L'anarchie, journal de l'ordre

(n°2, Avril 1850 ?)

Anselme Bellegarrigue (1820-??)

I

En théorie, la Révolution est le développement du bien-être (note n°1).

En pratique la Révolution n'a été que l'extension du malaise.

La Révolution doit enrichir tout le monde : voilà l'IDÉE.

La Révolution a ruiné tout le monde : voilà le FAIT.

Savez-vous pourquoi le fait révolutionnaire se trouve aussi fort en dissidence avec l'idée ?

Rien de plus simple : en théorie, la révolution doit se faire elle-même, c'est-à-dire que chaque intérêt social doit lui fournir sa part d'action ; en pratique, la Révolution a été faite par une poignée d'individus et soumise à l'au-torité d'un groupe de rhéteurs.

Le génie essentiel de la Révolution est l'acquisition de la richesse ; l'instinct dominant des révolutionnaires est la haine des riches, et c'est précisément pour cela qu'en devenant riches, les révolutionnaires cessent d'être révolutionnaire. Pendant que chacun cherche à s'enri-chir par le travail et l'industrie, pendant que tout le monde demande à grands cris le calme qui multiplie les transactions et déplace incessamment la richesse en la mobilisant et en la développant ; pendant que, de cette sorte, la véritable Révolution, celle des besoins et des intérêts individuels, lutte avec vigueur contre les embarras et les digues de la réglementation tyrannique des gouvernements, arrivent les révolutionnaires, tribu fatale qui, pour la seule et sordide satisfaction qu'ils veulent se donner de remplacer au pouvoir des hommes déjà débordés par la force des choses, arrêtent la marche des choses, suspendent la solennelle manifestation des intérêts publics, paralysent la Révolution, embrouillent les détails législatifs dont les faits sociaux poursuivaient la suppression et consolident la maîtrise gouvernementale que les affaires étaient en train de subjuguer.

Il n'est, en vérité, pires contre-révolutionnaires que les révolutionnaires ; car il n'est pires citoyens que les envieux.

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner en détail la période ambitionnaire comprise entre 1789 et 1848. Je n'ai ni assez de temps ni assez d'espace pour me livrer à cette revue rétrospective de laquelle, il résulterait, comme cela résulte des faits accomplis, que la Révolution euro-péenne a été arrêtée et que les gouvernements européens ont été consolidés par les révolutionnaires doctrinaires, gens de la plus sinistre espèce qui fut jamais. Je ferai quelque jour l'histoire de ces soixante années, et l'on sera surpris de voir à quelle lugubre plaisanterie le monde occidental a dû plus d'un demi-siècle de troubles ruineux et de sanglantes mystifications.

Pour le moment, borné par l'histoire contemporaine, j'interrogerai l'événement de 1848, que j'appellerai d'autant moins une Révolution, qu'à mon point de vue, la Révolution doit être la ruine non pas d'un gouvernement, mais du gouvernement, et que l'évolution de 1848 n'a été que la consolidation de ce qu'il s'agis-sait de détruire et de ce qui, en effet, serait détruit aujourd'hui, Si le mouvement du 24 février n'eût pas eu lieu. Je n'irai pas toutefois jusqu'à dire que ce mouvement, accepté par l'universalité des citoyens, n eût pas pu tourner au profit de la Révolution ; loin d'argumenter dans ce sens, je m'attacherai au contraire à démontrer qu'il n'eût tenu qu'aux chefs de ce mou-vement de convertir son caractère gouvernemental en caractère révolutionnaire, industriel ou anarchique, ce qui est tout un.

II

Dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, la Révolution, - et par ce mot j'entends le développe-ment des intérêts, - avait tellement miné le gouver-nement, qu'il craquait de toutes parts, et que, par ses nombreuses fissures, mal radoubées à l'aide des lois d'urgence, s'introduisait à jets continus le flot libre qui devait l'emporter.

L'enseignement se sentait gêné dans la réglementation universitaire.

Le culte regimbait sous le joug de l'Etat.

La justice avait honte de ses accointances avec la politique.

Le commerce et l'industrie, fatigués de la tutelle gouvernementale, cherchaient déjà les moyens de s'af-franchir de la routine des règlements et du monopole financier.

Les arts et les lettres criaient contre une protection tyrannique qui accordait des primes à la faveur et à l'in-capacité, tout en empêchant le vrai mérite de se pro-duire.

Et, concurremment avec tous ces éléments de l'exis-tence publique, l'agriculture, mère commune, réclamait un dégrèvement qui ne pouvait s'obtenir que par la suppression des sections diverses du protectorat et des budgets alloués à ce protectorat.

La manifestation des besoins publics avait rendu les abus de la tutelle tellement saillants le remous social occasionné par les digues administratives s'était fait si lourde les existences flottantes que les entraves régle-mentaires avaient créé formaient une phalange Si for-midable, que M. Guizot, pour éviter le débordement, avait été forcé d'acheter, non pas seulement le lit parle-mentaire, mais encore et surtout la source de ce fleuve Politique qui portait la nef gouvernementale ; le minis-tre de Louis-Philippe avait acheté l'électeur lui-même :

La France officielle était sienne, du censitaire au légis-lateur. de la base au sommet.

Parvenu à ce point suprême d'appropriation politique, le gouvernement se trouva acculé ; la Révolution devait nécessairement lui faire rendre gorge, je veux dire que le flot des intérêts devait le submerger ; il n'y avait plus d'issues pour lui dans des empiétements nouveaux : tout était pris, tout excepté le pays social, la France réelle, l'ascendance industrielle, l'appétit du confort. la Révo-lution, pour tout dire en un mot.

Or cet adversaire inexpugnable et inconquérable en la présence duquel se trouvait enfin le gouvernement; cet ennemi naturel qui le pressait de toutes parts, la Révolution, - il faut bien comprendre ceci. - n'a jamais eu, ne peut jamais avoir un nom d'homme.

On l'a appelée Mirabeau, elle protesta.

On l'a appelée Danton, elle s'indigna.

On l'a appelée Marat, elle trembla.

On l'a appelée Robespierre, elle rugit.

De nos jours, on lui a donné les noms de Ledru--Rollin, de Louis Blanc, de Raspail ; voyez ce qu'elle en a fait.

Malheur à l'homme qui se fait Révolution ; car la Révolution c'est le peuple, et quiconque a l'audace de personnifier le peuple commet le plus grand attentat dont l'histoire ait jamais témoigné !

La Révolution c'est le flux des intérêts : nul ne peut représenter les intérêts, ils sont représentés par eux-mêmes la force d'intensité de leur persévérante et calme manifestation est la seule force révolutionnaire raisonnable et possible. Rien n'est plus affligeant, rien n est plus ruineux que de voir dans les assemblées, dans le journalisme ou dans la rue quelques individus se vanter de représenter les intérêts du peuple, et localiser ainsi la Révolution dans un rayon de quelques pieds carrés. L'intérêt est une notion qui ressort du besoin, du goût et de l'aptitude de chacun ; c'est donc un fait purement personnel qui répugne à toute délégation ; nul ne peut être apte à réaliser un autre intérêt que son intérêt propre. Quand un homme se présente qui dît à un autre homme : Je vais faire vos affaires, il est clair qu'en thèse politique ou de non-garantie, l'homme d'affaires fera ses affaires propres de celles du mandant.

L'intérêt étant un fait purement personnel et indi-viduellement réalisable, son objet révolutionnaire est d'aboutir à la liberté d'action. Or, cette liberté néces-saire à la réalisation de l'intérêt, peut-elle être person-nifiée à titre public dans un ou plusieurs délégués ? Non on n'est pas plus le représentant de la liberté que de l'intérêt d'autrui. La liberté n'est pas un principe poli-tique, elle est un fait individuel : l'homme est libre dans la dépendance de ce qu'il aime ; il sacrifie jour-nellement sa liberté à son intérêt, et il n'est véritable-ment libre qu'autant qu'il lui est facultatif de ne l'être pas.

De cette sorte, nul ne peut se poser comme représentant de la liberté ou des intérêts d'autrui sans deve-nir au même instant une autorité et sans être, par conséquent, en flagrant délit de gouvernement.

En localisant donc dans une assemblée, ou dans un club, ou dans un journal, ou sur la place publique, ou derrière une barricade l'intérêt et la liberté qui appar-tiennent essentiellement au domaine public, on a loca-lisé la Révolution, comme je l'ai déjà dit, n'est autre chose que le flux des intérêts et de la liberté, et en loca-lisant la Révolution, on l'a châtrée, on l'a neutralisée.

J'ai donc raison de dire qu'il n'est pires contre-révo-lutionnaires que les révolutionnaires.

III

Les gouvernementalistes de la monarchie et de la République se sont admirablement entendus pour per-suader au peuple que Sa fortune était dans les mains de l'autorité ; c'est exactement le contraire qui est vrai. Le pouvoir ne possède que ce qu'il prend au peuple, et pour que les citoyens en soient venus à croire qu'ils devaient commencer par donner ce qu'ils possèdent pour arriver au bien-être, il faut que leur bon sens ait subi une profonde perturbation.

Il est vrai que la combinaison présentée a pour résul-tat infaillible d'aveugler les populations en réveillant les instincts grossiers et en agitant les passions basses

Il y a quelque chose à faire, disent les monarchistes, le peuple est dans le malaise : nous songerons à lui. Voilà déjà les monarchistes se posant comme la Pro-vidence des masses dénuées et provoquant naturelle-ment dans ces masses un ferment d'envie.

Les riches ne s'occupent pas de vous s'écrient, les républicains en s'adressant à la population infériorisée, nous allons les forcer à vous donner une partie de ce qu'ils ont ! Voici maintenant les révolutionnaires qui abondent dans le sens des monarchistes et qui les proclament la Providence des masses.

Ainsi, les républicains et les monarchistes constatent d'un commun accord que la richesse doit rester immo-bilisée dans une certaine classe de citoyens et que tout le reste de la population doit vivre d'aumônes ; erreur honteuse et dégradante qui a engendré le droit au tra-vail et à l'assistance, dont la contrepartie est inévita-blement le monopole des capitaux ; car il est impossible que j'aie à demander à quelqu'un le droit de travailler. Si je n'ai préalablement reconnu à ce quelqu'un le droit de posséder, à titre immuable, ce avec quoi et sur quoi je travaille il ne faut pas avoir beaucoup de pénétration pour comprendre cela : le simple bon sens peut y suffire.

C'est de cette erreur, qui a divisé la nation française en privilégiés et en mendiant, qu'est issue l'idée de localiser la Révolution et d'en faire l'apanage d'une secte de doctrinaires. En niant à l'initiative individuelle la faculté de déplacer et de généraliser la richesse par la multiplication, en tournant dans le cercle étroit des capitaux existants sans se préoccuper de ceux à créer, en faisant de la question sociale une question de jalou-sie au lieu d'en faire une question d'émulation et de courage, on a fait croire à l'efficacité de l'initiative gou-vernementale sur la répartition du bien-être ; d'où la nécessité du gouvernement. Mais plus les révolution-naires veulent du gouvernement pour répartir, autre-ment dit pour monopoliser, plus aussi les monarchistes veulent du gouvernement pour monopoliser, autrement dit pour répartir. On ne peut pas être maître de répar-tir la richesse sans s'être fait préalablement maître de la richesse ; la répartition c'est donc tout d'abord le monopole ; d'où il suit que le citoyen Barbés et M. Léon Faucher professent exactement la même doctrine. De cette sorte, la consolidation du gouvernement est due à la double action des royalistes et des révolutionnaires. Or, il faut qu'on sache bien que le gouvernement est, dans les mains de qui que ce soit, le néant de la Révolution, par une raison bien simple : c'est que le gou-vernement est le monopole forcé. Le plus grand énergu-mène de la répartition arriverait au gouvernement, que je le défie de répartir. Voyez plutôt.

Nul ne peut gouverner sans s'appuyer sur la richesse ; la richesse est au gouvernement ce que les colonnes sont à l'édifice, ce que les jambes sont à l'individu. Aus-sitôt donc que, sous prétexte de faire le bien des pau-vres, un individu est poussé au gouvernement, cet indi-vidu n, pour garder l'équilibre, besoin de s'appuyer sur les riches. Or, comment songerait-il désormais à dépouil-ler les riches au profit des pauvres, puisque sa propre conservation est dans le maintien intégral sinon du per-sonnel, du moins du monopole financier ?

On le voit donc, dès que la Révolution a été réduite aux minces et misérables proportions d'un déplacement d'individus, d'une mutation de noms propres, elle a fait fausse route ; elle est tombée dans un abîme ; le pire des abîmes, celui de l'envie, de la paresse et de la men-dicité.

Si, durant la période du règne de Louis-Philippe, les révolutionnaires s'étaient attachés à exalter l'initiative industrielle des individus, au lieu de développer des thèses stupides de munificence d'Etat ; s'ils avaient appris aux individus à ne compter que sur eux-mêmes au lieue de leur enseigner à tout attendre de la Provi-dence éclopée des gouvernements s'ils avaient cherché à faire des gagneurs d'argent au lieu de pousser le peu-ple à la stérilité de la controverse et à la honte de la mendicité, la liberté qui, quoi qu en disent les sophis-tes, est une question d'écus ; le bonheur qui quoi qu'en disent les oisifs, est une question de moralité et de travail, se seraient établis en France à titre universel et le gouvernement, oublié dans son coin, nous occuperait peu. Un peuple qui fait ses affaires est un peuple qui se gouverne, et un peuple qui se gouverne abroge, par ce seul fait, et frappe de désuétude tout le fatras législatif dont l'agitation populaire avait, bien plus que le génie des hommes d'Etat, favorisé la conception.

Après avoir indiqué ce qui, dans ma conviction, est la vérité, c'est-à-dire : que l'institution gouvernementale usée, décrépite et corrompue en 1848, allait, poussée par la force des choses et le flux des intérêts, disparaître doucement et à jamais, Si le mouvement inopportun de la population ne l'eût relevée et rajeunie, il me reste à démontrer comment ce mouvement, de gouvernemental qu'il fut, eût pu n'être que révolutionnaire, indus-triel ou anarchique.

IV

Le 24 février, à deux heures de l'après-midi, les Tui-leries, le palais législatif, les hôtels ministériels, l'Hôtel de Ville, la Préfecture de police étaient déserts ; la hié-rarchie officielle s'était éclipsée ; l'autorité avait matériellement disparu, le peuple était libre.

Et que l'on comprenne bien ab que veut dire le mot peuple sous ma plume : quand je me sers de ce mot, j'entends désigner tout le monde, blouses et habits, bot-tes vernies et souliers ferrés.

Le 24 février, dis-je, le peuple était libre, c'est-à-dire, que nul n'ayant ni plus ni moins d'autorité que les autres chacun avait la même autorité ; or, c'est quand l'autorité de chacun est égale à celle de tous que l'équilibre social se trouve forcément acquis.

Ceci est d'une exactitude mathématique et d'une sim-plicité native : tout le monde comprend la neutralisation des forces par leur parité ; tout le monde comprend, par conséquent, comment, dans un groupe d'hommes également investis de la faculté d'asservir, la liberté se fonde. Si je puis contre vous ce que vous pouvez Contre moi notre mutuel respect est assuré : la paix est avec nous.

Tel était l'état de Paris et de la France au 24 fé-vrier 1848

La Révolution était faite. Et, cependant, le mouve-ment révolutionnaire avait été une erreur ; erreur que le peuple eût payée très cher Si ce mouvement n'eût pas abouti ; erreur que le peuple paie très cher depuis que ce mouvement, qui n'a abouti que d'une manière factice, se trouve avoir consolidé ce que les intérêts voulaient détruire : la tutelle

Le mouvement de février 1848 a été une erreur parce que, d'une part, les besoins publics poursuivent l'abro-gation de la tutelle, et parce que, d'autre part, tout mouvement de rue, étant une mutinerie, réclame et, par conséquent, confirme la tutelle. Je défie qu'un fait d'ar-mes s'accomplisse sans discipline ; or, pas de discipline sans chef, pas de chef, non plus, sans subalterne. Le mouvement de février, comme celui de 1830, fut un fait d'armes, il eut donc ses chefs, ses tuteurs, autrement dit son gouvernement nécessaire et inévitable mais c'est précisément contre le gouvernement, non pas de Charles X, non pas de Louis-Philippe, mais de qui que ce soit, c'est contre le gouvernement en principe que mili-tent les intérêts, que lutte la Révolution, le mouvement de février, qui portait le gouvernement dans ses flancs, ne fut d'accord ni avec les intérêts, ni avec la Révolu-tion d'où il suit qu'il fut une erreur,

D'où vient cependant que ce mouvement satisfit un instant la Révolution ? Cela vient de ce qu'avant cette manifestation, le gouvernement, qui n'est ni aux Tuile-ries, ni à l'Hôtel de Ville, ni à l'Elysée, mais qui se trouve dans les intérêts desquels prend conseil l'opi-nion publique, était déjà condamnée par l'opinion publique : cela vient de ce qu'avant d'avoir été accompli par le mouvement, la Révolution avait été faite par les intérêts, que les doctrinaires appellent la foi.

Mais, entre le génie des intérêts ou de la foi et celui du mouvement il y avait une différence essentielle qui devait bientôt se traduire en mécompte : la force indus-trielle visait aux institutions, la foi se séparait de l'autorité ; le mouvement ne visait qu'aux hommes. On sait de quelle manière éclatante les intérêts ont protesté contre le mouvement et ses résultats. Disons comment il eût fallu s'y prendre pour assimiler le mouvement à la Révolution.

V

Le fait révolutionnaire était accompli.

Les antagonismes, enfants difformes des gouverne-ments, s'étaient effacés dans le sein de la République, qui fut vraiment la République tant qu'elle n'eut pas de parrains.

L'équité, cette suprême justice du peuple, planait seule sur la Cité, suppléant la loi qu'elle venait d'abroger.

La banque et le palais des finances eurent le rare bonheur de voir la Liberté faire faction à leur porte et ils ne s'en plaignirent point.

Le vol, averti, du reste, par des inscriptions impro-visées du sort expéditif qu'on lui réservait, était puni de mort sur l'heure. Le vol, d'ailleurs, n'existe qu'à l'état de privilège la libre concurrence l'efface radi-calement.

Les partis, vermine qui naît dans la pourriture des cours hautes et basses s'étaient évanouies avec la cause qui les produit.

L'oubli complet du passé avait rapproché tous les citoyens.

La Fraternité était universelle.

La plus grande courtoisie s'échangeait dans les rues, sur les places publiques.

La joie et l'espérance illuminaient tous les visages.

Chacun, n'étant plus défendu que par lui-même, cher-chait un appui dans tout le monde et trouvait sans peine, dans le sentiment de son isolement, la raison du respect qu'il devait aux autres.

L'ordre le plus parfait régnait partout en même temps que la cohue.

Nul n'eut peur, car tout le monde était roi.

Nul n'ayant eu peur, la confiance fut générale.

Je tiens pour parfaitement exact ce tableau de la situation publique au 24 février 1848. Je suppose que le peuple de Paris eût placé sur le premier plan de ce tableau une simple commission urbaine ou municipale et un magistrat qui, le visage tourné vers la frontière, se fût particulièrement occupé de notifier à l'étranger et le nouvel état de la France et son attitude pacifique dans cette hypothèse, je l'affirme, sauf à le démontrer tout à l'heure, le résultat du mouvement restait conforme aux exigences de la Révolution, la souve-raineté demeurait en son lieu, la liberté était acquise et la paix domestique assurée

Que fallait-il de plus en effet ? Un ministre de l'in-térieur ? Mais, c'était remettre en question la liberté indi-viduelle et municipale et reconstituer une tyrannie et un budget dont les intérêts poursuivent l'abolition.

Un ministre de l'instruction ? Mais c'était remettre en question la liberté de l'enseignement et reconstituer une tyrannie et un budget dont les intérêts poursuivent l'abolition.

Un ministre des cultes ? Mais c'était remettre en question la liberté de conscience et reconstituer une tyrannie et un budget dont les intérêts poursuivent l'abolition.

Un ministre du commerce ? Mais c'était remettre en question la liberté des transactions et reconstituer une tyrannie et un budget dont les intérêts poursuivent l'abolition.

Un ministre de l'agriculture ? Mais c'était remettre en question la liberté foncière et reconstituer une tyrannie et un budget dont les intérêts poursuivent l'abolition. Un ministre des travaux publics ? Mais c'était remet-tre en question la liberté des entreprises privées et reconstituer le communisme des travaux d'Etat et une tyrannie dont les intérêts poursuivent l'abolition.

Un ministre des finances ? Mais c'était remettre en question la liberté du crédit et reconstituer un monopole et un budget dont les intérêts poursuivent l'abolition.

Un ministre de la justice ? Mais c'était remettre en question la justice des jurés et reconstituer les juridic-tions politiques et un budget dont les intérêts poursui-vent l'abolition.

Une préfecture de police ?

Mais c'était remettre en question la souveraineté des communes, substituer encore à leur propre police une police d'Etat et recons-tituer une tyrannie et un budget dont les intérêts poursuivent -l'abolition.

Un ministre des travaux publics ? Mais c'etait remettre en question la liberté des entreprises privées et reconstituer le communisme des travaux d'Etat et une tyrannie dont les intérêts poursuivent l'abolition

Un ministre des finances ? Mais c'était remettre en question la liberté du crédit et reconstituer un monopole et un budget dont les intérêts poursuivent l'abolition

Un ministre de la justice ? Mais c'était remettre en question la justice des jurés et reconstituer les juridic-tions politiques et un budget dont les intérêts poursui-vent l'abolition.

Une préfecture de police ? Mais c'était remettre en question la souveraineté des communes, substituer encore à leur propre police une police d'Etat et recons-tituer une tyrannie et un budget dont les intérêts pour-suivent l'abolition.

Un ministre de la guerre et un ministre de la marine ?

Soit. Ces offices sont des annexes naturels des affaires étrangères et les hommes qui les exercent sont les commis du chef de la chancellerie désigné plus haut ; Je peuple n'avait pas plus à s'en inquiéter que du comptable qui aurait tenu registre des minces recettes et des minces dépenses qu'eût nécessitées cette mince admi-nistration.

Une municipalité et une chancellerie telle devaient donc être et telle eût été la face officielle du gouvernement du peuple, Si tant d'ambitieux, répugnant à la condition démocratique de simples citoyens, ne s'étaient obstinés à vouloir être ministres ; préfets, sous-préfets, receveurs, inspecteurs, etc., etc. La démocratie ne consiste pas à faire gouverner toutes les communes par une commune, tous les individus par un ou plusieurs individus, elle consiste à laisser chaque commune et chaque individu se gouverner sous leur propre responsabilité. Or, en face du maire et du conseil municipal, l'individu se gou-verne ; car il ne viendra pas à l'esprit d'une assemblée communale, non appuyée par un préfet, de régenter dans leurs affaires et dans leurs intérêts industriels les citoyens qui l'ont élue. La tyrannie vient de la centra-lisation communiste ou monarchique, la liberté indi-viduelle est dans la municipalité ; la municipalité est essentiellement démocratique. Il ne faut rien mettre au-dessus d'elle sous peine de rétablir la monarchie.

De même qu'en face du maire l'individu se gouverne, de même aussi, en face de la chancellerie ou adminis-tration diplomatique. la commune, individu complexe, se gouverne; car il ne viendra pas à l'esprit de celui qui a reçu pour mission unique de représenter la nation à l'étranger de s'immiscer dans les affaires communales.

La tyrannie vient de l'accaparement par l'Etat des élé-ments domestiques de la société ; la liberté communale est garantie quand l'autorité centrale n'a qu'un carac-tère purement diplomatique et des attributions vierges de toute atteinte à la prérogative des individus ; car tout ce qui se fait à l'intérieur doit être fait par le peuple lui-même, par les particuliers ; ce qu'il est matérielle-ment impossible au peuple d'exécuter par lui-même, c'est-à-dire par chacun de ses membres, c'est un acte international, c'est un traité de paix ou de commerce. Voilà des cas où le besoin de la délégation se fait sentir. Voilà pourquoi l'unique magistrature qui eût révolu-tionnairement le droit de surgir du mouvement du 24 février 1848, était la magistrature externe.

VI

Mais quoi ! une municipalité et une chancellerie, pour tout gouvernement, parurent aux grands révolution-naires, amis du peuple, des institutions trop peu savantes et surtout trop pacifiques.

Comment le citoyen Ledru-Rollin aurait-il fait repa-raître les royalistes qu'il voulait combattre, s'il ne les eût pas rappelés en prenant la place de M. Duchâtel ? Ledru-Rollin est l'auteur de Baroche.

Comment le citoyen Garnier-Pagès aurait-il étouffé la confiance qui venait de naÎtre, s'il n'eût pas rouvert le ministère des finances et fulminé un nouvel impôt ? Garnier-Pagès est l'auteur de Fould.

Où le citoyen Carnot se serait-il fait battre par les jésuites, s'il n'avait pas relevé l'université ? Carnot est l'auteur de Falloux.

Comment le citoyen Crémieux eût-il conservé la magistrature des monarchies, s'il ne s'était pas installé à la justice ? Crémieux est l'auteur de Rouher.

Est-ce que l'inquisition d'Etat ne serait pas morte Si le citoyen Caussidière n'était pas devenu préfet de police ? Caussidière est l'auteur de Carlier.

Des choses bien plus étranges se seraient passées, Si le citoyen Louis Blanc, l'Ignace du socialisme, n'eût pas quotidiennement prêché la croisade du travail contre le capital ; Louis Blanc est l'auteur de Montalembert.

Tous ces républicains qui, en cette qualité, devaient avoir une aveugle confiance dans le bon sens public, commencèrent par se défier du bon sens public, qui s'avisait d'être tellement républicain que les républicains eux-mêmes pâlissaient à côté de lui.

En présence du républicanisme universel, le National ne sut que devenir, et la Réforme se sentit menacée d'as-phyxie. Depuis la disparition de l'autorité, chaque citoyen ayant intérêt à ménager tout le monde, il n'y avait plus d'animosité dans le pays : la politique ayant fui avec le gouvernement, la question devenait tout à fait économique, les chiffres succédaient à la contro-verse.

Mais les doctrinaires ne trouvaient pas leur bénéfice à cela ; ils sentaient bien que, du moment où chacun s'occuperait de ses propres affaires, les affaires de tous iraient fort bien ; mais, à ce compte, le premier venu allait être autant qu'eux, et ils se trouvaient dans l'obli-gation de travailler comme le premier venu ; à ce compte, il n'y aurait plus eu de partis, et l'agitation qui fait vivre les vagabonds et les hommes d'Etat allait cesser ; à ce compte, il n'y avait plus de politique, et ceux qui vivent sans rien faire n'avaient plus rien à faire De là, la nécessité de relever le Gouvernement.

Mais comment s'y prendre ? Le Gouvernement a pour mission unique de mettre les gens d'accord ; or, tout le monde était d'accord Pas donc de gouvernement pos-sible, et cependant il fallait un gouvernement ; il en fallait un. La démocratie avait son état-major comme la royauté ; comme la royauté, elle avait des hommes dont le dévouement à la patrie pouvait aller jusqu'à occuper les cuisines et les palais ministériels ; comme la royauté, elle avait de grands citoyens tout prêts à faire le sacri-fice de leur obscurité pour atteindre une préfecture, au risque d'attraper 40 ou 80 francs par jour ; comme la royauté, elle avait des héros plus modestes, mais non moins méritants, capables de renoncer à de vulgaires travaux pour aller siéger dans des sous-préfectures. Il fallait, sinon pour la France, alors fort heureuse, du moins pour ceux qui voulaient lui faire l'honneur de vivre à ses dépens, un gouvernement. Il le fallait, en outre, pour sauver le principe gouvernemental. Ne pas relever le gouvernement, c'eût été admettre un précé-dent qui compromettait tous les gouvernements de l'Eu-rope, c'eût été enlever aux derniers rejetons des dynas-ties tout espoir de retour:  or, ôter aux princes l'espoir de revenir, c'était ôter aux républicains la faculté de combattre les princes, et les républicains ne peuvent ces-ser de combattre les princes sans cesser d'être des répu-blicains.

Aussi les républicains de Février allaient-ils périr, absorbés par l'accord universel, quand tout à coup le National, à bout de forces, jeta dans l'arène ce défi :

Aux républicains du lendemain par les républicains de la veille.

De ce moment, les catégories furent créées, la discorde chanta victoire et le gouvernement des amis du peuple put s'établir. Ainsi, pour gouverner, les républicains, comme les rois, se mirent à diviser la population M Marrast institua l'ordre de la veille et M. de Lamar-tine celui des modérés ; vingt-quatre heures auparavant, il n'y avait que des frères, vingt-quatre heures après, il n'y avait que des ennemis.

VII

Si la Révolution eût été comprise, nul ne se serait occupé de gouvernement ; car la Révolution, étrangère à la politique, était simplement une question d'écono-mie. Le peuple aurait dû faire subir aux politiques le sort qu'il infligeait aux malfaiteurs ; pour pendant à l'inscription : mort aux voleurs, on eût dû lire sur les murs de Paris : mort aux politiques ! Malheureusement le peuple ne savait pas encore, comme il le sait aujour-d'hui, que la politique est de la haute filouterie.

La question économique, chaque citoyen est appelé à la résoudre pour ce qui le concerne ; quand la poli-tique a disparu, ce sont les intérêts, ce sont les affaires qui triomphent, et, pour veiller à ses intérêts et à ses affaires, nul n'a besoin de ministre, chacun est son propre gouvernement.

Supprimez la dictature de l'Hôtel de Ville au 25 février, et le peuple n'a rien à faire dans la rue ; il n'y a que la politique qui tient le peuple dans la rue ; les affaires le ramènent immédiatement chez lui, car c'est chez soi qu'on vit.

Or, vous imaginez-vous l'immense mouvement éco-nomique qui serait résulté de la suppression de la poli-tique à la suite des barricades ? Le travail, cette mora-lité par excellence, se serait révélé sous toutes ses formes au capital, et le capital, que la politique effraie, mais que le travail attire forcément, se serait jeté de confiance dans l'industrie. Rien n'est plus rassurant qu'une population qui applique son activité à la pro-duction, car rien n'est plus digne d'intérêt qu'un homme occupé à gagner sa vie. La confiance qu'inspire Cet homme est générale, on contracte volontiers un engage-ment avec lui, on le recherche même pour lui ouvrir un crédit, car ceux qui font crédit veulent des garanties, et la première garantie d'une transaction c'est la moralité ; or, tout le monde sait que le travail et la moralité sont synonymes. Les seuls honnêtes gens qu'il y ait et qu'il puisse y avoir dans le monde ce sont les tra-vailleurs.

Mais, Si j'en excepte les hommes politiques et les vagabonds, il n'y a que des travailleurs dans la société ; le capitaliste, débarrassé du protectorat politique qui daigne lui donner 4 pour cent, est l'associé naturel de l'industrie qui peut lui donner 10, 15 et 20 pour cent. Quand le capital et le travail adhèrent entre eux sans l'intermédiaire politique qui les exploite l'un et l'autre, ils s'entendent à merveille, car ils ne peuvent vivre l'un sans l'autre, ils sont complémentaires l'un de l'autre et si le travail ne peut marcher sans le capital, je ne sais ce que signifie le capital sans le travail.

Au point où en était la liberté au 24 février 1848, il n'y avait comme ne pouvait y avoir que des hommes disposés à s'entraider. Chacun faisait volontiers des sacrifices pour son voisin; le créancier allongeait les échéances ; le propriétaire aidait le locataire; on par-tageait son dîner avec des gens qu'on connaissait à peine et Si la restauration du gouvernement n'eût pas jeté la moitié de la population dans la mendicité des antichambres, Si, désillusionnés à l'endroit de la politique, les citoyens s'étaient appliqués aux industries utiles, dans peu de temps chacun, à titre définitif ou provisoire, eût trouvé sa place et son pain, et le gouvernement de tous serait depuis longtemps fondé.

Pour résumer ma pensée à l'égard du mouvement de février et de l'issue démocratique qu'Il eût pu avoir, je dirai qu'il a manqué à ce mouvement un homme qui, comme Washington, ait compris la justice des aspira-tions publiques. Le peuple n'a pas besoin d'hommes qui l'aiment, le peuple a été beaucoup trop aimé jusqu'àa ce jour ; ce qu'il veut c'est qu'on le laisse s'aimer lui-même. La philanthropie est une usine dont les produits ont été plus profitables aux entrepreneurs qu'aux actionnaires. Je n'en veux pour preuve que M. Thiers, auquel l'amour de la société a rapporté d'as-sez beaux dividendes au dire de ceux qui ont connu autrefois le lustre de ses habits et le sourire de ses bottes.

Quand je vois un homme qui s'intitule ami du peuple, je commence par mettre en sûreté ce que j'ai dans mes poches, et je me considère comme fort bien avisé.

Cela dit, je reprends mon sujet.

VIII

La Révolution est l'émancipation de l'individu où elle n'est rien ; elle est le terme de la tutelle politique et sociale ou elle n'a pas de sens. En cela, je dois être et je suis, en effet, d'accord avec tous les hommes, même avec ceux que l'on est convenu d'appeler réactionnai-res et qui ne sont, après tout, que des mineurs promis à la tutelle des soi-disant démocrates, comme ceux-ci sont aujourd'hui des mineurs acquis à la tutelle des prétendus réactionnaires. En thèse nationale, la déno-mination des partis importe peu ; je ne connais ici que des hommes, lesquels veulent s'emparer les uns des autres, précisément pour s'affranchir les uns des autres. Le moyen est brutal et d'une inefficacité démontrée par l'expérience ; mais un fait certain, C'est que le désir de s'émanciper est partout : la Révolution est donc univer-selle, et c'est pour cela, c'est parce qu'elle ne veut pas être localisée, qu'elle est la Révolution.

La Révolution étant le terme de la tutelle, quelle doit être la logique révolutionnaire ?

Sera-ce l'opposition politique ?

Sera-ce l'opposition insurrectionnelle ?

Ni la politique, ni l'insurrection, répondrai-je, et je prouve :

La politique, dans l'acception usuelle du mot et en tant que question sociale ou d'intérieur, est l'art de gou-verner les hommes ; elle est la consécration de la mino-rité publique, le code de la tutelle, la tutelle elle-même. Combattre la politique paf la politique, combattre le gouvernement par le gouvernement, c'est faire de la politique et du gouvernement, c'est, au lieu de l'abolir, confirmer la tutelle, c'est arrêter la Révolution, au lieu de l'accomplir. Car, enfin, qu'est-ce que l'opposition, si ce n'est la critique, en d'autres termes, le gouverne-ment du gouvernement ?

Devant la Révolution, toutes les politiques, comme tous les gouvernements, se ressemblent et sont ég441x, car la Révolution est, par principe, par nature, par caractère et par tempérament. l'ennemie de: toute politique et de tout gouvernement social, domestique ou d'intérieur. La Révolution a dévoré les Etats-généraux, la Constituante, la Convention, le Directoire, l'Empire, la Restauration, Louis-Philippe, le gouvernement provi-soire et M. Cavaignac, comme elle dévorera M. Louis Bonaparte et tous les tuteurs qui pourront ultérieurement venir, car la Révolution, je le répète, est la négation de la tutelle politique.

La politique et le gouvernement ne sont donc pas, ne peuvent pas être des moyens révolutionnaires. Robes-pierre était aussi hostile à la Révolution que le fut M. Guizot ; et M. Ledru-Rollin ne l'a pas moins arrêtée que M. Baroche ; car Robespierre et M. Ledru-Rollin étaient des hommes politiques, des hommes de gou-vernement, aussi bien que MM. Guizot et Baroche, d'où il suit qu'en thèse révolutionnaire, les uns et les autres appartiennent à la catégorie traditionnelle des tuteurs publics qu'il s'agit d'écarter. Les hommes qui, soit au Parlement, soit dans la presse, font de l'oppo-sition à la politique et au gouvernement, sont forcé-ment anti-révolutionnaires, car, ils font de la politique et du gouvernement ; ils sont impliqués dans la haute complicité politique et gouvernementale ; ils servent la cause de la tutelle et plaident contre l'émancipation.

Cela peut paraître tout d'abord paradoxal, c'est cepen-dant très vrai. Lorsqu'un orateur de l'opposition prend la parole contre un projet de loi qui porte atteinte au droit commun ou à la liberté, et quand les écrivains de l'opposition prennent la plume pour combattre la mesure gouvernementale, ils donnent à cette mesure qu'ils ne sauraient empêcher la sanction en dernier ressort du débat contradictoire ; ils lui donnent sa, raison d'être légale. Discuter, c'est combattre, et quiconque combat souscrit d'avance à la loi qui doit résul-ter de sa défaite ; or, la défaite de l'opposition n'est jamais douteuse : le gouvernement ne peut pas avoir tort.

Toutes les oppressions, suppressions, prohibitions légales qui se sont accomplies depuis la malencontreuse invention du régime parlementaire, sont dues beaucoup plus à l'opposition qu'aux gouvernements ; je dis beau-coup plus, parce que c'est à deux titres que Ces mesures tyranniques incombent à l'opposition, premièrement parce que c'est elle qui les a provoqués, en second lieu, parce qu'elle s'est rendue régulièrement complice de leur adoption en les discutant.

IX

L'opposition parlementaire est née d'une erreur de logique que l'ambition des hommes a malheureusement eu un grand intérêt à propager. Les esprits irréguliers, les cœurs ardents, stimulés par la générosité et, trop souvent aussi, par une envie dont, peut-être, ils ne se rendaient pas compte. ont cru et persistent à croire que la Révolution ou la Liberté peuvent être représentées et localisées dans une enceinte législative. C'est là, je l'ai dit plus haut et je le répète, un travers fatal de l'esprit moderne. La liberté n'est pas un principe social, elle n'est qu'un fait individuel ; nul ne peut représenter une autre liberté que sa liberté personnelle ; dès qu'un homme se pose comme représentant de la liberté des autres, il est déjà une autorité. Or, l'autorité de la liberté se transforme et devient tout à coup la liberté de l'autorité; il n'y a plus de libre, dans ce cas, que le délégué ; le magistrat absorbe la cité.

Remarquons, en outre, qu'en se plaçant avec l'oppo-sition parlementaire sur le terrain de la discussion des actes du pouvoir, les écrivains de la presse opposante font de la politique, c'est-à-dire du pouvoir, et qu'en imitant le gouveernement dans le soin qu'il prend d'ap-peler le pays en garantie de ses actes, ils déplacent véri-tablement le pays qui est social et non pas politique, qui fait de l'industrie et des affaires et non pas de la contro-verse.

Je répéterai donc, après l'avoir suffisamment démon-tré, que la politique n'est pas un moyen révolutionnaire. Les faits, du reste, viennent à l'appui de mon raisonne-ment. L'histoire politique des soixante dernières années confirme tout ce que j'ai dit : grâce à la politique, la question est aujourd'hui ce qu'elle était la veille de la prise de la Bastille.

Vient la deuxième question relative à l'insurrection. J'ai presque dit, en parlant de la politique, tout ce qu'il y a à dire de l'insurrection. L'insurrection, c'est l'opposition dans la rue ; ici elle ne discute plus, elle agit ; c'est toujours le même combat, seulement il a pris des proportions matérielles. Victorieuse ou vaincue, son triomphe ou sa défaite se résument dans le gouver-nement, c'est-à-dire dans la négation de la Révolution.

L'opposition insurrectionnelle se trouve avoir exactement le même caractère que l'opposition parlementaire, en ce sens qu'elle affirme la tutelle au lieu de la nier, qu'elle nie la Révolution au lieu de l'affirmer, seule-ment, dans l'enceinte d'une assemblée, l'opposition ne confirme que le principe gouvernemental, tandis que, dans la rue, elle confirme le fait ;

Pas plus don que la politique, l'insurrection n'est un moyen révolutionnaire et, ici encore, les faits vien-nent à l'appui de mon raisonnement. Il est acquis, en effet, à l'expérience que toute insurrection n'a servi qu'à affermir et même, puis-je dire, à envenimer la tutelle.

Si bien qu'il est devenu aussi urgent que rationnel de renoncer, pour accomplir la Révolution, aux, moyens, reconnus inefficaces, de la politique et de l'insurrection.

Ces moyens. recours suprême des ambitionnaires mal' à propos dénommés révolutionnaires, une fois écartés, que reste-t-il? Voilà ce qui va faire l'objet d'un dernier examen.

X

J'ai dit que la Révolution était la substitution de l'individu à l'Etat traditionnel ; cette définition sera à la portée de tout le monde quand j'aurai expliqué ce que c'est que l'Etat traditionnel.

La notion d'Etat, telle qu'elle nous est parvenue par l'hérédité, incruste dans une magistrature suprême, roi, empereur, président, comité, assemblée, tous les élé-ments de la vie sociale. Conformément à cette notion, rien ne se fait, rien ne se dit, rien ne bouge dans le pays qu'en vertu des lois émanées de la personne offi-cielle la raison du fonctionnaire est la raison d'Etat et, désormais, avant de penser, avant d'agir, avant de se mouvoir en vue de leur bien propre, les individus doi-vent penser, agir et se mouvoir en vue de la conserva-tion du magistrat, clé de voûte de l'édifice public. C'est le communisme ou la monarchie, ce qui revient au même.

Dans cette étrange combinaison d'une mécanique barbare, chaque individu, tenu par un mors, dirigé par des rênes et poussé par un fouet, se trouve attelé, bête de labeur, au char de l'Etat ou de la suprématie. L'Etat. conducteur universel, arrête ou fait marcher, rappelle en arrière ou pousse en avant, à son gré et selon son caprice, l'art, la science, l'enseignement, le culte, l'industrie, le commerce, le crédit, sans se préoccuper d'autre chose que de sa sécurité propre. La logique d'Etat, telle que l'a développée Rousseau et telle que l'ont pratiquée Robespierre, M. Guizot, M. Ledru-Rol-lin. M. Thiers, et M. Louis Blanc, admet cette énor-mité à savoir : que la suprême magistrature restant sauve, la destruction de tous les Français ne compro-mettrait en rien le salut de l'Etat ; car l'Etat. c'est cette magistrature même ; quiconque l'attaque attaque l'Etat, et, pourvu qu'elle reste debout, tout peut périr autour d'elle sans que l'Etat coure aucun péril.

Tel est l'Etat traditionnel. MM. Thiers, Cabet. Ber-ryer, Pierre Leroux, de Broglie, Louis Blanc, Laroche--jaquelein, Considerant n'en connaissent pas d'autre. Eh bien l'objet de la Révolution est de dégager l'individu des longes de cet attelage ; l'objet de la Révolution est de substituer l'arbitre réel ou individuel à l'arbitre public ou fictif. En thèse traditionnelle, je suis conduit au profit de mon guide ; en thèse révolutionnaire, je me conduis moi-même à mon profit ; en thèse tradi-tionnelle, le magistrat cesse d'être un individu en deve-nant l'Etat ; en thèse révolutionnaire, l'individu devient magistrat ; l'Etat, c'est l'individu.

Arrivé à ce, point de notre démonstration, nous pou-vons jeter un jour décisif sur le vice des moyens politi-ques et insurrectionnels mis en usage jusqu'à ce jour.

L'Etat étant donné, quand, je groupe mes concitoyens dans une enceinte ou sur une place publique pour leur demander l'investiture de leur confiance, afin de livrer, oralement ou par les armes, combat à l'Etat, je ne me propose nullement de renverser l'institution à leur profit, j'ai simplement en vue de substituer ma personne à la personne que je vais combattre ; mon objet est unique-7 ment de soustraire à ceux qui l'exercent la direction des affaires publiques pour m'en emparer ; je puis croire que je dirigerai mieux qu'eux, mais je me trompe inévita-blement ; car, comme il s'agit précisément de ne pas diriger, la direction, quelle qu'elle soit et d'où qu'elle vienne, est nécessairement mauvaise.

L'institution d'Etat ne peut être renversée que par l'institution contraire. Or, le contraire de l'Etat, c'est l'individu, comme le contraire de la fiction, c'est le fait. Que l'individu s'institue et l'Etat périt ; que la liberté se fonde et l'autorité disparaît.

Mais comment, demande-t-on, doit se fonder la liberté ? Comment s'instituera l'individu ?

L'individu s'institue en s'appliquant à faire lui-même ce qui, jusqu'à ce jour, a été laissé à l'initiative de l'Etat ; la liberté se fonde sur le travail, la production, la richesse et pas ailleurs.

XI

Je ne connais rien de plus obscur que la démonstra-tion de l'évidence, l'analyse d'une notion simple demande des soins tels que je perdrais courage Si je ne me sen-tais aidé par l'attention que le public prête aujourd'hui à ces questions.

Quand je parle de la substitution de l'individu à l'Etat, je veux dire que la législation réglementaire au moyen de laquelle l'Etat s'est approprié la direction des affaires publiques doit être abrogée, et que chaque indi-vidu doit désormais faire ses propres affaires, non plus en conformité de la loi d'Etat, mais en vertu de son pro-pre instinct dirigé par son propre intérêt.

Mais on ne peut pas demander aux assemblées d'abro-ger les lois ; l'abrogation de la loi d'Etat ne peut pas appartenir à l'initiative de l'Etat, l'Etat ne peut pas se dépouiller lui-même ; cette opération revient de droit et de fait à l'initiative des individus qui ont investi l'Etat.

Une loi d'Etat s'abroge dès qu'on met les faits sociaux en opposition avec elle. Toutes les lois de police, par exemple, sont abrogées, et tous les agents de police disparaissent le jour où le fait social devient généralement et complètement calme.

Or, le fait social sera généralement et complètement calme, quand l'opposition de parti ou de verbiage disparaîtra pour laisser librement agir l'opposition maté-rielle des intérêts réels et du travail effectif, autrement dit l'opposition populaire ou individuelle. Contre la force des besoins sociaux les lois de l'Etat ne peuvent rien.

Nous faisons une opposition efficace à la police quand, sans autre préoccupation, nous nous rapprochons de nos intérêts matériels ; car ces intérêts étant ennemis de toute agitation désordonnée ou d'Etat, il s'ensuit que s'occuper d'eux, c'est cesser de S'agiter ; or, cesser de s'agiter, c'est tout simplement supprimer la police, à moins, ce qui ne saurait se comprendre, que la police ait sa raison d'être en dehors de l'agitation.

La police une fois absorbée par le travail et les intérêts, les suppressions de règlements d'Etat, les abro-gations de lois vont vite ; car la confiance qui porte le crédit se développe avec rapidité.

Chacun s'occupe de ses intérêts propres ; donc, cha-cun travaille ; chacun travaille, donc, nul ne menace nul ne menace, donc, nul ne craint ; personne ne craint, donc, la sécurité est universelle.

La sécurité étant universelle, le capital, que la peur avait précipité dans les caves de la banque d'Etat, met le nez à la lucarne et, voyant passer l'indu strie qui lui promet six, dix, quinze, vingt pour cent, se pose natu-rellement cette question Qu'est-ce que je fais ici ? Cette question ainsi posée, le capital se dit : La crainte d'être dépouillé m'a emprisonné dans un privilège qui me donne quatre du cent ; il n'y a plus d'agitation à l'extérieur je n'ai plus peur et je puis avoir, au-dehors, le double bénéfice de la liberté et d'un profit plus grand : sortons 

Le capital sort de la banque d'instinct, et le voilà s'abouchant avec l'intelligence et l'industrie pour savoir ce qu'il y a de mieux à faire pour réaliser les plus gros bénéfices ; l'association de l'argent avec le travail s'opère progressivement ; le monopole financier est détruit par l'intérêt même de la finance : le crédit libre ou indivi-duel est fondé. Le plus beau fleuron de la couronne d'Etat disparaît ainsi tout doucement et sans que le gouvernement ait plus à se plaindre de son appauvrissement que les agents de police n'ont eu à crier contre leur Suppression.

XII

Oh quand, au lieu d'un seul magasin d'argent, le pays possède, pour la vente de cette marchandise, autant de boutiques qu'il y a de capitalistes, la denrée métalli-que ne peut manquer d'être à bon compte. Le drap n'est pas cher en France grâce à l'extension qu'a donnée à Sa vente la liberté de son commerce ! Si le drap venait à être monopolisé comme l'est dans ce moment l'argent, la redingote deviendrait une rare distinction.

Le capital une fois affranchi voici le travail qui s'ac-tive. Le capital et le travail sont une seule et même chose ; le capital vient du travail et y retourne ou plutôt il n'en Sort pas, il s'y meut ; Si le travail s'arrête c'est que le capital est paralysé, le travail ne marche que sur les jambes du capital, mais aussi le capital ne pense que par la tête du travail. Cette dualité ne forme qu'un corps et n'a qu'un but : la production.

Ceux qui ont dit qu'il y avait antagonisme essentiel entre le capital et le travail n'ont voulu que se ménager les moyens de les gouverner tous les deux ; or, gouver-ner c'est exploiter. En se défiant l'un et l'autre de ces tiers officieux, le capital et le travail communiquent entre eux sans intermédiaire, dès qu'ils communiquent, ils se connaissent et quand ils se connaissent, ils adhèrent ; car on ne se fait la guerre ici-bas que parce qu'on ne se connaît pas.

Examinez bien la société après la suppression de l'opposition officielle, après la détermination de l'inertie politique et du calme qui en résulte, après la dispari-tion de la police d'Etat et la conversion du système financier, et vous allez remarquer avec quelle rapidité se développe la transformation.

Plus de stupides déclamations dans la presse ; l'er-gotage abstrait qui n'a jamais rien prouvées, qui ne peut rien prouver, qui n'a jamais fait que de l'agitation, qui ne peut jamais faire que de l'agitation, rentre dans les ténèbres : un peuple qui tourne au positif ne prête plus son attention aux arguties. La publicité se débarrasse de cette tourbe d'ignorants qui ne savent parler que doctrine parce que la doctrine est comme Dieu, comme l'inconnu, comme l'insolubilité : le thème de la bêtise et le cheval de bataille des niais.

La presse tournant au positivisme et à l'industrie, comme le peuple, la législation qui la gêne et l'exploite n'a plus de raison d'être : elle se trouve abrogée de fait ou inexécutable, ce qui revient au même.

De la liberté individuelle garantie, non plus par un chiffon de papier mais par le fait autrement éloquent de la sécurité générale et de la confiance privée ; de la liberté de l'industrie garantie par la meilleure des consti-tutions : celle du crédit anarchique ou non réglementé ; de la liberté de la presse garantie par le plus auguste des princes : l'intérêt ; de ces trois libertés fondamen-tales doivent découler inévitablement, fatalement toutes les libertés de détail qui se trouvent aujourd'hui empri-sonnées dans les cartons de cinq à six ministères. L'ab-sorption de l'Etat par les individus sera l'affaire d'une année tout au plus ; dans quelques mois le gouvernement dépouillé du budget de l'intérieur, du budget des cultes, du budget de l'instruction publique, du budget des travaux, du budget de l'industrie et du commerce, du budget de l'agriculture et du budget de la préfecture de police, va se trouver, par la force des choses et sans que la pensée lui vienne de crier : au secours ! réduit purement et simplement aux proportions démocratiques du ministère des affaires étrangères et de ses deux annexes, dont l'un est permanent et l'autre éventuel la marine et la guerre. Le gouvernement sera enfin ce qu'il doit être, non plus un gouvernement interne ou domestique mais un gouvernement externe ou diplomati-que : une chancellerie.

Nous appelons cela, quant à nous, avec ou sans la permission de messieurs les révolutionnaires, la révo-lution : car nous sommes celui qui veut, de fait et non pas par paroles, une révolution honnête, équitable et belle, une révolution qui soit une grande chose en même temps qu'une bonne affaire pour le noble, pour le bour-geois et pour l'ouvrier, car devant la révolution comme devant Dieu il n'y a ni nobles, ni bourgeois, ni ouvriers, ou bien il n'y a que des ouvriers, il n'y a que des bour-geois, il n'y a que des nobles parce qu'il n'y a que des hommes et parce que ces hommes, en thèse anar-chique ou libre, s'appauvrissent et s'enrichissent, s'élè-vent et s'abaissent, s'ennoblissent et se dégradent selon que le sort ou leur génie les favorise ou les frappe.

XIII

Voici maintenant, autant qu'il est possible de l'indi-quer, en quoi consiste le mécanisme révolutionnaire :

Convaincu comme nous le sommes et comme l'expé-rience et la succession des temps nous ont forcé de l'être, que la politique, théologie nouvelle, est une basse intrigue, un art de roués, une stratégie de caverne, une école de vol et d'assassinat ; persuadé que tout homme qui fait métier de politique, à titre offensif ou défensif, c'est-à-dire comme gouvernant ou opposant, en qualité de directeur ou de critique, n'a pour objet que de s'emparer du bien d'autrui par l'impôt ou la confisca-tion et se trouve prêt à descendre dans la rue, d'une part avec ses soldats, de l'autre avec ses fanatiques, pour assassiner quiconque voudra lui disputer le butin ; parvenu à savoir, par conséquent, que tout homme politique est, à son insu, sans doute, mais effectivement, un voleur et un assassin ; sûr comme du jour qui nous éclaire que toute question politique est une question abstraite, tout aussi insoluble et, partant, non moins oiseuse et non moins stupide qu'une question de théologie, nous nous séparons de la politique avec le même empressement que nous mettrions à nous affranchir de la solidarité d'un méfait.

Une fois séparé de la politique qui lui avait appris à haïr, à porter envie, à faire la guerre à ses concitoyens, à rêver leur détroussement, à s'annihiler au point de ne plus compter sur lui et de tout attendre d'un gouverne-ment qui ne peut lui rien donner qu'il ne l'ait préalable-ment Soustrait à d'autres, une fois, disons-nous, séparé de la politique, l'individu recouvre l'estime de lui-même et se sent digne de la confiance d'autrui son activité, arrachée aux ténèbres, se déploie au grand jour ; il quitte l'embuscade et passe au travail.

Il est pauvre et sans crédit, le début sera difficile mais s'il ne débute jamais, où le conduira le maurau-dage ? Son intention est bonne, son activité grande, sa volonté ferme, il prend son courage à deux mains, et, le voilà, cherchant une issue dans la société réelle, son domaine naturel.

Cette issue il la trouvera inévitablement proportionnée à son mérite. Il se peut qu'apte à l'horlogerie il ne trouve d'abord qu'à forger ; il se peut qu'ayant l'intel-ligence de l'ébénisterie, il soit forcé momentanément de faire de la charpente ; il se peut qu'avocat, l'absence de tout client le relègue dès le principe dans une étude de notaire, d'avoué ou d'huissier ; il se peut que, jour-naliste, il ne puisse actuellement trouver de refuge que dans un pensionnat ou une tenue de livres. Qu'importe tout chemin mène au but. Il se crée, dans quelque posi-tion qu'il soit, des relations qu'il ne tient qu'à lui de rendre amicales. S'il a réellement des aptitudes supé-rieures à ce qu'il exerce, il doit tôt ou tard trouver quelqu'un qui aura intérêt à utiliser son talent. Il pos-sède lui-même et le temps et l'activité et le discernement nécessaires pour veiller à son classement. Pour le moment, il travaille, donc il spécule ; il spécule, donc il, gagne, il gagne, donc il possède ; il possède, donc il est libre. Il s'institue en opposition de principe avec l'Etat, par la possession ; car la logique d'Etat exclut rigoureusement la possession individuelle ; en cela, les nouveaux apôtres de la doctrine d'Etat s9nt beaucoup plus mathématiques que les anciens et M. Thiers n'est qu'un mince despote à côté de M. Louis Blanc. Il s'institue, donc, individuellement par la possession, sa liberté commence avec le premier écu et il sera d'au-tant plus libre dans l'avenir qu'il aura plus d'écus. Voilà la vérité naïve et simple, la vérité du fait, qui se démon-tre par elle-même comme la lumière et l'évidence.

Les rhéteurs appelleront monarchie ou oligarchie, empire ou république 1'Etat dans lequel j'aurai des écus dans ma poche, je me moque de leur raisonnement. Ils n'attirent mon attention que lorsqu'en vertu de je ne sais quelle loi d'équilibre fantasmagorique, ils veulent prendre mes écus. Alors, qu'ils s'appellent monarchistes, oligarques, impérialistes ou républicains, je constate que mon vocabulaire m'autorise à leur donner un autre nom infiniment plus intelligible et, surtout plus concluant : je les appelle des filous.

XIV

Mais qu'est-ce qui autorise la filouterie d'Etat ? Qu'est-ce qui fait que les gouvernements prélèvent une prime énorme sur le temps, sur l'industrie, sur l'avoir, sur la vie, sur le sang, des individus ? ta peur. Si nul n'avait peur dans la société, le gouvernement n'aurait à protéger, personne et Si le gouvernement n'avait à protéger personne, il n'aurait plus aucun prétexte pour caractère de son industrie, de l'origine de son avoir ; il n'aurait plus à demander le sacrifice du sang ni de la vie de personne.

Quand, pour ne parler que de notre profession et toutes les professions sont gênées comme la nôtre nous cherchons la raison des nombreuses entraves qui Sont placées sous nos pas ; quand nous demandons pourquoi nous avons à consulter le ministre, et puis le procureur de la République, et puis encore le préfet de police pour faire un journal, nous trouvons que le gou-vernement a peur, mais nous découvrons en même temps que le gouvernement est plus fort que nous qui donne cette force au gouvernement ? L'argent de tout le monde, la richesse publique mais s'il est acquis que la richesse publique paye le gouvernement pour avoir peur, il reste démontré que c'est la richesse publique elle -même qui a peur.

Pourquoi la richesse publique a-t-elle peur ? Préci-sément parce qu'elle est l'enjeu des luttes politiques ou insurrectionnelles précisément parce que la richesse publique qui, de sa nature, est révolutionnaire ou circu-lante se trouve incessamment refoulée par le piston gou-vernemental de l'agitation et de l'oisiveté.

La richesse publique soutient le gouvernement non pas pour le bien qu'il fait, ce bien est partout et tou-jours introuvable, mais pour le mal qu'il est censé empêcher. Le mal qu'appréhende la richesse publique et que le gouvernement est censé empêcher ne peut venir que du gouvernement lui-même ou de l'initiative des hommes qui peuvent apporter au gouvernement tel ou tel système ; la richesse publique soutient donc un gouverne-ment précisément parce qu'elle en craint un autre ; elle soutient la politique de Pierre parce qu'elle craint la politique de Paul. Que Paul-opposition se retire de la politique et Pierre-gouvernement est ruiné ; car la richesse ne soutenant Pierre que pour le mal qu'il empê-che Paul d'accomplir, dès que Paul n'inspire plus de crainte et ne peut plus faire de mai, dès qu'il travaille, la richesse circulante va droit à lui, Pierre n'est plus soutenu, son action devient nulle, son influence est morte, son autorité s'évanouit. La confiance renaît dans tous les esprits, le crédit libre s'établit, les intérêts se développent sur la plus large échelle, le bien-être se généralise, la prospérité devient universelle, la civilisa-tion s'étend sur toutes les classes, et la Révolution est faite.

Abandon complet de la politique, retour sérieux vers les affaires, voilà donc en quoi consiste la véritable tac-tique révolutionnaire ; elle est simple comme tout ce qui est vrai, elle est facile comme tout ce qui est simple, et elle est simple, vraie et facile comme tout ce qui est juste.

Le gouvernement du peuple n'est ni une doctrine ni une idée, c'est un fait ; ce gouvernement ne se résume ni dans une devise, ni dans une couleur, il a pour sym-bole un écu.

LA LOI ELECTORALE

Dans le premier numéro de ce journal, nous avons nettement, nous avons même audacieusement exprimé notre opinion touchant le caractère actuel du droit électoral. L'attitude du peuple en face de la suppres-sion partielle que le Parlement a voulu faire de ce droit nous a prouvé que notre doctrine était conforme au sentiment général. L'électorat n'est pas un principe.

L'instinct populaire est plus sûr que le raisonnement des sophistes, car cet instinct porte sur les faits. Les partis soi-disant démocratiques ont beau crier que le suffrage universel est la seule garantie du progrès, le seul principe d'où doit découler le bien-être, les faits répondent que le suffrage universel, dont l'exercice a jusqu'à ce jour arrondi la position de quelques élus, a considérablement compromis les intérêts des particuliers et, par conséquent, la prospé-rité publique.

Est-ce à dire que le suffrage restreint tel qu'il a plu à la majorité de le formuler résoudra la question ? Ce serait niais que de le supposer. La vérité n'est pas dans l'élection rien ne peut venir de l'élection, l'élec-tion est la garantie du gouvernement et le gouverne-ment est la cause du malaise, c'est donc dans l'absten-tion et non pas dans l'élection que se trouve la solution de la difficulté.

Le peuple aboutira à l'abstention, comme il aboutira au refus de l'impôt, c'est inévitable et fatal. Il est entré dans la voie qui doit l'y conduire en tombant dans le scepticisme politique, dans l'indifférence doc-trinale. C'est quand le peuple ne croit plus à rien qu'il croit en lui cette dernière croyance détermine l'appréciation du fait, le positivisme parvenu à ce point, le peuple sort du domaine des interprétations pour prendre des proportions fixes ; il ne se laisse plus entraîner, il spécule ; il ne s'agite plus, il amasse il ne vocifère plus, il cherche à jouir.

Savez-vous, au point de vue populaire, ce que signifient les débats qui ont eu lieu à l'Assemblée entre la majorité et la minorité au sujet de la loi électorale ? Ces débats signifient que les membres de la majorité croient ne pouvoir être réélus qu'en châtrant le suf-frage universel, et que les membres de la minorité sont persuadés que le suffrage universel leur est indispen-sable pour rester où ils sont. Voilà le vrai sens de la discussion ; mais, en fait, qu'a le peuple à attendre de la majorité ou de la minorité ? Rien. L'une et l'autre l'ont bien prouvé, et, quand bien même elles ne l'auraient pas prouvé pratiquement, nous croyons avoir, dans cette publication, fourni des arguments fort clairs sur ce point.

Avons-nous Si fort à nous réjouir du régime élec-toral qu'il y ait lieu de nous agiter pour le défendre ? Qu'a-t-il produit ? Des volumes de lois dont, pour ma part, je me passerais volontiers, et vous ?

Certes, c'est le suffrage universel qui a produit les assemblées auxquelles nous devons toutes les prohi-bitions qui nous écrasent le suffrage restreint aurait-il produit de pires choses ? Nous ne le présumons pas. Que signifie dès lors Cet enthousiasme qu'on veut nous donner pour le suffrage universel, quand il est prouvé que les assemblées n'ont abouti qu'à nous inquiéter et à nous ruiner.

La droite se défie d'une partie de la population.

La gauche se défie de l'autre partie.

Pour qui nous prend-on ? De qui sommes-nous la chose ? Nous nous défions, nous, de la droite et de la gauche et nous réservons nos suffrages voilà ce que nous avons de mieux à faire pour mettre d'accord les blancs et les rouges qui n'en veulent qu'à notre argent.

Voilà la raison du calme qui a accueilli la loi électorale. Le plus naïf des journaux de Paris et le plus fat. L'Evénement et la Presse, ont recommandé le calme à la population, et, le calme ayant eu lieu, ils se sont félicités d'avoir été obéi ; à les entendre, la sagesse du peuple est leur ouvrage ; sans eux, l'agi-tation aurait amoncelé les pavés et troublé la cité, cela fait pitié

Le calme est dans la force des choses. Le peuple est devenu profondément sceptique, il ne croit ni aux troubadours, ni aux vendeurs de spécifiques ; on a beau professer pour lui un tendre et profond amour, on a beau vouloir l'assurer, il ne se prend plus ni à la tendresse, ni à l'assurance, et il se demande quel est l'audacieux ou le fou qui ose se placer assez haut pour l'aimer, et quel est le souverain ou l'intrigant qui se sépare à tel point de lui qu'il puisse lui pro-mettre la sécurité.

Les temps de l'exploitation par les grands mots sont déjà loin de nous les étiquettes ne trompent plus personne le dévouement a montré ses factures, il coûte trop cher. On ne croit plus au désintéressement chevaleresque de sorte qu'au moment même où un homme se sépare des autres hommes pour les comman-der, des suspicions légitimes s'élèvent sur son compte dans cet état, le peuple n'a plus de chefs, c'est l'égalité qui commence Quand le peuple n'a plus de chefs, il n'y a plus de mouvement possible, le calme est dans la force des choses. Or, le calme c'est la Révolution, non plus celle des intrigants, mais celle de tout le monde, celle des intérêts et de la richesse.

Les politiques ne veulent pas Sortir des questions de forme, cependant c'est la question de fond qui s'agite dans le sein de la société. Le gouvernement, les hommes du gouvernement, la manière de faire et de constituer le gouvernement, les antécédents et les doctrines de tels ou tels individus, la prééminence de tel ou tel système, tout cela importe peu au peuple ; ce qui lui importe, c'est le bien-être, et, le bien-être, il est démontré que nul ne peut le réaliser que soi même ; il est prouvé qu'il ne saurait s'obtenir par la délégation, il est établi en fait qu'il est indépendant de la forme. C'est donc avec plein et entière raison que le peuple devient indifférent à l'égard de la forme, autrement dit du gouvernement, et qu'il porte son attention sur le fond qui n'est autre chose que le peuple lui-même et ses propres affaires.

Aussi vienne, après la loi électorale, la présidence décennale, vienne la présidence à vie, vienne l'empire, vienne le diable, pourvu que les bons à rien soient condamnés au silence par la prudence des travailleurs, la forme, quelque élevée qu'elle soit, sera emportée par le fond ; le peuple dévorera le gouvernement.

Le gouvernement n'est pas un fait, il n'est qu'une fiction. Le fait immuable et éternel, c'est le peuple. Nous sommes, pour notre part, avec le fait, et il se prépare un temps qui nous semble mauvais pour ceux qui ne veulent pas se séparer de la fiction.

Note N°1

(Avertissement de A.Bellegarrigue au N°2)

Le rédacteur de L'Anarchie, en abordant de front un mot à l'aide duquel les politiques ont intimidé et rançonné la population, s'est proposé deux choses:

Premièrement de prouver que l'ORDRE est un élément popu-laire et anti-gouvernemental. Le meilleur argument qu'on puisse fournir à l'appui de cette thèse c'est que les feuilles monar-chiques saluent ouvertement la guerre civile comme une Pro-vidence.

Secondement d'établir que la Révolution est purement et simplement une question d'affaires. L'indifférence et le scep-ticisme politiques auxquels le peuple s'abandonne de plus en plus ; le dégout qu'il montre pour les arguties et le mépris qu'il professe pour les hommes qui veulent le commander, viennent corroborer cette opinion et montrer que le rédacteur de L'Anarchie est d'accord avec le sentiment public.

Les partis royalistes étant historiquement et matériellement ruinés, il n'y a pas à les combattre; ce qu'il importe de détruire aujourd'hui, c'est la prétention des nouveaux partis qui,. sous prétexte d'ensevelir la royauté, veulent hériter de son pouvoir. L'Anarchie a donc à démasquer les révolutionnaires au profit de -la Révolution.

Le vieux journalisme s'en va, honni par les intérêts qu'il ait compromis, chargés des imprécations du peuple auquel il n'a rien appris, maudits par la civilisation qu'il a pollué.

Le vieux journalisme ne sait rien ni en finances, ni en industrie, ni eh commerce, ni en philosophie pratique ; à proportion que les sciences positives s'établissent, son épaisse ignorance est mise en saillie et, dans quelques mois, il dispa-raîtra dans Sa propre honte.

Quand les fictions sont débordées par les faits, les controversistes n'ont plus rien à dire.