalité, il apparaît que le terrorisme bénéficie toujours de sa réputation de « guerre des pauvres et des opprimés », et il semble que, pour initier un débat efficace, il faille intégrer notre questionnement à une réflexion beaucoup plus générale sur l'articulation entre fins et moyens. Selon Gérard Chaliand, du point de vue des guérilleros vainqueurs « la fin justifie les moyens » et « c'est la cause du mouvement terroriste plutôt que son mode d'action qui est susceptible d'être considérée comme morale ». Mais quels sont les objectifs des révolutionnaires ? Qu'est-ce qu'une action « efficace » ? Juge-t-on l'efficacité sur le court ou sur le long terme ? L'éthique ou la morale renvoient-elles à des considérations abstraites, à des dogmes étrangers aux réalités et aux nécessités de la lutte, à une soumission aux idéologies dominantes, ou font-elles aussi partie d'une démarche émancipatrice et pratique, permettant de faire le lien entre fins et moyens ?
Moi qui, depuis quelque temps déjà, étudie le fonctionnement des organisations révolutionnaires, j'ai toujours pensé que le moyen était la préfiguration de la fin, reprenant le jugement de la Fédération jurassienne : « Comment voudrait-on qu'une société égalitaire et libre sortit d'une autorisation autoritaire ? C'est impossible » . Je ne crois pas qu'une organisation politique, ou même qu'une lutte, soit simplement un moyen d'arriver à nos fins : l'organisation est aussi le laboratoire de notre idéal, celui dans lequel nous nous repensons comme victimes des idéologies et des cultures et nous nous reconstruisons en tant qu'individus nouveaux, initiant des interactions et des comportements nouveaux, expérimentant la société future. Etendue au-dehors de l'organisation politique elle-même, la question prend bien sûr une toute autre ampleur, mais les auteurs et acteurs marxistes et libertaires dont nous reproduisons les textes, quel que soit leur contexte, celui de la Russie du début du siècle ou de la France en fin de millénaire, se posent bien la question de la pertinence de l'usage du terrorisme ou de certaines formes d'action radicales, en relation notamment avec la nature du socialisme… ou de l'anarchie.
Anouchka