L’autogestion ?
Un art difficile !
Dans le numéro 12 des Temps Maudits de Janvier 2002 est paru un article intitulé « L’autorité dans les groupes libertaires, les groupes militants ? ». A la fin de ce texte je posai la question de « Nos moyens contre la reproduction de l’autorité ». Depuis l’écriture de cet article, nous avons continué nos activités, celles-ci comportent des discussions et sont en partie expérimentales. On peut rapprocher cela de la méthode Recherche / Action. Cette méthode propose de se former soi-même et de mettre en débat les acquis et de publier les résultats des
recherches. Le texte qui suit est une sorte de bilan sur l’autogestion et ses difficultés. Notre réflexion ne peut pas être séparée de notre vie collective. La politique s’incarne dans des projets, des réalisations comme ce qui s’est passé à Annemasse lors de la mobilisation contre le G8 au printemps. Nous proposons donc cette approche aux personnes intéressées. Nous sommes disponibles pour discuter de tout cela. Si vous avez besoin de nous contacter, vous pouvez écrire à la rédaction de la revue qui transmettra.
§ La délégation se pratique pour des tâches précises, pas pour des personnes. Le retour devant le groupe permet de rendre compte devant les personnes qui mandatent. Le regroupement collectif essaie de garder le contrôle sur ce qui est dit en son nom. Ensuite, la révocabilité peut devenir nécessaire, si l’écart devient trop important. Mais, comme cela peut faire très mal, la discussion reste le moyen privilégié pour débattre des divergences.
§ Distribuer l’autorité au plus grand nombre permet ne pas encourager la monopolisation de l’autorité dans la durée. La rotation des tâches et des postes est une méthode toujours valable, malgré les difficultés que nous rencontrons pour la mettre en oeuvre.
§ Quand on se trouve en position d’autorité, il est important de consulter d’autres personnes.
§ Il est possible d’acquérir des responsabilités, même quand on n’en jamais pris. Nous pouvons développer différentes facettes de nos compétences. Il est possible de se former pour acquérir de nouvelles capacités. L’apprentissage est normal et nécessaire. Pour apprendre, il faut du temps et parfois faire des erreurs. Il faut donc laisser les autres apprendre et leur en donner les moyens.
§ L’accès aux ressources doit être égalitaire. Les groupes peuvent essayer de s’organiser pour cela soit possible, ce qui peut demander plus de temps pour la réalisation des tâches.
§ Le processus essais / erreurs, la méthode « Recherche / Action » permettent l’auto-formation, la diffusion des acquis et le développement de l’esprit critique.
§ Il est possible d’éviter l’institutionnalisation et y veiller contribue à maintenir la démocratie en bon état. La question des permanents est en débat. Les anarcho-syndicalistes refusent les permanent/es, symptôme de la bureaucratisation des syndicats. La notion de permanent/e politique renvoie à celle de révolutionnaire professionnel/le et d’avant-garde, c’était la théorie léniniste du parti. La question des permanents techniques reste en discussion, nous savons qu’il n’est pas si simple de différencier les deux. Pourtant, il arrive que dans nos collectifs nous en ayons besoin et les solutions ne sont pas évidentes. En n’en discutant pas, on nie le problème, et quand nous en parlons, nous avons beaucoup de mal à trouver des solutions viables dans la durée. Nous sommes donc face à une difficulté assez délicate à résoudre.
§ Quand on ne trouve pas de volontaire, certains groupes proposent le tirage au sort pour la distribution des responsabilités.
§ Le système d’autorité est souple, ouvert et temporaire, ce qui n’est jamais gagné !
§ La question : « Qui décide de l’autorité au sein du groupe ? » reste centrale. Nous pouvons l’examiner régulièrement.
§ La « parité » femmes / hommes est un objectif à ne pas oublier, de même que toutes les parités, qui concernent les autres différences liées à la domination des groupes humains les uns sur les autres.
§ La transmission des personnes un peu expérimentées vers les personnes qui débutent est à reprendre à l’arrivée de chaque nouvelle génération militante, c’est-à-dire souvent.
§ L’information est à diffuser à tout le monde et tout le temps. Ceci est valable pour toutes les infos.
§ Les Zapatistes ont proposé une méthode d’expression avec les mains, pour que les discussions collectives se déroulent plus démocratiquement et pas seulement avec la parole et en fonction de la distribution habituelle du pouvoir machiste. L’emploi de cette méthode permet de se sentir plus en confiance et d’être, à moyen terme, plus efficaces en donnant la parole à tout le monde, même si cela prend du temps.
§ Les méthodes actives de l’éducation libertaire peuvent nous servir, elles ne sont pas seulement destinées aux jeunes en vacances ou à l’école primaire.
§ Nous ne militons pas que par altruisme, nous le faisons aussi par désir et parce que nous en avons besoin. Nous faisons de la politique aussi pour nous-mêmes, et pour de multiples raisons, raisons que, parfois, nous ignorons au niveau conscient.
§ L’identification et la projection sont des phénomènes psychiques liés à notre vie sociale. Ils peuvent conduire à annihiler toute distance entre soi et le groupe. Ceci peut provoquer des drames existentiels en cas de conflit. C’est aussi ce qui explique pourquoi nous nous sentons attaqué/es personnellement, quand il y a des tensions entre les groupes ou entre les personnes militantes.
§ Nos affects, nos émotions font partie de notre vie militante. Eduardo Colombo, psychanalyste et théoricien libertaire, parle des groupes politiques comme des « chaudrons affectifs », où les tensions d’amour ou de désamour se portent sur la politique et l’idée libertaire, parce que c’est la définition de nos regroupements. Il explique que dans le passé, ces tensions se vivaient souvent à l’intérieur de groupes religieux et les débats portaient sur la religion qui était la base des collectifs de cette époque. La notion d’hérésie servait de prétexte à la liquidation symbolique des personnes ou des groupes. Les querelles ont, pour partie, un contenu humain et affectif.
§ Autogérer les activités collectives nous confronte à la question des figures d’autorité. Gérard Mendel, autre psychanalyste engagé dans les années soixante-dix au côté des autogestionnaires, remarque que ceci peut provoquer une culpabilité que l’on ne comprend pas et qui s’exprime par des conflits irrationnels, en nous-mêmes et dans les groupes. C’est notre façon de nous construire face à l’autorité des parents lorsque nous sommes enfants, qui se rejoue sans que nous en ayons conscience. De plus, comme nous sommes partisan/nes de l’autogestion, c’est à dire de l’autonomie politique, nous ne pouvons pas accuser une instance extérieure à nous-mêmes pour rejeter la responsabilité et l’origine de nos problèmes hors de nous. C’est en interne, individuellement et collectivement que nous avons à résoudre ces difficultés.
§ Il n’y a pas de garanties, jamais et nulle part. En conséquence, développer l’esprit critique est fondamental. La diffusion des résultats des sciences humaines dans l’étude du pouvoir et du comportement humain au niveau individuel et collectif est une nécessité. Ceci fait partie de la recherche / action que nous mettons en oeuvre. Le travail pour se former peut être important, comme celui nécessaire pour acquérir la maîtrise des techniques, dont nous avons besoin pour notre autonomie. Comme le dit Sloterdijk, nous pouvons essayer de penser froid et de vivre chaud, même si ce n’est pas toujours facile. En faisant l’inverse, la vie froide nous rend déprimé/es et pas toujours très fier/ères de notre existence.
§ La cohérence entre nos idées et nos actes est un objectif toujours devant nous. L’étude et le bilan de nos activités peut permettre de prendre un peu de distance de temps en temps et de ne pas reproduire toujours les mêmes erreurs.
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Cet ensemble est largement inspiré du texte de Jo Freeman, une féministe américaine, qui a écrit « La tyrannie de l’absence de structures », et plus particulièrement de sa conclusion sur les « Principes de structuration démocratique ». Notre différence porte sur la notion de « garantie ». Elle pense que les méthodes qu’elle a collecté et qu’elle propose sont une garantie. Pour ma part, je pense qu’il n’existe aucune garantie.
Le texte de Jo Freeman est publié sous forme de brochure par IOSK Editions de Grenoble et diffusé par l’Infokiosque : Squat des 400 Couverts, 10 traverse des 400 Couverts, 38000 Grenoble. Il est disponible sur Nantes auprès des membres d’IndyMédia et sur Internet :
http://infokiosques.net/IMG/rtf/la_tyrannie_de_l_absence_de_structure.rtf
et sur : http://1libertaire.free.fr/JFreeman01.html
Philippe Coutant, Nantes, le 6 Octobre 2003
Origine du texte :
Le texte suivant a été écrit par une activiste du Mouvement de Libération des Femmes américain, au début des années 70 semble-t-il. Ayant “ déjà inspiré de vastes débats ” dans la mouvance autonome espagnole, il a été re-publié “ pour l’actualité de son contenu ” dans la revue ContraPoder numéro 3, en 1999, dans le cadre d’un dossier sur les questions d’organisation.
Il est donc traduit de l’américain au castillan, puis du castillan au français. C’est-à-dire qu’il n’est sans doute pas ici au mieux de sa forme linguistique. Si quelqu’un-e trouve sa version originale, ou une meilleure traduction, qu’il/elle nous fasse signe !
Les débuts de la diffusion en français de ce texte ont déjà suscité plusieurs réactions. Nous autres “ micro-éditeureuses ” de ce pamphlet ne sommes nous-mêmes pas convaincu-e-s par l’ensemble du discours de l’auteure, mais apprécions les questions qu’elle lance dans la mare des collectifs autogérés, et les discussions qui en naissent. N’hésitez pas à nous faire parvenir les vôtres.
L’infokiosque : Squat des 400 Couverts, 10 traverse des 400 Couverts, 38000 Grenoble
Mail : iosk@inventati.org
Le lien de la page : http://infokiosques.net/article.php3?id_article=2
http://infokiosques.net/IMG/rtf/la_tyrannie_de_l_absence_de_structure.rtf
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Tout au long des années de formation du Mouvement de Libération des Femmes, on a beaucoup plébiscité les dénommés “groupes sans leadership ni structure”, comme étant la principale, sinon l’unique forme d’organisation du mouvement. L’origine de cette idée se trouve dans la réaction naturelle à la société sur-structurée dans laquelle nous sommes plongé-e-s, à l’inévitable contrôle sur nos vies qu’elle confère à certain-e-s, et à l’élitisme constant de la gauche et de groupes similaires parmi celles/ceux qui sont supposé-e-s combattre cette sur-structuration.
Pourtant, l’idée d’absence de structure est passée du stade de saine contre-tendance à celui d’idée allant de soi. Les notions qu’elle implique sont aussi faiblement analysées que le terme est fortement utilisé, devenant une part intrinsèque et indiscutable de l’idéologie du Mouvement de Libération. A l’étape de gestation du mouvement, cette question avait peu d’importance : une fois définis ses objectifs et sa méthode principale, comme la prise de conscience, le groupe de conscientisation “sans structure” s’avérait être un excellent moyen pour atteindre le dit objectif. Le caractère détendu et informel qui le régissait était propice à la participation aux discussions, et le climat de soutien mutuel qui se créait en général permettait une meilleure perception de ce qui était personnel. Si les résultats n’étaient pas plus concrets que cette perception du personnel, cela n’avait pas une grande importance, puisqu’en réalité il n’y avait pas d’autre objectif que celui-ci.
Les problèmes ne commencèrent à surgir que lorsque les petits groupes de conscientisation épuisèrent les vertus de la conscientisation et décidèrent qu’ils voulaient faire quelque chose de plus concret. Face à cette décision, les groupes, en général, s’enlisèrent, parce que la plupart d’entre eux ne voulaient pas changer leur structure pendant que se modifiaient leurs tâches. Les femmes avaient pleinement accepté l’idée de “l’absence de structures”, sans s’apercevoir des limites qu’enfermait son prolongement. On essaya d’utiliser le groupe “sans structure” et les discussions informelles pour des questions inadéquates, en se basant sur la croyance aveugle que toutes les autres formes d’organisation, quelles qu’elles soient, étaient oppressantes.
Si le mouvement prétend s’étendre au-delà de ces étapes élémentaires de développement, il devra abandonner quelques-uns de ses préjugés sur l’organisation et la structure. Il n’y a rien de pernicieux en soi dans ces deux notions ; toutes les deux peuvent être, et sont fréquemment, mal employées, mais les rejeter dans leur ensemble parce que leur emploi n’est pas correct, revient à nier les instruments d’un développement ultérieur. Il est ainsi nécessaire de comprendre pourquoi “l’absence de structures” ne marche pas.
Structures formelles et informelles
A l’inverse de ce que nous voulons croire, il n’existe pas de groupe sans structure, ni rien de similaire. Tout groupe de personnes qui, pour certaines raisons, s’unit pendant un temps déterminé et avec un objectif quelconque, se donnera inévitablement une forme ou une autre de structure : celle-ci pourra être flexible et pourra varier avec le temps, peut-être servira-t-elle à distribuer les tâches de manière équitable ou injuste, ou à distribuer le pouvoir et l’influence entre les divers-e-s membres du groupe, en tout cas elle s’adaptera aux personnalités, facultés ou intérêts des personnes du groupe. Le simple fait d’être des individus munis de talents, de prédispositions et d’origines diverses rend ce fait inévitable. Seulement si nous refusions de nous fréquenter, ou d’interagir sur telles ou telles bases, nous pourrions nous rapprocher d’un groupe sans structure, et cela n’est pas exactement la nature d’un groupe humain.
Ce qui précède veut dire qu’aspirer à créer un groupe sans structure est aussi inutile et trompeur que prétendre qu’il existe des informations “objectives”, que les sciences sociales sont “dégagées des valeurs”, ou qu’il existe une économie “libre”. Un groupe “laisser-faire” est aussi réaliste qu’une société “laisser-faire” : la notion de groupe sans structure se transforme en un rideau de fumée qui favorise les fort-e-s ou celleux qui peuvent établir leur hégémonie indiscutable sur les autres. Cette forme d’hégémonie peut s’établir très facilement, parce que la notion “d’absence de structure” n’empêche pas la formation de structures informelles : elle n’empêche que celle des structures formelles. De même, la philosophie du “laisser-faire”, en économie, n’a pas empêché les puissants d’établir un contrôle sur les salaires, les prix et la distribution des biens ; elle a juste empêché que ce soit le gouvernement qui le fasse. Ainsi, l’absence de structure féministe est en général défendue par celles qui détiennent davantage de pouvoir (qu’elles en soient ou non conscientes).
Dans la mesure où la structure du groupe est informelle, les normes selon lesquelles on prend les décisions ne sont connues que de peu de personnes, et la conscience du fait qu’il existe une relation de pouvoir se limite à celles qui connaissent ces normes. Celles qui ne les connaissent pas, ou qui n’ont pas été sélectionnées pour l’initiation, resteront dans la confusion, ou souffriront de l’impression paranoïaque qu’il se passe des choses dont elles n’ont pas pleinement conscience.
Afin que toute personne ait l’opportunité de s’investir dans un groupe ou d’en anticiper les activités, la structure de celui-ci devra être explicite, et non implicite. Les normes de prise de décisions doivent être ouvertes et connues de toutes, ce qui n’arrivera que si elles sont formalisées ; cela ne signifie pas que la formalisation de la structure d’un groupe détruit nécessairement sa structure informelle, en général ce n’est pas ce qui se passe, par contre cela empêche que la structure informelle détienne un contrôle prédominant, et en même temps cela offre de meilleurs moyens pour se préserver de gens qui seraient investis sans répondre aux nécessités générales du groupe.
“L’absence de structure” est organisationnellement impossible. On ne peut décider de former un groupe avec ou sans structure ; à partir de maintenant le terme “absence de structure” sera employé en référence à ces groupes qui n’ont pas été structurés consciemment sous telle ou telle forme ; à l’inverse nous ferons référence aux “groupes structurés” en parlant de ceux qui l’ont fait consciemment. Un groupe structuré a toujours une structure informelle ou cachée. C’est cette structure informelle, tout particulièrement dans les groupes non structurés, qui crée les bases du développement des élites.
La nature de l’élitisme
(…) Le terme “élitaire” fait référence à un petit groupe de gens qui domine un autre groupe plus grand, dont il fait partie, sans normalement avoir une responsabilité directe sur ce plus grand groupe, et qui agit fréquemment sans son consentement ou sa connaissance. Une personne devient élitiste quand elle fait partie ou défend la domination de ce petit groupe, indépendamment du fait qu’elle soit ou non connue des autres. La notoriété n’est pas un équivalent de l’élitisme. Les élites les plus insidieuses sont habituellement composées de gens que le grand public ne connaît pas. Les élites intelligentes sont, en général, assez sagaces pour ne pas se faire connaître ; elles savent que si on les connaît on les observe, et qu’alors le masque qui cache leur pouvoir cesse d’être préservé.
Le fait que les élites soient informelles ne veut pas dire qu’elles sont invisibles. Dans la réunion d’un groupe quelconque, n’importe qui peut, en ayant l’œil avisé et l’oreille attentive, se rendre compte de qui influe sur qui. Les membres d’un groupe qui ont de bonnes relations entre eux se fréquenteront plus fréquemment que d’autres. Illes s’écoutent plus attentivement et s’interrompent moins ; illes répètent les points de vue ou les opinions des autres et, en cas de conflit, illes cèdent plus amicalement ; de même illes tendent à ignorer voire à lutter d’arrache-pied contre les “exclu-e-s” (“out”), dont l’assentiment n’est pas nécessaire pour prendre une décision, et pourtant les “exclu-e-s” (“out”) doivent maintenir de bonnes relations avec les “inclu-e-s” (“in”). Evidemment les lignes de démarcation ne sont pas aussi clairement tracées que ce que j’affirme ici : dans l’interaction naissent des nuances. (…)
Les élites ne sont pas des groupes de conspiration : il est rare qu’un petit groupe se réunisse et essaye délibérément de s’accaparer un plus grand groupe à ses fins. Les élites ne sont rien de plus et rien de moins que des groupes d’ami-e-s qui, accidentellement, participent à la même activité politique, bien que, d’un autre côté, illes auraient probablement une activité politique indépendamment du maintien ou non de leur amitié. La coïncidence de ces deux faits est ce qui génère une élite dans un groupe déterminé, et aussi ce qui rend si difficile son anéantissement.
Ces groupes d’ami-e-s fonctionnent comme des réseaux de communication en marge de tous les canaux que le groupe a pu établir avec eux, et s’il n’existe pas de canaux, ils fonctionnent comme le seul réseau de communication : parce que ces gens sont ami-e-s, parce qu’en général illes partagent les mêmes valeurs et conceptions politiques, parce qu’illes se parlent dans des circonstances de la vie quotidienne, parce qu’illes se consultent quand illes doivent prendre des petites décisions pour leur vie, les gens qui participent à ces réseaux ont plus de pouvoir que ceux qui ne participent pas. Il est rare qu’un groupe n’établisse aucun réseau informel de communication entre les ami-e-s qui se lient en son sein.
Certains groupes, selon leur taille, peuvent avoir plus d’un réseau de communication informelle, en outre ces derniers peuvent s’entremêler. Quand il existe juste un réseau de ce type, il se transforme en l’élite du groupe “sans structure”, indépendamment de la volonté ou non de ses membres d’être élitistes. Si, d’un autre côté, il est le seul réseau existant dans un groupe structuré, il peut ou ne peut pas correspondre à son élite, selon la composition et la nature du groupe formel. S’il existe deux réseaux d’ami-e-s ou plus, ils se font parfois concurrence pour gagner le pouvoir dans le groupe, créant ainsi des divisions ; il peut aussi arriver que l’une des fractions abandonne délibérément la compétition, en laissant une autre être l’élite du groupe. Dans un groupe structuré, en général, deux réseaux d’ami-e-s ou plus coexistent et se font concurrence pour gagner le pouvoir formel. On pourrait considérer que c’est la situation la plus saine, puisque les membres restant-e-s peuvent jouer les arbitres entre les deux groupes en compétition pour le pouvoir, et, de cette façon, poser des exigences déterminées à celleux avec qui illes s’allient temporairement.
Le caractère inévitablement élitaire et exclusif des réseaux de communication informelle entre ami-e-s n’est pas une particuliarité du mouvement féministe, ni un phénomène nouveau pour les femmes. Ce type de relations informelles a servi des siècles durant à exclure la participation des femmes des groupes intégrés dont elles faisaient partie. Dans toute profession ou organisation, ces réseaux ont créé une mentalité de “groupe fermé”, à l’image des liens de “camarades de classe”, et ont empêché les femmes (quelques-unes) (ainsi que certains hommes isolés) d’accéder de façon égalitaire aux sources de pouvoir ou à la reconnaissance sociale. Une bonne partie des efforts du mouvement féministe, dans le passé, s’est dirigée vers la formalisation des structures de décision et des processus de sélection, avec l’objectif de faciliter l’attaque directe contre les mécanismes d’exclusion des femmes, mais tout cela n’a pas eu lieu au sein même du mouvement féministe, parce qu’on partait inconsciemment du principe qu’il n’y avait que des femmes (en théorie, égales, d’une même classe).
Comme nous le savons bien, ces efforts n’ont pas empêché la persistance de la discrimination contre les femmes, bien qu’au moins celle-ci soit devenue plus difficile.
Etant donné que les groupes du mouvement n’ont pas pris de décisions concrètes quant à qui doit exercer le pouvoir en leur sein, les critères suivis diffèrent d’un bout à l’autre du pays. Dans la première étape du mouvement, par exemple, le mariage était requis, en général, pour pouvoir participer à l’élite informelle. C’est-à-dire qu’en accord avec les enseignements traditionnels, les mariées restaient fondamentalement entre elles, considérant que les célibataires en tant qu’amies intimes sont un danger excessif. Dans plusieurs villes ce critère fut nuancé en incluant dans l’élite uniquement les épouses d’hommes de la nouvelle gauche. Cette norme-là prend en compte quelque chose de plus que la simple tradition, en effet les hommes de la nouvelle gauche, en général, avaient accès à des ressources dont le mouvement avait besoin et qu’il ne pouvait obtenir que par leur biais. Le mouvement a changé avec le temps, et le mariage a cessé d’être un critère universel pour une réelle participation ; d’autres normes ont été adoptées pour n’ouvrir la porte de l’élite qu’aux femmes qui avaient des caractéristiques matérielles et personnelles déterminées. En général, celles-ci sont : être originaire des classes moyennes (malgré toute la rhétorique existante sur les relations avec la classe prolétaire), être mariée ou pas mais vivre avec quelqu’un-e, être ou se prétendre lesbienne, avoir entre 20 et 30 ans, avoir étudié à l’université ou avoir au moins un certain niveau d’éducation, être “marginale” mais pas trop, avoir une posture politique ou être reconnue comme “baba-cool”, avoir une personnalité d’une certaine manière “féminine” avec des caractéristiques telles que “être agréable”, s’habiller de manière appropriée etc. Il existe également des caractéristiques déterminées qui presque inévitablement définiront une personne “marginale” avec qui il ne faut pas tisser de liens, par exemple : être trop âgée, travailler 8 heures par jour, ou, encore plus, avoir un intense dévouement “professionnel”, ne pas être agréable et être explicitement célibataire (c’est-à-dire n’avoir d’activité ni hétéro ni homosexuelle).
Nous pourrions ajouter d’autres critères de sélection mais ils seraient tous en rapport, d’une manière ou d’une autre, avec ceux énumérés ci-dessus : les pré-requis typiques pour faire partie des élites informelles du mouvement, et, ainsi, exercer une certaine forme de pouvoir, sont en rapport avec la classe sociale, la personnalité et le temps libre. Ils n’incluent pas la compétence, la consécration au féminisme, le talent ou la contribution potentielle au mouvement : ceux-là sont les critères employés pour établir une amitié, ceux-ci sont ceux que chaque mouvement ou organisation doit adopter s’il veut avoir une certaine efficacité politique.
Les normes de participation peuvent varier d’un groupe à l’autre, mais les voies d’intégration à l’élite informelle - si l’on répond aux critères établis - sont souvent très semblables. La seule différence de fond réside dans le fait d’être dans le groupe depuis le début, ou de s’intégrer une fois le groupe formé. Si l’on devient membre du groupe dès le début il est important qu’un grand nombre d’ami-e-s l’intègre au même moment. Si, à l’inverse, on ne connaît bien aucun des membres, il faut alors se lier d’amitié avec un groupe de “gens bien”, et fixer les normes basiques d’interaction pour créer quelque structure informelle. Une fois créées les normes informelles, celles-ci se maintiennent, aidées pour cela du recrutement de nouvelles personnes qui “s’ajustent”. On intègre une élite d’une manière similaire à celle dont on s’engage dans une “confrérie”. Si quelqu’une est considérée comme “prometteuse”, elle est “entraînée” par les membres de la structure informelle et, selon les cas, initiée ou laissée de côté. Si la confrérie n’a pas assez de conscience politique pour débuter consciemment le processus, celui-ci peut se dérouler de la même manière que l’adhésion à n’importe quel club privé. En premier lieu une protectrice est nécessaire, c’est-à-dire qu’il faut trouver une membre de l’élite qui jouit de respect en son sein et cultiver activement son amitié. Il est très probable qu’à l’avenir elle t’introduise dans le groupe d’initiées.
Toutes ces procédures prennent du temps, à tel point que si l’on travaille 8 heures ou si l’on a quelque obligation similaire, il est en général impossible d’arriver à faire partie de l’élite. Simplement parce qu’on n’a pas le temps d’assister à toutes les réunions et de cultiver les relations personnelles nécessaires pour être entendu-e dans la prise de décisions. Voilà pourquoi les structures formelles pour les prises de décisions sont une aubaine pour les personnes chargées de travail. Le fait de pouvoir compter sur des procédés fixes de prise de décision garantit, jusqu’à un certain point, la participation de tout un chacun.
Bien que cette dissection du processus de formation d’une élite dans les petits groupes ait été exposée dans une perspective critique, elle ne part pas du principe que les structures informelles sont inévitablement mauvaises ; simplement, elles sont inévitables. Tous les groupes créent des structures informelles comme conséquence des normes d’interaction entre les membres du groupe ; ces structures informelles peuvent être très utiles. Mais seuls les groupes “sans structure” sont totalement régis par elles. Quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe de l’absence de structure, il est impensable de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci devient arbitraire.
Ce qui a été constaté jusqu’ici comporte deux conséquences potentiellement négatives dont nous devons être conscient-e-s. La première est que la structure informelle gardera une grande similitude avec une confrérie tant qu’on écoutera quelqu’un-e parce qu’ille nous plaît bien et non parce qu’ille dit des choses significatives. Dans la mesure où le mouvement ne développe pas une activité extérieure, ce qui précède n’a pas une grande importance, mais son évolution ne doit pas s’arrêter à cette étape préliminaire, il devra nécessairement modifier cette tendance. La seconde conséquence négative se trouve dans le fait que les structures informelles n’obligent pas les personnes qui l’intègrent à répondre face au groupe en général. Le pouvoir qu’elles exercent ne leur a pas été confié, et donc ne peut pas leur être arraché. Leur influence ne se base pas sur ce qu’elles font pour le groupe, et donc elles ne peuvent être directement influencées par celui-ci. Il ne faut pas nécessairement déduire de ce qui précède que les structures informelles donnent lieu à un comportement irresponsable face au groupe, puisque les personnes qui souhaitent maintenir leur influence sur le groupe essaieront en général de répondre à ses attentes, mais le fait est que le groupe ne peut pas exiger cette responsabilité, il dépend des intérêts de l’élite.
Le système des stars
La notion “d’absence de structure” a créé le système des “stars”. Nous vivons dans une société qui attend des groupes politiques qu’ils prennent des décisions et désignent des personnes déterminées pour les exposer au public en général. La presse, à l’instar du public, ne sait pas écouter sérieusement les femmes en tant que femmes, elle veut savoir ce que pense le groupe. A partir de là, il existe trois techniques pour connaître l’opinion de vastes secteurs : le vote et le référendum, le sondage, et l’allocution de porte-paroles dans les meetings. Le Mouvement de Libération de la Femme n’a utilisé aucune de ces techniques pour communiquer avec le public. Ni le mouvement dans son ensemble ni la majorité des groupes qui le composent n’ont concrétisé une façon de connaître ou de faire connaître leur position sur différents thèmes. Pourtant le public est conditionné à ce qu’il existe des porte-paroles.
S’il est clair que le mouvement n’a pas explicitement désigné de porte-parole, il a tout de même poussé plusieurs femmes qui ont attiré l’attention du public pour différentes raisons. Normalement ces femmes ne représentent ni un groupe déterminé ni l’état d’une opinion ; elles le savent et le disent en général, mais étant donné qu’il n’existe pas de porte-parole du mouvement, elles se retrouvent, indépendamment de leur volonté et indépendamment de leur acceptation ou non par le mouvement, à assumer le rôle de porte-paroles. Ceci est l’une des causes principales du ressentiment qu’on éprouve très fréquemment envers ces femmes, que l’on désigne comme “les stars”. Etant donné que les femmes du mouvement ne les ont pas désignées pour exposer leur point de vue, celles-ci se sentent offensées quand la presse présume qu’elles le font. Dans la mesure où le mouvement ne désigne pas ses propres porte-paroles, ces femmes se voient entraînées par la presse et le public à assumer ce rôle, indépendamment de leur propre désir.
Les conséquences négatives de ce qui précède sont variées, aussi bien pour le mouvement que pour les femmes appelées “stars”. Premièrement, parce que le mouvement, en ne les ayant pas désignées comme porte-paroles, n’est pas apte à révoquer leur mandat ; la presse qui les a installées dans ce rôle est la seule qui peut choisir de leur prêter attention ou pas. Celle-ci continuera à chercher des “stars” pour qu’elles jouent le rôle de porte-paroles, dans la mesure où il n’existe pas d’alternatives officielles auxquelles recourir quand on est à la recherche de déclarations représentatives du mouvement. Ainsi, le mouvement manquera de contrôle sur ses porte-paroles, en continuant à croire qu’il ne doit pas en avoir.
Deuxièmement, les femmes qui se retrouvent dans cette situation sont fréquemment l’objet de critiques virulentes de la part de leurs sœurs, attitude positive dans l’absolu pour le mouvement mais aussi douloureusement destructrice pour les femmes affectées. Ces critiques conduisent uniquement à ce que ces femmes abandonnent le mouvement - souvent profondément offensées - ou à ce qu’elles cessent de se sentir responsables face à leurs “sœurs” ; peut-être maintiennent-elles une forme de loyauté diffuse envers le mouvement, mais elles cessent d’être affectées par les pressions des autres femmes du mouvement. On ne peut se sentir responsable envers des gens qui sont la cause d’une telle souffrance sans avoir quelque chose de masochiste, et en général, ces femmes sont trop fortes pour se soumettre à ces pressions personnelles. Ainsi, la réaction au système des “stars” encourage de fait le même type d’irresponsabilité individualiste que le mouvement condamne. Le mouvement, en punissant une femme pour son comportement de “star”, perd chacune des formes de contrôle qu’elle aurait pu exercer sur elle, qui se sent alors libre de commettre tous les péchés individualistes dont on l’a accusée.
L’impuissance politique
Les groupes sans structure peuvent être très efficaces pour aider les femmes à parler de leurs propres vies, mais ne sont pas aussi efficaces dans la poursuite d’une activité politique, ils se fatiguent quand les gens qui les composent “ne font rien d’autre que parler”. Etant aussi dépourvu de structure que les groupes de conscientisation qui le composent, le Mouvement n’est pas plus efficace face à des tâches concrètes que les mêmes groupes isolés. La structure informelle qui le caractérise permet rarement une cohésion suffisante, et est trop profondément enracinée dans ses membres, pour lui permettre d’atteindre une véritable incidence sociale. Ainsi, le mouvement génère beaucoup d’activité, et peu de résultats. Malheureusement, les conséquences de ce problème ne sont pas aussi anodines que ces résultats, le mouvement devenant sa propre victime.
Certains groupes, quand ils ne sont pas très grands, et quand ils travaillent à petite échelle, centrent leur activité sur des projets locaux. Cependant cette option restreint l’activité du mouvement à un niveau local, et le coupe d’une incidence régionale ou nationale. Ainsi ces groupes, qui ont l’objectif d’avoir un fonctionnement efficace, en restent finalement au stade du groupe informel d’amies, ce qui exclut beaucoup d’autres femmes : dans la mesure où la seule façon accessible de participer au mouvement passe par les petits groupes, les femmes qui n’ont pas l’esprit grégaire se trouvent notablement désavantagées. Et dans la mesure où la principale façon de mener une activité organisée se limite aux groupes d’amies, l’élitisme reste finalement institutionnalisé.
Dans les groupes qui ne trouvent pas de projet local auquel se dédier, la seule raison d’exister se réduit à rester unies. Quand un groupe n’a pas d’activités concrètes (et la conscientisation en est bien une), les femmes qui l’intègrent dépensent leur énergie dans le contrôle du reste du groupe, ce qui n’est pas tant la conséquence d’un désir pernicieux de contrôler les autres (bien que ce le soit parfois), mais le produit de l’incapacité à mieux canaliser ses facultés. Les personnes qui disposent de temps et qui doivent justifier pourquoi elles se regroupent dédient leurs efforts au contrôle de leur environnement, et passent leur temps à critiquer des personnalités des autres membres du groupe : les luttes internes et les jeux de pouvoir s’imposent. Mais quand un groupe mène à bien quelque forme d’activité, les gens apprennent à s’entendre avec les autres et à éluder les antipathies personnelles en faveur d’un objectif plus grand. La nécessité de remodeler les personnes pour qu’elles atteignent l’image qu’on en a d’elles, trouve ses propres limites.
La crise des groupes de conscientisation laisse les gens sans but, et le manque de structure les laisse sans point de référence. Dans cette situation, les femmes du mouvement se replient sur elles-mêmes et leurs sœurs, ou cherchent d’autres alternatives pour agir, bien qu’elles soient peu accessibles. Certaines femmes “s’occupent de leurs affaires”, ce qui peut délivrer une explosion de créativité individuelle, dont le mouvement bénéficiera en grande partie, bien que cette alternative ne marche pas pour la majorité, et ne soit évidemment pas propice à un esprit d’effort collectif. D’autres abandonnent le mouvement car elles ne veulent pas développer un projet individuel, et ne trouvent pas non plus la manière d’intégrer ou d’initier un projet collectif qui les intéresse.
Beaucoup d’autres se dirigent vers des organisations politiques qui leur offrent le type de structure et d’activité extérieure qu’elles n’ont pas trouvé dans le Mouvement de Libération. Ces organisations politiques trouvent là une source de recrutement de nouvelles affiliées, et n’ont pas besoin d’infiltrer le mouvement (bien que cette option ne reste pas exclue), puisque le désir d’une activité politique cohérente générée chez les femmes par leur participation au mouvement suffit à leur donner la volonté d’entrer dans une autre organisation quand le mouvement n’offre pas de piste à leur énergie et à leurs projets.
Les femmes qui adhèrent à d’autres organisations politiques tout en restant dans le Mouvement de Libération des Femmes, ou celles qui intègrent le mouvement alors qu’elles militent dans d’autres organisations politiques, deviennent à leur tour de nouvelles structures informelles. Ces cercles d’amies se fondent davantage sur leur activité politique commune non féministe mais elles se comportent de manière très similaire à celles qui sont évoquées plus haut. Partageant les mêmes valeurs, idées et conceptions politiques, elles deviennent ainsi des élites informelles, sans structure claire ou formalisée, sans responsabilité devant le groupe, agissant de droit propre, que ce soit ou non son intention.
Dans les groupes du mouvement, les nouvelles élites informelles sont fréquemment considérées comme une menace par les anciennes, et cette impression est tout à fait fondée.
Ces nouvelles élites, politiquement ligotées, se contentent rarement de n’être que des confréries comme de fait l’étaient les anciennes, et veulent propager leurs idées politiques et féministes, attitude par ailleurs absolument normale, bien que ses implications n’aient pas été pleinement analysées par le mouvement féministe. Les anciennes élites sont rarement disposées à exposer ouvertement leurs différences, car cela reviendrait à dévoiler la structure informelle du groupe. Beaucoup de ces élites se sont cachées derrière le drapeau de “l’anti-élitisme” et de l’absence de structure. Dans l’optique de contrer efficacement la compétence d’une nouvelle structure informelle, il leur faudrait proposer publiquement des alternatives qui pourraient être porteuses de conséquences risquées. Des seules manières pour elles de maintenir leur pouvoir, la plus facile est de rationaliser l’exclusion de l’autre structure informelle en les accusant de “rouges”, de réformistes, de “lesbiennes” ; l’autre est de structurer le groupe de manière à ce que la structure de pouvoir initiale puisse rester institutionnalisée. Mais cela n’est pas toujours possible. Ca l’est si les anciennes élites informelles ont une cohésion suffisante, et si elles ont déjà dans une large mesure accaparé le pouvoir. Si la cohésion de la structure informelle a montré qu’elle fonctionnait, on ne la modifie pas en substance, bien qu’alors l’institutionnalisation de la structure de pouvoir soit propice à sa remise en cause. Par contre, les groupes qui ont le plus besoin d’une structure sont souvent les plus incapables de la créer. Leurs structures informelles ne sont pas adaptées, mais leur adhésion à l’idéologie de “l’absence de structure” les rend réfractaires à tout changement de technique. Moins un groupe est structuré, plus il se cramponne à l’idéologie de “l’absence de structure”, et plus il peut être facilement récupéré par un groupe de camarades politiques.
Etant donné que le mouvement dans son ensemble est aussi peu structuré que la majorité des groupes qui le composent, il est susceptible autant qu’eux d’être directement influencé, bien qu’alors le phénomène se manifeste de façon différente. Il arrive fréquemment que ce soient les organisations féministes structurées qui fournissent les directives de dimension nationale aux activités féministes, directives qui sont déterminées par les priorités qui régissent ces organisations. Ainsi, les groupes comme NOE et VEAL, et quelques collectifs de femmes de gauche, sont les seules organisations capables de mettre sur pied une campagne nationale. Les innombrables groupes non structurés du Mouvement de Libération peuvent choisir de soutenir ou non ces campagnes nationales, mais ne sont pas aptes à mettre sur pied les leurs, continuant ainsi à laisser leurs membres grossir les troupes des organisations structurées ; les groupes qui se disent “non structurés”, n’ont aucun moyen de bénéficier des vastes ressources du mouvement pour défendre leurs priorités, et ne peuvent même pas compter sur une méthode pour décider de ces priorités.
Moins un mouvement est structuré, moins il a de contrôle sur son processus d’expansion et sur les actions politiques dans lesquelles il s’engage, ce qui ne veut pas dire que ses idées ne se diffusent pas. S’il existe un certain intérêt de la part des médias, et si les conditions sont réunies, les idées du mouvement pourraient avoir une plus vaste diffusion. Cela n’implique pas forcément qu’elles soient mises en pratique, mais qu’au moins elles soient objets de discussion. Dans la mesure où l’idéal féministe peut être porté par la pratique, on peut bien sûr agir, mais si sa réalisation exige une force politique coordonnée, nous devrons nous organiser différemment.
L’organisation en structures informelles a ses limites : elle est politiquement inefficace, ainsi qu’excluante et discriminatoire pour les femmes qui ne sont pas ou ne peuvent pas se lier à des cercles d’amies. Celles qui ne peuvent s’intégrer aux organisations existantes à cause de leur classe, de leur race, de leur métier, de leur éducation, de leur état civil, de leur maternité, de leur personnalité, etc., se sentent inévitablement découragées de s’investir ; celles qui au contraire s’intègrent développent un intérêt caché pour le maintien des choses telles qu’elles sont.
Les intérêts cachés des groupes informels transparaîtront un jour à travers les structures informelles existantes, et le mouvement n’aura aucun moyen de déterminer les personnes qui doivent exercer le pouvoir en son sein. Si le mouvement continue à éluder délibérément la responsabilité de désigner les personnes qui exercent le pouvoir, il continuera à être dépourvu de moyens pour l’abolir ; de fait son attitude se réduit à abdiquer le droit d’exiger que ces personnes qui de fait l’exercent en soient responsables. Ainsi, si le mouvement s’engage à diluer le pouvoir au maximum parce qu’il sait qu’il ne peut exiger aucune responsabilité des personnes qui l’exercent, il empêchera qu’un groupe ou qu’une personne le domine totalement, mais il garantira en même temps son inefficacité politique maximale. Il faut trouver une solution intermédiaire entre les structures de domination et l’inefficacité.
Ces problèmes sont en train de se figer, dans un Mouvement qui change de nature. La conscientisation comme fonction principale du Mouvement de Libération des Femmes commence à être absolue. La libération des femmes est devenue un thème quotidien grâce à l’intense propagande des médias ces deux dernières années et aussi aux nombreux livres et articles qui circulent actuellement. Ces thèmes sont discutés, et des groupes de discussion naissent sans que leurs membres n’aient aucune connexion explicite avec le mouvement.
Le mouvement doit établir ses priorités, structurer ses objectifs, et continuer ses campagnes de manière coordonnée, et pour ce faire, il doit s’organiser à échelle locale, régionale et nationale.
Principes pour une structuration démocratique
Une fois que le mouvement aura cessé de s’accrocher à l’idéologie de “l’absence de structure”, il aura la possibilité de développer les formes d’organisation qui seront davantage en accord avec son fonctionnement. Ce qui ne veut pas dire que nous devions rejoindre l’extrême inverse, et imiter aveuglément les formes traditionnelles d’organisation, mais nous ne devons pas non plus toutes les rejeter avec le même aveuglement, certaines des techniques traditionnelles seront utiles bien qu’imparfaites, d’autres nous donneront une idée de ce que nous devons ou ne devons pas faire pour atteindre des objectifs déterminés avec un coût minimum pour les personnes qui composent le mouvement. Par-dessus tout, nous devrons essayer différentes formes de structuration et développer différentes techniques à utiliser dans différentes situations. Le système de tirage au sort est l’une des idées qui sont nées dans le mouvement ; il n’est pas applicable à toutes les situations, bien qu’il soit utile dans quelques-unes. Il faudrait plus d’idées pour développer une structure, mais avant de commencer toute expérimentation intelligente, nous devons accepter l’idée qu’il n’y a rien de pernicieux qui soit inhérent à la structure elle-même, il n’y a de pernicieux que sa présence excessive. Pendant que nous débutons ce processus d’essai-erreur, nous pouvons garder en tête certains principes qui sont fondamentaux pour toute structuration qui aspire à être à la fois démocratique et politiquement efficace.
Ces principes sont :
1. La délégation, par des méthodes démocratiques, de formes spécifiques d’autorité, à des personnes concrètes et pour des tâches délimitées. Permettre que certaines personnes assument des travaux ou des tâches par défaut ne veut pas dire que celles-ci ne seront pas réalisées sérieusement. Si une personne est sélectionnée pour accomplir une tâche, de préférence après qu’elle ait exprimé son intérêt et sa volonté de la mener à bien, elle prend un engagement qui ne peut être facilement ignoré.
2. Exiger des personnes à qui une autorité a été déléguée qu’elles soient responsables devant celles qui l’ont élue. De cette manière le groupe garde un contrôle sur les personnes qui se trouvent en position d’autorité. Des individus isolés exercent un pouvoir mais c’est le groupe qui a le dernier mot sur la façon dont ils doivent l’exercer.
3. La distribution de l’autorité au plus grand nombre de personnes raisonnablement possible, ce qui empêche que ne se crée un monopole du pouvoir, et exige des personnes qui se trouvent à des postes d’autorité qu’elles en consultent beaucoup d’autres dans leur exercice de cette autorité. Cela permet également à beaucoup de gens d’acquérir une responsabilité sur des tâches spécifiques, et ainsi, de se développer en différentes facettes.
4. Rotation des postes entre différentes personnes. Désigner une personne à un poste parce qu’elle suscite la sympathie quand elle s’y trouve, ou gêner son travail parce qu’elle n’en suscite pas, ne profite à long terme ni au groupe ni à la personne en question. La capacité, l’intérêt et la responsabilité doivent être les critères qui comptent dans une telle sélection. En ce sens, il faut favoriser des opportunités pour que les gens acquièrent de nouvelles capacités, mais la meilleure façon d’y arriver passe par un “programme d’apprentissage”, et non par la méthode qui consiste à “se jeter à l’eau pour apprendre à nager”. Assumer une responsabilité que l’on ne maîtrise pas est démoralisant, et à l’inverse, se trouver dans une liste noire pour agir correctement n’est pas très encourageant pour développer ses facultés. Tout au long de l’Histoire, on a empêché les femmes d’agir de manière compétente, et il n’est pas nécessaire que le mouvement reproduise le même processus.
5. Diffusion de l’information à tout le monde, le plus fréquemment possible. L’information est pouvoir. L’accès à l’information augmente le pouvoir individuel. (...) Plus on en sait sur le fonctionnement de quelque chose et plus on a d’information sur ce qui se passe, plus l’efficacité politique des membres du groupe est grande.
6. Accès égalitaire à toutes les ressources dont le groupe a besoin, ce qui n’est pas toujours faisable. Bien qu’une membre qui entretient un monopole sur une ressource nécessaire (un labo-photo, une photocopieuse à laquelle elle a accès par le biais de son mari...) doive se proposer, elle peut conditionner l’accès à cette ressource de manière excessive. Les connaissances des différentes membres peuvent être équitablement accessibles si ces dernières sont disposées à les apprendre aux autres, à échanger du matériel, etc.
Si ces principes sont appliqués, il est garanti que, quelles que soient les structures développées par les différents groupes du mouvement, celles-ci restent contrôlées et répondent face au groupe. L’ensemble des personnes qui se trouvent à des postes d’autorité sera vaste, flexible, ouvert et temporaire. Elles ne pourront pas institutionnaliser leur pouvoir parce que les décisions seront prises par l’ensemble du groupe en dernière instance. Celui-ci aura la possibilité de décider des personnes qui exercent l’autorité en son sein.
Jo Freeman
Le lien d'origine
http://infokiosques.net/article.php3?id_article=2 http://infokiosques.net/IMG/rtf/la_tyrannie_de_l_absence_de_structure.rtf
Publié par les éditions IOSK Edition, Grenoble L’infokiosque : Squat des 400 Couverts, 10 traverse des 400 Couverts, 38000 Grenoble