Sur la censure et les droits d’auteur
LA PHILOSOPHIE DU PROJET FREENET
PAR Ian Clarck
Certaines des caractéristiques [1] du projet Freenet soulèvent quelques questions philosophiques assez intéressantes. Je donne ici mon point de vue sur certaines de ces questions, accompagnées de mes raisons pour ces points de vue. Ce sont des questions fondamentales et je n’espère pas pouvoir changer l’état d’esprit de quiconque s’il a déjà une forte opinion, certainement pas en seulement deux ou trois paragraphes. Néanmoins, j’espère que je pourrai au moins montrer qu’il y a des gens qui remettent en question ces postulats, et donner un aperçu du pourquoi de Freenet. Je préciserai aussi que les opinions exprimées ici ne sont pas nécessairement celles de toutes les personnes impliquées dans le projet Freenet.
La question de la censure
Freenet est conçu pour rendre la censure impossible. Alors que la plupart des gens conviennent qu’une censure excessive est mauvaise, certaines personnes se retiennent brusquement de dire que la censure pourrait être entièrement abolie. Ma conviction personnelle est que la censure sous toutes ses formes est fondamentalement défectueuse.
L’information est une substance unique, elle n’a aucun poids, et aucune valeur intrinsèque (cependant on peut lui donner une valeur artificielle comme c’est le cas avec les lois sur le droit d’auteur). Quand je produis l’argument que le flux d’information pourrait être absolument sans restriction, les gens comparent souvent cela à autoriser la libre circulation de stupéfiants ou d’armes. Mais il y a une différence fondamentale avec l’information. L’information nous permet de prendre des décisions en connaissance de cause. Dans une société démocratique, l’aptitude à prendre des décisions éclairées est de la plus haute importance, nous l’appelons « voter ». Le vote est employé à réguler le gouvernement et à assurer que le gouvernement satisfasse la volonté des gens. Mais dans presque tous les états démocratiques, le gouvernement a le droit de censurer l’information. Si vous pouvez contrôler les informations auxquelles les gens ont accès, vous pouvez manipuler leurs décisions par ces procédés. Cela s’appelle de la propagande et il n’y a rien de nouveau là-dedans. Mais si un gouvernement qui est supposé être régulé par l’aptitude de l’électorat à prendre des décisions éclairées, est encore capable de manipuler ces décisions, alors la démocratie est à la merci de ceux qu’ils élisent, ce qui est exactement le genre de situation qu’une démocratie devrait empêcher.
À ce point, les gens conviennent que les informations politiques ne devraient manifestement pas être censurés, mais que la pornographie et la littérature raciste (par exemple) sont différentes. Ma réponse est qu’il est impossible de déclarer catégoriquement qu’une quelconque information est à l’abri de la censure. Qui décide ce qui est et n’est pas de la pornographie ? - le gouvernement. Qui décide de ce qui est de la littérature raciste, et de ce qui est politique ? - le gouvernement. En particulier, quand on touche à des problèmes d’immigration, il n’y a pas souvent de distinctions claires entre racisme et politique. Le problème est qu’à l’instant où vous concédez à qui que ce soit le pouvoir de contrôler l’information, sans considération de son mérite, vous lui accordez le pouvoir de manipuler l’opinion - et ceci est incompatible avec la démocratie.
Si nous regardons en arrière, tout au long de l’histoire nous pouvons voir des exemples récurrents où la censure et la propagande ont été utilisées pour manœuvrer les gens afin qu’ils consentent, et même qu’ils participent, aux plus terribles actes de barbarie. Pendant la première guerre mondiale, des millions de jeunes gens marchaient vers leur mort, souvent avec les encouragements de leur famille, ignorants des réalités de la guerre dans le nouveau siècle, et étaient maintenus ignorants de ces réalités par leur gouvernement qui usait de la censure au nom de la sécurité nationale. Si cela n’avait pas été possible, il est vraisemblable que les deux bords auraient consenti à la paix sileurs populations avaient vu ce qui arrivait à leurs fils et leurs maris. Plus récemment, Hitler a employé la censure pour manipuler l’opinion publique allemande au sujet des juifs, transformant les légers ressentiments et le racisme en un holocauste meurtrier. Encore plus récemment, Milosevic a caché la vérité sur ce que les militaires serbes ont commis contre les ressortissants albanais de la population serbe, de nouveau pour faciliter une tuerie à grande échelle.
Tels sont les risques de l’approbation de la censure, quels sont les risques de son abolition ? De nombreuses personnes attirent l’attention sur le problème de la pédophilie, soutenant que, si celle-ci n’était pas censurée, plus d’enfants seraient soumis à des sévices pour satisfaire la demande de ce matériau dont ils présument qu’elle augmentera. Toutefois, les sévices sur enfants sont déjà illégaux (et une preuve en images de ceux-ci peut être utilisée en justice pour obtenir des condamnations), la censure n’est donc pas vraiment requise pour empêcher la distribution de matériaux dépeignant de réels abus. Ainsi, nous discutons de la censure d’un matériau fictif. Rien ne prouve que l’exposition aux violences pornographiques poussent les hommes à abuser des femmes et des enfants, seulement qu’un désir de voir ce matériau est le symptôme d’un esprit déjà malade.
Assurément, il est clair que les inconvénients de la censure l’emportent dramatiquement sur les avantages présumés, et par ce seul argument, la censure ne peut être justifiée.
Donc, mes suggestions ? Abolir la censure sous toutes ses formes. Je reconnais que cela pourrait initialement causer des difficultés. La censure est une drogue sociologique, l’exposition prolongée crée une dépendance. Les gens ont oublié, ou n’ont simplement jamais appris, comment apprécier une information par eux-mêmes, ayant pris l’habitude que leur gouvernement l’apprécie en leur nom. Abolir la censure forcera les gens à apprendre comment distinguer le vrai du faux et produira au final une situation plus saine pour la société.
La question du droit d’auteur
Une des caractéristiques de Freenet est qu’elle autorise la distribution de l’information sans aucune crainte de la censure ou d’un châtiment. Cela rendra en grande partie impossible d’empêcher des violations du droit d’auteur. Il n’y a pas moyen de créer un véritable système à l’épreuve de la censure sans rendre l’application du droit d’auteur plus difficile, et, personnellement, je trouve que c’est un le prix à payer.
Pourquoi les lois sur le droit d’auteur ont été créées ? Le droit à « posséder » une information ne fait pas partie du droit naturel, c’est une invention artificielle du gouvernement pour encourager la créativité en permettant ceux qui créent d’en profiter financièrement. C’est un dessein respectable, mais est-ce ce qui arrive actuellement ? Regardez l’industrie de la musique. Quel est le principal bénéficiaire de l’application des lois sur le droit d’auteur ? Ce sont distinctement ceux qui distribuent la musique, non pas ceux la créent. De fait, il est formidablement difficile pour des artistes de réussir dans l’industrie de la musique, et la qualité de leur production n’a qu’une petite portée dans leur chance de succès (toutes les personnes qui sont familières des les hits parade musicaux ne peuvent qu’être d’accord avec moi là-dessus !). Les lois sur le droit d’auteur n’ont pas réussi à stimuler la créativité dans l’industrie de la musique. En fait, au moment où le potentiel pour une distribution alternative de la musique devient valable, à savoir l’Internet et la compression MP3, même les compagnies de distribution alternative qui respectent rigoureusement les lois sur le droit d’auteur sont attaquées [2] par l’industrie musicale établie.
Néanmoins, nous n’avons pas besoin de nous pencher sur la musique pour jeter un doute sur la valeur du droit d’auteur - nous pouvons examiner l’industrie du logiciel, où la plupart des produits logiciels sont soit outrageusement chers, soit ridiculement indigne de confiance (voire les deux). Pour ceux qui clameraient qu’il n’y aurait pas de logiciel sans le droit d’auteur, le système d’exploitation Linux, considéré par beaucoup comme étant le plus sûr et le plus flexible des systèmes d’exploitation disponibles, rejette complètement l’idée de droit d’auteur. En fait, il retourne les lois sur le droit d’auteur contre elles-mêmes pour assurer que la libre distribution du logiciel soit toujours possible.
Je ne suis pas contre le droit d’auteur, mais je suis contre la restriction des progrès technologiques sur la base de l’idée que la technologie rendra plus difficile l’application du droit d’auteur. Beaucoup affirmeraient qu’un logiciel tel que Freenet devrait être illégal parce qu’il permet aux gens d’enfreindre la loi. Un argument similaire était avancé contre les magnétoscopes quand ils devinrent disponibles pour la première fois - toutefois, quelqu’un qui produirait un tel argument de nos jours serait ridicule. De nombreuses compagnies semblent croire qu’elles ont un droit naturel sur les profits, et que tout ce qui pourrait les empêcher de réaliser un profit ne peut qu’être hors la loi. Ces compagnies essayeraient d’employer la loi à contenir le cours du progrès (elles qui ont souvent rafflé les avantages de ce progrès dans un passé proche), mais le progrès est inévitable. Même si un gouvernement réussit à circonscrire le progrès, d’autres non, et en fin de compte la compétition forcera ce gouvernement à céder (comme cela était arrivé avec les restrictions sur l’exportation de la cryptographie aux États-Unis).
Références
Richard Stallman, Why Software Should Not Have Owners. Un des textes fondateurs du logiciel libre.
Blue Ribbon Campaign for Online Free Speech, campagne pour la liberté d’expression en ligne, initiée par l’Electronic Frontier Foundation (EFF).
John Perry Barlow, The Economy of Ideas, Wired Online. Cet article se présente comme « une base pour repenser les brevets et les droits d’auteurs dans l’ère digitale. »
Censors, Censorship, Challenges and intellectual Freedom. Site web de l’association des bibliothèques américaines.
PS :
Copyright © 2000 Ian Clarke. Cette traduction est celle publié dans Multitudes, numéro 3, Editions Exils, Paris, décembre 2000.
[1] Pour une présentation des principes de fonctionnement de Freenet, voir le document « A Distributed Anonymous Information Storage and Retrieval System ».
[2] Référence au conflit autour du format MP3 qui oppose l’industrie du disque et les sites et logiciels qui permettent aux utilisateurs de s’échanger des morceaux de musique codés dans ce format.