Les règles du jeu
par Noam Chomsky
Il existe un système de droit international et de relations internationales liant l'ensemble des Etats, basé sur la Charte de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et les décisions subséquentes de la Cour internationale de justice de La Haye. En bref, la menace ou l'utilisation de la force est bannie des relations entre les Etats, à moins bien sûr que cette utilisation de la force soit explicitement autorisée par le Conseil de sécurité de l'ONU après que ce dernier ait épuisé l'ensemble des moyens pacifiques de résolution des conflits, ou encore qu'il s'agisse d'un cas d'autodéfense contre une "attaque armée" (un concept en soit fort limité) qui ne permet pas d'attendre une décision du Conseil de sécurité.
Bien entendu, la situation réelle est légèrement plus compliquée que ce schéma limpide ! Ainsi, on peut constater au moins une tension, si ce n'est une véritable contradiction, entre les règles établies par la Charte de l'ONU et les droits articulés par la Déclaration universelle des droits de la personne humaine, un des deux piliers de l'ordre international établi sous l'initiative des Etats-Unis après la Deuxième Guerre Mondiale. Tandis que la Charte interdit les démonstrations de force qui violent la souveraineté étatique, la Déclaration universelle garantit les droits des individus contre l'oppression des Etats. C'est dans cette tension que surgit la problématique de "l'intervention humanitaire" revendiquée actuellement par l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et les Etats-Unis au Kosovo. Cette intervention "humanitaire" est soutenue de manière large par l'opinion éditoriale et quotidiennement cautionnée par les médias.
L'enjeu de "l'intervention humanitaire" est présenté dans un article récent du New York Times daté du 27 mars et intitulé «d'éminents juristes apportent leur soutien à l'utilisation de la force.» Allen Gerson, ancien consultant de la mission américaine à l'ONU fait partie du "panel" interrogé. Deux autres juristes sont cités. L'un d'entre eux, Ted Galen Carpenter, «balaie du revers de la main les arguments de l'Administration américaine» et considère comme non valable son soi-disant droit d'intervention. Le troisième juriste, Jack Goldsmith, spécialiste de droit international à la Faculté de droit de l'Université de Chicago, souligne que les critiques de l'intervention du bombardement de l'OTAN «ont de sérieux arguments légaux» mais que «de nombreuses personnes estiment qu'il existe une exception pour le cas d'une intervention humanitaire si l'on prend en considération la coutume et la pratique.» Cet exemple résume bien la minceur des éléments permettant de proclamer un tel titre à la une d'un journal.
La remarque de Goldsmith est en effet censée, du moins si nous nous accordons sur les faits nous permettant de déterminer de manière pertinente la «coutume et la pratique.» Nous pouvons également garder à l'esprit un truisme : le droit à une intervention humanitaire, s'il existe, doit partir du principe de la "bonne foi" de ceux qui interviennent. Cette option ne doit pas être jugée à l'aune de leur rhétorique mais sur le bilan historique de leur comportement politique, en particulier sur le bilan de leur adhésion aux principes du droit international décrits ci-dessus (décisions de la Cour internationale de justice, etc.). Considérons, par exemple, les velléités iraniennes d'intervenir en Bosnie pour éviter les massacres, à un moment où les pays occidentaux n'envisageaient même pas cette éventualité. Ces velléités furent rejetées avec mépris (en fait elles furent totalement ignorées); s'il fallait trouver une autre raison à ce refus que la position subordonnée de l'Iran dans l'ordre international, ce serait que la "bonne foi" iranienne ne résistait pas à un examen solide. A la suite de cet exemple, une personne raisonnable devrait se poser une série de questions évidentes : le bilan des interventions et du terrorisme iranien est-il pire que celui des Etats-Unis? Comment pouvons nous juger la "bonne foi" du seul Etat qui a posé son veto au Conseil de Sécurité pour contrer une résolution demandant à tous les Etats de se conformer au droit interna tional ? Quel bilan historique tirer des interventions de cet Etat ? Si de telles questions ne sont pas abordées de manière prioritaire, une personne honnête rejettera toute autre explication comme relevant de la pure doctrine. Un exercice utile consisterait à déterminer quelle proportion des informations, par exemple celles transmises par les médias, résiste à un examen aussi élémentaire.
Ces considérations s'appliquent-elles, entre autres, au cas du Kosovo ? Rappelons que depuis l'année 1998 il s'y déroule une véritable catastrophe humanitaire, dont l'armée yougoslave est très largement responsable. Les principales victimes de cette catastrophe sont des Kosovars de souche albanaise, qui constituent 90% de la population de cette région. Une estimation prudente de la situation, avant les frappes de l'OTAN, permet de tirer un bilan d'environ 2'000 morts et de plusieurs centaines de milliers de réfugié·e·s.
Dans de tels cas, des parties extérieures au conflit ont trois alternatives, soit : I) essayer d'aggraver la situation; II) ne rien faire; III) essayer de diminuer l'ampleur de la catastrophe. Ces choix peuvent être illustrés par d'autres conflits contemporains. Essayons donc de nous en tenir à des crises d'une dimension semblable à celle qui est en train de se dérouler au Kosovo afin de voir à quelle alternative cette dernière est confrontée.
Colombie – En Colombie, selon les estimations du Département d'Etat américain, le niveau annuel des assassinats politiques perpétrés par le gouvernement et les groupes paramilitaires atteint à peu près le niveau du Kosovo. De plus, les flux de réfugié·e·s que provoquent ces atrocités dépassent le million de personnes. Depuis près d'une décennie, la Colombie a été le principal bénéficiaire de l'aide militaire américaine (armes et entraînement) dans l'hémisphère occidental. Cette aide a suivi le développement d'une violence, aujourd'hui toujours en augmentation, sous le prétexte d'une soit disant "guerre contre la drogue" dont la légitimité est sérieusement mise en doute par presque tous les observateurs. L'administration Clinton se distingue en particulier par son soutien enthousiaste au Président Gaviria, alors que la durée de son mandat a été entachée, selon les organisations de défense de droits de l'homme, par des "niveaux scandaleux de violence" qui surpassaient même les horreurs atteintes sous les administrations précédentes. Des informations détaillées sur ce conflit sont aisément disponibles.
Dans ce cas, les Etats-Unis ont choisi l'alternative (I), c'est-à-dire ont contribué à l'aggravation des atrocités.
Turquie – Selon les estimations les plus prudentes, la répression des Kurdes par l'Etat turc durant les années 1990 est comparable à celle des Kosovars et a connu son point le plus intense au début de la décennie. La fuite de plus d'un million d'habitant·e·s des régions rurales dévastées par l'armée vers Diyarbakir, capitale officieuse du Kurdistan, est l'un des principaux indicateurs de cette répression. L'année 1994 a été marquée par deux sombres records : Jonathan Randal, qui se trouvait alors sur place, en parle comme de «l'année de la pire répression au Kurdistan et l'année où la Turquie est devenue le principal pays importateur d'armes américaines et ainsi le plus grand acheteur d'équipement militaire au niveau mondial.» Lorsque des groupes de défense des droits de l'homme ont dénoncé l'utilisation d'avions d'origine américaine lors de bombardements de villages, l'administration Clinton s'est efforcée de trouver des voies détournées afin de continuer ses livraisons d'armes à la Turquie, comme d'ailleurs à l'Indonésie ou à d'autres dictatures.
La Colombie et la Turquie, toutes deux soutenues par les Etats-Unis, justifient leurs atrocités en arguant qu'il s'agit de défendre leurs Etats contre la menace de terroristes organisés en guérillas. Les mêmes arguments sont actuellement utilisés par le gouvernement yougoslave.
A nouveau, cet exemple illustre l'alternative (I), à savoir l'aggravation des atrocités.
Laos – Chaque année, des milliers de personnes, pour la plupart des enfants ou des paysans pauvres, sont tués dans la Plaine des Jarres, une région du nord du Laos qui a été victime de très graves bombardements sur des cibles civiles, sans parler de leur cruauté inégalée : l'assaut furieux de Washington contre cette société paysanne déshéritée avait en effet peu de rapport avec les conflits alors en cours dans la région. La pire période de bombardements a débuté en 1968, lorsque le gouvernement américain fut forcé, par la pression populaire et le coût astronomique de la guerre, d'entamer des négociations et de stopper net les bombardements sur le Nord-Vietnam. Le président Nixon et son secrétaire d'Etat (Ministre des Affaires étrangères) Kissinger décidèrent donc de déplacer les bombardements vers les routes d'approvisionnement nord-vietnamiennes au Laos et au Cambodge.
Les décès sont imputables aux bombies, c'est-à-dire à des mini bombes anti-personnelles à l'effet encore plus dévastateur que des mines. Ces armes sont expressément conçues pour tuer et mutiler des personnes et n'ont aucun effet sur des véhicules, des bâtiments, etc. La Plaine a été saturée de centaines de millions de ces engins criminels dont le taux de non explosion immédiate est estimé à 20-30% selon leur constructeur, la firme Honeywell. Ces chiffres témoignent soit d'un contrôle de qualité très déficient, soit d'une politique rationnelle d'assassiner des civils sur la longue durée. De plus, ces armes ne représentent qu'une partie de l'arsenal déployé, ce dernier étant complété par exemple par des missiles perfectionnés capables de percer les abris où les familles se réfugiaient. Le nombre annuel de pertes dues aux bombies sont estimées, selon Barry Wain, journaliste expérimenté de l'édition asiatique du Wall Street Journal, dans une fourchette entre plusieurs centaines et «près de 20'000 cas par an», dont plus de la moitié sont mortels. Une estimation très prudente nous permet donc de conclure que cette crise est actuellement comparable à celle du Kosovo, si ce n'est que la situation au Laos touche encore davantage les enfants. Ces derniers représentent plus de la moitié des victimes selon le Comité central Mennonite (église protestante), qui travaille depuis 1977 dans cette région afin d'aider les victimes de cet horrible conflit.
Cette catastrophe humanitaire a été rendue publique par l'organisation britannique Mine Advisory Group (MAG), qui s'efforce de localiser et de détruire ces armes mortelles. Les Etats-Unis, selon la presse britannique, «brillent par leur absence dans la poignée d'organisations occidentales qui soutiennent le MAG», même si les autorités américaines ont finalement accep té de former plusieurs civils laotiens pour les opérations de déminage. La presse britannique s'est également offusquée du refus de ces mêmes autorités d'apprendre à ces volontaires les «procédures de désactivation» qui auraient permis de rendre leur tâche "beaucoup plus rapide et efficace." Ces procédures demeurent en effet frappées du sceau du secret d'Etat, de même que toute l'affaire des bombardements au Laos. La presse thaïlandaise fait état d'une situation semblable au Cambodge, en particulier dans sa partie orientale, violemment bombardée par les Etats-Unis en 1969.
Dans ce cas la réaction américaine suit l'alternative (II), c'est-à-dire : ne rien faire; de leur côté les médias et les commentateurs demeurent muets et suivent ainsi le schéma qui prévalait déjà à l'époque, lorsque la guerre contre le Laos était désignée comme une "guerre secrète" – en clair bien connue, mais dont les événements devaient être passés sous silence –, à l'instar de la guerre de 1969 contre le Cambodge. Le niveau d'autocensure était alors extrêmement élevé, comme c'est le cas encore actuellement. La pertinence de cet exemple choquant se passe de commentaires plus approfondis.
Pour éviter une longue et fastidieuse énumération des nombreux cas suivant les alternatives (I) et (II), ainsi que d'autres atrocités contemporaines encore plus graves, je me limiterai au massacre de civils irakiens par le biais d'une forme particulièrement vicieuse de guerre biologique. Comme le soulignait en 1996 à la télévision Madeleine Albright, alors représentante des Etats-Unis au Conseil de Sécurité, lorsqu'on lui demanda quelle était sa réaction face à la mort de près de 500'000 enfants irakiens depuis 1991 «il s'agit d'une décision particulièrement difficile à prendre, mais nous pensons qu'elle en vaut la peine.» Des estimations actuelles estiment que 5'000 enfants irakiens meurent chaque mois, et que cette somme macabre «en vaut toujours la peine.» Il est nécessaire de garder à l'esprit ce dernier exemple, ainsi que les précédents, lorsque nous lisons chaque jour une rhétorique frappée d'admiration et de respect pour la bonne orientation de la «boussole morale" de l'administration Clinton en ce qui concerne l'affaire kosovare.
Qu'est-ce que nous apprend ce cas précis ? La menace de frappes aériennes de la part de l'OTAN a provoqué de manière prévisible une montée en flèche des atrocités commises par l'armée serbe et les paramilitaires ainsi qu'un départ précipité des observateurs internationaux, ce qui bien sûr n'a fait que contribuer au désastre en cours. Le commandant en chef des forces de l'OTAN, le Général Wesley Clark déclarait récemment qu'il était «entièrement prévisible» que la terreur serbe et la violence s'intensifieraient après des frappes de l'OTAN. Le déroulement des événements n'a fait que confirmer ces prévisions. Depuis le début des bombardements, la terreur a atteint Pristina; nous recevons journellement des témoignages crédibles de destructions massives de villages et d'assassinats et nous sommes confronté·e·s à un énorme flux de réfugié·e·s, en clair une véritable tentative de se débarrasser de la population albanaise. Rappelons que toute cette tragédie représente, comme nous l'annonçait le Général Clark, une conséquence «entièrement prévisible» de la menace et de l'utilisation de la force.
Le Kosovo nous offre donc un nouvel exemple de l'alternative (I), c'est-à-dire de tout faire pour aggraver la violence, et ceci de manière tout à fait consciente. Trouver des exemples illustrant l'alternative (III) est extrêmement aisé, à condition de nous en tenir à la rhétorique officielle. La récente étude de Sean Murphy sur «l'interventionnisme humanitaire»fait le bilan de ces opérations depuis le pacte Briand-Kellog de 1928, signé par la Société des Nations, qui visait à rendre hors la loi la guerre, et son successeur, à savoir la Charte des Nations Unies, qui développait et approfondissait les mesures de 1928. Durant la première phase (1928-1945) les exemples les plus caractéristiques d'intervention à caractère soit disant "humanitaire" sont : l'agression de la Mandchourie par le Japon (1931), l'invasion de l'Ethiopie par l'Italie de Mussolini (1935) et l'occupation partielle de la Tchécoslovaquie par Hitler (1938). Toutes ces interventions étaient légitimées par une rhétorique humanitaire édifiante ainsi que par des arguments factuels. Le Japon se targuait d'établir un "paradis terrestre" afin de défendre les Mandchous contre les « bandits chinois » avec le soutien d'un leader nationaliste chinois, une figure politique bien plus crédible que toutes les marionnettes que les Américains tentèrent de mettre en avant durant leur guerre au Vietnam du Sud. Quant à lui, Mussolini déclarait mener une campagne pour libérer des milliers d'esclaves et faire avancer la «mission civilisatrice» de l'Occident. Hitler annonçait enfin l'intention de l'Allemagne de faire cesser les tensions ethniques et de «sauvegarder l'individualité nationale des peuples allemands et tchèques» dans une opération «menée avec la volonté sincère de servir les intérêts véritables des peuples de ces régions», et qui bénéficiait de leur accord, puisque le Président slovaque lui avait demandé d'établir un protectorat allemand sur son pays.
Un autre exercice intellectuel stimulant consiste à comparer ces justifications obscènes avec celles qui furent avancées pour d'autres interventions, y compris des «interventions humanitaires» durant la période qui suivit la signature de la Charte de l'ONU.
Parmi ces cas, l'invasion en décembre 1978 du Cambodge par le Vietnam, mettant ainsi fin aux horreurs de Pol Pot qui atteignaient alors des sommets inégalés, constitue peut être l'exemple le plus frappant d'une alternative selon le modèle (III). Le Vietnam défendit son intervention en plaidant sur son droit d'autodéfense en cas d'agression, un des rares cas postérieurs à 1945 où un tel argument est plausible. En effet, le régime des Khmers rouges (Kampuchea démocratique) lançait des attaques meurtrières contre les zones frontières du Vietnam. La réaction américaine fut très instructive : la presse condamna massivement les "Prussiens" asiatiques pour leur violation inqualifiable du droit international. Les Vietnamiens furent sévèrement punis pour avoir mis fin aux massacres de Pol Pot, en premier lieu par une invasion chinoise (soutenue par les Etats-Unis), ensuite par l'imposition de sanctions extrêmement rigoureuses de la part des Etats-Unis. Le gouvernement américain reconnut le gouvernement khmer rouge en fuite comme gouvernement légitime du Cambodge, du fait de sa "continuité" avec le régime de Pol Pot selon les propres explications du Département d'Etat. De manière peu discrète, les Etats-Unis apportèrent même leur soutien aux activités de guérilla des Khmers rouges au Cambodge.
Cet exemple nous informe avec précision sur les fameuses "coutumes et pratiques" qui justifient «les normes légales qui sont en train d'émerger en matière d'intervention humanitaire.» Malgré les efforts désespérés des idéologues pour prouver la rotondité des carrés, on ne peut pas mettre en doute le fait que les bombardements de l'OTAN contribuent à vider de sens la fragile architecture du droit international. Les Etats-Unis ont rendu cet élément tout à fait évident lors du processus de décision et de discussion qui a précédé les frappes de l'OTAN. A part la Grande-Bretagne (qui représente actuellement un acteur international aussi indépendant que l'était l'Ukraine face à l'URSS avant Gorbatchev), les pays membres de l'OTAN demeuraient sceptiques quant à la politique américaine et semblaient plutôt mal à l'aise face au bellicisme exacerbé de la Secrétaire d'Etat Albright (Kevin Cullen, Boston Globe, 22 février 1999). Aujourd'hui, plus on se rapproche de la région en guerre et plus l'opposition à l'utilisation insistante de la force par Washington grandit, même parmi des membres de l'OTAN (Grèce, Italie). La France avait par exemple appelé le Conseil de Sécurité de l'ONU à voter une résolution demandant le déploiement de forces de maintien de la paix de l'OTAN. Les représentants du Département d'Etat ont refusé sèchement cette proposition et insisté fermement sur le fait que «l'OTAN devait conserver une indépendance de décision par rapport à l'ONU.» Les Etats-Unis ont également refusé que le verbe essentiel "autoriser" (to authorize) apparaisse dans la déclaration finale de l'OTAN, puis qu'ils étaient réticents à concéder une quelconque autorité à la Charte de l'ONU et au droit international; seul le verbe "appuyer" (to endorse) a trouvé grâce à leurs yeux (Jane Perlez, New York Times, 11 février 1999).
De manière similaire, le bombardement de l'Irak, a représenté, jusque dans son déroulement, l'expression d'un mépris cinglant pour l'ONU, et a été considéré comme tel. Bien sûr, nous ne pouvons que rappeler le bombardement récent de l'aviation américaine au Soudan, qui a provoqué la destruction de la moitié du potentiel de production pharmaceutique du pays. Cet événement ne fait que confirmer la dérive de la soit disant "boussole morale", sans parler des tous les éléments cités ci-dessus et qui constituent autant de faits pour alimenter le bilan qui nous permettrait de déterminer les "coutumes et pratiques."
Certains pourront argumenter, du reste de manière assez plausible, que ces nouvelles atteintes aux règles des relations internationales sont tout à fait non pertinentes, puisque ces règles avaient déjà perdu toute signification à la fin des années 1930. Le mépris de la plus grande superpuissance mondiale pour le cadre de l'ordre international est devenu tellement extrême qu'il semble futile de discuter des éléments qui composent ces règles. Un passage en revue des documents d'archives révèle que cette attitude ne date pas d'aujourd'hui et nous pouvons la retracer dès les premiers mémoranda du Conseil national de sécurité (1) lors de sa création en 1947. Durant la présidence de Kennedy, cette position a commencé à s'exprimer de manière de plus en plus explicite. Les principales innovations des années Reagan-Bush-Clinton résident dans le fait que le mépris pour le droit international et la Charte des Nations Unies est devenue tout à fait explicite. Cette position a également été légitimée au moyen de toute une série d'explications intéressantes qui mériteraient, si la vérité et l'honnêteté étaient considérées comme des valeurs importantes, de se retrouver en première page des journaux et en tête des cursus scolaires et universitaires. Les plus hautes autorités du pays ont expliqué d'une manière brutale et explicite que la Cour internationale de justice ainsi que l'ONU et ses différentes agences avaient perdu toute pertinence puisqu'elle ne suivaient plus les desiderata des Etats-Unis, à l'inverse de la situation prévalant durant les premières années de l'après Deuxième Guerre Mondiale.
Nous pourrions également nous contenter de la position officielle. Cette position pourrait s'avérer honnête, à condition qu'elle soit accompagnée du refus de jouer cyniquement à prétendre être de bonne foi et à brandir des principes – par ailleurs méprisés – du droit international, afin que ces derniers puissent être utilisés de manière très sélective comme une arme contre des ennemis interchangeables.
Alors que Reagan et ses partisans avaient définitivement franchi une nouvelle étape dans ce processus, la défiance constante de l'administration Clinton face aux mécanismes de l'ordre international est devenue tellement extrême qu'elle commence même à susciter l'inquiétude d'analystes bien connus pour leurs positions bellicistes. Dans le dernier numéro de la revue Foreign Affairs, Samuel Huntington tire la sonnette d'alarme et estime que Washington s'engage sur une voie dangereuse. Aux yeux de beaucoup de pays du monde – selon lui, la plupart – les Etats-Unis sont en train de devenir une " superpuissance menaçante et agissant de manière unilatérale " (rogue superpower) et sont considérés comme «l'unique danger extérieur de nombreux Etats et sociétés.» Selon lui, les tenants du courant "réaliste" (2) de la théorie des relations internationales – auquel il appartient – sont d'avis que des coalitions d'Etats pourraient émerger afin de contrebalancer l'influence de cette rogue superpower. Pour des raisons purement pragmatiques et d'efficacité de leur politique de puissance, l'attitude américaine devrait donc être révisée. Bien sûr les citoyen·ne·s américain·e·s qui ont une autre vision de ce que devrait être leur pays pourraient exiger une réorientation qui ne se base pas uniquement sur de telles considérations pragmatiques !
Que peut-on tirer de cette analyse afin de répondre à la question : que faire pour le Kosovo ? Malheureusement cette analyse ne nous permet pas de répondre à cette question. Les autorités américaines ont choisi une stratégie d'action qui, comme elles l'avouent elles-mêmes explicitement, contribue à aggraver les atrocités et la violence "de manière prévisible." Il s'agit donc d'une stratégie qui ne fait que porter un nouveau coup aux structures de l'ordre international, certes imparfaites mais qui offrent aux plus faibles un minimum de protection contre des Etats prédateurs. Les conséquences à long terme de ce démantèlement restent imprévisibles. On peut toutefois partager l'observation pertinente suivante selon laquelle «chaque bombe qui tombe sur la Serbie et chaque massacre ethnique au Kosovo indique qu'il sera extrêmement difficile pour les Serbes et les Albanais d'envisager une cohabitation dans le cadre d'une éventuelle paix négociée» (Financial Times, 27 mars 1999). Comme nous pouvons malheureusement l'imaginer, certaines des issues possibles sur le long terme de cette situation sont particulièrement déplaisantes.
Un argument de base et inlassablement répété aujourd'hui consiste à affirmer que nous devions faire quelque chose : nous ne pouvions pas rester impassibles alors que les atrocités continuaient. Cette affirmation est inexacte. Il est toujours possible de choisir et de suivre, par exemple le principe d'Hippocrate : « avant toute chose, tu ne blesseras point. » Si vous ne trouvez aucune façon de suivre ce principe élémentaire, alors ne faites rien. Il y a toujours différentes voies à considérer. Les solutions diplomatiques et négociées ne peuvent jamais être épuisées.
Le prétexte de l'"intervention humanitaire" risque d'être invoqué de plus en plus fréquemment ces prochaines années – peut-être de manière justifiée ou non, cela dépendra –, notamment du fait que les prétextes issus de la Guerre froide ont perdu leur efficacité. Dans une telle période historique, il serait peut être judicieux de prêter attention aux points de vue de commentateurs respectés, pour ne pas parler tout simplement de la Cour internationale de justice qui s'est récemment prononcée sur une telle question. Cette décision a toutefois été rejetée aussitôt par les Etats-Unis et n'a pas connu la publicité qu'elle méritait.
Dans le domaine des disciplines comme les relations internationales ou le droit international, il semble difficile de trouver des commentateurs plus respectés que Herdley Bull ou Leon Henkin. Il y a 15 ans, Bull nous avertissait déjà que «des Etats particuliers ou des groupes d'Etats qui se posent comme des juges autorisés à statuer sur le bien commun de l'humanité, sans avoir d'égards pour les avis des autres, représentent en fait une menace pour l'ordre international et, par conséquent, pour toute action réellement efficace dans ce domaine.» Henkin, dans un ouvrage de base sur le système des relations internationales, écrit que «les pressions amenant à une érosion du principe de prohibition de l'utilisation de la force sont à déplorer, et les arguments qui tendent à justifier l'utilisation de la force dans de telles circonstances n'ont aucune force de persuasion et sont, au contraire, dange reux... En effet, les violations des droits de la personne humaine sont trop répandues, et s'il devenait légitime pour une partie extérieure d'y remédier par l'utilisation de la force, cela signifierait la levée de tous les obstacles légaux interdisant l'utilisation de la force par n'importe quel Etat contre l'un de ses semblables. Selon moi, les droits de la personne humaine, ainsi que d'autres types d'injustice, devront être défendus et garantis par d'autres moyens, pacifiques cette fois-ci, et non pas en ouvrant largement la porte au principe de l'agression et en détruisant un des progrès de base du droit international, c'est-à-dire la mise hors la loi de la guerre et la prohibition de l'utilisation de la force.»
Des principes du droit et de l'ordre international, des obligations ratifiées solennellement par des traités, des décisions de la Cour internationale de justice, des avis prononcés par des commentateurs respectés, voilà bien des éléments qui ne permettent pas de résoudre automatiquement des problèmes.
Chaque cas doit être considéré par rapport à son propre contexte. Pour celles et ceux qui n'adoptent pas les standards de Saddam Hussein, la menace ou l'utilisation de la force en violation de ces principes internationaux requièrent des preuves solides. De telles preuves peuvent éventuellement être avancées, mais ces dernières doivent alors être clairement énoncées, et non pas simplement proclamées de manière passionnée. Les conséquences de telles violations du droit international doivent être examinées avec soin – en particulier les conséquences que nous considérons comme "prévisibles." Enfin, pour celles et ceux qui prennent ces questions un minimum au sérieux il est clair que les justifications de telles actions doivent être examinées en adoptant une attitude critique et non en prenant comme référence béate la "boussole morale" de celles et ceux qui nous gouvernent.
Noam Chomsky
[Trad. M. Leimgruber]
Notes
(1) National Security Council, organe consultatif en matière de défense relié directement à l'état-major présidentiel des Etats-Unis.
(2) Terme désignant les analystes occidentaux, et plus particulièrement américains, marqués par la division bipolaire du monde et l’apparition de l’arme nucléaire dans la réalité géopolitique. Ces approches de la théorie des relations internationales forment un milieu fortement intégré et articulé avec le complexe militaro-industriel et les hautes sphères étatiques et diplomatiques.