Nous rééditons aujourd’hui cette brochure anarchiste française, publiée en 1926, sans toutefois reproduire les 10 dernières pages du texte original où l’auteur se lance dans une analyse géopolitique de l’Europe centrale de l’après première guerre mondiale et où il imagine, ex nihilo, des solutions aux multiples problèmes qu’elle rencontrait alors.

On trouvera exposée dans ce texte une expérience révolutionnaire méconnue. Au delà du simple intérêt historique, cet écrit nous plonge dans une situation complexe et mouvante où, loin des grands discours, au milieu de nombreuses difficultés, les révolutionnaires hongrois tentèrent de concrétiser leur désir d’une autre société et d’un autre monde.

Cette vieille brochure évoque clairement les problèmes concrets, urgents et parfois dramatiques, auxquels tout mouvement révolutionnaire se trouve confronté une fois le pouvoir capitaliste et étatique mis à bas : assurer la satisfaction des besoins basiques de la population, réorganiser l’économie sur des bases socialistes, inventer et construire un pouvoir populaire et démocratique, transformer les rapports sociaux et les mentalités, défendre la révolution par les armes …

C’est ce qui fait qu’elle garde aujourd’hui encore, 76 ans après sa première publication, un intérêt politique du point de vue révolutionnaire. Bonne lecture.

I

La Révolution des Chrysanthèmes

En 1914, la Hongrie se présentait comme le pays d’Europe réalisant au plus haut degré la concentration des capitaux industriels et fonciers entre les mains d’une minorité politique.

Deux à trois mille puissants propriétaires ruraux se partageaient le tiers du sol national arable ; le comte Esterhazy possédait, par exemple, 526.000 arpents de terre et le comte Karolyi, celui-là même qui, plus tard, présida aux destinées de la République Populaire, régnait sur 100.000 hectares.

En présence de ces capitalistes, se trouvait une masse de journaliers agricoles et de domestiques de ferme, soumis à l’autorité politique et sociale de leurs maîtres, dépourvus de moyens de défense, n’ayant droit qu’à un jour de congé annuel, en hiver, alors qu’il n’existe plus de chemins praticables. Dans le centre du pays, là où la population est entièrement magyare, le chiffre des journaliers atteignait 40 % de la population active.

En 1908, sur 14 millions de paysans, 11.500.000 hommes appartenaient à ce prolétariat.

Il existait néanmoins un embryon de petite propriété dont les économistes officiels prenaient prétexte pour cacher aux occidentaux la situation sociale des paysans hongrois. Mais lorsqu’on examinait la nature de la bourgeoisie rurale, on devait vite se rendre compte qu’elle aussi faisait partie du Lumpenprolétariat.

En 1848, durant la révolution, Louis Kossuth fit affranchir les serfs et leur donna la terre précédemment cultivée par eux au profit des seigneurs. Après les crises agraires de 1871 et 1890, les paysans, accablés sous le poids des hypothèques grevant leurs biens, furent contraints de vendre leurs champs à leurs anciens maîtres qui reformèrent ainsi rapidement des latifonds. En 1875, 9600 biens furent cédés de la sorte. En 1893, le nombre de cessions dépassa 15.300 et en 1903, 21000. La concentration capitaliste se manifestait par conséquent dans l’économie rurale. On rencontrait, en 1900, trois cent soixante douze mille individus possédant moins d’un arpent de terre et 103.000 individus maîtres de moins de 5 arpents. Or, pour se nourrir, ainsi que sa famille, le paysan hongrois doit cultiver au minimum 8 arpents. Afin de subsister, ces petits propriétaires se trouvaient dans l’ob1igation de louer leurs bras, une partie de l’ an, aux seigneurs. Ils retournaient ainsi grossir le nombre des paysans journaliers. La misère régnait parmi ceux-ci, par suite du taux infime des salaires. Il en résultait un extraordinaire courant d’émigration. En 1907, deux cent trois mille Hongrois abandonnèrent leur pays, sans esprit de retour.

La concentration industrielle n’était pas de moindre importance. Budapest, en 1914, se présentait comme le centre de l’industrie minotière d’Europe. Les moulins de la capitale produisaient environ 70000 quintaux métriques par jour. Les sucreries avaient une capacité supérieure à celles de Bohême, si célèbres néanmoins. La plus petite sucrerie magyare fournissait, en effet, 5000 quintaux métriques, et la plus grande, 22.000 quintaux. L’industrie sucrière donnait, en 1914, 514.000 tonnes de sucre prêt à être consommé. Quatre-vingt deux brasseries livraient, dans la même année, plus de 3 millions d’hectolitres de bière supérieure, dont 68 % provenaient des maisons de Budapest. Quarante distilleries industrielles et 834 distilleries agricoles donnaient, en 1914, un million d’hectolitres d’alcool. A Szeged, des usines, construites sur le type américain, fabriquaient en série des saucissons ; Budapest et Kesckemet préparaient ces conserves de fruits qui ne disparurent du marché européen qu’en 1917, seulement devant l’invasion des fruits hispano-américains. On extrayait, en 1890, deux millions et demi de lignite. La production de lignite en 1913 dépassait 10 millions.

En résumé, la production globale de la Hongrie représentait, en 1914, 3,14 milliards de kcs-or (couronnes-or) par an. Si, en 1913, la Hongrie exportait pour 987 millions de kcs-or de céréales, elle vendait aussi à l’étranger 725 millions de kcs-or de produits manufacturés et 193 millions de kcs-or de demi-produits, soit un montant de 918 mil-lions de kcs-or figurant l’exportation industrielle.

A cet extraordinaire développement de la production industrielle, correspondaient et la concentration capitaliste et la concentration ouvrière.

A Budapest, par exemple, travaillaient en 1914, 118.000 ouvriers. Les entreprises occupant des salariés passèrent de 102.000 en 1890 à 196.000 en 1900 et 213.000 en 1914.

Par contre, de 1890 à 1902, le nombre des patrons indépendants tombait, dans l’industrie des textiles, de 16.539 à 10.716, et dans celle du bâtiment, de 35.129 à 28.177.

Dans le même moment que s’accroissait le prolétariat agricole et industriel, les nationalités contenues à l’intérieur des frontières de la Monarchie s’éveillaient. En Transylvanie, dans le rectangle compris entre Debreczen, Rodna, Temesvar et Nagy-Szeben, croissaient des Roumains séparés de leurs congénères par un bloc compact de Magyars d’antique souche, domiciliés au nord de Brasso. Des Bosniaques et des Scribes s’épar-pillaient en Hongrie méridionale, vers Ujvidek, Zombor et Szabadka ; des Saxons se groupaient autour de Pecs et dans les départements de Sopron et de Nagykukullö ; des Français venus là au dix-huitième et dix-neuvième siècles, cultivaient certaines parties de la plaine et les environs de Temesvar. On trouvait des Slovaques de Pozony à Szent-Marton et de Kesmark à Huszth. En résumé, 4 millions de Roumains, 1 million de Croates, Bosniaques et Serbes, 2 millions de Slovaques, 500.000 Ruthènes, 400.000 Français, Saxons et Tziganes, con-servant leurs coutumes nationales et parlant leur propre langue, vivaient sur le sol de la Hongrie.

Considérée au seul point de vue économique et social, cette situation ne pouvait longtemps subsister. Prolétaires hongrois et peuples asservis allaient exiger leur émancipation et l’obtenir par la violence. Le capitalisme et la haute bourgeoisie le comprenaient fort bien. Aussi, pour canaliser à leur profit l’agitation naissante, réclamaient-ils à Vienne, dans le secret espoir de se le voir refuser, l’indépendance politique, la création d’une armée nationale, le suffrage universel. Durant la guerre mondiale, ils n’espéraient rien de la victoire de l’Allemagne qui n’aurait fait qu’accroître le prestige de l’Autriche et supprimer les privilèges des propriétaires hongrois ; ils n’espéraient rien de l’Entente victorieuse qui se déclarait prête à rendre l’indépendance aux nationalités sujettes. Ils ne souhaitaient qu’une paix honorable, maintenant le statu quo intérieur mais dénouant les liens de vassalité unissant les dirigeants hongrois à la Cour de Vienne.

Soudain, en 1917, éclatèrent des révoltes de soldats. Il existait à Budapest, un club révolutionnaire, le « Cercle de Galilée », composé de syndicalistes, d’anarchistes et de socialistes de gauche. Avant les hostilités, les galiléens discutaient fort entre eux sur les possibilités d’établir un monde nouveau qu’ils envisageaient différemment, chacun selon son tempérament propre.

La guerre avait fait cesser ces polémiques amicales de doctrine et tous se retrouvaient unis dans la lutte contre le militarisme et le clergé patriote. Un anarchiste, Otto Corvin, réformé pour déviation de la colonne vertébrale, débaucha les marins de Pola ; à l’instigation de ses camarades, un régiment de gardes nationaux refusa de partir de Budapest pour le front. Des gamins de 16 ans, tels Wessely, se glissaient la nuit dans les casernes, distribuaient des tracts, incitaient les soldats à la révolte. Pris, assommés de coups par la police, internés dans les camps de concentration, ils exhortaient par leur exemple d’autres enfants à les imiter.

Deux libertaires, llona Duchinska et son ami, Tivadar Lukacs, prirent la tête du mouvement antibelliciste après que l’on se fut saisi de Corvin. Arrêtés à leur tour, ils se firent remplacer. La propagande s’ampli-fiait sans cesse.

En 1917, les marins de Cattaro se soulevèrent, désarmèrent leurs officiers et réclamèrent la formation de conseils de soldats. Vite vaincus par Horthy, qui gagna de la sorte son chapeau d’amiral, ils furent impitoyablement réprimés.

A la Pentecôte de 1918, à Pecs, le 6ème régiment d’infanterie de Ujvidéck refusa de gagner les tranchées ; les mutins attaquèrent les casernes et les bâtiments municipaux coupèrent les fils téléphoniques et s’emparèrent de la gare. On lança contre eux le 53ème régiment d’infanterie et un régiment de Bosniaques. Deux jours entiers, ils résistèrent ; le troisième jour, ils se réfugièrent dans le cimetière d’où l’on dut les déloger tombe par tombe. Finalement, ils se rendirent. Pour les châtier, on fusilla un homme sur dix, choisi au hasard ; les officiers supérieurs furent passés par les armes ; les gradés subalternes se virent incarcérés.

Ces événements ne restèrent pas sans écho. Les nouvelles venant des armées paraissaient de jour en jour plus mauvaises. La Hongrie se rendit compte de la défaite proche. Elle s’efforça de se désolidariser d’avec l’Autriche pour ne pas subir des conséquences du désastre. Elle se confia, désespérée, à Karolyi.

De tout temps, les Karolyi luttèrent contre l’hégémonie de I’Autriche. L’arrière grand-père de Michel Karolyi organisa avec Rakoczi le mouvement contre les Habsbourg qui prit fin à la paix de Szathmar.

A vingt-cinq ans, Michel Karolyi fut député. L’un des plus riches propriétaires fonciers, il réclama le morcellement des terres. Un duel avec le réactionnaire Tisza le rendit célèbre dans les milieux ouvriers de Budapest. Lorsque Jules Justh mourut, Karolyi, âgé de trente ans à peine, prit sa place et succéda de la sorte au chef éminent du parti de l’indépendance.

En 1914, à la déclaration de la guerre, il parcourait l’Amérique, propageant parmi les Hongrois de New-York l’idée d’une République Populaire et recueillant des subsides pour son parti. De retour en Europe, il fut arrêté à Bordeaux ; relâché par ordre du gouverne-ment français, il gagna Budapest par l’Espagne et Gênes. Au cours des hostilités, par l’entremise de son secrétaire Diener, il se tint en relations avec les pacifistes français, principalement avec Guilbeaux.

Il se déclarait ami de l’Entente, démocrate et agrarien. En réalité, ce n’était qu’un politicien sincère peut-être, mais singulièrement lâche lorsqu’il s’agissait d’effectuer ses promesses. Il voulait diriger des événements qui le dépassèrent.

Le 16 octobre 1918, Michel Karolyi accusa les empires centraux d’avoir provoqué les hostilités en lançant un ultimatum à la Serbie. Prenant position contre la politique du Mittel Europa, il condamna la guerre sous- marine et le traité de Brest-Litovsk ; il réclama la création d’une représentation diplomatique hongroise auto-nome à l’étranger, l’abolition des institutions communes à l’Autriche et à la Hongrie, l’indépendance politique et économique. Stéfan Zlinsky prit position avec lui contre Wekerlé, président du Conseil et Burian, ministre des affaires étrangères, qui affirmaient la solidarité de la Hongrie avec les empires centraux.

Le même soir, Hussarek, président du Conseil d’Au-triche, réunit les chefs de partis politiques et révéla son dessein d’organiser un état fédératif composé des Allemands, Tchèques, Ukrainiens et Illyriens, sous le nom d’Empire Fédéral d’Autriche. A cette annonce, les députés républicains hongrois réclamèrent en séance publique de la Chambre des représentants l’indépendance de leur pays.

Le 17 octobre, l’empereur Charles confirma par un manifeste la déclaration de l’Autrichien Hussarek.

Tandis que le comte Tisza déclarait approuver le gouvernement d’avoir demandé la paix en s’inspirant des principes de Wilson, Burian démissionnait, par crainte des responsabilités.

Or, le 15 octobre, à Agram, le ban de Croatie manifesta l’intention de seconder les efforts d’un Conseil National Croate ; il proclama l’indépendance de la Croatie par rapport à la Hongrie, revendiqua le territoire magyar de Fiume. Le 19 octobre, ce Conseil National, composé de 85 membres auxquels se joignirent des délégués de Slavonie, Dalmatie et Bosnie, prononça l’indépendance de la Yougoslavie. Le 24 octobre, Karolyi annonça à la Chambre que les Croates du 79ème régiment d’infanterie avaient désarmé les hussards de Fiume, pris possession de la ville, occupé le port et hissé le drapeau tricolore. Wékerlé démissionna. Le roi dut alors chercher un président du Conseil introuvable.

Successivement, les comtes Andrassy et Apponyi refusèrent de se mettre à la tête d’un nouveau gouvernement. Karolyi, après une réunion de ses amis, décida d’exiger la paix immédiate, la rupture avec l’Allemagne et l’Autriche, l’indépendance, le suffrage universel, la liberté d’association et de presse, la reconnaissance des nouveaux Etats. Il rédigea, de concert avec ses partisans, une proclamation. Le 22 octobre, les Bulgares capitulèrent.

Des manifestations antimilitaristes se déroulaient quotidiennement à Budapest et dans les villes importantes. Les soldats désertaient en masse et constituaient des Soviets. Les réactionnaires, atterrés, n’espéraient plus que dans une alliance de Karolyi avec le roi.

Ils décidèrent Karolyi à s’entendre avec la Cour. Le 28 octobre, Karolyi entreprit les négociations en vue de former son cabinet. Il convoqua le premier maire de Budapest, Barcsi, le chef du parti radical Jacy et celui des socialistes Kunsi. Tous se dérobèrent. On rappela du front du Trentin l’archiduc Joseph et on le nomma « homo regius », régent. Joseph ne s’entendit pas avec Karolyi.

Les ouvriers et les soldats s’organisèrent. Le 27 et le 28 octobre, ils voulurent contraindre Joseph à nommer Ka1olyi président et entrèrent en conflit avec la police.

Toute la nuit, on se battit à coups de fusils et de mitrailleuses. Il y eut de nombreux morts et blessés

Le 30 octobre, on manifesta devant le siège du parti de Karolyi en réclamant l’armistice immédiat. La police chargea et la lutte reprit dans les rues. Le 31 octobre, le comte Tisza, chef du parti réactionnaire, partisan de l’alliance avec l’Autriche et l’Allemagne et l’un des responsables de la guerre, fut attaqué et tué par des soldats.

Le 1er novembre, on apprit l’armistice avec la Turquie. La foule se rua vers les postes de police, désarma les gendarmes. Quatre cent mille personnes défilèrent dans les rues en entonnant la « Marseillaise des Travailleurs ». Les boutonnières étaient ornées de chrysanthèmes. Des camions chargés de soldats et recouverts de ces roses blanches circulaient dans les avenues. L’enthousiasme était général. On se jetait des fleurs, on s’embrassait; les visages paraissaient radieux.

Ce même jour, le Conseil National hongrois nomma de son propre chef Karolyi président du Conseil, attribua à Batthyanyi le portefeuille des affaires étrangères et à Szende celui des finances.

Le peuple, à Kecskemet exigea la libération des prisonniers. Partout, se constituèrent des conseils de paysans, de soldats et d’ouvriers.

Le 15 novembre, le baron Julius Wlassics, président de la chambre des Magnats, remit à Karolyi l’abdication du roi Charles. On y lisait :

«  Je ne veux pas que ma personne soit un obstacle au développement de la nation hongroise pour laquelle je suis pénétré de la même affection invariable. En con-séquence, je renonce à prendre n’importe quelle part à la direction des affaires de l’Etat et reconnais à l’avance toutes les décisions par lesquelles la Hongrie fixera la forme future de l’Etat ».

Donné à Erkatsau, le 13 novembre.

Le 16 novembre, Karolyi fut nommé par acclamations président de la République Populaire Magyare. Le rêve du politicien se trouvait réalisé. Il s’efforça de résoudre les problèmes économiques et sociaux par des réformes qui, tout en calmant le peuple par leur apparence démocratique, lui conservaient les sympathies de la bourgeoisie.

La nouvelle république reposait sur les principes jacobins de 1792. Par le suffrage universel et secret, hommes et femmes âgés de 21 ans nommaient des législateurs. Chacun devenait petit propriétaire, mais l’iniquité sociale ne disparaissait pas, car les financiers, détenteurs des titres de sociétés industrielles et agricoles, contrôlaient l’activité du pays.

Karolyi, pour réformer la situation agraire, décida le morcellement des domaines féodaux.

Selon ses plans, on partageait les terres de plus de 500 hectares entre les journaliers et domestiques agricoles. Les paysans versaient alors à l’État une redevance échelonnée sur 100 ans. Cette somme revenait aux propriétaires sous déduction de l’impôt sur la for-tune atteignant 80 % et d’un escompte de 8 %. Afin d’éviter le phénomène qui suivit l’émancipation des serfs et d’empêcher la reconstitution des latifonds, les terres devenaient incessibles et héréditaires.

Or, un double problème surgissait. Les biens des seigneurs étaient couverts d’hypothèques et leur valeur avait augmenté durant la guerre. Devait-on purger les hypothèques et céder aux journaliers les propriétés au prix du jour augmenté du coût des purges ? Karolyi ne proposa pas de réformes radicales, mais une mesure contentant à la fois les moyens propriétaires et les paysans aisés. Il exigea l’achat et la vente des terres au prix d’avant-guerre, la réduction de la plus-value et la diminution proportionnelle des hypothèques.

Budapest regorgeait d’avocats sans cause, démobilisés, réformés, embusqués, mais tous également ambitieux : Les éternels soutiens des démocraties.

Karolyi les réunit en corps et, leur donnant le titre de commissaires agraires, les chargea de parcourir la Hongrie, de recenser les propriétés, de surveiller les partages, de constituer un cadastre. Les avocats partirent; pour conserver leur poste avantageusement rémunéré, ils traînèrent les opérations en longueur suscitant entre agriculteurs des querelles qui fournissaient matière à procès et leur ouvraient une nouvelle source de bénéfices.

La réforme de Karolyi, d’ailleurs si elle avait été réalisée, aurait donné au régime le secours d’une nouvelle classe, la classe des paysans moyens acquéreurs de terres ; mais elle ne pouvait satisfaire la masse des journaliers, dans l’impossibilité absolue de livrer une redevance quelconque. En outre, en parcellant la terre, on empêchait la division scientifique du travail, le rendement intensif, l’usage des puissantes machines indispensables à la culture de la plaine. Le cultivateur aisé possédait la terre ; mais restant isolé sur son lopin, il ne pouvait mettre ses biens en valeur à l’aide d’instruments aratoires dispendieux.

Les paysans le comprirent aussitôt. Ils se saisirent de la terre, sans verser de redevance, malgré les observations des agents de Karolyi, et s’entraidèrent en fondant des coopératives agricoles.

Ceux du département de Somogy, l’un des plus productifs de Hongrie, après s’être emparés des champs, chassèrent même les commissaires agraires et organisèrent des syndicats ruraux. Karolyi leur dépêcha son ministre de l’Agriculture, originaire lui aussi du So-mogy, le politicien Etienne Szabo, successivement ministre de la République, commissaire de la Commune, partisan de Friedrich, de Huszar et d’Horthy.

Szabo vint et se prépara savamment à vanter à ses concitoyens les beautés de la démocratie et de la propriété privée. Les laboureurs le reçurent, armés de couteaux et de faux, et lui déclarèrent, que s’il ne les laissait pas en paix, ils étaient décidés à l’égorger comme un cochon de lait. Szabo et Karolyi, dès lors, se tinrent cois.

Le 1er décembre 1918, sous la pression des Roumains, à AIba Julia, les démagogues de l’Assemblée transylvaine décidèrent de s’unir aux Roumains. Le 8 janvier 1919, les Saxons, à Médiasch, votèrent un. ordre du jour semblable. Mais les comités de paysans protestèrent. Dans un appel aux soldats roumains, ils dirent « Nous n’avons pas besoin de roi ou d’officiers, amis du luxe qui gaspillent inutilement le temps, non plus que de boyards ou de grands seigneurs qui ne boivent que du sang comme les sangsues. Nous avons besoin de terre et de liberté ! » Et quelques jours plus tard, une nouvelle affiche « Nous, paysans de Transylvanie et du Banat, sommes assez intelligents pour pouvoir suivre seuls, comme il nous plaira, notre voie. Que la Transylvanie et le Banat n’appartiennent qu’aux Transylvaniens et aux Banatiens. Nous ne voulons pas de maîtres. Que les boyards de Roumanie nous laissent en paix ! »

Ainsi, partout, se dessinait un mouvement agraire. Mais la politique de Karolyi entraîna la débâcle économique. A cause des entraves mises par les commissaires agraires à la production, les betteraves à sucre pour-rirent sur place, personne ne s’en sachant officiellement propriétaire et ne voulant en assurer le transport et la répartition sans obtenir une contre-partie rémunératrice. Malgré une récolte extraordinaire, on dut rationner le sucre dans le pays qui en ravitaillait l’Europe avant la guerre.

Bientôt, l’agitation grandit dans les usines. Les ouvriers, suffisamment éduqués économiquement, désirèrent gérer librement leurs fabriques, sous le contrôle des techniciens : par conséquent, exproprier les patrons. Pour apaiser les craintes de ces derniers, le gouvernement républicain, sous l’instigation du socialiste Garami décida de faire participer certaines catégories d’ouvriers aux bénéfices des entreprises. En place des conseils d’usines, il voulut instituer une commission mixte composée de représentants de l’Etat, des patrons et des employés, où, par conséquent, les ouvriers se seraient trouvés en minorité. Ceux-ci, comprenant l’astuce du projet, résistèrent et entrèrent à leur tour dans l’opposition.

Avec l’appui financier des capitalistes hongrois et étrangers, Karolyi eut, certes, pu contenir les prolétaires industriels. Mais les finances de 1’Etat étaient dans une situation déplorable et les argentiers souffraient également de la pénurie de capitaux.

Un. membre du parti radical, actuellement collaborateur de la « Neue Zeit », de K. Kautsky, Paul Szende, fut chargé de régler la situation.

Immédiatement, afin d’attirer la sympathie des banquiers occidentaux et hongrois, Szende reconnut les emprunts de guerre dont neuf dixièmes avaient été souscrits à l’intérieur du pays. Puis il étudia les moyens de fonder une Banque Nationale, absolument indépendante de la Banque Impériale austro-hongroise. Il décréta donc que les billets émis par la Banque d’Empire n’auraient plus de capacité acquisitive en Hongrie et ne seraient pas cotés en Bourse. Il autorisa la circulation provisoire des anciennes couronnes estampillées, en attendant la création d’une unité monétaire basée sur la valeur du prix de l’or et représentant la 3.444ème partie du prix réel d’un kilogramme d’or pur. Or, le ministre des finances, pour réaliser son programme, avait besoin de 30 milliards de couronnes.

L’appui financier des étrangers se faisant quelque peu attendre, on fut contraint de recourir aux taxes fiscales et d’établir un impôt progressif sur les fortunes.

La création de cet impôt suscita le mécontentement de la bourgeoisie moyenne, dernier appui du pouvoir. La situation de Karolyi apparut comme désormais intenable. Alors se manifesta le Parti Communiste hongrois.

Le Parti Communiste hongrois, durant la République, ressemblait étrangement au parti communiste fondé à Paris vers la même époque par Péricat et Sebilloud.

Composé de jeunes gens, venus des divers milieux de la société, comme Wessely, fils d’un riche bourgeois de Budapest, ou comme Leicht, enfant d’un savetier juif, à 18 ans l’un des meilleurs peintres hongrois.

Le parti communiste était animé d’un extraordinaire esprit de révolte libertaire, plein d’une audace juvénile. Ses méthodes et son programme différaient absolument de ceux du bolchevisme russe.

A l’encontre de Lénine, qui réclamait l’instauration d’une petite propriété paysanne, préconisait le capitalisme d’Etat, la suprématie de la politique sur l’économique et l’individualisation de la consommation, les communistes magyars, inspirés à leur insu peut-être de l’idéologie anarchiste, exigeaient la communalisation des biens de consommation et de production, la suppression des rouages politiques, la formation de conseils de paysans et d’ouvriers. Ne se cantonnant pas dans le domaine des idées, ils passèrent aux actes. Ils incitèrent donc les ruraux à ne pas tenir compte des décisions des commissaires agraires, à fonder des coopératives et à brûler tous les actes notariés. De même, dans les centres urbains, ils recommandèrent de ne plus payer les loyers et d’exproprier les habitations. Il y eut bientôt à Budapest plus de 20.000 procès suscités par les réclamations des propriétaires dont les social-démocrates prirent la défense. Les communistes combattirent alors les Socialistes

Le 1er janvier 1919, à Budapest, ils tentèrent de renverser le gouvernement des radicaux et des socialistes. Ils échouèrent, mais essayèrent quinze jours après, à Salgotaryan, la même entreprise. Réprimés de nouveau, ils ne se tinrent pas pour battus et continuèrent leur agitation, dans les champs et dans les usines. Le « Neps-zava », organe officiel des social-démocrates, les ayant insultés, ils attaquèrent le journal, aidés par les marins et les ouvriers des faubourgs. La lutte dura un jour et fut d’une extrême violence De nombreux morts restèrent sur le sol. Par ordre de Karolyi, Bela Kun, Lazlo et Rabinovics, membres du parti communiste, furent arrêtés. Kun fut tellement roué de coups par les gendarmes dans sa geôle qu’il faillit mourir et resta plus d’un mois alité. Mais ses camarades poursuivirent leur propagande et leur nombre grossit vite par l’arrivée de soldats et d’ouvriers dégoûtés de la démocratie. Le Parti communiste prit alors l’aspect original qu il garda jus-qu’à la chute de la Commune. Ses cadres furent fournis par des enfants de 17 à 22 ans, inspirant une masse homogène de militaires et de travailleurs.

Bela Lindner, socialiste Indépendant, ancien colonel de l’état-major, était un ministre de la guerre antimilitariste.

Le 16 novembre 1918, il fit rassembler sur la place du Parlement, à Budapest, les anciens officiers et sol-dats de l’armée royale. Devant trois cent mille spectateurs, sous une pluie glaciale, tous prêtèrent serment à la République Populaire. L’archiduc Joseph, l’ancien « homo régius » jura lui-même fidélité au nouveau régime, renonça publiquement à l’usage de ses titres et se fit désormais nommer Joseph Alcsuti. Puis, solennellement, Lindner déclara :  « Et maintenant, je ne veux plus voir de soldats ! ». Il invita les soldats à former des conseils pour hâter la démobilisation, destitua les officiers en masse et désarma les troupes qui revenaient du front. Karolyi blâma l’activité pacifiste de son ministre et, sous le prétexte d’une divergence d’opinion au sujet des nationalistes, le contraignit à démissionner.

Bartha remplaça Lindner. Conservateur borné, partisan d’une organisation militaire puissante, Bartha inter-dit la constitution de soviets de soldats et voulut rétablir la discipline dans l’armée. Les troupes casernées à Budapest se soulevèrent et exigèrent sa destitution. Bartha, après trois semaines de pouvoir, céda son poste à Boehm, un mécanicien socialiste, secrètement partisan du communisme.

C’était le 15 décembre. Theodor Batthyanyi, ministre de l’Intérieur, sentant la révolution sociale approcher, par crainte des responsabilités, suivit Bartha dans sa retraite. Le socialiste Vince Nagy prit son fauteuil.

La situation devenait aussi grave à l’extérieur qu’au dedans du pays. Violant l’armistice de Vilajusti qui garantissait l’intégrité territoriale de la Hongrie, l’armée franco-roumaine franchissait les frontières.

Karolyi partit en toute hâte à Belgrade négocier une nouvelle convention. Accompagné du socialiste Bokanyi et du délégué des conseils de soldats Czernak, il se rendit auprès de Franchet d’Esperey. Il demandait qu’on laissât passer des convois de vivres pour ravitailler le centre du pays, et qu’on retirât les Sénégalais et les Roumains qui ravageaient misérablement les contrées où ils campaient. Franchet reçut, sans les saluer, les délégués et, muet, leur remit le texte du second armistice. Puis, il partit, les laissant en tête-à-tête avec quelques sous-officiers français ignorant le magyar et un colonel serbe.

Les Hongrois exécutèrent les clauses de l’armistice et livrèrent leurs armes. Au lieu de les détruire, comme il était décidé, Franchet donna fusils et cartouches aux Tchèques, Roumains et Serbes. Contrairement aux accords de Belgrade, les Tchèques avancèrent même jus-qu’à 100 kilomètres de la capitale.

Karolyi, le 23 décembre, déclarait « L’Entente devrait accepter une paix excluant tout anéantissement. Que les chefs de l’ancien régime expient, mais qu’on ne punisse pas le peuple qui ne fit que subir la guerre et ne la voulut pas ! »

En réponse, le 12 mars, à Belgrade, le général Delobit exigeait, au nom des alliés, la formation d’une zone neutre de 200 kilomètres de largeur en Hongrie, sous prétexte de séparer les Transylvaniens des Magyars.

Cette décision ne fut communiquée au gouvernement de Karolyi que le 19 mars, par le lieutenant-colonel Vix, chargé d’affaire de l’Entente à Budapest. Aussitôt, les ministres, affolés, offrirent à Karolyi leur démission.

Le 18 mars, les ouvriers de l’usine Weisz Manfred, à Csepel, près de Budapest, et qui s’étaient emparés de leur fabrique depuis novembre 1918, adhérèrent, au nombre de 20.0000 environ, au Parti communiste. Ils décidèrent, en outre, de pénétrer en armes, le 23 mars, à Budapest, de révolutionner la ville et de chasser le gouvernement.

Acculé, attaqué par les généraux de l’Entente et par les prolétaires, Karolyi adressa, le 20 mars, une proclamation à ses concitoyens et déclara céder le pouvoir aux ouvriers et paysans. Sur l’instigation des socialistes Keri et Kunfi il quitta la présidence de la république.

Cet homme qui avait voulu mener un peuple pendant de longs mois n ‘eut pas le courage moral de signer l’acte de démission. Ce fut Simonyi qui l’apostilla.

Karolyl, démocrate réformiste, tomba victime de ses propres actes. Ce politicien ne voulut pas comprendre que seul le peuple est capable de juger lui-même de son sort, et que dans une révolution, seuls les gestes extrémistes ont une portée. Ses atermoiements, les demi--mesures, son besoin de contenter à la fois exploiteurs et opprimés, sa sympathie secrète pour la bourgeoisie et ses déclarations démophiles suscitèrent successivement le mécontentement des travailleurs et des capitalistes. Un gouvernement républicain qui s’affirme prêt à faire le bonheur du peuple et maintient, sous un déguisement hypocrite, les institutions autoritaires ne peut subsister et se développer qu’en devenant comme en France, le jouet d’une oligarchie militaire et financière. Karolyi supprima puis rétablit l’armée ; il la désorganisa. il lésa les propriétaires fonciers avant de réclamer leur con-cours. Il avait, de la sorte, brisé ses appuis. Il tomba comme doit succomber fatalement le parlementaire qui veut réaliser ce paradoxe d’unir des forces économiques et sociales contraires.

Le 21 mars, l’assemblée nationale républicaine tint sa dernière séance le président Hock, rappelant l’activité de cette assemblée pendant la collaboration des républicains et des socialistes, prononça l’oraison funèbre du régime : « Un nouveau système social étant introduit en Hongrie, dit-il, l’assemblée n’a plus aucune raison de poursuivre ses travaux. Sa continuation ne répond plus aux exigences du régime actuel. Notre organisation poli-tique a complètement fait faillite. Laissons le champ libre à l’activité du prolétariat. »

II

La Dictature du Prolétariat

Dans la nuit du 21 mars 1919, Bela Kun et ses compagnons furent arrachés de leur prison par la foule. Les ouvriers occupèrent les principaux quartiers de la ville; les conseils d’entreprises se réunirent et proclamèrent la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat ! assertion susceptible d’interprétations diverses et contradictoires.

Certains envisagent cette « dictature » comme l’affirmation par le peuple de sa parfaite maturité et de son affranchissement. Ils supposent donc l’existence de masses laborieuses, parvenues à un remarquable degré d’éducation économique, possédant une idéologie commune et de semblables intérêts, capables de prendre en mains la direction des fabriques et de satisfaire leurs exigences de consommation. Une telle dictature est absolument pure d’éléments autoritaires. Elle marque l’avènement du monde du labeur. En manifestant leur volonté d’établir leur dictature, les hongrois prétendirent montrer qu’ils s’estimaient aptes à rétablir et développer 1’economie de leur pays.

Néanmoins, à l’heure actuelle, même dans les Etats anglo-saxons où l’on constate la grande valeur intellectuelle et technique des travailleurs, en nul endroit ne se rencontrent des foules laborieuses homogènes, dotées d’une initiative collective. A cause d’une mésintelligence des procédés tayloriens, l’ouvrier réduit à l’emploi de machine spécialisée possède une lamentable éducation. En outre, les prolétaires ne communient plus par l’unité idéologique ou les intérêts communs. Tiraillé entre le réformisme, le bolchevisme ou le nationalisme, le syndicalisme oublieux de son origine, de sa philosophie, de ses tendances, tombe en décrépitude. Pour être davantage sournoise, l’hostilité entre ouvriers intellectuels et manuels s’avère plus dangereuse que jamais. Ne redoutant pas les longues journées de travail aisé, ayant de médiocres appétits, l’employé vit dans l’attente de sa retraite que lui octroiera le patron; il condamne les revendications des manœuvres, qui, par crainte du chômage et des accidents professionnels exigent la journée de huit heures et de hauts salaires.

Dans de pareilles conditions qui, du reste, ne se présentaient pas dans la Hongrie de 1919, pour réaliser une dictature du prolétariat, il faut inéluctablement recourir à la dictature personnelle ; obtenir la soumission absolue des masses hétérogènes, dépourvues d’audace révolutionnaire; accomplir, selon l’expression de Lénine, « la subordination de la volonté des milliers à la volonté d’un seul ». Les travailleurs qui s’administrent, théoriquement, eux-mêmes, deviennent la proie d’individus qui, sous un dehors populacier, possèdent les désirs de puissance et les attributs des capitalistes. Avec énergie, les anarchistes se dressent contre une semblable tyrannie.

« La dictature » du prolétariat magyar différa donc, par son essence, du bolchevisme russe. Bela Kun le reconnut « La dictature ne signifie pas le recours à la violence, mais la simple prise en mains par le peuple, des instruments de production ». Et, pour manifester que les personnes et les biens n’appartenaient pas à une minorité politique, l’appareil du régime reposa sur la connexion des conseils économiques.

Les offices, comités, conseils ruraux et urbains s’occupèrent de la formation, de la répartition et de la consommation des richesses dans leurs sphères. Les conseils de districts et de départements administrèrent leurs circonscriptions et nommèrent des délégués, avec mandat impératif, au Congrès national. Tous les ouvriers syndiqués des deux sexes domiciliés en Hongrie, sans distinction de confession, de race ou de nationalité, âgés de 18 ans, participèrent aux élections communales, régionales et nationales. Les élections des représentants au Congrès national des Conseils eurent lieu le 7 avril. La participation au scrutin fut considérable.

Dans la capitale et les chefs-lieux de départements, les travailleurs se rendirent aux urnes en cortège. A Budapest, les communistes obtinrent la majorité des voix : 780 candidats révolutionnaires y furent élus. Le Congrès s’ouvrit le 14 juin ; les conseils locaux et régionaux envoyèrent un délégué par 5.000 habitants.

Le Congrès possédait l’autorité suprême. Provisoire-ment, il conservait des attributs politiques avec ses vertus économiques. Il obtenait ainsi la licence de déterminer les frontières de la république, d’appeler le peuple aux armes, de modifier la constitution dans un sens plus communiste. Entre ses sessions, un Conseil central exécutif désigné par lui et composé de 150 membres siégeait en permanence. Le Conseil central répartissait les travaux entre des commissariats spécialisés, qui se réunirent par la suite dans un Conseil économique, à l’exception des commissariats des affaires étrangères, des armements et des minorités allogènes. Le Conseil central exécutif fut instauré le 24 juin 1919, trois mois après l’établissement de la Commune.

Alexandre Garbaï en devint président. Cet ancien directeur du syndicat des gars du bâtiment adhéra très jeune au parti socialiste. Karolyi, parvenu à la tête de la république populaire, le chargea de nationaliser la production. Garbaï remplit si bien sa tâche que, sous la pression des bourgeois de l’industrie, Karolyi désirait se débarrasser de lui, à la veille de la révolution. Après la chute des Conseils, il s’enfuit à Vienne, où bientôt il organisa le parti socialiste indépendant illégal. Eugène Varga, Georges Nyiszlor, J. Lengyel, Franz Bajoky furent attachés, en qualité de commissaires, à la présidence du Conseil. Bela Kun se chargea des affaires étrangères; Eugène Landler, des transports ; Varga, des finances, etc.. Les Conseils régionaux des saxons, slovaques, transylvaniens, ne pouvant élire leurs propres commissaires, par suite de l’occupation de leurs contrées par les alliés, Henri Kalmar et Auguste Stefan conservèrent la fonction de commissaires aux nationalités.

Bientôt, quelques manifestations réactionnaires ayant eu lieu sous l’instigation des franco-roumains, on fut contraint de nommer un commissaire chargé de réprimer à l’intérieur du pays, les manœuvres contre-révolutionnaires. On désigna Tibor Szamuelly.

Tibor Szamuelly apparaît à ceux qui ne connaissent pas la politique hongroise mais les légendes de l’histoire hongroise, comme un bourreau jouisseur, avide de sang, troublé par des vices extranaturels, tortionnaire alcoolique et pédéraste. Rien n’est plus absurde que cette image. Et personnellement, nous considérons Szamuelly comme l’une des pures figures du communisme magyar.

D’une élégance raffinée, Szamuelly joignait à son affabilité coutumière, un tact parfait. Ce qui retenait l’attention, dans son visage, c’étaient les yeux d’une extrême douceur, embués de mélancolie sous les profondes arcades sourcilières, et les mâchoires dures, volontaires, solide-ment attachées au crâne. Aîné d”une famille juive de cinq enfants, après ses études universitaires, il devint journaliste. La lecture des oeuvres de Szabo et Batthyany l’incitèrent à méditer les causes économiques et morales de la détresse du prolétariat : il s’affirma libertaire. Mobilisé, on l’envoya sur le front russe. Le soir de sa venue dans les tranchées, il déserta. En 1918, il rendit visite à Kropotkine, dans le village de Dmitri, près de Moscou, où le sociologue résida jusqu’à sa mort. A Moscou, Szamuelly organisa, de concert avec Kun, un groupe communiste de soldats hongrois prisonniers.

En novembre, il revint en Hongrie et incita ses compagnons libertaires à unir leurs efforts à ceux du jeune parti communiste. En décembre, il fomenta une émeute à Nyiregykaze; un de ses frères fut grièvement blessé dans la bagarre. Un mois plus tard, à Satoraljaujhely, Il tenta de chasser les autorités républicaines. Arrêté, il parvint à s’évader. Il se cacha quelques temps chez l’écrivain anarchiste Kassak alors éditeur de la revue « Ma ». De cet endroit, il parvint à se mettre en relation avec les Conseils d’usines de Csepel, et à préparer, avec eux, le mouvement du 23 mars, que précéda l’abdication de Karolyi.

Quand on rechercha l’homme capable de réprimer les émeutes à l’intérieur du pays, Szamuelly traversa une crise morale. Les Conseils allaient sans doute désigner quelque individu violent, prêt à massacrer sans pitié les fauteurs de troubles et les suiveurs inconscients. La Commune se souillerait ainsi de sang. Le doux Szamuelly n’hésita pas. Lui qui conduisait les enfants pauvres s’ébattre sur les rives fleuries du lac Balaton, lui qui ne se complaisait que dans la société des gamins et des jeunes femmes, voulut assumer sur sa tête, la honte et le discrédit dont le terrorisme pouvait couvrir le régime. « Le gosse », comme l’appelaient ses amis, devint « le sanglant Szamuelly » des bourgeois. Mais désireux d’éviter le meurtre, Szamuelly décida d’effrayer les esprits, de manifester la puissance du prolétariat, et non de ruiner stupidement les corps. En cinq mois, sur le territoire magyar, on ne pendit ou fusilla que 129 personnes, dont seulement 48, sur l’ordre de Szamuelly.

Otto Corvin, l’organisateur des mutineries de 1917, effectua les recherches politiques. Arrêté par les blancs, malgré les sommations, il refusa d’indiquer la retraite de ses camarades. Pour lui arracher des aveux, on lui brûla le sexe avec un fer rouge, puis on le pendit. Corvin avait 24 ans.

Alexandre Krammer secondait Szamuelly et Corvin. En août 1919, il se réfugia en Serbie; il organisa des grèves et fut recherché par la police serbe. Il changea de nom, mais fit la connaissance d’une jeune aristocrate russe qu’il aima, et avec laquelle il se mit en ménage. Après un an d’union, une nuit, légèrement pris de vin, il confia son secret à son amie. Celle-ci, dont la haine pour les communistes était plus forte que son affection pour son amant, le dénonça. Livré par les gendarmes yougoslaves aux bandes d’Horthy, Krammer périt à l’âge de 23 ans, pendu.

Fils d’un gendarme, Joseph Cserny fut, pendant la guerre, sergent de marine. Sous son impulsion, en 1918, les matelots de la flotte de Cattaro se révoltèrent. Cserny partit au bagne. Au cours de la révolution de mars, Szamuelly l’invita à former une troupe de gardes avec les anciens mutins de Cattaro. Ces soldats, « les gars de Lénine », casernèrent dans les palais des familles Batthyanyi et Hunyady. Pour frapper l’imagination des bourgeois, ils couvrirent les murs de ces demeures d’une affiche gigantesque représentant un dragon s’élançant d’un nid de coutelas vers ces mots TERROR, dont les lettres étaient disposées verticalement. Dix canons de 75 mm, 5 canons de 150 mm, et 20 mitrailleuses défendaient l’abord de la caserne. Les « gars », entièrement vêtus, coiffés et bottés de cuir, portaient poignards, revolvers et grenades. Ils n’usèrent de leurs armes que dans la circonstance suivante : les franco-serbes envoyèrent trois monitors bombarder, à Budapest, l’Hôtel Hungaria, résidence des commissaires du peuple. Pendant ce temps, les officiers de l’artillerie et les cadets de l’Académie Ludovica tentèrent d’occuper le Central Télégraphique. Se disposant en rangs de tirailleurs, ils ouvrirent le feu sur la foule répandue dans les rues.

La surprise fut générale; aucune milice ne casernait au complet, les ouvriers demeurant chez eux.

Quelques membres des jeunesses communistes et du groupe anarchiste se précipitèrent dans les armureries où l’on ne leur fournit que de mauvais fusils ; des miliciens, au bruit de la bagarre, les rejoignirent ; les artilleurs, après un instant de stupeur, parvinrent à se saisir de leurs chefs. Les cadets résistaient toujours.

Joseph Haubrich, un ouvrier métallurgiste, promu malgré lui, commandant des troupes de Budapest, était un tolstoïen. Pour éviter l’effusion de sang, il dépêcha plusieurs délégations chargées d’avertir les cadets que « s’ils refusaient de se rendre, leur caserne serait immédiatement bombardée ».

Les délégations revenaient sans cesse éconduites, et les canons d’Haubrich ne tiraient pas. Depuis près de quatre heures, cadets et révolutionnaires parlementaient, quand soudain parurent, sous la conduite de Cserny, vingt « gars ». Après une dernière sommation, ils firent sauter les portes de l’académie à coups de grenades. Aussitôt, les cadets dont deux seulement étaient blessés, se rendirent. Professeurs et élèves se virent graciés, hormis le capitaine Eugène Lemberkovics et le lieutenant Désider Filipecz, que le tribunal condamna à mort. Sur les instances du lieutenant-colonel Romanelli, représentant de l’Entente, on commua leur peine en celle de réclusion temporaire. Ainsi, se termina la plus grave émeute de la Commune.

Le 2 août, Szamuelly parcourait le département d’Oedenburg ; il apprit l’avance des alliés vers Budapest. Il se rendit alors chez le président du Conseil d’ouvriers de Savanyukut, pour obtenir confirmation de la nouvelle. Sur les instances de cet homme, il se dirigea vers la frontière d’Autriche, sous la conduite d’un marchand de bestiaux, Barna. Barna, abandonnant en route son compagnon, revint en hâte à Savanyukut, avisa un blanc, Zoltan Sumgi, de la fuite de Szamuelly, téléphona au chef de la police-frontière, que le terroriste se trouvait dans son cercle. Le commandant ordonna la fermeture de la frontière, et quand Szamuelly s’apprêta à franchir la limite, il fut appréhendé par les gendarmes Joseph Salatek et Wenzel Schwartz, qui lui brisèrent le crâne avec la crosse de leur carabine. Dans une version officielle, ils affirmèrent que prenant un mouchoir de dentelle qui dissimulait un revolver, Szamuelly s’était suicidé. Les paysans de Savanyukut, suggestionnés par la légende du « tortionnaire », déterrèrent le cadavre enseveli dans le cimetière de leur village, et coupèrent les membres qu’ils dispersèrent dans les champs.

Depuis décembre 1918, les anarchistes hongrois étaient tous entrés dans le parti communiste. Groupés autrefois dans l’Union des socialistes révolutionnaires, puis dans le Cercle Galiléen, en s’unissant au sein de la nouvelle institution, ils espéraient pouvoir faciliter l’établissement d’une société libertaire aussi différente de la république démocrate que de la caserne marxiste. Kogan, un avocat roumain, fusillé par les bolchevistes russes, en 1925, Szamuelly, Corvin, Kransz, le rédacteur principal du journal anarchiste « Tarsadalmi Forradalom », Csizmadia, le poète rustique, le psychologue Varjas, l’esthète Lukacs, voyaient dans ce mouvement, une source de forces révolutionnaires susceptibles de renverser l’organisation capitaliste. Quand, en mars, s’instaura le régime prolétarien, certains anarchistes estimèrent de leur devoir d‘assumer une responsabilité effective, de participer au déroulement de l’activité économique du pays ; ils devinrent commissaires du peuple, délégués de conseils. Alors, une scission s’effectua parmi les libertaires. La minorité, avec Krausz, Bojtor et Kogan refusa d’apporter son concours au régime; et pour manifester qu’elle ne possédait plus le même programme et n’usait plus des mêmes méthodes que le parti communiste, elle fonda une Union anarchiste autonome, dont on plaça le siège dans le Palais Almassy, réquisitionné.

Kogan et Bojtor critiquèrent avec fougue les gestes de certains administrateurs ou commissaires, tels que Bela Kun ; on les emprisonna, mais leurs camarades collaborationnistes obtinrent leur relâchement.

Quelques partisans de la politique de soutien modifièrent leur ligne de conduite, et rejoignirent, après maintes tergiversations, les almassystes : Csizmadia quitta son poste au département de l’agriculture, tandis que Lukacs, Corvin et Szamuelly persévéraient dans leur position première.

Malgré ces différends, il n’y eut jamais, au cours de la Commune, dans les milieux libertaires, de querelles suscitées par des discussions personnelles.

Les collaborationnistes conservèrent l’estime des adeptes de l’autonomie; Corvin, qui ne partageait pas l’attitude de l’Union vis-à-vis du régime, lui fournit cependant son concours; il procura des salles de réunion, facilita l’installation d’une bibliothèque, soutint les périodiques.

L’influence des anarchistes se manifesta pendant la Révolution, surtout dans la solution des problèmes agraire et financier étudiés avec minutie par les émules et disciples d’Ervin Szabo et Batthyanyi.

Après la défaite, les libertaires demeurés en Hongrie, qui ne voulurent pas cesser leur propagande, malgré l’avilissement universel, s’affilièrent aux cercles gnostiques, institués vers 1900, par le tolstoïen Eugène Schmidt.

Dans l’ombre, illégalement, i1 luttèrent. Ils tachèrent de mettre en communication avec l’extérieur, les captifs des camps de concentration; ils éditèrent des tracts, voire un journal polycopié « Uj Vilag ». En 1924, l’intensité de la terreur paraissant décroître, ils pénétrèrent dans les syndicats et les coopératives et s’efforcèrent de constituer au grand jour, avec d’autres éléments socialistes, le parti des ouvriers social-libertaires hongrois. Mais les principaux militants furent vite traqués, saisis, incarcérés. Ils durent reprendre leur activité secrète.

Dès leur libération, le 21 mars 1919, les leaders communistes, alliés déjà aux libertaires, négocièrent avec les délégués de l’aile gauche socialiste, pour façonner l’unité des forces révolutionnaires. On établit aisément le pacte d’entente et forma le parti socialiste unifié. Le 12 juin, dans l’ancienne salle des députés, devant 827 délégués, Garbaï rappela l’alliance faite entre anarchistes, marxistes et néo-communistes et les modifications pro-fondes opérées dans le programme collectiviste. Le professeur Sigismond Kunfi déclara que la vieille et traditionnelle social-démocratie était morte, qu’un monde dépouillé des institutions autoritaires s’élaborait, qu’à des conceptions nouvelles devait correspondre une organisation originale, même en politique. Pour établir avec clarté sa manière de voir, il demanda que l’alliance des gauches forma non un parti socialiste unifié, paraissant englober trois tendances, mais l’Union des ouvriers communistes de Hongrie. Finalement, les délégués approuvèrent à l’unanimité le programme et les méthodes de cette institution.

Seuls, pendant la Commune, après leur sécession, les anarchistes possédèrent une association politique auto-nome, tous les autres partis ayant disparu ou fusionné avec l’Union des ouvriers communistes.

III

La Communalisation

des objets de consommation

La première tâche du régime communiste consiste à monopoliser les objets de consommation, afin de se trouver en mesure de satisfaire, dans le plus bref délai, les exigences du prolétariat.

Une tendance à supprimer le commerce privé se manifeste déjà dans notre société par la fondation de coopératives d’approvisionnement gérées par les consommateurs à leur profit ou par l’institution, de comptoirs administrés par les producteurs capitalistes.

Après avoir mis en contact immédiat fabricants et usagers, la Commune, par l’expropriation, fait passer dans le patrimoine collectif, les richesses précédemment détenues par des particuliers. La tâche de répartir ces biens incombe alors aux organismes qui, restant sous le contrôle direct de la Société, sont à même de connaître et de contenter les moindres besoins de chacun : les offices coopératifs.

La suppression radicale des transactions privées est une mesure indispensable si l’on veut éviter le gaspillage des denrées, ou leur accaparement par la bourgeoisie, grâce à la force acquisitive du numéraire ou des valeurs qu’elle détient encore.

Un ancien administrateur d’une coopérative socialiste de consommation, Maurice Erdelyi, tenta d’organiser, durant la Commune, en qualité de commissaire, la répartition des produits.

Sa première mesure consista dans la communalisation des magasins de gros ou de détail occupant, au 21 mars, plus de dix personnes. Ces établissements furent dès lors dirigés, sous le contrôle du commissariat de la production, par des gérants nommés par le personnel.

Puis on effectua l’inventaire des stocks de matières entreposées. L’opération dura deux semaines, pendant lesquelles toutes les boutiques, à l’exception des épiceries coopératives, durent fermer leurs portes.

Il fallut enfin distribuer méthodiquement les produits sur des bases communales et concentrer le commerce.

A Budapest, se trouvait une importante coopérative de consommation possédant environ deux cents bureaux répartis dans les divers quartiers. Elle était désignée naturellement pour assurer la distribution. Mais en province, le mouvement coopératif n’avait jamais pris d’extension et ne disposait pas d’organisme commercial de quelque intérêt.

Erdelyi et ses collaborateurs se virent ainsi contraints d’instituer rapidement un service d’approvisionnement assez concentré pour réduire au minimum les faux-frais et assez décentralisé pour satisfaire dans les endroits les plus reculés, la diversité des besoins. Dans chaque centre, ils s’efforcèrent d’établir un magasin communal abondamment pourvu et doté du monopole du commerce dons un rayon déterminé par les intéressés. Les offices d’approvisionnement fonctionnèrent vite. On rencontrait des offices de matières fournissant aux usines les produits bruts ou mi-ouvrés. Des offices du vêtement, du meuble, des légumes maraîchers étaient organisés sur le modèle de nos entreprises à succursales multiples.

Une difficulté surgit bientôt : Certains offices, par suite de la pénurie de matières, principalement les offices de vivres, ne pouvaient entièrement contenter les demandes. On recourut donc au rationnement, comme on l’avait fait pendant la guerre, mais avec une plus minutieuse rigueur. On servit d’abord les vieillards, les femmes enceintes et les malades; puis les femmes et enfants des soldats engagés sur le front, sur présentation d’un certificat attestant leur qualité ; enfin, les miliciens et les ouvriers syndiqués.

Toute la population valide s‘étant groupée dans les syndicats, les consommateurs furent alors, répartis en cinq classes selon leur vigueur physique, leur âge, leurs connaissances, leurs aptitudes et leurs besoins.

Cependant, parallèlement aux offices d’approvisionne-ment, une autre organisation s’établit. Durant les hostilités et la République, dans chaque usine comme dans chaque bureau, les travailleurs avaient fondé des sociétés amicales d’achat en commun. Après le 21 mars, ces associations se transformèrent en comités de distribution. Le Conseil d’atelier ou de bureau chargeait des hommes de confiance de recevoir des organismes compétents des quantités de marchandises, principalement d’anciens stocks militaires, qu’il répartissait entre les employés, sans débours de numéraire. Les métallurgistes de Csepel recevaient ainsi par semaine, pour leur famille et eux, une oie et des légumes. En outre, sous l’instigation de Varga, on créa dans les établissements importants des restaurants coopératifs où les ouvriers étaient gratuitement nourris.

Les villes furent, pendant le régime communiste, abondamment pourvues de pommes de terre, de choux, de courges et de cachats. Les distributions de viande avaient lieu deux fois par semaine. Pour un syndiqué, il était si facile d’obtenir des vêtements qu’un trafic condamnable s’effectua : afin d’avoir certaines denrées de choix qu’on ne pouvait acquérir aisément des offices, sinon pour les malades (oeufs frais, saindoux...), des ouvriers demandaient un ou deux costumes par quinzaine qu’ils recédaient en cachette aux paysans fournisseurs des offices. Ceux-ci, retirant d’un tel négoce un avantage considérable n’approvisionnèrent plus régulièrement les centres communaux. Il en résulta un malaise dans la répartition dont l’équilibre se rompit. Les vieillards, les débiles ne purent être alimentés convenablement à leur état ; les anciens journaliers et domestiques, soutiens du régime dans les campagnes, se virent désavantagés au profit des dirigeants des syndicats agricoles, chargés de la garde des denrées de la communauté dont ils usaient indûment à leur seul profit.

L’avis n° 15, publié par le commissariat de la prévoyance sociale réglementa 1a communalisation des habitations. Chaque maison élit son Conseil d’exploitation et nomma un homme de confiance. Celui-ci, aidé de volontaires, entreprit localement l’inventaire des appartements vacants ou incomplètement utilisés. Les locataires n’eurent droit qu’à une chambre par adulte, les logements disponibles furent immédiatement attribués aux indigents. Trois cent mille ouvriers changèrent de domicile ou vinrent occuper les anciennes demeures des bourgeois. En outre, on décida que les loyers seraient recouvrés par l’homme de confiance, encaissés pour compte du Conseil d’exploitation, et versés au fisc de la Commune. Mais la perception des loyers fut sans cesse reculée. Et la politique monétaire des communistes rendit entièrement vaine cette résolution qui n’avait été prise que pour apaiser les éléments démocrates des Conseils.

Après avoir assuré, dans une large mesure, le pain et le logis aux travailleurs, le régime communiste prétendit satisfaire les besoins de luxe. Un Conseil de la production littéraire et de l’instruction publique se constitua. Alexandre Szabados, Sigis-znond Kunfi, Georges Lukacs et Tibor Szamuelly le composèrent. Par la suite, Szamuelly quitta le Conseil pour jouer ce rôle de terroriste qui le plaça dans le domaine de la légende.

Szabados était un journaliste talentueux doublé d’un marxiste intransigeant. Les blancs le condamnèrent aux travaux forcés à perpétuité. Il fut échangé en 1920, contre des officiers hongrois, prisonniers des Russes.

Georges Lukacs, fils d’un banquier Pestois, passe pour un remarquable esthéticien. Membre correspondant de l’Institut de Leipzig, il obtint, avant la guerre, de l’académie hongroise, un prix pour son ouvrage sur l’Evo-lution du Drame Moderne. Individualiste, il se tint longtemps à l’écart du mouvement révolutionnaire. Mais en 1917 et 1918, il encouragea l’activité des antimilitaristes et sous le gouvernement démocrate, adhéra au parti communiste naissant. D’une sveltesse rare, la voussure des épaules ployant sous le faix de la tête, les cheveux fin rejetés en arrière du front, des yeux myopes, la mise correcte d’un petit fonctionnaire retraité, Lukacs, durant la Commune, parcourut sans trêve usines, campagnes, tranchées, vantant les beautés du régime. Arrêté par les réactionnaires en août 1919, jugé et condamné à la peine maxima, il fut sauvé grâce à l’énergique pression des universitaires anglo-américains, sur les autorités magyares.

Le docteur Kunfi professait à I’Ecole de Commerce, quand Apponyi le révoqua, en 1909, pour son ouvrage « Le Crime de notre Instruction Publique. » Il fit alors partie de la rédaction du « Nepszava », puis fonda, une revue, « Le Socialisme. » Il représentait le parti socialiste hongrois à la Conférence internationale de Berne.

Pendant la Commune, il dirigea le commissariat de l’instruction publique. Kunfi et ses amis, pour accroître, avec leur capacité intellectuelle, la puissance de production et les appétits de puissance des ouvriers, envisagèrent de transformer les conditions de l’hygiène sociale et de rénover l’éducation.

Le deuxième décret promulgué par les commissaires interdit l’ouverture de débits de boissons, sous peine d’une amende de 50.000 couronnes. La consommation de l’alcool fut défendue, et les délinquants, passibles d’un emprisonnement d’un mois. Tibor Szamuelly prit personnellement l’initiative d’effectuer le recensement des salles de bains municipales et privées. Il invita les enfants à se laver le corps entier une fois par jour, dans les baignoires communalisées. Les hommes de confiance de la maison et les pédagogues veillèrent strictement à l’exécution de ces prescriptions.

Dans des cinémas spéciaux, obligatoirement, les jeunes gens des deux sexes âgés de treize ans, contemplaient le déroulement des maladies vénériennes que commentaient les médecins. Les moyens de se préserver du fléau étaient énoncés ; et ces visions impressionnaient tant les spectateurs, qu’on constata vite un raffinement de propreté dans la toilette intime et les mœurs.

Dès quatorze ans pour les femmes, seize ans pour les hommes, sans requérir le consentement paternel, après examen médical, les individus pouvaient s’unir. On n’exigeait d’autres formalités que l’inscription des noms et qualités sur le registre de la Commune. Le divorce, devenu unilatéral, s’effectuait dans les 24 heures. L’Union libre fut de la sorte instaurée. Les malades, les tarés devaient être obligatoirement stérilisés. L’avortement était autorisé, pourvu qu’il eut lieu dans les hôpitaux, afin d’appliquer scrupuleusement les ordonnances de l’hygiène et réduire les souffrances des sujets. Les enfants dont les parents ne voulaient ou ne pouvaient assumer la charge étaient confiés à des crèches communistes.

On modifia totalement l’enseignement scolaire. Les Facultés de Jurisprudence et de Théologie furent closes. Les livres d’instruction religieuse et d’histoire politique brûlés. L’enseignement de la biologie remplaça celui du catéchisme. Durant quatre semaines, les professeurs suivirent des cours spéciaux dans lesquels on leur exposa succinctement l’idéologie communiste. On s’efforça surtout d’inculquer aux enfants le goût du travail manuel autant que celui du labeur intellectuel. Un exeat délivré après un certain temps d’études suppléa les examens et concours jugés inutiles. Les élèves nommèrent un Conseil de classe, chargé de maintenir l’ordre en place du maître.

Les théâtres, musées, cinémas et concerts furent nationalisés ou communalisés selon leur importance. Sur présentation de la carte syndicale, chacun put assis-ter à un spectacle. En même temps, sous l’impulsion de Szabados, les éditions de livres se multiplièrent. En moyenne, deux ouvrages parurent quotidiennement. Le prix d’achat des volumes resta le même que jadis, mais les salaires avaient augmenté dix à douze fois, si bien que l’on acquit des volumes presque gratuitement. Les traduction des meilleurs écrivains français, russes et allemands furent publiées. L’activité intellectuelle, pendant le régime communiste, atteignit le paroxysme.

IV

La Production Industrielle

Dès sa constitution définitive, en 1890, le parti social--démocrate, fondé par des autrichiens ou des magyars germanisés se réclama des plus orthodoxes principes marxistes et déclara n’être qu’un instrument de classe destiné à battre en brèche, sans défaillance ni compromission, le capitalisme national. Malgré ses assertions, il fit constamment appel à la bourgeoisie et, pour acquérir à ses membres quelques sièges parlementaires ou municipaux, ne craignit pas de s’allier tantôt avec les radicaux et démocrates des villes, tels que le ministre Kristoffy, tantôt avec les agrariens hostiles à la socialisation des terres. Dans leurs manifestations, les socialistes s’affirmèrent internationalistes et partisans du droit des minorités à librement disposer d’elles. Cependant, pour s’attirer la sympathie des boutiquiers et de la petite noblesse, avant et pendant la guerre, ils se rangèrent du côté des chauvins. Insoucieux du sort misérable des nationalités, ils préconisèrent le centralisme administratif, la prépondérance de Budapest et des intérêts hongrois sur les villes provinciales et les besoins des races soumises.

En face de ces révolutionnaires d’antichambre se dressa le comte Ervin Batthyany. Batthyany, qui s’était lié d’amitié avec Kropotkine, fut l’instigateur du mouvement anarchiste hongrois contemporain. Possesseur d’immenses domaines en Pannonie, il distribua ses terres aux journaliers et partagea leur vie quelques temps. Il édita dans la ville de Szombathely un périodique liber-taire « Terstversèg » (Fraternité). Dans sa propagande, comprenant que l’anarchisme, pour se réaliser, doit s’appuyer sur toutes les manifestations sociales en les renouvelant, il s’entoura de syndicalistes, de coopérateurs, de communalistes. En 1907, il se rendit à Budapest où il mit sur pied un hebdomadaire « Tarsadalmi Forradalom » (La Révolution sociale) qui, sous divers noms, vécut jus-qu’à la chute du régime des Conseils.

Pour subvenir aux besoins financiers de cet organe et accroître d’une manière scientifique son agitation, s’organisa, en Hongrie, l’Union des Socialistes Révolutionnaires se revendiquant des principes émis au Congrès anarchiste International de 1907 et dont les membres entrèrent par la suite dans le Cercle galiléen. La Révolution Sociale entra violemment en lutte avec le « Nepzava », quotidien officiel du parti socialiste contre lequel s’insurgèrent de même en 1918-19 les communistes. Les social-démocrates prétendaient on effet subordonner l’activité des syndicats à celle de leur parti et contraindre les adhérents des organisations ouvrières à rejoindre leurs sections politiques.

Le premier congrès des syndicats hongrois se tint en 1899. Le Comité d’initiative provisoirement désigné réclama la fédération des guildes de métiers, l’ouverture de bureaux de placement. Par la suite, lorsque le mouvement syndical fut coordonné, on nomma un Conseil de onze membres chargés d’assister les syndiqués en justice, de dresser les statistiques du travail, de publier les journaux corporatifs, de préparer les congrès. Les Fédérations restaient entièrement autonomes dans leur cercle corporatif, mais elles se trouvaient soumises dans leurs rapports avec les autres syndicats aux décisions du Conseil que cinq Inspecteurs étaient chargés de faire respecter.

Les syndicats, souvent dissous par ordre gouverne-mental, se transformaient alors en sociétés secrètes. Et cette métamorphose se réalisait d’autant plus facilement que les syndicats autorisés ne devant pas posséder de fonds de grève se doublaient toujours d’une organisation clandestine munie d’une trésorerie échappant au contrôle de la police.

La puissance du syndicalisme hongrois s’accrut vite. En 1902, les syndicats industriels comptaient dix mille syndiqués. Trois ans après, le nombre de leurs membres atteignait 53.169, il passait successivement de 136.000 en 1910 à 159.884 en 1917, 721.437 en 1918 et 1.421.000 durant la Commune.

Mais à cette époque, les syndicats comprenaient non seulement comme jadis les travailleurs des industries lourdes (filatures, constructions mécaniques, bâtiments), mais ceux de toutes les industries, à l’exception de l’agriculture. Des syndicats de guildes et de bonnes d’enfants voisinaient donc avec des syndicats de tisserands et de corroyeurs. Cette augmentation du chiffre des syndiqués s’explique par la tendance des communistes à ne s’intéresser qu’aux ouvriers organisés.

Bela Kun déclarait à ce sujet, le 14 mai 1919 : « L’appareil de notre industrie repose sur les syndicats. Ces derniers doivent s’émanciper davantage et se transformer en puissantes entreprises qui comprendront la majorité, puis l’ensemble des individus d’une même branche industrielle. Les syndicats prenant part à la direction technique, leur effort tend à saisir lentement tout le travail de direction. Ainsi, ils garantissent que les organes économiques centraux du régime et la population laborieuse travaillent en accord et que les ouvriers s’habituent à la conduite de la vie économique. C’est le plus efficace moyen d’annihiler la bureaucratie de l’organisation. Jamais le syndicalisme n’a possédé l’importance qu’il a de nos jours. Sa nature n’est pas politique; sa mission sera d’organiser et contrôler la production. Il peut atteindre un développement extrême. il a du reste pris une extension considérable depuis octobre 1918. »

Ervin Szabo, conservateur de la Bibliothèque Muni-cipale de Budapest, fut le théoricien du syndicalisme libertaire. Traducteur des oeuvres de Marx, il comprit la nocivité des tendances politiciennes et de la philosophie matérialiste du sociologue allemand. Ne s’intéressant qu’à l’organisation économique, il voulut inculquer au mouvement syndical une inclinaison anarchiste, le goût de la violence méthodique. Il s’adonna surtout à l’éducation idéaliste des ouvriers auxquels il apprit à lutter en vue d’obtenir non seulement une amélioration de leur sort, mais la maîtrise totale de la production et de la répartition des richesses, Szabo s’opposait aux prédicants réformistes du syndicalisme. Il leur reprochait de s’en tenir à la lettre du Capital, d’être opportunistes et parlementaires. Il les blâmait d’obéir aveuglément aux décisions socialistes et de se désintéresser des questions sociales, de réclamer le suffrage universel et de ne pas s’indigner des exactions patronales. Ervin Szabo mourut pendant la république de Karolyi. Ses disciples, les anarcho-syndicalistes, entrèrent tous dans le parti communiste. Ce furent eux qui réclamèrent, dans les relations commerciales à l’intérieur du pays, la disparition du numéraire capitaliste sous ses divers aspects. Ils voulaient simplement que dans la période post-révolutionnaire, chaque travailleur pût obtenir dans les magasins de vente les objets nécessaires à son entretien sur la seule présentation de la carte syndicale. Ils espéraient, par ce moyen, contraindre les bourgeois à apprendre un métier utile, à se confondre avec le prolétariat organisé, et en même temps, retirer aux ouvriers leur aveugle confiance dans la puissance acquisitive et productrice de l’argent.

Par le décret n° 9, les Conseils ordonnèrent de communaliser ou socialiser, sans dédommagement pour les anciens propriétaires, les usines employant plus de vingt ouvriers ou susceptibles d’en occuper un nombre semblable.

Cet arrêté fut immédiatement appliqué. D’ail-leurs, les employés des importantes fabriques s’étaient emparés depuis longtemps des machines et groupés en soviets. Un conseil ouvrier de trois à onze membres, selon les entreprises, élus au scrutin direct et secret se chargeait de l’administration de l’usine. L’ensemble des travailleurs conservait le droit de révoquer les délégués au Conseil. Le Conseil d’usine protégeait les machines contre le sabotage ou le cambriolage. Provisoirement, tant que l’économie nationale vacillait, il dirigeait la production. Il avait pour principale mission de main-tenir la discipline du travail et d’assurer l’application des usages professionnels. Par suite de l’instabilité des délégués, on ne pouvait leur confier l’entière direction de l’usine. Délivrés du travail physique, retirant de leur fonction une influence qu’ils désiraient conserver pour ne pas s’aliéner la sympathie des électeurs, ils autorisaient un relâchement continu dans la discipline et la production individuelle diminuait. A côté d’eux se trouvaient les commissaires à la production nommés directement par le Conseil Economique ou par le Commissariat de la production sociale. C’étaient des ingénieurs entourés de la confiance des travailleurs ou des ouvriers spécialisés aidés de techniciens. En accord avec le Conseil d’Usine, ils exécutaient les décisions techniques des soviets départementaux, des syndicats ou du Conseil Economique. Ils assuraient la production. Ils remplaçaient les anciens directeurs et possédaient une autorité purement technique. Dans la fabrique, ils représentaient la collectivité comme le Conseil représentait le personnel. En cas de litiges, celui-ci devait suivre les ordres des commissaires jusqu’à ce qu’interviennent les résolutions des autorités économiques.

Sur le modèle des trusts américains, pour intensifier la production, on concentra les usines d’une même branche. Ces Centrales, dotées d’une direction technique unique, achetaient les matières premières, plaçaient les ouvriers, décidaient des formes de l’activité industrielle. Pour obtenir les objets bruts ou mi-ouvrés à traiter elles s’adressaient aux offices de Matières soumis d’abord au Commissariat de la Production Sociale, puis rendus auto-nomes.

Ces offices étaient dirigés par un Conseil de Distribution formé d’individus désignés à ce poste par les syndicats intéressés. Les distributeurs répondaient de leurs actes devant le Conseil Economique et les Syndicats.

Dans chaque département un Conseil départemental réglait la vie économique de la région, prévoyait les besoins de la population, présentait aux compétences les réclamations, veillait à l’exécution des travaux publics.

Le Conseil Economique Populaire, composé de soixante membres présentés par les syndicats, les conseils départementaux, les coopératives de production et de consommation, discutait et résolvait les questions d’ordre national. Au début du régime, les commissariats avaient simplement poursuivi l’œuvre et pratiqué les méthodes des anciens ministères bourgeois. Afin d’éviter qu’on ne prenne sur des sujets semblables des décisions contradictoires, le Congrès des Conseils, en juin 1919, décida de réunir les commissariats dans le Conseil Economique dont ils ne formèrent désormais que des départements. Ainsi furent établis les départements de la répartition de matières premières, du Commerce Extérieur, de la production sociale, de l’Agriculture, des Finances, de l’Alimentation, des Transports, du Contrôle, des Constructions, du Travail et de la Prévoyance sociale. Quatre présidents désignés par le Congrès des Soviets eurent le titre de commissaires. Avec les directeurs des six autres départements, ils composèrent le Directoire Economique, responsable devant le Congrès et destiné à exécuter les décisions du Conseil Economique. Le Directoire fut aidé dans sa tâche par le Conseil de l’Economie rurale, composé de quarante membres élus au suffrage direct par les paysans, les forestiers, les aubergistes campagnards et par le Conseil Technique recruté parmi les artisans spécialisés, les membres de syndicats et des coopératives de production. Un tailleur de pierres, Désiré Bokanyi, le secrétaire général du syndicat des métallurgistes, Antoine Dovcsak et Jules Hévéri veillèrent particulièrement à la production industrielle.

Malgré cette centralisation économique et cette intégration, la production industrielle diminua.

En 1913, on extrayait 10 millions de tonnes de char-bon et le rendement quotidien d’un bon mineur atteignait 8,02 qu. m. En juin 1919, la production journalière du mineur n’était que de 4 qu. m. En 1914, la Hongrie fournissait en moyenne 20 wagons de lin par mois; durant la Commune, seulement six wagons. En 1915, les brasseries donnaient 3.054.161 hectolitres de bière. Pendant les cinq mois de la « dictature » elles ne fournissaient que 208.000 hectolitres. Soixante-quinze mille ouvriers travaillaient dans la métallurgie en 1919 contre environ cinquante-quatre mille en 1914. Néanmoins, leur production mensuelle dans l’ensemble des branches n’était que de 80 % de celle d’avant guerre. L’un des présidents du Conseil Economique, Varga, déclarait avec franchise au Congrès des Soviets, le 15 juin « Le rendement du labeur personnel a diminué de 50 % en comparaison avec le temps de paix. Pour l’industrie, cette réduction atteint 30 % dans la fabrique de machines Lang, 75 % dans la fabrique d’ascenseurs de Mathyasfold. Elle est moindre dans les entreprises où l’activité des ouvriers se borne à utiliser les machines comme dans l’industrie chimique et les minoteries. » Cette chute eut pour causes évidentes la mobilisation générale des travailleurs et le relâchement de la discipline.

Quand au lendemain de la proclamation de la Commune, on sentit la nécessité de constituer une milice volontaire pour protéger la Révolution des attaques de l’Entente, l’élite des ouvriers partit au front. Les autres formèrent des centuries armées chargées de maintenir l’ordre dans les usines et de continuer le travail. Le 2 mai 1919, ce furent les 18 centuries syndicales de Budapest qui repoussèrent les Roumains de Szolnok et brisèrent leur première offensive. On conçoit que la production industrielle de ces hommes alertés à chaque instant, plus disposés à manier le fusil qu’à diriger les machines, fut réduite.

En outre, dans les usines, les Conseils, dans le des-sein de conserver les suffrages des électeurs, négligeaient d’assurer la discipline du travail et autorisaient avec la réduction des heures de labour la diminution de la production.

Varga le constatait amèrement « Si nous cherchons les causes de cet amoindrissement, nous ne les trouvons pas dans la pénurie de combustibles ou de matières premières, mais dans la suppression de la contrainte capitaliste. Dans la production capitaliste, l’ouvrier travaillait forcément, car s’il ne produisait pas le travail convenable, on le jetait à la porte. Maintenant, nous avons détruit cette discipline. Un ordre librement accepté s’établit. Malgré cette amélioration, le mal existe encore. La disparition du système du travail aux pièces et la pratique du travail horaire diminuent également le rendement des travailleurs d’élite. Trop d’ouvriers n’ont pas cette conscience socialiste qui naîtra dans les générations prochaines. Ils ne comprennent pas encore que chacun doit travailler autant qu’il le peut et con-sommer selon ses besoins stricts. La force musculaire et l’habileté diffèrent selon les individus. Les ouvriers ne pratiquent pas le véritable communisme fraternel et libertaire. Ils s’en tiennent aux conceptions surannées de l’égoïsme capitaliste. »

Varga, pour remédier à ces multiples inconvénients, préconisa le retour au système du paiement à la tâche et des sanctions corporatives. Ces moyens nous semblent insuffisants et contraires au but qu’ils se proposent.

Le travail aux pièces est un système autoritaire et injuste, car il avantage les ouvriers robustes au détriment des moins doués. Les travailleurs sont rétribués selon leurs oeuvres et non selon leurs besoins. Il existe, en outre, des travaux que l’on ne peut fragmenter. La surveillance d’une machine ou la composition d’une « étude » artistique exige un effort continu d’attention, une fixation de pensée difficiles à détailler. Dans les métiers où cette analyse s’effectue néanmoins, les ouvriers intéressés à produire beaucoup en peu de temps ne prêtent guère de sollicitude à leur ouvrage dont l’exécution manque de « fini ». Travaillant au maximum dans un laps d’instants toujours plus réduit, afin d’obtenir un gain supérieur, ils s’épuisent rapidement la santé ou prennent en dégoût leur tâche. Ils ont donc une tendance au chômage volontaire et dilapident ainsi ce qu’ils croyaient avoir acquis. Par l’entrepreneur qui, pour un salaire élevé, reçoit de médiocres fournitures et par le salarié qui gaspille ses forces dans l’espoir d’une meilleure rétribution dont il jouit mal, le travail à la tâche doit être économiquement condamné.

Varga recommandait aussi l’usage de sanctions corporatives variables, selon l’importance du relâchement de la discipline du travail. Les unes, comme l’admonestation par le Conseil d’Usine, l’affichage du nom, le changement d’affectation étaient surtout d’ordre moral et ne blessaient l’individu que dans sa réputation d’artisan. Les autres, comme la réduction du traitement, le renvoi de l’usine ou. l’exclusion du syndicat atteignaient le délinquant dans son existence même puis-qu’elles le contraignaient, dans le pire cas, à changer de métier.

Ces moyens coercitifs étaient d’une pratique délicate et peu recommandable. Ils incitaient plutôt les ouvriers à s’insurger contre le régime et à regretter l’époque capitaliste où « du moins l’on pouvait librement crever de faim. »

Varga reconnut lui-même la supériorité d’une propagande idéologique aux méthodes de contrainte. Il ne se rendit pourtant jamais compte que la propagande, dans cette conjecture, n’est qu’un palliatif inefficace. Ce que l’on eût dû faire, durant la Commune, ce n’était pas modifier l’échelle des sanctions destinées à main-tenir l’ordre, c’était changer l’ordre lui-même. A la discipline externe, autoritaire, rigide, substituer une discipline acceptée librement par ceux qui l’établis-sent.

Les communistes auraient dû généraliser dans les industries où son usage eût été reconnu bon, la coopération de main-d’oeuvre. Dès maintenant, dans la France bourgeoise, cette association se développe. En Alsace, dans certaines fabriques de pièces mécaniques, à Paris et dans le Centre, dans quelques typographies, dans les services correspondanciers de maintes banques d’affaires, au su ou à l’insu de l’entrepreneur, les ouvriers se groupent spontanément, se surveillent eux-mêmes, se distribuent le travail selon les qualités de chacun et reçoivent un salaire collectif qu’ils répartissent à la fois selon le travail et les besoins. Le labeur se divise de la sorte rationnellement et équitablement. Les individus, libérés du joug du contremaître ou du chef de section accomplissent la tâche qu’ils ont volontairement choisie en connaissance de leurs aptitudes. La judicieuse répartition des gains effectuée au su de tous ne suscite pas ces jalousies sournoises qui s’éveillent dans les administrations où chacun, ignorant le traitement de son camarade, s’imagine être moins favorisé que lui par le patron. Proportionnellement à ses qualités professionnelles et à ses charges individuelles, chaque coopérateur se voit rétribué.

Il en résulte aujourd’hui même deux conséquences notables pour les économistes comme pour les anarchistes :

On constate que la discipline que s’impose de plein gré les coopérateurs est nettement plus rigoureuse que celle exigée par le patron. C’est que l’intérêt technique se place en jeu et que personne n’a plus à redouter les mesquineries administratives de surveillants stipendiés à cet effet. La seule autorité que les coopérateurs reconnaissent avec raison dans leurs travaux est la compétence technique des mieux qualifiés d’entre eux.

Et parce que ces travailleurs ont à cœur de mener à bien une tâche où leur profit immédiat est engagé, le rendement de leur production se trouve supérieur en quantité et qualité à celui des autres salariés.

V

Les Transports

Eugène Landler, dans son adolescence, séduit par l’idéologie révolutionnaire, adhéra au parti socialiste. Secrétaire général du syndicat des cheminots, il possédait une telle influence parmi les ouvriers que Tisza lui--même, l’impitoyable réactionnaire, le craignait. Réfugié à Vienne en août 1919, il organisa dans la capitale de l’Autriche le parti communiste illégal hongrois.

Durant la Commune, les transports furent administrés par ses soins. En 1913, la Hongrie possédait 96.127 kilomètres de routes publiques. Le réseau ne s’agrandit pas au cours des hostilités ; mais les chemins n’étant pas pavés, certaines voies provinciales ou communales se trouvaient en 1918 absolument impraticables. Jadis, les révolutions s’étendaient par les routes nationales unissant les centres politiques et se ramifiaient par les chemins vicinaux. Ainsi s’expliquait, par exemple, l’explosion de contre-révolutions dans les contrées dépourvues de communications aisées et soumises encore, de ce fait, aux manœuvres des propriétaires locaux.

Aujourd’hui -l’expérience des trains du propagandiste Lounartscharsky le démontra- les bouleversements sociaux se développent au long des voies ferrées. Aussi les communistes hongrois organisèrent-ils avec soin le réseau ferroviaire.

Le premier réseau ouvert à la circulation atteignait en 1846 trente-cinq kilomètres de longueur. En 1918, l’ensemble des lignes dépassait 21.798 kilomètres dont 13.601 kilomètres, soit 62,4 %, appartenaient à des compagnies privées.

Après avoir exproprié les propriétaires, Landler devait choisir entre l’étatisation ou l’individualisation des ré-seaux.

En nationalisant les chemins de fer il aurait confié leur gestion à une administration centrale. Or, cette gestion peut s’effectuer selon un rythme différent, par la concession ou la régie. L’Etat qui abandonne à des entrepreneurs particuliers la direction des réseaux con-serve la propriété nominale des voies et moyens de transport. Il obtient, en outre, sans risque, une part des bénéfices de l’entreprise. Par contre, le concessionnaire est un capitaliste. Il reste, en fait, seul maître du réseau, et un maître d’autant plus fort que l’Etat se tient derrière lui. Il résiste même avec plus d’efficacité que l’Etat aux réclamations du public, car un gouvernement dépend de l’opinion générale ; les individus qui le composent ne peuvent mépriser avec trop d’impudence les exigences de ceux qui les mandatent sans redouter un échec aux élections prochaines. Un particulier sauvegardant ses propres intérêts, ne dépendant que de lui-même, acquiert d‘énergiques moyens pour résister aux Comités de défense d’usagers qui se dressent contre lui. Sa ténacité dépend de son avarice et de sa volonté. Or, celles-ci n’ont d’autres limites que la fermeté des usagers coalisés. Et les concessionnaires perçoivent directement dans leur unique intérêt les deniers du public pressé par la nécessité quotidienne.

Pour ces motifs, les concessions sont inadmissibles dans un régime communiste. Elles ne se réalisent d’ailleurs pas, car le capitalisme indigène et privé se trouve anéanti. Et lorsqu‘un Etat prolétarien abandonne aux capitalistes étrangers des portions du domaine collectif, aliène certaines libertés au profit d’une fortune exotique, il ne mérite plus l’épithète de « communiste » qu’il continue parfois à s’attribuer sur les papiers officiels.

Dans une société bolcheviste ou socialiste, maintenant la puissance économique de l’Etat, ce dernier administre lui-même les réseaux ferroviaires et assure les transports. Cette régie offre au gouvernement l’avantage de lui permettre de régler l’activité du pays en interdisant à certains individus d’user des moyens de locomotion ou en suspendant le trafic. Mais la régie est un mode inférieur d’exploitation. Les autorités administratives, les fonctionnaires, tendent à dominer les compétences techniques, les cheminots. La bureaucratie étouffe l’initiative des employés et les réclamations des voyageurs. L’expérience des bolchevistes russes fut probante à cet égard. Krassine reconnut que « l’administration actuelle des chemins de fer amena les transports à un état de complète ruine qui s’approche de l’arrêt définitif de toutes les voies de communication. ». Et il conclut « L’Administration collective, en réalité irresponsable, doit faire place au principe d’administration individuelle entraînant une plus grande responsabilité ».

Au lieu d’étatiser les moyens de transport, certains proposent de les individualiser, en donnant l’autonomie aux organismes chargés de leur gestion. Cette tendance aboutit dans le monde capitaliste, à l‘établissement de multiples compagnies indépendantes dont on célèbre le bon fonctionnement des machines, la rapidité des locomotives, la modicité des tarifs. Malheureusement, on ne remarque pas assez que ces avantages proviennent directement de la concurrence que se font ces entreprises. Pour éviter ou réduire au minimum les inconvénients qu’elles ressentent de cette rivalité, les compagnies tentent de constituer des trusts, de fusionner, d’établir à leur profit un monopole. Ainsi, la concentration se réa-lise au détriment des usagers.

Les anarchistes préconisent la reconnaissance des moyens de transport comme propriété publique et non d’Etat. Les lignes seraient dirigées sous le contrôle technique du syndicat des cheminots et sous le contrôle administratif des employés et voyageurs. Comme une exacte discipline s’impose dans les chemins de fer où le moindre retard et la plus infime erreur entraînent de redoutables conséquences, elle serait établie, selon les cas particuliers, par les conseils locaux de district ou d’embranchement et les conseils de réseau élus par l’ensemble des travailleurs.

Les usagers réunis en Comités nommeraient des représentants au Conseil du réseau placé sous la tutelle du syndicat des cheminots. Ce conseil serait composé de délégués du public, du personnel, du syndicat et du Conseil Economique National. De la sorte, l’intérêt général se formerait réellement du concours des intérêts particuliers. L’omnipotence bureaucratique de 1’Etat n’étouffe-rait pas l’initiative individuelle. Les moyens de transports seraient à la disposition de chacun pour l’utilité de tous.

Entre l’étatisation socialiste et l’individualisation liber-taire des réseaux, Landler hésita. Il se résolut à une solution mixte Les chemins de fer passèrent sous l’autorité nominale de l’Etat; mais on laissa jouer un rôle notable aux Conseils. Les 13.601 kilomètres appartenant à des compagnies privées revinrent à la nation et furent gérés par le commissariat des transports. En fait, le Conseil d’Exploitation composé de représentants du syndicat des cheminots administra seul les lignes, sous le contrôle du syndicat et leur responsabilité commune. Dans chaque gare ou centre régularisateur, le personnel désigna le conseil de discipline et d’exploitation local, placé sous la tutelle technique du Conseil syndical d’Exploitation. Les employés des réseaux les gérèrent à leur gré, sans tenir compte des décisions prises par les fonctionnaires du Commissariat. Les chemins de fer confiés à la diligence du syndicat furent donc partiellement individualisés.

La puissance des conseils d’exploitations ferroviaires atteignit même un degré tel que Landler ne put appliquer les mesures destinées à supprimer le trafic par havresac. Le troc des vêtements ou des meubles fournis par les offices contre des produits de la terre s’effectuait en effet par chemins de fer. Les tarifs n’avaient pas suivi la hausse des salaires ; et les voyages coûtaient peu. Pour empêcher le transport par havresac et rétablir l’équilibre de la répartition, Landler voulut interdire quelque temps l’accès des voitures aux voyageurs ne remplissant pas de fonction publique. Seul, le charroi des vivres destinés aux offices d’approvisionnement aurait été permis. Cette décision d’un usage aisé pour un gouvernement administrant ses réseaux en régie ne put être appliquée. Landier devant l’hostilité des cheminots et de leur syndicat, sentit que l’Etat n’était pas le véritable maître des lignes et modifia son projet.

En 1919, les recettes des chemins de fer atteignirent 71.300.000 couronnes en billets blancs ; les dépenses dépassèrent 667.000.000 kcs. Mais à ce déficit, motivé sur-tout par la dévalorisation du numéraire, ne correspondit pas une désorganisation du trafic. Les voitures furent soigneusement entretenues au contraire et les horaires de trains disposés de façon à satisfaire les usagers. L’activité ferroviaire ne diminua point.

VI

La Politique agraire

Asservis politiquement et économiquement aux propriétaires fonciers, journaliers, domestiques et petits paysans se trouvaient, avant la guerre, désorganisés, sans initiative révolutionnaire. Deux anarchistes, Etienne Varkonyi et Eugène Schmidt s’efforcèrent de remédier à cette situation. Fils d’agriculteur, longtemps maquignon, Varkonyi adhéra au parti social démocrate dont le réformisme l’écœura et qu’il abandonna en 1896.

Influencé par le communisme libertaire, il fonda l’Alliance Paysanne qu’il dota d’un journal « A Földemüvelo » (Le Paysan). Il entra en lutte contre les socialistes qui, après avoir tenté d’assujettir les syndicats industriels, s’efforçaient de gagner la sympathie des ruraux, dans un but électoral. Le 14 février et le 8 septembre 1897 à Czegled, Varkonyi tînt deux congrès dans lesquels il définit son programme. Ayant manifesté son mépris pour la démocratie parlementaire et démontré la vanité du suffrage universel, même secret, il déclara que les terres ne devaient pas être morcelées entre les paysans valides comme le suggéraient les marxistes, mais communalisées et cultivées en commun. Afin de préparer l’expropriation des seigneurs fonciers et d’éduquer économiquement les campagnards en leur donnant confiance dans leur force, il fallait établir immédiatement des instituts coopératifs, des syndicats et recourir à la grève générale.

Aidé d’Eugène Schmidt, disciple de Tolstoï, Varkonyi prépara, en 1897, la première grève paysanne hongroise. A l’époque de la moisson, les paysans refusèrent de servir si l’on n’augmentait pas le taux des salaires. Les propriétaires furent tellement surpris par le mouvement et acculés à la ruine qu’ils insistèrent auprès du gouvernement pour que l’on fit venir des émigrants asiatiques. Les autorités préférèrent recourir à la force armée et à la compression législative. La troupe contraignit les paysans à moissonner; on emprisonna six mille grévistes ; les députés, tous propriétaires fonciers, édictèrent contre l’Alliance Paysanne et les grévistes agricoles les fameuses lois de 1898, connues sous le nom de « Lois Scélérates ». En 1904, Varkonyi reprit l’agitation, mais parmi les seules populations de la Plaine. Le nouveau mouvement s’éteignit rapidement.

Eugène Schmidt, séparé de Varkonyi après les événements de 1897-1898 fit alors de la propagande communiste parmi les sectateurs nazaréens. Les Nazaréens commencèrent à prendre de l’importance en Hongrie vers la fin du dernier siècle. Partisans résolus de la non-vio-lence, ils refusaient de porter les armes et, pour ce motif, entraient en conflit perpétuel avec le Ministère de la guerre. Tous cultivateurs, ils se montraient d’une grande douceur avec leurs bêtes et travaillaient d’ordinaire pour le compte de propriétaires qui, profitant de leur résignation mystique, abusaient odieusement d’eux. Eugène Schmidt substitua à leur idéologie imprécise et sentimentale un substantiel programme économique. Il leur montra les avantages du communisme et leur recommanda, comme moyens d’expropriation pacifique, la grève géné-raIe et la résistance passive. En 1919, les nazaréens comptaient environ 18.000 adeptes en Hongrie ; ils furent dans les campagnes les auxiliaires précieux des communistes. Eugène Schmidt partit ensuite pour l’Allemagne où il vécut le reste de sa vie, imaginant la philosophie gnostique, mélange curieux d’individualisme libertaire et de religiosité.

Un valet de ferme natif d’Oroshàza, Sandor Csizmadia tenta de réorganiser le prolétariat agricole en lutte contre les propriétaires. Poussé par la misère qui sévissait dans son département, il abandonna sa métairie et de-vint cheminot. En 1894, il fut emprisonné pour propagande anarchiste ; on l’incarcéra d’une manière presque continue jusqu’en 1904. Dans son cachot, il apprit à lire et à écrire. Il se révéla bientôt poète et écrivit ses Chants du Prolétaire (Proletarkoltemenyck) et A l’Aurore (Haj-nel’ban) qui rendirent son nom célèbre. Il décrivit en termes émus la détresse des paysans. Puis, il lança cette Marseillaise des Travailleurs, l’hymne révolutionnaire magyar, que clamait la foule révoltée exigeant en novembre 1918 l’abdication du Roi et le départ de l’homo régius. Le 13 décembre 1905, Csizmadia et ses amis constituèrent l’Union des Travailleurs campagnards. Cette organisation prit rapidement une extension considérable. En mai 1906, elle comptait 300 groupes et 25.000 membres; en janvier 1907, 350 groupes et 40.000 membres. Au Congrès de Pâques de cette même année, elle avouait 552 groupements et 50.000 membres. En août 1907, 75.000 syndiqués se réunissaient dans 625 groupes. Sentant leur force, journaliers et domestiques se mirent en grève et réclamèrent avec une augmentation des traitements, la révision des pactes les liant aux propriétaires. Quatre mille paysans furent arrêtés et, pour contraindre les domestiques à respecter les clauses des contrats, le gouvernement édicta une loi obligeant les serviteurs à remplir fidèlement leurs engagements sous peine de 400 couronnes d’amendes ou 60 jours de cellule. Enfin, bien que l’Union eut été dûment autorisée, le 7 janvier 1906, elle fut complètement dissoute en 1908 par ordre d’Andrassy, ministre de l’Intérieur. Csizmadia, arrêté en 1906 puis relâché fut inquiété de nouveau; il parvint à disparaître quelque temps. Jusqu’à la guerre, il poursuivit sa propagande et collabora aux divers journaux révolutionnaires. Un de ses amis Waltner, plus connu sous son pré-nom de Jacob reconstitua les syndicats agricoles qui se disloquèrent en 1914.

L’activité des militants communistes libertaires dans les campagnes obtint un double résultat :

1° La situation des paysans s’améliora légèrement après chaque soulèvement. Malgré la ruine des organisations corporatives, le taux du salaire nominal s’accrut comme le témoigne ce tableau.

Salaires des journaliers (par jour)

En 1884 avant la grève durant l’hiver Kcs :1,12

durant les moissons Kcs : 1,76

En 1898 après la grève durant d’hiver Kcs : 1,25

— — durant les moissons Kcs : 2

En 1905 avant la grève durant l’hiver Kcs : 1,36

— — durant les moissons Kcs: 2,27

En 1905 après la grève durant l’hiver Kcs : 1,42

— — durant les moissons Kcs: 2,45

Salaire des domestiques (par an)

En 1905 avant la grève (nature et espèces) Kcs: 355

En 1908 après la grève — — — Kcs: 430

On remarque qu’après chaque grève, le salaire nominal des journaliers s’est élevé, mais dans de plus fortes proportions à l’époque des moissons.

En effet, durant l’hiver, les propriétaires, ne ressentant pas le besoin immédiat d’ouvriers, n’augmentent les traitements que dans une mesure restreinte. Mais au temps des récoltes quand ils ne peuvent absolument pas se passer de journaliers et que ceux-ci, le comprenant, menacent de ne pas lever le blé, afin d’éviter la faillite et d’apaiser leurs aides, les seigneurs sont contraints de hausser notablement le taux des appointements. Les domestiques ne participèrent pas à la coalition des journaliers en 1897.

Leurs gages atteignaient à ce moment une moyenne annuelle de 320 Kcs. Attachés non seulement comme les journaliers aux propriétés mais encore à la personne de leurs maîtres, ou de ses intendants, leur situation restait misérable d’autant qu’ils ne pouvaient se révolter sous peine de manquer d’ouvrage et de se voir emprisonner. Néanmoins, après qu’ils eurent été enrôlés et surtout éduqués par Csizmadia, ils entrèrent aussi en conflit avec leurs patrons, en 1907. Ils en retirèrent un accroissement de gains de 25 % environ.

2° Par suite de l’influence des anarchistes et de l’activité des organisations fondées par leurs soins, la propagande marxiste n’eut aucune prise sur les paysans. Aussi la politique agraire pratiquée par la Commune Hongroise différa-t-elle totalement de celle que suivirent les bolchevistes russes

A la tête du commissariat de l’agriculture rattaché par la suite au Conseil Economique se trouvèrent Csizmadia et Georges Nyisztor, aidés d’Eugène Hamburger et de Charles Vantus.

Un front immense, des yeux pleins d’astucieuse bonhomie, une courte bouffarde continuellement plantée entre des dents solides au coin droit de la bouche, une abondante moustache noire an broussaille, l’allure trapue, la démarche pesante d’un paysan qui semble emporter à ses bottes les mottes du champ qu’il vient de labourer, tel se présentait Nyisztor, hier encore paisible cultivateur de la plaine.

Ancien secrétaire général du parti social-démocrate, Hamburger s’était depuis longtemps spécialisé dans les questions agraires. Vantus, commis d’une caisse mutualiste, le secondait.

Moins de quinze jours après leur nomination, les commissaires publièrent, le 4 avril, cet avis :

1° La terre hongroise appartient à la communauté des travailleurs; qui ne travaille pas ne peut en jouir.

2° Toutes les grandes et moyennes propriétés accompagnées des bâtiments, cheptel et matériel aratoire re-viennent, sans rachat, à la communauté.

La petite propriété devient avec la maison et les dépendances annexes simple possession de celui qui jadis en était propriétaire. Le commissariat de l’Agriculture décidera en tenant compte des conditions locales des propriétés à classer comme grandes et moyennes.

Les individus ne pourront se partager les propriétés des communautés.

Les propriétés des communautés sont administrées par des Coopératives. Pourront devenir librement membres de ces Associations de production les personnes des deux sexes qui consacreront à la production un certain nombre de journées de travail. Chacun recevra une part du revenu proportionnel à son travail.

6° L’organisation des Coopératives sera réglée dans le détail ultérieurement.

Le commissariat de l’Agriculture dirigera techniquement, par l’entremise des Conseils locaux, la mise on valeur des propriétés.

Ainsi se manifestait officiellement la volonté du nouveau régime de constituer le communisme agraire sous forme de Coopératives ou de Syndicats de production. Les bolchevistes russes, au contraire, après l’échec des socialistes révolutionnaires de gauche, préconisèrent ouvertement la création et le développement de propriétés foncières individuelles et l’abandon de l’exploitation collective du Mir. Ils espéraient, par l’intérêt particulier et l’amour avare du sol, inciter les paysans à pratiquer la culture intensive et à accroître de la sorte le rendement de la production. Ils tombaient dans la même erreur que le démocrate Karolyi et devaient se heurter bientôt à l’hostilité des agriculteurs.

En Hongrie, où la concentration foncière était très grande, les paysans n’eurent qu’à exproprier les maîtres des latifonds et instaurer, en place de l’ancienne direction, des Associations de producteurs susceptibles de se doubler postérieurement de Coopératives autonomes de consommation.

Sous l’impulsion d’Eugène Schmidt, des Coopératives de production avaient été fondées en 1899, principalement parmi les cultivateurs de blé et les éleveurs transylvaniens. En 1891, une Association pour l’achat an gros des machines s’instituait. Par la suite, on construisit des écuries et des greniers communs ; on disposa de centres d’instruments agricoles. Par l’entraide, l’eau potable et la lumière pénétrèrent dans les hameaux isolés de la plaine. Des Sociétés de Crédit aux artisans s’établirent. En 1914, trois millions de couronnes reposaient en dépôt dans leurs caisses. Face à ces Coopératives de travailleurs se dressèrent des cartels capitalistes. Et l’activité du plus important d’entre eux, le cartel des porcs, fut l’une des causes économiques de la guerre mondiale : Les grands propriétaires pratiquaient, en vue de la vente et de l’exportation, l’élevage des verrats et gorets, surtout dans les départements de l’Est. Mais les cochons hongrois, de petite taille et d’une lente croissance sont peu prolifiques. Les éleveurs ayant fondé un cartel et ne redoutant pas de concurrence indigène, vendaient aux consommateurs hongrois leurs bêtes à un prix exagéré. Or l’élevage du porc est promu, en Serbie, au rang d’industrie nationale : les porcs serbes possèdent une chaire abondante, se reproduisent et croissent facilement. La plupart de ces animaux s’exportaient en Hongrie où leur prix de vente était inférieur à celui des bêtes magyares. Il en résulta une concurrence acharnée entre éleveurs serbes et hongrois qui aboutit à l’établissement par la Hongrie de droits prohibitifs sur l’entrée à la douane des cochons serbes.

La Serbie, lésée dans sa principale branche d’exportation, répondit par la fermeture de ses frontières aux produits hongrois. Néanmoins, malgré la hausse successive des droits qui les frappaient, les cochons serbes continuaient à se vendre, en Hongrie, malgré leur qualité supérieure, à un prix moindre que les magyars. Il s’établit de la sorte entre les deux pays une rivalité économique d’une violence inouïe, l’un des facteurs de l’ultimatum de 1914. Par suite de la concentration des capitaux fonciers, l’usage des engrais et machines destinés à la culture de vastes superficies se répandait beaucoup. Alors qu’on ne comptait en 1871 que 4.409 machines d’un fonctionne-ment primitif, on en dénombrait en 1915, 48.070 ainsi que l’atteste le tableau suivant :

Charrues Machines Moissonneuses-

à vapeur Tracteurs à battre faucheuses

1871 18 ? 2.464 1.927

1895 129 50 9.509 13.329

1915 771 182 28.907 18.210

Dans des propriétés d’étendue restreinte, l’emploi de ces instruments eut été trop onéreux, voire inutile. La gestion de ces machines fut donc confiée à des organismes puissants : les Syndicats de production.

La politique agraire suivie par les révolutionnaires fut communiste. Mais dans l’application, deux méthodes s’opposèrent. certains, tel Hamburger, voulaient placer les terres sous le contrôle direct de l’Etat, organiser mécaniquement l’agriculture, instituer des «usines agraires » dont les travailleurs n’auraient été que les rouages passifs. Ils négligeaient complètement l’amour passionné du sol et l’esprit individualiste des paysans. Les autres, avec Czimadia, désiraient communaliser les biens fonciers, les mettre sous un contrôle local. L’agriculture ne devait pas être considérée comme l’industrie et centralisée ; mais, en maintenant la concentration du matériel, il fallait tenir autant compte des besoins de la commune que des intérêts collectifs. Les paysans conservaient dans l’organisation et le choix de la production une certaine autonomie. Entre les commissaires, le conflit fut assez violent. Etatistes et communalistes s’efforçaient de faire appliquer leur point de vue. Finalement, l’opinion de Csizmadia prévalut ; mais celui-ci dût se démettre de ses fonctions. Un ridicule conflit avec le personnel féminin du Central Télégraphique Pestois servit de prétexte.

On constitua donc dans chaque commune un Syndicat de production autonome, dépendant techniquement de l’Office des Syndicats ruraux. Cet Office reçut d’abord les instructions du Commissariat de l’Agriculture, puis, après le rattachement de ce Commissariat au Conseil Economique, de la section rurale du Conseil. A la tête de chaque Syndicat communal se trouvait un ingénieur agronome. Il était assisté et contrôlé par le Conseil d’Ex-ploitation élu par l’ensemble des paysans composant le Syndicat.

Les conséquences de la politique agraire diffèrent nettement de ceux de la politique industrielle.

Les terres furent entièrement cultivées, malgré l’invasion des soldats de l’Entente. Au lieu de constater une diminution de la production comme dans les usines, on remarqua un développement de l’aire d’ensemencement. La récolte estivale opérée malheureusement par les Franco-Roumains fut d’un rendement et d’une qualité supérieurs à la moyenne des années antérieures. Les paysans travaillèrent le sol communal avec un extraordinaire entrain.

Le salaire nominal et le salaire réel s’accrurent dans d’énormes proportions. Un porcher gagna 1.500 couronnes, ce qui, malgré la dévalorisation du numéraire représentait une hausse notable du rapport du gain nominal au coût de la vie. Varga déclara d’ailleurs à ce sujet «  Ce furent les ouvriers pauvres des champs qui bénéficièrent de la révolution de Karolyi et du régime prolétarien. Leur niveau d’existence et surtout leur alimentation subirent une amélioration absolument imprévue. Ils obtinrent une hausse rapide des salaires. Et cette hausse fut réelle car elle ne se traduisit pas par l’acquisition d’une plus grande somme d’argent mais par l’obtention de plus de denrées. »

Aussi les domestiques et journaliers se montrèrent les ardents défenseurs du régime. C’est ce qui explique, en partie, qu’à l’encontre de ce qui se passa en Russie, aucun soulèvement paysan spontané n’éclata.. Les manifestations réactionnaires eurent toujours lieu, à l’arrière du front franco-roumain, en pays occupé, comme à Arad ou à Szeged. Les régiments campagnards, ceux-là même qui levèrent les premiers la crosse en octobre 1918, composèrent les troupes les plus enthousiastes de l’armée révolutionnaire. Ils lâchèrent pied les derniers. Et, au 15 août 1919, alors que depuis une semaine, les Alliés avaient renversé les Conseils et occupé la banlieue de la capitale, les derniers bataillons ruraux, dispersés dans la plaine, tenaient encore désespérément tête aux Roumains.

Enfin, les sectateurs nazaréens, ces paysans qui, grâce à Schmidt, avaient acquis des convictions communistes en sauvegardant l‘essence pacifique de leur religiosité d’antan, servirent utilement la Commune. En Transylvanie, où ils étaient nombreux, ils tentèrent de résister par la grève aux envahisseurs. En Hongrie, avec les agriculteurs du département de Samozy, ils instituèrent les premiers les Syndicats de production dont ils formèrent les cadres.

Toutefois, vers mai 1919, les grandes villes reçurent soudain moins de denrées de la campagne. Le blocage des cités par les champs commença. Les remèdes préconisée par certains commissaires tels que réquisitions de vivres, impôts et prestations en nature apparurent inopérants, car on ne sut pas immédiatement remarquer le mécontentement des paysans contre les ouvriers.

Pendant les premiers mois du régime, les campagnards nourrirent libéralement les travailleurs industriels. En échange, on ne leur remit que du papier-monnaie. Les agriculteurs thésaurisèrent et continuèrent d’approvisionner ; mais l’argent se dévalorisant davantage, conformément au plan communiste, ils se rendirent vite compte du rôle parasite joué par les villes. Ils exigèrent alors que leurs denrées fussent troquées contre des machines aratoires et qu’il y eût un rapport constant d’échange de produits entre les industriels et eux. Malheureusement, la plupart des ouvriers qualifiés, enrôlés dans les bataillons rouges, combattaient sur le front. Les matières premières manquaient. Plus les exigences des paysans croissaient, moins les usines se trouvaient en état de les satisfaire par suite de la désorganisation industrielle et de la pénurie de main-d’œuvre spécialisée. Les paysans réduisirent les ventes aux villes. Ils cultivèrent pour eux et leurs communes ; ils n’échangèrent leurs produits que contre d’autres produits agricoles, du vin contre du blé, par exemple. Ils se contentèrent des machines d’avant-guerre ; ils revinrent à l’économie familiale et purement rurale. Entre eux et les ouvriers, un fossé se creusa.

Les villes d’elles-mêmes s’efforcèrent de remédier à cette situation. Pour diminuer les conséquences du monopole campagnard, elles tentèrent de mettre en application les idées émises par Kropotkine dans la « Con-quête du Pain », principalement dans le célèbre chapitre des Denrées.

Dès le mois d’avril, on laboura les champs de course de Budapest et les domaines de la banlieue. Des vaches furent réunies, près de la capitale, dans de vastes étables promptement édifiées ; les sans-travail, les anciens employés de métiers devenus inutiles, les fonctionnaires licenciés cultivèrent la terre. On mit de multiples moyens scientifiques à leur disposition. Les résultats furent magnifiques.

Pendant la Commune, malgré le blocus exercé par l’Entente et la méfiance des campagnes, les villes furent abondamment pourvues de légumes maraîchers. Conformément au système de rationnement décrit plus haut, la population disposa de laitages et de viande (2 fois par semaine). Certes, il n’y eut presque pas d’œufs, de volailles ou de graisses animales, en somme de produits de ferme. Mais il n’est pas douteux -une expérience de cinq mois le prouve- qu’une cité et sa banlieue, assiégés économiquement, peuvent, dans une grande mesure, pendant un certain temps, se suffire à elles- mêmes et attendre ainsi la fin de l’investissement.

Si Bela Kun avait laissé l’armée repousser les envahisseurs et rejoindre la Russie et la Bavière, s’il avait accompli son devoir révolutionnaire et non singé les diplomates, les ouvriers auraient repris bientôt leur place dans les usines intactes, fabriqué des machines, dissipé les craintes des ruraux et consolidé, avec le prolétariat agraire, l’alliance économique, principal moteur du succès d’une révolution.

VII

La Question Financière

Eugène Varga, commissaire aux Finances et l’un des présidents du Conseil Economique travailla jusqu’à l’âge de 26 ans en qualité de garçon boulanger. Doué d’une rare énergie, il voulut alors s’éduquer, étudia sans le secours d’aucun maître, subit avec succès les examens du baccalauréat et devint professeur à l’Ecole de Commerce. Les ouvrages qu’il composa (L’organisation économique de la République magyare des Conseils; Problèmes économiques du Régime prolétarien; Essor ou Décadence du Capitalisme) le mettent au premier rang des économistes éminents de l’époque, les Keynes, les Gide, les Travers-Borgstrœm ou les Cornelissen. Varga se déclare marxiste. Mais comme à tous les théoriciens de souche hongroise, le dogmatisme et le matérialisme des-séchant du prédicant germain, le répugnent. Et les méthodes qu’il applique et l’idéologie dont il se réclame n’ont de marxistes que l’épithète. A l’encontre de Marx qui faisait découler les phénomènes de postulats dont il se croyait l’inventeur et qui basait ses thèses sur le raisonnement et non sur l’observation, Varga con-damne l’apriorisme, s’intéresse à l’analyse des faits qu’il abstrait avec prudence, en tenant compte de l’ambiance. Sa méthode est essentiellement inductive.

Niant la valeur absolue, comme facteur d’évolution, du matérialisme historique, il reconnaît l’importance de l’idéologie et pense que « la grande influence des moteurs idéalistes et des énergies politiques qui en découlent nous incite à introduire constamment comme éléments décisifs dans l’étude des problèmes économiques, la politique et l’idéologie ». Puis, il condamne, d’une manière tranchante, le déterminisme que Marx insinue dans la loi de concentration et la thèse catastrophique et conclut « Ni le chaos de la production, ni les crises, ni la diminution du taux des bénéfices, ni l’accroissement de la détresse populaire ne donneront le coup de grâce à la société capitaliste. Seule la lutte révolutionnaire et consciente de la classe ouvrière peut amener ce résultat. »

Dans un monde communiste où tous les consommateurs produiront et où les transactions commerciales s’effectueront directement entre les magasins d’approvisionnement et les centres de production, l’usage d’un numéraire quelconque sera superflu. Les anarcho-syndicalistes avaient compris cette vérité. Varga se mit en demeure de la réaliser. Il sentit avec justesse que la dévalorisation de l’argent devait s’effectuer dans un temps assez bref pour détruire la puissance acquisitive et corruptrice des sommes détenues par la bourgeoisie et assez long pour supprimer l’aveugle confiance des masses dans la valeur d’usage ou pouvoir et la valeur d’échange ou utilité de la monnaie. Il fallait rééduquer économique-ment le peuple et l’inciter à venir de lui-même au troc. On recourut, dans ce but, à la dévalorisation de la monnaie, à l’emploi des cartes syndicales et des bons de confiance.

Des billets bleus imprimés à Vienne et jetés dans la circulation, par la Banque d’Autriche-Hongrie se trouvaient en mouvement au début du régime, et cotaient sur les marchés étrangers. Les presses étaient à Vienne, hors du contrôle révolutionnaire. Depuis novembre 1918, les envois de numéraire à Budapest avaient été suspendus. La valeur de cette monnaie bleue restait donc semblable ; on n’en pouvait amener la diminution par une émission extraordinaire, puisqu’on ne possédait pas les presses. Les Conseils décidèrent de retirer le cours légal du papier bleu et de le confisquer au bénéfice de l’Office du Commerce extérieur, afin de conserver néanmoins un instrument de transaction avec l’Etranger. Le gouvernement de Karolyi, pour se donner une monnaie propre, non assujettie aux fluctuations de l’ancienne couronne, avait de son côté émis des billets imprimés d’une seule face, les billets blancs. Les machines étant installées à Budapest, les communistes par une émission continue, parvinrent à dévaloriser promptement ces billets. Ils ne répondirent plus aux besoins du commerce d’ail-leurs monopolisé. Une ancienne Banque de Crédit socialisée, la Caisse d’Epargne Postale, émit alors pour compte de l’Etat, afin de satisfaire la demande des producteurs, des billets postaux. On en jeta tant sur le marché qu’ils subirent le sort des précédents. Durant la Commune, pour dévaloriser le numéraire, on émit huit milliards de couronnes en monnaie fiduciaire.

Vérifiant la loi de Gresham qui veut que dans une nation qui use en même temps de plusieurs monnaies légales, la plus mauvaise d’entre elles chasse les autres, les métaux précieux avaient fui devant le papier-monnaie et les billets bleus et blancs devant les bons postaux qui, subsistaient seuls, inutilisés et inutilisables. Le numéraire ne présentait plus aucun attrait commercial un mois après l’avènement du régime des Conseils.

On prit alors une mesure plus énergique et démonstrative. Varga, soutenu par les anarcho-syndicalistes qui reconnaissaient là l’entière application de leur théorie monétaire, voulut prouver aux travailleurs que si l’argent, base du système capitaliste, ne possède pas de mérite original, seul, dans un monde communiste, le travail représente une force. Il désirait même instaurer la pratique du bon de travail ; mais il ne put, en Hongrie, réaliser cette expérience dont Kropotkine a théoriquement démontré l’erreur.

On décida de ne fournir d’objets de consommation que sur présentation de la carte syndicale. On s’imaginait amener de la sorte les individus à accomplir un travail social déterminé par eux et réglementé dans l’intérêt collectif.

Bela Kun le reconnut quand il dit, le 14 mai « Main-tenant tout reflue vers les Syndicats, non pour faire carrière, mais pour vivre. Le régime communiste est celui de la société organisée. Celui qui veut vivre et réussir doit adhérer à une organisation, aussi les Syndicats ne doivent-ils pas faire de difficultés aux admissions. Qui se présente doit être accepté. » Malheureusement, on commit la faute de fonder des Syndicats de métiers inutiles ou d’intérêt secondaire. Les anciens bourgeois y affluèrent et donnèrent une telle importance numérique à ces nouvelles institutions que la base du système -le travail social effectué par chacun en vue du bénéfice de tous- s’en trouva gravement atteinte. La production industrielle, loin d’augmenter ainsi qu’on l’espérait, diminua. Et les cartes syndicales, à l’instar des billets, se dévalorisèrent.

On rechercha donc un système, qui tout en éliminant l’idée de numéraire susceptible d’être accumulé pour sa valeur intrinsèque ou fiduciaire, servit provisoirement aux transactions. On avait reconnu l’impossibilité de l’établir sur la puissance du labeur socialement organisé ; on le basa sur un élément purement idéologique, la confiance. Le bon de confiance, cette monnaie que condamnèrent les économistes bourgeois pour son absence d’homogénéité, se révéla la seule monnaie stable du régime communiste.

Dans chaque maison, dans chaque Syndicat, dans chaque usine, dans chaque Coopérative rurale, les individus, par appartements, sections, ateliers ou fermes, élisaient au suffrage universel et secret un homme de confiance révocable. Lorsqu’une personne ressentait le besoin d’un objet quelconque, d’un instrument ou d’une paire de bottes, elle exposait sa situation à l’homme de confiance qui lui délivrait, après enquête rapide et sous sa responsabilité, un bon. Munie de ce bon, elle, se pré-sentait dans les entrepôts communaux où l’on satisfaisait à sa demande. Le bon de confiance avait des qualités politiques et économiques. L’enquête à laquelle se livrait l’homme de confiance responsable lui permettait de s’assurer si la demande correspondait exactement aux nécessités. Les ouvriers se voyaient ainsi contentés ; et les anciens propriétaires ne pouvaient réclamer, comme avec la carte syndicale, des produits dont ils possédaient l’équivalence, grâce aux vestiges de leur fortune, mais qu’ils voulaient recéder contre d’autres dont ils manquaient. La supériorité économique de la bourgeoisie se trouvait inéluctablement ruinée. En outre, même dévalorisés, les billets restaient encore du numéraire. Ils n’avaient plus de puissance d’achat mais indiquaient qu’ils en avaient eu et restaient capables d’en recouvrer, « si les Conseils suivaient une sage politique monétaire ». Par contre, les bons de confiance, strictement personnels et concédés en vue d’un but déterminé, ne contenaient aucune des vertus essentielles d’une monnaie quelconque. Ils ne jouaient pas le rôle de capital-nature puisqu’ ils ne pouvaient satisfaire à de multiples besoins, à la fois, ils manifestaient la disparition radicale du numéraire et l‘avènement d’un monde où, dans la mesure humainement possible, chacun se voit rétribué, non selon son travail (bons de travail ou cartes syndicales), mais selon ses exigences.

Les principales opérations auxquelles se livrent les banques, dans le capitalisme, sont l’ouverture d’un compte-courant et la commandite industrielle. Des individus placent leur fortune mobilière dans les caisses d’un banquier qui leur sert un intérêt pour l’usage qu’il fait du dépôt. Quelquefois, le banquier avance à ses clients dans des conditions déterminées à l’amiable et sur garantie, certains sommes dont les intérêts se compensent avec ceux qu’il leur règle en considération de leur remise. Cette combinaison compose le compte courant. Dans d’autres circonstances, soit par l’achat en Bourse de paquets d’actions, soit par une avance directe de fonds, le financier participe à la marche d’une Société industrielle, en qualité de commanditaire.

Quelle sera la politique bancaire d’un régime où les tractations personnelles, le recours onéreux au crédit privé se trouveront remplacés par le monopole du commerce et la gratuité du Crédit ?

Dès le 21 mars, les miliciens occupèrent les établissements de crédit et les banques d’affaires. Les directeurs furent congédiés et provisoirement remplacés par des employés syndiqués élus par le personnel de leur mai-son. Puis, afin d’empêcher les actionnaires ou les clients de disposer des dépôts bancaires pour fomenter une agitation réactionnaire, on résolut que personne ne pour-rait retirer par mois plus du dixième de son capital et au maximum, 2.000 couronnes par mois, chiffre ridicule. Aucune ouverture de compte courante ne devait être désormais effectué. Il fallut organiser alors le crédit public.

En 1914, il existait surtout, en Hongrie, des Caisses d’Epargne communales dont les Etablissements budapestois centralisaient les opérations avec l’Etranger. La principale de ces maisons, la Caisse d’Epargne Postale, fondée on 1885, possédait en 1913, un capital de 227 millions de couronnes.

L’Institut d’Emission se trouvait à Vienne; la Banque d’Autriche-Hongrie ne disposait que d’une succursale à Budapest et de 135 bureaux et comptoirs en Hongrie.

Le Commissariat des Finances, malgré l’opposition des fonctionnaires des banques, décida de supprimer les établissements superflus, dont on fit des maisons de rap-port et de concentrer l’action financière à l’intérieur du pays dans trois organes : L’Institut Soviétique d’Emission, le Central Financier et l’Association Centrale du Crédit Agricole. Ces établissements ne devaient remplir qu’un rôle aussi transitoire que le numéraire. Seul aurait subsisté jusqu’à la constitution des Etats Fédérés d’Europe, l’Office du Commerce Extérieur possédant le monopole des transactions avec les nations capitalistes et les pays pratiquant l’économie communiste.

On s’efforça d’assurer la rémunération des ouvriers et la bonne marche de la production. Aussi, les banques qui commanditaient une entreprise avant la Révolution furent-elles contraintes de rétribuer les travailleurs de l’entreprise et de procurer des matières aux Offices. On attribua les fonds dont elles disposaient aux Conseils d’Exploitation. Le Commissariat des Finances confisqua les réserves des banques qui ne participaient pas avant Mars à la gestion d’une Société et les remit au Central Financier. Celui-ci, pour compte de l’Etat, fournit les sommes aux Conseils d’Exploitation qui les demandèrent. Si bien que dans les premières semaines de la Commune à l’encontre de ce qui se produisit en Russie, il n’y eut aucun trouble dans la vie économique du pays. Les ouvriers reçurent régulièrement leurs traitements ; les usines ne manquèrent pas de crédit pour acquérir les matières premières. Sans heurts, le prolétariat prit en mains la direction des entreprises.

L’Institut Soviétique d’Emission, confondu d’abord avec la Succursale de la Banque d’Autriche-Hongrie, puis avec la Caisse d’Epargne Postale, par l’entremise de ces organes, couvrit rapidement le pays de papier sans valeur. Ainsi fut totalement anéantie la dette publique intérieure. C’est alors que les créanciers étrangers s’émurent. Ils engagèrent l’Entente à réagir contre les menées communistes et préparèrent l’offensive de mai.

Pour apaiser leur crainte, Bela kun déclara au général Smuts, héraut des rentiers occidentaux que « La Hongrie se chargeait d’assurer aux propriétaires étrangers résidant actuellement sur son territoire, toutes facilités pour quitter le pays en emportant l’argent, les valeurs, les effets commerciaux et autres objets de propriété mobilière qu’ils pourraient posséder. Les étrangers désireux de rester en Hongrie ont l’assurance formelle que leurs biens seront sauvegardés et leur vie, respectée. Les banques, entreprises commerciales et Compagnies étrangères ne seront pas liquidées sans une convention économique entre le gouvernement magyar et les puissances intéressées. »

Il ne suffisait pas de calmer les appréhensions des créanciers étrangers; il fallait encore nouer des relations avec eux. L’Office du Commerce Extérieur s’y essaya.

L’utilité d’un tel organe ne saurait être mise en doute par un anarchiste. Puisque le commerce privé n’existe plus, les Offices de matières doivent s’adresser à l’institution Nationale capable de leur procurer, par importation, les denrées exotiques dont ils ont besoin, à l’aide d’un produit recherché sur tous les marchés, la monnaie métallique ou son succédané, le billet de banque convertible en espèces. Dans les transactions avec les capitalistes, un régime communiste ne répugne pas à exporter de l’or en échange de produits ni même à avoir une balance débitrice. Cet or ne représente pas, en effet, de valeur réelle pour lui, mais simplement une valeur d’échange. En outre, les communistes savent que le métal précieux corrompt l’Etat capitaliste qui l’accu-mule : un change trop élevé chasse les acheteurs munis de monnaie dépréciée, tarit l’industrie nationale, ruine le commerce, occasionne un chômage intense et des cri-ses sociales favorables à la naissance d’une société prolétarienne. Dans les relations avec les Républiques ouvrières, les échanges s’effectuent de valeurs réelles à valeurs réelles. L’Office du Commerce Extérieur n’est plus qu’un organe enregistreur dont l’importance tend à décroître à mesure que se développent les transactions de cette nature.

A vrai dire, l’Office du Commerce Extérieur hongrois ne fonctionna guère.

Les pays communistes voisins, comme la Bavière ou la Slovaquie, emportés dans le tourbillon des luttes révolutionnaires ne purent commercer avec la Hongrie. Ils subsistèrent trop peu de temps pour devenir capables de nouer des rapports intéressants. La Russie était trop éloignée. Entre elle et les Magyars, s’interposaient les armées de l’Entente.

Malgré les concessions de Bêla Kun, les gouvernements bourgeois se tinrent sur la réserve ou réalisèrent le blocus économique de la Hongrie. Néanmoins, les capitalistes tchèques, anglais et yougoslaves, insoucieux des attaques dirigées par leurs troupes contre, les communistes, fournirent à ces derniers des matières premières (peaux tannées, bois de construction, pièces métalliques). Mais ils ne recoururent pas ouvertement à l’Office du Commerce Extérieur. Les transactions s’effectuèrent par l’entremise des anciennes Sociétés étrangères, domiciliées en Hongrie, théoriquement indépendantes et passées en fait sous le contrôle immédiat de l’Office. Il est intéressant de remarquer que les capitalistes, eurent confiance dans la solidité du régime communiste.

La couronne hongroise (billet bleu) cotait à la Bourse de Zurich, en mars 1919, au moment de la proclamation de la Commune, 22,57. A l’annonce, sitôt démentie, de la confiscation des biens et valeurs mobilières, appartenant aux étrangers, elle descendait à 18,54. La victorieuse contre-offensive de mai qui consolida les Conseils la fit remonter en 21,07. Les temporisations militaires de juin et juillet causèrent une rechute 17,91 et 15,77. Lorsque les Conseils tombèrent et que l’on instaura un gouvernement militaire, sous la protection des baïonnettes franco-roumaines, la couronne dégringola jusqu’à 12,26. Mais elle ne valait plus que 0,56 en novembre 1921, en pleine dictature bourgeoise.

Ces fluctuations nous démontrent que le patriotisme des financiers s’accommode aisément de tractations avec l’ennemi ; tandis que les capitalistes répandent, par une presse vendue, les erreurs destinées à duper l’esprit des foules, ils savent apprécier avec perspicacité les vertus profondes de leurs adversaires. Ne l’oublions jamais !

VIII

Armée et Diplomatie révolutionnaires

Les anarchistes se proclament volontiers réfractaires et antimilitaristes. Trop de gens croient que cette attitude se motive par la résignation ou l’abdication de soi. L’exemple des Makhnovistes d’Ukraine qui luttèrent héroïquement pendant trois années pour maintenir leur indépendance, celui des libertaires magyars qui s’enrôlèrent dans les milices révolutionnaires pour protéger la Commune des attaques de l’Entente prouvent avec clarté que les anarchistes sont, eux aussi, prêts à combattre et à mourir pour leur idéal.

Les milices furent recrutées volontairement dans les Syndicats et le Parti communiste. On ne pouvait être admis dans leurs rangs que sur la proposition des hommes de confiance de ces organes. Les engagés recevaient une solde en plus de la nourriture et de leur équipement.

Avec les prisonniers de guerre et les déserteurs de l’escorte du représentant des Alliés à Budapest, le lieu-tenant-colonel Vyx, on forma un corps d’année international qui combattit ensuite les Franco-Roumains. Des Sénégalais y voisinèrent avec des Russes ; des Tchèques avec des Italiens.

Malheureusement, en mai 1919, au moment de l’offensive de l’Entente, sur l’initiative des éléments social-démocrates, on décréta la mobilisation générale. Avec les erreurs diplomatiques de Kun, cette décision fut la cause principale de la chute du régime. Certes, les effectifs militaires atteignirent une force numérique considérable. Mais les milices furent alors composées de petits bourgeois, de démocrates enclins à trahir; les officiers réactionnaires se virent appelés sous un drapeau qu’ils haïssaient. Ils se rendirent avec leurs régiments dès qu’ils occupèrent les tranchées.

Les centuries syndicales, composées de volontaires communistes, anarchistes, ou galiléens, emportées par leur enthousiasme, participèrent à toutes les manœuvres d’importance, tentèrent les entreprises périlleuses, repoussèrent Roumains, Tchèques et Français. Elles se virent rapidement épuisées. Les troupes de réserve n’étaient pas sûres. Les ouvriers armuriers partis au front furent remplacés dans leurs usines par des bourgeois mobilisés qui sabotèrent.

L’armée rouge comprit durant la campagne mai-août, huit divisions réparties en cinq corps d’armée. Quatre-vingt mille miliciens, âgés de quinze à soixante ans et cent mille hommes mobilisés au 4 mai la formèrent. On mit à la disposition des combattants cinq cents mitrailleuses, 22 aéroplanes, 6 monitors, 20 trains blindés et automitrailleuses.

L’ancien ministre de la Guerre de Karolyi, Guillaume Boehm, devint généralissime de l’armée rouge. On nomma commissaire aux armements, Joseph Pogany. Long-temps, Pogany collabora au « Nepszava ». Mécontent de la conduite politique des directeurs de ce journal, il fonda un périodique d’action révolutionnaire, le « Vilag Konyt-par ». Sous-secrétaire d’Etat durant la République, on le promut président du Conseil des Soldats. Après la chute du régime communiste, il parvint à gagner New-York et maintenant, il est rédacteur au journal bolcheviste hungaro-américain « Uj Elore » (En Avant, de nouveau!). Bela Szanto et Bela Vago l’aidèrent en qualité de commissaires-substituts. Au mois de juin, Désiré Bokany, commissaire à la Prévoyance sociale et Eugène Landler, commissaire des Transports partirent au front commander les deux principaux corps d’armée.

Certes, aucun de ces hommes ne comprit le rôle qui leur incombait. Démagogues férus de jacobinisme, ils s’imaginèrent que pour délivrer un pays, il fallait recourir aux mêmes artifices que pour enlever une motion de confiance. Ils prétendirent diriger des armées, de leur cabinet ou de leur état-major, comme on mène une foule amorphe dans un meeting, du haut de la tribune. Ces falots chefs d’armées furent, en réalité, les fossoyeurs de la Commune.

Et voici l’auteur responsable du désastre, le niais qui mimant les diplomates se laissa tourner en ridicule par le vieux Clemenceau, le lamentable pantin, qui réduisit à néant, par ses bouffonneries, les entreprises économiques et sociales de ses collègues : Bela Kun. En 1905, Kun délaissant l’Université de Kolozsvar entra dans la rédaction du Journal démocrate « Or ». Puis Il collabora au « Szabotsag », de Nagyvarad et au « Budapesti Naplo ». Tandis qu’il gérait une caisse ouvrière à Kolozavar où il était retourné, son radicalisme se nuança de marxisme. Au cours des hostilités, caporal au 21ème régiment d’infanterie, il fut saisi par les Russes. Libéré par les révolutionnaires en 1917, il fonda avec Szamuelly et un journaliste d’Arad, Andréas Rudnyansky, le groupe communiste hongrois qu’il dota d’un périodique Vérité Rouge. Sous le pseudonyme de Docteur Sébesty, en novembre 1918, âgé de 38 ans, il revint en Hongrie, organisa le parti communiste avec les anarchistes, les galiléens et les démobilisés; il lança un quotidien le « Voros Ujsag » plus tard journal officiel du régime communiste. Rien, par conséquent, dans son passé, ne prépara Kun à la mission qu’il voulut assumer, durant cinq mois, la direction du Commissariat des Affaires étrangères.

Dès le commencement d’avril, lorsqu’il apparut que les alliés allaient attaquer militairement la Hongrie, les milices volontaires, pensant qu’une situation critique exige l’usage de moyens extraordinaires et le rejet des hypocrisies nationales, réclamèrent de franchir la frontière, d’envahir la Bukovine, et par la haute Bessarabie et la Podolie, de joindre l‘armée russe.

Certes, des territoires étrangers auraient été occupés. Mais Ils n’appartenaient plus à personne. Les tchèques et les roumains se disputaient ces contrées à peine quittées par des soldats d’Autriche. En outre, les populations honteusement pressurées par les belligérants espéraient en une libération économique et, prêtes à s’insurger, se seraient volontiers jointes aux magyars. La création d’un bloc hungaro-russe aurait permis à la Russie et à la Hongrie de résister aux assauts réactionnaires et de se ravitailler mutuellement.

Bela Kun refusa catégoriquement de permettre le viol des frontières. Il se contenta d’entrer en pourparlers avec les Ukrainiens, sur les bases suivantes : 1° Reconnaissance absolue de l’indépendance et de la souveraineté de la république soviétique d’Ukraine à l’intérieur des frontières ethnographiques, comprenant notamment la Galicie et les autres parties de la Hongrie où la population ukrainienne se trouve en majorité; 2° Alliance défensive et offensive entre les républiques communistes, jusqu’à la constitution des Etats Fédérés d’Europe; 3° Interdiction aux troupes de l’une ou l’autre république alliée, de stationner sur le territoire de l’autre, sans l’assentiment de cette dernière; 4° appui réciproque pour la protection des territoires, la lutte contre les impérialismes et les mouvements réactionnaires. Ces négociations durèrent plus d’un mois.

Durant ce temps, les russes trop écartés de leurs bases se firent battre par les blancs, tandis que les milices magyares, l’arme au pied, attendaient les décisions de l’oracle budapestois.

Soudain, le 8 avril, on apprit que la République des Conseils avait été proclamée à Munich, et que la garde bavaroise occupait les frontières du nouvel état. A Vienne, l’agitation communiste prenait une extension rapide. L’instant approchait où se constituerait le groupe compact des états communistes du Danube, susceptible de contenir victorieusement la poussée des alliés et d’entraîner dans son orbite, les divers états balkaniques. En un jour, l’armée magyare aurait pu gagner Vienne: En une heure, déclara plus tard le président du Conseil autrichien Seitz, les Conseils ouvriers d’Autriche auraient renversé la république démocrate et réalisé l’émancipation complète du prolétariat. La route de Vienne à Munich était ouverte. Rapidement, les révolutionnaires, par Linz, Ried et Simbach, pouvaient opérer leur jonction avec les Bavarois.

Kun dépêcha comme ambassadeurs à Vienne plusieurs de ses amis, parmi lesquels se distinguèrent Alexius Bolgar et Sandor Feny, ancien professeur de sociologie à Clark University de Worcester. Pour ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures d’un état étranger, et ne pas éveiller des susceptibilités de l’Entente, Kun ne consentit jamais à soulever l’Autriche et à s’unir aux Bavarois. Il préféra négocier avec les alliés. Le général Smuts, délégué de l’Afrique du Sud à la Conférence de la Paix, vint en Hongrie. Kun exulta « Depuis l’armistice, s’exclama-t-il, l’Entente n’entama pas de conversation diplomatique avec nous, mais de vulgaires pourparlers d’ordre militaire. Le général Smuts discute avec nous en qualité de diplomate. Ceci prouve que le système prolétarien est reconnu par l’Entente comme le premier pouvoir fermement établi depuis l’effondrement de l’armée impériale ». Smuts partit bientôt à Prague; à Vienne, Bolgar poursuivit les pourparlers avec le colonel Cuningham.

Mais, le 2 mai, la garde bavaroise vaincue livrait Munich aux réactionnaires. La Hongrie se trouvait isolée. Elle ne devait désormais compter que sur ses propres forces.

L’inaction des milices magyares permit aux bandes roumaines de pénétrer en Transylvanie, le 2 avril; d’occuper, le 22 avril, Kischeno, Nagyszalonta et Debreczen ; d’entrer, le 23 avril, à Matteszalka. Le 24 avril, les Roumains proclamèrent la mobilisation des hospitaliers et ouvriers munitionnaires. Ils marchèrent sur Arad, suivis de l’armée française. Pour briser leur avance, les nazaréens de Transylvanie incitèrent les travailleurs à faire une grève générale dans les centres, à Kolozsvar, Szamos-Ujvar, Zam, etc... Dans cette conjecture, à Budapest, Kun et son substitut Pierre Agoston, au lieu de se résoudre aux mesures extrême, se répandaient en conversations. Le 25 avril, Franchet d’Esperey donnait à ses soldats, l’ordre de reprendre l’avance suspendue à la suite de la mission Smuts; l’entente par un ultimatum, somma les commissaires du peuple de transmettre leurs pouvoirs à un gouvernement républicain.

Kurt restait optimiste. Il télégraphiait à Balfour et réclamait la venue d’une mission internationale à Budapest pour régler les détails du « statut des entreprises étrangères ».

Le 1er mai, dans les avenues de la capitale, déco-rées d’arcs triomphaux, parmi les tribunes, les tours d’honneur recouvertes de bandes d’étoffe pourpre, dans le fracas des cuivres, à l’appel des leaders, quatre cent mille personnes défilèrent en cortège, acclamant le nouveau régime. Le 2 mai, on apprit la chute des Conseils bavarois et la prise des rives orientales de la Tisza, par les franco-roumains.

Le 3 mai, le général Marcarescu, commandant l’armée roumaine de Transylvanie, exigea, dans un ultimatum, la démobilisation des milices magyares, la livraison du matériel, des armes et approvisionnements, de 800 locomotives, de 4.000 wagons de voyageurs, et 40.000 wagons de marchandises, de 4 trains blindés. Il réclama de plus, la libération, sans réciprocité, des prisonniers, l’occupation des têtes de pont de la rive droite de la Tisza, l’évacuation des territoires situés entre le fleuve et la Roumanie.

A Buda-pest, on comprit enfin le danger. Près de deux mois avaient été gaspillés en pourparlers ; il fallut réagir. Le 4 mai, la mobilisation générale fut proclamée. Tout individu ayant reçu une instruction militaire quelconque dut partir pour le front. Une propagande intense s’effectua dans les syndicats, afin d’inciter les ouvriers à s’engager. Les réformés exécutèrent des travaux de fortification. Budapest entra dans la zone des opérations militaires.

Dans la nuit du 5 mai, l’armée rouge s’ébranla. Les centuries syndicales, aidés des matelots, refoulèrent les Roumains de Szolnok à Mezo Tur. Les milices délivrèrent Kisujzallas, Karczag et Püspök Ladânu ; les têtes de pont sur la rive gauche de la Tisza revinrent en leur possession.

Le 24 avril, dénonçant l’armistice de Belgrade, les Tchèques, commandés par le général français Pellé, avancèrent vers Pozsony et Selmeczbanya. Le 11 mai, seulement, les magyars ripostèrent et les envahisseurs s’enfuirent, le 12 mai, en désordre, dans la direction de Fulek et Lovonoz. Le 7 juin, le 28ème régiment d’infan-terie tchèque, officiers en tète, se rendit. Le 11 juin, le communistes occupèrent Szérénos, Patnok et Leva et libérèrent la Haute-Hongrie. Le 14 juin, ils pénétrèrent en Slovaquie ; le 16 juin, ce pays s’insurgea et proclama la dictature du prolétariat. A Eperies, importante cité sur la rive gauche de la Tarcza, un Conseil de délégués des soviets locaux s’établit.

On nomma Jansonek président du Comité provisoire. Les principaux commissaires de la nouvelle république furent Kovaés, délégué aux Finances, Fenner et Hensik, respectivement chargés des départements de la socialisation et de l’agriculture. Immédiatement, on effectua la réforme agraire. A Prague, les social-démocrates s’emparèrent du pouvoir : V. Tusar devint président du Conseil ; ses amis Antoine Hampt, Léon Vinter, Gustave Habermann, tous favorables au communisme, prirent les portefeuilles du Travail, de l’instruction et de la Prévoyance Sociale. Quatre agrariens siégèrent aux ministères de l’Intérieur, des Postes, de l’Agriculture et des Finances. La situation diplomatique se présentait donc excellente. Les troupes hongroises soutenues par les milices slovaques, n’avaient plus qu’à marcher vers Kremnica ou Trencin.

Le 17 juin, alors qu’elle atteignait le paroxysme de son élan, l’armée rouge dut s’arrêter, sur l’ordre formel de Béla Kun. Dans la nuit du 7 juin, en effet, Clemenceau, par un radiotélégramme, invita les délégués hongrois à participer à la Conférence de la Paix moyennant la cessation des hostilités contre les Tchèques et les Rou-mains. Kun accepta.

Le 10 juin, Clemenceau enjoignit de nouveau aux magyars d’évacuer les territoires tchèques et slovaques dans un délai de 4 jours à partir du 14 juin. Kun rétorqua que la note n’était parvenue que le 15 juin, et qu’il ne pouvait ordonner l’évacuation dans les délais prévus. Néanmoins, il adressa, le 17 juin, à Masaryk, président de la république tchèque, une dépêche réclamant l’ouverture des négociations. Le gouvernement de Prague se déclara prêt à conclure un traité, pourvu que fussent observées les décisions de Clémenceau.

Le 19 juin, au Congrès des Conseils, Kun affirma «Nous allons conclure une paix dont la durée ne sera guère plus longue que celle de Brest-Litovsk. Nous négocions avec les impérialistes. Pourtant ce n’est pas à nous, mais au prolétariat de Bohème de détruire les clauses de ce pacte. Nous ne devons sous aucun prétexte nous immiscer dans les affaires intérieures de nos voisins, fût-ce pour améliorer notre condition ». Il s’entêtait encore dans sa conception mesquine du respect dû aux états bourgeois.

Tandis que l’aveugle Kun, confiant dans la sincérité de Clemenceau, poursuivait ses tractations, dans la Hongrie occidentale, les alliés embrigadaient de force plusieurs milliers de paysans dans la troupe réactionnaire dont ils confièrent le commandement à l’amiral Horthy, régent actuel du royaume de Hongrie.

Kun craignait la puissance militaire des alliés. Pour-tant, les communistes les battirent à chaque rencontre. Les Français, placés toujours en deuxième ligne, représentaient une force numérique ridicule. Les soldats, affaiblis par les fièvres, en proie à la haine non pas de leurs ennemis déclarés, mais de leurs auxiliaires roumains, tchèques et serbes, se trouvaient démoralisés. Les Serbes se révoltaient sans cesse.

Le 29 mars, ils avaient dirigé une flottille de monitors contre Budapest. Les monitors revinrent sérieusement endommagés. Le 22 juillet, à 2 heures de l’après-midi, à Marbourg, les réservistes du 45ème régiment yougoslave se mutinèrent. Ils furent réprimés par des officiers français, après avoir laissé sur le sol 49 morts.

Le 23 juillet, à Varesdin, en Croatie, un régiment de cavalerie, aidé par les ouvriers de la ville, emprisonna ses officiers et déclara la Commune. L’ordre ne parvint à se rétablir qu’après deux journées de combat. A Esseg, en Slavonîe, les ouvriers décrétèrent la grève générale et arborèrent le drapeau rouge, à l’arrivée des Français. Les meneurs arrêtés se virent, sans jugement, passés par les armes.

Le 24 juin, le général Pellé, informa Guillaume Boehm que les Tchèques suspendaient les hostilités à la condition que les hongrois repasseraient la frontière slovaque. Kun obtempéra ; la république soviétique de Slovaquie fut renversée, le 29 juin, et les principaux commissaires, pendus. Les Tchèques reprirent l’offensive, et un télégramme officiel de Prague, en date du 27 juin, déclara : « Tandis que le généralissime Pellé adressait un radiotélégramme au commandant en chef des magyars, nos troupes firent de rapides progrès sur la partie occidentale du front » . Alors, découragées, comprenant la stupidité de leurs chefs, lasses de vaincre pour reculer davantage, contaminées par les éléments bourgeois infiltrés dans leurs rangs, les milices rouges se désorganisèrent.

Les ouvriers s’enfuirent dans les villes ; les démocrates se rendirent aux envahisseurs qui les enrégimentèrent sous le drapeau d’Horthy; les paysans seuls poursuivirent 1a lutte. Jusqu’en août, ils parvinrent à contenir les troupes alliées. Mais celles-ci avaient opéré leur jonction. De Slovaquie, de Transylvanie, de Syrmie, de Slavonie, elles se dirigeaient vers Budapest.

Le 2 août, Béla Kun céda sa place à son substitut. Agoston Haubrich devint commissaire aux armements. Peidl remplaça Garbaï à la présidence du Conseil soviétique. Il était trop tard.

Dans la matinée du 5 août, 30.000 Roumains, conduits par Marcarescu pénétrèrent à Budapest. Le 7 août, les blancs d’Horthy arrêtèrent Peidl et les autres commissaires du peuple. Le 10 août, à Csepel, mille ouvriers des centuries syndicales, qui s’étaient rendus, furent massacrés à coups de mitrailleuses.

Bêla Kun, auteur de ce désastre, prit le train pour Vienne.

IX

La Terreur blanche

La Hongrie, livrée définitivement à la merci des envahisseurs français, tchèques, serbes et roumains, terrorisée par les bandes d’Horthy, subit alors des outrages tels qu’ils dépassèrent en horreur ceux que supporta le Nord de la France ou la Prusse orientale.

Après la prise d’Arad, les alliés y installèrent un gouvernement réactionnaire dont ils attribuèrent la présidence au baron Jules Bornemissa et au docteur Gratz. Lorsqu’ils eurent pénétré en Hongrie, ils transférèrent le siège de cette simiesque administration à Szeged. Assise sur la rive droite de la Tisza, prés de l’embouchure du Maro, Szeged se présente comme une importante cité commerciale et industrielle. Les communistes qui y avaient organisé des syndicats, des conseils économiques régionaux, la défendirent avec acharnement contre les assauts des alliés. Forcés de se replier vers Budapest, ils effectuèrent leur retraite en désordre, abandonnant de nombreux prisonniers. La répression, sur l’ordre formel de Franchet d’Esperey,- fut atroce. Les Français, sans jugement et violant les règles essentielles de la justice internationale, déportèrent au Maroc et en Algérie, plus de six cents miliciens hongrois. Ils ne les relâchèrent qu’en 1921.

Andorka Kovacs, membre du Conseil local de Szeged, et cinq autres de ses amis, saisis par nos troupes, furent traînés de Szeged à Sofia, de Sofia à Salonique, où le Tribunal militaire français les condamna aux travaux forcés perpétuels. Transportés en France, où le bolcheviste Marty les rencontra, ils furent dirigés, en 1920, sur la Guyane. Les membres des conseils d’exploitation, des offices locaux se virent livrés aux réactionnaires qui les condamnèrent aux travaux publics ou à la réclusion. Lorsque les franco-roumains pénétrèrent à Budapest, ils fusillèrent ou pendirent sans jugement plusieurs milliers d’ouvriers et de maraîchers, pris les armes à la main, ou dénoncés par leurs voisins.

A Kecskemet, deux cents civils, hommes, femmes et enfants, qui ne se dispersèrent pas au commandement d’un major, furent mitraillés dans la rue. Un reporter socialiste, Bêla Somogyi relata ce crime. Des officiers l’enlevèrent en plein jour, lui coupèrent les oreilles et le nez, lui crevèrent les yeux et le jetèrent dans le Danube.

Les bandes d’Horthy torturèrent les «gars de Lénine », les auxiliaires de Szamuelly, les parents des commissaires du peuple, qui tombèrent entre leurs mains. Après avoir châtré Corvin, ils le pendirent. Ils s’emparèrent de Mme Hamburger, femme du commissaire-substitut de l’agriculture, l’étendirent nue sur un fourneau chauffé, puis, la violèrent avec des manches à balai. Mme Wiesner, épouse d’un membre du Soviet de Segszard, refusa d’indiquer la retraite de son mari. Pour lui arracher des aveux, un blanc du nom de Kiss Goza la coucha sur le sol et piétina le ventre de la mal-heureuse qui se trouvait enceinte de sept mois.

La terreur s’étendit implacable. Dans les camps de concentration entourés de fils de fer barbelés, ravitaillés deux fois par semaine, trente mille captifs s’entassèrent bientôt. On évalua le nombre des pendus et fusillés à neuf mille personnes. Le parti communiste, le cercle galiléen, l’Union anarchiste de l’Hôtel Almassy se virent considérés comme des mouvements illégaux. Leurs membres furent passibles de la réclusion pour délit d’opinions et outrages aux lois. Les socialistes se groupèrent autour du « Nepszava ». On les pourchassa. Quelques amis de Michel Karolyi, en s’affirmant antibolchevistes, pensèrent se concilier les faveurs des terroristes blancs. Emeric Ver, le leader républicain, fut incarcéré et prive pendant dix années, de ses droits civils.

Désireux de sauver Otto Corvin et les libertaires incarcérés avec lui, trois anarchistes réfugiés à Vienne, Stassny, Feldmar et Mauthner tentèrent de s’aboucher avec leurs camarades demeurés libres à Budapest, pour organiser l’évasion. Ils revinrent en Hongrie ; mais un de leurs acolytes, Csuvara, ancien secrétaire de Bela Kun, les vendit à la police, qui s’empara d’eux. Marcel Feldmar, étudiant en médecine, mourut en 1920, dans son cachot, des suites de coups infligés par les sbires. Le professeur Stassny fut pendu ; Mauthner savait que sa tête avait été mise à prix, car il dirigeait pendant la Commune, une batterie de canons à longue portée. Capturé le 15 décembre 1919, Il fut condamné à mort le 18 avril 1920, sous l’inculpation d’assassinats au cours d’une insurrection et d’attentat contre la sûreté de l’Etat. On commua sa peine en celle du bagne. Mauthner parvint à s’évader de geôle, le 21 juin 1921, et par la Tchécoslovaquie et la Bavière, atteignit la France. Ses amis budapestois, les frères Rabinovich et le jeune Szamuelly furent égorgés ou pendus. Les rescapés du putsch poignardèrent le traître Csuvara.

L’agitation révolutionnaire éteinte, les réactionnaires s’efforcèrent de restaurer l’ancien régime. Joseph de Habsbourg, se rappelant que le roi Charles l’avait nommé, le 30 octobre 1918, homo régius, constitua un cabinet, sous 1a présidence de Stefan Friedrich. Les membres du gouvernement formé à Szeged, par les Français, reconnurent l’autorité du prince et l’un d’eux, Teleki, entra dans le Conseil des ministres. Le 23 août, par suite de l’hostilité des Anglais à son égard, Joseph de Habsbourg, démissionna. Le 24 novembre, Friedrich remit ses fonctions à Charles Huszar, qui forma un cabinet de concentration et convoqua l’Assemblée nationale.

Le 1er mars 1920, cette assemblée, formée de militaires, de prêtres, de seigneurs fonciers, d’industriels, rétablit officiellement la royauté et proclama l’amiral Horthy, régent du pays en l’absence du souverain. Toute réaction politique se complique d’une spoliation économique. Les propriétaires revenus de leur émoi ravirent les biens des concurrents malheureux et des victimes. Les Etats asservis abandonnèrent aux oppresseurs les sources de leur richesse. Horthy confisqua les bijoux, les champs, les maisons de Karolyi, et son exemple incita la noblesse et la bourgeoisie magyares à se ruer sur les trésors de leurs ennemis personnels. Les dénonciations se multiplièrent; les fortunes des condamnés revinrent à leurs accusateurs.

La Tchécoslovaquie s’empara de 63.004 kilomètres carrés habités par une population de trois millions d’âmes ; les Roumains saisirent 102.181 kilomètres carrés contenant 5.236.000 hommes ; la Serbie s’annexa 63 572 kilomètres carrés avec 4.151.000 habitants. Le traité de Trianon, le 4 juin 1920, légitima ces rapts.

On arracha donc à la Hongrie 71,8 % de son territoire et 63,6 % de ses nationaux. Cet Etat perdit 54,3 % de ses champs de blé, 37,1 % de ses terres à seigle, 87 % de ses forêts, 65 % de ses terres à maïs, 52,7 % de ses terres à orge.

Les capitalistes serbes, pour briser définitivement la concurrence hongroise, volèrent 2.439.066 têtes de bétail, dont 1.047.099 porcs. Leur cheptel doubla. Ils firent ensuite insérer dans le traité de paix, une clause économique spécifiant que la Hongrie ne peut soumettre les produits naturels de l’un des Etats alliés « importés sur le territoire hongrois, quel que soit l’endroit d’où ils arrivent, à des droits ou charges, y compris les impôts intérieurs, autres ou plus élevés que ceux auxquels sont soumis les mêmes marchandises, produits naturels ou fabriqués d’un autre quelconque desdits Etats ou d’un autre pays étranger quelconque. »

Imitant les yougoslaves, les roumains et les tchèques prirent respectivement 7.321.362 et 3.239.164 têtes de bétail, dont près de cinq millions de moutons. De sorte qu’aujourd’hui, les Roumains possèdent 1,2 tête de bétail par arpent et 246 par cent paysans, alors que les Hongrois n’ont qu’une tête pour 85 arpents.

Après, s’être emparés des richesses agricoles, les alliés ravirent le matériel et les fabriques industriels, 58,3 % des gisements de fer revinrent aux Tchèques et 25 % aux Roumains. Occupant 13 % de ses forêts, les envahisseurs ne laissèrent à la Hongrie que 51 scieries sur 444. Les magyars ne conservèrent après la Commune, que 44 % des raffineries, 70 % des fonderies, 35 % des briqueteries, 80 % des usines de chaux, 0,1 % des fabriques de superphosphate, et 37 % du réseau ferroviaire. La Hongrie possédait, en 1919, du silicate naturel de magnésium et une entreprise de transformation de magnésite. Elle perdit encore ces biens.

Dans ce pays ruiné, pressuré, la famine s’installa. En 1920, il y eut un déficit de froment, seigle et orge de 3.635.000 quintaux. On ne récolta que 12.740.000 quintaux de mars, alors qu’une production de 20 millions de quintaux pouvait seule suffire aux exigences des consommateurs. On ne fournit que 40 % du sucre nécessaire.

Pour éviter la disette, la population ouvrière et paysanne émigra. On estime qu’aujourd’hui, plus de deux millions de sujets magyars résident à l’étranger, principalement en Autriche, aux Etats-Unis d’Amérique et en France. L’afflux des émigrants atteignit, à Vienne, une telle intensité, au cours de 1921, que les commerçants durent apprendre les rudiments de la langue hongroise. En 1925, on dénombrait trente mille magyars domiciliés en France, possédant des associations politiques, des journaux et des revues.

Et la terreur blanche qui occasionna la disette aggrave cet exode. La répression, six années après la Commune, continue son oeuvre. Les social-libertaires réunis autour d’Etienne Vagi sont incarcérés ; leur association est considérée comme illégale; on interdit la publication de leurs périodiques et de leurs tracts ; les socialistes et les démocrates qui s’efforcent de voiler les stupres du régime voient leurs députés chassés à coups de crosse du Parlement. Les bolchevistes, partisans d’un capitalisme d’Etat, se sont donné un programme et fixé, d’après les directives de Moscou, une idéologie nettement opposée aux directives de la Commune. Persécutés, ils ne représentent aucune force dans le mouvement révolutionnaire ou l’activité politique de la Hongrie subjuguée.

Par contre, les honneurs royaux sont rendus au régent Horthy et aux divers archiducs Habsbourg; et en avril 1925, le président du Conseil des Ministres, le comte Bethlen déposa sur le bureau de la Chambre des représentants, un projet de loi stipulant que les membres mâles de la famille royale résidant on Hongrie seraient nommés de droit membres du Sénat.

TABLE DES MATIERES

I LA REVOLUTION DES CHRYSANTHEMES P 1

II LA DICTATURE DU PROLETARIAT P 15

III LA COMMUNALISATION DES OBJETS DE P 22

CONSOMMATION

IV LA PRODUCTION INDUSTRIELLE P 27

V LES TRANSPORTS P 35

VI LA POLITIQUE AGRAIRE P 39

VII LA QUESTION FINANCIERE P 48

VIII L’ARMEE ET LA DIPLOMATIE P 55

REVOLUTIONNAIRE

IX LA TERREUR BLANCHE P 63