L'Extricable
Raymond Borde
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Le bourrage audiovisuel engendre un être simplifié, chien comme un boy-scout, industrieux comme une abeille, qui a le coeur sur la main et dans l'oeil une horloge. On a pu mesurer les ravages du conformisme, lors de l'enlèvement du petit-fils Peugeot. Un dauphin de la plus-value était kidnappé sur les marches du trône. En d'autres temps, les ouvriers auraient organisé un grand bal populaire, pour saluer ce malheur patronal. On aurait festoyé dans les rues de Sochaux et une immense rigolade aurait défoulé le prolétariat. C'était l'heure ou jamais d'une grève injurieuse. Dans la flambée de la revanche, les plaisanteries les plus douteuses devenaient la moindre des choses. Des exploiteurs, qui font suer le burnous depuis l'intervention de l'automobile, étaient atteints dans la chair vive des tendresses familiales. Raison de plus pour accabler ces accablés. La lutte de classes pouvait être, aus sens le plus perturbateur, humour de classe.
Bien entendu, rien ne s'est produit. Les vieux travailleurs de Sochaux ont assuré le père Peugeot, la mère Peugeot de leur sympathie attristée. Les esclaves du chrono ont compati à la douleur des mères. Ces cognasses lisent Paris-Presse et ils écoutent Europe 1. Les mass-médias ont amorti les réflexes d'auto-défense. L'événement qui s'attaquait au patronat a été amputé de son complément d'attribution. L'idée de patron a disparu. Le kidnapping du lardon Peugeot est devenu un kidnapping en foi, un fait divers abstractisé, une nouvelle affligeante, déclancheuse de solidarité, comme le capotage du jet américain dans les collines du Kansas (…).
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Aujourd'hui, je propose que les municipalités donnent vingt francs par tête de touriste abattu. A condition de se poster aux bons endroits, le touriste est plus facile à exterminer que la vipère. Je conseille le fusil, mais la grenade lancée dans le pare-brise, en haut d'une côte, a le double avantage d'aller vite en besogne et de bloquer la circulation des autres touristes. D'ailleurs on repère l'animal en question avec la plus extrême simplicité. Il se déplace en voiture, s'agglutine à d'autres voitures et reste en bande. Il porte en lui le besoin de la foule. I1 s'interne volontairement dans les routes nationales qui sont des camps de concentration mobiles, ou dans les campings, qui sont des concen-trations fixes. I1 est gueulard, vulgaire, il fait l'Espagne parce qu'on fait l'Espagne et qu'il n'est rien de plus, rien de moins que ce on. Il déclenche un processus de mise en ordures du paysage, engendre les panonceaux, les haut-parleurs et le goudron. Il élit Miss Camping, s'arrête aux points de vue qui sont aménagés, pour demeurer en file, parquer là où l'on parque et humer à nouveau la présence de l'Autre. C'est un chien.
A mon sens, les arrêtés municipaux devraient prévoir que les têtes de touristes seront détachées des corps et apportées à la mairie, afin de prévenir la fraude. Ils pourraient s'inspirer des textes qui réglementent les primes allouées aux chasseurs de serpents. Il va sans dire que les bébés touristes seraient réglés au tarif des adultes et que l'abattage des femmes enceintes donnerait droit à double prime. (...)
Peut-être faudrait-il, ce serait le plus sûr, interdire les lieux qui nous plaisent en détruisant les voies d'accès. Il suffirait de peu de choses, cinq kilomètres de sentier impraticable aux moteurs, pour protéger des imbéciles Saint-Cirq et Montségur, les diableries d'Autun et le Palais du Facteur Cheval. Alors on pourrait tasser le tourisme au milieu de la Beauce, dans un immense Luna-Park, avec des routes bariolées, des Jocondes en ciment et un pipe-line de lait de chèvre bouilli. Les motels s'encastreraient dans une forêt sonorisée. Un château féodal en matière plastique flotterait mollement, entre la terre et les nuages, et viendrait amerrir toutes les trois heures sur un bief de la Loire appelé Lac Salé. Entrée deux francs. A l'intérieur, boissons gazeuses, sandwiches, bowling et garderie des enfants sages.
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Je tiens à rappeler les gorges chaudes que l'on faisait du grand Malthus. Cette pensée lucide avait le tort de mettre en cause le contentement de l'espèce humaine à gonfler comme un sac d'écus. Elle investissait le tabou le plus enfoncé dans la conscience collective, celui de la reproduction. Elle cinglait d'une blessure inavouable la tautologie suprême de l'homme en train de germer sur le terreau de l'homme. Elle était pire qu'un blasphème, pire qu'une injure au tabernacle: elle insultait la majesté de la queue fécondante. (...)
Malthus (...) avait pressenti que la terre baignerait dans une sauce de poux, deux ou trois siècles après sa mort. Ils sont là, les insectes, et c'est le grouillement de ces hommes semblables qui lui donne la taille d'un géant. (...)
"Toujours plus de...", c'est le mot d'ordre. Mais plus de quoi ? Plus de volupté ? Plus d'abîmes franchis et de couleurs neuves ?
Non. Toujours plus d'enfants, plus de tonnes d'acier, plus de mètres carrés de surface habitable. C'est le cycle infernal de la natalité et du travail humain. (...) La pornographie commence avec la grossesse. Avant, tout est merveilleux: baiser, branler, sucer, rêver. Après tout est sale. Un ignoble cancer dévore le ventre de la femme. L'être aimé se dégrade, il s'alourdit comme une vache, suinte les eaux, fait un gosse comme on fait au pot, et il atteint les limites de l'horreur: il devient une mère.
Je demande que l'on en finisse avec la poésie florale de la naissance. (...)
Du calendrier des postes aux allocations familiales, tout exalte la maternité. Elle fait tellement partie du décor quotidien, que l'on a peine à discerner ce qui se cache d'interdits derrière ces landeaux, ces jacinthes, ces langes. U n bouquet de marmots et une femme enceinte, quel plus joli tableau dans les rues de nos villes ? Ça ne se discute pas. C'est le fruit conjugué de la morale chrétienne et du patriotisme. On touche à une croyance qui a ses rites verbaux ("Il ressemble à son père", "Les femmes et les enfants d'abord", etc.) et sa fête des mères. Athée ou poujadiste, curé ou vieux noceur, inspecteur des finances ou truand aux Assises, tout le monde respecte au moins cela : la pure figure de sa maman.
Qu'une dame aille dire qu'elle n'aime pas les gosses et vous verrez de quels regards on l'exorcisera. C'est que, dans ce labyrinthe de faux-semblants, nous abordons une zone interdite, le plaisir de la femme. Ce plaisir, peu d'hommes le supportent étalé dans sa joie, libre de ses mouvements. La maternité le paye et le rachète. L'accouchement efface la faute, en changeant le râle d'amour en contractions de l'utérus. Le personnage de la maman est une synthèse dialectique des caresses troubles de la nuit et de leur négation, la meurtrissure purifiante d'où sort un lardon.
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