Le credo médiatique fin de siècle

PAR Hakim Bey

1. Nous pouvons définir le « Média » selon qu’un médium donné soutient ou non être « objectif », dans les trois sens du mot, c’est-à-dire qu’il « rend compte objectivement » de la réalité ; qu’il se définit comme partie d’une condition objective ou naturelle de la réalité ; et qu’il présume que la réalité peut être reflétée et représentée comme un objet par un observateur de cette réalité. « Le Média » - utilisé ici comme un terme singulier mais collectif - met le subjectif entre parenthèse et l’isole de la structure basique de médiation, qui est présentée comme le regard auto-réfléchissant du reportage social, « impartial », équilibré, purement empirique. En brouillant délibérément la frontière entre l’objectif et le subjectif - comme dans l’infotainment [1] et dans les feuilletons sentimentaux, que tant de gens croient « réels », ou les histoires de flics « comme dans la vie » - ou dans les publicités - ou dans les talkshows - le Média construit l’image d’une fausse subjectivité, emballée et vendue au consommateur comme un simulacre de ses propres « sensations » et « opinions personnelles » ou de sa subjectivité. Et en même temps, le Média construit (ou est construit par) une fausse objectivité, une fausse totalité, qui s’impose comme la vue-du-monde qui fait autorité, bien plus que n’importe quel simple sujet - inévitable, incontournable, une véritable force de la Nature. Ainsi chaque « sensation » ou « opinion personnelle », quand elle naît, est ressentie comme à la fois profondément personnelle et objectivement vraie. J’achète ceci parce j’aime ça et parce que c’est ce qu’il y a de mieux ; je soutiens la guerre parce qu’elle est juste et honorable et parce qu’elle produit beaucoup de divertissements excitants (« Tempête du Désert », mini-série fabriquée pour le prime-time télé). Ainsi, en paraissant refuser le simplement subjectif (ou en le mettant entre les parenthèses de l’ « art »), le Média récupère activement le sujet et le reproduit comme élément à l’intérieur du grand objet, le reflet total du regard total : la marchandise parfaite - soi-même.

2. Bien sûr, tous les médias se conduisent ainsi dans une certaine mesure, et devraient peut-être être objet d’une résistance consciente ou « critiqués » dans cette mesure même. Les livres peuvent être tout autant vénéneux que le Top-40 de la radio, et tout aussi faussement objectifs que le journal télévisé du soir. La grande différence est que n’importe qui peut produire un livre. C’est devenu un « médium intime », dans lequel les facultés critiques sont engagées, parce que nous savons et comprenons le livre comme subjectif. Chaque livre, comme l’a remarqué Calvino, incarne une politique personnelle - que l’auteur en soit conscient ou pas. Notre conscience de cela s’est accrue en proportion directe de notre accès au médium. Et précisément parce que le livre ne possède plus l’aura d’objectivité dont il jouissait, disons au XVIe siècle, cette aura s’est déplacée des médias intimes au « Média », le média public tel que le réseau télé. Le média en ce sens-là reste par définition fermé et inaccessible à ma subjectivité. Le Média veut construire ma subjectivité, non pas être construite par elle. S’il permettait ça, il deviendrait - par définition, de nouveau - un autre médium intime, privé de sa prétention à l’objectivité, réduit (du point de vue du Spectacle) à une relative insignifiance. Évidemment, le média résistera à cette éventualité, mais il le fera précisément en m’invitant à investir ma subjectivité dans son énergie totale. Il récupérera ma subjectivité, la mettra entre parenthèses, et l’utilisera pour renforcer sa propre fausse objectivité. Il me vendra l’illusion que je « me suis exprimé », soit en me vendant le style de vie de mon « choix » soit en m’invitant à « apparaître », dans le regard de la représentation.

3. Dans les années 60 le Média était encore en train d’émerger et n’avait pas encore consolidé son contrôle sur le domaine de l’image. Quelques étranges bizarreries survinrent. Il essaya de banaliser et de diaboliser la contre-culture, mais réussit par inadvertance à la rendre plus attractive ; il essaya de glorifier et de justifier la guerre du Vietnam, mais en révéla par inadvertance la cruauté et l’absurdité, comme dans un mauvais trip à l’acide. Ces bizarreries découlèrent d’une dissonance entre l’idéologie et l’image. La voix nous disait que la contre-culture était clownesque et mauvaise, mais on la voyait amusante ; la voix nous disait que la guerre était juste et héroïque mais ce qu’on voyait, c’était l’enfer. Mais heureusement pour le Média, McLuhan et Debord vinrent expliquer ce qui se passait vraiment et la situation fut bientôt rectifiée. (McLuhan voulait renforcer le pouvoir du Média, Debord le détruire - mais les analyses et les critiques de ces deux auteurs étaient d’une telle perspicacité que leurs découvertes furent utiles au Média d’une manière que ni l’un ni l’autre n’avait recherchée). Le média put pour ainsi dire faire le point sur l’idéologie et l’image, et éliminer virtuellement toute dissonance cognitive.

4. Durant les années 60, quelques personnes commencèrent à sentir ou même à comprendre le mauvais alignement entre idéologie et image dans les médias, et y percevaient une ouverture, une voie d’accès au pouvoir non gardée. Les mouvements de contestation et de contre-culture se mirent à rechercher une « visibilité médiatique », car ils avaient confiance dans leur image, qu’ils jugeaient plus séduisante que l’idéologie qui essayait d’interpréter cette image. Certains théoriciens devinrent partisans de la prise des médias. L’œil semblait irrésistiblement attiré par certaines images, mêmes si ces images étaient codées comme des agressions contre le « système » ou l’« establishment. » Mais une fois encore, le Média survécut à l’attaque tentée contre son pouvoir par la très contestataire imagerie dissidente - et en fut même stimulé. En fin de compte, ce qui importait c’était d’avoir « de la bonne télé » et des stimulations télés à travers des images brûlantes de contestation, des coups fomentés par les Yippies, de diaboliques stars rocks, de l’esthétique psychédélique etc. Le média apparut alors beaucoup plus résistant que son opposition ; en fait, le studio de la réalité avait été pris d’assaut (comme Burroughs y incitait), et avait résisté en ouvrant toutes les portes de l’image et en ingérant ses ennemis. Car, en dernier ressort, on ne pouvait apparaître dans le Média que comme une image, et une fois qu’on s’était réduit à ce statut, on rejoignait simplement le théâtre de fantômes des marchandises, le monde des images, le spectacle. Sans les quelques centaines de millions nécessaires pour acheter soi-même un réseau, il n’y avait aucun moyen d’imposer sa subjectivité au Média. (Et même cela s’avérerait impossible, car une personne possédant à la fois tant d’argent et tant d’égocentrisme ne pourrait jamais produire autre chose qu’une banalité oppressive ; est-ce une « loi de la nature ») Le média, en d’autres termes, a perdu quelques batailles durant les années soixante - mais a gagné la guerre. Une fois qu’il eut compris que le médium (l’image) est le message (l’idéologie), et que cette identité elle-même constitue le spectacle et son pouvoir, l’avenir fut assuré. Kennedy avait agi comme un acteur pour obtenir le pouvoir, mais Reagan était un acteur - le premier symbole du spectacle qui s’est vidé pour se reconsolider comme pure simulation. Bush perfectionna ensuite la guerre « pure » ou simulée et Clinton est notre premier président pleinement « virtuel », symbole de l’absolue identité de l’image et de l’idéologie. Ce n’est pas que le Média ait maintenant tout le « pouvoir » ou qu’il utilise le pouvoir d’une manière conspiratoire. La vérité est qu’il n’y a pas de « pouvoir » - seulement une totalité complète et fausse dans laquelle tout le discours est contenu - une objectivité complète et totalitaire - un Empire de l’Image absolu hors duquel rien n’existe que la pathétique, l’insignifiante et, en fait, l’irréelle subjectivité de l’individu. Ma subjectivité. Mon absurdité absolue.

5. Ceci étant - et l’étant de manière si évidente - on pourrait s’étonner de ce que les théoriciens des médias et les militants parlent encore et se conduisent encore comme si on était en 1964 et non pas en 1994 - près d’un tiers de siècle plus tard. Nous entendons encore parler de « s’emparer des médias », de les infiltrer, de les subvertir, ou même de réformer les médias. Bien sûr, certains des maîtres ès-manipulation médiatiques des années soixante sont encore en vie, qu’Allah en soit remercié et les conserve, vieux beatniks et vieux hippies, et on peut leur pardonner de nous presser d’utiliser des tactiques qui ont paru autrefois fonctionner pour eux. Et de toute façon, quant à moi, ce fut l’un de ces personnages des années soixante qui m’alerta sur ce qui était en train de se passer vraiment. En 1974, à Téhéran, je dînais chez le très branché ambassadeur canadien, James George, avec Ivan Illich, quand un télégramme arriva du gouverneur de Californie, Brown, qui invitait Illich à ses frais pour apparaître en sa compagnie à la télé et lui proposait un poste dans son administration. Illich, qui était vraiment une espèce de saint, se mit en colère pour la première et la seule fois de son séjour en Iran et se répandit en injures contre Brown. Comme l’ambassadeur et moi-même exprimions notre ébahissement devant cette réaction à une offre cordiale d’argent, de notoriété et d’influence, Illich expliqua que Brown essayait de le détruire. Il dit qu’il n’apparaissait jamais à la télévision parce que tout son discours consistait à offrir une critique des institutions et non pas une pilule magique pour soigner les maux de l’humanité. La télé n’était capable de proposer que des réponses simples, pas des questions complexes. Il refusait de devenir un gourou ou une star médiatique, alors que son véritable propos était d’inciter à remettre en cause l’autorité et à penser par soi-même. Brown voulait mettre en scène de l’image d’Illich (charismatique, avec un langage clair, une allure inhabituelle, sans doute très télévisuelle) mais pas se donner le mal de réfléchir à la critique illichienne de la société de consommation et du pouvoir politique. En outre, dit « Don Ivan », il détestait prendre l’avion, et n’avait accepté notre invitation en Iran que parce que notre lettre était pleine de fautes de frappe !

6. Quand on demandait à Illich « Pourquoi ne paraissez-vous pas dans les médias ? », il répondait qu’il refusait de disparaître dans les médias. Nul ne peut paraître dans « les médias » avec sa propre subjectivité (et le politique est le personnet tout autant que le personnel est le politique) ; c’est pourquoi on devrait refuser au Média ce qu’il pourrait tirer d’énergie vampirique dans la manipulation de (ou simplement la possession) de notre image. Je ne puis « m’emparer du média » même si je l’achète, et accepter de la publicité, par exemple, du New York Times, du Time magazine, d’un réseau de télés, reviendrait simplement à transformer en marchandise ma subjectivité, qu’elle soit esthétique (« sensations », art) ou critique (« opinions », agitprop). Si je veux effectuer cette transformation en marchandise - si je veux de l’argent et de la notoriété - il pourrait y avoir quelques raisons d’« apparaître dans les médias » - même au risque d’être mâché et recraché (car le Regard est froid et ennuyé et se distrait aisément). Mais si le prix que j’attache à ma subjectivité est bien au-dessus du douteux pari de 15 minutes de célébrités et du double de ce nombre en pièces d’argent, j’aurais une très bonne raison de ne pas « apparaître », de ne pas être reluqué. Si je souhaite que ma vie quotidienne soit le lieu des merveilles que je désire, plutôt que de souhaiter projeter ces désirs dans une progression d’image désincarnée pour la consommation (ou le rejet) publique, alors j’aurais une autre bonne raison d’échapper au média plutôt que de m’en « emparer. » Si je désire la « révolution », j’ai une raison urgente de ne pas renoncer à la possibilité du changement social au profit de l’image du changement, ou (pire encore) de l’image de mon désir de révolution, ou (encore pire) de l’image de la trahison de mon désir.

7. De ce point de vue, je ne vois que deux stratégies possibles envers « le média. » D’abord, investir nos énergies dans le média intime, qui peut toujours jouer un rôle authentique (de « médiation positive »), dans nos vies quotidiennes et celles des autres. Ensuite, se comporter avec le « média public » (ou « médiation négative ») soit sur le mode de la fuite, soit sur celui de la destruction, puisque l’« espace » approprié par la fausse représentation ne peut être « libéré » que par la violence. Inutile de dire que je n’entends pas par là la violence contre les individus - qui serait extrêmement futile en l’occurrence, si tentante qu’elle soit - mais la violence contre les institutions. J’admets qu’en ce qui concerne ces deux positions stratégiques (la fuite et la destruction), je n’ai pas encore développé de tactiques spécifiques et efficaces - et bien sûr, il est vital d’avoir une tactique, car nous devons précisément percer à travers le royaume hanté de l’idéologie et de l’image, pour atteindre le domaine du « champ de bataille » qui peut être comparé avec la guerre. La dernière chose dont nous avons besoin dans cette bataille est d’un surcroît de théories naïves sur la conquête des médias ou leur infiltration ou sur la libération des ondes. Donnez-moi un seul exemple de prise de pouvoir radicale d’un média important et je fermerais ma gueule pour aller poser ma candidature pour un boulot à PBS [2], ou je commencerais à me mettre en quête de quelques millions de dollars. Pas de réponse ? Alors, je m’en tiendrai fermement à mon silence.

PS :

No copyright © 1995 Hakim Bey. Traduit de l’anglais par Serge Quadruppani.

[1] Mot-valise obtenu par la contraction des termes anglais information et entertainment (loisir) - NdT.

[2] Public Broadcasting Service.

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