L'assemblée générale des chômeurs à Jussieu1

 

 

I. Connaissance et ignorance  

 

1. L'idée que la connaissance est le mouvement interne du monde ne nous satisfait plus ; elle ne satisfait plus le monde, dont le mouvement interne va aujourd'hui plus loin.

La connaissance est pratique, mais pas toute pratique ; elle ne recouvre la totalité que pour la conscience. La connaissance est la représentation que la conscience se fait de la pratique ; et si la pratique est bien le secret du monde, la connaissance ne semble plus armée pour percer ce secret. Mais ce qui semble échapper toujours plus à la connaissance n'est pas cette objectivité à laquelle le positivisme matérialiste assignait "en dernière instance" la réalité, mais bien plutôt cela même qui avait été reconnu comme fondement de la connaissance : la subjectivité agissante, la négativité en actes, la pensée créant son monde.

Soumise à l'explosion d'aliénation qui est le phénomène du monde, toujours plus restreinte, rognée, dépossédée de ses prérogatives à mesure que ce monde de l'esprit s'étend au-delà même de toute lisibilité, la conscience tend paradoxalement à se prendre pour le monde. La connaissance étendue à tout n'était que ce rêve d'une conscience universelle. Et, revers paradoxal du paradoxe, la connaissance, qui avait été repérée comme un phénomène générique, comme la totalité en marche (elle est plutôt une représentation de la totalité en marche), revient, par l'absolutisme de l'individu, c'est-à-dire de la conscience, à ce qu'elle était dans la pire pensée bourgeoise : l'étendue possible de la conscience individuelle, la division de la pratique dans la représentation individuelle du monde, ce qui reste de la pratique à la pensée particulière, une somme d'ignorances conjurées.

Notre connaissance de l'histoire moderne, celle des révoltes et des révolutions, nous permet de dire que, si la conscience est un moment nécessaire de la connaissance, elle n'est pas un moment nécessaire de la pratique.

Nous avions identifié l'émeute comme une sorte de molécule historique : le plus petit moment décisif pouvant exister à l'état libre, le dernier commencement possible, "le minimum de la vie". Or, là où passe cette ligne de partage entre le rien actuel et le tout en puissance, la conscience et la connaissance sont actuellement impuissantes. Le seul début pratique capable de rattraper le mouvement exponentiel de l'aliénation est celui où, d'une certaine façon, l'histoire prend l'aliénation de vitesse en court-circuitant elle-même conscience et discours, en supprimant ces médiations devenues trop pesantes. (Cette absence de conscience, de classe ou même individuelle, est aussi bien ce qui avait disqualifié l'émeute aux yeux des tenants de la vieille connaissance historique ; et c'est le fétichisme de la conscience qui avait condamné ces fossiles à l'ignorance de l'histoire présente : certains ont nié avec indignation qu'on puisse dénier à ceux qui font l'histoire conscience et discours, d'autres ont nié avec incrédulité que des pauvres sans conscience ni discours puissent faire l'histoire ; c'était pourtant là, comme l'avait découvert Adreba Solneman, le point de départ de toute l'histoire depuis la révolution en France.)

Contre les atermoiements de la vérification théorique, dont conscience et discours constituent à la fois l'outil et l'objet, l'émeute est venue vérifier pratiquement l'insuffisance de la conscience et de ce type de discours. Dans la nouvelle et brutale phénoménologie de l'esprit qui s'ébauchait ainsi en pleine rue, discours de la vérification pratique, la conscience ne semblait plus qu'un moment d'absence. Dans son ici et maintenant, dans le moment où elle se fait, l'histoire ne se reconnaît pas comme histoire. La conscience est suspendue hors de sa seule chance d'effectivité, le discours est absent là seul où il est nécessaire, la parole ne sait plus s'articuler là seul où quelque chose se dit – et pourtant l'histoire continue, toute en rupture, en suspension, en discontinuité.

En se vérifiant dans ces conditions de conscience raréfiée, l'histoire elle-même atteste que la position la plus avancée il y a vingt ans sur la connaissance – qui elle ne peut se passer de conscience – a été rendue caduque par les progrès de l'aliénation qui font que l'ignorance peut aujourd'hui être au cœur de cette pratique, qui est venue au cœur du monde.

L'aliénation, qui ne laisse rien indemne, a aussi joué des tours à l'ignorance. L'ignorance, cette matière noire de la conscience, qui est si menaçante parce qu'elle ne menace jamais, s'est soudain vue affublée de vertus : la voilà qui offre du recul et qui permet une vue d'ensemble à l'opposée du minuscule et du contrôle toujours mesquin des spécialistes ; soudain, c'est elle qui garantit le courage et la capacité à la décision ; et même, le fait de connaître son ignorance permettrait désormais de la neutraliser. Mais cette mascarade compensatoire, cette tentative de travestir l'ignorance afin d'excuser la résignation n'est qu'une faible dissimulation de sa croissance débridée, qui suit la croissance débridée de la connaissance comme une ombre, mais paraît toujours dépasser d'autant la connaissance, quelle que soit l'étendue de la connaissance. Aussi, au lieu d'être une mesure fort utile de la grandeur du genre humain, l'ignorance est aujourd'hui une mesure fort superflue de la distance de l'individu au genre.

Jamais nous ne serons fiers de notre ignorance. Mais nous en combattrons la honte en essayant de l'expliquer. L'explication ne remplace pas la connaissance ; et si une lumière indirecte ne peut faire fuir l'ombre, elle en affronte et délimite l'étendue, elle affirme que l'ombre même aura une fin.

 

2. Notre ignorance de l'assemblée générale de Jussieu participe entièrement de cette assemblée. Nous, héritiers de la Bibliothèque des Émeutes dissoute en 1995, possédions en 1997 un outil méthodologique qui permettait de détourner, au sens renverser, la perspective de l'information dominante sur les événements offensifs contre ce monde, et du point de vue de cette négativité. Il est vrai que depuis la dissolution de la BE, conséquence logique de la défaite de la vague d'émeutes de 1988-1993, notre activité continuait d'être davantage orientée vers la révélation de cette période historique dans le monde, et de la scandaleuse ignorance qui l'entourait, que par les événements du jour, sur lesquels nous portions un regard sans entrain et quelque peu désabusé. Le seul véritable mouvement offensif de cette après-guerre était celui des albanais, qui avaient profité de la fin du conflit en Bosnie, en partie destiné à les policer eux, pour reprendre les hostilités. Nous notions également l'ébranlement progressif et apparemment assez profond qui commençait en Indonésie, non sans déplorer, en anciens combattants qui vous l'avaient bien dit, que cette remise en cause du bout du monde venait avec cinq ans de retard pour être remise en cause du monde : "Que la Chine et l'Indonésie n'aient pas connu de soulèvements majeurs depuis qu'a commencé celui en Birmanie en 1988, ni même depuis la défaite de celui en Thaïlande en 1992, et que se soit épuisé dans l'impopularité, à la même époque, le rituel émeutier si laborieux des étudiants coréens (dont l'une des racines était pourtant la Commune de Kwangju, en 1980) est le véritable miracle qui a transformé l'Asie du Sud-Est en nouveau paradis du capitalisme en goguette." Mais nous ne savions toujours pas mettre en relation les émeutiers de Jakarta et de Tirana, nous venions de voir, impuissants, le lent et difficile étouffement d'une insurrection latente, souterraine, dont la visibilité fragmentaire s'était vue déformée pendant quatre ans, dans le petit État appelé Bahreïn, mais dans une isolation immense, à laquelle nous cherchions toujours, assez en vain, des remèdes, depuis que les insurgés de Mogadiscio et de Bassorah s'étaient manqués, et alors même que nous connaissions leur unité.

En France, les émeutes de banlieue continuaient, mais dans une perspective qui rétrécissait continûment depuis 1993. Pourtant, c'était encore des actes offensifs, fréquents, et c'était là le principal point d'appui critique de l'ordre particulier, mouvant et resserré qui s'établissait sans autre opposition notable dans la forteresse de cette vieille Europe qui comprend la Sibérie, Tokyo et New York. Nous-mêmes étions principalement en France. Nous-mêmes étions chômeurs selon la définition administrative du mot. Pourtant, nous avions écarté de notre visibilité même le mouvement des chômeurs, comme une suite incontinente et pleurnicharde de l'odieux mouvement de 1995, la grève générale de la basse middleclass française. Il est tout à fait remarquable qu'étant si attentifs aux formes de la révolte contre ce monde, qu'étant dans la même ville que l'assemblée de Jussieu, nous n'en ayons entendu parler que quatre ans plus tard, en 2002. Quand on se trompe à ce point, il est difficile de revenir, parce que l'humilité, même quand il y en a, manque toujours pour reconnaître des fautes aussi incrustées. Mais notre colère contre notre insatisfaction est encore suffisamment présente pour que nous puissions tourner notre propre ignorance en phénomène, et ainsi l'avouer et la combattre. Et, au-delà de notre propre responsabilité dans cette défaillance de notre savoir et de notre écoute, le curieux enchaînement des idées et des faits que ce monde produit jusque là où nous sommes le plus sûrs de maîtriser nous intéresse et nous ramène dans la critique de nos défaillances, comme critique des défaillances de ce qui se jouait là. C'est ce curieux enchaînement qui mérite d'être dit, qui donne la vraie mesure de l'événement : une nouveauté dans le monde avait lieu sous nos yeux, et nous l'ignorions. La première nouveauté de cette nouveauté est que l'ignorance était au cœur de son objet, en tant qu'ignorance de notre observation. Vive le monde.

 

3. L'assemblée générale de Jussieu est le moment de l'ignorance des pauvres se prenant pour objet. Pour la première fois depuis leur début, lors de la révolution en France, les pauvres d'aujourd'hui ignorent ce qu'est le monde. Dès cette première explosion moderne, les pauvres avaient été encadrés, et leur colère leur avait été expliquée. Les bataillons serrés du prolétariat étaient une représentation de la totalité en marche. Les pauvres connaissaient le monde.

Il a fallu la révolution en Russie, puis celle en Iran, pour que les pauvres explosent ce prolétariat trop étroit pour leur connaissance. Mais la séparation, le silence, la médiation ont individualisé la vision du monde, de l'histoire, du projet humain. Une des formes les plus étranges de l'aliénation est justement que le projet humain se soit égaré, que l'histoire soit devenue une interrogation, et que le monde apparaisse comme sa propre représentation. Dégagés de tout système de pensée, ou plus exactement aux prises avec des systèmes de pensée non miscibles, les pauvres d'après la révolution en Iran sont contraints de reconsidérer toutes les prémices, et toutes les conséquences. C'est pourquoi la révolte paraît régresser pour la conscience : du projet construit qu'était le communisme, la révolte est retournée à son immédiateté qu'est l'émeute. Mais l'émeute elle-même procède d'une conception du monde qui repose sur de nombreuses évidences qui, à leur tour, sont en cause. C'est pourquoi la régression va maintenant au-delà de l'émeute. La nécessité de comprendre et de reconstruire le projet de l'humanité est une urgence première du parti du négatif, qui n'était encore que latente dans l'émeute, où le monde reste cette simple position dont elle est la simple négation. L'assemblée générale des chômeurs de Jussieu est un avant-coureur de cette nécessité.

Ceux qui ignorent jusqu'à leur propre ignorance. Les pauvres ne savent pas prendre pour objet ce qu'ils ne savent pas. L'assemblée de Jussieu a eu cet objet, mais non sa formulation, sa conscience. Cet objet, l'ignorance, qui est fondamentalement la non-participation à la connaissance, c'est-à-dire la perte de la représentation de la pratique du monde, très exactement la passivité et l'absence de perspective, est véritablement la pauvreté, la honte, la misère. L'assemblée de Jussieu aura été cette tentative étonnante de prendre pour objet la pauvreté, la honte et la misère, sans jamais les assumer en tant que telles. Jamais, en effet, le chômage lui-même n'y a été considéré autrement que comme une identité administrative ou comme une injustice sociale ; alors qu'il est, au-delà du travail constitué en activité centrale de la société, une expression particulière de la passivité et de l'absence de perspective. Le chômage n'est pas seulement un résultat du capitalisme ou une forme de contrôle identitaire de la bureaucratie, il est aussi une forme véritable du désœuvrement, c'est-à-dire un manque de maîtrise de la connaissance et, surtout, du contenu dont la connaissance est la représentation, la pratique.

Même pour nous dont la conception de l'histoire est celle où la régression vers l'origine est une progression, il est difficile de concevoir que la régression de la forme de révolte de l'époque précédente, qui était l'émeute, puisse être devenue une progression. Mais, ici et maintenant, nous sommes contraints de considérer que ce qui manquait à l'émeute moderne est précisément esquissé dans le discours sur l'ignorance dont l'assemblée de Jussieu a été un maladroit pionnier, si hardi dans l'innovation : l'approfondissement d'un début de débat sur l'humanité.

 

II. La partie médiatique du mouvement des chômeurs : "Qui sème la misère récolte la colère"

 

Le mouvement des chômeurs commence le 4 décembre 1997, même si la veille, le 3 décembre, des chômeurs de Montréal au Canada ont occupé violemment un grand hôtel (cent six arrestations) et si dès juin 1997 une Assedic, puis une autre, avaient été occupées à Paris sous l'impulsion d'AC! Ce 4 décembre, donc, sept agences de l'Assedic sont occupées dans le département des Bouches-du-Rhône, sous la conduite de la CGT, l'ex-grand syndicat ouvrier qui est la seule parmi les centrales traditionnelles à avoir intégré les chômeurs en tant que tels dans son organisation. Les occupants revendiquent une prime de fin d'année de 3 000 francs.

Comme cette revendication n'est pas satisfaite, et comme les occupants ne sont pas délogés, d'autres agences de l'Assedic sont occupées. Le 15 décembre, le mouvement s'est étendu à Arras, Lorient, Choisy-le-Roi, Toulouse, Lille et à Bordeaux, où c'est le centre d'action sociale qui est occupé ; le 16 décembre, les associations de chômeurs et précaires (AC!, Apeis, Cadac, CDSL, DAL, Droits devant!, MNCP, SUD, SNUI, CFDT en lutte, CGT Finances, FSU) lancent une "semaine d'urgence sociale". Dès le 17, on force des transports gratuits à Clermont-Ferrand, on empêche des huissiers de saisir à Lannion, on occupe de nouvelles Assedic et diverses administrations chargées de verser de l'argent aux pauvres et de les maintenir sous le contrôle de l'État. Martine Aubry, ministre du Travail, accorde 3 % d'augmentation à l'"allocation spécifique de solidarité", ce qui équivaut à 1,48 F par jour et ressemble plus à une insulte qu'à une reconnaissance de revendication. Comme si souvent dans le développement d'un mouvement social informel, l'État réagit avec un temps de retard. Ce retard se manifeste alors par une accélération du mouvement et une prise de conscience de l'État. Mais la nouvelle réponse de l'État n'est qu'au niveau de ce qu'elle aurait dû être dès le départ et se trouve ainsi à nouveau en retard sur l'ampleur du mouvement. Cette sous-estimation de l'ampleur et de la dangerosité avait été caricaturale en Iran, puisqu'elle avait duré jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour le régime du shah. Le retard de l'État français pendant le mouvement des chômeurs a duré plusieurs étapes, et a beaucoup contribué à son étendue. L'information dominante a suivi un rythme un peu différent. Elle entre véritablement dans le mouvement à partir du 16 décembre, non sans une certaine condescendance pour ces pauvres qui réclament de ridicules primes de Noël, et l'avantage de cette suffisance a certainement été qu'elle se sera transmise à une grande partie des spectateurs peu attirés par la pauvreté et ses déboires apparents, comme nous-mêmes, qui nous sommes rapidement suffi de ce début de présentation du phénomène. L'information dominante a par ailleurs été intéressée par l'émergence, dans le domaine social, d'associations construites sur le même principe que les ONG, ces véritables cellules militantes de la middleclass, c'est-à-dire des petits groupes de pression, qui agissent plus sur les médias que sur le terrain, et qui sont bien mieux placés pour récupérer et traduire en médiatique quoi que ce soit d'authentique et de radical. D'ailleurs, la soupe fut rapidement si bonne que d'autres bancs de ces piranhas, spécialisés dans d'autres domaines, comme Droit au logement, ou Act Up, se sont rués sur le festin, cette connivence entre petits carriéristes de l'activisme et du journalisme contribuant à rendre nauséabonde l'expression publique du mouvement informel naissant.

Comme lors de la grande grève de la fonction publique, fin 1995, les gueux des banlieues françaises sont restés séparés de ce mouvement naissant qui les ignore en retour. Le 17 décembre à Melun, et le 18 à La Duchère, deux "bavures" policières ont pour conséquence trois soirs d'émeute dans cette banlieue à la périphérie de l'agglomération parisienne, et deux dans ce quartier de Lyon. Là, on n'occupe pas les bâtiments publics, on les attaque dans le but de les détruire en y mettant le feu. Là on ne revendique rien, sauf ce qui annule toute revendication, l'affrontement direct avec la police. Là, à défaut d'associations qui pourraient prétendre représenter la furie offensive des adolescents anonymes, ce sont les familles des assassinés, sous forte pression policière et bien-pensante, qui sont manipulées pour faire passer, avec solennité, la passivité pour de la dignité et la résignation pour du recueillement. Depuis sept ans, depuis qu'elle a dû elle-même renoncer à la mise en scène de l'affrontement, l'information dominante a perfectionné sa mise en scène de ce type de renonciation. Cette information, cœur de la middleclass, est elle-même très hostile à un rapprochement entre basse middleclass, dont la majorité des chômeurs fait partie, et gueuserie, qui est le débouché catastrophe du chômage. C'est essentiellement grâce à elle que le mouvement des chômeurs et la caillera de banlieue sont restés si indifférents à même tenter de concevoir leurs intérêts communs.

Lorsque les chômeurs occupent la rue, comme dans la semaine qui précède Noël, c'est en manifestant, bien encadrés par syndicats et associations, c'est-à-dire en marchant, comme pour un enterrement de bavure. Ce que l'information en montre alors est une troupe malheureuse et dispersée, implorant et mendiant qu'on la laisse reprendre sa place dans le peloton de la middleclass. Le 23 décembre, les chômeurs de Rouen par exemple tentent d'investir une agence Assedic en criant "nous ne voulons pas être des Gueux !". Le 24, Noël, grand-messe marchande de la misère, arrive, mais toujours pas de prime qui permette de participer à cette orgie de consommation et aux dons obligatoires qui cimentent les hiérarchies familiales et les mensonges affectifs. Les mairies des 11e et 12e arrondissements de Marseille sont évacuées brutalement par les CRS, et il y a trente agences Assedic occupées, joyeuses fêtes. Le 25, un jour trop tard, Martienne Aubry, la ministre du Travail dans la lune, lâche, c'est vraiment le terme, 1 500 francs par mois pour les vingt-deux mille chômeurs les plus démunis ou bénéficiaires du revenu minimum d'insertion de plus de 55 ans. Les quelque trois à cinq millions d'autres constatent que l'État a toujours son temps de retard.

Une autre différence avec le mutisme si audible des gueux, quand ils attaquent dans les banlieues, est l'incapacité d'un tel mouvement à se faire entendre, au sens comprendre. Il faut commencer par abattre une forêt de sigles, presque tous bureaucratiques, qui sont perçus comme des évidences par ceux qui y sont confrontés quotidiennement, mais qui agissent comme des repoussoirs à travers leurs lassantes significations énigmatiques, profondément ennuyeuses même pour les pauvres très nombreux qui les ignorent et les évitent. Ce langage codé est d'abord un langage lié à un État, et à une langue, à l'exclusion des autres. Ce mouvement avait un caractère national parce qu'il était fortement imbriqué dans une législation, et parce qu'il s'exprimait à travers des appellations qui ne sont pas seulement particulières à la France, mais presque jamais traduisibles. Il faut résider en France pour savoir qu'une ANPE est une Agence nationale pour l'emploi, mais il faut avoir été confronté au chômage pour savoir que l'Assedic, Association pour l'emploi dans l'industrie et le commerce, est un organisme paritaire entre syndicats et patronat (pardon ? qu'est-ce que ça veut dire "paritaire" ?) qui fonctionne comme une assurance sur le chômage et qui est l'organisme qui indemnise les chômeurs, alors que l'ANPE est celui qui les inscrit, les surveille et tente parfois de les recaser dans le salariat et souvent de les exclure de l'Assedic. Il y a aussi le RMI, revenu minimum d'insertion, donné aux plus pauvres à condition qu'ils aient plus de 25 ans, va savoir pourquoi. Les cibles d'occupation des chômeurs vont considérablement élargir la liste des sigles : outre les Assedic et les ANPE, on a aussi des CAS ou CCAS, centre (communal) d'action sociale, EDF, Electricité de France, SNCF, Société nationale des chemins de fer, RATP, Régie autonome des transports parisiens, Cnaf, Caisse nationale d'allocations familiales, CCI, Chambre de commerce et d'industrie, en sont les principaux à côté du Crédit Lyonnais, qu'on appelle rarement CL et dont les agences locales seront souvent occupées pour marquer la désapprobation du renflouement massif par l'État de cette banque mal gérée, dont il est l'actionnaire principal, en comparaison des sommes dérisoires qu'il offre aux chômeurs. Les organisations qui maraudent autour du mouvement se prononcent également en sigles : la CGT, la CFDT (dont la patronne, Nicole Notat, est également la présidente de l'Unedic) sont les grands syndicats traditionnels, auxquels il faut ajouter le syndicat des patrons, CNPF, lui aussi attaqué, et SUD ; parmi les associations, AC!, Agir ensemble contre le chômage, Apeis, une organisation proche du PC, parti communiste, et même DAL, Droit au logement, voire Act Up, qui milite pour les capotes, sont celles qui ont le mieux joué des coudes dans l'embrasure médiatique. Ce petit lexique ne serait pas complet sans les sigles dont les noms ont franchi les frontières comme le PS, parti socialiste, qui est le parti au gouvernement, dont les locaux seront aussi occupés, ou la BE, Bibliothèque des Émeutes mais aussi Belles Emotions, qui n'a absolument rien à voir dans les faits et qui n'est citée que pour faire enrager ceux qui y verront une basse manœuvre propagandiste.

Entre Noël et le jour de l'an, le mouvement devient la vedette des médias. Un sondage de CSA, Castration statisticienne assurée, affirment que 63 % des Français soutiennent le mouvement des chômeurs. Gloups. On a tellement vendu le pauvre chômeur désespéré, équivalent d'un chien hébergé gracieusement par la SPA, Société philanthropique d'abêtissement, que lorsqu'il tire sur sa laisse, tout le monde lui donne raison. Du coup, le gouvernement apparaît comme le méchant, le pingre, l'insensible. Et pendant que se poursuivent les blocages de trains, les occupations de divers bureaux qui ont pour travail de s'occuper de l'absence de travail, de nombreuses Assedic sont fermées préventivement. Le 30 décembre, au moment où les chefs d'AC! promènent les médias des marches de l'Opéra-Bastille à une occupation préparée pour les photographes, l'occupation beaucoup moins ordonnée du siège du PS, pissotière socialeuse, de Bordeaux inaugure les attaques contre les nids de militants qui soutiennent le gouvernement. Le 31, des chômeurs en nombre suffisant s'invitent au célèbre restaurant Fouquet's sur les Champs-Elysées à Paris, puis à l'hôtel Monceau. Cette forme d'action sera répétée plusieurs dizaines de fois dans les trois mois suivants. En général, comme lors de cette première (et contrairement à ce qui s'était passé à Montréal le 3 décembre), les établissements attaqués cèdent devant le surnombre, et régalent, voire tentent de payer le départ des envahisseurs. C'est là une excellente mise en pratique de la vieille idée que les pauvres sont plus nombreux que les gestionnaires, et qu'il suffit souvent d'un peu de détermination pour faire triompher la quantité ; mais c'est aussi jouer sur cette quantité, qui implique des majorités parfois illusoires : les jeunes délinquants qui se déplacent en bandes cessent souvent de manifester leur négativité lorsqu'ils se trouvent confrontés à une bande plus nombreuse qui montre implacablement les limites de leur invincibilité. Car c'est souvent parce qu'on se croit invincible qu'on vainc, et il faut une motivation bien supérieure pour retourner au combat après une défaite.

Le même jour, des festivités plus rituelles, car annoncées depuis longtemps, mais plus chaudes se concentrent autour de la véritable ligne de démarcation de la société : dans beaucoup de quartiers populaires de la vieille France, et en particulier à Strasbourg, c'est pour saluer l'année chrétienne un gigantesque incendie de voitures. Deux citations, la première de 'Libération' (7 janvier), la seconde du 'Monde' (8 janvier), résument la simplicité de la contradiction qui s'exprime là, sans véritable recherche de dépassement : "Un adolescent de Hautepierre, cité particulièrement chaude le soir du nouvel an rapporte : "Pour une fois, il y avait une ambiance pas croyable dans la cité, c'est surtout ça la raison. Une soirée à cette échelle-là, personne ne serait capable de l'organiser."" "Un ancien directeur d'entreprise… "Cette jeunesse qui met le feu est foutue. C'est malheureux à dire, mais la seule solution est de la détruire.""

Le 2 janvier 1998, les occupants du CCAS de Nantes parviennent à formuler la proposition la plus redoutable sur le travail : "Le travail ne doit plus être ni le centre, ni la condition de nos vies." Le même jour, le gouvernement, toujours en retard, fait dans l'Aubry-collage en offrant généreusement 500 millions de francs dont on apprendra le lendemain qu'il s'agit seulement de ce que l'État doit à l'Unedic. De telles mesquineries, transformées en effets d'annonce, jurent avec les déclarations encore plus putassières d'autres politiciens qui regardent davantage les sondages en faveur des chômeurs que les sourcils levés du patronat et du ministère des Finances : de l'écolo-arriviste Voynet à l'ancien militant d'extrême droite reconverti en ultra-libéral Madelin, les soutiens publics aux occupations se multiplient sans vergogne. Et, pendant la première semaine de janvier, ces occupations continuent avec des cibles variées. Mais les CRS commencent à déloger de manière parfois brutale, comme à l'Assedic de Limoux le 5 janvier. Ce même 5 janvier, l'ordure Nicole Notat déclare : "Je crois qu'il faut ramener l'action de quelques dizaines d'individus, dans quelques antennes Assedic, à sa juste proportion. Il s'agit d'opérations coups de poing à visée médiatique, merci la trêve des confiseurs ! et, bien sûr, à haute valeur symbolique. J'ai le sentiment qu'il y a de la manipulation de la détresse derrière tout ça." On remarquera l'habileté avec laquelle cette ennemie de tout mouvement social non organisé, et particulièrement par son propre syndicat collabo, amalgame le mouvement et les associations qui ont commencé à le représenter, pour leur propre compte, auprès des médias. En dénonçant les shows médiatiques de ses concurrents, où les associations au museau frais type ONG, Ordre nouveau garanti, à la AC! repoussent vers la retraite les vieilles centrales usées, comme sa CFDT et la CGT, à coups de petits shows ciblés à la Greenpeace et Act Up, elle diffame les multiples interventions non médiatiques que les chômeurs commencent à pratiquer en série.

Mais Notat-Benêt a plus raison quand elle attire l'attention sur les effectifs du mouvement, comme on le voit le 7 janvier, première journée nationale. Les journées nationales sont des comptages, qui permettent aux RG, renseignements généraux – cette police de la surveillance –, de photographier et aux représentants officiels d'un mouvement de l'épuiser et de l'encadrer. S'il y a vingt-six Assedic occupées, il en reste six cent dix qui ne le sont pas, s'il y a des manifestations dans cinquante villes, il y a à peine trois mille participants à celle de Paris. Cette question du nombre semble avoir bizarrement hanté ces activistes qui savaient qu'il suffisait d'être quarante pour forcer, sans combattre, la gratuité d'un grand restaurant ou d'un supermarché. En effet, la minorité active a toujours été très minoritaire et, bien au-delà de la représentation du mouvement, sa représentativité se posera même entre les lignes à l'assemblée de Jussieu, dont le compte rendu du 27 février rapporte notamment "(…) l'avis exprimé qu'il n'existe, en place de critique implicite ou explicite, que la seule auto-illusion des membres de cette assemblée sur un mouvement social qui n'existe pas ; il n'y a rien dans l'air du temps, sinon la continuation sociale de la catastrophe. A quoi succède ce contredit : le simple fait que notre assemblée existe, avec un nombre significatif de participants, sur une durée de temps remarquable, prouve qu'il existe une rupture avec les conditions habituelles, aussi minime soit elle".

Un autre bénéficiaire de cette journée nationale qui porte bien son adjectif honteux est l'État, qui, poussé par l'information impatiente et inquiète, a lui aussi compté, et connaît maintenant l'ampleur du mouvement. Car quoi que Nicole Notat, le mouvement s'est étendu, et la mélasse tiédasse, subtil mélange de mièvre et de sordide, qui encadre de longs soupirs ces pauv'chômeurs dans l'information (le slogan préféré de la journafoutaise est évidemment le plus faux : Qui sème la misère récolte la colère ; mais il met en scène la dignité prout-prout, et la fierté, parfaitement monsieur, qui va si bien à la middleclass dans son miroir), commence à ennuyer ceux qu'elle n'a pas écœurés. L'information appelle par conséquent à la barre le chef de service de Martine Aubry, Jospin. Le 8 janvier, ce chef de gouvernement reçoit tout ce qui pose, tout ce qui trêve des confiseurs, tout ce qui ne chôme pas dans la représentation des chômeurs. Il y a trente-trois occupations d'agences Assedic, c'est le maximum. Et c'est justement le vingtième anniversaire de l'émeute de Qom qui débute la révolution en Iran, soit dit en passant par la Lorraine avec mes gros sabots.

Le 9, à la télévision, Jospine demande que les établissements "fonctionnent normalement". Dès le 10, les expulsions prennent le dessus sur les nouvelles occupations, notamment dans les Assedic. L'État manifeste ainsi qu'il a enfin rattrapé son temps de retard. Le thermomètre verdâtre Voynet, bravant les sondages par la même collaboration politicienne avec le gouvernement que la pourriture Notat, annonce dès le 11 que les occupations n'ont plus raison d'avoir lieu, qu'est-ce qu'elle en sait.

Le 13 janvier, deuxième journée d'action nationale, point de progrès, mais point de regrets non plus. Soixante-seize départements sont concernés où cinquante mille manifestants seulement certifient, à leur corps défendant, que le mouvement ne s'étend plus : il ne franchit pas les frontières, il ne s'étend ni aux paysans, ni aux salariés, ni à la caillera des banlieues. Sans offensive, sans discours, avec une minorité active de plus en plus divisée de sa représentation, qui endosse les pleurnichements dus au malheur dû à la fatalité du chômage, et qui est ainsi parvenue à couper les agissants de la grande majorité apathique, ce mouvement des occupations ne sait pas se situer : quelques actes à la limite de la légalité mais pas d'affrontement direct, des comportements comparables à travers toute la France mais des groupes et individus très éclatés, un élan certain mais qui ne se prend pas pour objet, des conceptions similaires mais différentes, et pas de buts précis. Voilà une grande incertitude même sur l'identité et les différences du mouvement, et un besoin impérieux d'y voir plus clair. Alors que le 13 janvier à Paris se termine à la Bourse du commerce à huit cents, avec une tentative d'occupation amputée par les leaders d'associations et violemment interrompue par les CRS, crevures-raclures-salopes, le 14 janvier a lieu l'occupation de l'ENS, Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, par cent cinquante personnes, dont des représentants des principales associations, qui se constituent en assemblée générale, AG : "(…) dès cette AG, de nombreuses personnes expriment leur refus clair et net du travail salarié, déclenchant des discussions passionnées." Cette assemblée va durer jusqu'au 17 janvier et elle peut être considérée comme l'assemblée préparatoire à celle de Jussieu. Le même jour a lieu la première occupation du centre EDF de Barbès, porte-drapeau des revendications et de la lutte contre les persécutions des plus démunis, auxquels l'EDF coupe souvent le courant lorsqu'ils ne peuvent plus payer, et qui est donc nettement plus traditionnelle. Cinq revendications "concrètes" sont alors mises en avant (ce sont celles qui reviennent le plus souvent à travers les myriades de regroupements non fédérés) : revenu pour les moins de 25 ans ; 3 000 francs de prime pour Noël ; gratuité des transports ; augmentation des minima sociaux ; arrêt des coupures EDF. Pour intégrées qu'elles soient, ces revendications sont cependant déjà à la limite de ce que l'information dominante peut se permettre de répercuter. Et le moment où un tel mouvement devient inénarrable – pas de rapports sur les agressions contre les huissiers ou sur l'empêchement des coupures EDF dans la presse – aura été son acte de décès dans l'information, qui commence à se retirer, et l'acte de naissance de ce par quoi il a eu de l'intérêt.

Pendant que le jeu rapide des interventions et des expulsions s'équilibre avec quelques violences ici et là, les associations engagées dans des pourparlers avec le gouvernement cherchent encore à épuiser et à désigner dans la rue un mouvement qu'elles surévaluent parce qu'il commence à leur échapper. Le 17 janvier, pour la troisième journée nationale, la mobilisation est en régression. Gouvernement, médias et récupérateurs, pourtant, ne s'y fient pas. Cette triple alliance cherche désormais à fondre le bouillonnement inavouable dans un problème plus vaste, plus politique, plus de gauche : les 35 heures. A la fin de cette journée, la véritable cassure du mouvement se confirme lorsque les manifestants – principalement ceux qui avaient marché dans un cortège de flagellants en scandant "nous voulons un boulot de merde payé des miettes" – constatent que l'ENS, sous blocus policier, est désormais inadaptée à la poursuite d'une véritable assemblée générale. Rendez-vous est pris pour le 19 à l'université de Jussieu.

L'ironie et la dérision sont devenues une des tonalités dominantes du mouvement. Ce style tranche fortement avec le misérabilisme des gémissements qui convient à l'image médiatique du chômage, mais aussi avec le ton sérieux-militant qui anime même les revendications "concrètes". Là, il y avait une vitalité, une joie de vivre, qui a réussi à entraîner nombre de ceux qui s'en sont approchés, "un style en "contre", un style en marge, anormal, insolent, frondeur". Mais l'ironie est aussi une faiblesse : elle est un recul, l'impression qu'on n'est pas à fond, et elle atténue la négation. Le caractère drolatique, parfois même farceur, ouvert, cherchant le plaisir et l'humour, a été une signature et une orientation du mouvement, qui lui a permis d'avancer, mais qui l'a peut-être aussi freiné, devant les profondeurs de sa propre réflexion. Ainsi une certaine futilité, une superficialité certaine, ont sans doute permis, dans ce premier temps, de dépasser les tristes problématiques de la STV, Standard Total View, mais ont par la suite interdit d'embrasser toute la gravité du possible.

Le 20 et le 21 janvier, à l'Assemblée nationale et à la télévision, Jospin annonce encore 500 millions supplémentaires, aumône toujours aussi dérisoire que la pompe de l'annonce était censée lifter. A la Maison des "Ensemble", près de la place d'Aligre, à Paris, les vedettes médiatiques des associations se constituent en assemblée générale bis. Les occupations, qui n'ont plus que sporadiquement accès aux Assedic, continuent leur rythme soutenu, là où elles sont moins attendues, comme dans les grands restaurants et hôtels, et comme au parti socialiste, dont le siège parisien, rue de Solferino, est occupé le 21, ce qui sera vécu comme un grand scandale par toute l'opinion de gauche, qui a tant exprimé à travers les sondages combien le malheur des chômeurs la touchait. L'ironie n'est pas toujours très drôle, comme lors de cette "foire aux gueux" le 24 à Quimper, plus poussive et cliché que réellement subversive et significative. Des chômeurs interrompent des pièces de théâtre, et les CRS, sous les cris de "les CRS au chômage", ont de plus en plus de besogne.

Le 27 janvier, à l'appel de la CGT a lieu une journée nationale de plus, mais sur le thème des 35 heures. Quoique les chômeurs devaient théoriquement être ici rejoints et encadrés par les salariés, la mobilisation est encore moindre que le 21. L'information en a compris l'avantage : si le nombre de pages, de lignes, de titres, de photos sur les chômeurs avait légèrement diminué depuis une semaine, elle passe maintenant dans un silence abrupt et complet, comme si le mouvement était terminé. Surmédiatisé depuis le jour de l'an, il est, après le 27 janvier, complètement occulté. En février, alors que cent cinquante actions seront menées par des collectifs de chômeurs, une seule sera mise en exergue au milieu de cette obscurité aveuglante, et bien évidemment, de manière calomnieuse : le 11 février, lorsqu'un magasin Cash Converters est "déménagé" dans la rue par une petite troupe décidée, la presse crie au "pillage", qui n'a malheureusement eu lieu que dans son imagination malveillante. Les conséquences judiciaires des arrestations de cet acte démonstratif, si mal interprété, tiendront lieu de seul fil conducteur de l'ensemble du mouvement jusqu'à la journée nationale du 7 mars, si on excepte le rappel bien moins tapageur des rencontres hebdomadaires entre chefs des associations, fort à la dérive, et gouvernement au dos rond, qui fait publier haut et fort les chiffres de diminution du chômage en France.

La seule rencontre connue entre les pauvres du mouvement et les gueux qu'on ne peut pas voir dans les foires aux gueux a eu lieu à Toulouse, le 20 janvier : "Ce fut une longue journée. 12 h 30. Nous avons rencontré les étudiants au Mirail. Le noyau dur de 1995 est toujours présent, il semblait attendre ce mouvement pour se manifester et exploser. La rencontre est positive, les étudiants nous rejoignent dans notre lutte et nous retrouvent à 14 h 30 place des Salins où nous devons investir le service social.

"La CGT se retire du mouvement car "elle ne tient plus ses troupes".

"Bref nous avons investi le local comme prévu. Nous sommes près de 200 personnes. L'AG se réunit à l'intérieur et décide des actions à mener pour informer les gens du quartier ainsi que tous les chômeurs. Vers 22 h 30 les 40 que nous restons sommes évacués par les CRS. Nous nous retirons sans accrochage. Les mecs de la cité où nous sommes, voyant les flics nous virer, se rallient à nous. Tout peut péter mais nous décidons de partir. Point positif, un lien vient de se créer avec les mecs des cités. Cette alliance semblait difficile : merci au gouvernement pour cette aide. Maintenant ils sont avec nous."

Mais les chômeurs ne semblent pas avoir été avec les "mecs des cités", lorsque, le 29 janvier, plusieurs centaines d'entre eux saccagent le principal centre commercial de Lyon, la Part-Dieu, et affrontent violemment la police. Et ce jour de fin de ramadan, il n'était pas question de "réquisition", qui est le mot des chômeurs lorsqu'ils se servent dans les supermarchés. Les arrestations qui ont suivi n'ont pas été soutenues par ceux qui se sont émus, à juste titre, de celles qui ont suivi le "déménagement" du Cash Converters de la rue de la Roquette à Paris, deux semaines plus tard.

 

III. Quelques contenus de l'assemblée générale des chômeurs de Jussieu

 

Les règles du jeu

L'assemblée générale des chômeurs s'est réunie pour la première fois à Jussieu le 19 janvier 1998 avec environ quatre cents participants. Elle s'est ensuite tenue tous les jours, sauf les samedis et dimanches, au moins jusqu'à la mi-mars. On peut sans doute sourire de ce que les chômeurs suivent, dans la périodicité de leur assemblée générale, l'emploi du temps hebdomadaire de ceux qui travaillent ; mais la forme et le contenu de l'assemblée vont rapidement faire oublier cette petite bizarrerie, sans doute due à l'accessibilité du local.

Cette assemblée est donc née en grande partie de sa devancière, plus restreinte, qui avait commencé à siéger le 14 à l'ENS. L'ouvrage de référence sur la partie non médiatique du mouvement, 'le Lundi au soleil', ne permet pas de savoir pourquoi a été choisie la faculté de Jussieu, un endroit particulièrement hostile à l'homme même avant que son désamiantage ne fut convenu, ni comment le lieu a été investi. Nous ne savons pas non plus si d'autres endroits, voire une assemblée générale tournante, avaient été prévus. Enfin, la fin du mouvement reste obscure : à la mi-mars, l'assemblée se réunissait toujours sur son rythme presque quotidien, et deux mois plus tard, à la parution du 'Lundi au soleil', le rythme de l'assemblée était encore bihebdomadaire, poignant déclin qui ne veut pas s'avouer.

Au troisième jour de son activité, le 21 janvier, l'assemblée a pris ses plus importantes mesures puisqu'elle s'est dotée alors de son mode de fonctionnement et de ses limites, qui apparemment ne seront plus modifiés, au moins pendant les deux mois suivants, qui seuls comptent. Un certain nombre de règles formelles, communes à toutes les assemblées, d'abord, furent abolies : suppression du tour de parole, du président de séance et du vote. Que l'on se remette à la capacité de tous pour organiser la parole paraît un pari hardi sur la capacité d'écoute et de responsabilité des chômeurs, généralement dépourvus de responsabilité publique et dont la capacité d'écoute est faible ; l'expérience, cependant, semble avoir justifié ce pari. De plus, cette mesure a pour avantage de mettre en échec les artifices de procédure qui ne manquent pas de s'appuyer sur la distribution de parole et qui paralysent rapidement la plupart des assemblées, et attentent à leur contenu.

La suppression du vote, sous prétexte que c'est un mode de décision que la démocratie libérale utilise, est une décision beaucoup plus grave. Il faut déjà remarquer que cette démocratie libérale a donc si bien travaillé qu'elle réussit à rendre haïssables les outils qu'elle utilise en faisant croire que, puisqu'elle les utilise, ils lui appartiennent en exclusivité. Mais le vote n'est pas qu'une dictature de la majorité, un leurre et une apparence de démocratie, il est aussi un outil de décision, qui permet de trancher des désaccords en faveur d'une action. La décision de supprimer le vote a été le vote qui a supprimé la décision. L'assemblée, en choisissant de ne plus trancher dans les différends, d'abdiquer toute fonction exécutive, de se démunir de toute vérification pratique, s'est privée elle-même de sa souveraineté.

Ceux qui étaient là pourront peut-être démentir nos conjectures et nous espérons qu'ils le feront s'il y a lieu, parce que ce point est essentiel : les membres de l'assemblée générale ont, semble-t-il, choisi de conserver les prérogatives individuelles contre les prérogatives de l'assemblée. Nous connaissons bien cette peur des pauvres de voir un organisme, une émanation collective, voire un individu influent empiéter sur leurs prérogatives individuelles. Mais si la pseudo-démocratie libérale est pour quelque chose dans cette affaire, c'est certainement davantage en instillant cette sacralisation de l'individu qu'en ayant recours au vote individuel, qui en a d'ailleurs été un avant-coureur. Dans les trente dernières années, plus les pauvres dépendent de la collectivité, plus ils manifestent de velléités d'affirmer leur indépendance individuelle, qui n'est presque toujours qu'illusion consumériste, présomption de liberté ou coquetterie en haillons, souvent infantile. Nous faisons quotidiennement l'expérience que la souveraineté des individus est un leurre bien plus constant que le vote dans les élections cautionné par notre absence de souveraineté. Soyons clairs : la souveraineté des individus comme préalable ne peut être une exigence que pour les idéologues qui veulent conserver cette société. A Jussieu, la souveraineté des individus a donc été clairement préférée à la souveraineté collective et le leurre de l'indépendance des individus à la puissance exécutive de leur collectivité.

L'inconvénient du vote est qu'il engage à une décision ceux qui ont voté contre. Mais ceci leur laisse cependant le choix suivant, beaucoup plus responsable que le refus de la volonté collective de trancher : soit l'intérêt de l'assemblée est alors considéré comme supérieur à la conviction exprimée, et on se rallie au parti adverse, on aliène sa propre conviction au profit de la collectivité ; soit on rompt avec l'assemblée. Ce choix, extrêmement important, devrait se poser à chaque décision d'une assemblée non hiérarchique, non marchande, de pauvres en révolte. Il n'est pas si sûr en l'état qu'il se porterait sur la rupture avec l'assemblée, parce que ce qui manque à la révolte n'est pas les individus, mais les assemblées, ce qui manque au combat contre ce monde n'est pas l'individu que je suis, mais c'est le monde qui manque à l'individu que je suis, et le monde est en puissance dans son assemblée générale. Aussi, le choix de s'aliéner peut-il devenir un choix fort estimable, à partir du moment où le vieux préjugé contre l'aliénation sera invalidé. Mais les pauvres d'aujourd'hui sont pleins de préjugés. Ceux de Jussieu l'ont montré en votant contre le vote et s'en aliénant par là la capacité à utiliser l'aliénation. Le rejet du vote a ainsi anticipé le style de l'assemblée de Jussieu, dont la caractéristique principale est d'avoir plutôt évité que recherché les affrontements frontaux.

Avoir privé cette assemblée de la souveraineté en fait une assemblée qualitativement très différente des "conseils" apparus comme organismes souverains des gueux dans les deux révolutions et les principales révoltes du XXe siècle. Ces conseils, qu'ils aient été organisés par corporations (ouvriers, soldats) ou géographiquement (souvent par quartiers d'une ville) ont été souverains et décisionnaires, trouvant rapidement leur fonction de base défensive d'un mouvement offensif, surtout tournés vers les activités de gestion laissées vacantes par l'État et les marchands, et par là s'avérant assez tôt la partie conservatrice de ces révoltes, au sens où elle conservait la gestion comme centre de l'organisation même du mouvement. L'assemblée de Jussieu, privée de capacité décisionnaire, n'est quant à elle un "conseil" qu'au sens plus ancien du terme, c'est-à-dire que ses prérogatives ont, dès le troisième jour, été limitées à celles d'un organe consultatif. En tout cas, l'assemblée elle-même ne s'est jamais considérée comme un conseil, pris dans l'acception d'assemblées allant jusqu'à décider après avoir opiné. C'est aussi dans ce sens que l'idéologue conseilliste Fabrice Wolff parle de l'assemblée de Jussieu, prétendant pour sa part que si cette assemblée ne s'est pas elle-même reconnue "conseil", et n'en parle même jamais, c'est que le mot était dans le vocabulaire refoulé de cette assemblée. Il manque évidemment, chez l'auteur de ce dernier 'Ce qui ne fut pas', l'explication de ce refoulement, et pour cause : le "conseil" façon Internationale situationniste en 1968 semble surtout le propre refoulé de Fabrice Wolff. Et il participe bien de l'admirable culot des idéologues extérieurs de soutenir qu'une assemblée non hiérarchique et non marchande ne se déclare pas selon le concept de l'idéologue parce que ce serait son refoulement ! Les "refoulés" de l'assemblée apprécieront cette psychologie de journaliste, si admirable à reporter ses propres insuffisances sur l'événement décrit.

Nous voici donc devant une assemblée qui se méfie d'elle-même au point de se priver de prendre des décisions. Pourtant nous donnons raison à ceux qui étaient là d'avoir à ce point affaibli leur possible. En effet, il n'est pas seulement absurde mais il est dangereux de donner des pouvoirs à une assemblée qui n'a pas posé ses buts. Et les buts de l'assemblée de Jussieu étaient si peu posés que cette assemblée est devenue visiblement une recherche de ses propres buts. Il ne semble pas que cette recherche ait abouti ; mais elle a eu lieu.

D'autre part, et contrairement encore aux conseils dans les révoltes majeures, cette assemblée n'est pas née en parallèle à une insurrection. Elle ne pouvait même pas être la base défensive d'un assaut contre la société, encore moins son exécutif offensif, puisqu'il n'y avait pas à ce moment-là d'assaut contre la société, et qu'elle n'a jamais su en initier un, beaucoup s'en faut. Son fonctionnement, son existence même, n'étaient pas en contradiction avec l'État, qui l'a très bien tolérée, sans urgence de la supprimer dans un affrontement ouvert ni de la récupérer. Son identité aussi restait fortement déterminée par la place de ses membres dans la société combattue : le terme de "chômeur" dans assemblée générale des chômeurs est sans doute très élastique, mais reste indissociablement lié à l'activité fétiche de la religion économiste : le travail. La jalousie à soumettre l'assemblée aux groupes et aux individus qui la constituent est aussi une méfiance contre leur propre disparité, sans doute justifiée parce que déjà vérifiée dans les manifestations antérieures et dans l'occupation de l'ENS (où les récupérateurs des associations de chômeurs semblent avoir été présents).

Les décisions de limitation de l'assemblée en ont donc révélé une autre fonction que celles qui président généralement à la création d'assemblées : il ne s'agissait pas de décider, il s'agissait de parler. Si parler est d'abord rendre publique une pensée, il est vrai que ce plaisir de la conscience s'est fortement érodé au cours du siècle écoulé, où le contenu de la parole s'est trouvé tellement abstrait dans des représentations, qui échappaient à leurs auteurs, que le parler lui-même a perdu non seulement son sens mais sa jouissance. Le développement de la médiation en général dans notre société où les émetteurs et récepteurs de conscience se sont multipliés par six en cent ans a été un rapide processus de perte de la parole, comme musicalité vocale et restitution de la musique intérieure de chacun et comme capacité à capturer et à restituer à tous les pensées construites qui passent. On peut comprendre l'assemblée de Jussieu comme des retrouvailles avec le simple goût de parler, mais aussi comme la nécessité d'exercer à nouveau cette prérogative humaine de saisir de la pensée qui passe, de façonner en discours conscient de la pensée informe, de la pensée aliénée. Si la parole, comme capacité pratique de l'humain pour saisir et transformer sa propre pensée générale qu'on appelle l'aliénation, s'est elle-même fort aliénée en ne devenant presque plus qu'un moyen de représentation (les médias montrent à tout moment la parole comme sacrifice de la maîtrise de la pensée construite à sa représentation, et les assemblées dites nationales, où la parole ne fait plus la différence parce qu'elle est devenue une formalité, le montrent aussi d'une autre manière), si la parole s'est donc perdue dans son contraire qui n'est pas le silence mais la non-parole, la parole vide, la tentative de Jussieu peut être comprise comme la nécessité de reprendre cette activité ancestrale, de découvrir des contenus là où le silence bruyant du monde les laisse désormais passer.

Que les pauvres n'aient pas la parole est à tel point un lieu commun que c'est une façon de les définir. Mais jusqu'à… jusqu'à quand ? les pauvres savaient qu'ils n'avaient pas la parole. Il n'en est rien dans le monde des médias, où non seulement les pauvres parlent tout le temps, sans rien dire, mais où ceux qu'ils peuvent envier comme riches parlent également tout le temps, sans rien dire. Dans ce monde où la richesse est si visible, il n'y a plus de riches, le parler est devenu autre, et la richesse du parler n'est plus dans le parler. C'est bien cette richesse fondamentale que l'assemblée de Jussieu tentait, à notre avis, de reprendre pour ainsi dire à gisement ouvert. Mais dans cette société qui a dépossédé ses riches, on a désappris de parler. Même ce qu'on appelle encore parfois la parole, c'est-à-dire l'identité entre le parler et la vérité, est devenu pratiquement intenable dans un monde où l'individu est le carrefour des contradictions bien davantage que l'unité de la conscience. La construction du discours également est soumise à l'explosion multiforme d'une société qui a réussi à éclater des choses aussi compactes et bétonnées que les classes sociales, puisqu'elle a même réussi à éclater et à diviser l'unité indivisible par définition, l'atome, qui est la représentation symbolique de l'unité indivisible qu'est la conscience. Aujourd'hui, chaque pauvre est une sorte de continuum constitué de lambeaux de pensée, mais en des paradigmes complexes et invérifiés, somme incroyable de croyances promues en certitudes infinies et dégradées aussi vite en doutes tragiques, le tout arrosé d'une multiplicité de savoirs sans méthode, oscillant entre les constructions de pensée les plus hardies et l'hébétude la plus animale. Les semi-lettrés que nous sommes tous devenus ignorent comment parler et là encore l'ignorent. Aussi, le moindre début de dialogue, de discours, pour ne pas dire de débat est confronté à notre propre ignorance de cette pratique et à l'urgence d'apprendre à parler, qui est aussi apprendre à écouter, à comprendre, à agir, à rire et sans doute à tuer, en un mot à vivre. Les pauvres qui veulent aujourd'hui parler doivent, dans l'urgence, tout inventer en même temps : le contenu, le but du parler, sa finalité, la théorie du parler, c'est-à-dire de cette finalité, mais aussi les règles même du parler, qui vont de la maîtrise de la langue à la réévaluation nuancée du respect selon qui l'utilise, et selon ce qui est dit, tout en sachant ne pas se fier à ces apparences dont la société est devenue comme la surface. L'assemblée de Jussieu paraît ainsi comme une coque de noix lancée sur l'océan : une somme d'insuffisances au service d'une hardiesse, née du plaisir et des nécessités impérieuses imposées par l'immensité de la pensée sans maîtrise.

La seconde décision, après l'abolition du vote, prise par l'assemblée dans les trois premiers jours de son existence, semble aussi avoir été exécutive mais celle-là a été extrêmement controversée. C'est le fait d'avoir exclu les médias de l'assemblée. Ignorant malheureusement l'argumentation autour de cette importante dispute, nous en sommes réduits à donner notre opinion sur le fait accompli.

Personne ne sera surpris d'apprendre que nous soutenons sans réserve cette mesure, inattendue, parce que jusqu'à aujourd'hui les médias n'ont été interdits de lieux et de débats publics par les pauvres en rupture que lorsque ces pauvres étaient des pauvres à l'offensive, c'est-à-dire des gueux. Au cours des dix années qui ont précédé l'assemblée de Jussieu les médias ont été ainsi interdits d'émeute presque partout dans le monde. Mais ceci était essentiellement dû à leurs qualités de mouchards en puissance se pavanant sur un terrain de bataille en prétendant être neutres et dans une moindre mesure à leurs mensonges, et dans une mesure encore beaucoup moindre à leur fonction principale dans ce genre de débat, qui est d'influer sur le débat, de modifier ses données, ses perspectives et ses buts. Ici donc c'est cet effet que les médias pouvaient avoir sur l'assemblée qui a été refusé. Un des constats les plus importants que l'humanité a fait dans le siècle écoulé est que toute observation change ce qui est observé, et l'information dominante non seulement change ce qui est observé, mais soumet ce qui est observé à sa propre observation, qu'elle tient, non sans raison, pour toute observation. L'opération, le moyen, devient le but, alors que ce qui est à réaliser, le but, la perspective, devient le moyen de cette opération en et pour soi, infinie. Il y a dans l'information dominante un véritable détournement à son profit du but de ce sur quoi elle informe, et interdire les médias d'un lieu de débat est nécessaire si l'on ne veut pas en perdre le but. La mesure, ici, est d'autant plus remarquable que les buts de l'assemblée semblent ne jamais avoir été formulés. Mais il parut évident qu'ils seraient, quels qu'on puisse les imaginer, en contradiction avec l'ingérence médiatique.

L'exclusion des médias, cependant, pose plusieurs questions, dont nous ne savons pas comment l'assemblée les a abordées. D'abord c'est une limite formelle, un interdit – et quel interdit singulier pour une assemblée générale que de refuser que les observateurs fussent-ils professionnels y assistent ! Qui dit interdit dit le faire respecter. Or, apparemment, l'assemblée ne s'est pas dotée de moyens coercitifs pour empêcher les médias de revenir après l'interdit. Ensuite, qu'est-ce qu'un média ? Est-ce que seuls les médias qui salarient leurs informateurs sont des médias ? Ou est-ce que le texte présent n'est pas lui aussi une forme de détournement des buts de l'assemblée quand par exemple nous disons que c'est une assemblée dont l'objet est l'ignorance et qui l'ignore ? Dès qu'une interprétation publique d'un événement paraît, n'est-ce pas une forme de média qui transforme par son observation ce qui a été observé, ce qui vaudrait aussi pour la chronologie et le recueil de témoignages qu'est 'le Lundi au soleil' et 'Ce qui ne fut pas', l'analyse de Fabrice Wolff ? Mais surtout, les conséquences d'une interdiction des médias sont relativement difficiles à calculer. On constate en effet qu'un événement non médiatisé est par là même également transformé dans la mesure où il se situe, qu'on le veuille ou non, dans le monde où l'information est accaparée par les médias. Ainsi, le fait que nous n'ayons connu cet événement que quatre ans après qu'il s'est produit est un phénomène essentiellement médiatique. Même si, pour notre part, nous avons choisi clairement de considérer que les informateurs sont les principaux ennemis de la volonté d'en finir avec cette société de la communication infinie, et que nous tenterons toujours de les exclure de là où nous sommes, nous manquons de réponse à ce véritable dilemme : lorsqu'une révolte est surmédiatisée, comme à Los Angeles en 1992, nous crions au détournement de buts et à l'étouffement du possible dans le bruit ; lorsqu'une révolte est sous-médiatisée, comme à Kinshasa en 1991, nous crions à l'occultation et à l'étouffement du possible dans le silence. Notre mesure des effets de la non-médiatisation est encore plus embryonnaire que notre mesure des effets de la médiatisation.

L'information dominante elle-même a réagi à cette expulsion d'une manière qu'on pourrait qualifier d'infantile. Elle a répondu au black-out par le black-out. Tu veux pas m'laisser entrer bein je causerai plus d'toi, na ! Des deux grands quotidiens de gauche et de fond français, 'le Monde' et 'Libération', seul 'le Monde' évoque l'assemblée de Jussieu une seule fois, mais c'est dans son édition datée du 21 janvier, donc avant d'en être expulsé. On ne peut que se réjouir que ce genre de récupérateurs croit pouvoir se permettre de jouer les boudins vexés. La perte d'humilité de cette profession consiste justement en ce qu'ils ne courtisent plus ceux qui font leur objet, l'information, mais qu'ils pensent devoir en être courtisés. De la sorte, les informateurs décident de leur propre point de vue de ce qui est important, et leur propre point de vue est nettement borné par cette arrogance qui refuse de concevoir sa propre ignorance. Après avoir dévoyé si gravement la parole sans même s'en rendre compte, ces gestionnaires absolutistes de la parole en ont perdu l'écoute. Ne pas avoir compris, ni même senti, l'importance de ce qui se jouait avec une assemblée comme celle de Jussieu démontre toute la perte de lisibilité du monde que ces agents de cette perte de lisibilité subissent désormais eux-mêmes. On peut ainsi, à travers la nécessité de cette assemblée et l'incapacité des informateurs d'y revenir, constater le rétrécissement de la forteresse poreuse de la middleclass, dont le territoire est équivalent à celui de la perte de lisibilité par aveuglement.

L'information ne pouvant pas désigner ses bons et ses mauvais dans l'assemblée, ceux qu'elle aurait désignés comme bons, les chefs des associations de chômeurs, se sont donc retrouvés eux aussi en dehors de l'assemblée. Comme carriérisme et prosélytisme passent par les médias, ces petits leaders n'ont pas compris non plus l'intérêt social et historique d'une assemblée qui excluait d'emblée les informateurs. On peut en tirer une règle simple et efficace : exclure les chefs permet seulement à d'autres chefs de se découvrir si on n'exclut pas l'information ; alors que si on exclut l'information d'un débat public, on n'a même plus besoin d'exclure les chefs : ils partent tout seuls, tant aujourd'hui les chefs se définissent mieux par leur visibilité médiatique que par l'exercice de leur pouvoir de coercition hiérarchique.

Reste à signaler les hésitations de l'assemblée par rapport à l'information, qui se sont manifestées notamment lors de deux "balades" collectives, le 30 janvier au 'Monde', et le 20 février au 'Parisien', où les expulseurs de médias s'invitaient eux-mêmes dans les locaux de ces journaux ! Il faut reconnaître que ces quelques dizaines d'envahisseurs ne se sont pas laissés prendre aux boniments des journaleux, puisque leur visite n'a pas été relatée dans ces médias mêmes ; mais ces deux visites ont plutôt paru conciliantes qu'offensives, puisque l'envahissement et l'usage gratuit des cantines de ces deux établissements a été l'acte le plus agressif contre cette profession qui est une quintessence de l'indignité humaine et, depuis une douzaine d'années, le noyau dur de la conservation de cette société. L'analyse du rôle des médias et de la médiation du discours n'a, en tout cas, pas avancé d'une seule parole qui nous soit revenue, dans ces circonstances. Et même la raison concrète de la visite au 'Parisien', qui était de demander des comptes sur la façon calomniatrice de parler de l'occupation du Cash Converters de la rue de la Roquette, n'a pas été suivie d'effet. Il faut constater, en définitive, qu'un mouvement qui exclut l'information dominante, et qui lui rend visite par la suite sans tenter de la détruire, en subit la fascination.

 

Le chômage et le travail

La question du travail a été la principale question théorique débattue par l'assemblée. Le chômage a été d'emblée identifié comme une partie du travail, et ne semble donc pas avoir été discuté spécifiquement. C'est une faiblesse dans la mesure où l'identité de chômeur a pu rester ainsi l'identité de base du mouvement et de l'assemblée.

Avant de voir en quels termes le travail a été davantage l'objet d'une discussion que d'une dispute, il faut situer le contexte de ce concept, tel qu'il peut être perçu par notre subjectivité si proche, et pourtant si éloignée, de ce qu'il a été dans l'assemblée de Jussieu.

Deux courants se sont croisés. Le premier est issu de la conception du travail telle qu'elle a été comprise chez Marx, et le second de la conception du travail telle qu'on peut la comprendre dans l'Internationale situationniste. En schématisant, la conception de Marx correspond à la tendance de l'assemblée que celle-ci a appelée "réformatrice" et la conception de l'IS à celle qui a été appelée "insurrectionnelle", ces deux termes étant d'ailleurs des coquetteries, puisque ni réformes ni insurrection ne semblent avoir été l'objet explicite de ces tendances, fort informelles et mouvantes. Et à l'intention de ceux qui pensent que le monde ne change pas, signalons que la position proche de celle de l'Internationale situationniste était majoritaire dans l'assemblée, ce qui encore il y a dix ans aurait paru impensable, et celle proche de Marx, minoritaire dans l'assemblée mais probablement majoritaire dans le mouvement. Il est vrai que la conception du travail de Marx est la conception dominante du travail dans le monde.

Pour Marx, le travail est l'activité qui est source de toute richesse et de toute liberté. C'est l'activité centrale, non seulement de la société, mais de l'humain. Cette position-là est la position dominante dans notre société, et elle est partagée par les valets gestionnaires et par la majorité des pauvres qui travaillent ou qui chôment. Marx ne diffère de la position libérale dominante que dans le fait qu'il réprouve la soumission du travail au capital. Le but de l'humanité est donc de créer les conditions d'une société où le travail sera libéré et dont les fruits reviendront à celui qui le pratique.

C'est parce que le travail est considéré comme source de toute richesse et de toute liberté, comme activité centrale de l'humain, que le terme de chômeur va au-delà du simple appendice au terme de travailleur. Car si le travail est la condition de la richesse et de la liberté, si dans le but de l'humanité le travail est essentiel, alors s'identifier comme chômeur signifie, premièrement, qu'on reconnaît le travail comme activité essentielle de l'humanité et, deuxièmement, qu'on n'a pas accès à l'activité essentielle de l'humanité. Quoi qu'on pense du travail, s'identifier en tant que chômeur signifie, d'un point de vue téléologique, qu'on n'a pas d'autre but pour l'humanité que celui qui offre la prééminence au travail, car sinon on ne se définirait pas par rapport au travail, mais par rapport à l'activité réellement essentielle, quelle qu'elle soit. C'est pourquoi l'absence de remise en cause de l'identité de chômeur dans l'assemblée de Jussieu est le reflet de la faiblesse qui a plombé tous les mouvements contre cette société depuis que le projet en béton armé du prolétariat, le communisme, s'est fissuré, et que le prolétariat s'est éparpillé avec lui : l'incapacité de partir du but pour se déterminer, et pour choisir les moyens de réaliser ce but.

Cent ans après Marx, l'Internationale situationniste a radicalement pris position contre le travail. "Ne travaillez jamais" est un des slogans situationnistes les plus connus. Cette façon de voir se place dans la perspective du plaisir et de la vie et rappelle que le travail est d'abord une contrainte, une corvée, une imposition, une honte, un malheur, quelque chose de dégoûtant. Mais ce violent rejet du travail fait l'économie d'une critique approfondie et même d'une définition du travail. Le sens et l'utilité véritables du travail en ont même été perdus à un point étonnant comme en témoigne ce tract daté du 7 mars 1998, où l'on en arrive à reprocher au travail en général sa non-utilité, en le réduisant à sa fonction policière : "En bref, il apparaîtra que la fonction dernière du travail est policière, c'est-à-dire procède du maintien de l'ordre social et pourrait se résumer par cette formule : "Comment occuper les hommes quand pour l'essentiel ils n'ont plus d'autre utilité que celle de consommer"." Les situationnistes n'ont pas critiqué Marx, et ont même adhéré au projet social de Marx, le communisme. Leur but est donc le même, mais si pour Marx il faut libérer le travail, pour les situationnistes il faut se libérer du travail, il faut libérer l'individu humain du travail, il faut abolir le travail. Le jeu, sous une forme tout aussi mal définie, est parfois opposée au travail et fort justement les situationnistes ne se sont pas hasardés à exposer ce que serait l'activité humaine dans le communisme, tant celui-ci paraissait une projection lointaine et abstraite.

La véritable honte du chômeur n'est pas celle mise en scène par la bonne pensée de gauche et largement partagée par de nombreux chômeurs, à savoir le manque d'argent, l'infirmité du consommateur ; mais c'est d'être exclu de la réelle activité source de toute richesse et de toute liberté qui est véritablement honteux, inhumain. La tendance "insurrectionnelle", en rejetant le travail, ne contredit pas réellement cette honte-là, elle l'occulte seulement. Elle se comporte comme si elle ne savait pas que le travail est une activité collective, et non pas individuelle, et comme s'il n'existait pas d'activité essentielle de l'humanité, génératrice de la richesse et de la liberté, ou alors elle est incapable de la nommer ce qui revient au même. C'est donc uniquement par une forme puérile de "ludisme" qu'elle rejette la honte du chômage, qui est l'incapacité toute nue d'avoir accès au monde, sans même l'excuse du travail. Car le travail n'est évidemment pas non plus l'activité essentielle de l'homme, quoiqu'il en est une forme ou un moment, mais ceux qui travaillent peuvent avoir l'excuse anthropologique de croire que c'est l'activité essentielle ; alors que le chômage, à partir du moment où on s'y identifie, est le désœuvrement, pas seulement par rapport au travail, mais par rapport aux buts de l'humanité.

La position de Marx est parfaitement claire, mais les situationnistes, en soulignant l'importance de tout ce qui échappe au travail, ont montré que cette vision de l'activité humaine ne suffit plus à répondre de l'activité humaine. Et c'est donc parce que la position situationniste sur le travail n'est pas claire que l'assemblée de Jussieu s'est trouvée contrainte d'essayer de comprendre une activité qui était encore si évidente pour les pauvres lorsqu'ils étaient entassés dans un prolétariat. 'Le Lundi au soleil' retrace en partie les réflexions que la question du travail a entraînées, et qui ont toutes surgi dans la séance du 10 février 1998.

Le vieil avis marxiste qu'il faut s'emparer des moyens de production apparaît d'abord. Il est contrecarré par l'idée situationniste que s'emparer des moyens de production n'a de sens que si on participe à l'élaboration de la finalité de cette production.

Nous, téléologues, sommes évidemment d'accord avec cette objection téléologique. Ce seul point de débat montre les forces et les limites de cette assemblée. Il est évidemment très important de poser la question de la finalité de la "production", ne serait-ce que parce que c'est une question que les gestionnaires au pouvoir ne posent jamais, essayant de faire passer la réponse pour implicite ; mais il est surtout essentiel de faire ce que l'assemblée n'a pas fait alors, y répondre. Dans la réponse, en effet, se situe non seulement la vérité de la "production", mais aussi celle du travail, non seulement le but du travail, mais le but de l'humanité.

L'assemblée a soulevé ensuite l'idée que "le travail est admissible s'il n'est pas contraint", parce que "si les fins du travail sont attrayantes, on peut accepter d'accomplir des tâches rébarbatives" et qu'en somme "le travail, lui-même, doit être déjà une source de satisfaction".

Cette position est un condensé des contradictions et des hésitations de cette assemblée sur le travail. D'abord l'idée que le travail pourrait ne pas procéder d'une contrainte est une contradiction, très largement répandue dans un monde qui cherche à concilier le travail comme source de toute richesse et le plaisir comme bénéfice de toute richesse. Même dans la pensée post-situationniste on étend parfois ainsi le travail à toute activité. La deuxième phrase, concernant les fins attrayantes et les tâches rébarbatives, est fort curieuse dans ce débat, parce qu'elle ne se différencie en rien du discours dominant, qui promet, jusque dans ses paradigmes moraux, plus de récompenses plus on en chie ; cette phrase doit donc n'être comprise que comme la répétition du constat que les buts du travail salarié actuel ne méritent pas qu'on en chie. Là encore ce qui manque c'est de dire quelles fins seraient suffisamment attrayantes pour qu'on y consente des tâches rébarbatives. Enfin, que le travail soit source de satisfaction est une évidence oubliée, puisque le travail n'est que l'activité nécessaire à la satisfaction du besoin alimentaire. Mais cette idée reprend également le discours dominant sans s'en rendre compte ; c'est simplement comme si elle partait de l'évidence erronée que le travail n'était pas source de satisfaction. Dans cet enchevêtrement de préjugés et de banalités qui cherchent une issue, on remarquera simplement que lorsqu'on réfléchit sur ce qu'est le travail, il est de plus en plus difficile de se figurer le slogan situationniste "ne travaillez jamais", nettement mis en cause ici, quoique de manière implicite seulement.

Il faut reconnaître à l'assemblée d'avoir poussé le courage jusqu'à tenter d'en arriver à définir l'activité humaine, et le but de l'humanité. "Seule une activité qui mobilise toutes les facultés des individus peut être qualifiée d'activité humaine. Ainsi, le travail n'est plus strictement séparé de son résultat, comme les moyens, des choix de production. Il anime l'homme total. Dans cette activité complète, chacun se réalise, se libère."

On voit là la partie de la vision de Marx qui a été reprise sans examen par les situationnistes. Le fantasme creux de l'homme total comme but et comme fin de toute chose hante plus les rhétoriques que les imaginaires. Il faut évidemment ici s'étonner de la réhabilitation du travail, qui serait donc simplement dévoyé de son but, et qui, mis en œuvre à bon escient viendrait "animer" cette monstrueuse courgette qu'est l'homme total. Il est symptomatique que cette assemblée ait pu laisser passer une phrase qui stipule qu'une activité ne peut être qualifiée d'humaine que si elle mobilise "toutes les facultés des individus". L'histoire, par exemple, activité qui est loin de mobiliser toutes les facultés des individus, ne serait donc pas qualifiable d'humaine. Et qu'est-ce qu'on appelle toutes les facultés des individus, et pourquoi des individus, et quelle activité les a jamais mobilisées toutes, et pourquoi non ? Les réponses sont soit trop simples pour être intéressantes ou trop compliquées pour se suffire du cadre, pourtant vaste, de ce débat. Le postulat que chacun se réalise et se libère dans cette activité "complète" revient évidemment à ce vieux fantasme qui pense que l'individu peut se réaliser sans finir, en quelque sorte ad aeternam, dans une activité parfaite, où il serait indépendant du genre et de son mouvement indispensable, l'aliénation.

La vieille idée de l'"accaparement" des marchandises comme critique du travail est aussi apparue : "(…) et par cette consommation directe, chacun commence à mener une vie pleine, une existence individuelle complète et créative."

On le voit, même les idées les plus simples n'ont pas manqué de s'appuyer sur les rêveries et les projections les plus triviales. Après l'homme total, voilà la vie pleine, après la mobilisation de toutes les facultés des individus, voici l'existence individuelle complète et créative. Il y a évidemment une confusion sur le point de ce qui est ici appelé "accaparement des marchandises". S'il s'agit là de piller des marchandises, c'est-à-dire d'en disposer sans les payer, on n'en détruit pas le travail, mais seulement le caractère marchand. Si on anéantit l'échange d'une marchandise, elle n'est plus une marchandise ; mais le travail qui en a fait une marchandise n'est pas pour autant détruit. Même si le travail a une forme marchande, l'essence du travail n'est pas marchande, justement. C'est la marchandise qui est exclusivement dépendante du travail, pas le travail de la marchandise.

"Une remarque oppose à ces conceptions que, bien que l'économie soit une idéologie, elle n'est pas pour autant une pure chimère : elle est effective."

On ne saurait mieux résumer ce que l'observatoire de téléologie objectait, quelques années plus tôt et quelques mois plus tard, à Voyer, le théoricien de la communication infinie, quand il prétendait que l'économie n'existe pas, parce qu'il confond existence et réalité. Toute l'économie n'a toujours été qu'une idéologie, et comme toute idéologie dominante, l'économie est effective : elle existe comme tant d'autres pensées qui n'ont pas été réalisées, et elle agit comme tant d'autres pensées qui n'ont aucune réalité.

Le débat sur "la nature des besoins que le travail cherche à satisfaire" n'a pas non plus manqué, heureusement d'ailleurs. Mais ce débat s'est arrêté à la vieille idée de l'utilité du travail.

Chaque travail n'est pas utile à chacun. L'expérience du travail utile est proprement l'expérience khmère rouge où la volonté était de ne produire aucun superflu, ce qui est utile et superflu étant décidé centralement. Si l'échec de l'expérience khmère rouge enseigne quelque chose, c'est que pour produire du riz, il faut produire du caviar. Si on a pour but le minimum, on risque seulement de tomber en dessous du minimum ; si on a pour but le maximum, le minimum vient tout seul ou peu importe. L'idée de l'utilité du travail, formulée ainsi : "Puisque ce sont les besoins qui justifient le travail, ce sont eux qu'il faut examiner en priorité…", est en contradiction, soit dit en passant, avec l'idée que "le travail est admissible s'il n'est pas contraint", du début de la discussion. Comment quelque chose qui serait justifié par le besoin ne serait-il pas contraint ?

Nous n'avons pas participé à ces discussions sur le travail. Mais nous en profitons pour donner notre avis. C'est sans doute le meilleur hommage et remerciement que nous pouvons faire à ces discussions, et c'est évidemment ce pour quoi elles étaient faites. Jamais un compte rendu ne se suffit s'il n'est pas accompagné d'un avis ; à condition, cependant, que l'avis ne soit pas mêlé au compte rendu de manière qu'on puisse prendre l'un pour l'autre. Mais quoique nous venions quelque temps après ces discussions, et que nous les continuions avec une autre façon de s'exprimer, nous pensons justement en faire partie, à plusieurs titres. Le 10 février 1998 à Jussieu n'est pas fini aujourd'hui, 10 mars 2002. Si les discussions d'une assemblée comme celle de Jussieu ont un sens, alors, en l'absence de mesures exécutives prises par l'assemblée, c'est celui que nous leur donnons maintenant. Et d'autres, plus avisés, y viendront approfondir ce qui, en 2002, se sera approfondi de 1998.

Il y a une double difficulté à comprendre ce qu'est le travail que ne connaissaient pas les bataillons serrés du prolétariat, lorsqu'il y avait encore un prolétariat – et c'est sans doute une des raisons de la disparition de cette façon d'organiser et de catégoriser les pauvres. La première difficulté est idéologique : les situationnistes ont discuté le travail, non du point de vue de l'économie, mais du point de vue de la vie, non du point de vue de la survie, mais du point de vue de l'art se dissolvant, juste un peu avant le prolétariat. Seulement, ils n'ont pas critiqué l'économie, ils ont simplement mis en scène et en opposition ce qui lui échappait. Le slogan "ne travaillez jamais" qui planait au-dessus de l'assemblée des chômeurs est catastrophique, parce que cette simple bravade sans réflexion est devenue programmatique. Toutes les critiques post-situationnistes du travail partent du postulat qu'il faut abolir le travail, comme la critique post-situationniste de l'économie chez Voyer part du postulat que l'économie n'existe pas. Ce sont là des radicalismes qui tentent de dissimuler le manque de profondeur par des formules tapageuses. Cette technique situationniste – exagérer pour démontrer – peut être tout à fait offensive et explicite comme l'ont très bien compris les publicitaires, à condition qu'on n'oublie pas qu'il s'agit d'une exagération – c'est ce qui différencie les publicitaires des consommateurs. Chez les post-situationnistes, la critique du travail postule la vie généreusement dilapidée contre l'effort et la souffrance du travail ("la débauche, pas l'embauche"), mais tente de concilier cette conception avec celle de Marx qui campe sur la position inverse. Il n'y a là aucune critique de Marx, mais un amendement criard d'un point central de ce que disait Marx. La finalité – qu'ici on appelle l'homme total – est la même pour les deux tendances, du côté de la fourmi Marx on affirme que c'est seulement par le travail qu'on peut y parvenir alors que du côté de la cigale situationniste on prétend que travailler, justement, interdit d'y parvenir.

L'autre difficulté avec la notion de travail est que le travail n'est pas une activité individuelle dans le monde marchand, malgré les apparences et les douloureuses expériences de chacun. Chaque travail marchand implique et présuppose tous les autres. Je ne peux pas abolir le travail, déjà pour cette simple raison que si je "ne travaille pas", le travail, même mon travail, ne serait en aucun cas aboli. Le travail se présente comme l'activité nécessaire à mon besoin alimentaire, mais il est avant tout l'activité nécessaire au besoin alimentaire de l'espèce humaine : ce n'est pas une activité construite pour empêcher la famine d'un individu, c'est une activité construite pour empêcher l'extinction du genre humain par la famine. C'est pourquoi d'ailleurs ce qu'on appelle le chômage dans le monde du travail est effectivement aussi du travail, comme l'assemblée de Jussieu l'avait fort bien compris. Il n'y a donc pas de solution individuelle au travail, dans le monde marchand, et la marchandise, de ce point de vue, n'est rien d'autre que la forme présente de l'universalité du travail.

Cela posé, comment définir le travail ? Le travail, comme toute autre activité humaine, se définit par rapport au but. Or, par rapport au but, au nôtre, par rapport à l'accomplissement de l'humanité, l'activité générique est le jeu, dont le débat est précisément le moment essentiel. Le travail est un moment particulier du jeu, du débat, à double titre. Au sens générique, le travail est l'activité et l'ensemble des activités qui satisfont les besoins alimentaires. Au sens historique, le travail est l'activité dominante de la société tant que la société est dominée par les gestionnaires dont le travail est l'activité fétiche.

La critique du travail n'est donc pas "ne travaillez jamais", qui a le même sens que "ne mangez jamais". La critique du travail est simplement la critique du travail comme activité dominante. Le travail est un moyen pour satisfaire un besoin, mais dans notre société, il s'est substitué au but jusqu'à interdire la visibilité du but : les gestionnaires n'ont pas d'autre but que ce qui est là, à l'infini, travailler toujours, c'est pourquoi la question même du but s'oppose à l'infini sous toutes ses formes, entre autres celle de l'homme total.

Dans une société qui prendrait explicitement l'accomplissement de l'humanité pour but, et qui serait une assemblée générale permanente, qui serait donc construite sur le jeu et plus particulièrement sur le débat, il faudra aussi travailler, il faudra aussi produire du riz. Mais, comme le disait l'assemblée le 10 février, "si les fins du travail sont attrayantes, on peut accepter d'accomplir des tâches rébarbatives" ; c'est parce que l'on veut du caviar que l'on produit du riz. Il y aura aussi des gestionnaires, mais ils seront des commis, et ils rendront compte à l'assemblée de leurs commissions. Ils travailleront mal, probablement, parce que dans l'assemblée ils auront mieux à faire, et que le travail risque d'être suffisamment peu considéré pour que travailler mal soit toléré, forcément mieux que dans une société construite autour du travail. Et des participants à l'assemblée mourront de faim, parce que, du fait du mauvais travail des gestionnaires et des autres commis de l'assemblée, ils n'auront pas assez de riz. Mais quelle importance dans un monde où mourir de faim par absence de riz sera considéré comme une forme particulière de mourir d'une indigestion de caviar ! Il y aura du travail, beaucoup ou peu, qui sait, et ce sera une somme d'activités rébarbatives, bien sûr, mais subordonnées ; pour se faire une idée de la place et de l'influence que pourrait avoir le travail, il n'y a qu'à se représenter la place et l'influence du jeu dans la société des gestionnaires : et il est aisé de comprendre combien ce changement de perspective changerait le monde. Mais ce n'est certainement pas en prenant le travail pour objet qu'on change le monde du travail en monde d'autre chose ; c'est en partant du principe du monde qu'on dépasse le monde du travail. Et, dépasser le travail, selon le vieux concept hégélien d'aufheben, repris par Marx et les situationnistes, et tout à fait approprié en l'occurrence, ce n'est pas l'abolir, c'est le supprimer en le conservant, en le ramenant dans ce dont il est l'apparence et un moment dialectique : le jeu.

Bien entendu, quand nous jouons ainsi à spéculer sur l'avenir, c'est en partie pour la démonstration et en partie par ironie. Dans notre position sur le travail, nous ne reprenons rien de Marx, sauf la nécessité du travail : nous pensons que l'universalité qu'il y a dans le travail par la marchandise est l'universalité du jeu, et que le jeu est l'activité générique humaine ; nous reprenons par contre la dialectique situationniste de la vie et de la survie, en affirmant que tout comme le jeu est l'activité facultative qui fait la vie, le travail est l'activité nécessaire à la survie ; mais ni notre point de départ ni notre point d'arrivée ne sauraient être le travail, qui n'est qu'accidentel, quoique indispensable dans le mouvement du jeu (le travail est même le moment de la nécessité dans le jeu) – l'histoire –, dans la recherche du but – la téléologie –, et dans sa réalisation.

Il faut ici regretter que cette position qui consiste à dénier au travail son importance n'a pas été celle de l'assemblée de Jussieu, malgré toutes ses protestations contre le travail. Et cette assemblée, qui a entrepris des efforts si méritoires pour exposer et combattre son ignorance du travail, n'est finalement jamais parvenue à cette position simple, si clairement exprimée dès le 2 janvier à Nantes lors de l'occupation du CCAS : "Le travail ne doit plus être ni le centre, ni la condition de nos vies", qui ne prétend pas abolir le travail, mais renverser l'organisation humaine qui découle de sa prééminence. Par où l'on voit que si l'assemblée poursuit ses travaux en 2002, alors qu'elle n'existe plus, elle les avait commencés avant d'exister.

 

Présence de l'assemblée de Jussieu dans Paris

L'assemblée de Jussieu s'est aussi manifestée sur l'extérieur. 'Le Lundi au soleil' recense une douzaine de "balades", entre le 23 janvier et le 30 avril. A condition d'un nombre minimum, "en effet, une balade nécessite une bonne vingtaine de personnes au moins", ces déambulations dans Paris, d'une journée, sont des trajets non révélés à l'avance, chaque fois différents, avec des visites de sites, plutôt des entreprises ciblées pour leur rôle plus ou moins proche du mouvement des chômeurs, comme par exemple 'le Monde' ou 'le Parisien', un centre de tri postal, la RATP, la SNCF, la Maison des sciences de l'homme, l'Insee, des supermarchés. Le nombre inhabituel de ces promeneurs – moins qu'une manifestation, mais plus qu'un groupe d'"amis" ou de collègues de travail –, leur détermination, et leur regroupement à partir d'un vécu, d'un discours et d'un mouvement relativement commun créaient de fait une rupture dans le quotidien des autres. Le principal mérite de ces balades semble avoir été d'évaluer très justement la force et la faiblesse de cet état de fait inhabituel.

Le nombre a permis un usage non marchand d'un certain nombre de lieux payants. "Le métro gratuit n'est pas une revendication mais un fait." Un des objectifs des visites d'entreprise a été d'aller manger gratuitement dans leurs cantines (les promeneurs ont même fini par établir une sorte de guide dérisoire des cantines). Ceci rejoignait les invasions de grands restaurants et de grands hôtels, qui ont pour beaucoup eu lieu en province, notamment à Lyon, Nantes, Strasbourg, et la pratique des "réquisitions" dans les supermarchés, qui consistait à remplir quelques Caddie en faisant comprendre à la direction et à la sécurité du magasin que le nombre créait un rapport de force en faveur des envahisseurs qui rendait inutile la vérification par l'affrontement. A ce sujet, il faut rejeter cette mauvaise conscience qui tente de réhabiliter des actes en les appelant par des mots propres et positifs. "Rappropriation", "réquisition", "accaparement" sont des façons honteuses de parler du vol ou du pillage, tout comme de poser que les escrocs qui gèrent cette société seraient des voleurs comme l'a fait publiquement l'assemblée, le 13 février, pour expliquer le "déménagement" du Cash Converters, rue de la Roquette : "Ce sont eux les vrais voleurs." Vol et pillage sont des termes qui ont un sens, et ce sens est d'abord perçu comme mal uniquement par ceux qui craignent qu'on les vole et qu'on les pille, parce que ce sont des agressions contre la marchandise et la loi qui la défend. Le lifting des mots pour les vider de leur sens négatif est l'affaire des gestionnaires de cette société ; ce politically correct sied mal à ceux dont le but est la vérité pratique.

Les balades semblent avoir cherché à maintenir un équilibre entre une activité plaisante à partager entre les participants de l'assemblée – un des buts avoués était de renforcer leur cohésion – et une tentative de parler en dehors de l'assemblée, de faire connaître ses positions à l'extérieur, notamment auprès de ceux qui travaillaient, une forme renouvelée et non militante d'agit-prop. Le "comité de balade" (tournant ?) qui rédigeait un compte rendu de chaque balade laisse entendre que ces initiatives ont été plutôt bien accueillies en général, là où la balade passait. Mais on ne sait pas suffisamment comment ces interventions ont été vécues par ceux qui les subissaient : imposition ? matière à réflexion ? curiosité ? incitation à la rupture ? tournée d'information ? plaisir ? récréation ? spectacle ? menace ? début de débat en perspective ?

L'inattendu, la bonne humeur, l'humour, une certaine inventivité ont constitué l'ambiance de ces dérives. Elles ont ainsi été la marque du mouvement dans son ensemble, une variété inusitée de cette fraîcheur tonique que les publicitaires de produits de soin tentent si laborieusement d'injecter dans leurs clichés de ravissement simulé. L'intensité de ce vécu est en effet légèrement au-dessus de ce qu'elle est dans le quotidien, même si elle est restée légèrement en dessous des dérives situationnistes dans le Paris d'il y a un demi-siècle, si on en veut bien croire avec les camarades de Debord que tout était alors possible, et nettement en dessous de celle d'une émeute.

Les balades de l'assemblée de Jussieu se sont situées entre l'effronterie inattendue et l'infraction bénigne. Elles ne semblent avoir rencontré ni entraîné aucunes violences physiques, mis à part quelques interpellations sans conséquences. La négativité latente des promeneurs semble toujours avoir été tenue en échec par une forme très retenue de positivisme prosélyte. On cherchait plutôt la discussion que la confrontation, et même dans la discussion, on ne cherchait pas la rupture. La police, d'ailleurs, semble n'avoir pas saisi cette anguille qui serpentait aux limites de la loi, bousculant parfois sans heurter jamais. Si la bonne humeur est dangereuse pour l'État, ses représentants en casque ont dû faire le calcul qu'il est aussi dangereux de l'interrompre quand elle n'est que communicative et pas encore autrement effective.

Au-delà d'avoir forcé la gratuité de certains services, les actes les plus amusants ont été les prises à partie d'huissiers, la perturbation d'un défilé de mode ("nous voulons tout, mais pas ça"), sans oublier une ballade particulière (celle-ci mérite ses deux l) qui a eu lieu le 31 janvier de cette année de Coupe du monde de football en France, avec une partie de ballon à quatre-vingts, entre les places du Colonel-Fabien et de la République : "Le plus grand match de foot dans le plus grand stade de France a commencé."

Mais l'usure et l'habitude ont rapidement gagné ces impertinences qui devaient tant à la vivacité. Elles semblaient plutôt épuiser les perspectives d'une frustration antérieure au mouvement que permettre de découvrir de nouveaux horizons. Et, au même rythme que l'assemblée, la circulation groupée de ses membres dans la ville, qu'ils voulaient transformer en terrain de jeu, s'est épuisée faute de négativité, de grandeur de vues, d'histoire, de jeu.

 

Présence de l'assemblée de Jussieu dans le mouvement des chômeurs

L'absence des médias a eu une conséquence imprévue, mais qui mérite d'être prise en compte à l'avenir : l'assemblée de Jussieu a été comme coupée du reste du mouvement des chômeurs, du reste de la France, du reste du monde. L'information par les participants eux-mêmes, non systématique, inégale et sans vérification, ne s'est opérée que d'une manière fragmentaire et peu utilisable pour le mouvement lui-même.

Commençons par le monde : il n'y a aucune preuve, aucun témoignage, aucun indice qui permettent de supposer que l'assemblée savait, voire s'intéressait à ce qui se passait dans le monde au début de 1998. Quels que soient l'intérêt et le caractère exceptionnel d'une assemblée comme celle-là, elle ne peut se mesurer et se comprendre si elle ne conçoit pas sa place dans le monde et dans l'histoire. A aucun moment les échos qui nous sont parvenus de l'assemblée ne permettent de supposer qu'il y ait même eu une tentative concertée de se concevoir dans l'histoire. Et c'est comme si le silence médiatique avait également entraîné une extinction de la conscience de l'histoire. Ce n'est qu'en tant qu'approfondissement et réflexion sur soi du mouvement battu des émeutes modernes que cette assemblée devient ou approche un fait historique. En vérité c'est son avenir, en Argentine par exemple, et dans le monde en général, qui en fera ou non un événement historique ; l'importance de ce mouvement n'est pas jouée : c'est à nous que son historicité potentielle appartient désormais. Mais ses faiblesses et ses incertitudes révèlent qu'elle avait franchi la lisière de la nouveauté, et nous entendons nouveauté précisément comme synonyme d'historique. Cependant, nous entendons aussi par historique un événement qui contient une critique suffisante de ce qui est là pour mériter d'être situé dans le débat de l'humanité ; cette condition ne semble pas avoir été atteinte par l'assemblée de Jussieu, et c'est pourquoi son débat deviendra, selon son héritage, un balbutiement de la passivité et de l'impuissance, ou un préalable au débat de l'humanité sur elle-même.

Le mouvement des chômeurs en France a ignoré le mouvement du négatif dans le monde, et c'est parfaitement réciproque : comme chaque fois que le négatif pointe dans le monde depuis trente ans, c'est dans une isolation telle que même les partisans du négatif ignorent que c'est du négatif ou le dénient simplement. Et il n'est pas exagéré d'ajouter que même le mouvement des chômeurs en France, le nez dans le terroir, a ignoré l'assemblée de Jussieu. Là aussi on voit quelle puissance la médiation de l'information a acquise contre ce qu'elle médiatise. En Europe, d'autres mouvements de chômeurs, devant l'agitation française, ont bandé plus ou moins mou : du côté des plus mous, les chômeurs allemands ont desserré la braguette en une journée nationale dans une centaine de villes, là aussi avec seulement quelques dizaines de milliers de déçus du wagon de la middleclass, culminant dans quelques échauffourées à Berlin ; côté un peu plus dur, un vieux mouvement de chômeurs de la fin des années 70 en Italie s'est viagré aux nouvelles parcellaires de France, ce qui aurait notamment abouti à une véritable émeute à Naples, le 17 mars, où une dizaine de magasins auraient été pillés, et où il y aurait eu des affrontements, et des arrestations. Mais la question centrale, ici, est de savoir si les albanais ont participé à ce début de débat-là. Il est tout à fait étonnant que 'le Lundi au soleil', qui rapporte l'émeute de Naples comme fort en marge de Jussieu (et qui la rapproche de l'assemblée parce qu'il y a là des chômeurs, et non à cause de la portée du négatif qui s'exprimait là), ne mentionne jamais aucun albanais, ni à Berlin, ni à Naples, ni à Toulouse, ni à Limoux, ni à Jussieu, ni dans les balades parisiennes. Et pourtant, les feux de l'année précédente n'étaient pas éteints au pays des Shkipétares, puisqu'il y a eu deux jours d'émeute le 22 et le 23 février à Shkodër, où, selon le 'Guardian Weekly', "Non ce n'est pas fini en Albanie ! Une foule armée a pris le contrôle d'un poste de police, y relâchant les détenus, brûlant la librairie et l'Université et pillant 2 banques". Entre Berlin et Naples en tout cas, en passant par le Cash Converters de la rue de la Roquette, on n'a pas connu pareille débauche précaire pendant tout ce mois de février !

En France même, le mouvement des chômeurs suit une courbe identique à la décrépitude de Jussieu, un émiettement accéléré, qui s'ignore la plupart du temps, ou alors qui fait place à des protestations amères, ou à ces appels à la lucidité qui sont des regrets. Si Jussieu a été si peu connu dans la France, les mouvements épars dans les provinces se sont également peu connus. Le black-out de l'information a transformé le mouvement en bouts d'action éparpillés – le maïs transgénique deviendra un thème de débat important –, en tentatives de compréhension sans complémentarité, en petits groupes sans contacts ; pour connaître en France un mouvement de désaccord avec l'État qui marque autant de désaccords en lui-même, il faut remonter, au-delà de la révolution française, et même au-delà de la préface à la révolution française qu'était la Fronde, révolte illisible au possible, jusqu'aux guerres de Religion, dans la seconde moitié du XVIe siècle, où Paris acquit seulement le rôle clé de cet État dont il est resté plus que le centre. Pourtant, signe de la profondeur et de la force du mouvement, l'assemblée de Jussieu n'a pas été la seule tentative de mettre en commun de la pensée qui n'entrait plus ou qui débordait de l'étroite vision middleclass de l'information dominante. Les efforts d'organisation nés du mouvement ont été aussi très disparates et intermittents dans les provinces françaises, ce qui, comme pour l'assemblée, sera soit un dérisoire aveu d'échec, soit un encourageant signe avant-coureur, à nous de jouer : le 6 février, les habitants du quartier Breil-Malville à Nantes se seraient réunis en une assemblée générale dont on ne sait malheureusement rien d'autre ; les 7 et 8 février,'le Lundi au soleil', qui est notre seule source pour la chronologie du mouvement après son extinction dans la presse, rapporte une coordination bretonne à Quimper, avec les représentants du mouvement de sept villes de Bretagne ; et une "coordination régionale des assemblées indépendantes" à Toulouse, où sont représentées onze villes entre Perpignan et Bordeaux ; le lendemain 9 février à Toulouse, il y a une assemblée générale tournante dans les ANPE ; le 12 février à Saint-Nazaire a lieu une rencontre chômeurs-ouvriers aux Chantiers de l'Atlantique ; et enfin, le 19 février, "première coordination nationale, réunion de plusieurs collectifs autonomes : Toulouse, Vannes, Pau, Strasbourg, Nantes, Paris-Jussieu, Paris-EDF XVIIIe, Rennes, Saint-Brieuc, Morlaix, Guingamp, Cholet, Auch, La Roche-sur-Yon, Rostrenen sont présents", avec un texte dont le titre au moins représente le caractère joyeux du mouvement : "Invitation à deux jours de réflexion les 19 et 20 février 1998 sur la lutte des chômeurs/ses et précaires en vue d'une coordination intergalactique. A tous les collectifs de chômeurs/ses et précaires en lutte." La deuxième phrase du tract est ce constat, devenu capital : "Pourtant les médias hexagonaux nous ignorent." On apprend ensuite que les collectifs de Bretagne se sont réunis quatre fois en coordination, il est fait mention de la coordination du Sud-Ouest et des tentatives de préparation de coordination "dans le Limousin et dans l'Est". Plus loin on expose les thèmes de fond de l'ordre du jour : "Quel objectif pour le mouvement aujourd'hui : travail ou revenu ? Quelle prise en compte, ou plutôt quelle rémunération des activités aujourd'hui non salariées ? Qu'entend-on par travail socialement utile ? Quelle place aujourd'hui pour le travail et le salariat dans la société ?" ; et les thèmes de "forme" : "Quelle structuration adopter pour les liens entre les collectifs (informels, échanges ou rencontres régulières, matériel commun – affiches, bulletin…) ? Quelles actions ou initiatives communes – simultanées et décentralisées sur des thèmes à définir, ou bien échéances régionales ou hexagonales ?" On voit qu'à cette seule référence d'une tentative d'unification de Jussieu avec le reste des mouvements en France, on appelait "fond" ce qui relève de la théorie et de l'exégèse, et "forme" ce qui est du domaine de la pratique ; le fond est la réflexion sur le travail, la forme l'organisation. C'est une inversion des valeurs par rapport à l'utilitarisme dominant qui mérite d'être notée.

Prévue depuis janvier par les associations spectaculaires, le 7 mars est une nouvelle et dernière journée de mobilisation nationale. Les effectifs et les événements sont globalement les mêmes que pendant les journées nationales de janvier, et la répétition ajoute encore à la lassitude.

Enfin, une lettre signée Caroline et datée du 9 mars, qui a été lue et débattue à Jussieu, apparaît, avec le recul, comme un mot de la fin d'un mouvement qui ne se croyait pas encore si vaincu alors. Après un exergue d'Ernst Bloch qui se termine par "C'est pourquoi tant de choses lumineuses restent inaperçues comme si elles n'existaient pas", l'auteur s'introduit : "Certainement on me demandera ce que je fais ici, et la question sera fort à propos. Que faisons-nous en effet ? Dans quelle mesure une assemblée comme celle de Jussieu peut-elle, hors de tout contexte général critique, exister non seulement en elle-même, mais encore au-delà d'elle-même ?" Si, quatre ans plus tard, nous sommes particulièrement fondés, devant un événement comme cette assemblée, de nous inquiéter d'abord d'être des intrus tardifs auxquels de plus autorisés pourraient demander des comptes et ensuite de nous demander comment une telle assemblée déconnectée du négatif peut fonctionner, venir jusqu'à nous, et même aller au-delà, il est particulièrement remarquable de constater que ces interrogations avaient déjà cours dans cette assemblée même !

On lit plus loin cette phrase où l'on trouve rassemblées, mais détachées, la vérité et la réalité, comme c'est le cas si souvent lors des mélancolies des défaites qui s'ignorent encore : "L'air du temps n'est pas à l'intérêt par la vérité ; d'abord parce que la réalité n'est pas belle à voir." C'est, en effet, la beauté qui n'est pas très réelle, et c'est justement dans ces moments-là que l'air du temps est le plus à l'intérêt de la vérité.

Puis, certainement la plus grave accusation contre l'assemblée de Jussieu : "Visiblement, dans notre époque, l'insatisfaction diffuse est incapable de se transformer en une critique collective qui ouvre des perspectives d'en sortir." Le réquisitoire se poursuit plus loin : "Il aurait fallu réellement que cette assemblée soit "extraordinaire", c'est-à-dire qu'elle arrive à trouver son authentique consistance, qu'elle s'édifie lentement avec ses propres forces, plutôt que de s'échafauder sur des illusions, se contemplant dans la répétition des "actions" et se contentant de "toujours penser du bien de ce qui se fait, non par opinion et encore moins par jugement, mais parce que ce qui se fait a pour lui le mérite de se faire, alors que ce qui ne se fait pas a l'inconvénient de ne pas se faire"… et surtout si c'est "ludique"." Et il s'ensuit une critique du ludique comme "réflexe conditionné", dont "notre génération est tellement imbibée" qu'à chaque construction de point de vue, rencontre, "on développe spontanément cette idéologie", diatribe à laquelle nous n'avons rien à ajouter, tant il est vrai que dans le post-situationnisme le "ludisme" est devenu une attitude pauvre, exact reflet dans le miroir du "fun" des modèles marchands d'une jeunesse heureuse.

Pour terminer, le propos de ce constat désabusé semble, par un étrange retournement, n'être rien d'autre que ce qu'il nous est apparu que l'assemblée de Jussieu se proposait, pendant toute son activité : "La question n'est pas d'être pessimiste ou optimiste, mais clairvoyant ; elle n'est pas d'être ludique ou ennuyeux, mais de comprendre individuellement et collectivement les raisons profondes de son insatisfaction, de les définir et de les renverser à sa manière ; la question n'est pas d'être activiste ou théoriste mais de trouver un "point d'application à la mise en pratique collective d'un jugement critique". Essayer de voir comment on peut arriver à avoir une influence sur son époque, mettre en rapport ses prétentions et ses forces réelles – la plus simple intelligence des possibilités."

Comme le sable entre les doigts le mouvement des chômeurs et l'assemblée de Jussieu disparurent. Et, pour une fois, à la fin, il ne faut pas conclure.


1 Texte collectif de 2002.