Introduction à Bolo-bolo
Lu sur : L'eclat
La mort lente de l'économie ( en guise de préface )
Nous nous trouvons aujourd'hui devant une situation paradoxale: d'un côté le capitalisme (ou l''économie', qui n'a jamais été que capitaliste) semble parvenu à son terme; de l'autre, il semble qu'il n'y ait pas réellement d'alternative à lui opposer (qui soit autre chose que son prolongement sous un autre nom, comme le furent les différentes formes de 'socialismes' au cours de ce siècle). Ceux qui s'attachent à faire l'inventaire des contradictions et des ravages du capitalisme sont obstinément muets sur ce que pourrait être son 'lendemain', comme si la guérison les effrayait plus que le mal lui-même. Le bilan du système est catastrophique: 35.000 enfants meurent chaque jour des suites des maladies causées par la pauvreté, la part du revenu du cinquième de la population la plus pauvre de la planète est passée de 4 à 1 % entre 1960 et 1990, 389 milliardaires gagnent autant que la moitié du reste des habitants de cette planète, la misère liée au chômage, l'exclusion, la vie dans les favelas, les banlieues, les slums, etc. Mais, aussi bizarre que cela puisse paraître, le système n'est pas plus à l'avantage de la minorité qui est 'dedans', qui 'travaille' et qui 'profite' de la civilisation occidentale, que de la grande majorité qui s'en trouve exclue, marginalisée, en attente d'un accès légal ou illégal au 'paradis'.
Tandis que les uns sont tués peu à peu par des rythmes de travail de plus en plus insupportables, les autres sombrent dans un vide social, dans une situation exaspérante de recherche d'emplois précaires, d'espoirs déçus, de doutes. À la misère sociale s'ajoute la destruction écologique, du fait que nous utilisons six fois plus de ressources que ne peut le supporter la Terre. Nous avons déjà largement entamé le capital de notre planète et la soudaine généralisation du mode de vie occidental provoquerait une catastrophe écologique quasi immédiate. Or, il ne fait pas de doute que nous sommes en route vers cette 'croissance'.
L'économie robotisée est capable de produire de plus en plus de biens avec de moins en moins de travailleurs, mais le salaire, lié à des emplois de plus en plus rares et techniquement superflus, reste le moyen de distribution des biens nécessaires à la vie. André Gorz et d'autres auteurs ont évoqué le caractère irrationnel et archaïque de ce principe (1). On a pu croire qu'il s'agissait exclusivement d'un problème de distribution et non plus de production, c'est pourquoi on a fait des propositions telles qu'un revenu garantissant une existence décente pour tous, payé par l'État. Or cette proposition présuppose une économie fondée sur la circulation monétaire, florissante et capable de 'produire' les impôts nécessaires pour financer ce salaire minimum. De plus, elle suppose également que les frontières nationales ou européennes soient protégées et surveillées... De la même manière, une politique se limitant à défendre les 'acquis sociaux(2)' contre l'aberration qui porte le nom de néo-libéralisme, n'est pas plus cohérente. Ces 'acquis sociaux' dépendent précisément d'une économie capitaliste de profit et de concurrence - et donc: néo-libérale.
En réalité, le 'travail' n'est pas en voie de disparition. Au contraire. L'économie globalisée est désespérément à la recherche de travail bon marché. En Asie, en Amérique du Sud, des millions d'emplois sous-payés sont créés chaque jour dans les maquillas, les sweat-shops, les ateliers illégaux des multinationales ou de leurs fournisseurs et sous-traitants. Aux États-Unis, par exemple, ou en Grande Bretagne, l'économie dite 'de service' a connu une véritable explosion. Le 'miracle américain' montre bien que l'économie est tout à fait capable de créer des emplois, si on renonce aux niveaux de salaire pratiqués jusqu'alors, si on réduit les charges sociales et si on ne prend pas de vacances. Le problème, c'est l'idée 'européenne' d'un emploi décent, sécurisé, congés payés et suffisant pour que la famille puisse se reproduire en toute tranquillité. Pour le capitalisme mondial, ce problème 'régional' sera résolu soit par des mesures telles que la flexibilité, la fragmentation du marché du travail, l'augmentation accélérée de la productivité, des subventions d'État, soit par la délocalisation de la production. Malheureusement cette offensive néo-libérale n'est pas uniquement une «idéologie ou une théologie» comme veut le croire Pierre Bourdieu, mais une dure nécessité du fonctionnement de ce capitalisme mondial. Les mécanismes du système financier mondial ont créé une masse énorme de capital qui est à la recherche de travail humain pour garantir sa valeur. C'est pour cette raison qu'à travers les interventions du FMI, de la Banque Mondiale, etc. les derniers paysans du Sud de la planète sont chassés de leurs terres et poussés vers les petits boulots des nouvelles mégalopoles(3). Un peu de marxisme suffit à nous faire comprendre que la nouvelle misère monétarisée, la prolifération des petits emplois précaires payés jusqu'à cent fois moins que chez nous, et l'expansion du capital financier ou boursier doivent se correspondre. Contrairement à ce que voudraient nous faire croire nos bons amis postmodernes, non seulement le travail n'est pas mort, mais l'économie en est de plus en plus avide - et le problème est loin de n'être qu'«un simple problème de distribution». Inculquer un peu de logique au Capital sera sans effets. Le Capital mondial est un vampire assoiffé de travail humain vivant. La situation est à la fois plus sérieuse et plus prometteuse, d'autant plus paradoxale qu'elle est ridicule.
En effet, cette planète peut aisément nourrir sa population, mais chaque jour des dizaines de milliers de gens meurent de faim. Il y a déjà assez d'industries pour fournir tous les biens nécessaires à la construction, aux ménages, aux transports. Pour ce qui concerne les valeurs d'usage, nous ne manquons ni de médicaments, ni de téléphones, ni de vêtements. Nous disposons en excédent d'un très grand nombre de biens, qui font par contre cruellement défaut à d'autres populations du globe: moyens de transport, machines, textiles, appareils électroniques, etc. Un cinquième des denrées alimentaires est jeté sans être consommé. Ainsi, si le problème de la distribution reste central, il se double bien évidemment d'un problème de pouvoir.
Mais la logique du pouvoir ignore la valeur d'usage pour ne tenir compte que de la valeur d'échange. Pour son financement l'État est à ce point lié à l'économie, qu'il hésite à distribuer des biens - et préfère payer des salaires ou des allocations. Le pouvoir des grandes machines monétarisées est fondé essentiellement sur l'atomisation des individus. Cette division sociale, qui a commencé par celle entre les hommes et les femmes grâce au «putsch patriarcal», permet de faire passer ces régulations capillaires, qui n'ont jamais fonctionné véritablement et qui sont en contradiction avec la réalité sociale. Sans cette «fiction individualiste», travail, salaire, argent, État, Capital - bref, le système tout entier devrait imploser.
Nous craignons tous cette implosion, dans la mesure où l'atomisation est associée au progrès. Nous craignons - à juste titre - un 'retour' aux communautés idiotiques de tribus (patriarcales), de clans oppressifs, de villages isolés. Nous ne supportons qu'à grand-peine les contraintes des familles modernes réduites au minimum. Avec l'esclavage du travail salarié, le progrès capitaliste nous a aussi donné la 'liberté'. Or, la politique de la Gauche n'est pas autre chose que l'effort (illusoire) d'abolir l'un sans renoncer à l'autre. Bien qu'il n'y ait pas d'issues au dilemme : garanties collectives = contraintes sociales et libertés individuelles = risque, de nouvelles combinaisons et de nouvelles formes d'organisation sont possibles. Nous ne voulons plus aller de l'avant avec le capitalisme, il nous faut donc faire marche arrière, mais pas forcément vers le même passé. À en croire les postmodernes, nous serions arrivés à la fin de l'histoire - cela devrait donc nous permettre de combiner des formes sociales issues des périodes historiques les plus diverses en une sorte d'éclectisme post-économique. Nous pourrions conserver la république bourgeoise avec ses institutions de défense des droits individuels (justice), et même ses 'acquis sociaux' et ses 'services publics'. Nous pourrions en même temps créer des néo-tribus, sous la forme d'associations libres de droit public ou de sociétés anonymes de droit privé. À partir de ces nouveaux «foyers d'appropriation des valeurs d'usage» (= bolo), nous pourrions laisser fonctionner un peu de capitalisme régional pour produire des biens industriels. Nous pourrions transformer et amalgamer des institutions internationales (Nations Unis, FMI, EU) et des organisations non-gouvernementales pour créer un organisme mondial de distribution des produits et des ressources nécessaires. L'alternative ne sera donc pas un nouveau système unique, mais un mélange équilibré entre possibilités et risques humains. Toutefois il ne faut pas se faire une idée idyllique ou utopiste de ce pastiche post-capitaliste. Le risque de voir une «société anonyme bourgeoise de masse» se convertir en Auschwitz ou une «communauté intime autonome» basculer vers Jonestown est toujours à craindre.
J'ai dit que l'alternative au Capital est un problème de pouvoir. Or, le pouvoir implique une organisation, la création d'un collectif. Les organisations traditionnelles des travailleurs ont toujours été orientées vers la conquête et la défense des valeurs d'échange, vers l'État et les patrons. Il y a eu quelques tentatives de création de coopératives, mais ces entreprises ont soit disparu, soit sont devenues des firmes comme les autres. En ce qui concerne les communautés, dites utopistes, elles n'ont pas été capables de surmonter leurs limites idéologiques, religieuses, ou même géographiques. Leur orientation vers la vie isolée et rurale, leur insistance sur la rupture avec la culture 'normale', les ont fait glisser dans le sectarisme ou l'autoritarisme, quand elles n'ont pas carrément disparu. Cependant, il ne faut pas sous-estimer ces expériences, qui ont presque toutes connu un succès 'économique' surprenant, garantissant un niveau de vie excellent pour l'époque, et introduisant des innovations agriculturelles et artisanales qui n'ont pas encore été dépassées (cf. Shakers, Mennonites, Hutterers, Kibbutzim). De même que ces communautés utopistes étaient le contre-modèle du libéralisme naissant, nous pourrions concevoir, par symétrie et avec toutes les réserves que cela suppose, une alternative néo-utopiste au néo-libéralisme. (Espérons, que nous n'arriverons jamais à une époque néo-néo-quelque chose !)
La condition sine qua non d'une véritable alternative au capitalisme est donc une réforme de la vie quotidienne, une organisation sociale plus fondamentalement collective. En face des grandes machines de masse modernes cette approche semble curieusement innocente. Mais si nous considérons la quantité du travail accompli sur cette planète, 50 à 80% consistent en travail ménager ou proche des ménages. Ce travail, réalisé surtout par les femmes, est resté invisible pour la simple raison qu'il n'a jamais été rémunéré(4). La valorisation de l'ensemble de la production capitaliste passe ultérieurement par les ménages - c'est pourquoi quand nous parviendrons à boucher ces 'tuyaux d'échappement' du système, toute la machine sera asphyxiée. La sous-productivité étrangement archaïque des mini-ménages d'environ 2,5 personnes dans les sociétés capitalistes, par ailleurs tellement 'avancées', s'explique par le fait qu'ils n'ont pour seule fonction que la consommation destructrice de masse. De moindres changements à la base auront donc des répercussions immenses dans la sphère de l'économie mondiale 'sérieuse'. Si, par exemple, la voiture individuelle était remplacée par des locations collectives (environ 30 voitures pour 500 personnes), assez étendues pour qu'il y ait toujours une voiture disponible à domicile pour chaque participant, la production automobile pourrait être réduite de dix fois, de même que les emplois dans ce secteur qui représente un sixième de l'économie. Des 'économies' semblables seraient possibles pour les appareils ménagers, les meubles, le chauffage, l'équipement électronique, etc., sans perte de confort. L'usage collectif rendrait même possible des luxes inaccessibles aux petits ménages, comme des piscines, des médiathèques, certains sports - comme c'est le cas dans ces clubs de vacances, qui peuvent justement les offrir à bas prix du fait d'une productivité ménagère avancée. Alors, si nous passions «nos vacances de rêve» à la maison, nous pourrions en même temps vivre mieux, travailler moins, réduire la production industrielle à un cinquième du chiffre actuel, résoudre tous les problèmes écologiques, créer un style de vie généralisable à la planète tout entière et donc donner les bases d'une solution au conflit nord/sud, ce qui nous débarrasserait tout à la fois des horreurs de l'économie, du néo-libéralisme, du capitalisme, du chômage, etc. De plus, la réintégration d'une grande partie de la production industrielle et des fonctions d'un système ultra-diversifié dans l'espace du voisinage, du quartier ou de la ville permettrait de réduire les transferts et livraisons nécessaires, le nombre des voitures (déjà en location), des autoroutes, des transports en commun, des systèmes de communications, etc.
Ce n'est pas un hasard si un cercle international de femmes, dites «éco-féministes», s'est intéressé depuis plusieurs années aux recherches sur la «perspective de subsistance(5)». Partant des luttes de communautés paysannes en Inde et en Amérique Latine, ces femmes ont étudié les alternatives à l'invasion de l'agrobusiness international. Elles ont découvert des méthodes de production agricole, traditionnelles ou récentes (biologiques), extrêmement avantageuses. Elles ont également mis en évidence la relation d'interdépendance entre production agricole locale, structure coopérative ou communautaire et pouvoir des femmes (c'est-à-dire la fin de l'oppression patriarcale). Ainsi, la réinsertion des hommes dans un travail ménager élargi (maison, enfants, champs, production artisanale complémentaire) est la condition de l'abolition des structures patriarcales et, en dernière conséquence, du capitalisme. En effet, le départ des hommes pour des expéditions d'abord guerrières, puis économiques, et l'abandon du travail ménager aux femmes cloîtrées dans leur rôle social ont créé tous les organismes de répression étatique et d'expansion économique folle en même temps qu'ils ont affaibli ou dissous les communautés. Mais la «perspective de subsistance» n'est pas seulement conçue comme une stratégie défensive rurale ou pour des situations «sous-développées», elle constitue une alternative pratique dans les métropoles du nord. Ces femmes citent des exemples de production agricole sur le territoire d'une ville comme Tokyo, où des «jardiniers urbains» sont parvenus à une auto-suffisance de 100% en légumes et de 70% en riz, avec des cochons, des chèvres et des poules en sus. Le lien entre la terre et les ménages collectifs (dans les villes) est en effet la condition d'une production agricole soutenable et d'une autonomie réelle des communautés. Ce qui ne signifie nullement un retour à une société paysanne arriérée ou la dissolution des villes telle qu'a voulu la réaliser Pol Pot. Si les communautés urbaines ont une certaine taille minimale (de 500 à 1000 personnes), la superficie nécessaire pour produire leur nourriture correspond à environ 100 hectares, ce qui, théoriquement, pourrait représenter une surface suffisante pour des méthodes agriculturelles industrialisées (dont on n'aura même plus besoin). Évidemment il n'y aucune raison pour instaurer un système rigide de ravitaillement à 100% entre une seule ferme et 'sa' communauté urbaine. Cependant, des accords directs entre les consommateurs et 'leurs' fermiers nécessitent, pour des raisons d'efficacité de transport et de distribution et donc écologiques, une certaine organisation collective des premiers. Si nous imaginons ces communautés urbaines, qui ont réduit aussi bien le travail externe industriel à 20% que le travail ménager interne à la moitié (services collectifs, etc.), le travail temporaire à la campagne n'est plus une corvée gênante, mais au contraire un besoin élémentaire, un changement enrichissant, une espèce de «vacances à la ferme», bref un type de séjour pour lequel de plus en plus de gens sont prêts à payer très cher aujourd'hui.
Du point de vue politique le rétablissement des liens directs entre la ville et la campagne est indispensable pour reconquérir un pouvoir réel contre la domination de l'économie, dont la base ultérieure est toujours le chantage au ravitaillement. Cette révolution peut se faire pas à pas et, de fait, elle est en marche un peu partout, surtout dans des situations de débâcle économique (Europe de l'Est, et très récemment en Corée du Sud), mais aussi de chômage prolongé ou de démantèlement de l'État social (États-Unis).
Le développement de ces communautés urbaines ou rurales est donc inévitable et reste un problème simplement pratique. Chez nous elles ne sont imaginables que comme des associations civiles ouvertes, dont les conditions d'entrée, de participation démocratique, de sortie, les droits et les devoirs, sont réglés clairement et préalablement. Ces bolos (comme je les ai appelés pour faire 'joli') auront des degrés différents d'intégration, des quasi-couvents aux appart'hôtels avec services pour les individualistes. Tenant compte de la situation actuelle d'anonymat, d'isolement et de méfiance extrême, toute tentative de créer quelque chose de collectif se heurte à un mélange de malentendus, de peurs, d'habitudes. La plus grande peur est peut-être celle de devoir sacrifier l'individualisme, la sphère privée. Dans ce contexte, il est amusant de constater que cet individualisme 'de masse' est le plus souvent un conformisme parallèle: plus les gens font la même chose, plus ils se cramponnent à l'illusion de leur individualité. Illusion ou non: la création de ces organisations de subsistance quotidienne n'a rien à voir avec l'abolition de l'individualité. Au contraire: elles donnent plus de liberté aux voisinages de développer leur particularité loin des supermarchés, des MacDonalds, de la consommation et de la production de masse. On peut donc concevoir deux modèles de base de bolo: un type minimal, sans définitions culturelles, ouvert, 'tranquille'. J'ai imaginé ce modèle comme des «Life Maintenance Organisations(6)» (LMO), des «organisations de maintien de la vie», des firmes qui fournissent à leurs membres une certaine formule comprenant logement, nourriture, services, ateliers, sans autre obligation et sans interférence dans la vie privée, quel que soit leur type (famille, couple, individu, groupe, etc.).
L'autre modèle serait celui de la communauté intentionnelle, d'un groupe de personnes qui veulent vivre ensemble sur la base d'un accord sur un certain style de vie (gastronomique, ascétique), d'une philosophie, d'une activité productive, d'un NIMA (voir P. 93 sqq.). Entre les deux, il peut y avoir toutes sortes de formes plus ou moins 'actives' ou 'tranquilles'. La réalité multiculturelle et multiethnique actuelle ne permet pas de proposer un mode de vie unique - il suffit d'un accord minimal sur les ordres de grandeur et de quelques règles d'échange, un contrat minimal planétaire. Il est évident que les discussions sur ces points seront difficiles, mais si nous considérons l'autre terme de l'alternative, nous n'avons pas le choix. On ne peut évidemment pas imaginer qu'une vie organisée sur la base d'un emploi à plein temps soit compatible avec des exigences, même minimales, d'une participation à la gestion de ces organisations. C'est pour cette raison qu'une réduction du temps de travail doit aller de pair avec les initiatives de subsistance (voir les propositions de transition ci-après).
Les BOLOs s'insèrent dans le contexte des institutions sociales comme un nouvel élément à partir duquel celles-ci peuvent être transformées, rédimensionnées et recombinées. Des connexions de bolos (disons: une vingtaine) formeront un espace communal de démocratie directe, avec ses services publics, ses industries coopératives, ses institutions régulatrices. Ces espaces communaux, à leur tour, feront partie d'une ville ou d'une micro-région de quelques centaines de milliers de personnes ou, dans des cas exceptionnels, d'une mégalopole de plusieurs millions d'habitants. De cette manière, les villes seront reliées organiquement aux régions environnantes, remplaçant ainsi les subdivisions administratives actuelles qui ne correspondent plus à la vie réelle des individus. Une vingtaine de ces régions agro-urbaines pourra représenter une région autonome, de la taille des régions actuelles, des États américains,des Länder allemands ou de petites nations comme la Suisse, la Lituanie ou l'Ecuador. Ces régions ou mini-États seront suffisants pour garantir des institutions politiques démocratiques, des services sociaux complétant l'auto-suffisance de base sans créer des dynamiques nationalistes ou même impérialistes. D'un point de vue pragmatique, géographique, le niveau de coopération groupant ces régions autonomes ne sera pas la grande nation unifiée typique du dix-neuvième siècle, mais des réseaux subcontinentaux, comme les deux Amériques, l'Inde, l'Australie, une Europe élargie, l'Afrique subsaharienne, etc. Ce seront des cadres idéaux pour une production industrielle supplémentaire de pointe, fournissant une gamme de composants techniques (un système lego industriel) qui pourront être montés et combinés dans les régions ou même les bolos selon les besoins locaux.
On comprend bien que cette esquisse(7) n'a pas le caractère d'une utopie ou d'un système basé sur une théorie particulière, mais qu'il s'agit d'un ensemble de propositions pratiques, sur lesquelles nous pourrions discuter dans l'avenir. On pourrait nommer cet ensemble d'idées une pragmatopie, un agenda, une shopping list de l'alternative au Capital. Ce dont nous avons besoin aujourd'hui ce ne sont pas de grandes discussions idéologiques sur l'égalité, la socialisation des moyens de production, la question du pouvoir, la propriété, etc., mais une espèce de tableau de la répartition des tâches ménagères planétaires, un peu à l'image de ceux sur lesquels fonctionnaient les belles communautés des années soixante-dix (ou en tout cas celles dont je faisais partie).
Quoi qu'il en soit, l'alternative au Capital sera le fruit des luttes du prolétariat, toujours en plus grand nombre sur cette planète, et non celui des planificateurs alternatifs. On ne peut imaginer un mouvement furieux de construction des douze millions de bolos qui renverserait le pouvoir du Capital. Les luttes se développent en même temps sur tous les niveaux, dans les voisinages ou villages, au niveau national, contre les organisations internationales comme le FMI, ou des entreprises multinationales. Elles assument des formes sociales, syndicales, politiques, culturelles. Si mes propositions peuvent donner une meilleure idée de ce processus, et si elles peuvent encourager des discussions plus pratiques et ainsi réduire les peurs du «lendemain», elles auront atteint leur but. Plus nous aurons une idée claire de ce que nous voulons, moins nous aurons peur du chaos du «lendemain», et plus nous nous sentirons encouragés à la résistance constructive.
Quelles sont les possibilités immédiates d'une intervention politique pouvant réaliser l'alternative au Capital? Concernant les bolos, un renouveau du mouvement coopératif du logement, avec un développement des services internes, combiné à un lien direct avec la campagne, est réalisable. En effet, il y a de multiples initiatives dans ce domaine, aussi bien dans les pays pauvres du sud (par exemple la lutte des Zapatistes pour les ejidos, des initiatives dans des barrios mexicains, etc.) que dans les villes du nord. Une possibilité de construire des bolos expérimentaux est offerte par la présence d'un grand nombre de terrains industriels abandonnés dans et autour des grandes villes. Pourquoi ne pas créer des coopératives de pionniers urbains pour développer ces espaces? De plus, on ne devrait pas hésiter à mobiliser les forces politiques pour demander des subventions à l'État afin de faire démarrer de telles entreprises. Sur le plan politique, on peut lancer un programme d'investissement dans des structures d'auto-suffisance locale. Ce genre de subventions donnerait beaucoup plus de pouvoir réel au prolétariat que les paiements individuels de l'assistance sociale actuelle. Pourtant une combinaison entre subsistance, travail normal rémunéré, salaire garanti, services publics gratuits est parfaitement imaginable. Ainsi, une semaine de travail typique de la période de transition pourrait se présenter comme suit:
travail (à temps partiel) rémunéré 20heures
travail interne mutuel 10heures
travail communautaire 4heures
travail ménager 6 heures
Tandis que le travail interne mutuel est comptabilisé (points, dollars, euros, dinars) et donne droit à des prestations internes de la même valeur, il n'est pas monétarisé. Le travail communautaire est forfaitaire et garantit une gamme de services gratuits. Le travail ménager reste gratuit, mais est largement réduit du fait desdits 'services'. Au fur et à mesure que la sphère strictement économique se rétrécit et que celle de la subsistance s'élargit, le travail salarié peut être réduit aux dépens des autres formes.
La proposition du revenu garanti payé par l'État pour chaque citoyen, qui est actuellement en discussion pour résoudre «le problème de la distribution», remonte aux années 50. À l'origine c'était une proposition des néo-libéraux comme Milton Friedman ayant pour but de simplifier la bureaucratie welfare et de faire des économies dans les dépenses sociales. Ce salaire garanti a besoin d'un cadre étatique solide, qui soit capable de le contrôler, d'en assurer le financement et surtout d'en exclure 90% de la population mondiale qui n'y aurait pas 'droit'. Il est évident que cette proposition ne sera jamais généralisable au plan planétaire, encore moins qu'un développement capitaliste homogène (ne serait-ce que pour les raisons écologiques mentionnées). Si on distribuait le revenu mondial (ca. 30 billions de dollars) à tous les habitants (six milliards) de la planète, on arriverait à 5000 dollars, ce qui serait 5 fois moins pour nous, mais 5 fois plus pour un Mozambiquais. Avec un marché mondial réduit à 25%, et en utilisant la moitié du revenu restant (impôts!), on pourrait payer une espèce d'argent de poche planétaire, environ 500 dollars (ou: globos) pour chacun. Ce salaire planétaire (organisé par les grandes banques, la Banque Mondiale, le FMI, Visa, EC, Mastercard, sous forme électronique?) pourrait servir de base égalitaire minimale dans la sphère d'un capitalisme résiduel.
Pour l'individu le revenu pourrait être composé de la manière suivante:
salaire individuel ca. 20 % «capitalisme»
revenu garanti (en GLOBOs) ca. 10 % «socialisme»
services publics gratuits ca. 10 % «communisme»
base de subsistance ca. 60 % «éco-féminisme»
Ce schéma peut garantir un emploi (à temps partiel) pour chacun, cédant légèrement sur le salaire, mais impliquant des investissements dans la base de subsistance, et augmentant ainsi l'indépendance vis-à-vis du Capital. En effet, le caractère non capitaliste est uniquement garanti par les proportions des autres formes de survie, notamment une prédominance de la base de subsistance. Si on ne peut pas abolir le capitalisme, c'est-à-dire l'économie, il faut le rendre superflu.
En ce qui concerne les forces politiques réellement existantes prêtes à mener une telle politique on pourrait imaginer une gauche encore un peu plus «plurielle», enrichie d'une tendance subsistance/communauté/antipatriarcat, des mouvements agro-urbains de base, la multiplication de fondements de 'firmes' LMO, un syndicalisme international garantissant les acquis sociaux pendant cette période de transition délicate. La fin de l'économie n'est pas exclusivement une affaire politique, comme le soulignent les éco-féministes, mais un produit de transformations multiples et souvent «invisibles» dans la vie quotidienne (cf. Dysco et Trico, pP. 60 et 69). Comme partenaire institutionnel de ce mouvement de base, une force responsable, circonspecte, forcément réformiste, pourrait être utile, car toute rupture «révolutionnaire», toute pose macho, aurait pour conséquence un massacre généralisé (il suffit de penser au manque de médicaments indispensables [voir toutefois BETE, P. 127 et notes 14 et 15]). Seule une telle force socio-politique, travaillant sur la base d'un programme transparent, détaillé, pratiquable et graduel, peut contribuer à réduire «la peur du lendemain», et donner plus de courage et d'audace aux luttes de résistance et aux initiatives alternatives.
Les discussions sur la résistance au capitalisme néo-libéral sont menées actuellement à plusieurs niveaux, liées également aux initiatives des Zapatistes lors des encuentros 'intergalactiques' au Chiapas, à Madrid et sur Internet. Les luttes des chômeurs, des (agro-)prolétaires sous-payés dans beaucoup de pays, des ménagères, des habitants des slums, des favelas, des barrios, des mégalopoles s'orientent de plus en plus vers des alternatives quotidiennes et pratiques de subsistance. Souvent ces mouvements ne se considèrent pas comme des mouvements politiques, parce qu'ils sont aussi invisibles que le travail ménager des femmes l'a toujours été.
Le texte bolo'bolo qui suit est la traduction du texte original allemand de 1983. J'ai résisté à la tentation d'une mise à jour, pour permettre ainsi au public français d'évaluer le degré de précision de quelques prévisions. Tandis que celles concernant l'Union Soviétique et la RDA n'étaient pas trop mal vues, il faudra attendre encore un peu pour celles concernant les États-Unis (bien que les tendances fédéralistes récentes aillent un peu dans ce sens). En somme, un taux de réussite de 50% n'est pas mauvais, et, comme disait mon grand-père, à propos des prévisions météo confirmées pour moitié, «c'est déjà mieux que rien du tout!». Tout ce que je peux dire, c'est qu'il semble qu'en France nous ayons perdu quinze bonnes années (ou plus précisément deux septennats).
L'utilisation du genre littéraire poussiéreux de l'utopie, un certain penchant pour l'ironie, la parodie, le cynisme et l'humour macabre ont causé, chez certains lecteurs, des malentendus. Étant donné la sophistication du public français, je ne crains plus rien à cet égard. On ne va pas me demander où l'on peut acheter les takus ou les nugos...
Depuis 1983, bolo'bolo a été publié en anglais, italien, russe, néerlandais et portugais8. Des traductions en arabe et chinois existent, mais n'ont jamais pu être publiées. La version allemande (Verlag Paranoia City, Zürich) a connu six éditions, celle en anglais (Semiotext(e) Autonomedia, Brooklyn NY) deux. La version française présente est la deuxième. Sans aucune publicité bolo'boloa circulé dans les milieux les plus inattendus. Il semble être devenu une espèce de passeport des membres d'une Ligue anti-économique mondiale informelle. Je profite de l'occasion pour remercier tous ceux qui ont aidé à traduire, publier et faire circuler ce petit livre.
Soyons réalistes, faisons - enfin - le possible!
P. M., 8 mai 1998
1. André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Galilée, Paris : 1997.
2. Pierre Bourdieu, Contre-feux, Liber-Raisons d'agir, Paris: 1998.
3. «The New Enclosures», Midnight Notes 10, 1990; «One No - Many Yeses», Midnight Notes 12, 1998 (Box 204, Jamaica Plain, MA 02130, USA).
4. Sur ce thème voir Christian Marazzi, La Place des chaussettes. Le tournant linguistique de l'économie et ses conséquences politiques, L'éclat, 1997, en particulier pp. 81 sqq.
5. Maria Mies, Vandana Shiva, Ökofeminismus, Rotpunktverlag, 1995; Veronika Bennholt-Thomsen, Maria Mies, Eine Kuh für Hillary, die Subsistenzperspektive, Frauenoffensive, 1997.
6. P. M. «Für eine planetarische Alternative», [Pour une alternative planétaire] in Widerspruch 34, 1997, (Postfach, CH 8026 Zurich).
7. Ibidem.