Daniel Guerin
Daniel Guérin, né le 19 mai 1904, disparaît le 14 avril 1988. Issu d'une famille bourgeoise libérale et dreyfusarde, il est diplômé de sciences politiques et entre dans la vie avec des œuvres littéraires de jeunesse tout en ayant des activités de libraire en Syrie de 1927 à 1929. Lors d'un voyage en Indochine, en 1930, où il découvre la réalité coloniale, il profite de la traversée pour dévorer un nombre impressionnant de textes politiques allant de Proudhon à Marx en passant par Sorel. Sa fréquentation des jeunes ouvriers des faubourgs pousse le jeune Daniel Guérin à jeter son froc aux orties. Il rompt avec son milieu bourgeois, s'installe à Belleville, devient correcteur et s'engage dans le syndicalisme révolutionnaire en participant au groupe-revue Révolution Prolétarienne animé par Pierre Monatte. En 1933, Daniel Guérin parcourt à bicyclette, l'Allemagne hitlérienne. Il en ramène un document de première heure sur la montée du nazisme qui paraît dans Le Populaire de la SFIO et sera repris en volumes sous les titres La Peste brune et Fascisme et grand capital (1936). Daniel Guérin y analyse l'origine du fascisme, de ses troupes et la mystique qui les anime ; sa tactique offensive face à celle, trop légaliste, du mouvement ouvrier ; le rôle des plébéiens qui le rejoignent ; son action anti-ouvrière et sa politique économique (une économie de guerre en temps de paix). Daniel Guérin s'attache en particulier aux cas de l'Italie et de l'Allemagne. Il cherche ainsi à dissiper les illusions anticapitalistes entretenues par le fascisme lui-même, en montrant que son action, aussi bien avant qu'après la prise du pouvoir, bénéficie surtout au capital économique et financier. Dans ces conditions, il lui paraît que l'antifascisme est illusoire et fragile, qui se borne à la défensive et ne vise pas à abattre le capitalisme lui-même. Dans les rangs de la SFIO, Daniel Guérin, déjà anti-stalinien viscéral, rejoint les rangs du socialisme révolutionnaire de la tendance Gauche Révolutionnaire animée par Marceau Pivert.
Co-fondateur des Auberges de jeunesse, Daniel Guérin est également un membre actif du mouvement des occupations d'usines durant le Front populaire en tant que responsable inter-syndical en banlieue. Il est aussi l'un des éléments les plus radicaux du courant de la Gauche Révolutionnaire et l'un de ceux qui ne se plaint pas, outre mesure, de son exclusion. Il s'attelle, alors, à la création d'un authentique parti révolutionnaire, le nouveau Parti socialiste ouvrier et paysan (qui défendra des positions défaitistes révolutionnaires lors de la deuxième guerre mondiale et disparaîtra peu après). En 1937, suite à l'appel à la solidarité de l'Espagne révolutionnaire, Daniel Guérin est scandalisé par la politique de non-intervention du gouvernement Blum. Avec quelques camarades regroupés autour de Maurice Jacquier, il apporte, de toutes ses forces, un soutien politique et matériel à la CNT, à la FAI et au POUM, tout en s'opposant aux sinistres menées des sbires de Staline. En 1939, Daniel Guérin est chargé de créer, à Oslo (Norvège), un secrétariat international du Front ouvrier international contre la guerre, rassemblant tous les courants socialistes de gauche opposés par internationalisme prolétarien à la guerre inter-impérialiste. Arrêté par les Allemands en avril 1940, il est interné civil. Gravement malade, il est libéré en 1942.
De 1943 à 1945, Daniel Guérin coopère, en France, avec le mouvement trotskiste dans la clandestinité, essayant de maintenir une position internationaliste à l'écart du chauvinisme ambiant, multipliant les appels aux travailleurs allemands jusque dans les rangs de l'armée d'occupation (activité militante on ne peut plus dangereuse d'autant que les livres de Daniel Guérin sur le fascisme font partie de la fameuse liste Otto). En 1946, Daniel Guérin s'établit aux États-Unis où il est actif aux côtés du mouvement ouvrier et des Noirs américains. Il en est expulsé en 1949, dans le cadre de la chasse aux sorcières du maccarthysme, et rentre en France. Il étudie les œuvres complètes de Bakounine lorsque, en 1956, éclate la révolte des Conseils ouvriers hongrois contre le capitalisme d'Etat et la domination de l'URSS. La conjonction de ces deux faits le rend à jamais allergique à tout socialisme autoritaire, qu'il soit jacobin, marxiste, léniniste ou trotskiste.
Daniel Guérin s'emploie à déboulonner l'idole Lénine pour la stratégie duquel il éprouvait, jusqu'alors, une grande admiration. Il en critique les concepts militaires, dénonce la notion frelatée de dictature du prolétariat lui préférant celle de contrainte révolutionnaire. Il redécouvre l'apport de Rosa Luxemburg dans sa lutte contre l'ultra-centralisme et le substitutionnisme léninistes, allant jusqu'à entrevoir des passerelles avec la spontanéité révolutionnaire chère aux libertaires.
Cette démarche l'amène à écrire, en 1965, son célèbre texte "L'Anarchisme" (réédité et maintes fois traduit, tiré à plus de 100.000 exemplaires) et sa colossale Anthologie de l'anarchisme : "Ni Dieu, ni Maître", ce qui introduit rapidement un quiproquo dans nos milieux : Daniel Guérin n'est toujours pas un anarchiste au sens strictement idéologique, même si, sur le plan personnel, il fait preuve d'un esprit libertaire sans tabous. Par ces textes, il veut faire connaître tout l'apport original du courant anarchiste et il y réussit d'ailleurs, car le petit livre de la collection Idées fut la première lecture de nombreux libertaires d'aujourd'hui. Mais, son le but est, avant tout, de réformer l'ensemble du mouvement révolutionnaire (ce qu'il considère comme tel), de l'affranchir des ornières autoritaires, jacobines, marxistes-léninistes, sans pour autant le faire basculer dans l'idéologie social-démocrate voire, aujourd'hui, libérale bourgeoise, dans laquelle surnagent tant d'ex-militants des années 70.Durant des années, Daniel Guérin s'engage jusqu'au cou dans le soutien aux militants algériens.
Il participe au Comité France-Maghreb, signe le Manifeste des 121 contre la torture et pour l'insoumission (1960) et n'accepte jamais les luttes fratricides entre FLN et MNA. Il s'engage en internationaliste comme partie prenante de la lutte et non pas comme porteur de valises au service d'un mouvement.
L'année 1962 le voit quelque temps au PSU, dont il s'éloigne, le trouvant par trop social-démocrate. Plus tard, il n'hésitera pas à dénoncer, toujours sans tabous, les tendances sociales-démocrates (et autoritaires) de Marx (cf. La Rue, 1983). Il affirmera également son admiration pour l'apport philosophique des anarchistes individualistes tels qu'Émile Armand ou Zo d'Axa dans leur contestation concrète des valeurs morales de l'époque. Daniel Guérin fut, aussi, un fin connaisseur de l'œuvre de Proudhon. Mai 68, ce deuxième orgasme de l'histoire qu'il a la chance de vivre après le Front populaire, le jette dans la mêlée. On le voit, à 64 ans à la Sorbonne, aux côtés des libertaires de la revue Noir et Rouge et du Mouvement du 22Mars.
En 1969, il est co-fondateur du Mouvement communiste libertaire (rassemblant des éléments issus de la FCL, de l'UGAC, de la JAC) et éclaircit ses positions dans un texte dont il reconnaîtra l'ambiguïté du titre, Pour un marxisme libertaire. La fusion (dont il est un des artisans de la plateforme) ratée, en 1971, entre l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste et le Mouvement communiste libertaire le décourage. Il participera successivement à l'OCL, à l'ORA (dont il s'éloigne à la période autonome) pour rejoindre en 1980, par ouvriérisme, l'UTCL dans laquelle il milite jusqu'à sa mort. Durant ces années, Daniel Guérin est engagé totalement dans le Comité pour la vérité dans l'affaire Ben Barka, dans le Comité Vietnam national, dans le Comité de lutte antimilitariste, tout en participant à la commission Droits et libertés dans l'institution militaire de la Ligue des droits de l'homme, autour de Me Noguères et même d'"officiers progressistes" (pensant que les positions d'objection, d'insoumission et les activités de comités de soldats sont des luttes complémentaires et non pas contradictoires).
Après la catastrophe du tunnel de Chèzy (8 morts), il participe activement au Rassemblement national pour la vérité sur les accidents dans l'armée. Dès sa fondation, il participe activement aux activités du Front homosexuel d'action révolutionnaire. Son anticolonialisme de toujours le pousse aux côtés des Antillais, des Polynésiens (soutenant son vieil ami Pouva'ana si longtemps déporté en métropole), des Kanaks...
Daniel Guérin se lance dans la guerre civile des historiens voulant dénaturer la Révolution française, écrivant quelques mois avant sa mort, qu'il est un impérieux devoir de faire front face à la ruée des contre-révolutionnaires qui préfèrent les Vendéens et les chouans aux sans- culottes, à la meute qui s'est jetée ces dernières années sur la "Grande révolution" pour la déchirer à pleines dents, la calomnier, la salir. Daniel Guérin n'a jamais été un militant anarchiste au sens strict, mais les anarchistes lui doivent beaucoup quant à la diffusion de leurs idées. S'il a attaqué un certain vieil anarchisme fossilisé d'une certaine époque (tout comme d'ailleurs le marxisme autoritaire dégénéré), il a toujours voulu que le meilleur de l'anarchisme puisse peser dans le mouvement révolutionnaire pour y contrer les dérives autoritaires.
Il ne concevait pas le communisme libertaire (ou anarchisme-communisme, terme qu'il acceptait aussi) comme un dogme, mais comme une tendance, une recherche sans cesse inachevée, persuadé qu'il était que la révolution sociale future, à la fois nécessaire et désirée, ne serait ni de despotisme moscovite ni de chlorose social-démocrate, qu'elle ne sera pas autoritaire, mais libertaire et autogestionnaire, ou si l'on veut conseilliste (À la recherche d'un communisme libertaire, 1984).
Daniel, en donnant son corps à la science, tu ne permets pas que ton souvenir s'enlise dans le rituel commun des tombes à fleurir. Tu nous obliges à célébrer ta mémoire par nos combats et nos luttes d'émancipation. Nous t'en remercions.
Salut et fraternité !
D.G.