RÉVOLTE ET VIOLENCE
Gilbert Boss
Le premier jour du Sommet des Amériques à Québec, et le premier jour des manifestations contre ce sommet, alors qu’on avait bouclé l’immense périmètre de sécurité au milieu de la ville, gardé comme une base militaire nucléaire, je faisais un tour pour voir la situation, saisir l’atmosphère des manifestations, écouter ce qui se disait. Après un moment passé dans cette foule bigarrée qui donnait souvent à la rue l’allure d’une cour de récréation, avec ballons, petits papiers découpés et coloriés, bruits de toutes sortes, je rencontre subitement des groupes en fuite, le visage crispé, pleurant et toussant, poursuivis par un nuage de fumée blanche nauséabonde. J’attends un moment que ce déplaisant brouillard se dissipe, et je reprends ma marche qui m’amène devant le théâtre, où s’agite une foule excitée, chantant, dansant, brandissant des drapeaux au rythme des tambours. Ils sont massés un peu plus loin et je m’engage en les observant dans un endroit laissé vide par je ne sais quel caprice. Mais j’en saisis bientôt la raison quand des grenades lacrymogènes me passent par dessus la tête, d’autres entre les jambes, et que je me trouve amené à me retirer vers le groupe, découvrant bientôt, derrière l’écran de fumée, une foule impressionnante de policiers équipés comme des scaphandriers et aussi silencieux que des statues. Quelques manifestants répliquent par de ridicules jets de boîtes de bière vides. C’est donc la petite guerre, et il fallait comprendre ces chants et danses comme destinés à maintenir le moral des troupes des manifestants, dont beaucoup sont en effet équipés de masques à gaz, une précaution utile dans cette atmosphère irrespirable. J’observe un peu et je comprends la situation. Certains crient maintenant qu’ils risquent de se faire encercler, parce qu’une troupe de policiers est apparue, sans un bruit, de l’autre côté du théâtre. Aussitôt un groupe de manifestants les détourne et déjoue la manœuvre.
Étrangement, alors que j’étais venu sans esprit belliqueux, je me sens aussitôt vivement solidaire des manifestants contre cette masse de personnages blindés et d’apparence presque inhumaine. Je m’étonne de mon sentiment et tente de l’analyser, sans trouver de solution qui me satisfasse tout à fait. Pourquoi ce vif sentiment, ce mouvement violent en moi, que je désapprouve pourtant rationnellement ? Je me représente encore la manière différente dont je conçois la résistance politique, sans apaiser pour autant ma colère contre cette violence policière. Je ne comprends toujours pas ce qui la motive, parce que, par exemple, je n’ai pas été blessé, pas même gravement touché par l’assaut au gaz.
C’est seulement plus tard que je découvre la raison de ma haine subite de cette bande de policiers, tandis que, le soir, descendant dans la basse ville, je prends le chemin qui est normalement resté libre et que je me trouve tout à coup arrêté par une rangée de policiers qui le bloque en faisant littéralement un barrage. Pourquoi se sont-ils mis en travers de ce chemin et empêchent-ils les gens de descendre vers la basse ville, loin du lieu des manifestations ? Je veux le leur demander, mais la masse armée reste menaçante et silencieuse. Je demande par où je pourrais passer, sans obtenir de réponse, comme si je me trouvais face à une machine. Je réitère ma question, un peu agacé, mais toujours poli. Et enfin, l’un des policiers se décide à me donner sèchement le nom de la rue par où je peux passer, d’une voix qui se veut ferme, mais reste étrangement petite, comme si elle se trouvait en contravention par rapport à l’ordre où se trouve pris le corps invisible de l’homme. Voilà. J’ai compris. J’ai maintenant presque pitié de celui qui s’est aventuré à me dire quelques mots. Et je me rends compte que cette masse anonyme de policiers avait refusé jusqu’ici le contact par la parole. On ne m’avait pas demandé de me retirer de la place devant le théâtre, et il n’y avait pas dans cette rue de policier sans masque pour expliquer aux gens pourquoi ils la barraient et par où passer. Je me souvenais d’avoir rencontré le long du mur bien des habitants de la partie encerclée qui n’arrivaient pas à faire valoir leur droit de passer, faute de trouver déjà quelqu’un pour leur répondre. Dès le départ, le rapport avait été placé d’autorité au niveau de la force brute et toute autre forme de communication avait été exclue. Je me voyais traité comme un animal, d’où ma colère, que je pouvais maintenant approuver.
En outre, il se trouvait que ces gardiens muets défendaient une conférence où des chefs d’État méprisant leurs peuples traitaient en secret avec des représentants du monde des affaires, de la meilleure manière d’avancer les affaires d’une classe privilégiée en imposant leur loi à toutes les Amériques. Une forme d’affirmation de la force brute s’exprimait déjà dans ces enceintes au milieu de la ville, face aux populations dont la parole n’était plus jugée pertinente dans un débat où il était question justement d’accroître l’emprise sur les gens de mécanismes impersonnels au service des plus riches. On avait en quelque sorte déjà rompu le dialogue pour préparer un monde où il n’aurait plus de place entre les pouvoirs et le peuple.
Et de quoi parlaient les journalistes et les gens ? Justement de la violence, de celle des quelques poignées de manifestants qui s’étaient laissés provoquer par toutes ces murailles hostiles et par les répliques mécaniques du dispositif de surveillance, de celle de la police aussi. On approuvait rarement et condamnait assez régulièrement la première, tandis qu’on évaluait le degré de la seconde pour savoir si elle dépassait ou non la proportion adéquate. Et chez les manifestants les plus engagés, la question était de savoir ce que signifiait la non-violence, quels degrés de réplique elle permettait, dans quelle mesure il convenait d’aller vers davantage de violence pour se faire entendre. Et quelques-uns, se donnant l’air plus sérieux, plus au fait, plus profonds, s’affligeaient de voir qu’on ne parlait pas du fond, justement, des contenus des négociations, de leurs répercussions, etc. Comme si on pouvait toujours séparer aussi simplement le fond de la forme. Comme si parfois même la forme n’était pas plus révélatrice que le contenu — ou n’était pas elle-même le fond.
Dans quelle mesure l’État peut-il se montrer violent face à ses citoyens, et dans quelle mesure le citoyen peut-il recourir à la violence dans son opposition à l’État ? Voilà une question qui se pose certainement dans notre situation, et qui, sans être la seule importante, est essentielle pour nous.
Mais d’abord, comment entendre la violence ? Nous en avons tous un sentiment, et nous savons la reconnaître quand on nous agresse ou quand nous nous attaquons à quelqu’un. Mais il est plus difficile d’en connaître les limites, les uns voyant de la violence où les autres n’en perçoivent pas. Fixons donc pour les fins de notre discussion la définition de cette notion. J’appellerai violence la contrainte faite à quelqu’un par des moyens qu’il ne reconnaît pas comme admissibles. Je dépouille ainsi la notion de son caractère dynamique, très familier bien sûr, qui nous permet de parler par exemple de vents violents. La violence telle que je l’entends ici doit violer une conscience de sa juste liberté chez celui qui la subit, et viser éventuellement à ce viol (ou du moins l’admettre) chez celui qui la commet. De cette manière, les degrés de violence ne dépendront pas de la force mise en œuvre, mais du degré de ce viol — le fait que la violence soit physique ou verbale, exercée par un mouvement brusque ou par une pression régulière, important peu en soi. Remarquons aussi que, si la violence implique une contrainte, toute contrainte n’est pas violente comme telle, lorsqu’elle ne s’exerce pas d’une manière inadmissible pour les personnes concernées. Un coup de poing peut être très violent dans la rue, mais non sur le ring. Même s’il peut être dit violent dans les deux cas, comme brutal, il n’est plus toutefois une agression inadmissible ou violente en notre sens dans un combat de boxe (bien qu’il puisse le redevenir là aussi, s’il enfreint les règles du jeu). Insistons enfin sur le fait que la violence telle que je la comprends ici suppose des normes à partir desquelles la contrainte est jugée comme admissible ou non. Ces normes peuvent être des règles explicites, mais également un sens de ce qui est normal pour les individus, un sens de ce qui appartient normalement à la sphère de leur liberté et qui peut varier d’une culture à l’autre aussi bien que d’une personne à l’autre.
Quand des manifestants se posent la question de savoir s’ils vont garder une attitude non violente ou accepter certaines formes de violence, ils ne raisonnent certes pas dans la seule dimension que je viens de définir. Ils entendent d’abord, je le sais, prendre position par rapport à certains usages de la force brutale. Doivent-ils ou non se permettre des brutalités telles que frapper leurs opposants, casser des vitrines, incendier des autos, crier des injures, ou se contenter plutôt d’actions plus passives ou douces telles que bloquer des rues par leur masse, imposer leurs slogans aux oreilles et aux yeux de ceux qui ne voudraient pas les connaître, occuper plus ou moins passivement les lieux où s’exercent les activités de leurs adversaires, et ainsi de suite. Et de même, des policiers agiront sans violence en ce sens s’ils se contentent de barrer silencieusement la route aux gens, de les attraper poliment sans les frapper pour leur enfiler les menottes un sourire aux lèvres, les glisser doucement dans une camisole de force avec quelques paroles consolatrices et leur faire l’hospitalité dans une cellule propre. Nul doute que nous ne sentions pourtant combien la violence peut se cacher sous une telle forme de non-violence. Et sous l’écran de la dimension dynamique de la violence, n’est-ce pas sa dimension de viol qui nous importe en priorité dans le cas des oppositions politiques ? En effet, ce n’est pas de la violence du boxeur qu’il s’agit, mais de celle que je peux exercer aussi bien en poussant quelqu’un dans une prison tout en me gardant de tout geste brusque, vif, et en évitant soigneusement de blesser ma victime. Et c’est dans la mesure où elle comporte souvent aussi une violence en ce sens que la violence brutale importe dans notre contexte, dans la mesure justement où elle en est un signe, incertain à vrai dire. Tuer ou blesser quelqu’un, par exemple, c’est le plus souvent, quoique non pas toujours, le violenter aussi en notre sens. Et par conséquent, se résoudre à utiliser la violence, c’est d’habitude renoncer à exclure la brutalité, mais pas nécessairement.
Cependant, si l’on accepte cette distinction, que peut bien signifier une résistance non violente ? Ce serait par exemple une manière de manifester son opposition sans empiéter sur la liberté d’autrui par des moyens non légitimes. Que j’empêche quelqu’un de sortir en lui barrant la porte de mon corps ou en l’assommant, dans les deux cas je lui fais violence si ces deux procédés sont condamnés par ma société. On verra certes une différence de degré entre ces deux formes de violences, dans la mesure où l’un est conçu comme plus condamnable que l’autre. Dans ces conditions, les actes de résistance dits non violents, tels que l’occupation de terrains ou de locaux, ne s’opposent pas radicalement à l’usage de la violence, mais se contentent de le modérer. Et comme il n’y a entre cette supposée non-violence et la violence ouverte qu’une différence de degré, elles ne sont pas de natures différentes, comme on aime à l’imaginer, mais elles glissent l’une dans l’autre sans solution de continuité. S’il y a une opposition franche entre la protestation non violente et l’opposition violente, il nous faut donc la situer ailleurs qu’on ne le fait habituellement.
Pour tracer la frontière entre les actions violentes et celles qui ne le sont pas, il me faudrait connaître les normes qui permettent d’en juger. Mais avouons qu’elles sont assez floues d’habitude, sauf lorsqu’elles ont pris la forme de règles ou de lois. Dans ces cas, il est facile de juger que le joueur qui frappe son adversaire pour modifier le cours d’une partie d’échecs, ou le voleur qui arrache son sac à quelqu’un, se sont livrés à une certaine violence. Mais est-il violent par exemple de dépasser quelqu’un dans une file ? Tout dépend de la manière dont cela se passe, et différents témoins de la scène en jugeront différemment.
Puisque la violence dans le sens où je cherche à la saisir comporte un viol, la voie pour la définir est peut-être de trouver d’abord ce qu’elle viole exactement chez ses victimes. La vision la plus commune nous laisserait penser que c’est l’intégrité de leur corps qui en est l’objet. Un coup blesse. Seulement, je sais déjà qu’il est possible de blesser quelqu’un sans violence au sens qui m’intéresse. Dans ce cas, j’ai accepté la possibilité d’être blessé parce que j’ai accepté une certaine manière pour d’autres d’agir sur moi qui peut conduire à ces blessures. Je me demandais quelles étaient ces normes qui départagent la violence de la non-violence, et elles pouvaient paraître difficiles à définir. La raison semble en être dans le fait qu’elles sont dépendantes justement de cette acceptation, qui, elle-même, ne dépend probablement pas de critères fixes. En montant sur le ring, j’ai accepté de recevoir des coups de poing, à condition qu’ils me soient donnés en respectant certaines règles, et par conséquent j’ai accepté les blessures qui s’ensuivraient, même si je ne les désire pas, évidemment. Voilà qui est clair. Mais qu’est-ce qui détermine cette acceptation de ma part, à tel moment, tandis que d’autres peuvent aussi bien la juger inconcevable pour eux ? Il y a là des raisons liées à mon caractère, à ma conception personnelle de la vie. Dans d’autres cas, par exemple dans mon refus du meurtre comme moyen de liquider les conflits entre individus d’une même société, je pourrais donner des raisons plus générales, susceptibles d’être approuvées (et effectivement partagées) par la plupart.
Surtout, là où il y a des règles explicites, comme celles qui régissent les combats de boxe, elles définissent plus exactement ce qui est acceptable ou non, et par conséquent ce qui est violent ou non dans le domaine de leur validité. Mais c’est en entrant dans le jeu que j’accepte d’un bloc ses règles et m’y soumets, en y conformant mes actes aussi bien que mes jugements. Ainsi, tandis que mon jugement sur le sens des combats de boxe est dépendant de raisons plus personnelles, une fois que je me suis déterminé à entrer dans le jeu, je me trouve partager en ses règles — voire en son esprit — des normes communes avec tous ceux qui ont fait ce pas, et il y a désormais entre nous, dans ce sens, une certaine objectivité dans notre discrimination de ce qui est violent ou non.
N’en va-t-il pas de même dans ce grand jeu de la vie dans une société, elle-même réglée par des lois précises, par des traditions plus floues, par toutes sortes de décrets émanant de son gouvernent ? Certes, j’aurai peine à me souvenir avoir jamais pris la décision d’entrer dans ce jeu. Je m’y suis trouvé pris, formé à le jouer, engagé constamment en lui, avant d’en avoir même eu conscience. Faut-il dire qu’on m’y a violemment contraint dès mon enfance ? Peut-être pas, dans la mesure où j’acceptais naïvement les normes qu’on m’inculquait. Oui pourtant, dans la mesure où bien des fois je refusais de me plier, me regimbais, et me voyais contraindre violemment, c’est-à-dire malgré mon indignation contre la force qui m’était imposée, contre les moyens de me mettre au pas. Bref, il m’est bien difficile de déterminer à présent la part de violence qu’a comportée mon dressage par rapport à la part de liberté qu’a développée mon éducation. Il est certain que l’une des choses essentielles que j’ai apprises dans ce grand jeu social, c’est que le jugement ultime sur ce que sont les normes déterminantes pour fixer les limites de la violence, appartient à l’arbitre institué par ma société, et non à moi.
Dans ces conditions, la violence de la société envers moi n’est qu’apparente, aussi longtemps qu’elle respecte ses propres normes, tandis que celle que j’exerce envers elle est réelle — ou, si l’on veut, l’une n’est que subjective, l’autre, objective. Autrement dit, ma violence à l’égard de la société et de ses autorités ne sera jamais légitime, parce que mon action devra se justifier à leur tribunal, et qu’alors ou bien elle se révélera correspondre à ses normes et n’avoir été violente qu’en apparence, ou bien elle sera condamnée comme injuste et proprement violente pour avoir attaqué la société d’une manière que ses normes excluent. N’est-ce pas la situation dans laquelle se trouve le criminel ? Sa violence est blâmée comme criminelle, précisément, tandis que la violence répressive de la société envers lui est louée comme juste. Mais son point de vue est-il tout à fait nié ? Non, car il est intéressant de remarquer qu’il peut réagir pour sa part de deux manières face à sa condamnation : il peut adopter le point de vue objectif et se repentir plus ou moins, mais il peut aussi persister dans son propre point de vue subjectif, refuser la condamnation, et persister dans sa violence face à la société en continuant de refuser ses normes. Dans la première attitude, il laisse prédominer en lui l’esprit de la société à laquelle il appartient et qui a sur lui l’autorité légitime, alors que dans la seconde, il affirme au contraire l’autonomie de son esprit individuel ou la prévalence en lui de l’esprit d’une autre communauté, réelle ou idéale.
N’ai-je pas à présent quelques éléments de réponse à ma question ? Je me demandais quand l’État peut être violent à l’égard du citoyen, et inversement, le citoyen envers l’État. Que me dit la logique à ce sujet ?
Si l’État est ce qui représente et actualise l’autorité d’une société politiquement organisée, et le citoyen, le membre d’une telle société, qui y participe et en reconnaît l’autorité, alors, logiquement, il ne peut y avoir de violence entre ces deux êtres ainsi compris abstraitement. La violence de l’État envers le citoyen étant reconnue par tous deux comme légitime, elle n’en est pas une en réalité. Quant au citoyen, il ne peut se livrer à la violence envers l’État qu’en contestant par là son autorité, et en cessant donc d’être citoyen.
Mais la question n’est ainsi réglée que si je ne sors pas de ce monde d’abstractions. Sinon, comment ne pas voir aussitôt que, dans la réalité, l’État contraint violemment les membres de la société à se soumettre à ses lois et à les reconnaître comme seules légitimes, puisqu’il n’admet pas que l’on puisse entrer ou sortir du jeu qu’il impose à tous ceux qu’il gouverne. Certes, dans la mesure où le citoyen se convainc d’entrer dans ce jeu, cette violence disparaît, mais il y a dans cette conviction bien des degrés, et elle est sans doute très rarement entière. Car qui peut se sentir citoyen de part en part, prêt à obéir allègrement en tout ? Presque personne en vérité. Et par conséquent le citoyen concret ne correspond pas au pur citoyen abstrait, qui ne pourrait contester l’autorité de l’État sans se détruire. Autrement dit, dans la réalité, par delà le citoyen il reste l’homme, je veux dire non pas l’humain, une nouvelle abstraction encore plus éthérée que l’autre, mais bien un individu concret, inassimilable sans reste par la communauté, gardant en soi quelque autonomie et autorité séparée qui le conduit à contester une partie des normes de sa communauté, bref, un individu conservant une disposition à la violence, à la délinquance ou au crime.
Maintenant que nous savons qu’au sens où j’ai pris la violence aussi, celle-ci concerne les rapports entre l’État et l’individu, revenons à l’aspect principal de notre question. Comment pouvons-nous distinguer dans quel cas la violence est légitime de part et d’autre ?
Dans le cas de la violence du citoyen envers l’État, le cas est vite réglé. Elle ne peut jamais être légitime, puisque c’est l’autorité sociale qui représente l’arbitre de ce qui est juste ou non. Or, de ce point de vue, l’alternative est simple : ou bien l’action du citoyen envers l’État est effectivement jugée violente par les tribunaux, et elle est donc illégitime, ou bien elle est reconnue comme innocente, et elle n’était donc pas vraiment violente. En ce qui concerne la violence de l’État envers le citoyen, en revanche, il faut bien avouer qu’elle peut être légitime ou non quoi qu’en dise généralement l’autorité politique. En effet, nous savons que l’État peut estimer sa violence envers les individus justifiée par le fait qu’il doit les maintenir dans une attitude conforme à ses propres lois, par la contrainte au besoin. Ainsi, dans l’affrontement entre le criminel et l’État, la violence est réciproque, quoique seul le crime soit illégitime. C’est pourquoi la condamnation du criminel par le tribunal est juste, contrairement à celle par laquelle le criminel, à titre personnel, peut condamner à son tour la société. Car, faute de pouvoir se référer aux normes admises de la société, son jugement reste purement subjectif et sans légitimité. Mais il existe d’autres cas où la violence de l’État n’a pas la même justification. Il demeure possible en effet que l’État se livre à une violence illégitime envers ses citoyens, lorsqu’il les soumet à des procédés qui sont contraires à ses propres normes et ne peuvent se justifier de manière plus ou moins convaincante par rapport à elles. Certes, il reste encore l’arbitre en ces matières, et ses tribunaux, par exemple, peuvent tenter de lui donner raison envers et contre tout. Cependant, ne peuvent-ils pas échouer dans cette tentative de justification ? Et alors l’État ne peut-il pas rester coupable de violence envers ses citoyens en dépit de sa propre tentative de légitimation ? Quand, par exemple, un État octroie à ses citoyens certaines libertés et les viole lui-même, sans raison impérative susceptible d’être acceptée comme telle par les gens de bonne volonté, comment sa violence pourrait-elle être encore légitime ?
Dans ce cas, la révolte violente est-elle permise au citoyen agressé ? Il semble que non si, de toute manière, la violence du citoyen envers l’État ne peut pas devenir légitime, parce qu’elle ne peut se justifier à partir des normes communes de sa société. C’est en effet à des critères plus individuels ou subjectifs qu’il faut la rapporter pour la comprendre, de sorte qu’elle reste, dans cette mesure, arbitraire. Inutile aussi dans ces conditions de distinguer les actions de résistance illégales selon qu’elles sont violentes ou non, dans l’espoir de pouvoir justifier certaines de ces dernières. Nous avons déjà vu qu’elles sont toutes violentes et injustifiables objectivement. Certes, elles peuvent varier par leurs degrés de violence, qui correspondront à peu près aux degrés d’infraction de la loi, selon qu’elles seront de simples contraventions, des délits plus sérieux ou des crimes. Mais c’est encore l’État qui fixe cette gradation, en tant qu’il en reste le seul arbitre légitime.
Cette conclusion est inévitable. Mais signifie-t-elle que la violence du citoyen ne puisse se justifier absolument d’aucune manière ? Soit ! la violence du citoyen envers l’État ne peut être légitime en tant qu’elle attaque l’autorité qui pourrait la légitimer. Mais s’ensuit-il qu’elle doive être condamnée en toute circonstance, à tout point de vue ? Il nous paraît difficile de l’admettre, parce que notre sentiment se rebiffe contre la sorte de négation de l’individu qui résulterait d’une telle logique poussée à l’extrême. Et pourtant, s’il recourt à la violence, ne se trouve-t-il pas alors dans la situation du criminel ? Sans doute. Mais j’ai remarqué que si celui-ci peut certes se repentir et accepter sa condamnation, il peut également persister au contraire à s’en tenir à son propre point de vue, et condamner pour son compte la Justice qui le condamne. Cette obstination risque de l’isoler tout à fait. Mais elle peut également le relier à une autre communauté, qui l’approuve là où la société le condamne. Dans ce cas, ne trouve-t-il pas un moyen de se faire reconnaître, d’autres normes communes auxquelles il peut se référer, par rapport auxquelles il peut se justifier, comme dans un « autre monde » ? Mais ce sont de vilains criminels, et nous parlons de braves citoyens. Et comment penser qu’un citoyen normal, désirant le bien de sa société et peut-être même de l’humanité (s’il est capable d’embrasser une si grande idée), puisse se résoudre au crime ? Pour le savoir, voyons ce qui pourrait le pousser à adopter une attitude d’opposition violente envers l’État.
Ce citoyen, dont je remarquais que c’est d’abord un homme concret, qui est, entre autres choses, un citoyen, mais sans jamais pouvoir se réduire à cela, examinons-le. Citoyen, il l’est en tant que membre de la société policée à laquelle il appartient, c’est-à-dire en tant qu’il partage aussi les normes communes de sa société et accepte de se placer à leur point de vue pour juger de ce qu’il est juste ou non de faire dans cette société. Cela ne signifie pas qu’il doive estimer que ces normes sont les meilleures possibles, mais il doit au moins pouvoir les juger acceptables dans leur ensemble. Il est plus ou moins citoyen selon qu’il adhère plus ou moins à ces normes. Mais tant qu’il peut y adhérer suffisamment pour vivre selon elles, sa participation à la communauté reste au-dessus du seuil à partir duquel il peut assumer son statut de citoyen. Mais que fera-t-il si, au contraire, certaines normes de sa société lui deviennent tout à fait intolérables ? Il ne pourra évidemment plus vivre selon elles. Et s’il les récuse, s’il leur désobéit, alors il tombe en deçà du seuil et il cesse de participer à la communauté. Il s’en trouve en somme rejeté parce qu’elle lui est devenue intolérable. Et maintenant, inévitablement, la contrainte légitime que la société va utiliser pour l’y plier va devenir pour lui une violence subie. Alors, s’il ne peut pas surmonter son aversion pour le mode de vie qu’on lui impose, le voilà bien contraint à la violence à son tour. Violence illégitime, certes, mais inévitable.
Par cette violence, il s’est exclu de la société, isolé. Le voici sans appui, hors du sens commun. Mais envisageons maintenant plusieurs citoyens acculés à cette réaction par la violence qu’ils subissent de la part de leur société. Ce sont peut-être des communautés d’opposition qui se forment, et qui vont répliquer à la violence par la violence, sous toutes sortes de formes. Continuons, et envisageons à présent un très grand nombre de citoyens placés dans cette situation par la violence de leur gouvernement. Voici que la société d’opposition qu’ils forment entre exclus devient peut-être aussi importante ou davantage que celle qui les exclut. Où en sommes-nous ? Une autorité légitime qui ne se fait plus reconnaître par une partie toujours plus importante de ceux qui y sont censés soumis, et qui se met à perdre d’autant son autorité et sa légitimité. Elle crée en elle une société distincte, ennemie, qui va acquérir sa propre autorité, sa propre légitimité — à ses propres yeux naturellement puisqu’il serait absurde qu’elle la demande à ses ennemis. Dans cette guerre, la violence sera devenue normale, légitime des deux côtés.
Mais est-ce une affaire de nombre seulement ? En un sens, le criminel et la société dont il refuse l’autorité se trouvent déjà placés entre eux dans ce même rapport. Chacun affirme son autorité, et l’un ne peut se faire reconnaître ultimement par l’autre sans s’imposer à lui par la seule violence. C’est le moment de l’irréductibilité des autorités, de l’impossibilité d’un arbitrage entre des normes opposées, de la faillite de la discussion et de la persuasion.
Inversement, dans la mesure où une autorité s’impose par la violence, n’avoue-t-elle pas que sa légitimité reste limitée ? Car ce n’est plus seulement en tant qu’elle s’en réclame qu’elle agit, mais bien en se réclamant de normes qui lui restent propres par rapport à ceux auxquels elle doit s’imposer violemment. Mais cette violence n’oblige-t-elle pas ses victimes à se replier sur elles-mêmes ? Et dans cette mesure, c’est alors une violence antagoniste qu’elle provoque et qu’elle se condamne à ne plus pouvoir juger selon une norme légitime également pour celui qu’elle prétend se soumettre. On sait que la violence du citoyen envers sa société déclenche en retour celle de l’État qui doit intervenir pour le punir, mais on oublie plus souvent que la violence de l’État envers les citoyens provoque également la leur, sous une forme ou une autre. Et même, à partir d’un certain seuil, elle ne laisse plus au citoyen d’autre choix que de se placer face à l’État dans un tel rapport de violence. Car n’est-il pas absurde par exemple de vouloir empêcher les affamés de voler pour survivre en les condamnant, même à mort, étant donné que pour ne pas mourir, ils n’ont pas d’autre choix que de tenter de voler malgré tout ? Et si c’est l’ordre social qui a réduit le voleur à la misère, la situation qui en résulte n’exemplifie-t-elle pas parfaitement la façon dont s’engendre la violence réciproque entre l’État et le citoyen ?
Cependant, je le sais bien, ni d’un côté ni de l’autre on ne m’accordera l’idée que, dans l’affrontement violent, il n’y a plus de justification absolue pour aucun parti. Du côté de l’État, on prétendra généralement posséder la légitimité, non pas limitée à une société historiquement déterminée, mais totale, et l’on aura tendance à s’imaginer quelque Dieu pour la garantir, tel que la Démocratie, le Droit, la Nation, en somme, l’État lui-même dans sa dignité absolue. Du côté de la résistance ou de la révolution, on agira de même, et l’on se réclamera de la Raison, de l’Humanité, de la Justice, tout cela se fondant au besoin en une seule Trinité. Mais ces procédés sont bons pour les superstitieux et les théologiens, qui sacralisent une idée comme un moyen d’introduire un point non discutable, bref comme le moyen d’introduire la violence dans la discussion sans en assumer la responsabilité. De toute manière ce procédé nous ramène au même point, celui de l’arbitraire propre à l’affrontement violent. Car qu’importe que les divers camps portent des drapeaux avec ces beaux noms abstraits plutôt que des noms propres ? Quoi qu’il en soit, deux interprétations opposées de ce que réclame la Raison ou la Justice ou la Démocratie peuvent n’être pas moins irréductibles que n’importe quelle opposition de normes. Ou la raison convainc effectivement, permet l’institution d’une autorité légitime qui réduit au maximum la violence, irréductible absolument, ou elle n’est elle-même qu’une divinité invoquée pour justifier la violence de chaque parti qui s’y réfère, mais à ses propres yeux seulement.
Quand la résistance doit-elle se faire violente ? Quel degré de violence est-il justifié ? Je ne vois pas qu’il y ait de réponse de principe. Si la violence du révolté se justifie, c’est ou bien selon les normes légitimes, au cas où elle répond à une violence évidemment contraire à elles, ou bien selon ses propres normes, lorsqu’il lutte pour en imposer de nouvelles. En aucun cas il n’y a de sens — sinon peut-être tactique — à prétendre se référer à des principes doués d’une légitimité absolument universelle.
En particulier, je ne vois pas de sens autre que celui d’une ruse, au mieux, à ce qu’on nomme la désobéissance civile. Quoiqu’elle puisse se prétendre non violente, elle est bien sûr violente en réalité, puisque c’est par un délit quelconque qu’elle attire l’attention, en amorçant pour ainsi dire l’escalade de la violence, mais en se tenant aux degrés inférieurs de l’échelle, de manière à suggérer et à faire craindre la suite de l’ascension. Ses moyens seront les mêmes que ceux du crime, dont elle voudra se distinguer par l’intention, posée comme essentielle. En quoi est-elle censée en différer ? En ceci que, à l’opposé du crime habituel, elle réclame de se faire légitimer, c’est-à-dire d’être justifiée selon les normes mêmes qu’elle conteste. Et c’est pour manifester cette prétention que le désobéissant se livre aux autorités, de manière à signer son acte et à reconnaître du même coup le pouvoir des autorités légitimes sur lui, à la sanction desquelles il se soumet. Il y a là une attitude contradictoire par rapport à la violence. D’une part, on y recourt explicitement en utilisant pour se faire entendre des moyens interdits selon les normes légitimes, et d’autre part, on prétend renier cette violence en invoquant les bonnes intentions, la cause noble en jeu, c’est-à-dire les normes supérieures et décrétées plus légitimes encore, au nom desquelles on a contrevenu à celles de la société présente, auxquelles n’est concédée qu’une légitimité historique, inférieure. Dans ce mouvement contradictoire, la violence première est destinée à manifester le relatif mépris des normes en vigueur au nom de celles du désobéissant, et le retour à l’obéissance doit annuler la violence par la soumission aux autorités légitimes, mais en supposant que celles-ci sauront considérer la désobéissance comme justifiée par les idéaux qui l’ont motivée, c’est-à-dire en s’attendant à ce que la société ait accepté de reconnaître la supériorité des normes du désobéissant. Loin de voir là une manière courageuse d’en appeler à la raison, je ne constate dans ce procédé qu’une manière d’introduire la violence dans le débat, en soumettant celui-ci à des normes décrétées arbitrairement par le désobéissant comme absolument supérieures aux normes légitimes de sa société. Et n’est-il pas absurde de prétendre reconnaître les normes communes, tout en les contestant au nom d’autres, non partagées mais décrétées pourtant plus universelles que les premières et signifiées comme justifiant la violence à l’égard de la société ou communauté réelle ? Assurément, c’est déjà ce que font les enfants, qui désobéissent sans cesser de reconnaître l’autorité de leurs parents, mais en comptant sur leur indulgence, c’est-à-dire, en somme, en voulant les faire obéir à leur tour…
Quelle différence y a-t-il avec le terrorisme, hormis la plus grande violence à laquelle porte ce dernier ? Le terroriste aussi utilise la violence ou le crime pour se faire entendre. Et il prétend aussi justifier cette violence par le recours à des normes supérieures à celles de la société qu’il veut réveiller et convertir. En revanche, il ne se livre pas aux autorités, et persiste ainsi dans son attitude violente, sans demander qu’elle soit excusée par sa victime elle-même, dont l’autorité serait du même coup à la fois reconnue et niée. Il assume donc, lui, la responsabilité de sa violence, si du moins, une fois pris, il ne prétend pas à un traitement de faveur par rapport aux autres criminels en se réclamant de ses idéaux, vu qu’une telle prétention le précipiterait aussitôt dans les contradictions de la désobéissance civile.
Faut-il en conclure que toute opposition politique doive être violente, je veux dire politiquement violente ? Certes non. Les diverses formes de sociétés reconnaissent au citoyen divers moyens légitimes d’exprimer ses critiques, et elles en laissent libres quantité d’autres qu’elles n’ont ni prévus ni interdits. En outre, dans les démocraties notamment, le combat politique ne prend que plus rarement la forme de l’opposition entre le citoyen et l’État. Il a lieu plutôt entre divers groupes dans la société, qui tentent de faire prédominer leur manière particulière de voir — y compris lorsque celle-ci contredit les principes de la démocratie et tend donc à y substituer un autre ordre. Dans cette lutte, il peut y avoir de la violence entre les divers partis. Mais pour en juger, il faut voir à chaque fois de quel point de vue elle est perçue. Chaque parti tend à prendre ses normes pour les seules vraies et à considérer donc que ce qui les enfreint constitue une violence, même si elle n’apparaît pas telle selon les normes de l’autre. Il reste pourtant ici la possibilité de décider à partir des normes légitimes, dont l’État est l’arbitre, si une action est violente ou non objectivement dans telle société politiquement organisée. Et si l’État en est venu à prendre un parti qui exclut l’autre au point que celui-ci ne peut plus reconnaître son arbitrage, c’est alors que devient plus urgente notre question de la violence entre l’État et le citoyen.
Il serait absurde maintenant de vouloir déterminer le seuil de la violence de l’État envers le citoyen à partir duquel une réaction violente de ce dernier est justifiée — ou inversement, celui en deçà duquel la violence du citoyen serait déraisonnable —, puisque cette définition devrait prétendre se justifier à partir de normes absolument légitimes ou objectives, dont la seule présence de la violence nous prouve suffisamment l’inexistence.