Média et démocratie
Chartrand
Le passé politique et social nous apporte souvent l'image des sociétés totalitaires contrôlantes et répressives. Aujourd'hui encore, plusieurs États dans le monde sont régis par des systèmes de ce type. L'Occident et les pays industrialisés clament haut et fort les notions de justice, de liberté et d'égalité. Bien sûr, il n'y a officiellement aucun système autoritaire au sein des pays occidentaux, mais qu'en est-il vraiment de notre liberté et de notre démocratie ? Aujourd'hui, sommes-nous vraiment plus libre qu'autrefois de penser par nous-mêmes ? Sommes-nous vraiment des libres penseurs ? La libre pensée se définie comme étant l'état d'esprit de ceux qui ne se fient qu'à la raison et aux faits, qui ne se laisse influencer par aucun dogme établi. Y a-t-il encore un ordre établi dans notre société, un agent de propagande qui brimerait cette soi-disant liberté ?
C'est un fait, nos gouvernements sont démocratiques (si l'on admet l'immense élasticité du terme). C'est un fait, personne ne se fait tuer pour ses idées politiques et sociales, quelles qu'elles soient. Mais plusieurs penseurs d'autrefois et d'aujourd'hui se sont penchés sur les questions de la démocratie et de la liberté de penser. Plus récemment, avec notamment l'ascension des technologies de pointes et d'Internet, la question est devenue un point chaud. La performance sans cesse grandissante de ces technologies donne un tout nouveau sens à la notion de liberté et aussi à celle de la démocratie même, surtout en temps de mondialisation. Selon plusieurs de ces penseurs, les médias, conjointement liés aux nouvelles technologies, jouent maintenant un rôle primordial dans ce que l'on pourrait appeler les nouvelles formes de contrôle (Marcuse, 1964). De fait, les médias ne nous disent pas quoi penser, mais à quoi penser (Charron, 1997). Les nouvelles formes de contrôle dont Herbert Marcuse faisait déjà mention il y a de cela plus de 35 ans sont encore aujourd'hui très actuelles, d'autant plus qu'elles sont renforcées par l'avènement en force d'une forme mondialisante de média en temps réel, qui vient brouiller les cartes en matière d'information et de liberté de penser propre à la démocratie.
Les technologies de pointes ont provoquées une multiplication des médias. Elles font maintenant rage partout autour de nous et à une vitesse pratiquement inimaginable. Quelles en sont les conséquences ? La principale est la découverte que l'information est une marchandise dont la vente et la diffusion peuvent rapporter d'importants profits. Une information sera jugée sans valeur si elle n'est pas susceptible d'intéresser un large public (Kapuscinski, 1999). Dans le même ordre d'idée, on peut alors se rendre compte que même si plusieurs événements se produisent simultanément dans le monde, les médias n'en couvriront qu'un (Kapusconski, 1999). L'exemple des récents événements à New-York et Washington est une fabuleuse illustration de cette réalité. Pendant près d'une semaine les médias n'ont mis leur attention que sur cet événement qui, aussi majeur soit-il, n'exclus pas le fait que partout ailleurs dans le monde de nombreux événements relativement importants ont été passé sous silence, privant ainsi les populations de nombreuses informations au sujet de la politique internationale, de l'économie, etc. Quand nous savons que démocratie et liberté riment naturellement avec information et éducation, peut-on croire, avec le type d'information dont nous disposons, que nous sommes vraiment en mesure de penser librement ?
Aujourd'hui, autant en matière de technologie qu'en autre chose, c'est le culte de la vitesse. Les médias n'échappent pas à ce phénomène, ce qui entraîne une inévitable détérioration de notre processus démocratique. La démocratie, c'est le partage de la décision. Ce partage passe par un partage de l'information lequel passe par un temps de réflexion commun (Virilio, 1997). Or, la performance sans cesse grandissante des technologies liées aux médias et à l'information crée une illusion démocratique. Un projet de l'Américain Ross Perrot illustre bien en quoi il y a une sorte d'interdit à la réflexion commune : Une carte à puce que l'individu glisserait dans son téléviseur après que le ministre ou le président aurait annoncé aux informations un référendum. La réponse serait automatique : oui/non (Virilio, 1997). Cet exemple illustre bien les conséquences possibles de l'innovation sans cesse grandissante dans le milieu de l'information.
Nous n'en sommes pas encore là mais déjà plusieurs effets de ce culte du rendement se font sentir sur notre liberté, non de choisir, non de s'exprimer, mais de penser. C'est bien là la force des nouvelles formes de contrôle basé sur l'illusion démocratique ; personne ne peut nous empêcher ni de parler ni de s'exprimer librement, il vaut donc mieux alors de nous faire dire ce qu'il faut entendre conformément aux règles. C'est la pensée unique. La performance technique nous déjoue, nous distrait, nous éloigne des débats importants et grands enjeux internationaux en nous faisant croire que nous savons, que nous sommes informés. La performance d'Internet, par exemple, entraîne une confusion entre information et connaissance. Si l'accès à l'information se fait maintenant en temps réel, l'accès à la connaissance, pour sa part, relève d'une temporalité autre que celle de la technique, car l'esprit humain n'obéit pas au modèle de l'ordinateur (Wolton, 2001) !
Contrairement à la croyance populaire, la performance technique ne rend pas toujours service aux hommes. En particulier parce qu'elle accentue la fragilité des systèmes sociaux. Les crises boursières, financières, politiques qui éclatent à l'autre bout de la planète déstabilisent encore plus vite les économies, mettent à l'épreuve les solidarités et fragilisent les institutions internationales (Wolton, 2001). L'Internet donne une certaine ouverture sur le monde, éclaire parfois les esprits mais est bien souvent rien de plus qu'un lieu d'expression simple, et non d'échange comme il le devrait (Wolton, 2001). En ce sens, nous associons souvent expression avec liberté, mais il n'en est rien. Les élections " libres " nous donnent la chance d'exprimer notre opinion et notre préférence pour un tel chef ou un autre. Mais le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves (Marcuse, 1964). C'est là l'une des grandes forces de domination que donne l'innovation technique à nos dirigeants et aux tenants du pouvoir. En ce sens, l'apologie de l'innovation constitue souvent une des armes de la domination ; la " liberté " qu'on nous offre se résumant en général à " la possibilité de choisir entre des marchandises plus ou moins similaires. " (Halami, 2001).
Qu'elles sont donc les véritables libertés qui s'offrent à nous ? Nous pouvons parler, crier, nous exprimer à outrance dans de futiles échanges, mais les têtes dirigeantes se gardent bien que le pouvoir reste loin de nous. En somme, la civilisation nous relais en grand nombre à un rôle passif. La libre pensée, c'est bien souvent synonyme de marginalité. Les médias sont en quelque sorte le reflet des tenants du pouvoir, le reflet de ce sur quoi ils veulent porter notre attention, faisant soigneusement attention de soit nous distraire ou de nous cacher certaines réalités. Les grandes agences de presse et les publicitaires sont les éléments clefs de cette manipulation de l'opinion. Les premières constituent un oligopole de l'information mondiale : elles trient l'information, sélectionnent les nouvelles sur lesquelles l'attention des opinions publiques sera attirée et n'hésitent pas à passer des faits essentiels sous silence (Kortenhorst, 1999). Ce qu'ils nous restent comme liberté, c'est de la distraction, c'est celle de choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, mais ce n'est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d'angoisse - si pour cela nous devons être aliénés (Marcuse, 1964).
Nous pouvons tous rêver, fantasmer sur l'omniscience et la transparence du savoir, mais la technique, l'information en temps réel et Internet ne s'avèrent en général qu'une illusion de la connaissance. En réalité, la libre pensée s'opère au rythme des discussions, des échanges, par l'information et l'éducation objective et rationnelle. Et le processus d'assimilation de la connaissance quant à lui s'effectue dans la durée, selon un rythme propre à chacun ; il requiert une part d'oubli, de tri, de mise au repos, et consiste non pas dans l'accumulation des connaissances mais dans leur mise en rapport, qui passe par le filtre de l'expérience personnelle (Wolton, 2001). La vitesse, la performance des techniques de pointes n'est que de la poudre aux yeux, une des nombreuses armes qui sont à la disposition de l'ordre établi afin de tenter de nous faire dormir sur nos deux oreilles tandis que le train passe. À quand l'éveil des esprits, la fin de l'état de tutelle commune dans laquelle nous vivons et dont nous nous accommodons parfois volontiers ? Pour l'instant l'homme souffre de son ignorance. Cet homme qui pourtant, comme le disait autrefois Socrate, est condamné à savoir. Plus près de nous, Freud (1856-1939) a déjà dit que la civilisation impose à l'homme de renoncer à ses désirs, de les refouler, de les réprimer. Que l'homme devient névrosé parce qu'il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel. La civilisation du progrès, de la domination de la nature, du bonheur et de la raison est ainsi un " déplorable échec ", dans ses réussites mêmes (Châtelet, Duhamel et Kouenher). L'ignorance et la conformité sociale serait-elle porteuse du mal de l'humanité ?