Un amalgame criminel. Limites de l'antisionisme1
Yves Coleman
Depuis le commencement de la deuxième Intifada et spécialement depuis que l'armée israélienne, sous la direction de Sharon, a réoccupé à plusieurs reprises les Territoires soumis au contrôle de l'Autorité palestinienne, on a vu refleurir, dans les rangs de l'extrême gauche, toute une série de slogans ineptes ou de comparaisons douteuses entre la politique de l'État d'Israël et celle du nazisme. Pour ce faire, les gauchistes ont procédé par réductions successives. D'abord le gouvernement d'union nationale israélien, que soutiennent donc presque tous les partis, est devenu le gouvernement Sharon. Ensuite Sharon est devenu le Boucher, puis Charogne - sinistre exemple de déshumanisation d'un ennemi de classe. Et enfin certains ont assimilé Sharon à Hitler (1). CQFD.
Pour comprendre comment on est arrivé là, j'aborderai le soubassement "théorique" qui a per-mis ces glissements en me servant d'un article paru dans Socialist Review de juillet-août 2002, puis je prendrai deux exemples significatifs dans la presse révolutionnaire française (Socialisme), et américaine (Socialist Worker) (2). Mais quiconque dispose d'un ordinateur peut, à l'aide d'un moteur de recherche sur Internet, et en tapant les mots Sharon et Hitler trouver des centaines d'autres occurrences de cet amalgame criminel.
Notons qu'en ce domaine, comme dans bien d'autres aujourd'hui, on ne peut trouver de raisons solides de lutter contre un adversaire qu'en le comparant à Hitler. De Bush (qui comparait Milosevic et Saddam Hussein à Hitler) aux révolutionnaires, on retrouve un langage, des réflexes pavloviens communs, qui dénotent une pauvreté particulière de la pensée, ce dont on ne s'étonnera pas de la part du président américain, mais dont on ne peut que s'inquiéter de la part de militants qui disposent en principe d'une tradition et d'un capital théoriques, d'un éventail d'arguments solides, pour combattre Le Pen, Milosevic, Saddam Hussein ou Sharon.
Les prétendues origines "économiques" de l'antisémitisme Dans le numéro de juillet-août de Socialist Review Sabby Sagal revient sur ce qu'elle considère la position marxiste concernant la "question juive". Elle découpe l'histoire de l'antisémitisme en plusieurs périodes. Avant la révolution industrielle, l'antisémitisme s'expliquerait, selon elle, principalement par le fait que les Juifs étaient des usuriers, des collecteurs d'impôts, des banquiers, des commerçants, bref des intermédiai-es nécessaires au fonctionnement de la petite production marchande, puis du capitalisme naissant. Cette "analyse" reprend une hypothèse avancée par le trotskyste Abraham Léon en 1942 dans Les marxistes et la question juive, livre méritoire à l'époque, car réalisé dans des conditions extrêmement précaires, mais aujourd'hui complètement dépassé.
Les progrès de la recherche historique
En effet, les historiens ont considérablement avancé depuis soixante ans. Il suffit pour cela de parcourir, par exemple, les quatre tomes de La Société juive à travers l'histoire, recueil de contributions publié sous la direction de Shmuel Trigano chez Fayard en 2000.
En terre d'islam, au Moyen Âge, les Juifs, loin d'être spécialisés dans le commerce et l'argent, exerçaient près de 250 métiers différents ! On est à des kilomètres du stéréotype du Juif incapable de cultiver la terre ou de travailler de ses mains. L'immense majorité étaient colporteurs, domestiques, employés, paysans, compagnons ou artisans.
Dans l'Occident médiéval, à une époque où, en théorie, les Juifs étaient cantonnés en principe à certaines professions, ils exerçaient en fait bien d'autres métiers que ceux qui leur étaient permis par l'Église. Les gros négociants et les banquiers juifs ne constituaient pas la majorité de la population juive, aussi réduites que fussent les communautés (elles variaient de quelques centaines à quelques milliers d'individus, à l'époque et étaient très dispersées sur le continent européen).
Les registres d'impôts du XIIème siècle, par exemple, montrent que seule une minorité des 3 000 Juifs vivant en Angleterre étaient assujettis à l'impôt, et que cette minorité payait pour l'ensemble de la communauté, bien trop pauvre pour verser quoi que ce soit. En Allemagne, au XIVème siècle, sur 8 000 familles, 2 000 étaient pauvres et dépendaient des aumônes de leurs coreligionnaires. Certains Juifs étaient même tellement démunis qu'ils se joignaient à des groupes de marginaux et de délinquants allemands, ce qui explique pourquoi le vocabulaire de la pègre allemande contient un nombre si important de mots hébreux ! En Moravie, dans une communauté de 50 foyers, au XVIIème siècle, 5 familles versaient les 3/5e des taxes communautaires. A Amsterdam, à la fin du XVIIIème siècle, 4 000 personnes entretenaient 18 000 indigents. A Francfort, en 1870, 25% de la communauté étaient sans ressources. A Varsovie en 1872, la haute bourgeoisie financière, industrielle et commerciale ne représentait que 6 % de la population juive. Ces quelques exemples pris sur un intervalle de sept siècles montrent bien la fausseté et la perversité du mythe judaïsme = religion de l'argent, mythe entretenu par les différents pouvoirs religieux et politiques, repris jusqu'à la nausée par Marx dans La Question juive et encore illustré récemment par Jacques Attali dans son livre sur Les Juifs et l'argent (3).
N'en déplaise aux marxistes simplistes et… aux antisémites, l'explication "économique" ne tient tout simplement pas la route. Aussi ne faut-il pas s'étonner que certains marxistes accumulent les contrevérités pour que leurs thèses ne volent pas en éclats. Ainsi dans l'article de Sabby Sagall déjà cité, l'auteur prétend qu'au Moyen Âge les Juifs jouissaient de "protections et de privilèges", qu'ils avaient un "statut bien meilleur que celui des serfs", toutes affirmations qui laissent penser que la majorité des Juifs de l'époque faisaient partie des classes privilégiées, ce qui est faux. L'explication économique ne permet pas de comprendre les raisons de l'hostilité des masses paysannes ou citadines à l'égard des Juifs pendant des siècles. : le facteur religieux a joué un grand rôle puisque toutes les sociétés occidentales jusqu'au XIXème siècle reposaient sur des valeurs chrétiennes et que ces valeurs organisaient tout : le pouvoir politique, la justice, l'enseignement, les lois, la vie sociale, etc. ; mais des facteurs linguistiques, ethniques, puis nationaux sont aussi intervenus : en dehors de l'hébreu, du judéo-espagnol ou du yiddish, les Juifs parlaient souvent une autre langue que celle du pays où ils habitaient (par exemple, les Juifs anglais expulsés de France en 1066, parlaient français, avant d'être chassés à leur tour d'Angleterre deux siècles plus tard, en 1290 ; en 1895, 80 % des Juifs serbes parlaient encore le judéo-espagnol tout comme 96 % des Juifs bulgares, etc.) et cette particularité les distinguait et les isolait du reste de la population ; enfin, le fait que les Juifs savaient lire et écrire (pour des raisons religieuses) faisait d'eux une minorité très distincte, dans un océan d'illettrisme et d'ignorance crasse entretenu par l'Église et les classes dominantes. L'alphabétisation constituait pour eux un atout très appréciable lorsqu'on leur permettait d'exercer leurs talents, et cela ne pouvait que susciter la haine et la jalousie.
Mais le fait que les marxistes réduisent l'antisémitisme à une question principalement économique a une seconde conséquence problématique : cela impliquerait que, lorsque le mode de production capitaliste aura disparu, toutes les formes de racisme s'envoleront en fumée (4). Difficile d'imaginer une position plus naïve.
Israël : une "colonie de peuplement" aux allures de mouvement de libération nationale
En ce qui concerne le sionisme, il est curieux que le SWP britannique qui appuie (avec raison) la lutte de libération nationale des Palestiniens après avoir soutenu, de façon relativement critique, tous les mouvements d'émancipation nationale depuis un demi-siècle, ne se rende pas compte que le sionisme a lui aussi été une sorte de mouvement d'émancipation nationale, même s'il a abouti à construire une colonie de peuplement, à l'image des États-Unis, de l'Australie ou de l'Afrique du Sud (5) , ce qui lui donne des caractéristiques particulières et fort déplaisantes. Mais n'est-ce pas le cas de tous les mouvements de libération nationale ? Si la plupart d'entre eux n'ont pas été soutenus par l'impérialisme américain, ils ont bénéficié du soutien militaire très efficace de l'impérialisme russe. Où est la différence ?
Une difficulté théorique incontournable
Enfin, l'argument selon lequel le sionisme aurait besoin de l'antisémitisme pour exister rappelle l'argumentation de ceux qui prétendent que si les femmes ne portaient pas des minijupes ou des décolletés plongeants, elles ne se feraient pas violer par les hommes. (Sab-by Sagala va jusqu'à écrire que "lorsque l'antisémitisme n'existe pas, le sionisme le crée de toutes pièces". Elle cite à l'appui de sa "thèse" le fait que le Mossad aurait posé une bombe dans les années 50 à l'intérieur d'une synagogue de Bagdad pour créer la panique chez les Juifs irakiens. On a du mal à croire qu'une seule bombe ait suffi à mettre fin à 2000 ans de coexistence idyllique !) Poussons ce "raisonnement" plus loin : s'il n'y avait plus de Juifs, il n'y aurait plus d'antisémitisme, n'est-ce pas ? C'est d'ailleurs le raisonnement que tient Marx dans La Question juive lorsqu'il explique qu'une fois que tous les peuples (dont les Juifs) se seront débarrassés de l'aliénation religieuse, les Juifs disparaîtront (en 1844, Marx ne pensait évidemment pas à une élimination physique, mais à une assimilation totale et une disparition des barrières culturelles, religieuses, raciales, sociales, etc., entre les hommes).
On voit bien que l'existence du peuple juif pose un problème aux "marxistes", et qu'ils n'arrivent pas à définir une position face à ces millions d'hommes et de femmes qui ne rentrent pas dans leur cadre théorique rigide. On sent l'irritation et l'incompréhension poindre lorsque Sabby Segal nous explique que "la plupart des peuples de l'Antiquité ont été assimilés dans les sociétés environnantes et ont disparu en tant que groupes ethniques distincts". Ah, ces Juifs tout de même quels empêcheurs de tourner en rond !
Curieusement, la majorité de ces marxistes tombent dans l'exaltation du nationalisme arabe ou panarabe, phénomène encore plus flou et complexe à saisir que le nationalisme juif, mais peu importe. Tout à coup il n'est plus question de s'étonner du manque d' "assimilation"… des Arabes ! Marx n'a pas écrit un ouvrage s'appelant La Question arabe ou La Question musulmane, aussi se sentent-ils le droit de se lancer dans toutes sortes d'innovations catastrophiques (6).
Juifs et Arabes : 2000 ans de paix ?
Dans son article, Sabby Sagal prétend également que les Arabes et les Juifs ont vécu en bonne intelligence pendant 2 000 ans et que seules l'existence d'Israël et les "provocations" de cet État auraient suscité l'hostilité des masses arabes contre les Juifs. Là encore, l'auteur ignore délibérément la réalité et ne tient pas compte des données historiques.
Quiconque a ouvert le Coran ne serait-ce que quelques minutes ne peut ignorer qu'il s'agit d'un ouvrage rempli de propos extrêmement violents et haineux contre les Juifs. Certes, les diatribes anti-juives coexistent avec des analyses plus modérées, mais force est de constater que ce ne sont pas les parties les plus subtiles du Coran qui ont eu, historiquement et politiquement, le plus d'impact (7). Ensuite, il faut souligner que les Juifs étaient soumis à un statut spécifique dans le monde musulman (celui de dhimmi) sans doute meilleur que celui qu'ils avaient sous la chrétienté médiévale, mais qui ne leur garantissait pas l'égalité juridique totale, et leur interdisait d'exercer certaines fonctions.
Enfin, ce que l'auteur oublie de dire, c'est que la situation des Juifs dans les pays arabes est devenue plus difficile au XXème siècle non tant pas à cause de la création de l'État d'Israël en 1948, mais à cause des mouvements d'indépendance nationale qui ont affecté toute cette zone géographique et avaient commencé dès le début du XXème siècle. Les Français d'Algérie ont dû faire leurs valises, comme les Juifs des pays arabes, parce que ces deux communautés, pour des raisons historiques en partie différentes, ne se sont pas montrées solidaires des luttes pour l'indépendance nationale dans les régions où elles vivaient depuis des siècles, et parce qu'elles occupaient une position sociale à bien des égards "privilégiée" par rapport aux masses arabes paupérisées, du moins dans leur relation avec les puissances coloniales. Et même si Israël n'avait pas été créé en 1948, il y a gros à parier que les Juifs des pays arabes auraient de toute façon servi de boucs émissaires aux nationalistes locaux.
Le sionisme est né et a prospéré historiquement surtout parce que des millions d'hommes et de femmes, pour des raisons à la fois religieuses et historiques, ont considéré et considèrent toujours qu'ils ont en commun quelque chose de très fort, de plus puissant que leur appartenance à tel ou tel État national. Ce "quelque chose" (ce sentiment d'appartenance à un peuple) varie suivant les individus, les périodes, les groupes sociaux, et depuis l'existence de l'État d'Israël il est évidemment instrumentalisé par le sionisme. Mais il existait bien avant la Shoah et le sionisme. Dans une telle confusion politique et théorique, on comprend mieux comment, dans la propagande antisioniste quotidienne, peuvent se produire des glissements douteux. Et nous allons en donner deux exemples.
A trop vouloir prouver…
Le numéro 3 de Socialisme (p. 8 et 9) présente côte à côte deux photos, l'une montrant des soldats allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et l'autre celle d'un soldat israélien. Lors d'une des manifestations de "solidarité" avec la Palestine à Denfert-Rochereau, à Paris, le quartier a été couvert d'affichettes anonymes : "Hitler a un fils : Sharon." Tirer un trait d'égalité entre Sharon et Hitler ne peut qu'amener des gens de gauche, pleins de bonnes intentions (mais ayant, quand même un fond antisémite inconscient), à donner libre cours à leurs pulsions racistes. Ces deux photos jouent le même rôle que ce slogan débile. Et les légendes sous les photos sont encore pires : d'un côté, on a un "soldat nazi", de l'autre un "soldat israélien". Tout d'abord "nazi" n'est pas une nationalité, contrairement à "israélien", mais une appartenance politique. Il s'agit donc d'un soldat allemand, et pas d'un soldat nazi (du moins la rédaction de Socialisme n'en sait rien). Par contre, ce que les soldats allemands (nazis ou pas) faisaient aux Juifs n'avait rien à avoir avec des "brimades" comme le prétend la légende : une brimade, c'est obliger quelqu'un à se balader à poil, ou lui faire avaler un truc dégueulasse, etc., bref ce qu'on faisait à l'armée il y a 50 ans ou dans les classes préparatoires aux grandes écoles ou en fac de médecine encore aujourd'hui. Les soldats allemands ne "brimaient" pas les Juifs, ils les exterminaient sans la moindre pitié. La différence entre des brimades et l'extermination de 6 millions de personnes n'est pas une simple nuance de vocabulaire.
De l'autre côté, Socialisme présente une photo d'un soldat israélien qui "menace" (selon les termes de la légende) des Palestiniens. D'abord cette photo est coupée pour ne pas dire tronquée : le découpage laisse croire que le soldat menace la famille avec son enfant, mais on ne montre pas la ou les personnes qui se trouvent certainement à terre, ou plus loin. Socialisme ne précise pas dans quelles circonstances a été prise la photo, alors que, pour ce qui concerne celle sur les Juifs et le soldat allemand, tout le monde sait ce qui s'est passé pendant la Seconde Guerre mondiale. De plus, le mot "menacer" est bien plus fort que le mot "brimer". Pour un esprit faible, la conclusion est simple : ce que font les Israéliens aux Palestiniens est au moins aussi grave (sinon pire) que ce que les nazis ont fait aux Juifs (8).
Les principaux partis de l'État démocratique israélien n'ont pas l'intention d'exterminer les Palestiniens et ne se sont jamais livrés à des pratiques d'élimination massive de milliers de Palestiniens. Laisser entendre le contraire est irresponsable (9).Par contre, c'est dans les États arabes que l'on diffuse librement les prétendus "protocoles des sages de Sion" (10) et que tout un tas de nazis se sont reconvertis après 1945 dans le conseil politique aux dirigeants politiques arabes. C'est dans les États arabes que les journaux diffusent quotidiennement de la propagande antisémite. Et c'est dans les États arabes que l'on tue ou emprisonne des Juifs, pour le simple fait qu'ils sont juifs. Et cela l'article de Socialisme ne le dit pas.
L'antisémitisme moderne
Le numéro 3 de Socialisme publie des extraits de l'autobiographie de Tony Cliff(11) (A World to win), et un article de Daniel Lartichaux. Ces deux textes sont remplis d'inexactitudes sur l'antisémitisme. D. Lartichaux pré-tend que "le seul ressort" des "actes horribles" commis contre les synagogues en France serait "le conflit au Proche-Orient". Il oublie de mentionner qu'il existe en France un antisémitisme vivace, aussi bien dans les milieux de droite et d'extrême droite, que dans des franges de la gauche, chez une partie de la population maghrébine et ses enfants. Les voix de Le Pen viennent d'électeurs de droite comme de gauche ; de plus, la coexistence entre le judaïsme et la religion musulmane au Maghreb n'a pas toujours été sans difficultés et cela ne peut qu'influencer le comportement de ceux dont les parents ou grands-parents sont nés en terre d'Islam.
En ce qui concerne l'extrait de l'autobiographie de Cliff, il contient lui aussi des erreurs énormes : "le ghetto économique et intellectuel a disparu", affirme tranquillement Cliff à propos de l'Allemagne du début du XXème siècle. Quiconque connaît l'histoire des Juifs d'Allemagne sait que l'antisémitisme a persisté bien après la première unification, sinon jamais Hitler n'en aurait fait un point de son programme dès Mein Kampf. Jamais il n'aurait pu imposer aussi facilement toutes les lois antisémites en venant au pouvoir, sans parler de la Solution finale. Mais évidemment cela permet de réduire l'antisémitisme nazi à la nécessité d'inventer des boucs émissaires face à une "crise qui détruisit les moyens d'existence de couches importantes de la petite bourgeoisie" (Socialist Review). De plus, Cliff "oublie" de mentionner les tirs de Scud contre Israël et tous les discours et les actes des dirigeants arabes contre Israël depuis 50 ans. Si les Juifs d'Israël n'ont pas été massacrés ou au moins jetés à la mer depuis 1948, ce n'est pas parce que les États arabes des alentours n'en avaient pas envie. Mais parce que les Juifs ne se sont pas laissés faire et, pour cela, ont utilisé tous les alliés possibles. Lors de la guerre de 1948, c'est l'impérialisme russe qui a sauvé les Juifs en livrant massivement des armes par l'intermédiaire de la Tchécoslovaquie, puis l'impérialisme américain a pris la relève de façon bien plus efficace.
Certes, la question d'Israël est complexe, et l'on ne peut pas tout dire en deux pages, mais en établissant un parallèle dangereux (et aux connotations antisémites, même si ce n'est évidemment pas du tout l'intention de Socialisme) et en oubliant de parler de l'antisémitisme dont ont été victimes les Juifs en Allemagne et en France encore aujourd'hui, la revue laisse entendre que les Juifs auraient eu une autre solution immédiate et concrète. Laquelle ? En théorie, une révolution socialiste mondiale, mais il n'y en a jamais eu et personne ne sait s'il y en aura une prochainement. Et face à l'antisémitisme bien concret, il fallait et il faut se défendre. Dans le passé, des centaines de milliers de Juifs ont essayé de suivre la voie que Socialisme préconise aujourd'hui ; ils se sont engagés dans toutes les tendances du mouvement ouvrier. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cela ne les a protégés ni de l'antisémitisme de la gauche, ni de l'extermination par le tsar, les nazis, Pétain et bien d'autres. Et que la "question juive" a toujours été sous-estimée par la gauche et l'extrême gauche. Comment ne pas comprendre que l'existence d'un État - disposant, de surcroît, de l'arme nucléaire - semble aux Juifs, depuis l'Holocauste, une garantie (relative) plus sûre qu'un siècle et demi de beaux discours contre le racisme ? Cette politique conduit certes à une impasse totale d'un point de vue historique, mais le mouvement ouvrier a sa part de responsabilité dans cet échec. Encore faudrait-il l'admettre honnêtement et en rechercher les causes.
Si Israël n'existait pas et n'avait pas décidé, grosso modo après le procès Eichmann, de mener campagne partout dans le monde contre l'antisémitisme, on ne saurait pas le centième de ce que l'on sait aujourd'hui sur l'antisémitisme, la passivité de la majorité des populations européennes, les complicités des États bourgeois avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Si aujourd'hui Israël utilise en partie l'Holocauste pour justifier sa politique colonialiste en Palestine, c'est parce que, pendant des dizaines d'années, la gauche et même l'extrême gauche ne considéraient pas l'antisémitisme comme un problème fondamental (12).
Un glissement dangereux
Le deuxième exemple d'antisionisme douteux est celui du journal Socialist Worker, organe de l'International Socialist Organization aux États-Unis, qui a comparé la progression des chars israéliens dans les rues de Jenine avec celle des Allemands dans le ghetto de Varsovie ! ! ! Se servant de la déclaration d'un officier israélien qui avait effectué cette comparaison, l'hebdomadaire américain apporte de l'eau au moulin de l'antisémitisme en se cachant hypocritement derrière les propos d'un Juif sioniste !
Pourtant, faut-il le rappeler, il n'existe pas de camps de concentration en Israël/Palestine et l'armée israélienne n'occupe pas un pays "étranger" (la situation est beaucoup plus complexe) ; les soldats israéliens ne se trouvent pas à des milliers de kilomètres de leur sol natal, et surtout ils n'ont absolument pas l'intention d'exterminer la population palestinienne comme les nazis et leurs sbires polonais l'ont fait. Cette comparaison ne peut que nourrir les sentiments antijuifs qui ici, en France, ont amené des individus simplets, manipulés, voire les deux, à essayer de mettre le feu à des synagogues, à jeter des pierres et à tabasser des Juifs en pleine rue. De plus, une telle position n'aide pas les Palestiniens à avoir une conscience claire des objectifs véritables de leurs dirigeants. Une chose est d'être favorable à l'existence d'un État palestinien, une autre est de soutenir inconditionnellement la dictature corrompue d'Arafat et de ses alliés.
Une chose est de soutenir la lutte des Palestiniens pour leurs droits démocratiques, une autre est de croire (ou de faire croire) que le terrorisme est seulement ou principalement le produit de la politique expansionniste israélienne. Les forces religieuses (Hamas, Djihad) et non religieuses (OLP, etc.) font toutes l'apologie du martyre - ce qui aboutit, en toute logique, à massacrer régulièrement des civils israéliens et à empêcher toute coexistence pacifique entre les peuples israélien et palestinien.
NOTES
1. Il est intéressant de noter qui furent, sans doute, les premiers à accuser des Juifs d'être complices d'Hitler, du temps même de l'Allemagne hitlérienne. Comme le rapporte Tom Séguev, dans Le Septième Million, des combats politiques extrêmement violents opposèrent les ancêtres des travaillistes (le Mapai) et du Likoud actuel (le Herout), le parti d'Ariel Sharon. Les Juifs de Palestine savaient parfaitement ce qui se passait en Allemagne et, à cause des clauses très restrictives concernant l'émigration en Palestine, ils durent faire des choix extrêmement douloureux dans les années 1930 et 1940. Mais le fait que des Juifs sionistes aient utilisé ce genre d'amalgame crapuleux pour disqualifier politiquement et moralement d'autres Juifs ne justifie aucunement que l'extrême gauche y ait recours aujourd'hui.
2. Les trois publications citées ci-dessus défendent, à quelques nuances près, les positions du Socialist Workers Party britannique, l'organisation d'extrême gauche la plus importante en Europe actuellement. Se réclamant de Lénine et de Trotsky, ce groupe assez vivant a introduit quelques variantes dans l'orthodoxie léniniste en dénonçant le capitalisme d'État dans tous les États préten-dus ouvriers ou socialistes et adopté une attitude et une analyse plus critique vis-à-vis des mouve-ments de libération nationale que les différentes branches de la Quatrième Internationale.
3. Cet intellectuel totalement irresponsable n'a pas hésité à se répandre dans les médias pour expliquer que les Juifs avaient le "génie de l'argent". On peine à comprendre pourquoi un peuple doté de tant de qualités prétendument héréditaires aurait constitué un État perpétuellement en pleine banqueroute financière et pourquoi tous les Juifs de la planète ne sont pas milliardaires. Mais peu importe à Attali que ses thèses absurdes apportent de l'eau au moulin de l'antisémitisme le plus grossier et ne cadrent pas avec les faits. Du moment qu'on parle de lui, il est content.
4. Et cette position absurde se retrouve dans la propagande des groupes révolutionnaires à propos de toutes les tares de la société actuelle. Elle leur permet de négliger les conflits qui opposent nations, ethnies et genres, pour se réfugier dans la croyance béate que la révolution résoudra tout. Citons une autre variante de cet aveuglement : "Ce n'est que lorsque la majorité des Juifs dénonceront Israël que l'antisémitisme sera vaincu." (Socialist Review) Comme si l'antisémitisme n'existait pas avant 1948 et que les Juifs en étaient les principaux responsables !Dans le livre de Yair Auron Les juifs d'extrême gauche en mai 68, un militant gauchiste en visite dans les camps palestiniens durant les années 70 raconte la réaction extrêmement hostile de ses interlocuteurs lorsqu'il leur avoua naïvement qu'il était juif.
5. Cf. l'article de Yoren Iftachel sur les Bédouins d'Israël, Transeuropéennes N° 22.
6. C'est pourquoi certains cherchent à nous expliquer que l'islamisme fondamentaliste serait une idéologie quasi révolutionnaire, mais nous traiterons ce sujet dans un autre article.
7. De même, c'est la lecture la plus antijuive (donc antisémite) du Nouveau Testament qui a influencé les chrétiens pendant 2000 ans, et non une interprétation plus équilibrée. L'Église catholique a dû encore récemment détruire des millions d'exemplaires d'une nouvelle édition de la Bible en espagnol, car elle contenait de nombreux commentaires antisémites.
8. On retrouve d'ailleurs là un des arguments antisémites inversés, employés souvent à gauche et à l'extrême gauche. Nos bonnes âmes s'étonnent qu'un peuple qui a subi tellement de persécutions au cours de son histoire puisse à son tour mener une répression féroce dans les Territoires occupés. D'abord ce raisonnement part d'une prémisse fausse, celle de la responsabilité collective : tous les Allemands n'étaient pas nazis (Hitler en a jeté plus d'un million dans les camps) et tous les Juifs n'étaient pas des victimes (certains ont collaboré avec les Nazis, croyant sauver leur peau ; d'autres n'ont pensé qu'à eux-mêmes, ont émigré à temps et ignoré le sort de leurs coreligionnaires ; d'autres se sont battus les armes à la main, etc.). De même, tous les Juifs d'aujourd'hui ne sont pas d'accord avec la politique de leur gouvernement et les exactions de l'armée. Et certains de ceux qui vivent en Israël vont jusqu'à refuser de servir sous l'uniforme. De plus, ce raisonnement repose sur l'idée naïve que celui qui a été victime d'une injustice, de l'oppression, de la torture (ou celui dont les parents ou les grands-parents ont été martyrisés ou tués) aurait automatiquement une stature morale et une lucidité politique supérieures. On n'est pas loin de l'idée d'une supériorité génétique liée, ce coup-ci, à l'expérience directe ou indirecte du martyre. Bref, on nage en plein fantasme.
9. L'État israélien mène une guerre sale qui, comme toutes les guerres modernes, frappe davantage les civils que les soldats professionnels. De toute façon, dans ce conflit particulier, la distinction civils/militaires n'a guère de sens puisque tout Israélien, homme ou femme, peut être appelé sous les drapeaux et que tout Palestinien peut s'engager dans une organisation pratiquant le terrorisme antijuif.
10. Faux fabriqué par la police tsariste afin d'étayer la thèse d'un imaginaire complot juif pour dominer le monde.
11. Dirigeant du SWP britannique, décédé en 2001, qui fit ses premières armes en Palestine sous le mandat britannique, dans le mouvement trotskyste, avant de venir militer en Angleterre. Il a notamment écrit deux biographies de Lénine et de Trotsky ainsi qu'un livre important traduit en français : Le Capitalisme d'État en Russie, EDI.
12. Ce problème ne date pas d'hier, comme en témoignent, par exemple, l'attitude des socialistes français pendant l'Affaire Dreyfus ou celle des résistants pendant la Seconde Guerre mondiale et après, qui mirent au second plan l'antisémitisme.
1 Texte piqué sur : http://www.mondialisme.org.