John Zerzan
et la confusion primitive
Alain C.
I. La préhistoire manipulée
Tout ce que nous savons de l’aube de l’humanité, nous le savons par l’étude des traces matérielles que les premiers hommes ont laissées, et qui sont parvenues jusqu’à nous. Ces traces sont essentiellement, pour les premiers temps, des ossements animaux et humains, et des pierres taillées. Leur disposition dans des sites particuliers apporte également de précieuses informations. Le fait essentiel est que ces traces sont extrêmement fragmentaires, impossibles à dater avec une grande précision. A partir de ces traces, les préhistoriens établissent des hypothèses, puis bâtissent des théories, souvent bousculées par des découvertes ultérieures. La préhistoire est un domaine de la connaissance très mouvant, toujours soumis à des changements : l’idée que nous nous faisons de cette période, ou plutôt de ces périodes, ne peut être aussi précise que celle que nous nous faisons de périodes plus récentes. Les certitudes sont rares, et plutôt générales que précises. Les trente dernières années, avec de nombreuses découvertes et l’évolution des méthodes, ont considérablement affiné l’image caricaturale de la préhistoire qui a prévalu jusqu’au milieu du XXème siècle. En même temps, d’autres problèmes sont apparus, tendant à rendre les questions toujours plus compliquées.
La définition même de l’homme pose problème. On compte généralement pour toute la période paléolithique, qui s’étend sur environ 2,5 ou 3 millions d’années, quatre représentants du genre Homo : d’abord le plus ancien, Homo habilis, d’où descendent les trois espèces plus récentes, chronologiquement : Homo erectus (Pithécanthropiens), Homo sapiens archaïque (Néandertaliens), et enfin l’homme " moderne ", le seul qui reste aujourd’hui présent sur la planète, Homo sapiens sapiens. Avant le plus ancien représentant du genre Homo, on a différentes espèces d’Australopithèques, qu’Homo habilis côtoya longtemps, lui-même descendant d’un type d’Australopithèque dit gracile. Ces primates anthropoïdes se servaient d’outils de pierre et d’os et pratiquaient sans doute la chasse organisée, mais ne font pas partie (pour l’instant du moins) du club Homo. Il est également à noter que bien qu’appartenant au genre Homo, l’Homo habilis n’est généralement pas considéré comme faisant partie de la même espèce qu’Homo sapiens sapiens.
A partir de ces quelques données de base, on peut déjà apercevoir les manipulations opérées par Zerzan. Au vu des nombreuses citations auxquelles il a recours dans ses articles, on ne peut le soupçonner d’être ignorant du sujet dont il parle. Les omissions, ou plutôt le choix qu’il fait de certaines théories au détriment d’autres marquent donc une volonté délibérée de sa part. Zerzan veut dresser un tableau idyllique des débuts de l’humanité : il va donc rechercher les éléments qui vont lui permettre de dresser ce tableau.
Il importe d’abord à notre idéologue de faire remonter l’humanité le plus loin possible, et ce pour une raison précise : plus l’homme évolue vers sa forme " moderne ", plus les éléments montrant l’existence de ce que Zerzan nomme " aliénation " (pratiques artistiques et religieuses, langage articulé, sens du temps et du projet, etc.) deviennent incontestables. Il lui faut donc se tourner vers les moments les plus archaïques de l’évolution humaine. Les Néandertaliens même (300 à 400 000 ans) lui paraissent un peu trop " cultivés ". Il ira donc chercher ses exemples de préférence chez les tous premiers humains, les fameux Homo habilis. Mais même cette solution pose pas mal de problèmes. Zerzan s’en sortira au prix de contorsions intellectuelles à la limite de l’honnêteté.
Il annonce d’ailleurs lui-même ce que sera sa méthode au début de Futur Primitif : après avoir émis des réserves de bon aloi sur la science séparée, il consent à reconnaître que ce qu’il appelle avec mépris la " littérature spécialisée ", c’est à dire scientifique, " peut néanmoins fournir une aide hautement appréciable ". Et qu’est ce qui d’autre " pourrait " nous la fournir, cette " aide", à moins de devenir nous-mêmes archéologues, c’est à dire tenants de l’affreux savoir séparé ? S’imagine-t-il que les premiers hommes vont ressusciter pour venir nous raconter comment ils vivaient ? L’archéologie est la seule source disponible pour qui veut savoir ce que fut l’humanité des premiers temps. Et donc, quoiqu’on puisse en dire par ailleurs, nous sommes obligés de raisonner à partir de ses découvertes. Elle n’est pas une " aide ", elle est tout ce que nous avons.
Mais pour Zerzan, les découvertes scientifiques ne sont qu’un moyen de développer son idéologie. C’est pourquoi il entend aborder la science " avec la méthode et la vigilance appropriées ", et qu’il se déclare " décidé à en franchir les limites ". En clair, il ne tiendra aucun compte de ce qui le gêne, se réservera le droit d’utiliser l’argument de l’autorité scientifique (avec, il faut le noter, plus de certitude que les scientifiques eux-mêmes) lorsque cela lui conviendra, et de le rejeter lorsqu’il aura cessé de lui convenir. C’est là l’essentiel de la " méthode " de Zerzan, qui se retrouve dans tous ses textes. Il s’agit d’instrumentaliser la science, qui, parce qu’elle n’est qu’une institution culturelle, ne peut jamais être objective, et doit donc être prise comme telle. C’est là une vieille conception de l’activité scientifique mise au service d’une idéologie, que les braves docteurs Lyssenko et Mengele illustrèrent brillamment au cours du siècle passé.
Cette " méthode " posée, observons-en les développements.
On peut commencer par le problème de la chasse : Zerzan est non-violent, sûrement végétarien, et donc il considère que manger de la viande est immoral, puisque cela implique de tuer des animaux, et mauvais pour la santé. En outre, c’est fatigant et oblige à s’organiser. La cueillette doit donc avoir été l’état naturel de la " bonne " humanité, c’est à dire de celle qui ressemble le plus à Zerzan lui-même. Reste à le démontrer. Il ne le démontre pas, il l’affirme.
Selon lui, " on admet désormais couramment " que la cueillette constituait " la principale ressource alimentaire ". Qui admet ceci, et à partir de quoi, il ne le dit pas. Et la " principale " ressource ne signifie pas la " seule " ressource. Mais ça n’est pas grave : cette affirmation, noyée dans des considérations sur la non-division sexuelle du travail (Zerzan est aussi féministe, bien sûr), permet, par un simple effet de langage, de donner l’impression que les premiers humains étaient végétariens.
Mais il va plus loin : il affirme, avec un certain Binford, " qu’aucune trace tangible de pratiques bouchères n’indique une consommation de produits animaux jusqu’à l’apparition, relativement récente, d’humains anatomiquement modernes. " Revoilà donc ces foutus Néandertaliens, porteurs de tous les maux.
Il y a tout de même un problème. Comme nous l’avons indiqué au début, la connaissance de la préhistoire repose sur les découvertes de sites archéologiques. Je ne sais sur quoi s’appuie Binford pour affirmer l’absence de consommation de viande, ou plus exactement de " pratiques bouchères " avant une date si " récente ", mais il y a au moins un site, parmi les plus connus et les plus anciens ( 1,8 millions d’années) qui démontrerait le contraire : le site d’Olduvaï, au Nord de la Tanzanie, où l’on a découvert entre 1953 et 1975 les restes de premiers Homo habilis, nos plus lointains ancêtres, donc. On y a également trouvé les restes d’un éléphant, mêlé à plus de 200 outils, ayant servi au dépeçage. On pourrait dire que cela n’indique pas la chasse, mais peut-être une pratique charognarde, il n’en reste pas moins que le dépeçage est bien une " pratique bouchère ". Sur le même site, on a également découvert trois crânes de la même espèce d’antilope portant la même fracture, résultant d’un coup porté à l’aide d’un galet ou d’une massue. Cela indique sans doute une pratique d’abattage déjà codifiée, suivant des règles précises, et dément en tout cas la thèse d’une consommation de viande seulement occasionnelle, et encore plus celle d’un végétarisme généralisé jusqu’à l’apparition de l’homme " moderne ".
De même, sur le site du Vallonnet, découvert en 1962 et remontant à 950 000 ans, on a retrouvé les restes d’une baleine certainement échouée sur une plage voisine, qui fut traînée jusqu’à cette grotte pour y être dépecée. Les premiers outils de pierre n’ont donc pas uniquement et tous servi, comme il est assez évident, au " travail des matières végétales ". La citation que fait l’auteur en p.38 de Futur Primitif d’outils réservés à cet usage, n’est donc valable, si elle est exacte, que dans le cas particulier qu’il cite, cas particulier qu’il tente, par une méthode oratoire classique, de faire passer pour une généralité.
Notre objectif dans cette brochure n’est pas de trancher des débats sur la préhistoire : nous n’en avons ni les moyens ni le désir. Nous observons simplement que Zerzan, qui n’ignore rien du site d’Olduvaï, puisqu’il en fait mention p.44 de Futur Primitif, pour vanter la beauté de la hache acheuléenne, et connaît très certainement celui du Vallonet, les oublie purement et simplement lorsqu’il s’agit d’évoquer des thèses qui ne le satisfont pas. Lorsqu’on avance une thèse, en archéologie comme ailleurs, il semble évident que l’on doit au moins citer, et au mieux démonter, les thèses qui pourraient contredire celle qu’on avance. Zerzan ignore la contradiction, ou plus exactement, il la tait. Ne pas soulever la contradiction est une pratique courante du mensonge social organisé que Zerzan voudrait dénoncer. Employant ses méthodes, même dans un autre but, Zerzan fait partie de ce mensonge.
On peut évoquer également la question du féminisme de Zerzan, et de sa projection dans l’étude de la préhistoire. Pour étayer la thèse de la non-division sexuelle du travail, Zerzan avance d’abord la prédominance de la cueillette, comme étant " naturellement " une activité non divisée sexuellement. Malgré ce que nous avons dit plus haut, la prédominance de la cueillette est à peu près certaine. Nous avons seulement précisé qu’elle n’était certainement pas la seule activité nourricière des premiers hommes. Pour autant, que pouvons nous savoir de la division sexuelle ou pas de cette tâche à cette époque ? Nous pouvons extrapoler à partir des chasseurs-cueilleurs existant aujourd’hui. Mais les chasseurs-cueilleurs d’aujourd’hui ne sont pas plus " primitifs " que nous ne le sommes nous-mêmes. En clair, il sont aussi sapiens sapiens que nous. Tout ce qu’on peut dire de la culture des premiers hommes d’il y a deux millions d’années ne sera jamais qu’extrapolations et suppositions. Il est aussi absurde de supposer que les conditions sociales des ces groupes premiers n’ont pas évolué en deux millions d’années que de parler de " l’homme préhistorique ", comme d’une seule et même espèce, une entité unique. Ne parlons même pas dans ce cadre d’évoquer la " condition de la femme " préhistorique.
Zerzan donne également pour argument, faisant cette fois appel à Joan Gero, que " les outils de pierre pouvaient avoir été aussi bien ceux d’hommes que de femmes ". Certes. Mais cela ne signifie absolument pas qu’ils l’aient été. Dans ce cas, le plus honnête est de dire qu’on n’en sait rien. Mais l’honnêteté, comme on l’a vu, n’est pas le souci principal de Zerzan. De même, nous dit cette fois Poirier, il n’existe " aucune preuve archéologique à l’appui de la théorie selon laquelle les premiers humains aient pratiqué une division sexuelle du travail ". Ce qui, pour Poirier, n’est qu’une absence de preuve, en constitue visiblement une pour Zerzan. Ce qui ressort simplement de ces citations, c’est seulement que nous ne pouvons pas dire qu’une telle division ait existé. Il est également possible que les femmes aient participé aux chasses primitives, voire même les enfants. Le problème est qu’en l’absence de preuves archéologiques, nous ne pouvons rien dire.
Dans le cadre de son féminisme, Zerzan produit aussi une théorie de la réduction du dimorphisme sexuel, et en particulier de la diminution de la taille des canines chez les mâles. Il dit que " la disparition des grandes canines chez le mâle étaye fortement la thèse selon laquelle la femelle de l’espèce aurait opéré une sélection en faveur des mâles sociables et partageurs ". Mais la disparition des grandes canines ne vient rien " étayer " de semblable, et encore moins " fortement ". La disparition des grandes canines est le résultat d’un processus, elle n’est pas là pour " étayer " quoi que ce soit. On voit mal pourquoi les jeunes qui auraient les " dents longues " seraient moins " sociables et partageurs " que les autres, ni surtout en quoi être " sociable et partageur " ferait en soi raccourcir les dents. Des tas de primates " sociables et partageurs " ont encore aujourd’hui les " dents longues ". Mais c’est parce que, nous dit Zerzan, chez les primates, la femelle " n’a pas ce choix ". Un des résultats de la libération de la femme au paléolithique aurait été de faire raccourcir les dents des jeunes mâles. C’est assez confondant, mais cela révèle surtout la représentation que se fait Zerzan, féministe américain, de la " lutte des sexes ", et sa projection de cette représentation dans l’étude de la préhistoire.
Au passage, et bien qu’encore une fois notre objectif ne soit pas de discuter des thèses archéologiques, nous indiquerons simplement qu’une autre thèse couramment admise considère que la diminution de la taille de la dentition soit due à cette époque à l’allongement de la durée de l’enfance et de l’adolescence. L’enfant étant ainsi placé plus longtemps sous la protection des adultes, ce qui lui permet d’acquérir les compétences techniques complexes que nécessite l’industrie lithique, subvient plus tard à ses besoins alimentaires, ce qui fait que sa dentition croît, au fil des générations, avec plus de lenteur. Cette théorie vaut bien celle de la sélection directe par les femelles. Mais elle est moins spectaculaire, moins féministe, et surtout tend à montrer que l’organisation sociale en ces temps reculés avait déjà atteint un degré de complexité tel que quelque chose comme un apprentissage spécialisé soit déjà devenu nécessaire. La thèse folklorique de la sélection par les femelles est donc là pour masquer le " problème " d’une socialisation complexe dès les débuts de l’humanité.
A ce stade de notre analyse du texte de Zerzan, on voit clairement que même en faisant remonter l’humanité à ses plus anciens représentants, il ne parvient pas, et pour cause, à démontrer l’existence de la " bonne " humanité qu’il recherche. Ne la trouvant pas, il la suggère par différents moyens, d’ordre essentiellement rhétorique, et par la dissimulation d’informations qu’il détient incontestablement.
Nous ne disons pas que tout ce qu’il a avancé est faux. Nous disons qu’il cherche à dresser un tableau uniforme de la vie des hommes préhistoriques, à partir d’a priori et de projections de sa propre idéologie. Ce qui est un danger essentiel lorsqu’on étudie d’autres cultures, et d’autant plus dans le cas de cultures si éloignées dans le temps et sur lesquelles nous avons si peu d’informations que les cultures paléolithiques, à savoir le danger de projeter sa propre culture sur celle des autres, Zerzan l’érige en méthode. Cette tendance inhérente à toutes les sciences humaines, dont aucune science humaine ne pourra jamais se défaire (l’homme se prenant lui-même pour objet d’étude étant également un sujet, faisant partie d’une culture, et raisonnant à partir d’elle), oblige à la plus grande prudence. Le plus sûr moyen de se tromper face à quelque réalité que ce soit est de vouloir à tout prix lui faire dire quelque chose. Nous ne disons pas non plus qu’il soit interdit de prendre des risques, ni qu’il faille bannir toute intuition. Nombre de grandes découvertes sont le fruit d’une intuition première. On peut tout au moins, à partir de faits concrets, poser des hypothèses, et, si ces hypothèses se vérifient, aller jusqu’à la théorie. Mais Zerzan ne va pas jusqu’à la théorie, puisque les " hypothèses " sont pour lui déjà la réponse. Et, faisant ceci, il ne se " trompe " même pas. C’est pire que ça. Il manipule délibérément des informations. En un mot, il ment, c’est à dire qu’il veut tromper les autres.
Les cas que nous avons étudiés, celui de la chasse et celui de la division sexuelle des tâches, ne sont finalement que des détails de l’idéologie de Zerzan. Dans Futur Primitif est exprimée une thèse, qui se retrouve dans tous ses articles et semble véritablement en être la thèse centrale (cf. le titre original d’Aux sources de l’aliénations : Elements of Refusal) de cette reconstruction historique boiteuse. Cette thèse, il l’exprime ainsi, à la p.47 de Futur Primitif : " Il me paraît à l’inverse très plausible que l’intelligence, donc la conscience des richesses que procure l’existence du cueilleur-chasseur, soit la raison même de cette absence marquée de " progrès ". A l’évidence, l’espèce a délibérément refusé la division du travail, la domestication et la culture symbolique jusqu’à une date relativement récente. "
On peut une nouvelle fois admirer la façon dont il se sert du langage, qu’il dénonce ailleurs comme instrument de domination. Une nouvelle fois l’hypothèse devient immédiatement conclusion. On passe du " il paraît plausible " à " l’évidence ". Entre les deux, il n’y a rien. Juste le point qui sépare une phrase d’une autre. Juste le vide d’une pensée qui se paye de mots.
La seule ombre d’argument qu’il donne pour étayer cette thèse centrale, la thèse du refus conscient du progrès par l’humanité, c’est que 1) les humains paléolithiques étaient aussi " intelligents " que nous, et que donc ils avaient les moyens intellectuels de ce progrès 2) ce progrès n’a pas eu lieu, pendant plus de deux millions d’années. C’est donc, " à l’évidence ", que les humains ont refusé ce progrès.
Comme on peut s’en douter, les choses sont un peu plus compliquées que ça. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’avoir des connaissances approfondies dans le domaine de la préhistoire pour voir ce que ce " raisonnement " a de vicieux. Ce n’est pas tellement que la thèse de départ soit si absurde que ça : après tout, pourquoi pas ? Seulement, il faudrait la démontrer. Comment pourrait-on démontrer cette thèse ? Tout simplement par des découvertes archéologiques, et un raisonnement logique à partir de ces découvertes, puisque nous n’avons pas d’autre moyen de démontrer quoi que ce soit pour cette période.
Posons donc un peu le problème. Pour pouvoir parler de " refus ", il faut que la personne ou le groupe concerné ait connaissance de ce qu’il refuse. On ne refuse que ce qui nous est " proposé ", que ce qui se présente à nous. On peut, par exemple, parler du " refus " du métier à tisser par les ouvriers du textile anglais de 1830. Il faudrait donc, pour qu’on puisse parler du refus de l’agriculture et de l’élevage par les humains paléolithiques, que ces pratiques se soient présentées à eux, qu’ils les aient expérimentées, puis rejetées.
Il faudrait donc pour démontrer cette thèse que soit trouvé un site démontrant que des humains aient commencé, à un moment donné de la préhistoire, à pratiquer l’élevage ou l’agriculture, puis les aient brutalement abandonnés, pour reprendre leur vie de chasseur-cueilleur. On pourrait bien dans ce cas parler de " refus ". Mais pour l’instant, un tel site n’a pas été découvert. S’il l’avait été, Zerzan se serait empressé de l’indiquer, et il aurait eu raison. Mais ça n’est pas le cas. En fait, dès que les humains ont pratiqué l’agriculture ou l’élevage, ils ne sont plus jamais revenus " en arrière ". On a des cas, au tout début du néolithique, d’humains sédentaires pratiquant aussi la cueillette et la chasse, mais ces groupes ont ensuite évolué vers l’agriculture seule, et n’ont pas, à notre connaissance, détruit leurs maisons " en dur ", abandonné leurs champs et repris leur vie nomade.
Voilà ce qu’aurait dû être la démarche de Zerzan : à partir d’une hypothèse de départ, rechercher des éléments concrets, articulés par une démarche logique, pouvant la confirmer. Aussi longtemps qu’aucun élément n’est là pour la démontrer, une hypothèse n’est que ce qu’elle est : une vue de l’esprit, qui peut être féconde, ou au contraire s’avérer inopérante. Pour l’instant, l’hypothèse de Zerzan est inopérante. Nous ne lui reprochons pas de l’avoir avancée, nous ne disons même pas qu’elle ne sera jamais démontrée. Nous disons qu’il relève d’une pratique mensongère et idéologique d’avancer une hypothèse comme " évidente " alors qu’il n’y a pas le début d’une preuve pour l’étayer.
Zerzan aurait pu aussi explorer une autre voie pour démontrer son hypothèse (au passage, il est tout de même assez scandaleux que nous soyons contraints de faire ce travail à sa place). Il y a des régions, aujourd’hui encore, où des chasseurs-cueilleurs côtoient de plus ou moins loin des agriculteurs sédentaires. On peut parler par exemple de certains Bushmen d’Afrique, dont certaines enquêtes ethnologiques ont révélé qu’ils trouvaient l’agriculture " inutile ou épuisante ". Il y aurait bien là un " refus " en connaissance de cause. Cependant, à notre connaissance, ces Bushmen ne sont jamais passés eux-mêmes par l’agriculture, qu’ils auraient rejeté " de l’intérieur ". On peut dire selon ce point de vue qu’ils rejettent là, avant tout, un mode de vie qui est extérieur à leur propre culture. Il est d’ailleurs notable à ce sujet, que si les nomades ne vont pas vers les sédentaires, les sédentaires ne vont pas non plus vers les nomades. Quels arguments donneraient les agriculteurs pour justifier leur " refus " de l’état de chasseur-cueilleur ? Zerzan dirait sans doute qu’ils sont déjà irrémédiablement abîmés par la culture aliénée, et qu’ils sont donc incapables de revenir à la " bonne " humanité. Peut-être bien, mais nous n’avons réellement aucun moyen d’estimer le degré d’aliénation d’une culture par rapport à une autre, ni même de savoir si le concept " d’aliénation " est pertinent dans ce cas là.
Ce qui est intéressant dans ce cas de figure, c’est que les groupes semblent " étanches " les uns aux autres, et que le " refus " de se renomadiser des sédentaires marque le fait qu’ils " préfèrent " conserver leur propre culture plutôt qu’adopter un genre de vie radicalement différent, quelque satisfaction qu’il puisse, individuellement, leur donner. La culture sédentaire, une fois formée, n’est plus abandonnée, quel que soit le préjudice subi par les individus composant cette culture.
En outre, Zerzan connaît ce cas du contact de groupes sédentaires et de chasseurs-cueilleurs, puisqu’il cite l’exemple de sédentaires ayant recours à des chasseurs-cueilleurs pour leur venir en aide en période de disette. Il n’en tire cependant aucune conclusion quant à sa thèse du " refus ", que ce soit pour tenter de l’étayer ou pour la remettre en cause. En fait, Zerzan ne tire jamais aucune conclusion, puisqu’une conclusion est le fruit d’un raisonnement et qu’il semble allergique à tout raisonnement. Il se contente de citer les conclusions des autres, ou du moins les conclusions qui lui plaisent le plus.
Avec le passage au néolithique on constate une véritable " révolution ", comme il est classique de le dire. On peut également parler, de façon moins connotée, d’une gigantesque rupture. Un mode de vie, resté plus ou moins stable, du moins dans ses grandes lignes, durant 2,5 millions d’années, se transforme brutalement en un autre mode de vie qui, en poursuivant son évolution, finit par devenir radicalement différent. Tout ceci ne s’est naturellement pas fait en un jour, mais la rapidité de progression de la rupture néolithique est, face aux " lenteurs " du paléolithique, quasiment exponentielle. Trois ou quatre mille ans ont suffi à la généraliser.
Zerzan indique, en citant Binford que " la question à poser n’est pas de savoir pourquoi l’agriculture ne s’est pas développée partout mais plutôt pourquoi elle s’est développée tout court ". Et c’est en effet bien la question, à laquelle notre idéologue se garde bien de tenter de répondre. Il faudrait pour ce faire mettre de côté la question purement négative du " refus ", et se mettre à entrer dans les détails. Or, on sait bien que " le diable gît dans les détails ", c’est à dire le doute et les difficultés. Il faudrait commencer à parler des facteurs climatiques, de la démographie, de la structure même des sociétés pré-néolithiques, et d’un tas d’autres choses pas très poétiques. Il est a noter tout de même que le passage au néolithique reste assez mystérieux, dans l’état actuel des connaissances. Il n’y a, comme d’habitude, que des théories.
Il existe la théorie d’un changement climatique ayant modifié profondément le milieu humain, qui aurait poussé les humains à " s’adapter " en pratiquant l’agriculture. On peut opposer à cette théorie le fait qu’en 3 millions d’années, il y a eu suffisamment de changements climatiques de cette sorte pour permettre une quinzaine de révolutions néolithiques, qui n’ont cependant manifestement pas eu lieu.
Sur les rapports de l’homme et de son milieu, nous avons ici des éléments intéressants. Dès l’Acheuléen moyen (entre 400 000 et 300 000 ans, à la frontière entre erectus et sapiens archaïque), pendant la glaciation Riss, on observe la même progression dans la taille des outils (la fameuse hache acheuléenne vantée par Zerzan), que ce soit en Europe, en Afrique, ou dans le Proche-Orient. Cela signifie donc que nous avons là une même culture, qui évolue, du moins dans son aspect technique, indépendamment des contraintes du milieu naturel. La fameuse " harmonie avec la nature " est donc sérieusement remise en cause. Le milieu naturel semble en effet agir assez peu sur les cultures paléolithiques, même si ces cultures n’agissent pas encore massivement, comme au néolithique, sur le milieu naturel. Mais la " rupture ", du moins tendanciellement, est d’ores et déjà consommée. C’est à dire que l’évolution humaine est plus conditionnée, dès le départ, par ses propres structures sociales que par l’influence du milieu naturel.
Il est également intéressant de noter que dans ce cadre, les idées de Marx sur la " maîtrise de la nature ", qui ont contribué à fonder l’idéologie progressiste de l’ancien mouvement ouvrier, sont également à remettre en cause, mais d’une tout autre manière que celle de Zerzan. La domination de la nature n’est pas inscrite dans la destinée des sociétés humaines. Lorsque les hommes taillent des outils, ils ne cherchent pas à " maîtriser la matière inerte ", mais à produire ce dont leurs sociétés ont besoin. Ils ne cherchent pas d’emblée à maîtriser le milieu naturel, qu’ils ont pris tel qu’il était durant tout le paléolithique, ce qui ne signifiait pas non plus qu’ils étaient plus en " harmonie " avec lui qu’ultérieurement avec l’élevage et l’agriculture. On pourrait dire à la limite que le " milieu naturel " n’existe pas pour les sociétés humaines, si on ne craignait pas de tomber dans une extrapolation à la Zerzan. Les société humaines semblent en tout cas viser plus à leur propre conservation, au maintien de leurs propres structures, qu’à la domination du milieu environnant. Ce qui s’est passé au néolithique, c’est que la conservation des structures sociales passait par la domination du milieu naturel, domination qui entraînait à son tour la création de nouvelles structures. Cette domination n’était donc pas le but de l’humanité (sa " tâche historique " comme celle du prolétariat serait de faire la révolution), mais la conséquence d’une socialisation nouvelle.
Suivant cette théorie, le passage au néolithique ne serait donc ni une adaptation aux contraintes du milieu, ni comme semble le suggérer Zerzan une sorte de conspiration de l’Esprit de la Domination contre l’Esprit de la Liberté, mais une mutation liée à une modification de la structure sociale elle-même. A quoi attribuer cette modification ? Le facteur le plus probable est un facteur social interne mais aussi " naturel " (quoiqu’on pourrait sérieusement discuter de l’aspect " naturel " de ce facteur pour les société humaines), à savoir l’accroissement démographique.
On sait que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, lorsque les tensions internes ou la pression sur l’environnement deviennent trop fortes, " scissionnent " pour former un nouveau groupe. On peut imaginer qu’à un moment donné la démographie étant devenue trop importante pour permettre cette " scission ", la sédentarisation s’est alors imposée comme la meilleure solution possible. On aurait là, avec la construction de maisons " en dur " l’apparition première d’espaces " privés ", permettant de limiter les tensions à l’intérieur du groupe, sans toutefois avoir recours à la " scission " devenue problématique.
Cette thèse implique que les humains se seraient d’abord sédentarisés, et n’auraient que plus tardivement pratiqué l’agriculture et l’élevage. On peut l’étayer archéologiquement grâce aux sites Natoufiens, dans la région Syrie-Palestine, qui remontent à environ 10 000 ans, donc aux tout débuts du néolithique. Les Natoufiens bâtissaient des maisons " en dur ", mais ne pratiquaient, au début du moins de leur implantation, ni l’agriculture ni l’élevage. En fait ils avaient encore recours essentiellement à la cueillette et moindrement à la chasse. Mais le village était devenu leur point d’ancrage essentiel. Ils étaient toujours des chasseurs-cueilleurs, mais sédentaires. Et comme ils se nourrissaient essentiellement de céréales sauvages, on peut supposer que c’est le stockage de ces graines dans un lieu fixe qui rendit possible l’agriculture. On peut également penser qu’un village de cette sorte a dû attirer les animaux de toutes sortes, dont certains se sont peut-être auto-domestiqués progressivement.
Quoiqu’il en soit, ce type de site semble confirmer la thèse d’une sédentarisation initiée par la modification de certaines structures sociales, une " révolution " entraînée par le danger encouru par les sociétés humaines de ne plus pouvoir reproduire telle quelle la socialisation précédente. Paradoxalement, on pourrait dire que le néolithique est apparu par la tentative de la société paléolithique de se préserver elle-même. La révolution néolithique fut d’abord l’instrument de cette nouvelle socialisation, qui allait entraîner les conséquences que l’on sait. Quoi qu’il en soit, on est, dans ce modèle qui vaut ce qu’il vaut mais qui présente tout de même l’avantage de pouvoir être démontré, bien loin de la thèse du " refus " de Zerzan.
Nous allons quitter là Futur Primitif pour nous occuper plus rapidement de l’autre recueil d’articles de Zerzan, Aux sources de l’Aliénation. L’idéologie de Zerzan est essentiellement basée sur la conception qu’il se fait des premiers temps de l’humanité. Nous avons démontré assez clairement que cette conception était partiale, partielle, et que la thèse centrale du " refus " ne reposait sur rien. A ce compte là, que reste-t-il de Futur Primitif ? Pas grand- chose. A peu près tout ce qui s’y trouve d’autre est exposé dans le livre de M. Sahlins, Age de Pierre, Age d’abondance. On le lira avec plus de profit.
Pour démonter Futur Primitif, il n’était pas besoin d’être spécialiste de la préhistoire ou de quoi que ce soit d’autre. Sans beaucoup de connaissances préalables, une semaine de travail, un peu de logique, et un seul livre de référence, l’Introduction à la Préhistoire de G. Camps, assorti du Dictionnaire de la Préhistoire de Leroi-Gourhan, nous ont suffi. N’importe qui d’autre aurait pu le faire. Zerzan a vraisemblablement misé sur le fait que personne ne le ferait. C’est à dire qu’il a misé sur l’ignorance et le manque de curiosité de ses lecteurs. Il a essentiellement misé sur le fait qu’on le croirait sur parole. Cette attitude relève selon nous de la plus basse propagande.
II. Aux Sources de l’Aliénation :un mixage idéologique
Avant de nous pencher sur le " fond " de l’idéologie zerzanienne, observons-en un peu la forme. Ce qui saute d’abord aux yeux, lorsqu’on feuillette ses livres, c’est la masse de citations qu’il emploie. Ainsi, dans Aux Sources de l’Aliénation ( nous emploierons l’abréviation S.A. ), il y en a près de 300, ce qui nous donne à peu près trois citations par page. Lorsqu’on emploie une telle masse de citations, c’est qu’on est soit scrupuleux à l’extrême, soit qu’on veut épater le lecteur par sa culture, lui donner l’impression qu’on a absorbé une masse de connaissances qui vont nous permettre d’en savoir plus que lui, d’avoir le dernier mot. Il nous est tous arrivés de croiser ce genre d’individu, qui dresse une sorte de mur de culture entre lui et son interlocuteur, se retranche derrière ce mur, pour éviter de se dévoiler, et pour dominer l’autre grâce à l’instrument culturel, employé comme une massue.
Zerzan se sert de ces citations pour donner à son discours par ailleurs décousu une apparence de scientificité. En outre, il se sert des auteurs qu’il cite comme le ventriloque se sert de ses marionnettes : ils apparaissent un instant, disent ce qu’on leur fait dire, et disparaissent. Les auteurs ainsi cités présentent également l’avantage de la crédibilité : puisqu’Untel l’a dit, il est inutile de discuter.
Jamais il ne démontre ce que ces auteurs avancent, les citations sont toujours faites hors contexte, et surtout hors de tout raisonnement. Zerzan ne produit jamais de raisonnement, ne démontre jamais rien : il exhibe des mots. Comme dans Futur Primitif, il pratique le terrorisme de l’évidence.
Au début du livre, il veut " déclarer d’emblée une intention et une stratégie : la société technologique ne pourra être dissoute (et empêchée de se recycler) qu’en annulant le temps et l’histoire. " Vaste programme, certes. L’homme ne manque pas d’ambition, ce que personne ne songerait à lui reprocher. Mais qu’est ce que tout ça signifie au juste ? Comment compte-t-il s’y prendre pour " détruire le temps et l’histoire " ? Compte-t-il le faire tout seul, ou avec d’autres ? Et quels autres ? On n’en sait rien. Ni cette " intention " ni cette " stratégie " ne sont développées par la suite. C’est assez décevant, mais bien caractéristique du fouillis de la pensée zerzanienne : il dit une chose, puis passe à une autre, par association d’idées, association qui le chasse vers une autre, ainsi de suite. Cette méthode naturellement le fait tourner en rond. Il rebondit de citation en citation, d’une remarque à l’autre, et à la fin de son texte on n’a pas avancé d’un pouce, et pour cause : tout était déjà là, dès le début. Et comme il ne remet jamais rien en cause, tout ne peut que rester en l’état. A notre connaissance, c’est là la définition même de la " réification ", concept marxiste dont il fait une utilisation abondante. Zerzan tourne en rond dans la nuit, et il ne consume rien d’autre que son temps, qu’il ferait mieux d’employer à autre chose.
Cette absence de méthode est également un des fondements de son idéologie. Il s’agit d’une idéologie du refus de la logique, comme " conscience aliénée ", qu’il exprime en citant Horkheimer et Adorno : " Même la forme déductive de la science exprime la hiérarchie et la coercition. " (S.A. p.46) Pourquoi pas, mais alors, pourquoi autant de citations d’origine scientifique ? Zerzan veut bien utiliser les découvertes de la science, quand elles l’arrangent, mais refuse la méthode scientifique, comme trop contraignante, ou comme " antinaturelle ". Il est en ceci semblable à tous les autres consommateurs, qui veulent les supermarchés sans la vache folle, l’électricité dans toutes les pièces sans les dangers du nucléaire, deux bagnoles par foyer sans les marées noires.
La logique et la déduction sont peut-être des instruments imparfaits, et certainement imprégnés de l’idéologie de notre culture, mais, pauvres de nous, c’est tout ce dont nous disposons. Sans ces instruments, ces méthodes, on n’aurait jamais rien su des conditions de vie des premiers humains, et Zerzan aurait été condamné à se taire, ce à quoi visiblement il aspire. Personne d’ailleurs ne l’en empêche.
Comme tous les consommateurs, Zerzan veut " vivre au présent ", dans le " mouvement bariolé de la vie ". (Essayez de répéter sans rire trois fois de suite ces mots : " le mouvement bariolé de la vie ") Ce " mouvement bariolé " est bien plutôt celui de la succession des vidéo-clips sur MTV. Au mieux, il évoque une bande de hippies à foulards colorés dévalant une pente fleurie sur l’air de la Petite Maison dans la Prairie, pour aller se casser la gueule dans la décharge située en contrebas.
L’affinité de Zerzan avec le spontanéisme baba-cool, il l’affirme lui-même en p.41 de S.A. : " Par bonheur, également dans les années 60, d’aucuns commençaient à désapprendre comment vivre dans l’histoire, ainsi que cela se manifesta avec la mise au rancart des montres-bracelets, l’usage des drogues psychédéliques et, paradoxalement peut-être, ce slogan à l’emporte-pièce lancé par les insurgés français de mai 1968 : " Vite ! " "
Faut-il revenir sur l’introduction avérée par les services secrets américains des drogues psychédéliques dans les campus américains ? Faut-il encore revenir sur la catastrophe que furent ces fameux " mouvements de la jeunesse " des années 60, qui n’eurent pour effet que de former une nouvelle classe spécialisée de consommateurs, et d’ouvrir ainsi de nouveaux marchés au post-fordisme, tout en maintenant durablement la société dans son abrutissement ? Et ce " Vite ! " de 68, qu’est-il sinon l’annonce de l’impatience débile des consommateurs de fast-food, de vidéo-clips, et de pensée prédigérée à la sauce Zerzan ?
Zerzan voudrait faire croire que nous sommes aliénés par l’empire de la raison. Et effectivement, le monde capitaliste est dominé par la logique de l’économie, et plus concrètement par la nécessité vitale pour lui de l’extraction toujours croissante de plus-value. Mais cette rationalité dominante se fait sur un monde d’individus de plus en plus privés des outils de la raison, sur l’appauvrissement du langage au profit de son ersatz médiatique, et sur l’illettrisme qui se développe sous toutes ses formes. La société capitaliste nous appauvrit non seulement matériellement, par l’abondance falsifiée comme par le manque pur et simple, mais aussi intellectuellement. Ce que Debord appelait " la perte de tout langage adéquat aux faits " est un des aspects de la misère capitaliste, et un des aspects qui assoit le mieux sa domination. Nous devons lutter contre cet appauvrissement. Zerzan en appelle à encore plus de pauvreté mentale. Il en donne lui-même l’exemple par ses textes, misérables hachis de textes antérieurs, véritables " zappings " de la pensée. La " pensée " de Zerzan est un pur produit de l’aliénation contemporaine.
III. Le communisme ne peut pas être "primitif"
L’idéologie de Zerzan n’est que l’énième surgissement d’un vieux romantisme primitiviste, qui remonte à Rousseau et même, avant lui, à Montaigne (cf. Essais, Des Cannibales). Il repose sur le postulat que notre culture serait " mauvaise ", parce qu’elle aurait perdu le " contact avec la nature " qui ferait " l’authenticité " (" Les Lotantiques, c’est des fleurs qui poussent dans les livres ", comme fait dire Pagnol au pauvre Ugolin) des cultures primitives. Cette attitude est celle d’un colonialisme inversé, qui ferait de notre culture la seule " vraie " culture, c’est à dire le mal incarné.
Nous avons vu précédemment que, dès le départ, l’humanité s’est non pas " affranchie des contraintes du milieu naturel ", comme le dirait une conception marxo-utilitariste des sociétés, mais développée comme indépendamment de lui. Ce qui ne signifie pas que les hommes vivent sans lien avec leur environnement, ce qui serait absurde, mais que ce sont les structures symboliques des sociétés humaines qui conditionnent leur rapport avec le milieu naturel, et non l’inverse. On ne peut donc dès lors parler de " proximité " ou " d’éloignement " avec la nature, à aucun moment de l’histoire humaine, mais seulement de différents types de rapports avec le milieu, rapports qui sont eux-mêmes une conséquence du type de rapports que les hommes entretiennent au sein de leurs sociétés, de leur mode de vie au sens large du terme.
Présenter la vie des chasseurs-cueilleurs comme plus " naturelle " que celle des sédentaires n’a donc pas de sens. Le simple fait que les chasseurs-cueilleurs aient eu une vie plus facile, avec plus de " temps de loisir " et plus de socialité " gratuite " que les sédentaires n’est pas en soi un argument. Par ailleurs, il existe des sociétés sédentaires, pratiquant l’agriculture, qui ont un " temps de loisir " très comparable à celui des chasseurs-cueilleurs, en pratiquant la sous-exploitation et en maintenant une basse densité de population. On peut citer les Chimbu de Nouvelle-Guinée, qui exploitent seulement 60% de la terre cultivable, les Yagaw des Philippines ou les Iban de Bornéo qui maintiennent leur population de 30 à 50% au-dessous de la densité que leur permettrait une agriculture plus poussée. Dans ces cultures, on observe des " journées de travail " très courtes, 4 ou 5 heures, suivies en général de plusieurs jours de repos. Chez les Papous Kapauku, les hommes consacraient en moyenne 2h18mn par jour à la production agricole, et les femmes 1h42mn. Il y a bien d’autres exemples qu’il serait fastidieux de citer tous.
L’agriculture, contrairement aux équations simplistes du genre agriculture/élevage = maîtrise de la nature = domination sociale, n’est donc pas porteuse du " mal absolu " que Zerzan voudrait détecter.
Il y aura sans doute aussi des acharnés de la recherche du Mal qui voudront aller le chercher dans le stockage (manifestation de la " conscience du temps et du nombre ", selon Zerzan), supposé être la préfiguration de l’accumulation capitaliste, et l’entrée dans la vie humaine du péché d’avarice. Hélas, il s’avère également que nombre de chasseurs-cueilleurs pratiquaient le stockage, comme on peut l’imaginer facilement. A moins de prendre les primitifs pour des imbéciles, on aurait du mal à croire qu’ils vont se contenter de ramasser ce qu’ils trouvent, rassasiant leur faim immédiate pour ensuite aller se coucher béatement à l’ombre du gros Bananier d’Abondance. Glands de chênes, noix et autres chataîgnes sauvages seront au contraire collectés par les chasseurs-cueilleurs dans des vanneries (l’apparition tardive de la poterie ne signifiant pas qu’on ignorait auparavant tout autre récipient, mais seulement que nous n’avons plus trace de ces récipients tressés, faits de matériaux périssables) et mis à sécher, en prévision d’une consommation ultérieure. La notion zerzanienne du " présent perpétuel " en prend un coup, puisque tout ceci indique une anticipation sur une longue durée des besoins et la mise en place d’une stratégie pour y subvenir.
Quoi qu’il en soit, le Mal absolu ne se trouve ni dans le stockage, ni dans l’agriculture, ni dans des formes organisationnelles plus ou moins complexes ou " abstraites " (quoi de plus complexe et " abstrait " que les systèmes de lignage transversaux de la parenté dans certaines cultures " primitives "), et encore moins dans la conscience du temps, dans les mathématiques ou dans le langage. En fait, il n’y a pas de " mal absolu ". Arrêtons un peu de faire de la morale.
Zerzan est un farouche ennemi de toute organisation. Pour lui, toute action concertée et orientée dans un but précis serait forcément aliénée. Il voit des sorciers partout. Ce qui le rebute dans les sociétés modernes, c’est principalement cette organisation. Qu’elle soit présentement aliénée ne fait aucun doute. Pour autant, doit-on souscrire à cet anarchisme bêta, qui voit dans tout regroupement de plus de trois personnes un facteur de domination ou d’aliénation ?
Zerzan parle d’une " société du face-à-face ", d’une " société d’amants ". Il rejoint là T. Kaczynski, dit Unabomber, qui dans son Manifeste déclare que " l’individu " est frustré de ce qu’il appelle son " auto-accomplissement " " lorsque les décisions collectives sont prises par un groupe trop étendu pour que le rôle de chacun ait une signification quelconque. " Zerzan rêve des chasseurs-cueilleurs, Kaczynski des hommes de la conquête de l’Ouest. Dans tous les cas, des petits groupes isolés, avec un taux de peuplement très faible.
Cette idéologie marque un désir très caractéristique de l’individualisme de masse : le désir d’auto-valorisation, le désir de reconnaissance par autrui. Ce désir reflète un manque très réel, mais, produit de l’aliénation, il parle son langage. C’est l’être humain séparé qui s’exprime là, car dans sa séparation, tout ce qui lui reste c’est sa propre solitude, ce qu’il appelle son individualité. Privés que nous sommes de toute action collective consciente, nous ne parvenons même plus à imaginer qu’une telle action soit possible.
Il faut affirmer au contraire qu’une telle action est possible, est qu’elle est possible parce qu’au point où nous en sommes aujourd’hui elle est nécessaire. La société du " face-à-face ", la société des " petits groupes " sont des produits de l’individualisme blessé, du " sac à viande " isolé qui veut exister " pour et par lui-même ", avec quelques copains. Les problèmes que pose aujourd’hui le capitalisme, et qu’il ne résoudra pas parce que nous seuls, en tant que communauté humaine, sommes capables de les résoudre, ne se résoudront pas au niveau du " petit groupe ". Lorsque par exemple, une fois la révolution faite (ce qui ne saurait tarder, bien entendu) nous nous occuperons de reboiser intelligemment les millions d’hectares saccagés par l’agriculture industrielle, ce ne pourra pas être par l’action de " petits groupe isolés ". Et si, en tant qu’individu, j’ai le bonheur de participer à cette action collective, je ne me soucierai guère d’inscrire mon nom sur chaque arbre que j’aurai planté, et que d’ailleurs je ne verrai sans doute jamais à sa maturité. Je ne m’en sentirai pas moins individu pour autant.
En fait, ce que Zerzan et Kaczynski suggèrent, c’est l’idée très démocratique selon laquelle l’organisation des groupes humains par eux-mêmes serait impossible au degré de peuplement aujourd’hui atteint. Comme tous les démocrates, ils ne conçoivent pas du tout qu’une société composée de milliards d’individus puisse être " gérée " autrement qu’elle l’est aujourd’hui, à savoir par des Etats, par de la représentation, par du flicage.
Ils ne conçoivent pas la communauté humaine comme dépassement des conditions actuelles et de toutes les situations du passé, mais comme une régression vers ce passé. Et leur pensée, qui se veut révolutionnaire, constitue effectivement une régression.
Mais l’objet de ce texte n’est pas d’avancer une nouvelle théorie de la révolution. Nous nous sommes simplement proposés de critiquer l’idéologue Zerzan, et nous considérons que c’est fait. Nous voulions également ouvrir un débat sur des bases concrètes. Les bases sont là, le débat peut maintenant avoir lieu.