Les différents courants de l’anarchisme
Choix de la terminologie et du mode de classement
Selon Paul Eltzbacher, les fondateurs des principaux courants de la pensée anarchiste (ou du moins antiétatique) sont Michel Bakounine, William Godwin, Pierre Kropotkine, P.-J. Proudhon, Max Stirner, Benjamin Tucker et Léon Tolstoï. Tous ces penseurs ont comme point commun le rejet actuel de la légitimité de l’État, et la négation de son existence pour l’avenir prochain de la société.
Les différents courants de l’anarchisme peuvent être classés de plusieurs manières. Par exemple, suivant leurs idées sur la réalisation de la disparition de l’État. L'anarchisme étant considéré dans cette étude avant tout comme une méthodologie, c'est ce mode de classement sera donc préféré. Certains courants, ceux de Godwin et Proudhon, peuvent être considérés comme réformistes en ce sens qu'ils prévoient la transition de la société actuelle à la société préconisée sans violation du droit établi. Les autres sont révolutionnaires et prévoient la transition par violation du droit en vigueur.
Il faut préciser cette terminologie d’anarchisme réformiste qui ne doit pas être mal interprétée. Il est bien évident que ce réformisme est à distinguer du réformisme au sens usuel. L’anarchisme réformiste n’a jamais préconisé la participation au pouvoir central, tout au plus au niveau de la commune (suivant les principes fédéralistes du mouvement libertaire) ; il a même souvent été radicalement abstentionniste.
Autre remarque, il ne faut pas confondre réformisme et évolutionnisme. Tous les deux pour projet la transformation progressive de la société, mais le premier respecte obligatoirement le droit établi, ce qui n’est pas le cas du second. L'opposition couramment établie entre évolution et révolution semble en réalité vide de sens. En effet, si l'on se réfère à la pensée du géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) :
"Évolutionnistes en toutes choses, nous sommes également révolutionnaires en tout ; sachant que l’histoire même n’est que la série des accomplissements succédant à celle des préparations. La grande évolution intellectuelle qui émancipe les esprits a pour conséquence logique l’émancipation, en fait, des individus dans tous les rapports avec les autres individus. On peut dire que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère des révolutions futures".
Révolutionnaire n’est donc pas à opposer à évolutionniste. De nombreux anarchistes appartenant au courant révolutionnaire n’ignoraient nullement que la transformation de la société ne peut qu’être un phénomène progressif, pouvant connaître des accélérations (les révolutions), des stagnations, voire des régressions (la réaction). Réellement, l’anarchisme réformiste ne se distingue de l’anarchisme révolutionnaire que sur un point, mais de taille, il considère que la violation du droit établi n'est pas nécessaire pour arriver à la société préconisée. Puisque cette brochure concerne la place occupée par la non-violence dans la révolution anarchiste, l’anarchisme réformiste sera brièvement présenté.
L’anarchisme révolutionnaire quant à lui, se subdivise en deux : le courant insurrectionnel de Bakounine, Kropotkine, Stirner, en principe violent, et le courant rénitent (= qui refuse, qui résiste) de Tolstoï, Tucker, en principe non-violent ou qui tend vers la non-violence comme méthode. C’est ce dernier qui constitue le sujet principal de cette brochure.
On peut également classer les courants anarchistes suivant le choix ou le rejet de l’utilisation de la violence pour réaliser la disparition de l’État : il y a donc un courant violent et un courant non-violent. Choisir la violence contre l’État viole toujours le droit établi (par l’État), le courant violent est donc toujours révolutionnaire, il s’identifie en fait avec le courant insurrectionnel. Le courant non-violent se divise quant à lui en réformiste et rénitent. C’est le mode de classement adopté ici. Cette terminologie doit néanmoins être précisée sur deux point :
1° puisque le projet anarchiste est l’élimination de la violence des rapports sociaux, il est mal venu de parler d’anarchisme violent, c’est pourquoi le terme d’anarchisme insurrectionnel (avec lequel il s’identifie précisément) a été retenu, terme empreint de moins d’ambiguïté et de connotation moins négative.
2° le courant non-violent devrait en toute rigueur s’appeler courant pacifique, ou sans violence. En effet, l’anarchisme réformiste qui en fait partie, puisqu’il admet le droit établi, ne rejette pas réellement la violence actuelle de l’État ni ne lui résiste complètement, il ne la rejette que pour la société future. À strictement parler, le réformisme ne peut dès lors être considéré comme non-violent. Seul l’anarchisme rénitent s’identifie réellement avec l’anarchisme non-violent. En effet, l’anarchisme rénitent partage les moyens d’action de la non-violence (la désobéissance civile), ainsi que la réflexion générale sur l’emploi de la violence. Néanmoins, quoique partiellement inexact, c’est le terme d’anarchisme non-violent qui désignera dans la suite les courants réformiste et rénitent.
Voici un tableau récapitulatif du mode de classement adopté ici :
Rapport au droit établi Révolutionnaire Réformiste Rapport à la violence Insurrectionnel Non-violent Courants principaux Insurrectionnel Rénitent Réformiste Fondateurs Stirner, Bakounine, Kropotkine Tolstoï, Tucker Godwin, Proudhon
Il est bien évidemment encore possible de classer les courants anarchistes suivant d’autres critères (tel que le rapport à la propriété). Ce n’est pas fait ici afin d’éviter une trop longue digression sur divers aspects qui ne sont pas directement reliés au point fondamental auquel cette anthologie s’intéresse.