E. ARMAND
Les milieux libres
Source : http://membres.lycos.fr/lanarcho/12ealml.htm
Les milieux libres, colonies ou communautés ont soulevé maintes discussions dans les journaux et groupes socialistes ou anarchistes. Leurs adversaires, presque toujours doctrinaires orthodoxes, leur ont reproché de ne pas durer indéfiniment ; de subir des échecs qui «nuisent à la propagande» ; de créer de petites agglomérations d'indifférents à tout ce qui n'est pas le petit centre où se déroule leur vie.
Au point de vue individualiste anarchiste, il paraît difficile de se montrer hostile à des humains qui, ne comptant que sur leur vitalité individuelle, tentent de réaliser tout ou partie de leurs aspirations. Même s'ils ne croyaient pas à la valeur démonstrative des «tentatives de vie en commun», les individualistes anarchistes font une telle propagande en faveur des «associations volontaires» qu'ils auraient mauvaise grâce à renier les milieux où leur thèse se pratique avec moins de restrictions que n'importe où ailleurs.
En dehors de cette constatation que certaines colonies ont prolongé leur existence pendant plusieurs générations, on peut se demander pour quel motif les adversaires des «colonies» veulent qu'elles durent indéfiniment ? Où en est l'utilité ? Pourquoi serait-ce désirable ? Toute «colonie» fonctionnant dans le milieu actuel est un organisme d'opposition, de résistance dont on peut comparer les constituants à des cellules ; un certain nombre ne sont pas appropriées au milieu, elles s'éliminent , elles disparaissent (ce sont les colons qui abandonnent la colonie après un séjour plus ou moins prolongé). Les cellules qui résistent, aptes à vivre dans le milieu spécial, s'usent plus rapidement que dans le milieu ordinaire, en raison de l'intensité de leur activité. Il ne faut pas oublier que, non seulement, les membres des colonies ont à lutter contre l'ennemi extérieur (le milieu social dont l'effroyable organisation enserre le petit noyau jusqu'à l'étouffer), mais encore, dans les conditions actuelles, contre l'ennemi intérieur : préjugés mal éteints qui renaissent de leurs cendres, lassitude inévitable, parasites avoués ou cachés, etc. Il est donc illogique de demander aux «colonies» autre chose qu'une durée limitée. Une durée trop prolongée est un signe infaillible d'amollissement et de relâchement dans la propagande que toute colonie est censée rayonner : telle est du moins l'expérience acquise.
A ceux qui proclament que l'échec, toujours possible, des «colonies» nuit à la propagande socialiste, anarchiste, communiste, tolstoïenne, etc., suivant le cas - les protagonistes et les défenseurs des colonies répliquent : «Est-ce que les échecs des hommes de science les ont empêchés de recommencer des centaines de fois peut être l'expérience destinée à les conduire à telle découverte scientifique, entrevue en théorie seulement, et à laquelle manquait la consécration de la pratique ? Est-ce que les conférences anarchistes, etc. ont amené aux idées énoncées par les propagandistes un si grand nombre d'auditeurs qu'on puisse affirmer que leur propagande par la parole ait réussi ? Est-ce que les journaux, brochures, livres, d'inspiration libertaire, etc. ont produit tant d'êtres conscients qu'on ne puisse les nombrer ? Est-ce que l'agitation dans la rue a amené la révolution dans les cerveaux et les moeurs d'une telle foule de militants que le milieu anarchiste, tolstoïen, communiste ou autre s'en trouve transformé ? Faites-nous l'addition de vos échecs, puis expliquez-nous ensuite pourquoi et comment vous n'avez pas abandonné causeries, conférences, écrits de toute sorte ? Après, nous entendrons vos objections.»
D'ailleurs, on ne comprend plus ce souhait de durée indéfinie, dès qu'on considère la «colonie» pour ce qu'elle est : un moyen, non un but. Nous ignorons absolument si «la colonie» communiste, individualiste ou coopérative a quoi que ce soit de commun avec une société communiste, individualiste ou coopérative qui engloberait un vaste territoire ou la planète tout entière ; c'est pour nous pure folie que de présenter «une colonie» comme un modèle, un type de société future. C'est «un exemple» du résultat que peuvent déjà atteindre, dans le milieu capitaliste et archiste actuel, des humains déterminés à mener une vie relativement libre, une existence où l'on ignore le moraliste, le patron et le prélèvement des intermédiaires, la souffrance évitable et l'indifférence sociale, etc. C'est également un «moyen» éducatif (une sorte de «propagande par le fait»), individuel et collectif. On peut être hostile aux «Milieux libres», mais il n'est personne de bonne foi qui ne reconnaisse que la vie, dans une «colonie», porte plus à la réflexion que les déclarations ordinaires et les lieux communs des réunions publiques.
Je viens de parler de résultat ? - «Les partisans des Milieux libres ou Colonies ont-ils à leur actif des résultats ?» - C'est la question que pose toujours n'importe quel adversaire des tentatives de vie en commun.
On peut répondre que l'exemple fourni par les groupes des États-Unis sur le territoire desquels - surtout de 1830 à 1880-1900 - s'est épandu un véritable semis de colonies ou communautés, s'échelonnant de l'individualiste extrême au communisme absolu ou dictatorial en passant par toutes sortes de tons intermédiaires : coopératisme (oweniste, fouriériste, henry-georgiste) ; communisme libertaire ; collectivisme marxiste ; individualisme associationniste, etc. Tout ce que la flore non-conformiste est susceptible d'engendrer a peuplé et constitué ces groupements : sectaires dissidents et hérétiques, et athées ; idéalistes et matérialistes ; puritains et partisans de libres moeurs ; intellectuels et manuels ; abstinents et tempérants, omnivores ou partisans d'une alimentation spéciale, etc., etc.
Tous les systèmes ont été essayés. Il y a eu le régime de la propriété privée, chacun étant propriétaire de sa parcelle, la cultivant et en gardant les fruits, mais s'associant pour la grosse culture, la vente et l'achat des produits. On a cultivé, vendu, acheté en commun et on a réparti aux associés ce dont ils avaient besoin pour leur consommation, chaque ménage vivant chez soi. On a vécu ensemble dans le même bâtiment, mangé à la même table, parfois dormi dans un dortoir commun.
La répartition des produits peut avoir lieu selon l'effort de chacun, mesuré, par exemple, par son temps de travail. On peut vivre chacun sur sa parcelle, propriété individuelle dans tous le sens du mot, n'avoir affaire économiquement avec les voisins qu'en basant ses rapports sur l'échange ou la vente. Enfin, la propriété du sol peut appartenir à une association, dont le siège est au-dehors de la colonie, les colons ne possèdent la terre qu'à titre de fermage ou de concession à long terme.
Toutes ou presque toutes ces modalités ont été pratiquées dans les «colonies» des Etats-Unis. Le communisme absolu cependant n'y a pas été expérimenté, je veux dire le communisme poussé jusqu'au communisme sexuel, bien qu'à Oneida, il n'ait pas été très loin de se réaliser. Pourtant, il y a eu des colonies où la liberté des moeurs a été telle qu'elles ont ameuté contre elles la population environnante et provoqué l'intervention des autorités.
Et bien, que disent de ces établissements et de leur population ceux qui les ont visités ?
Qu'en disait William Alfred Hinds qui y avait séjourné ? Quelles «inductions» tirait-il de ces constatations, malgré les «nombreuses imperfections» des associations ou communautés existant de son temps (American Communities, pp. 425 à 428) : -que le paupérisme et le vagabondage y étaient ignorés - ainsi que les procès et les autres actions judiciaires onéreuses - que toutes les possibilités de culture morale, intellectuelle et spirituelle y étaient mises à la portée de tous les membres - que riches et pauvres y étaient inconnus, tous étant à la fois prolétaires et capitalistes - que leur prospérité ne dépendait pas d'une théorie unique des relations sexuelles, les communautés monogames ayant aussi bien réussi que celles admettant le célibat, et celles préconisant le mariage plural n'ayant pas eu moins de succès que les autres. - «Une communauté idéale, concluait-il, est un foyer agrandi - une réunion de familles heureuses, intelligentes, conscientes - un ensemble de demeures, d'ateliers, de jardins vastes, spacieux - de machines destinées à épargner le travail - toutes les facilités destinées à améliorer et rendre plus heureuses les conditions dans lesquelles chacun coopère au bien commun. Pareil foyer se montre supérieur au logis ordinaire en tout ce qui rend la vie bonne à vivre, comme il surpasse par les facilités offertes à ceux qui constituent cette société de camarades. Si, malheureusement, l'esprit de dissension pénètre dans ces associations, l'expérience prouve que les difficultés et les misères se multiplient dans la mesure où on le laisse prendre racine».
Charis Nordhoff qui avait visité, quelques vingt-cinq ans auparavant, les colonies américaines, ne fait pas entendre un autre son de cloche. Son enquête avait été très conscencieuse (The Communistic Society of the United States, 1875). Il reconnaît que les colons, pris en général ne se surmènent pas - qu'ils n'ont pas de domestiques - qu'ils ne sont pas paresseux - qu'ils sont honnêtes - humains et bienveillants - qu'ils vivent bien, de façon beaucoup plus saine que le fermier moyen - qu'ils sont ceux des habitants de l'Amérique du Nord qui montrent le plus de longévité - que personne, parmi eux, ne fait de l'acquisition des richesses un des buts principaux de la vie. Le système des colonies libère la vie individuelle d'une masse de soucis rongeurs..., de la crainte d'une vieillesse malheureuse.» En comparant la vie d'un «colon» heureux et prospère (c'est-à-dire un colon ayant réussi à celle d'un mécanicien ou d'un fermier ordinaire des Etats-Unis, renommés cependant pour leur prospérité - plus spécialement aux existences que mènent les familles ouvrières de nos grandes villes, j'avoue - conclut Nordhoff - que la vie d'un colon est débarrassée à un tel point des soucis et des risques ; qu'elle est si facile, si préférable à tant de points de vue ; j'avoue que je souhaite de voir ces associations se développer de plus en plus dans nos contrées».
Dans son «Histoire du Socialisme aux Etats-Unis» le socialiste orthodoxe Morris Hilquit ne donnera pas une autre note. C'est pourtant un adversaire de ces expériences qu'il qualifie de «socialisme utopique» ; il en proclame hautement l'inutilité. Malgré tout, il ne peut nier l'influence bienfaisante de la vie en commun sur le caractère de ses pratiquants.
Nous citerons quelques-unes de ses conclusions (History of Socialism in the United States, 1903, pp. 141-145) :
«Quiconque visite une colonie existant depuis quelques temps déjà ne peut manquer d'être frappé de la somme d'ingéniosité, d'habileté inventive et de talent montrée par les hommes chez lesquels, à en juger par l'extérieur, on ne se serait pas attendu à rencontrer pareilles qualités... Rien ne m'avait surpris davantage, avait constaté Nordhoff, observateur très impartial, que la variété d'habileté mécanique et pratique que j'ai rencontré dans chaque colonie, quelque fût le caractère ou l'intelligence de ses membres.»
«En règle générale, les colons se montraient très industrieux, bien que la contrainte fut ignorée dans leurs associations.» «Le plaisir du travail en commun est un des traits remarquables de cette vie spéciale, considérée dans sa phase la meilleure.»
«Que faites-vous de vos paresseux ?» ai-je demandé, en maints endroits, - écrit Nordhoff - «Mais on ne rencontre pas de fainéants dans les colonies... Même les «Shakers d'hiver», ces lamentables va-nu-pieds qui, à l'approche de l'hiver, se réfugient chez les Shakers ou dans quelque autre milieu similaire, exprimant le désir d'en faire partie, ces pauvres hères qui viennent au commencement de la mauvaise saison, comme un «ancien» Shakers me le racontait, «la malle et l'estomac vide et s'en vont, l'une et l'autre remplis, dès que les roses se mettent à fleurir». Eh bien ! ces malheureux ne peuvent résister à l'atmosphère d'activité et de méthode de l'ambiance et ils accomplissent leur part de travail sans aucun murmure, jusqu'à ce que le soleil printanier les pousse à nouveau à courir les routes.»
«Contrairement à l'impression générale, la vie dans les colonies était loin d'être monotone. Les colons s'efforçaient d'introduire dans leurs habitudes et leurs occupations autant de variété que possible. Les Harmonistes, les Perfectionnistes, les Icariens, les Shakers changèrent plusieurs fois de localité. Parlant des habitants d'Oneida, Nordhoff écrivait : «Ils semblent nourrir une horreur presque fanatique des formes ; c'est ainsi qu'ils changent fréquemment de métiers, qu'ils modifient très soigneusement l'ordre de leurs récréations et de leurs réunions du soir ; ils changeaient jusqu'à l'heure de leurs repas.» Dans les phalanges fouriéristes, la diversité d'occupation était l'un des principes fondamentaux, et il en était de même pour presque toutes les autres «colonies».
«L'apparente quiétude des colons cachait une singulière gaieté et un entrain appréciables ; ils étaient rarement malades et on n'a jamais signalé chez eux un seul cas de folie ou de suicide. Ce n'est donc pas surprenant que leur longévité n'ait point été surpassée par les autres Américains.
«L'influence de la vie en commun semble avoir eu un effet aussi bienfaisant sur l'intellect et le moral que sur la vie physique des colons. Amana, qui consiste en sept villages qui dépassèrent à un moment donné 2 000 habitants, ne compta jamais un avocat dans son sein. Amana, Bethel, Aurora, Wisconsin Phalanx, Brook Farm et nombre d'autres colonies déclaraient avec fierté qu'elles n'avaient jamais eu à subir un procès ni vu un de leurs membres en poursuivre un autre devant les tribunaux.»
«La comptabilité était tenue de la façon la plus simple ; bien qu'aucune caution de fût exigée des administrateurs de ces associations, on ne cite pas un cas de détournement de fonds ou de mauvaise gestion.»
«Il faut noter que les colons apportaient invariablement une grande attention, tant à l'éducation de leurs enfants qu'à leur propre culture intellectuelle. En règle générale, leurs écoles étaient supérieures à celles des villes et des villages des environs ; la plupart des colonies possédaient des bibliothèques et des salles de lecture, et les membres étaient plus éduqués et plus affinés que les autres gens de l'extérieur, d'une situation sociale égale.»
Il a existé une colonie individualiste anarchiste fondée par l'initiateur de Benjamin R. Tucker, le fameux proudhonien Josiah Warren. Cette colonie nommée Modern Times était située aux environs de New-York. Un essayiste américain assez connu, M. Daniel Conway, la visita vers 1860. Nous extrayons de ses Mémoires, publiés à Chicago, en 1905, certaines des impressions que lui laissa sa visite :
«La base économique, à «Modern Times» était que le coût (la somme des efforts) détermine le prix et que le temps passé à la fabrication détermine la valeur ; cette détermination se réglait sur le cours du blé et suivait ses variations. Un autre principe était que le travail le plus désagréable recevait la rénumération la plus élevée... La base sociale s'exprimait en deux mots : «Souveraineté individuelle» ; le principe de la non intervention dans la liberté personnelle était poussé à un point qui aurait transporté de joie un Stuart Mill et un Herbert Spencer. On encourageait vivement l'autonomie de l'individu. Rien n'était plus voué au discrédit que l'uniformité, rien n'était plus applaudi que la variété, nulle faute n'était moins censurée que l'excentricité... Le «mariage» était une question purement individuelle ; on pouvait se marier cérémonieusement ou non, vivre sous le même toit ou dans des demeures séparées, faire connaître ses relations ou non ; la séparation pouvait s'opérer sans la moindre formalité. Certaines coutumes avaient surgi de cette absence de réglementation en matière d'union sexuelle : il n'était pas poli de demander quel était le père d'un enfant nouveau-né ou encore quel était le «mari» ou quelle était la «femme» de celle-ci ou celui-là... «Modern Times» comptait une cinquantaine de cottages proprets et gais sous leur robe mi-blanche et mi-verte dont les habitants s'assemblèrent dans leur petite salle de réunions... car on avait annoncé pour l'après midi, une réunion de conversation... la discussion roula sur l'éducation, la loi, la politique, le problème sexuel, la question économique, le mariage : ces sujets furent examinés avec beaucoup d'intelligence et, témoignage rendu à l'individualisme, pas un mot de déplacé, ou une dispute, ne s'éleva ; si toutes les vues exprimées étaient «hérétiques», chaque personne avait une opinion à elle, si franchement exprimée, qu'elle faisait entrevoir un horizon de rares expériences... Josiah Warren me fit voir l'imprimerie et quelques autres bâtiments remarquables du village. Il me remit une des petites coupures employées comme monnaie entre eux. Elles étaient ornées d'allégories diverses et portaient les inscriptions suivantes : le temps c'est la richesse. - Travail pour Travail. - Non transférable. - Limite d'émission : deux cents heures. - Le travail le plus déagréable a le droit à la rémunération la plus élevée... Je n'ai jamais revu «Modern Times», mais j'ai entendu dire que, dès que la guerre civile eut éclaté (en 1866), la plupart de ceux que j'avais vus avait quitté la colonie sur un petit bâtiment et s'en étaient allés fixer leur tente sur quelque rive paisible du Sud-Amérique.»
On me dira qu'il s'agit de colonies créées par des nordiques qui passent, de par constatation et tradition, pour plus persévérant que les latins et méridionaux en général. Il y a eu, au Brésil, une colonie fondée exclusivement par et pour des communistes anarchistes italiens, c'est la fameuse Cecilia, qui dura de 1890 à 1891. Son initiateur, le Dr Giovanni Rossi, écrivait à son sujet, dans l'Università Popolare de novembre-décembre 1916, les lignes suivantes :
«Pour moi, qui en ai fait partie, la colonie La Cecilia ne fut pas un fiasco... Elle se proposait un but de caractère expérimental : se rendre compte si les hommes actuels sont aptes à vivre sans lois et sans propriété individuelle... A ce moment-là, à l'exposé doctrinaire de l'anarchie, on objectait : - Ce sont des idées très belles, mais impraticables aux hommes actuels. La Colonie Cecilia montra qu'une centaine de personnes, dans des conditions économiques plutôt défavorables avaient pu vivre deux ans avec de petits différends, et une satisfaction réciproque sans lois, sans réglements, sans chefs, sans codes, sous le régime de la propriété commune, en travaillant spontanément en commun... Le compte-rendu, opuscule publié sous le titre «Cecilia, communauté anarchique expérimentale», aboutissait à cette conclusion. Il fut rédigé par moi et approuvé par l'unanimité des colons.»
Est-ce à dire que nous niions les jalousies, les désaccords, les luttes d'influences, les scissions et tant d'autres formes des guerres intestines de plus ou moins noble aloi, qui ont dévasté, déchiré, ruiné prématurément trop de Colonies ou Milieux Libres ? Certes, non, mais nous prétendons que ces difficultés ou ces traîtrises se rencontrent partout où des humains d'esprit avancé s'assemblent, même quand leur réunion a en vue un objet purement intellectuel. Dans les colonies ces taches ou ces souillures sont plus évidentes, plus visibles, voilà tout.
Je nie si peu les ombres du tableau que trente ans d'études et d'observations m'ont amené à considérer, au point de vue éthique (je ne dis pas économique) les circonstances ou les états de comportements ci-dessous, comme les plus propices à faire prospérer et se prolonger les milieux de vie en commun, leurs membres fussent-ils individualistes ou communistes :
a) le colon est un type spécial de militant. Tout le monde n'est pas apte à vivre la vie en commun, à un milieu libriste. Le «colon-type» idéal est un homme débarrassé des défauts et des petitesses qui rendent si difficile la vie sur un terrain ou espace resserré : il ignore donc les préjugés sociaux et moraux des bourgeois et petits bourgeois. Bon compagnon, il n'est ni envieux, ni curieux, ni jaloux, ni «mal embouché». Conciliant, il se montre fort sévère envers lui-même et très coulant à l'égard des autres. Toujours sur le guet pour comprendre autrui, il supporte volontiers de ne pas l'être ou de l'être peu. Il ne «juge» aucun de ses co-associés, s'examine d'abord lui-même et, avant d'émettre la moindre opinion sur tel ou telle, tourne, selon l'antique adage, sept fois sa langue dans sa bouche. Je ne prétends pas qu'il soit nécessaire que tous les aspirants colons aient atteint ce niveau pour instaurer un «milieu libre». Je maintiens qu'en général le «colon-type» aura en vue ce but individuel et que s'efforçant de s'y conformer, il ne lui restera que peu de temps pour se préoccuper des imperfections d'autrui. Avant d'être un colon extérieur, il convient d'être un colon intérieur ;
b) la pratique du stage préparatoire a toujours donné de bons résultats ;
c) le nombre permet le groupement par affinités ; il vous est plus facile de rencontrer parmi deux cents que parmi dix personnes seulement quelques tempéraments qui cadrent avec le vôtre. L'isolement individuel est logiquement funeste à l'existence des milieux de vie en commun ;
d) une grande difficulté est la femme mariée, légalement ou librement, et entrant dans le milieu avec son «mari» ou «compagnon» ; avec des enfants, la situation est pire. Le «colon-type» est célibataire en entrant dans la colonie ou se sépare de sa compagne en y pénétrant (ou vice-versa, bien entendu) ;
e) point de cohabitation régulière entre les compagnons et les compagnes, et le milieu a d'autant plus de chances de durée. Il en est de même lorsque les «compagnes» sont économiquement indépendantes des «compagnons», c'est-à-dire quand il n'est pas une seule compagne qui ne produise et consomme en dehors de toute protection ou intervention d'un compagnon, quel qu'il soit ;
f) tout milieu de vie en commun doit être un champ d'expérience idéal pour la pratique de la «camaraderie amoureuse», du «pluralisme amoureux», de tout système tendant à réduire à zéro la souffrance sentimentale. Tout milieu de vie en commun, où les naissances sont limitées, où les mères confient leurs enfants dès le sevrage (au moins pendant la journée) à des éducateurs de vocation, où l'enfant ne rend pas esclave celle qui l'a mis au monde, a de grandes chances de durer plus longtemps ;
g) toute colonie constituant un foyer intensif de propagande - même simplement au point de vue industriel : fabrication d'un article spécial, par exemple - augmente ses chances de durée ; toute colonie qui se renferme sur elle-même, au point de ne plus rayonner à l'extérieur, se dessèche et périt bientôt ;
h) il est bon que les participants des milieux de vie en commun se fréquentent, surtout entre sexes opposés ; qu'ils se rencontrent en des réunions de distraction ou de conversation, repas en commun, etc. ;
i) le régime parlementaire ne s'est montré d'aucune valeur pour la bonne marche des colonies, qui exigent de la décision, non de la discussion. Le système de l'animateur, de l'arbitre, inspirant confiance aux associés, gardant cette confiance, quelle que fût d'ailleurs la méthode d'administration adoptée, semble, de préférence, avoir réussi. C'est une constatation que je ne suis pas seul à faire. Dans son ouvrage «Les Colonies Communistes et Coopératives», M. Charles Gide écrit : « Toute association quelle qu'elle soit - non seulement les associations communistes mais la plus modeste société de secours mutuels, tout syndicat, toute coopérative - doit sa naissance à quelque individu qui l'a créée, qui la soutient, qui la fait vivre ; et si elles ne trouvent pas l'homme qu'il faut, elles ne germent pas». Paroles à méditer et que confirme l'histoire étudiée des colonies ;
j) la durée de toute colonie est facteur d'un pacte ou contrat, peu importe le nom de l'instrument précisant ce que le Milieu attend de ceux qui participent à son fonctionnement et ce que ceux-ci sont en droit d'attendre de lui. Les charges et les profits doivent s'équilibrer et il est nécessaire que l'on s'entende d'avance sur le cas de résiliation et les conséquences impliquées ; enfin, le «contrat» définira, en cas de litige ou différend, à quelle personne est confié le règlement du désaccord.
L'étude attentive des «colonies» et «milieux de vie en commun» - et c'est impliqué dans les remarques ci-dessus - me pousse à conclure que la durée d'un milieu de ce genre est fonction des réalisations particulières qu'il offre à ses membres et qu'il est impossible à ceux-ci de rencontrer dans le milieu extérieur. Ces réalisations peuvent être d'un ordre ou d'un autre, mais la poursuite de la réussite purement économique ne suffit pas, l'extérieur offrant beaucoup plus d'occasions d'y parvenir que la colonie la mieux organisée. C'est ce qui explique le succès des colonies à base religieuse, toujours composées de sectaires, dont les adhérents ne se rencontraient que dans ces groupements, ou dont les croyances ne pouvaient se manifester ou se pratiquer qu'en «vase clos».
Je souhaite simplement que ces remarques soient prises en considération par quiconque songe à fonder une colonie, milieu libre ou centre de vie en commun : ce ne sera pas du temps perdu.
E. ARMAND
Extrait de Milieux de vie en commun et colonies, éditions de L'En Dehors, 1931.