Une biographie de Fernand Pelloutier
Victor DAVE
Suivi de
Histoire des Bourses du Travail préfacée par Georges Sorel
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Une biographie de Fernand Pelloutier
Fernand-Léonce-Émile Pelloutier est né à Paris le 1er octobre 1867 et il est mort dans la même ville le 13 mars 1901.
Il avait donc à peine trente-trois ans lorsqu'il mourut.
À l'encontre de beaucoup qui se séparèrent du peuple pour aller à la bourgeoisie, Pelloutier abandonna la bourgeoisie pour vivre de la vie populaire. Il descendait de Simon Pelloutier, dont le grand'père avait été forcé de quitter la France, lors de la Révocation de l'Édit de Nantes, et qui, né à Leipzig le 29 octobre 1694, fut successivement gouverneur des fils du duc de Würtemberg, prince de Montbéliard, pasteur de l'Église française de Berlin, conseiller ecclésiastique et assesseur du Consistoire supérieur, éphore du Collège français, membre et bibliothécaire de l'Académie des Sciences et des Belles-Lettres de Prusse. Il laissa de nombreux écrits, au nombre desquels on cite surtout une remarquable Histoire des Celtes,en huit volumes, qu'il publia en 1733.
Léonce Pelloutier, son grand-père paternel, exerça, par ses ouvrages, une influence considérable, peut-être décisive, sur les idées de son petit-fils. Il était avocat à Nantes et s'occupait très activement de politique et de journalisme. Quoique issu d'une famille légitimiste et ultra-cléricale, il embrassa de bonne heure les idées libérales, collabora pendant de longues années au Phare de la Loire,s'affilia aux ventes des carbonari, à d'autres organisations secrètes, fit partie de la Société des Droits de l'homme avec Godefroy Cavaignac, Félix Avril, Astruc, et offrit, en 1835, la rédaction en chef de l'Alliance libérale,journal qui du reste ne devait jamais paraître, à Auguste Blanqui. L'offre lui en fut faite par l'intermédiaire de Philippon, qui dirigeait le Réformateur, et de François-Vincent Raspail, amis tous les deux de Léonce Pelloutier. En 1870, toujours sur la brèche, il fonda à Niort le Progrès des Deux-Sèvres et de la Vendée, où, chose curieuse, on put lire des articles signés Jules Guesde. Le vieux démocrate libéral mourut en 1879 et fut enterré civilement, au grand scandale de la très cléricale population nantaise.
Un des frères de Léonce, Ulrich Pelloutier, fut par contre royaliste ardent et militant. Entièrement dévoué à Charles X, il fut créé par lui baron de Boisrichard. Il prit une part active à l'insurrection de 1832, fut arrêté comme agent de la duchesse de Berry, au château de Launay, près Châteaubriand, en compagnie d'un coreligionnaire du nom de Clemenceau, parent, si je ne me trompe, du célèbre homme politique actuel. Au sujet de cette arrestation, il existe des lettres curieuses du préfet de la Loire-Inférieure et du commissaire central de Nantes de cette époque, ainsi que de Montalivet, pair de France et ministre de l'Intérieur.
Fernand Pelloutier rompit, à l'exemple de son grand'père, avec les traditions familiales et marcha dans la voie que lui avait tracée celui-ci, malgré l'éducation cléricale que ses parents lui firent donner. Il fit en effet ses études primaires à Paris, chez les Frères de la doctrine chrétienne. Puis, ses parents ayant quitté Paris pour s'installer à Nantes d'abord et ensuite à Saint-Nazaire, Fernand fut envoyé, en 1880, ainsi que son frère Maurice au petit séminaire de Guérande. Ils y restèrent trois ans. Fernand dont la complexion fut de tout temps faible, délicate, y contracta les germes de la maladie qui devait l'emporter plus tard. La nourriture y était médiocre et insuffisante, les soins nuls, l'hygiène déplorable ; les maîtres infligeaient, pour les moindres peccadilles, des corrections sévères qui dégénéraient en véritables mauvais traitements. Le jeune Pelloutier tenta deux fois, mais sans succès, de s'évader de ce mauvais lieu. Un jour, on trouva dans le pupitre de son voisin d'étude une diatribe violente contre les hommes d'Église, à laquelle il avait largement collaboré. Ce méfait le sauva de la griffe des prêtres : le principal coupable fut renvoyé, et on conseilla aux parents de Pelloutier de retirer du séminaire leur fils, élève insoumis et déjà imbu d'idées "subversives". C'est ainsi qu'il put, de 1883 à 1886, achever ses études classiques au collège de Saint-Nazaire.
Dès 1885, à peine âgé de dix-neuf ans, et encore sur les bancs de l'école, Pelloutier collaborait déjà à La Démocratie de l'Ouest, que venait de fonder un ouvrier typographe, Eugène Courronné. Il écrivait aussi dans plusieurs feuilles littéraires qui lui ouvraient volontiers leurs colonnes, mais les années suivantes furent plutôt cependant des années d'attente et de préparation. Il mûrit ses idées, il lit beaucoup, énormément, le jour et la nuit, non pas seulement pour accroître et augmenter ses connaissances qui deviendront très remarquables, très étendues, mais déjà aussi pour chercher une consolation au mal affligeant et ostensible dont il vient d'être atteint et que le docteur Poisson, de Nantes, diagnostiquera, en 1890, comme étant un lupus tuberculeux de la face. Vraisemblablement, ajoutera-t-il quelques mois plus tard, le malade ne vivra pas plus de deux ans, et bien que la sombre prédiction ne se soit pas réalisée à la lettre, elle faisait pressentir cependant que la maladie aurait une issue fatale et prématurée.
Prévoyant, dès ce moment, que sa carrière ne serait pas longue, Pelloutier se multiplia en tous sens ; bientôt son activité ne connut plus de bornes. Aux élections législatives de 1889, il créa l'Ouest républicain, feuille éphémère dans laquelle il soutint, sans succès du reste, la candidature radicale d'Aristide Briand. En 1891, il prit la direction de la Démocratie de l'Ouest, à laquelle il n'avait pas cessé de collaborer depuis sa première apparition, en 1881. Il fit appel, pour le seconder, à des écrivains connus appartenant à divers partis politiques : Caumeau, alors conseiller municipal socialiste de Paris, décédé depuis ; Brunellière, conseiller municipal socialiste de Nantes ; Vaillant, Landrin, Guesde, d'autres encore. Toute la cuisine du journal incombait à Pelloutier, rédacteur en chef d'une feuille qui... ne comptait pas un seul rédacteur. Aussi dut-il suffire à tout : la chronique locale et la chronique régionale, la politique intérieure et les événements du dehors, le mouvement maritime et commercial, tout, jusqu'aux moindres faits divers, y compris même les rares annonces et quelque vague publicité, était rédigé par lui. Sa plume incisive et mordante trouva encore l'occasion de malmener les autorités, dont il devint dès lors la bête noire. Leur animosité contre lui redoubla lorsqu'il fonda à Saint-Nazaire, avec quelques amis, l'Emancipation,section du parti ouvrier français. La bourgeoisie, sentant que son règne est près de finir, est sans cœur pour tout ce qui n'est pas elle ; elle est surtout sans cœur et sans entrailles pour ceux d'entre ses fils qui, comprenant que son empire est désormais impossible, ont embrassé la cause de la révolution sociale. Ceux qui, nés dans son sein, l'ont abandonné à cause de ses impuretés, sont d'avance désignés à ses coups : les persécutions des familles, celles des prétendus amis les accablent ; la misère les attend, la faim les étreint, la maladie, sinistre messagère de la caste délaissée, les enveloppe de toutes parts, et la mort, prématurément, les achève, comme pour donner raison à leurs bourreaux. C'est dans les villes de province surtout qu'il est grand le nombre de ceux que la bourgeoisie châtie ainsi à cause de leur sincérité et de l'indépendance de leur caractère, et ce sera son éternel déshonneur d'avoir appelé la mort à son aide pour ressaisir un pouvoir qui lui échappe. Depuis le jour où il devint membre du Parti ouvrier français, et surtout depuis le 3 septembre 1892 où, comme délégué des Bourses du Travail de Saint-Nazaire et de Nantes au Congrès de Tours, organisé par la Fédération des travailleurs socialistes de l'Ouest(parti broussiste), il fit voter la grève générale (1) (cette grève générale que le parti répudie et qu'en 1901 il répudiera encore), Pelloutier fut en butte à toutes les tracasseries, à toutes les persécutions, à toutes les misères (2). Aussi, dans les premiers mois de 1893, il quitta Saint-Nazaire pour aller se fixer à Paris. Il ne tarda pas à se séparer du parti marxiste, séduit par les idées libertaires qu'il ignorait presque au fond de sa province et qu'il embrassa sous l'influence des écrivains et des camarades anarchistes qu'il eut l'occasion de fréquenter dès son arrivée dans la capitale au centre même du mouvement. Il chercha cependant sa voie pendant toute une année, tout en collaborant déjà à l'Avenir social de Dijon, et à l'Art social, de Gabriel de la Salle. Délégué par la Fédération des Bourses, où il était entré au commencement de 1894, au Congrès national ouvrier qui se tint à Nantes, au mois de septembre de cette année, il y soutint encore une fois la grève générale. L'ardeur qu'il apporta à la défense de ses idées attira sur lui l'attention. La presse ne le ménagea pas, elle l'attaqua au contraire d'autant plus violemment qu'il affirmait hautement son dédain des formules politiques et préconisait la lutte sur le terrain purement économique. Les fureurs des journaux ne parvenaient pas à la détourner de la voie qu'il s'était tracée ; il répondit à leurs criailleries par une brochure (3) : Qu'est-ce que la grève générale ?dont voici la conclusion : "Ou la grève générale est impossible, et il est stupide de la combattre, parce que la conspiration du silence la détruirait, tandis que les attaques la fortifient. Opposer une digue à un torrent, c'est accroître sa puissance dévastatrice ; élargir son lit, c'est le rendre inoffensif et le réduire aux proportions d'un ruisseau. Il en est de même pour la grève générale. Ou bien elle est possible, et criminel qui la combat parce qu'elle est la ruine du système autoritaire."
En 1895, Fernand Pelloutier, membre des Chevaliers du Travail français, collaborateur à la Revue Socialiste, de Paris, à la Société Nouvelle,de Bruxelles, aux Temps Nouveaux avec Grave et Delesalle, à l'Enclos avec Lumet, fut nommé secrétaire de la Fédération des Bourses. A partir de cette nomination à ce poste important, il entra dans la phase particulièrement active de sa vie. Il semble que, se rendant compte qu'il ne saurait plus avoir de longues années à vivre, il veuille faire tenir dans un court espace de temps le maximum de travail qu'un homme est à même de fournir. Il fait tous les travaux du Comité fédéral, prépare les Congrès, organise les grands services de la Fédération, remplit les fonctions de secrétaire du Comité d'action de la Verrerie ouvrière, écrit une Méthode pour la création et le fonctionnement des Bourses du Travail, en un mot, se prodigue sans compter, de mille manières.
Voici comment l'apprécie, dans un article ému paru, au lendemain de sa mort, dans les Temps Nouveaux (4), son ami Paul Delesalle : "Opposer à l'action politique une action économique forte, puissante, tel était le rêve qu'il avait conçu et qui, prenant corps, est devenu un peu une réalité. Il savait et il aimait à répéter que la bourgeoisie capitaliste n'accorde aux travailleurs que ce qu'ils sont capables d'exiger, et voyait dans l'organisation et dans la force des syndicats ouvriers un moyen de contraindre la société bourgeoise à capituler.
"Dans une "Lettre aux anarchistes", il a, en quelques lignes, fort bien défini sa pensée, la nôtre aussi : "Partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas (les politiciens), des révoltés de toutes les heures, hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même."
"Libertaire dans le grand sens du mot, il demandait, dans cette même lettre, aux anarchistes qui n'admettent pas l'idée de l'efficacité de l'action syndicale, "de respecter ceux qui croient à la mission révolutionnaire du prolétariat éclairé, de poursuivre plus activement, plus méthodiquement et plus obstinément que jamais l'œuvre d'éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d'hommes libres".
"Organisateur, la Fédération des Bourses du Travail, qui a déjà rendu et est appelée à rendre de si importants services à la classe ouvrière, fut son œuvre maîtresse, œuvre pour laquelle il vécut et dont il mourut un peu par le surcroît de travail qu'il s'était imposé. Pendant que certains individus prenaient la Verrerie ouvrière d'Albi pour tremplin et la faisaient servir à leurs petites ambitions, Pelloutier, dans ses modestes fonctions de secrétaire, grâce à ses qualités d'administrateur, parvint à édifier l'usine ouvrière. Et dans cette mare à purin que fut le comité d'action de la Verrerie ouvrière, où tant d'exploiteurs du socialisme se compromirent irrémédiablement, il dut rester propre, et la boue dont voulurent le salir de malhonnêtes adversaires ne parvint jamais qu'à les salir un peu plus eux-mêmes. Il fut l'un des rares qui en sortirent les mains nettes et la tête haute (5)."
Au mois de juin 1895, Pelloutier fut délégué au congrès de Nîmes où il fit, sur la Fédération des Bourses, deux rapports importants, qui furent très discutés, l'un surtout où il défendit cette idée qu'il est nécessaire, pour que la Révolution triomphe, que les forces ouvrières soient temporairement groupées en un faisceau compact et discipliné. Malgré cette concentration des forces quelque peu autoritaire, il n'en affirmait pas moins très résolument, comme toujours, les idées libertaires. C'est cette même idée qui se retrouve dans le manifeste qu'il lança le 1er mai 1896, au nom des 41 Bourses du travail fédérées et dans lequel il dit :
"Volontairement confinées jusqu'à ce jour dans le rôle d'organisatrices du prolétariat, les Bourses du Travail de France entrent désormais dans la lutte économique, et à cette date du 1er mai, choisie depuis quelques années par le socialisme international pour formuler les volontés de la classe ouvrière, viennent exposer ce qu'elles pensent et le but qu'elles poursuivent.
"Convaincues qu'au mal social les institutions ont plus de part que les hommes, parce que ces institutions, en conservant et accumulant les fautes des générations, font les hommes vivants prisonniers des fautes de leurs prédécesseurs, les Bourses du Travail déclarent la guerre à tout ce qui constitue, soutient et fortifie l'organisme social. Confidentes des souffrances et des plaintes du prolétariat, elles savent que le travailleur aspire, non pas à prendre la place de la bourgeoisie, à créer un État "ouvrier", mais à égaliser les conditions, et à donner à chaque être la satisfaction qu'exigent ses besoins. Aussi méditent-elles, avec tous les socialistes, de substituer à la propriété individuelle et à son effroyable cortège de misères et d'iniquités, la vie libre sur la terre libre !
"Dans ce but, et sachant que la virilité de l'homme se proportionne à la somme de son bien-être, elles s'associent à toutes les revendications susceptibles, en améliorant, si peu que ce soit, la condition immédiate du prolétariat, de le libérer des soucis démoralisants du pain quotidien et d'augmenter, par suite, sa part contributive à l'œuvre commune d'émancipation.
"Elles réclament la réduction de la durée du travail, la fixation d'un minimum de salaire, le respect du droit de résistance à l'exploitation patronale, la concession gratuite des choses indispensables à l'existence : pain, logement, instruction, remèdes ; elles s'efforceront de soustraire leurs membres aux angoisses du chômage et aux inquiétudes de la vieillesse en arrachant au Capital la dîme inique qu'il prélève sur le Travail.
"Mais elles savent que rien de tout cela n'est capable de résoudre le problème social ; que jamais le prolétariat ne sortirait triomphant de luttes où il n'opposerait à la formidable puissance de l'argent que l'endurance acquise, hélas !, par des siècles de privations et de servitude. Aussi, adjurent-elles les travailleurs demeurés jusqu'à ce jour isolés de venir à elles, de leur apporter l'appoint de leur nombre et de leurs énergies. Le jour (et il n'est pas éloigné) où le prolétariat aura constitué une gigantesque association, consciente de ses intérêts et du moyen d'en assurer le triomphe, ce jour-là, il n'y aura plus de capital, plus de misère, plus de classes, plus de haines. La Révolution sociale sera accomplie !"
En 1896, l'Art social publie un travail intéressant de Pelloutier sur l'organisation corporative et l'anarchie. Il y établit la concordance qui existe entre l'union corporative qui s'élabore et la société communiste et libertaire, à sa période initiale. "Nous voulons, dit-il, que toute la fonction sociale se réduise à la satisfaction de nos besoins ; l'union corporative le veut aussi, c'est son but, et de plus en plus elle s'affranchit de la croyance en la nécessité des gouvernements ; nous voulons l'entente libre des hommes ; l'union corporative (elle le discerne mieux chaque jour) ne peut être qu'à condition de bannir de son sein toute autorité et toute contrainte ; nous voulons que l'émancipation du peuple soit l'œuvre du peuple lui-même ; l'union corporative le veut encore : de plus en plus, on y sent la nécessité, on y éprouve le besoin de gérer soi-même ses intérêts ; le goût de l'indépendance et l'appétit de la révolte y germent ; on y rêve des ateliers libres où l'autorité aurait fait place au sentiment personnel du devoir ; on y émet sur le rôle des travailleurs dans une société harmonique des indications d'une largeur d'esprit étonnante et fournies par les travailleurs mêmes. Bref, les ouvriers, après s'être crus si longtemps condamnés au rôle d'outil, veulent devenir des intelligences pour être en même temps les inventeurs et les créateurs de leurs œuvres. Qu'ils élargissent donc le champ d'étude ouvert devant eux. Que, comprenant qu'ils ont entre leurs mains toute la Vie sociale, ils s'habituent à ne puiser qu'entre eux l'obligation du devoir, à détester et à briser toute autorité étrangère. C'est leur rôle, c'est le but de l'anarchie."
Dans l'Art et la Révolte, paru la même année, il nous montre la bourgeoisie disparaissant peu à peu comme une coulée de boue qui emporte pêle-mêle préjugés, croyances et morales. "Il y a aux pays du soleil des fruits malsains qui, mûris vite, se gâtent encore plus vite ; des végétations sans pareilles, dont la vie n'est qu'une hâte vers la mort et qui brillent d'un éclat d'autant plus vif qu'il sera plus éphémère. Ces végétations, ces fruits, c'est notre bourgeoisie. A peine née, elle fut riche et puissante. A l'âge où races et castes s'arment encore d'habitude contre les retours de la fortune et l'instabilité des pouvoirs, elle était déjà en pleine possession de sa force. Cinquante années elle a joui, et la voici mourante. Quelle plus terrible leçon ! On chercherait vainement ailleurs qu'en elle-même la raison de son agonie. Il y a cent ans, les peuples avaient encore, pour les gouvernants, les religions, la famille, la patrie, le même respect qu'il y a trente siècles. Ils avaient renversé des dynasties, coupé des têtes couronnées, détruit des autels et violé des territoires, mais ils courbaient encore le front devant l'autorité. Le maître tué, ils criaient : "Vive le maître !". Un dieu disparu, ils pliaient le genou devant d'autres dieux, et la patrie était pour eux le monstre indien de qui l'appétit sanguinaire est une faveur passionnément désirée. Cent ans, et tout cela s'en est allé. On subit encore des gouvernements ; l'autorité est honnie, et l'on crache sur la barbe des maîtres ; les religions vivent ; Dieu est mort, et l'athée a fait place au sceptique ; la famille subsiste ; l'autorité en est proscrite, et l'homme dit : "Amour à qui m'aime ; indifférence à qui, fût-il de mon sang, exige mon affection sans la mériter." Les nations demeurent et parfois s'affirme la haine des races ; le patriotisme n'est plus et "le petit doigt qui sert à détacher la cendre du cigare" paraît enfin plus précieux que la conquête d'un empire."
En 1897, Fernand Pelloutier fonda l'Ouvrier des Deux-Mondes, revue mensuelle d'économie sociale qui renferme de nombreuses études d'une réelle valeur dues à sa plume. Et cependant les conditions misérables dans lesquelles il fut souvent obligé de faire cette revue ne devaient pas le prédisposer favorablement au travail de l'esprit. Lorsque les mémoires de l'imprimeur se furent élevés à des chiffres fantastiques pour la bourse d'un prolétaire, Pelloutier prit un parti héroïque : il composa lui-même entièrement sa revue et il consacra à ce labeur fatigant jusqu'à dix heures consécutives par jour, après quoi, en manière de délassement, il était obligé de donner plusieurs heures encore à la correspondance très étendue de la Fédération. Entre-temps il trouvait encore le loisir nécessaire pour collaborer à plusieurs revues françaises et étrangères. C'est à cette époque qu'il fit, avec son frère Maurice, une grande partie de sa Vie Ouvrière, qui ne devait être publiée qu'en 1900, quelques mois avant sa mort.
Il était impossible que sa constitution, minée par la tuberculose, résistât longtemps à ces multiples travaux. Déjà, au retour du Congrès de Rennes, en septembre 1898, il avait eu une première hémoptysie qui l'avait complètement exténué. Il se rétablit pourtant, mais comme il se trouvait dans une situation pécuniaire difficile, il avait dû, pour en sortir, solliciter quelques travaux d'écriture. Je me le rappelle alors qu'il aurait dû se reposer en novembre, rue des Deux-Ponts, enveloppé dans une couverture, copiant un cours d'économie sociale, puis traduisant de l'Anglais un ouvrage de mécanique ! On finit cependant, sur les conseils des médecins, par l'envoyer à la campagne ; au mois d'avril 1899, il alla occuper, aux Bruyères-de-Sèvres, un pavillon composé de deux pièces dans l'une desquelles il installa sa chère bibliothèque, qu'il avait mis tant de soin et qu'il avait eu tant de peine aussi à composer. Là, au milieu d'un site ravissant, à deux pas du bois de Meudon, sa santé parut s'améliorer un peu. On fut d'autant plus porté à le croire autour de lui, qu'il ne se plaignait jamais. Il n'eût pas voulu qu'on surprît chez lui la plus légère défaillance, et de fait, même au milieu des plus atroces souffrances, il ne fit jamais entendre la moindre plainte. Dans les derniers jours de sa vie seulement, affaibli par la maladie, déprimé par l'abus de la morphine, il lui arriva à plusieurs reprises de verser quelques larmes, larmes de regret allant à tout ce qu'il laissait d'inachevé, à cette Fédération qui fut son oeuvre, et qu'il aima au point de lui faire le sacrifice de sa vie.
Au mois d'août de la même année, une seconde hémoptysie, beaucoup plus grave que la première, mit ses jours en danger. Les soins dévoués de sa famille, et surtout son endurance réellement étonnante, triomphèrent une fois de plus du mal. C'est peu de temps après que, par l'entremise d'un excellent ami, il obtint cette modeste place d'enquêteur à l'Office du Travail (ministère du Commerce) qui le sauva de la misère, mais qui dut par la suite lui être si amèrement et si injustement reprochée. On sait en effet qu'au huitième congrès des Bourses du Travail, en 1900, le délégué de Lyon, un guesdiste, posa la question de la présence de Pelloutier au ministère. La discussion tourna à la confusion du farouche interpellateur. On n'avait pas oublié que, dans sa séance du 25 mars 1900, le Comité fédéral avait eu à s'occuper de la question de la réglementation des grèves et de l'arbitrage obligatoire et que Pelloutier, comme délégué de Nevers et secrétaire du Comité, avait violemment combattu le projet, que c'était en grande partie grâce à ses efforts que celui-ci avait été, à une très grande majorité, rejeté. On n'avait pas oublié non plus que le projet ministériel sur les retraites ouvrières avait subi le même sort, toujours grâce à la persévérante énergie de Pelloutier ! Et c'était pendant qu'il remplissait à l'Office du Travail les fonctions d'enquêteur qu'il battait ainsi en brèche les projets hybrides du ministre pseudo-socialiste Millerand !
L'hiver de 1899 se passa pour le pauvre malade relativement bien, quoiqu'une toux incessante lui fût venue, résultant de la laryngite tuberculeuse que le surmenage, l'abus de la parole publique, peut-être aussi l'abus du tabac, mais plus encore l'évolution du lupus, allant se loger par infiltration dans le larynx, avaient déterminée. Il n'en continuait pas moins ses travaux. Pendant toute l'année 1900, il fut absorbé par l'établissement du Viaticum ou secours de route, par la création de l'Office national ouvrier de statistique et de placement, par les préparatifs du Congrès de cette année et par la publication de son beau livre : la Vie Ouvrière en France.
Ce qu'il souffrit pendant tout ce temps est vraiment inimaginable ; des crises d'étouffement prolongées, des accès de toux irritants, des sueurs abondantes et continuelles l'affaiblirent de plus en plus. Appuyé sur sa canne, s'arrêtant pour respirer, à chaque instant, on eût dit d'un vieillard. La vie semblait s'être réfugiée dans sa tête, qui avait pris une ampleur exagérée. Il réussit cependant, à force de volonté, à assister à ce Congrès où, pendant quatre jours, il prit une part active à la discussion de toutes les questions à l'ordre du jour et eut à se défendre encore contre les attaques d'ennemis sans cesse terrassés, mais toujours renaissants.
Ce fut son dernier effort. Au lendemain du Congrès, il s'alita pour ne plus se relever. Pendant près de six mois, il endura un véritable martyre, crachant le sang presque sans interruption, étouffant sans cesse, n'obtenant quelques instants de répits et de soulagement qu'à l'aide de piqûres répétées de morphine. Pourtant, jusqu'au dernier moment, il ne cessa de s'intéresser à la Fédération, guidant son frère qui s'occupait de la correspondance et le remplaçait pour tout ce qui concernait le secrétariat. Quelques semaines avant de mourir, il s'était fait transporter dans son cabinet de travail, où un lit avait été dressé devant sa chère bibliothèque et où il éprouva sa dernière joie d'enfant, de se retrouver au milieu de ses livres. Le 13 mars, à onze heures du matin, il expirait après une agonie qui durait depuis minuit et pendant laquelle il ne reprit pas une seule fois connaissance.
Il ne nous reste plus qu'à affirmer à cette place la parfaite communion d'idées et l'indestructible solidarité qui unissaient notre courageux ami au parti de la Révolution sociale, au mouvement libertaire international. Nous avons conscience de la grande loi du progrès et nous n'avons pas le droit d'oublier ; nous croyons, avec Auguste Comte, que l'humanité compte plus de morts que de vivants et chaque fois que le travail, la misère ou la maladie fauchent dans nos rangs, nous retournons à notre œuvre plus forts et plus vaillants, parce que nous emportons avec nous les âmes de nos morts.
Au milieu de la vieille société que tant d'éléments gangrenés désorganisent de plus en plus, une seule classe, aux yeux de Pelloutier, était restée pure et digne d'intérêt : la classe populaire ; d'après lui, la société où nous vivons, et qui étale avec un orgueilleux cynisme ses plaies hideuses à la lumière du jour, ne sera sauvée et régénérée que par l'énergie et le courage des classes laborieuses, et il avait voué aux déshérités toute son âme, tout son coeur. Il n'a eu de confiance et d'espoir que dans les masses populaires, et le peuple, qu'il a profondément aimé, n'oubliera pas son souvenir.
Admettant rigoureusement toutes les déductions de l'expérience et de l'observation, il ne permettait pas à son imagination de se lancer dans les rêves désordonnés du suprasensible ; son esprit était trop positif pour se laisser attirer par les mirages décevants de la métaphysique. Aussi est-il mort comme il avait vécu : sans maître et sans Dieu, en vrai libertaire.
(1) Dès le 27 mai 1869, le journal l'Internationale, organe officiel des sections belges de l'Association internationale des Travailleurs, préconisait en ces termes l'idée de grève générale : "Lorsque les grèves s'étendent, se communiquent de proche en proche, c'est qu'elles sont bien près de devenir une grève générale et une grève générale, avec les idées d'affranchissement qui règnent aujourd'hui, ne peut qu'aboutir à un grand cataclysme, qui ferait faire peau neuve à la société."
(2) Il y eut à ce sujet une controverse véhémente, dans la Démocratie, entre Jules Guesde et Fernand Pelloutier, controverse sur laquelle crut devoir revenir Guesde au lendemain de la mort de son adversaire, ce qui amena Eugène Guérard, dans la Voix du Peuple,a faire observer au "jésuite rouge" que Pelloutier n'était plus là pour lui répondre.
(3) Écrite en collaboration avec Henri Girard.
(4) Temps Nouveaux,n° du 23 mars 1901. Fernand Pelloutier,par Paul Delesalle.
(5) Il n'est pas inutile de rappeler ici que ce fut Pelloutier qui, en sa qualité de secrétaire du Comité d'action de la Verrerie ouvrière, prit énergiquement la défense de quatre ouvriers, congédiés pour s'être élevés contre le règlement par trop draconien de l'usine.
Préface par Georges Sorel
Dans les dernières années de sa vie, Fernand Pelloutier avait conçu le projet de faire profiter ses camarades de la grande expérience qu'il avait acquise dans sa pratique des organisations ouvrières ; il aurait voulu leur montrer ce qu'elles peuvent quand elles sont bien pénétrées de la portée de leur véritable mission ; il espérait convaincre les travailleurs qu'ils trouveront facilement parmi eux les hommes capables de diriger leurs institutions, le jour où ils cesseront d'être hypnotisés par les utopies politiques. Apprendre au prolétariat à vouloir, l'instruire par l'action et lui révéler sa propre capacité, voilà tout le secret de l'éducation socialiste du peuple. Pelloutier ne songeait pas à apporter une nouvelle dogmatique : il n'avait aucune prétention à devenir un théoricien du socialisme ; il estimait qu'il y avait déjà trop de dogmes et trop de théoriciens. Tous ceux qui ont fréquenté ce grand serviteur du peuple savent qu'il apportait dans l'accomplissement de ses fonctions un instinct singulièrement avisé des affaires et qu'il était vraiment l'homme qui convenait à la place que la confiance des Bourses du travail lui avait assignée (1). Ses appréciations possèdent donc une valeur toute spéciale aux yeux des personnes qui s'occupent d'observer les phénomènes sociaux et qui cherchent à tirer parti de l'expérience.
Pelloutier considérait les Bourses fédérées comme le type le plus parfait que l'on puisse adopter pour l'organisation ouvrière ; quelques personnes trouveront probablement cette opinion un peu absolue ; toutes les études faites de notre temps amènent, en effet, à reconnaître qu'il n'y a point de règles universelles dans les sciences sociales, que les traditions exercent une grande influence sur les divers modes de groupement et que les institutions d'un pays se transportent difficilement dans un autre (2). Il faut entendre la thèse de Pelloutier dans un sens relatif ; d'ailleurs, tous les hommes d'action ne parlent jamais d'une manière absolue ; leurs jugements sont toujours déterminés par certaines préoccupations pratiques qu'ils omettent parfois d'énoncer et qu'il est facile de découvrir en se reportant à leur vie.
Quand des socialistes parlent des institutions ouvrières, ils ne séparent jamais leurs appréciations de trois ordres de considération : tendances qu'ils croient découvrir dans la société capitaliste, conditions dans lesquelles s'opérera d'après eux la rupture mettant fin au monde actuel, conjectures sur l'avenir. Quand on n'a pas une connaissance exacte de cette triple racine des jugements socialistes, on s'expose à mal comprendre ce qu'on lit. Il est très facile de voir que Pelloutier n'a pas cherché à dissimuler un seul instant l'influence que sa conception personnelle du devenir a exercée sur ses jugements.
Il est impossible d'échapper à cette nécessité du relativisme : par exemple la théorie de la lutte des classes dans Marx dépend de l'idée que Marx s'est faite du processus historique par lequel le prolétariat devra s'émanciper. Que l'on supprime l'idée que l'auteur s'est construite de cet avenir du monde et la lutte des classes devient seulement la notion vague d'un antagonisme existant entre des groupes d'intérêts ; enfin toutes les déterminations de l'économie marxiste deviennent elles-mêmes inintelligibles. Tout, dans son système, est lié et dépend d'une idée révolutionnaire préconçue.
Dès que les théories subissent l'épreuve de la pratique, il devient difficile de maintenir cachées les hypothèses qu'elles comportent sur l'avenir ; les événements qui se sont déroulés dans les dernières années ont plus fait pour éclairer la vraie nature des diverses doctrines socialistes que n'auraient pu le faire vingt ans de discussion ; le jour où des socialistes ont possédé une parcelle de pouvoir, il est devenu facile de comprendre ce qu'ils entendaient par la destruction de l'État, l'émancipation des travailleurs, la lutte politique, etc.
S'il y a une science sociale, elle doit nous apprendre à lire dans les tableaux historiques et nous amener à des conclusions pouvant servir dans la vie, en définissant exactement la valeur réelle de ces conclusions. Il ne faut pas espérer trouver jamais dans une philosophie de l'histoire des lois analogues aux lois du monde physique ; mais il serait déjà bien beau de découvrir des règles de prudence." Ces règles, ai-je écrit ailleurs (3), ne nous disent pas ce qu'il adviendra... ; mais elles nous avertissent de certains dangers et nous tracent une route à l'abri de certains écueils reconnus... Ces règles ne valent pas pour tous les temps ; mais à chaque jour sa peine ; l'essentiel est qu'elles soient utiles pour le temps présent." Il est certain que les formules que l'on a extraites des œuvres de Marx doivent être interprétées de cette manière : "Il nous offre, dit un savant commentateur italien (4), le contraste étrange d'affirmations qui prises rigoureusement sont inexactes et qui nous semblent (et elles le sont en effet) chargées et pleines de vérité. Marx était porté, en somme, vers une sorte de logique concrète." On pourrait faire la même observation sur tous les livres écrits par des hommes d'action.
Ce qu'il y aurait de plus essentiel à connaître pour formuler des règles de prudence fondées sur l'expérience serait le degré de nécessité des divers changements qui s'entrecroisent dans la société ; il est clair, en effet, qu'il y a des nécessités pratiques contre lesquelles il serait fort inutile d'essayer la lutte ; par exemple, il serait insensé de vouloir empêcher le progrès machinal ; il y a d'autres nécessités moins impérieuses contre lesquelles on peut se mettre en garde, à la condition de s'enfermer dans un cercle d'activité convenablement restreint ; par exemple, les socialistes peuvent rejeter beaucoup de traditions patriotiques provenant des grandes guerres révolutionnaires, traditions encore très fortes dans les partis radicaux très avancés ; mais, pour garder leur complète indépendance, il leur faut vivre à l'écart des organisations officielles.
Dès que l'on aborde l'étude des institutions socialistes modernes, il faut se demander pourquoi tant de tentatives de refonde sociale ont échoué, pourquoi tant de brillantes espérances ont été déçues, pourquoi les hommes jugés les plus fermes ont parfois semblé désespérer de la cause qu'ils avaient embrassée : les accusations de trahison n'expliquent rien ; il est clair que, le plus souvent, les hommes ont été les jouets de causes générales.
Les idées sociales ne dépendent pas seulement des conditions de l'économie, des événements historiques et de l'intervention de certains inventeurs (5); elles dépendent aussi des lois inéluctables de notre esprit, qui leur imposent un certain rythme, à peu près constant, de développement. Il y a déjà longtemps que j'appelle (6) l'attention sur l'importance des thèses que Vico a présentées à propos des suites et des recommencements; Toujours l'esprit passe de l'instinctif à l'intellectuel, de l'empirisme à la connaissance raisonnée, de la passion au droit ; et au bout d'un certain temps il y a recommencement par régénération des états psychologiques primitifs. On est loin de connaître exactement toutes les suites qui intéressent l'histoire : Engels a signalé dans le socialisme moderne une très curieuse transformation qu'il a appelée un passage de l'utopie à la science (7), mais qu'il n'a pas analysée d'une manière très approfondie.
L'histoire nous montre que l'homme est éternellement dupe d'une illusion qui lui fait croire qu'il augmente sa force d'action sur le monde et peut atteindre le principe mystérieux du devenir des choses en se plaçant en dehors de la réalité, construisant des thèses unitaires, absolues, idéales : quand il veut rejoindre le réel, il se heurte à des impossibilités, qui l'amènent à transformer ses conceptions ou, tout au moins, à cantonner son idéal, de manière à pouvoir agir. Ce passage du spirituel à la vie pratique est plein de complexité ; quand l'humanité l'a effectué durant un certain temps, elle revient à l'origine et reconstruit un nouvel idéal. La connaissance de ces passages serait de la plus haute importance pour éclairer la conduite des socialistes modernes. Je vais essayer de montrer comment on peut les étudier.
Ce qui rend difficile à comprendre les grandes utopies socialistes du XIXè siècle, c'est qu'on ne les rattache pas assez aux événements et aux idées de la Révolution ; j'estime, pour ma part, qu'il y a entre l'utopie politique de 1789, l'utopie sentimentale de Fourier, et l'utopie économique de Saint-Simon des affinités très profondes qui permettent de les ranger dans un même genre, en se plaçant au point de vue de leur signification psychologique.
A la fin de l'Ancien Régime, tout le monde semblait être d'accord sur le principe de la transformation qui allait s'opérer ; après avoir été le fidèled e l'Église et le sujet du roi, l'homme se sentait assez fort pour devenir citoyen; mais que fallait-il entendre par ce terme ? Les philosophes se demandaient ce qui resterait en eux quand ils auraient détruit les liens qui les avaient subordonnés à l'Église et au roi ; ce résidu était l'homme naturel, abstraction formée avec les qualités et les défauts du lettré du XVIIIè siècle. L'Église avait eu sa théologie ; la royauté avait fondé sa théorie du pouvoir sur une interprétation du droit romain ; on cherchait à justifier la Cité nouvelle sans recourir explicitement à la tradition ; mais on continuait à raisonner comme les anciens philosophes politiques : l'on voyait dans la doctrine qui résumait les principes essentiels d'un gouvernement, ce qu'il y avait de plus important à connaître et à déterminer avec précision : formuler des constitutions était le but de toutes les recherches des grands penseurs.
Je n'insiste pas sur ce qu'avait d'utopique la conception politique de nos pères, qui croyaient changer le cours de l'histoire avec des feuilles de papier (8) ; il est certain qu'on s'aperçut bientôt que tout cela ne conduisait pas à grand'chose ; le grand succès du fouriérisme tient sans doute à ce qu'il semblait apporter la solution du problème posé tout d'abord sous une forme trop abstraite par les fabricants de constitutions. Pour bien comprendre la valeur de cette utopie et les causes de sa grande popularité, il faut se reporter à l'histoire militaire de la Révolution. Le gouvernement de 1793 avait tout mis en œuvre pour détruire l'armée royale et très peu fait pour organiser la nouvelle armée ; cependant des bandes indisciplinées avaient spontanément engendré le plus formidable engin de guette que le monde eût jamais connu. Puisque les abstractions des profonds fabricants de constitutions n'avaient pu réussir à construire la Cité politique conforme aux principes de la raison, pourquoi ne pas chercher à organiser une Cité sentimentale en se servant de l'expérience acquise ? Pourquoi ne pas tirer parti de l'enthousiasme qui avait tant de fois assuré la victoire aux bandes révolutionnaires ? Pourquoi, si le métier militaire, jadis si rebutant, était devenu aimable, le travail ne pourrait-il pas devenir attrayant ? Pourquoi ne verrait-on pas se révéler dans les ateliers des chefs de génie, analogues aux maréchaux de France qui avaient eu besoin de la Révolution pour sortir de l'obscurité ? Pourquoi se méfier des combinaisons naturelles des passions alors que de pareilles combinaisons avaient donné à l'armée française une supériorité incontestables sur les autres armées, conduites suivant des règles pédantesques ?
On n'a pas bien compris toujours l'œuvre de Fourier parce que, le gouvernement n'étant pas explicitement mis au premier plan, on a vu en lui un libertaire ; mais on pourrait relever beaucoup de passages qui montrent que l'appui de l'autorité ne lui aurait pas répugné. Nous savons d'ailleurs que, dans toutes les organisations sentimentales, une discipline de fer s'impose d'elle-même : c'est ce que nous montrent les corps monastiques, les bandes sauvages, etc.
Ces guerres eurent aussi une grande influence sur la propagation des idées saint-simoniennes. La France avait été comme une grande cité assiégée (9) et toutes ses énergies économiques avaient été réquisitionnées en vue d'assurer l'existence des citoyens ; l'État avait sû prendre, parfois, presque complètement en main la direction de la production. Sous Napoléon, l'administration militaire avait conduit des opérations auprès desquelles tout ce que faisait alors l'industrie était bien peu de chose. On devait se demander pourquoi on n'appliquerait pas aux arts de la paix le principe d'une direction unitaire qui avait si bien réussi dans la guerre. Il était certain que l'administration de la guerre avait été fort corrompue ; mais on rejetait cette corruption sur l'ignorance et l'incapacité de fonctionnaires improvisés ; d'ailleurs, la gloire couvrait tout. Depuis que nous avons fait l'expérience des vastes conceptions de Freycinet et ainsi mis à l'épreuve les grands plans unitaires des hommes d'État et de science, nous savons que les administrations les plus éclairées sont incapables de concevoir et de mener à bonne fin un ensemble de travaux publics (10) : que serait-ce donc si elles avaient à s'occuper du détail de la production ?
Dans toutes ces utopies, on admettait que les faits historiques se développent comme conséquence du principe à peu près comme les propositions de géométrie s'alignent à la suite des axiomes. On peut encore dire qu'on regardait la vie sociale d'un pays comme déterminée par son espèce constitutionnelle, comme les mœurs des animaux sont déterminées par leurs espèces naturelles; et à cette époque les zoologistes s'occupaient plutôt de décrire l'ensemble des actes se rapportant à l'être typique que de rechercher les lois physiologiques. Mais si puissantes que soient les analogies logiques, elles ne sauraient suffire pour expliquer l'illusion de nos pères ; il faut tenir compte des considérations sur lesquelles avait été fondée jusque-là l'étude historique : on avait surtout cherché à connaître la manière de vivre des gens entourant soi le pape, soit le roi ; toute réforme sociale avait été conçue comme une réforme morale des cours ; l'éducation des princes avait été le grand objet des méditations des philosophes ; ajoutons que la Révolution avait été une suite de journées et de coups d'État, et enfin que Napoléon avait donné à l'autorité un éclat incomparable.
Une fois de plus, il faut tenir compte de l'influence des guerres de la Révolution ; ces guerres constituent le fait capital de l'histoire du XIXè siècle et elles pèsent encore sur nous ; il y eut une nouvelle conquête de la France par le pouvoir central et la notion d'autorité se trouva régénérée par la guerre. Quand la paix survint, les idées unitaires se trouvaient plus fortes qu'elles n'avaient jamais été ; tout le monde se tournait vers le pouvoir pour lui demander d'organiser et de revivifier la vie sociale. Napoléon avait eu une véritable manie organisatrice ; il aurait voulu refondre tous les usages des hommes et les réglementer par ce qu'il appelait des lois organiques; ses contemporains étaient persuadés qu'il réalisait le type du vrai gouvernement fondé sur la raison.
Dans tout ce travail nous voyons une seule et même tendance : le désir de traduire matériellement l'idée d'une autorité rationnelle, souveraine directrice du monde. Les Allemands ont conservé, comme on le sait, beaucoup de conceptions qui sont démodées chez nous ; on ne comprendrait rien aux théories actuelles des social-démocrates si on ne se reportait à ce qui se pensait en France il y a soixante ans ; ils disent, par exemple, qu'il faut conquérir l'État pour frapper au cœur le mode de production capitaliste et régénérer la société par la dictature (11) ; chez eux, on ne sépare jamais ces deux idées : le changement absolu du principe et l'autorité absolue. Les idées de liberté, de justice et d'initiative personnelle ne sont pas encore bien acclimatées en Allemagne.
Les constitutions politiques ont passé, en grand nombre, sur la France, sans beaucoup changer notre pays ; elles n'ont même pas eu une très grande influence sur les lois ; on peut en dire autant de toutes les utopies unitaires. Ce n'est pas que les utopistes n'aient souvent soulevé et élucidé certains problèmes intéressants ; mais ce sont là des œuvres accessoires, qui doivent être considérées indépendamment de leur philosophie de la société.
A partir du milieu du règne de Louis-Philippe apparaissent des projets d'organisation de l'industrie que l'on a eu tort, en général, de confondre avec les véritables utopies : la France était toujours le pays de Colbert et ses manufactures continuaient à se développer à l'abri d'un régime hautement protectionniste ; on devait se demander si l'État démocratique ne pourrait pas faire pour les ateliers de travailleurs ce que les rois avaient fait par les manufacturiers privilégiés; les idées de L. Blanc me semblent avoir dû une grande partie de leur succès à ce qu'elles se rattachaient étroitement à la tradition nationale.
L. Blanc se défend énergiquement d'être un continuateur des saint-simonniens : "Il est certain, dit-il (12), que l'État, devenu entrepreneur d'industrie et chargé de pourvoir aux besoins de la consommation privée, succomberait sous le poids de cette tâche immense... Mais qu'y a-t-il de commun entre notre système et les doctrines saint-simonniennes ? Nous avons dit que l'État devait fonder des ateliers sociaux, fournir aux travailleurs des instruments de travail, rédiger des statuts industriels ayant forme et puissance de loi ; cela veut-il dire que l'État doit se faire spéculateur, entrepreneur d'industrie ?"
Il me paraît inutile de discuter, ni même d'essayer de classer tous les systèmes imaginés durant cette période ; ils oscillent entre celui de L. Blanc et l'organisation du crédit que Proudhon a développé dans ses écrits de 1848 à 1851. Il semblait que la cause essentielle des souffrances qu'éprouvait la société provenait de l'intervention abusive des hommes d'argent, qui percevaient d'énormes commissions, se montraient parfois d'une témérité insensée et en même temps opposaient la routine au progrès scientifique : il semblait que des associations ouvrières, qui renfermeraient l'élite de chaque métier, seraient capables d'assurer une marche économique, sage et progressive à la production ; la seule question était de leur procurer du capital.
Le second Empire a souvent prétendu qu'il a réalisé tout ce que renfermaient de réalisable les projets des réformateurs sociaux. Est-ce que beaucoup des plus ardents réformateurs n'étaient pas devenus ses auxiliaires ? Il est certain que l'Empire tira parti de l'élucidation des idées qui s'étaient faites avant lui ; il tira notamment parti des doctrines enseignées sur le bon marché du crédit et des transports. Son oeuvre économique n'est pas, du tout, négligeable : la construction d'un vaste réseau de chemins de fer, les subventions données à la grande navigation, la multiplication des voies vicinales ; la création du Crédit Foncier ; les encouragements donnés aux crédits mobiliers qui, par leur concurrence, matèrent l'orgueil de l'ancienne Haute-Banque et donnèrent tant de facilités aux créateurs d'affaires. La troisième République n'a fait que continuer l'oeuvre du second Empire.
On vit ainsi pratiquement qu'il faut dans la science sociale séparer la production et tout ce qui se rapporte à l'échange (13) ; jadis, on voulait briser l'ordre capitaliste et on n'avait rien produit ; maintenant, on se bornait à réformer la circulation, la rendre plus économique pour les entrepreneurs, et on obtenait des résultats inattendus ; au lieu de changer l'organisme vivant,on se bornait à améliorer l'appareil mécanique dont il se sert ; on passait de la transformation par le changement du principe fondamental au perfectionnement empirique de ce qui est étranger au principe de la société.
Ce passage si remarquable n'a pas été jusqu'ici défini d'une manière bien exacte ; on y a vu, trop souvent, un passage de la révolution à l'évolution, ou à l'adaptation, ou au progrès obtenu par de légers changements. Gambetta a donné une formule célèbre : "Il n'y a pas de question sociale, il n'y a que des questions sociales ;" il entendait dire qu'il faut se borner à étudier les problèmes dont la solution ne trouble pas le mode de production capitaliste. La politique du second Empire fut, presque tout entière, dirigée dans cet esprit ; jamais l'industrie ne fut aussi prospère qu'après l'accomplissement des réformes que les contemporains de Louis-Philippe avaient considérées comme révolutionnaires ; on est souvent parti de cette constatation pour affirmer qu'au fond il y a moyen d'établir la paix sociale et d'harmoniser les intérêts (14).
On pourrait trouver dans l'histoire d'autres passages plus ou moins analogues au précédent : on, part e l'idée d'une transsubstantiation de la société et, quand on veut sortir de la théorie pour arriver à la pratique, on se trouve avoir travaillé à consolider le régime existant au lieu de le détruire.
Le deuxième passage que je vais examiner est emprunté à l'histoire du socialisme français de 1880 à 1899 ; ici nous trouverons un passage plus complexe et peut-être moins frappant que le précédent, parce que la grande concentration autoritaire provenant des guerres de la Révolution n'intervient plus avec autant de force pour maintenir l'illusion d'une unité indissociable et nécessaire entre les parties.
A l'origine, on était pleinement révolutionnaire "Ce n'est pas un programme de réformes que l'on a à dresser ; ce n'est pas l'entrée de quelques socialistes dans le Parlement que l'on doit avoir en vue ; ce n'est pas une action parlementaire quelconque que l'on doit viser ; on ne doit chercher qu'un moyen de rallier la classe ouvrière..., de l'organiser en force (15) distincte capable de briser le milieu social" (Égalité,21 juillet 1880). "A l'Égalité on se vante de poursuivre une transformation économique impossible sans la prise de possession violente du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire (Égalité, 22 janvier 1882). Après la rupture survenue au congrès de Saint-Étienne, les guesdistes reprochaient aux possibilistes de corrompre le programme révolutionnaire (16) en y introduisant des questions locales (construction du canal dérivé du Rhône, dans le Midi ; achèvement de la rue Monge, à Paris). Les affaires municipales étaient alors regardées comme peu importantes ; et contre les défenseurs de l'autonomie des villes, l'Égalité se déclarait franchement et scientifiquement centralisatrice (11 décembre 1881).
Dix ans plus tard tout change ; les guesdistes font passer un assez grand nombre de candidats aux élections municipales de 1892 et dès lors ils s'occupent beaucoup plus des questions pratiques. Le congrès de Marseille rédige un programme agricole qui est définitivement arrêté en 1894 à Nantes ; on a en vue "des réformes immédiatement faisables en société capitaliste" (Socialiste, 19 mai 1894). A ceux qui voulaient maintenir l'ancienne orientation, Ch. Bonnier répondait : "Si nous commençons à discuter sur les principes jusqu'à perdre haleine, nous oublierons d'étudier notre terrain et nous serons repoussés des campagnes avec la maigre satisfaction d'être restés fidèles à un programme qui n'était pas fait pour elle." En 1881, on avait reproché à Joffrin (17) d'avoir demandé seulement la réduction légale de la journée du travail, sans avoir affirmé le chiffre fatidique de huit heures; en 1894, Bonnier disait "que parler de la journée de huit heures dans les campagnes est une singulière sorte d'utopie" (Socialiste, 24 novembre 1894)
Enfin arriva le fameux discours de Saint-Mandé en 1896, dans lequel Millerand (18) proposait de procéder à une nationalisation progressive de quelques-unes des très grandes industries, en commençant par les raffineries de sucre ; en 1897, les députés socialistes demandèrent cette réformeen vue de faire cesser la crise et de délivrer cultivateurs et fabricants de la tyrannie exercée par une oligarchie sans scrupule. Nous voyons tous les jours la presse socialiste se donner beaucoup de mal pour fournir des conseils aux industriels et leur expliquer que l'augmentation des salaires, combinée avec le raccourcissement de la journée, est réclamée pour leur plus grand bien : la presse socialiste veut procéder à un éclaircissementdes industries au plus grand profit des patrons qui comprennent le progrès (19).
Ces transformations me semblent dépendre des lois générales de notre esprit et je crois que nous parcourons ces chemins d'une manière à peu près fatale. Nous partons d'une utopie unitaire et autoritaire fondée sur un changement produit dans la société par la détermination de nouveaux principes ; nous aboutissons à un possibilisme plus ou moins confus, qui veut varier depuis la simple démagogie jusqu'à un socialisme de professeurs, qui se donne pour but l'assainissement (20) du régime capitaliste.
Je ne chercherai pas ici à déterminer les lois psychologiques qui expliquent ces mouvements ; je me bornerai à faire ressortir les caractères de deux types principaux de conduite qu'ils engendrent :
1° Dans un premier mode, qui rappellerait assez une évolution complète, la doctrine reste conséquente avec la conduite ; il y a une dégénérescence progressive mais cohérente, que l'on prétend justifier au moyen d'une philosophie plus ou moins nuageuse de l'histoire. que ne peut-on pas démontrer par les grands enseignements de l'histoire, quand on se place assez haut pour ne plus distinguer les causes ? On croit développer les principes, alors que l'on conserve seulement une terminologie, qui devient, tous les jours, moins intelligible, et on tue l'esprit.
2° Quelques-uns ne veulent pas se donner tant de peine ; ils conservent en bloc le vieux formulaire, tout en suivant une voie complètement opportuniste ; ils arrivent à concilier, par une subtile (et facile) casuistique, l'intransigeance la plus absolue avec un souci bien entendu des intérêts politiques immédiats (21).
Restent des socialistes avisés qui observent que le danger de la dégénérescence est d'autant plus grave que l'on se mêle davantage à la vie des institutions politiques de la bourgeoisie et que les socialistes peuvent trouver sur les confins du capitalisme un champ d'activité fort étendu, où il leur est facile de librement travailler, sans subir sensiblement l'influence du mode de production actuel. il est donc possible de sortir de la tour d'ivoire, où il faudrait s'enfermer d'après les hommes des deux premiers types si l'on voulait conformer sa conduite aux principes essentiels et primitifs du socialisme ; on peut agir, organiser les ouvriers et faire des œuvres pratiques excellentes dans le présent et pleines d'avenir, sans s'exposer à la dégénérescence et à la casuistique, dont il vient d'être question.
L'observation peut seule nous apprendre dans quelle mesure est possible ce genre d'action, conciliable avec les exigences de la vie actuelle et permettant de conserver les convictions révolutionnaires. Depuis que les anarchistes sont entrés dans les syndicats et ont cherché à les éloigner de la politique, ils ont prouvé que cela est très possible ; mais nous savons aussi, par l'expérience, que les hommes se laissent beaucoup plus facilement entraîner vers les deux formes de transformations décrites plus haut qu'ils ne se décident çà adopter un mode d'action dans lequel la modestie des résultats immédiats contraste si singulièrement avec leurs espérances révolutionnaires. Nous devons, par suite, attacher une importance tout à fait exceptionnelle à des institutions qui, comme celle de la Fédération des Bourses, réalisent une conception si remarquable de la vie socialiste.
Il ne faut pas croire, comme beaucoup de doctrinaires actuels du socialisme, que la dégénérescence et la décomposition dont il a été question ici, puissent continuer indéfiniment ; les hommes du premier type s'écrient souvent avec emphase : "L'avenir est à nous, car nous suivons scientifiquement l'évolution naturelle des idées qui s'opère sous l'influence des faits ; " mais, de temps à autre, des accidents historiques viennent se mettre en travers de cette prétendue évolution ; l'esprit révolutionnaire reprend ses droits et de nouvelles transformations recommencent.
On ne saurait trop répéter que le milieu du XIXè siècle marque dans l'histoire sociale une des dates les plus remarquables qui existent ; nous avons grand'peine, aujourd'hui, à comprendre les doctrines des utopistes ; il nous semble surtout étrange que l'on ait cru les anciens capitalistes incapables de conduire une production qui semble aujourd'hui bien modeste. J'ai appelé, plusieurs fois, l'attention sur ce fait que l'esprit du XVIIIè siècle a continué à gouverner le monde jusqu'en 1848 ; nous ne voyons plus du tout les choses avec la sentimentalité ancienne.
A cette époque l'ancienne conception de l'unité sociale a subi une véritable dislocation : d'un côté on a laissé les capitalistes conduire leurs affaires librement ; mais l'État a fortement agi pour perfectionner la circulation et les ouvriers se sont, presque uniquement, renfermés sur la défense de leurs intérêts immédiats. Tandis qu'autrefois, le renversement complet de l'ordre bourgeois était considéré comme la base nécessaire de tout progrès, sa conservation est devenue le postulat des nouvelles institutions, sans que leurs initiateurs s'en soient toujours bien rendu compte (22).
Il ne faudrait pas croire que les anciennes utopies fussent mortes définitivement ; jamais elles ne peuvent mourir ; l'esprit les reproduit perpétuellement ; il était impossible que l'idée d'unité disparût et que les ouvriers abandonnassent toute conception d'une unité de pensée se réalisant dans une autorité centrale ; une telle conception est trop naturelle, elle est soutenue par trop de traditions pour qu'elle ne reparaisse point par une sorte de nécessité physique.
La fondation de l'Internationale semblait n'avoir pour but que de créer l'unité intellectuelle entre les ouvriers ; la publication d'un bon journal aurait rendu alors les plus grands services ; mais les congrès de l'Internationale se mirent à formuler des dogmes relatifs à la réorganisation de la société sur de nouvelles bases. Jadis Marx s'était beaucoup moqué (23) de "la synagogue socialiste [du Luxembourg] dont les grands-prêtres, L. Blanc et Albert, avaient pour mission de découvrir la terre promise, de publier le nouvel évangile... A la différence du pouvoir profane, cette chapelle n'avait à sa disposition ni budget, ni pouvoir exécutif. Le cerveau devait, à lui tout seul, abattre les fondements de la société bourgeoise". L'Internationale tomba dans le même travers.
Tout le monde sait aujourd'hui que l'Internationale faisait plus de bruit que de besogne, qu'elle manquait d'argent (24) et qu'elle était impuissante. On a bien prétendu qu'elle aurait révolutionné l'Allemagne en faveur de la France en 1871 si Thiers ne s'était trop hâté de conclure : "Encore un mois de résistance, écrit P. Lafargue, et Bismarck était forcé d'accepter la paix sans indemnité et sans cession de territoire (Socialiste, 3 janvier 1893). C'est là une légende et Ch. Longuet a bien raison quand il avoue (25) que la social-démocratie eût "été balayée si elle eût tenté d'opposer un acte révolutionnaire" à la politique de Bismarck (26). "L'Internationale, encore trop faible matériellement pour barrer la route à la guerre, se sent, du moins moralement, assez forte pour en analyser les causes, pour en dévoiler les origines, pour en dénoncer l'hypocrite infamie ;" son autorité était, tout juste, celle que pouvaient posséder ses publicistes.
Les représentants les plus officiels de la social-démocratie ont de grands doutes sur la valeur des services rendus par l'Internationale. Au congrès de 1900, le député hollandais Van Kol, proposant la création d'un bureau permanent, disait (27) : "Nous n'avons pas à craindre que ce comité ait le sort du comité général de l'ancienne Internationale... [Celui-ci] exprimait le rêve de quelques penseurs. "Le socialisme était alors un "enfant chétif, s'affaissant sous des vêtements trop lourds (28) ".
L'Internationale, étant une autorité impuissante, subit la loi de tous les gouvernements in partibus; elle connut les plus violentes divisions. quand les congrès eurent copieusement dogmatisé, quelques personnes pensèrent que le moment était venu d'employer cette autorité universelle à attaquer directement la Société et qu'il fallait enfin pratiquer la révolution après avoir si bien déterminé son lendemain : ce fut le signal de la dislocation, l'unité disparut le jour où il fut question de la faire servir à quelque chose.
On a prétendu restaurer encore une fois l'unité en 1900 ; mais les socialistes sérieux se demandent encore une fois à quoi elle sert : "Nous avons vu venir des manifestes ou des projets de manifestations pour les Boers, pour les Arméniens, pour les Tagals, que sais-je ? Dans tout cela, il n'a jamais été question des travailleurs... Il ne faudrait pourtant pas que le prolétariat fût amené à douter si cette Internationale-là est bien la sienne" (Socialiste,17 novembre 1901). L'illusion unitaire se dissipe vite, dès que l'épreuve de la pratique vient à l'éteindre.
Les congrès internationaux en sont réduits à rabâcher les mêmes vœux ou à se contenter de vœux démocratiques ; singer avait bien raison quand il disait (29) qu'il est mauvais de réunir trop souvent des congrès et que "cette répétition diminue la valeur des résolutions". A chaque nouveau congrès, il y a dégénérescence de la doctrine ; pour maintenir une unité apparente, on abandonne les traditions. Engels avait écrit en 1894 (30) que le programme agricole de Nantes devrait être révisé pour être mis d'accord avec les principes ; deux ans après, le congrès de Londres décidait "qu'il y a lieu de laisser aux différentes nationalités le soin de déterminer les moyens d'action les mieux appropriés à la situation de chaque pays" ; cette résolution fut considérée comme une approbation tacite de ce qu'Engels avait critiqué ; à Paris, en 1900, il ne fut plus question du remplacement de l'armée par des milices, et encore moins de l'armement général du peuple ; enfin, le congrès n'osa pas prendre de décision sur la question capitale de la participation d'un socialiste au gouvernement. Ce fut la faillite définitive ; en voulant sauver l'unité, on aboutissait à montrer qu'elle ne sert à rien (31).
On avait voulu avoir une autorité centrale pour éclairer les divers partis, et cette autorité centrale se déclarait incompétente !
Dans notre pays la croyance à la nécessité des autorités centrales ne dépend pas seulement d'une loi commune des illusions humaines, qui nous porte à croire qu'il faut donner un corps matériel à l'unité pour qu'il faut donner un corps matériel à l'unité pour qu'il puisse y avoir unité de pensée entre les hommes ; elle dépend aussi de notre tradition historique ; on nous raconte si amplement, dès notre jeunesse, comment la royauté a fondé l'unité française que nous en arrivons à croire que le processus d'émancipation du prolétariat devra suivre une voie analogue. Constituer un gouvernement qui, peu à peu, arrive à soumettre tous les groupes dissidents, voilà l'idéal auquel devait conduire l'imitation de la routine bourgeoise. Il serait impossible de faire comprendre aux bourgeois lettrés devenus récemment socialistes que les choses puissent se passer autrement ; mais il y a dans le monde ouvrier beaucoup de personnes qui n'acceptent pas la théorie historique bourgeoise et qui pensent que la formation du prolétariat pourrait bien se développer suivant un plan tout opposé à celui que la formation de la bourgeoisie a suivi. Je crois que ces personnes sont les seules qui aient une intelligence exacte des conditions de l'avenir du socialisme.
Il me semble impossible d'arriver à ce que Marx appelait, tout comme Proudhon, l'anarchie (32), si l'on commence par reproduire l'ancienne organisation centraliste qui a conduit à subordonner la gestion des affaires au souci de la suprématie, que se disputent des groupes dirigeants. Ne serait-ce pas une vraie politique de Gribouille que celle qui viserait à former le peuple pour une vie nouvelle, radicalement différente de la vie bourgeoise, en l'enfermant dans des institutions copiées sur celles de la bourgeoise ?
L'histoire de la Confédération du Travail va nous montrer, encore une fois, combien est puissante l'illusion unitaire : des hommes distingués par leur talent, leur dévouement et leur activité intelligente, ont cru que les anciens essais d'unification avaient échoué parce qu'ils avaient été beaucoup trop mêlés à des préoccupations politiques ; observant que les divergences politiques engendrent beaucoup de discordes inutiles et que le socialisme moderne est tout pénétré de préoccupations économiques, ils ont pensé que l'unité pouvait se faire sur le terrain économique. Leur erreur est d'autant plus naturelle que presque tous les historiens séparaient l'histoire de nos constitutions politiques et celle des premières utopies socialistes, comme des choses absolument étrangères. sans doute l'unité intellectuelle est fort désirable dans le peuple ; mais quelle que soit la voie que l'on adopte pour créer une unité gouvernementaledu socialisme, on aboutira aux mêmes échecs.
H. Ponard, dont tout le monde connaît le solide jugement, écrivait dernièrement : "Je suis sorti du congrès Japy, du congrès Wagram écœuré, et du congrès de Lyon de même. Qu'on en fasse tant qu'on voudra dans le même genre, je n'y mettrai plus les pieds et je ne crois pas être le seul (33)... Après les congrès soi-disant socialistes, j'ai suivi la série des congrès purement corporatifs, qui viennent d'avoir lieu, et je crois, quoi qu'on ait prétendu, qu'il n'y a pas de grande différence... De plus en plus je suis convaincu que nous mourons de centralisme et que le grand mal provient de l'esprit étatiste dont les travailleurs eux-mêmes sont inspirés" (Éclaireur de l'Ain,15 octobre 1901). il conclut en engageant les ouvriers à se renfermer dans le cercle d'oeuvres locales.
La confédération du Travail est très faible d'après le compte-rendu du dernier congrès. Ses recettes montaient pour l'année à 1.470 francs : "Ce n'est pas avec un budget aussi misérable, disait le Comité, que la Confédération pourra accomplir sa mission ;" son journal officiel n'a que mille abonnés (34) et la vente au numéro atteint au maximum 600 à Paris. Elle n'est qu'une autorité in partibus: tout au plus peut-on la considérer comme une société qui se charge de formuler les vœux de la masse des travailleurs ; mais une pareille société ne peut subsister si elle se contente de faire des circulaires et des brochures ; on lui demandera d'aboutir à des résultats pratiques. Elle ne peut rendre des services directs aux institutions locales ; elle devra donc chercher à rendre des services indirects et généraux par l'entremise de son action sur les pouvoirs publics. Dès que cette nécessité sera reconnue, il faudra abandonner l'attitude vraiment révolutionnaire, faire la paix avec les représentants officiels de la force concentrée du capitalisme et prouver que l'on peut accepter des transactions avec l'État bourgeois. Les sociétés d'agriculture les plus réactionnaires sont bien obligées, elle aussi, d'en venir à avoir des relations avec le gouvernement ; quant à celui-ci, il recherche ces relations, parce que, d'après nos traditions nationales, l'État doit chez nous se mêler de tout et que le premier des droits du citoyen français est d'être surveillé par la haute police. La confédération du Travail me paraît destinée à devenir une sorte de conseil officieux du Travail, une académie des idées prolétariennes, qui présentera des vœux au gouvernement comme le font les grandes sociétés d'agriculture ; il semble d'ailleurs que le gouvernement se préoccupe de cette évolution et s'apprête à la faciliter. La lutte qui s'est produite dernièrement pour le choix du secrétaire chargé de la publication du journal a été une première manifestation d'une tendance qui ne pourra manquer de s'accuser (35).
N'oublions jamais que l'esprit populaire n'a pas tant changé depuis que Corbon écrivait en 1865 (36) : "Les révolutions successives n'ont pu ruiner dans l'esprit des populations ouvrières le caractère omnipotent de cet être de raison qu'on appelle l'État. Oui, ce peuple d'élite... en est encore à croire que l'État est le résumé de l'intelligence et de la puissance générales..., la providence visible de la société et particulièrement celle des classes déshéritées."
Pelloutier a eu le très grand mérite de comprendre qu'il était possible de constituer la Fédération des Bourses sur un plan tout différent, de réaliser un type d'organisation vraiment neuf et de rompre avec les imitations de la tradition bourgeoise. Il avait été peut-être conduit à la pratique qu'il a fait adopter, en partie par des préoccupations anarchistes, mais bien plutôt encore par le sens remarquable qu'il avait des conditions de la lutte de classe. Au lieu de chercher à constituer une nouvelle autorité, il voulait réduire le comité fédéral à n'être qu'un bureau administratif, qui servirait à mettre les Bourses en relation entre elles, pour que chacune d'elles pût profiter des idées émises et des expériences tentées ailleurs. il ne sera pas facile de continuer cette œuvre dans le même esprit, parce que cette administration est fort contraire à tout ce que nous sommes habitués à voir faire autour de nous ; il faudra que le Comité fédéral reste fortement empreint de sentiments révolutionnaires (37) pour que cela puisse durer.
A cause de la nouveauté de cette administration l'expérience est très importante à suivre de près. si la Fédération des Bourses parvient à se maintenir sur le terrain où Pelloutier espérait la voir de se développer, il sera démontré expérimentalement que la classe ouvrière peut réaliser "cette unité profonde et tout intellectuelle", sans laquelle le socialisme ne serait qu'une chimère et qui différencie l'ordre nouveau cherché par le prolétariat de l'ordre ancien créé par la société bourgeoise. "Vous n'avez jamais su ce que c'est que l'unité, disait Proudhon (38) en 1851 à ses adversaires, vous qui ne pouvez la concevoir qu'avec un attelage de législateurs, de préfets, de procureurs généraux, de douaniers, de gendarmes." Ce n'est pas une unité de ce genre, non plus que l'unité ecclésiastique qu'il s'agit de reproduire.
L'organisation des Bourses du travail a pour base première l'existence des relations qui découlent entre les travailleurs, appartenant à diverses professions, de la vie dans un même lieu ; on n'attache pas toujours assez d'importance aux liens locaux ; sans doute parce qu'ils sont trop faciles à constater, les savants les laissent de côté. Dans le plus grand nombre de cas, les ouvriers d'une même ville ont plus d'intérêts communs que les ouvriers d'une même profession habitant des villes éloignées. Sans doute, les mécaniciens des chemins de fer n'ont pas de profondes attaches locales, parce que les administrations dont ils dépendent sont centralisées à Paris, et qu'ils peuvent être appelés à faire leur service sur des points très divers d'un même réseau ; mais c'est là une situation exceptionnelle. Les ouvriers d'une même ville provinciale ont beaucoup de parents et d'amis communs, ils ont été à l'école ensemble ; leur manière de vivre et leurs conditions générales d'existence sont très semblables ; ils sont mélangés dans de nombreuses associations (de coopération, de secours mutuels, d'enseignement ou d'amusement) ; ils forment un peuple ayant une véritable unité ; on peut dire que, dans toute localité où le socialisme a pris de l'extension, il existe une commune ouvrière en voie d'organisation.
La France est l'un des pays où le mélange local est le plus complet et où, par suite, l'unité concrète des ouvriers est le plus facilement réalisable. L'industrie est ancienne chez nous et elle est restée dispersée beaucoup plus qu'en Angleterre, parce que les vieilles manufactures ont été, presque partout, des centres d'attraction. Le régime parlementaire a contribué à maintenir une grande dispersion économique, parce que les députés arrivent à obtenir du gouvernement des mesures propres à protéger les situations acquises : c'est ainsi que l'on a été amené à améliorer quantité de ports secondaires ou des rivières qu'on aurait abandonnés dans d'autres pays, que l'on a construit des voies ferrées de premier ordre dans des régions pauvres, que l'on a maintenu des ateliers travaillant pour l'État dans de petits centres.
Les fédérations de métiers, que l'on a constituées, en assez grand nombre, n'ont pu montrer une très grande vitalité, parce que les groupes qu'elles réunissent ont trop d'intérêts strictement dépendants d'usages locaux et de conditions particulières. Les fédérations qui ont fait quelque chose semblent être celles qui sont entrés en contact permanent avec le gouvernement et ont cherché à faire passer des lois favorables à leurs adhérents : l'Office du travail fait ressortir que telle a été l'utilité de la Fédération des mineurs (39). Ce genre d'action a son utilité pratique ; mais il n'est pas démontré que les mêmes résultats n'eussent pu être obtenus autrement, en ne suivant pas une tactique aussi dangereuse pour le progrès des idées socialistes. Dans un pays comme le nôtre tout devient rapidement objet de marchandages politiques ; pour entrer en relations efficaces avec le gouvernement central, il faut tempérer son socialisme et s'exposer à la dégénérescence sont il a été question plus haut. L'action locale sur les députés n'offre pas le même danger ; Riom a montré au congrès corporatif de Rennes, en 1898, comment on peut réussir (40).
En Angleterre les trade-unions jouent un très grand rôle comme sociétés de secours mutuels ; 60 pour cent de leurs fonds sont employés dans ce but et un peu plus de 20 pour cent seulement pour les grèves. En France, il n'existe rien de semblable ; il y a d'assez bonnes raisons à présenter en faveur de l'organisation des mutualités par villes ; de nos jours le placement de leurs fonds devient de plus en plus difficile et beaucoup de personnes pensent qu'elles devraient employer une grande partie de leur fortune en construction de maisons ouvrières : la gestion de ces immeubles sera toujours meilleure entre les mains d'un groupe local que dans celles d'une grande fédération.
Le grand avantage des fédérations est de pouvoir organiser des secours de route ; aussi Pelloutier avait bien compris que si l'on pouvait constituer un service de régularisation des marchés du travail, faire du remplacement à distance et faciliter les voyages des hommes sans travail, l'avenir des Bourses serait définitivement assuré. Il avait commencé à s'occuper de cette question capitale, que son successeur espère mener à bonne fin.
Il semble que les villes auraient grand avantage à utiliser l'intermédiaire des Bourses pour administrer les secours de chômage. Une des grandes difficultés qui se présente est de savoir si l'ouvrier chômeur doit être dirigé sur une localité plus ou moins éloignée, être conservé et appliqué à un travail plus ou moins voisin de sa spécialité, ou recevoir des secours en argent. Les bureaux municipaux ne peuvent pas arriver à résoudre de pareilles questions qui comportent trop de détails professionnels et leurs décisions paraissent toujours arbitraires aux travailleurs ; mais ceux-ci se soumettront facilement à ce que réglera une commission de gens de métier. Je crois devoir indiquer ici une question qui me semble avoir une grande importance pratique : il n'est pas du tout indifférent que les villes s'embellissent, comme au Moyen-Age, par des travaux où se manifeste une main-d'œuvre supérieure ; la conservation de la bonne qualité du travail est capitale, à mes yeux, pour l'avenir de la classe ouvrière (41) ; il serait donc très convenable que les villes confiassent à des commissions formées d'habiles et d'anciens ouvriers le soin d'employer une partie importante des fonds de chômage pour faire exécuter des choses ayant une valeur esthétique ; on conviendra que cela ne peut être obtenu que par une direction purement ouvrière.
L'expérience a montré que l'éducation artistique, scientifique et littéraire du peuple pourrait très utilement être dirigées par les Bourses ; dans une solide étude sur les Universités populaires, Ch. Guieyesse estime qu'elles ne peuvent réussir que si les conférenciers ne cherchent pas à s'ériger en maîtres; il faut qu'ils se mettent à la disposition de leur auditoire pour traiter les sujets dont celui-ci éprouve le besoin : "Les U.P.(42) fondées par des Bourses du travail, des syndicats, que l'autoritarisme politique n'a pas atteints, sont les meilleures."
Cet enseignement n'a qu'un rapport si lointain avec les intérêts de parti que l'on peut trouver partout des hommes de bonne volonté pour le donner d'une manière très satisfaisante ; mais l'Université et l'Église rivalisent pour transformer les questions historiques et philosophiques en matières de propagande ; aussi beaucoup de socialistes ont-ils vu avec quelque crainte les professeurs de l'État se mêler de vouloir enseigner le peuple. Au congrès des Bourses tenu en 1900 à Paris, on a même émis l'opinion qu'il y aurait lieu de créer un enseignement primaire pour les enfants des syndiqués, de manière à les soustraire à l'influence des manuels civiques officiels (43).
A ce même congrès on décida d'établir des relations suivies entre les Bourses et les jeunes ouvriers appelés sous les drapeaux. L'affaire Dreyfus a rendu l'armée à moitié folle ; enivrés par les témoignages d'admiration que leur prodiguaient les gens comme il faut, les officiers sont devenus tellement ridicules qu'il est maintenant très facile de montrer aux soldats ce que valent les forces de l'enseignement civique. lorsque les travailleurs ont appris à voir et qu'ils ont reconnu ce qui se cache de bassesses, souvent de saletés, derrière des masques jusqu'alors vénérés, le service militaire cesse d'être une école de docilité, pour se transformer en école de révolte ; et il se produit une révolte contre tout l'ensemble des classes dirigeantes. rien ne peut avoir plus d'influence sur la propagande du socialisme que cette éducation du soldat dans les Bourses : les révolutionnaires trouveront là un large champ pour exercer leur initiative.
Quel que soit, d'ailleurs, le genre d'activité que l'on considère, on se rendra rapidement compte que, dans presque toutes nos villes, les Bourses peuvent devenir facilement des administrations de la Commune ouvrière en formation, et diriger (44) "l'œuvre d'éducation morale, administrative et technique, nécessaire pour rendre viable une société d'hommes libres".
Notes
(1) Voici en quels termes L. de Seilhac parle de Pelloutier dans sa grande compilation des documents sur le socialisme français : "Fernard Pelloutier mena la Fédération avec un talent et une sûreté de jugement auxquels ses ennemis les plus acharnés sont forcés de rendre hommage... La Fédération lui doit en grande partie ses rapides succès." (Les Congrès ouvriers en France, p. 272, Colin, éditeur).
(2) Cf. préface de P. de Rousiers au livre de L. Vigouroux, la Concentration des forces ouvrières dans l'Amérique du Nord (Colin, éditeur).
(3) G. Sorel, la Ruine du monde antique,p. 22.
(4) B. Croce, Matérialisme historique et économie marxiste,p. 130 (Giard et Brière, éditeurs).
(5) Nous n'avons pas à nous occuper de la filiation des idées entre divers auteurs ; ce sujet n'a qu'une très mince importance ici ; nous nous occupons seulement de ce qui est devenu collectif.
(6) Devenir social,novembre 1896, p. 911. Cf. Ribot, Psychologie des sentimentset Essai sur l'imagination créatrice,notamment p. 144 (Alcan, éditeur).
(7) Engels, Religion, philosophie, socialisme,pp. 101, 122.
(8) Proudhon comparait la masse de nos lois modernes à une formation géologique, qu'il appelle la formation papyracée (Idée générale de la révolution au XIXe siècle,p. 137).
(9) Lichtenberger, le Socialisme et la Révolution française,pp. 253-279 (Alcan, éditeur).
(10) Il n'y a plus que des professeurs d'histoire et de philosophie pour conserver les illusions saint-simoniennes ; on peut douter que ces manieurs de bouquins aient en industrie la haute compétence qu'ils s'attribuent.
(11) La formule apocalyptique de dictature du prolétariatétait en 1848 le mot d'ordre de jeunes journalistes qui écrivaient des articles incendiaires et que C. Vogt appelait, à cause de cela, la bande soufrée(W. Vogt, la Vie d'un homme, C. Vogt,p. 124, Schleicher frères, éditeurs).
(12) L. Blanc, Organisation du travail, 4e édition, pp. 106-107.
(13) Cf. ce que j'ai écrit sur la socialisation de l'échange,dans un article intitulé Économie et agriculture(Revue socialiste,avril 1901).
(14) Dans le cas examiné, il a été démontré seulement par l'expérience que le mode d'échange est, dans une certaine mesure, indépendant du mode de production et qu'il a besoin d'être réformé, de temps à autre, pour assurer la prospérité de l'industrie capitaliste.
(15) Remarquer l'emploi de ce terme force, au lieu de parti : il y a là une nuance entre les deux idées.
(16) Programme du parti ouvrier, 1ère édition, p. 20. cette partie fort intéressante, qui trace l'histoire du parti, a disparu des éditions actuelles.
(17) Programme du parti ouvrier,p. 17.
(18) Millerand se rendait si bien compte qu'il se mettait en dehors de la tradition qu'il ne prononça pas les noms de Marx et d'Engels : il ne fit pas allusion à l'Internationale ; son silence est d'autant plus significatif qu'il crut devoir "incliner l'hommage des nouveaux-venus et des jeunes... devant la mémoire de Benoît Malon". De plus, il se déclarait patriote et internationalisteà la manière des "ancêtres de la Révolution française". il me semble que cette manière d'internationalisme est quelque peu conquérante ! Dans le Socialistedu 30 juillet 1899, P. Lafargue a déclaré que ses amis et lui avaient eu tort de ne jamais critiquer en publicle Credode Saint-Mandé.
(19) Cf. par ex. Mouvement socialiste,1er mai 1899, p. 467. Au XVIII siècleon appelait Clearing of estatesla suppression des petites terres paysannes (Capital,p. 321, col 2).
(20) Les financiers appellent assainissementd'un marché la disparition des mauvaises affaires qui gênent l'essor des bonnes.
(21) Cette casuistique est facilitée par l'emploi de formules qui ne rappellent aucune image d'action connue : "La plupart des membres de ces sectes ne connaissent rien au delà de quelques termes qui n'ont de signification précisedans aucune langue : socialisation, conscience de classe, etc." (F. Pelloutier, le Congrès général du parti socialiste français, p. 66, Stock, éditeur).
(22) C'est à cette époque que les ouvriers anglais constituent le trade-unionisme moderne et abandonnent les grandes organisations révolutionnaires.
(23) Marx, La Lutte des classes en France,p. 15 (Schleicher frères, éditeurs).
(24) Cf. Engels, Religion, philosophie, socialisme, p.7.
(25) Dans la préface à : Marx, la Commune de Paris,p. XII.
(26) Loc. cit.,p. VI
(27) Compte rendu sténographique, dans le seizième Cahier de la quinzaine (2è série), p. 55.
(28) Mais aujourd'hui d'après Van Kol, "c'est la femme robuste aux puissantes mamelles, qui a besoin d'un double corset élastique pour contenir les formes toujours grandissantes du mouvement international". Je prie le lecteur d'observer que ce député hollandais est un des hommes qui n'admettent point que l'on mette en doute le caractère scientifiquede la social-démocratie allemande !
(29) Compte rendu sténographique, déjà cité, p. 142.
(30) Cf. Mouvement socialiste,15 octobre 1900, p. 462.
(31) "Il faudrait en finir une fois pour toutes avec ces embrassades générales qui terminent les congrès," dit Ch. Bonnier à propos du dernier congrès des social-démocrates autrichiens à vienne (Socialiste,8 décembre 1901). Ou bien on aboutit au bavardage, ou bien on rompt ; l'unité intellectuelle se conserve bien plus facilement quand on ne prétend pas l'assimiler à une unité politique.
(32) "Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l'abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l'État, qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d'une minorité peu nombreuse, disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives" (Les Prétendues scissions de l'Internationale; circulaire privée de 1872, p. 97). Cf. Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXè siècle,p. 129 et pp. 259-260.
(33) Pour 1902, on nous promit un congrès d'un genre un peu nouveau ; à propos de la communion de Mlle Jaurès on devait approfondir les relations qui existent entre le programme de Saint-Mandé et la croyance à la transsubstantiation eucharistique. "Pauvre Empereur, écrivait Proudhon à propos du concile de 1811, le voilà tombé dans la théologie ; il ne se réveillera pas" (La Révolution sociale démontrée par le coup d'État,p. 136).
(34) Il avait été décidé que les syndicats, Bourses et fédérations s'abonneraient à la Voix du Peuple ; 462 seulement l'ont fait sur près de 4.400.
(35) cette transformation paraît être tout aussi nécessitée que celle que l'on constate dans tous les groupes socialistes parlementaires, un de ces jours on verra, sans doute, de jeunes avocats également amis du ministère et du peuple offrir leurs services à la Confédération, comme cela s'est produit pour l'Union des syndicats de la Seine. Je vois figurer dans le conseil juridique de ce groupe (Voix du peuple, 1er décembre 1901) un avocat dont la thèse a été publiée avec une préface de Waldeck-Rousseau !
(36) Corbon, le Secret du peuple de Paris,p. 216.
(37) Dans sa Lettre aux anarchistes du 12 décembre 1899, Pelloutier écrivait : "Nous sommes des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même." (Le congrès général du parti socialiste français,p. VII).
(38) Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXè siècle,p. 260.
(39) Office du travail, Les Associations professionnelles ouvrières,tome I, page 413. Voir aussi, page 866, les démarches faites par la Fédération des travailleurs du livre pour obtenir que les adjudicataires des travaux de l'État acceptent les tarifs syndicaux. Cette Fédération paraît avoir définitivement rompu avec toute tendance socialiste depuis 1889 (pp. 856-857) ; son objectif semble être d'arriver à constituer un grand conseil mi-patronal, mi-ouvrier (p. 864).
(40) "Faire signer par tous les candidats sans exceptionl'engagement de présenter et de voter nos revendications ; combattre avec acharnement tout candidat ou élu sortant qui ne se conformerait pas strictement à nos résolutions. En un mot, faire échouer sa candidature par tous les moyens, quel que soit son parti"(Circulaire du Musée social,février 1899, p. 85, col. 2, note).
(41) J'ai indiqué ailleurs quel rôle pourrait jouer un apprentissage intelligent et l'influence qu'exerce l'éducation artistique sur l'esprit d'indépendance (L'Avenir socialiste des Syndicats,pp. 82-86, et la Valeur sociale de l'art,pp. 29-30. Rivière, éditeur). Cf. sur l'apprentissage comme base de l'éducation, ce que Proudhon a écrit dans la sixième étude de la Justiceet dans la Capacité politique des classes ouvrières(3è partie, chap. VII).
(42) Deuxième Cahier de la quinzaine(3è série), p. 30 ; cf. pp. 42-44 et p. 60.
(43) Dans la brochure Comment l'État enseigne la morale(aux Temps nouveaux),on trouve de réjouissants exemples de cet enseignement. Voir notamment (p. 149) un chant de guerre attribué au célèbre professeur Lavisse :
"On va leur percer le flanc
Rantan, rantan plan, tirelire,
On va leur percer le flanc,
Nous allons rire."
(44) F. Pelloutier, Le Congrès général du parti socialiste, p VIII.
I
Après la Commune
La section française de l'internationale dissoute ; les révolutionnaires fusillés, envoyés au bagne ou condamnés à l'exil ; les clubs dispersés, les réunions interdites ; la terreur confinant au plus profond des logis les rares hommes échappés au massacre : telle était la situation du prolétariat au lendemain de la Commune.
Du côté de la bourgeoisie, au contraire, on sentait comme une renaissance. Le commerce et l'industrie subissaient, sans doute, encore les conséquences de la guerre ; bien des ateliers restaient fermés, dont les meilleurs ouvriers, rappelant l'exode des protestants, étaient allés porter à Londres, à Bruxelles et à Genève leurs facultés d'initiative et leur capacité technique (1), et malgré l'assurance que paraissait avoir donnée aux négociants la facile victoire des "soldats de l'ordre", ce n'était pas sans appréhension qu'ils tournaient leurs regards tantôt du côté de l'Allemagne et tantôt du côté de ce peuple qui leur avait une fois de plus montré de quelle énergie il est capable. Néanmoins, l'association des syndicats patronaux, connue sous le nom d'Union nationale du commerce et de l'industrie, prenait une extension chaque jour plus considérable, et, ne trouvant en face d'elle aucune puissance ouvrière rivale, fixait à son gré la valeur et la durée du travail.
Quelques hommes, alors, de ceux qui, après avoir fondé l'Internationale, s'en étaient écartés parce qu'ils avaient peur de la révolution, songèrent à reprendre l'oeuvre abandonnée jadis. Se croyant à jamais délivrés des révolutionnaires, déplorant l'horrible répression de 1871, mais satisfaits intimement que la caste bourgeoise leur eût débarrassé la voie qui pouvait mener à la "conciliation entre le capital et le travail", ils posèrent les bases d'associations nouvelles au sein desquelles les ouvriers, s'abstenant de toute critique sur le gouvernement et les lois, se borneraient à traiter de la location du travail dans ses rapports avec les lois de l'échange économique. De ces premières tentatives naquit le Cercle de l'union syndicale ouvrière"qui devait, dit Barberet, un de ses fondateurs (la Bataille des intérêts, p. 301), relier solidairement tous les syndicats d'ouvriers et faire contrepoids à l'Union nationale du commerce et de l'industrie."
Ce cercle, sans doute, était peu subversif, ayant "pour but de réaliser par l'étude, la concorde et la justice" et de convaincre l'opinion publique "de la modération qu'apportent les travailleurs dans la revendication de leurs droits".
Si modérés qu'ils fussent, néanmoins, de quelque sagesse qu'ils fissent preuve, les fondateurs du Cercle étaient encore trop hardis au gré de l'Ordre moral. Ils se disaient, en effet, républicains, et des républicains adonnés à l'économie sociale, eussent-ils la ferme intention de ne jamais discuter la politique de M. de Broglie, pouvaient devenir des ennemis dangereux. Le Cercle de l'union syndicale ouvrière fut donc dissous, et si l'autorité n'inquiéta pas les chambres syndicales, c'est que ces chambres, peu nombreuses, sans existence certaine, privées par la dissolution du Cercle de tout lien commun, paraissaient vouées à l'impuissance et à une disparition prochaine.
Comment donc subsistèrent-elles ? Comment se fit-il qu'en 1875 on en comptât cent trente-cinq, dont quelques-uns, notamment celle des tisseurs roubaisiens, douées de quelque activité ? Il semblait bien qu'après l'hécatombe de 1871, tout essai d'affranchissement du prolétariat fût devenu impossible et que le peuple, s'il n'avait perdu jusqu'au goût de la liberté, souvent endormi, jamais mort, fût du moins condamné à subir longtemps le joug capitaliste. Or, moins de quatre ans après la défaite de l'insurrection, deux ans après la dispersion finale de toutes les intelligences et de toutes les énergies ouvrières, voici que se révélaient des intelligences et des énergies nouvelles, et que la foule des travailleurs, un instant arrêtée, reprenait sa marche vers l'émancipation. N'était-ce pas que l'intuition populaire perçût dans l'association par classes l'unique moyen de transformation sociale et que, malgré ses sentiments de conciliation économique, malgré son apparente indifférence politique, sous l'empire, en quelque sorte, d'une clairvoyance irraisonnée, l'ouvrier devinât dans le communisme des idées et des intérêts à la fois l'instrument de destruction du despotisme et l'instrument d'édification de l'harmonie économique ?
Quoi qu'il en soit, il existait donc vers 1875 cent trente-cinq chambres syndicales, soumises aux articles 291 à 294 du code pénal, à la loi du 10 avril 1834 et aux décrets du 25 mars et du 2 avril 1852. Tant que dura la période de réaction, ces chambres syndicales, trop heureuses de n'être pas inquiétées, s'accommodèrent du régime précaire qui les mettait à la merci d'un coup de force. Mais quand vint le temps où la France commença de respirer, où l'on put parler à voix haute d'association professionnelle, de représentation ouvrière au Parlement, de coopération, sans être suspecté d'avoir fusillé les otages, alors les chambres syndicales revendiquèrent des droits, réclamèrent d'abord la suppression des lois et décrets auxquelles elles étaient soumises ainsi que la reconnaissance légale de leur institution, puis discutèrent et condamnèrent le projet de loi que venait d'élaborer à leur intention M. Lockroy, alors député des Bouches-du-Rhône, et enfin tinrent à Paris un congrès national.
Une délégation ouvrière, constituée sur l'initiative de la chambre syndicale ouvrière florale, venait de partir pour l'exposition universelle de Philadelphie. Un congrès ouvrier venait de se tenir à Bologne. Le 19 juin 1876, le journal la Tribune publia l'article suivant : "Maintenant que la délégation ouvrière à Philadelphie a quitté la France, il est nécessaire qu'une nouvelle question soit mise à l'ordre du jour des travailleurs de Paris et de la province. Qu'est-ce que nos amis penseraient d'un congrès ouvrier qui se réunirait à Paris, en août, ou en septembre, quelques semaines après le retour des délégués, congrès dans lequel on discuterait les bases d'un programme socialiste commun ?
"Nous nous contentons pour aujourd'hui d'émettre cette idée, qui nous est suggérée par le congrès de Bologne. Elle nous paraît, de prime abord, excellente, et nous sommes persuadé qu'un congrès ouvrier pourrait avoir sur l'émancipation économique de tout le prolétariat français une influence considérable."
Cette proposition souleva dans la classe ouvrière un enthousiasme compréhensible devant le silence observé pendant les cinq années précédentes. De nombreux articles parurent à ce sujet dans la presse radicale ; des adhésions vinrent en foule de Paris et de province, et après quelques réunions tenues par les délégués à l'exposition de Vienne, les membres de la commission ouvrière pour l'exposition de Philadelphie, les conseillers prud'hommes, les syndics des corporations, etc., un comité d'initiative fut chargé d'organiser le congrès et d'en établir l'ordre du jour.
Ce comité se composait de la citoyenne André, de Chabert, A. Corsin, Delion, Deville, Eliézer, Gauttard, Guérin, Guillon, Vernet. Le programme du congrès comportait huit questions : le travail des femmes ; les chambres syndicales ; les conseils de prud'hommes ; l'apprentissage et l'enseignement professionnel ; la représentation directe du prolétariat au Parlement ; les associations coopératives ; les caisses de retraite ; l'association agricole et l'utilité des rapports entre les travailleurs agricoles et les travailleurs industriels.
Le congrès fut ouvert le 2 octobre 1876 à la salle des Écoles, rue d'Arras. Parmi les délégués nous remarquons les citoyens Chausse, Chabert (alors mutuelliste), Isidore Finance, V. Delahaye, Masquin, Simon Soëns, Barberet, Narcisse Paillot, aimé Lavy, Feltesse (qui ne fut pas admis à prendre la parole, à cause de sa nationalité). La majorité du congrès était composé de coopérateurs et de mutuellistes. Cependant on remarqua quelques collectivistes (étatistes et anarchistes), qui n'hésitèrent pas à exposer leurs théories, et des protestations très vives furent formulées contre la présence du citoyen Barberet.
Au reste, le rapport présenté à la séance d'ouverture par le comité d'initiative indique nettement quel était l'état d'esprit du congrès. "Ce que nous voulons, dit ce rapport, c'est faire que l'ouvrier laborieux ne manque jamais d'ouvrage, c'est que le prix du travail soit véritablement rémunérateur, c'est que l'ouvrier ait le moyen de s'assurer contre le chômage, la maladie et la vieillesse... Nous avons voulu également, avec le congrès, montrer à nos gouvernants, à nos classes dirigeantes qui se disputent et se battent pour s'emparer du gouvernement et s'y maintenir, qu'il y a dans le pays une fraction énorme de la population qui souffre, qui a besoin de réformes, et dont on ne s'occupe pas assez.
"Nous avons voulu que le congrès fût exclusivement ouvrier, et chacun a compris de suite nos raisons. Il ne faut pas l'oublier, tous les systèmes, toutes les utopies qu'on a reprochés aux travailleurs ne sont jamais venus d'eux ; tous émanent de bourgeois, bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité. Si nous n'avions pas décidé, comme mesure indispensable, qu'il fallait être ouvrier pour parler et voter dans le congrès, nous aurions vu la répétition de ce qui s'est passé à une autre époque, c'est-à-dire des faiseurs de systèmes bourgeois qui seraient venus gêner nos débats et leur imposer un caractère que nous avons toujours repoussé. Il faut qu'on le sache bien, l'intention des travailleurs n'est pas de vouloir améliorer leur sort en dépouillant les autres. Ils veulent que les économistes, qui ne se préoccupent que des produits et pour lesquels l'homme n'est rien, considèrent également l'homme en même temps que le produit ; ils attendent de la nouvelle science économique toutes les améliorations qui consistent dans la solution de la question sociale."
Les inexactitudes de ce document montrent bien quel était le caractère, sinon des 360 délégués qui composaient le congrès, ni même de la totalité de la commission d'initiative, tout au moins du comité organisateur. non seulement les membres de ce comité s'attachaient à calmer les inquiétudes que pouvait donner le congrès aux gouvernants et aux industriels, mais, pour s'assurer la protection capitaliste, ils n'hésitaient pas à calomnier (en les confondant avec les politiques du genre de Louis Blanc) les ouvriers d'élite, Varlin, César de Paepe, Émile Aubry, Albert Richard, Dupont, etc., qui avaient professé et répandu les doctrines de l'Internationale.
Malgré, cependant, l'approbation donnée à ce rapport par le congrès, les organisateurs purent constater tout de suite que, même dans les cerveaux de la fraction ouvrière, demeurée étrangère aux actes de la Commune, la prédication de l'Internationale, parce qu'adéquate aux intérêts populaires, avait laissé des traces profondes. Sur la première question (celle du travail des femmes), le congrès préconisa l'application du principe : A travail égal, salaire égal, recommanda la constitution de syndicats féminins et la réduction légale du travail à 8 heures sans diminution du salaire. Sur la sixième question, Isidore Finance se prononça énergiquement contre la coopération. Après avoir esquissé la carrière malheureuse fournie, depuis Buchez, par les diverses formes d'association coopérative, il conclut : "Ainsi, ce serait au moyen de l'épargne réalisée sur un maigre salaire que le prolétariat des villes et des campagnes pourrait faire passer entre ses mains la propriété du sol, des matières premières et de l'outillage industriel, et contrebalancer l'influence du capital accumulé depuis des siècles ! Combien de siècles, à son tour, lui faudra-t-il pour toucher au but ? On s'abstient de le lui dire. Si c'est là ce qu'on appelle être pratique, qu'appelle-t-on utopie, alors ?... La coopération sacrifie forcément l'indépendance individuelle et le loisir nécessaire à l'acquisition de l'instruction, à un espoir de bénéfice matériel, que sa nature commerciale rend incertain ; elle tend à enlever au prolétariat ses aspirations généreuses pour lui donner les préoccupations de la bourgeoisie mercantile et égoïste ; par conséquent, la coopération est le plus grand obstacle à cette régénération intellectuelle et morale qui, de l'aveu même des coopérateurs, devrait précéder l'amélioration matérielle des travailleurs..." Un délégué se prononça contre toutes les formes de l'aumône, parce que l'aumône semble dire que le chômage est un fait nécessaire ou inévitable, quand il dépend du prolétariat de le faire disparaître. De même, un autre délégué condamna les sociétés de secours mutuels, parce qu'elles "ne donnent aucun moyen d'amener l'extinction du salariat",d ont elles sanctionnent, au contraire, l'existence, et que "ce qui doit absorber nos pensées et diriger nos actions, c'est d'ouvrir un débouché en vue de notre émancipation économique". Enfin, le délégué Hardy, des bronziers de Paris, après avoir accepté la demande de caisses de retraite, à condition qu'elles fussent alimentées exclusivement par le budget militaire, s'écria, sans soulever la moindre protestation, bien qu'on fût au lendemain des revers de 1870 : "Il nous importe peu que la France soit petite et l'Allemagne plus grande". Le congrès réclama l'institution de caisses de retraite dont l'administration fût soustraite à la tutelle de l'État.
Restait la question des chambres syndicales. Comme nous l'avons dit, le congrès avait à examiner une proposition de loi sur les associations ouvrières déposée par M. Lockroy. Au terme des articles 5 et 6 de cette proposition, toute chambre syndicale devait lors de sa fondation, puis le 1er janvier de chaque année, remettre soit au maire, soit au préfet de police, soit au procureur de la République, suivant l'endroit où elle avait son siège social, une déclaration contenant ses statuts, le nombre de ses membres, ainsi que leurs noms et adresses. Ces prescriptions, qui avaient soulevé de vives discussions dans la classe ouvrière, émurent également le congrès.
Ils constituent, dit le délégué du syndicat des mécaniciens de Paris, "un traquenard que nous pouvons comparer, toutefois avec des circonstances aggravantes, à la loi du 22 juin 1854 sur les livrets : c'est une loi de police d'un nouveau genre, et nous ne ferons pas aux conseils syndicaux l'injure de croire qu'ils consentiront à devenir les auxiliaires de la préfecture de police et des parquets".
Le projet Lockroy, sit le citoyen Daniel, "propose aux associations de travailleurs les conditions qu'on ne demande jamais aux associations de capitaux, aux associations religieuses et même aux associations civiles".
Qu'étaient donc, pour les membres du congrès, les chambres syndicales ? Quel rôle devait être le leur ? Quelle serait leur composition ?
"Les chambres syndicales, dit Charles Bonne, délégué de Roubaix, sont plutôt des comités organisateurs d'autres sociétés. Elles doivent s'occuper d'abord de la question de l'enseignement mutuel, après s'être occupées, bien entendu, des intérêts professionnels ; elles doivent procéder ensuite à l'organisation de bibliothèques populaires et d'associations de consommation, afin d'empêcher l'exploitation du travailleur par le capitaliste. Les chambres syndicales doivent aussi faire des efforts pour créer des caisses de retraite au profit des failles d'ouvriers... Elles doivent encore s'occuper de la réorganisation des conseils de prud'hommes, dont le fonctionnement est si défectueux..."
Et Bonne conclut : "Pour créer cette organisation, il y a différents systèmes : les uns veulent que les chambres syndicales opèrent avec une seule corporation ; mais en province ce système est très difficile, attendu qu'une seule corporation ne réussit pas toujours à composer une chambre syndicale sérieuse... Je crois donc qu'en groupant les différents corps de métier qui ont des intérêts similaires il est plus facile d'y constituer des chambres syndicales. Chaque corps de métier élit un nombre de syndics proportionnel au nombre de citoyens qui font partie de la corporation... Je demanderai, en outre, que les chambres syndicales, pour faire avancer le progrès dans cette voie, fassent imprimer un rapport administratif des opérations de leurs sociétés, qui soit envoyé à un bureau désigné à cet effet. Ce bureau prendra communication des divers rapports administratifs de toutes les chambres syndicales de France ; avec ce système, on pourra se tenir au courant des progrès accomplis..."
Pour Charvet (de Lyon), "les chambres syndicales ne doivent pas être mixtes ; elles doivent faire respecter les intérêts des travailleurs et faire cesser les abus existant dans les corporations. Elles peuvent également, après en avoir référé à leurs sociétaires, établir, avec l'assentiment des patrons, des usages qui ont force de loi et qui seront la ligne de conduite des conseillers prud'hommes..."
Enfin, Dupire (de Paris) propose : "Les chambres syndicales ouvrières sont invitées à concentrer tous leurs efforts en vue de diminuer la durée générale et normale du travail dans toutes les professions, et en même temps de faire augmenter le salaire de l'ouvrier ; elles doivent user de toute leur influence pour entraver la concurrence que font aux hommes les femmes mariées et les enfants dans les usines, ateliers, fabriques et manufactures ; elles useront également de toute leur influence pour faire passer ces idées dans les esprits et faire accepter ces principes par l'opinion publique."
Ces opinions traduisent éloquemment le sentiment du congrès. Foyers d'étude économique librement constitués : telles devaient être les chambres syndicales. On devine donc quel accueil il fit au projet Lockroy. En effet, le rapport de la commission, adopté sans débat, formula les conclusions suivantes :
1° Abrogation des articles 291, 292, 293, 294 du code pénal, ainsi que des autres lois ayant pour but de restreindre la liberté de réunion et d'association ;
2° Retrait du projet de loi sur les chambres syndicales déposé à l'Assemblée ;
3° Nomination d'une commission chargée de faire connaître à l'Assemblée les délibérations du congrès.
Telle fut l'œuvre du premier congrès ouvrier qui se tint en France après la Révolution du 18 mars. Assurément ses revendications furent timides, et à maintes reprises on put constater que ses membres, loin de faire cause commune avec les héroïques travailleurs tombés sous les balles versaillaises, n'avaient d'autre souci que d'affirmer leur éloignement de tout essai de bouleversement social. Mais ce congrès allait rouvrir les associations professionnelles, créer un nouveau lien entre les ouvriers, les obliger à étudier le problème social, et il n'était pas douteux que tôt ou tard les exploités, après avoir cherché de bonne foi la conciliation entre eux et le capital, ne comprissent que cette conciliation est impossible et que l'un des deux facteurs de l'économie politique officielle doit disparaître.
A peine le congrès clos, les syndicats parisiens nommèrent une commission de 62 membres, chargée de régler au mieux des intérêts ouvriers la question des chambres syndicales. Cette commission se mit immédiatement à l'œuvre et, pour débuter, tenta de reconstituer le Cercle de l'Union syndicale ouvrière. Mais le gouvernement veillait, et ministre de l'Intérieur et préfet de police s'opposèrent au projet de la commission. Alors celle-ci entreprit d'élaborer une proposition de loi qui pût remplacer celle de M. Lockroy. Mais elle n'y parvint pas aisément. Les collectivistes faisaient très justement observer que les syndicats n'avaient pas à prêter leur collaboration au ministère, que d'ailleurs, les syndicats s'étant, malgré l'absence de toute loi, reconstitués, rien ne motivait de leur part une modification du statu quo, que l'adoption du projet Lockroy était douteuse, qu'il convenait donc d'ajourner toute décision et de continuer à vivre comme on l'avait fait jusqu'à ce jour. Bref, leurs efforts furent couronnés de succès : le projet enfin établi par la commission des 62, puis amendé par les syndicats, resta dans les cartons.
Les collectivistes avaient vu juste, d'ailleurs. Le projet Lockroy fut repoussé ; les syndicats se multiplièrent, et comme la propagande qu'y faisaient les ouvriers intelligent, toute active qu'elle fût, était silencieuse et n'éveillait point l'attention publique ; comme, d'autre part, les événements politiques absorbaient toute l'attention des "sphères officielles", ainsi qu'on disait alors, les idées socialistes allaient se propageant de jour en jour.
Deux années s'écoulèrent ainsi. Puis se tint à Lyon, en 1878, un second congrès ouvrier. A ce moment, quelques hommes qui avaient joué un rôle dans l'Internationale, mais qui, n'ayant pris au mouvement communaliste qu'une part effacée, avaient échappé à la répression, tentaient d'organiser, en dehors des chambres syndicales, un parti socialiste. De ces hommes, qui s'appelaient Guesde, Lafargue, Chabert, Paulard, Deynaud, certains étaient en relation de famille ou d'amitié avec Karl Marx, Engels et les débris du conseil de l'Internationale dispersée après le congrès de La Haye (1872). La propagande qu'ils avaient faite pendant les mois précédents avaient porté de tels fruits qu'ils avaient pu manifester l'intention de tenir à Paris, pendant l'Exposition, un congrès socialiste international. Ce projet, néanmoins, était prématuré, et les promoteurs du congrès furent poursuivis en police correctionnelle.
C'est alors que leurs amis, malgré l'aversion que professaient les socialistes révolutionnaires pour les ouvriers syndiqués, songèrent à profiter de la tenue du congrès mutuelliste de Lyon pour catéchiser les travailleurs qui devaient s'y rendre.
Leur petit nombre, il est vrai, les empêcha de modifier le caractère du congrès ; mais ils y firent d'intéressantes déclarations sur lesquelles il est nécessaire de s'appesantir pour montrer d'abord quelles théories professaient à cette époque les collectivistes... (qui, depuis...)... et, en second leu, pour faire comprendre les événements qui allaient bientôt creuser un infranchissable fossé entre les partisans de l'action législative et de la conquête des pouvoirs publics et les partisans de l'action économique et corporative.
A propos de la question de l'instruction, Calvinhac, délégué de l'Union démocratique des travailleurs de Paris, dit : "Vous trouverez le remède (à tous les maux sociaux) dans la collectivité de toutes les exploitations, c'est-à-dire dans l'établissement de l'industrie et de la propriété collective." Calvinhac parla ensuite de l'État. A cette époque tous les collectivistes français étaient, non seulement partisans de l'abolition de l'État, mais encore hostiles à toute idée d'appel à l'État en faveur du prolétariat ; les révolutionnaires qui, peu d'années après, devaient se diviser entre étatistes et anarchistes, étaient alors en parfaite communion d'idées, sur ce point. Calvinhac, donc, parlant de l'État, s'exprima ainsi : "Oh ! apprenons à nous passer de cet élément à l'égal de la bourgeoisie dont le gouvernementalisme est un idéal. Il est notre ennemi. Dans nos affaires il ne peut arriver que pour réglementer, et soyez sûrs que la réglementation, il la fera toujours au profit des dirigeants. Demandons seulement la liberté complète, et nous trouverons la réalisation de nos rêves quand nous serons bien décidés à faire nos affaires nous-mêmes."
Le congrès devait examiner, et du reste sanctionna, une résolution, déjà prise par le congrès de Paris, touchant la représentation directe du prolétariat dans les corps électifs. Mais il fallut préalablement entendre le délégué Ballivet, des mécaniciens de Lyon, qui s'éleva avec éloquence contre la participation des révolutionnaires aux luttes électorales.
"Pour nous, dit-il, la question doit être posée en ces termes : y a-t-il avantage ou inconvénient à ce que le prolétariat se fasse représenter dans nos assemblées législatives ? A cette question nous répondons nettement : le prolétariat ne retirerait de cette représentation que des avantages illusoires, que des succès de pure apparence, et cette représentation entraînerait pour lui d'assez graves inconvénients. Parmi les socialistes qui se prononcent pour la représentation directe du prolétariat au Parlement..., les plus illusionnés espèrent arriver à conquérir légalement la majorité dans nos assemblées politiques. Une fois la main au gouvernail, ils comptent faire fonctionner au profit des ouvriers tout ce mécanisme gouvernemental qui, jusqu'à ce jour, a fonctionné constamment contre eux. Quelques-uns ont des espérances plus modestes. Ils aspirent seulement à faire pénétrer dans les assemblées une minorité assez forte de députés ouvriers pour arracher à la majorité bourgeoise tantôt une amélioration matérielle dans la situation du travailleur, tantôt de nouveaux droits politiques qui lui permettent de poursuivre l'œuvre de son émancipation avec plus de chances de succès. Les plus expérimentés, les socialistes allemands, par exemple, ne croient plus à la conquête du pouvoir politique par voie électorale. En adoptant cette tactique (la candidature ouvrière), ils ont en vue seulement un but de propagande et d'organisation. Nous allons réfuter les uns après les autres les arguments de ces diverses catégories de partisans de la représentation directe du prolétariat au Parlement...
"Est-ce en France que l'on peut se bercer de cette illusion folle : la bourgeoisie assistant, les bras croisés, dans le plus grand respect de la légalité, à son expropriation légale ?... Le jour où les travailleurs feront mine de toucher à ses privilèges économiques, il n'y aura pas de loi qu'elle ne viole, de suffrage qu'elle ne fausse, de prisons qu'elle n'ouvre, de proscription qu'elle n'organise, de fusillades qu'elle ne prépare.
"L'espoir que forment d'autres socialistes de faire pénétrer dans les assemblées législatives une minorité de députés ouvriers assez forte pour arracher à la majorité quelques concessions est aussi illusoire. Cette minorité, par cela même qu'elle est minorité, ne pourra rien par elle-même. Elle sera naturellement entraînée à contracter des alliances avec les fractions bourgeoises du Parlement... Certaines réformes politiques, direz-vous cependant, telles que la liberté de réunion et la liberté d'association, peuvent hâter notre émancipation, et si les députés que nous pouvons envoyer au Parlement n'obtenaient que ces deux réformes, il vaudrait déjà la peine de les y avoir envoyés. Mais y a-t-il vraiment nécessité d'envoyer des nôtres pour obtenir ces libertés ? La bourgeoisie républicaine n'a-t-elle pas autant d'intérêt à nous les donner que nous en avons à les demander ?... Ce qui est une arme dans ses mains devient dans les nôtres un instrument inutile. Liberté de la presse ! Mais que nous importe à nous d'avoir le droit de faire une chose si nous n'en avons pas les moyens ? Liberté de réunion ! Pour entendre les débiteurs de belles phrases que la bourgeoisie nous envoie. Liberté d'association ! Associez la misère à la misère ; total : misère. Ces libertés-là, citoyens, seront les conséquences et non pas la cause de notre émancipation...
"Ceux-là qui, parmi les socialistes, connaissent assez la bourgeoisie pour savoir qu'on ne lui arrachera par la loie légale aucune réforme sérieuse, mettent en avant ce raisonnement : "La participation des ouvrier aux élections nous fournit un excellent moyen de propagande..." Eh bien ! nous prétendons que la représentation directe ne fournit pas aux ouvriers un bon moyen de propagande, et que si elle les conduit à la formation d'un parti nombreux, elle les conduit à un parti sans organisation et sans force réelle. Quand on parle de propagande, il faut se demander ordinairement deux choses : d'abord quels sont les principes que l'on veut propager, ensuite si le moyen choisi est bien efficace pour cela.
"... Ne savons-nous pas que la cause véritable de notre misère est l'accumulation dans quelques mains de toute la richesse sociale... et ne voulons-nous pas mettre fin à cet état de choses en remplaçant le mode individuel d'appropriation par le mode collectif ?... Ne savons-nous pas, en outre, que ce qui maintient cette injustice économique, c'est l'organisation politique centralisée, autrement dit l'État, et ne devons-nous pas être anti-autoritaires et anti-étatistes ?
"Les deux principes qu'il faut donc propager sont le principe de la propriété collective et celui de la négation de l'État. Eh bien ! pendant une période électorale, on ne souffle pas un mot de tout cela. Pendant une période électorale, il faut, avant tout, faire passer son candidat... aussi, que voit-on dans les programmes électoraux ? la boursouflure de la forme et le peu de radicalisme du fond...
"Mais, dira-t-on, une fois élu, le député ouvrier développera son programme dans le retentissement de la tribune française, et, tiré à plusieurs mille par tous les journaux, ce programme sera profondément répandu. Nouvelle erreur ! Quand un député ouvrier paraîtra à la tribune, il y sera accueilli par... des huées, des interruptions grossières et la musique des couteaux à papier... Les journaux, dites-vous, reproduiront sa harangue ? Oui, tous les journaux de la bourgeoisie la falsifieront et en feront circuler la caricature ; seuls les journaux socialistes, s'il en existe, inséreront le discours tel quel, et alors, ce discours d'un député dont l'élection a coûté des milliers de francs aux pauvres bourses ouvrières jouera ni plus ni moins le rôle d'un article ordinaire que l'on eût pu rédiger et imprimer à bien meilleur compte et sans tant de fracas.
"J'admets qu'en montrant le moins possible de rouge dans notre programme... nous arrivions en France, comme en Allemagne, à constituer un parti nombreux ;... le jour où nous deviendrons dangereux aux yeux de la bourgeoisie,... ce jour de l'intervention violente, brutale, illégale de la bourgeoisie, ce parti nombreux sera-t-il aussi un parti fort, capable de résister ? Eh bien ! non, disons-le franchement. Quand un instrument a été fabriqué pour une besogne, il ne faut pas lui demander d'en accomplir une autre. Ce parti constitué en vue de l'action électorale n'aura que des rouages électoraux ; ses soldats seront des électeurs, ses chefs des avocats. Il pourra sortir de son sein des héros, des martyrs, des Baudin, qui sauront mourir pour le droit ; mais le parti, armée toute pacifique et légale, n'aura pas l'organisation qu'il lui faut pour résister aux violences des armées de coups d'État..."
Tel fut l'effet produit par ce discours que la commission d'organisation du congrès menaça ceux qui désormais affirmeraient soit le collectivisme, soit même le positivisme, représenté par Isidore Finance, de leur interdire la parole. Dès lors, il ne fut plus dit de choses subversives, sauf au moment du vote des résolutions, où le congrès rejeta une proposition de Dupire et Ballivet, qui concluait à l'appropriation collective du sol et des instruments de travail.
Ajoutons, pour en terminer avec le congrès de Lyon, qu'il aborda lui aussi, mais sans plus la résoudre que son prédécesseur, la question d'une législation sur les syndicats.
II
Les "partis ouvriers" et les syndicats
Qu'on ne s'y trompe pas : au moment même où quelques membres obscurs du troupeau collectiviste affirmaient dans "le congrès de coopérateurs et de mutuellistes proudhoniens" leur foi révolutionnaire et témoignaient aux chambres syndicales le regret que des groupes d'ouvriers fissent preuve à l'égard de l'État et du Capital d'une modération excessive, les chefs du parti socialiste naissant avaient déjà modifié leurs principes et leur tactique. Inspirés par Karl Marx et Fr. Engels, ils élaboraient dans l'ombre un nouveau plan d'action, et quand s'ouvrit à Marseille, en 1879, le troisième congrès ouvrier, toutes leurs mesures étaient prises pour séparer définitivement les socialistes des syndicats, en attendant qu'ils pussent éliminer du parti socialiste quiconque persisterait à répudier la théorie, chère à Marx, de la conquête du pouvoir politique.
Le congrès de Marseille, en effet, constitua le Parti ouvrier avec un double programme : politique et économique. Le programme politique (objet principal de la sollicitude des fondateurs du Parti) comportait les revendications suivantes : abolition de toutes les lois sur la presse, les réunions et les associations ; suppression du livret ; suppression du budget des cultes et retour à la nation des biens dits de mainmorte appartenant aux corporations religieuses ; suppression du budget de la Dette publique ; abolition des armées permanentes et armement général du peuple ; la commune maîtresse de son administration et de sa police. Le programme économique (d'importance secondaire et qui avait surtout pour but de conquérir la masse ouvrière au mode d'action préconisé pour aboutir à l'"appropriation collective des moyens de production"), le programme économique revendiquait : l'interdiction légale pour les employeurs de faire travailler plus de six jours sur sept ; la réduction légale de la journée de travail ; la fixation légale d'un salaire minimum ; l'interdiction légaleaux patrons d'employer les ouvriers étrangers pour un salaire inférieur à celui des ouvriers français ; l'instruction scientifique et professionnelle de tous les enfants par l'État et par la Commune, etc. Bref, le Parti nouveau-né réclamait : en matière politique, l'épuration et, pour ainsi dire, la moralisation de l'État ; en matière économique, l'extension de ses pouvoirs jusqu'aux extrêmes limites de la liberté individuelle (2).
Bien qu'il fût l'œuvre d'hommes intelligents et instruits, ce programme, on le voit, était d'une simplicité peu commune ; il était en même temps d'une antiquité respectable, la plupart de ses articles ayant déjà fait la fortune des diverses fractions républicaines qui, tour à tour, et depuis 1848, avaient brigué le pouvoir. Il avait ce double avantage, en outre, de dispenser ses adeptes de toute contention d'esprit et de les affranchir de toute responsabilité en cas d'insuccès. Sa réalisation, en effet, était subordonnée à la prise de possession du pouvoir politique. Or, pour accomplir cette prise de possession, que fallait-il ? Avoir organisé le prolétariat en parti politique distinct, c'est-à-dire avoir rallié au socialisme un nombre d'électeurs suffisant pour obtenir dans le Parlement la majorité absolue. L'action nécessaire (qui pouvait exiger une longue suite d'années) devait donc se borner au commentaire, par la voix des journaux, des brochures et des réunions électorales, des dix-sept articles du programme, et il suffisait, pour faciliter cette tâche, "pour fournir à tous les militants du Parti un arsenal pour leur lutte quotidienne contre l'ordre actuel, de prendre le programme article par article, phrase par phrase, et d'en montrer le bien-fondé tant au point de vue scientifique qu'au point de vue tactique". Quant à l'éducation économique du prolétariat, à la culture de son esprit d'initiative, à son façonnement aux modalités d'un organisme socialiste, fadaises ! "L'émancipation sociale subordonnée à l'appropriation collective des moyens de production ; cette appropriation subordonnée à l'action révolutionnaire du prolétariat organisé en parti socialiste distinct" ; voilà tout ce qu'il importait de savoir. "On se contenterait d'être certains, suivant une expression de M. Filippo Turati, de la grande ligne directrice de l'évolution et des bases granitiques de la lutte des classes."
Malgré sa simplicité, pourtant, ce programme rencontra un obstacle imprévu. N'exigeant aucune réflexion, aucune étude ; promettant à quiconque se sentait la parole facile, les succès peu estimables des tréteaux populaires, il ouvrait carrière à toutes les médiocrités. Aussi chacun des hommes mis par le hasard à la tête du Parti désira-t-il être le seul à diriger l'action collective. Et sous prétexte que la division des forces était la condition même du développement du Parti, en réalité pour servir leurs propres intérêts, les uns et les autres ne tardèrent pas à se séparer, entraînant leurs fidèles et constituant de petites sectes sans principes.
Qu'arriva-t-il ? Que, d'une part, les propagandistes, plus soucieux du nombre des électeurs que de leur valeur, et croyant (peut-être de bonne foi) que le nom du candidat heureux suppléerait, pour caractériser chaque succès électoral, au défaut de principes, allèrent jusqu'à atténuer le programme transactionnel du Parti, même jusqu'à supprimer tel ou tel de ses articles, suivant le lieu et les circonstances ; que, d'autre part, la foule, tenue dans l'ignorance des véritables principes socialistes, vit dans les candidats du nouveau Parti, non pas les représentants d'une doctrine supérieure, mais uniquement une nouvelle couche d'aspirants-politiciens, à peine différents des radicaux et dépourvus du prestige, alors incontestable, des députés de l'Extrême-Gauche. Aussi le corps électoral, pour qui le mot "socialisme" ne représentait aucune idée nouvelle, se gardait-il de donner ses suffrages à des inconnus, mettant ainsi le Parti dans l'impossibilité d'offrir aucun des avantages qu'il avait promis.
Pour achever de discréditer le parlementarisme préconisé par le Parti, il ne fallait plus que l'adoption par les Chambres de quelques lois "sociales". Expérimentalement, le peuple se convaincrait que, non seulement ces lois étaient ou incomplètes ou inapplicables, mais qu'elles ne pouvaient pas ne pas l'être, l'argent plaçant les hommes au-dessus de la loi, leur soumettant tous les pouvoirs, juridiques et politiques, et (à défaut même de ces prérogatives) leur assurant la possibilité de rejeter sur la classe qui produit, le poids des charges légales dont ils viendraient à être frappés. C'est ce que permirent, en effet, de constater, outre la loi du 19 mai 1874 sur le travail des enfants et des filles mineures, celles du 12 juillet 1880 supprimant l'interdiction de travail prononcé par la loi du 18 novembre 1874 pendant certains jours de l'année ; du 16 février 1883, qui remettait en vigueur celle du 9 septembre 1848 sur la durée du travail et qui n'a jamais été appliquée ; du 10 décembre 1884 sur les conseils de prud'hommes, le décret du 3 avril 1889, qui apporta des exceptions à l'article 1er de la loi du 9 septembre 1848, l'arrêté du conseil d'État en date du 21 mars 1890 et relatif aux travaux publics communaux, du 8 juillet 1890 relative aux délégués à la sécurité des ouvriers mineurs, du 2 novembre 1892 sur le travail des femmes, des filles mineures et des enfants.
Toutes ces lois, rendues inapplicables par le judaïsme des interprétations, par la fertilité d'esprit des employeurs (prompts à substituer aux moyens d'exploitation interdits des moyens plus oppressifs encore), éclairèrent les hommes qui composaient les diverses fractions du Parti sur la valeur de l'action parlementaire. Insensiblement, mais incessamment, les rangs s'éclaircirent, les membres des groupes les plus modérés entrant dans les groupes plus révolutionnaires pour en ressortir bientôt et se donner tout entiers à l'action économique, devenant peu à peu des négateurs de toute action législative et remplacés par de petits bourgeois désireux de jouer aux dépens des masses, aveugles et d'autant plus confiantes, un rôle politique.
Ainsi, dès la renaissance du mouvement ouvrier en France, deux conceptions se partagèrent les esprits, touchant le mode d'organisation et de lutte de la collectivité socialiste L'une, professée par des hommes ignorants et routiniers (en dépit de leurs connaissances économiques), s'inspirait uniquement des faits visibles et, croyant que l'État, simple instrument de l'organisation sociale, en avait été l'artisan, le considérait comme indispensable au perfectionnement des sociétés et, par suite, tendait à augmenter ses attributions en y ajoutant celles de producteur et de répartiteur de la richesse publique.
L'autre, émanée d'hommes chez qui l'intuition suppléait au défaut de science économique, considérait (avec Proudhon) que les fonctions sociales peuvent et doivent se limiter à la satisfaction des besoins humains de tout ordre et, constatant que l'État n'a pour raison d'être que la sauvegarde d'intérêts politiques superflus ou nuisibles, concluait à son remplacement par la libre association des producteurs. La première de ces conceptions recommandait la conquête systématique, mais légale, de chaque fonction élective, la substitution du personnel politique socialiste au personnel politique capitaliste devant entraîner la transformation du système économique ; la seconde parlait de mutuellisme, de coopération, de crédit, d'association et professait que le prolétariat possède en lui-même l'instrument de son émancipation.
Sans doute, on pouvait reprocher aux unions professionnelles une timidité excessive. Elles se défendaient de professer le socialisme et n'avaient même pas été éloignées de se réjouir, originairement, de la défaite subie par les révolutionnaires en mai 1871. Elles cherchaient ouvertement les moyens de "concilier le travail et le capital", c'est-à-dire d'obtenir par leur sagesse et leur modération seules des salaires constamment proportionnés au coût de la vie ; par surcroît, elles prétendaient tirer de leur propre fonds une protection suffisante contre le chômage, les accidents, les maladies, la vieillesse. Le syndicat, qui répudiait jusqu'à l'ancienne forme de société de résistance, bornait son ambition à instituer des comités d'arbitrage, chargés de résoudre avec les employeurs les litiges professionnels, et à organiser un enseignement technique intégral qui permît à l'ouvrier, spécialisé par les découvertes mécaniques, de pénétrer tous les secrets du métier, et, conséquemment, de rendre à l'industrie nationale une supériorité qui déterminerait, avec le relèvement des prix de vente, le relèvement des salaires. L'Association coopérative de consommation n'avait pour but que de diminuer le prix des choses nécessaires à l'existence ; l'association coopérative de production, que d'élever jusqu'au patronat de petits groupes d'ouvriers ; les sociétés de secours mutuels, les caisses de secours, de voyage, etc., ne visaient qu'à obtenir de l'ouvrier une prévoyance, une auto-protection que lui seul, se devait, et les membres de ces sociétés se confondaient en témoignages de reconnaissance lorsqu'un patron tenait à affirmer par une contribution pécuniaire personnelle sa "sollicitude pour les travailleurs".
Mais, de même que les rédacteurs du programme socialiste s'étaient, malgré leur érudition économique, montrés en cette oeuvre de piètres économistes, de même, en traitant de haut les associations ouvrières, ils méconnurent (s'ils ne l'ignoraient pas) la tendance fatale de l'humanité vers la nouveauté des idées et des vues, source du progrès. Eux qui affirmaient l'impossibilité en régime capitaliste de toute conciliation entre le travail et le capital, eux qui proclamaient l'inéluctabilité de la lutte des classes, ils ne songèrent pas que les événements eux-mêmes se chargeraient de modifier les résolutions de sagesse prises par les associations ouvrières, ce qui permettrait de les conquérir au socialisme dans un délai pour ainsi dire déterminé ; ils ne songèrent pas davantage que, les membres des associations préférant aux formules du Parti les expériences pratiques et personnelles, peut-être serait-il politique de les ménager, de telle sorte que, le jour où ils se rallieraient au socialisme, ils fortifiassent l'organisation politique du Parti (s'ils acceptaient de s'y affilier) par leur organisation administrative.
En conséquence de cette faute, le fossé se creusa de plus en plus entre le Parti et les associations ouvrières. De temps à autre, quelque socialiste avisé préconisait l'entente ; mais la faillite chaque jour plus évidente des sectes politiques et les dissentiments qu'introduisaient dans les syndicats les discussions sur l'action électorale détournaient ceux-ci d'un rapprochement dont ils pressentaient confusément qu'ils seraient les victimes ; et quand aux chefs du Parti, ils prétendaient que les syndicats leur fussent subordonnés, l'émancipation économique, disaient-ils, devant être non la cause, mais la conséquence de l'affranchissement politique. Et c'est ainsi qu'allaient rester distincts, pour devenir plus tard antagoniques, les efforts accomplis par les deux formes de l'organisation prolétarienne.
III
Naissance des Bourses du Travail
Pendant que les diverses fractions socialistes, divisées, à partir du congrès de Saint-Étienne (3), jusqu'à l'émiettement, condamnées, par suite, à restreindre et à atténuer de plus en plus leurs revendications, révélaient l'impuissance réformatrice de l'action parlementaire, les organisations ouvrières commençaient à reconnaître combien étaient chimériques leurs projets de conciliation entre le manouvrier et l'employeur. Ces comités d'arbitrage, sur lesquels elles avaient fondé tant d'espérances, qu'avaient-ils produit ? rien, le patronat refusant même de discuter des conditions du travail. Aussi la grève, que certains syndicats avaient condamnée comme de nature à compromettre l'industrie française sans avantage pour l'ouvrier, était-elle redevenue l'arme nécessaire, et la déclarait-on non seulement permise, mais même obligatoire lorsque les travailleurs étaient menacés d'une diminution de salaire. Le divorce entre les corporations et les pouvoirs publics, prononcé déjà en 1876 par le refus des ouvriers de Paris d'accepter la subvention de 100.000 francs relative à l'exposition de Philadelphie, avait été définitivement consommé par la rupture de tout lien entre les syndicats "barberetistes" et les syndicats socialistes. C'est alors que ceux-ci, revenus de l'illusion que l'accord fût possible entre eux et les employeurs, entrèrent dans la deuxième phase de leur évolution.
Croyant que la faillite faite par les écoles socialistes était imputable à la défectuosité de leur tactique, ils aspirèrent, tout en poursuivant leur action syndicale, c'est-à-dire l'organisation du placement, l'institution de services de mutualité, etc. à jouer le rôle de législateurs et à présenter au Parlement, par l'intermédiaire de députés sortis de leurs rangs et soumis à leur contrôle, des projets de réformes économiques élaborés en leur sein.
Ce qu'ils demandèrent ? Ce fut la réduction à huit heures au maximum de la durée quotidienne du travail, avec fixation d'un salaire minimum déterminé par le prix moyen des denrées dans chaque région ; l'obligation d'un jour de repos sur sept ; l'application du décret-loi du 2 mars 1848, qui interdit "l'exploitation de l'ouvrier par voie de marchandage", la suppression des bureaux de placement libres ; la suppression des adjudications, qui entraînent soit la diminution des salaires, soit la malfaçon des travaux, et leur remplacement par le travail en régie ; la reconnaissance de la responsabilité patronale en matière d'accidents ; la substitution aux compagnies d'assurances de caisses alimentées par les patrons et gérées par les municipalités ; la nomination des inspecteurs du travail par les syndicats ; la suppression du travail des prisons, couvents et ouvroirs ; l'extension de la prud'homie à tous les salariés ; l'appréciation par des commissions syndicales des mesures d'hygiène à prendre dans les chantiers et les ateliers.
Est-ce à dire que ce programme marquât, explicitement ou implicitement, une adhésion à la méthode de propagande recommandée par le Parti ouvrier ? Pas le moins du monde. Outre que les syndicats révolutionnaires persistaient à croire que le salut social, loin de résider dans la prise de possession du pouvoir politique par la voie parlementaire, se trouvait dans la destruction violente de l'État, il y avait entre le programme économique du Parti et celui des associations ouvrières, ces deux différences essentielles : que l'un était considéré comme accessoire, que l'autre était l'objectif unique, et que, si le Parti ouvrier comptait exclusivement, pour réaliser le sien, sur la formation d'une majorité parlementaire socialiste, les syndicats, au contraire, distinguant entre les articles du leur, n'abandonnaient à "la vigilance et à la sollicitude des pouvoirs publics" que ceux dont il leur était manifestement impossible de s'occuper eux-mêmes ; quant aux autres, ils émettaient la prétention de les faire respecter à l'aide de leurs propres moyens, n'ayant dans le zèle des administrations publiques qu'une confiance limitée.
De plus, les réformes préconisées par les syndicats, à la différence de celles que préconisait le Parti ouvrier, s'inspiraient, non d'une division en classes théoriques et partant, platonique, mais d'une division réelle, créée par les souffrances matérielles et morales de chaque jour, particulièrement propre, par conséquent, à rendre de plus en plus aigu le conflit social. Enfin (il n'est pas inutile de le redire), les syndicats ne croyaient point, comme le Parti ouvrier, que la propagande spéciale nécessaire pour l'obtention de la journée de huit heures ou d'un jour de repos par semaine les dispensât désormais de toute autre forme d'activité. Ils ne cessaient, au contraire, de perfectionner le merveilleux réseau d'institutions à bases mutuellistes qui, en attendant une problématique protection gouvernementale, leur permettaient de se protéger eux-mêmes dans une certaine mesure contre l'exploitation capitaliste.
Telle était la situation en 1886. C'est alors que quelques hommes, qui étaient à la fois membres d'associations ouvrières et du Parti ouvrier français, croyant apercevoir dans le nouveau programme syndical la preuve que les organisations ouvrières fussent définitivement acquises au socialisme parlementaire et comprenant en même temps que les syndicats constituaient une force qu'il devenait puéril de dédaigner, projetèrent de réunir tous les syndicats dans une association nationale.
En fait, une union générale des syndicats était nécessaire, et c'est parce qu'elle avait manqué jusqu'alors que les institutions diverses créées par les unions ouvrières avaient quelque peu déçu l'espoir de leurs fondateurs. En effet, l'ignorance du mode d'organisation et de fonctionnement de ces institutions suivant les contrées où elles avaient surgi, des résultats qu'elles avaient obtenus, parfois même de leur existence, empêchait les syndicats de mettre mutuellement à profit leur expérience, provoquait la création de services inutiles ou détestables, ou retardait celle de services reconnus excellents, bref, déterminait un gaspillage considérable de forces ; et les syndicats, tout en pressentant que leurs travaux tendaient plus sûrement au but socialiste que les efforts du Parti ouvrier, étaient incapables d'en acquérir cette certitude qui eût doublé leur énergie. Guidés par l'idée générale de libre association et d'initiative individuelle, ils ignoraient les résultats acquis et se voyaient menacés d'être arrêtés dans la voie si heureusement parcourue. L'union fédérative seule pouvait retremper leur ardeur.
Pourtant la fédération nouvelle ne réalisa les espérances ni du monde ouvrier ni même de ses fondateurs. Et pourquoi ? parce qu'au lieu d'être une union corporative elle fut dès ses débuts une machine de guerre mise au service du Parti ouvrier français pour aider au succès de l'action électorale engagée par cette école. Conçue et dirigée par des hommes qui visaient, non pas à établir patiemment et silencieusement une série d'institutions économiques socialistes ayant pour conséquence d'éliminer mécaniquement les institutions capitalistes correspondantes, mais à apporter au mouvement politique fléchissant un appoint considérable, elle se donna un programme rudimentaire.
"Le but de la Fédération, dit sa Déclaration de principes (4), est d'arriver à l'affranchissement de tous ceux qui travaillent, de soutenir plus efficacement la lutte entre les intérêts opposés des employeurs et des producteurs, de relever l'énergie des travailleurs en présentant un plus large front de résistance." C'était là une déclaration très vague ; mais ce défaut avait moins pour cause l'ignorance économique des administrateurs de la Fédération (qui auraient pu, tout au moins, paraphraser la partie économique du programme du Parti ouvrier français)que leur dédain de l'action corporative et leur désir exclusif de faire entrer par surprise dans le "Parti" l'armée réellement ouvrière.
Les attributions de la Fédération ne furent pas mieux précisées. Des trois commissions que devait former le conseil national, une, la commission de propagande, chargée "de tout ce qui pourrait faire connaître la Fédération et son but", ne fonctionna jamais ; la deuxième avait pour mission d'éditer un bulletin mensuel ; ce bulletin ne publia jamais une statistique et ne présenta aucun plan d'organisation ou d'action ; la troisième, dite commission de statistique, devait recueillir tous les documents utiles sur la production de la France et de l'étranger, établir le prix de revient des matières brutes, indiquer le prix de vente des matières ouvrées et calculer, en tenant compte des prix de façon, le bénéfice prélevé par le capital ; comparer pour chaque localité le taux des salaires avec le taux des objets de consommation, des loyers, etc., et faire connaître ainsi la différence entre le salaire reçu et le salaire nécessaire. Quels travaux accomplit cette commission ? Quelles enquêtes mena-t-elle à bonne fin. Là-dessus nous confessons notre ignorance ; mais le fait est que, comme nous venons de le dire, le bulletin de la Fédération, principal instrument de publicité dont disposât le conseil fédéral, n'apporta jamais aux syndicats fédérés un renseignement économique. Au titre des grèves, enfin, les statuts disaient que chaque organisation adhérente était seule juge de l'opportunité d'une grève ; elle était seulement invitée à informer le conseil national de sa décision, afin que, le cas échéant, celui-ci, "si la caisse le permettait", pût prendre le mesures nécessaires pour assurer le succès de l'action engagée. La caisse ne le permit jamais.
La Fédération des syndicats et groupes corporatifs ouvriers de France n'était pas seulement dépourvue de programme ; il lui manqua encore, pendant sa courte carrière, le mode d'organisation seul susceptible de suppléer à l'insuffisance de son mode de constitution ; elle ne put jamais créer, entre elle et les syndicats dont elle se composait, d'union locales ou régionales qui, en rapports immédiats avec les syndicats et bien placées pour connaître et formuler les ressources et les besoins de la vie ouvrière locale, lui eussent préparé une partie de la besogne dont l'avait chargée le congrès de Lyon. Par suite, elle resta toujours sans moyens devant une tâche gigantesque et donna le spectacle d'un pouvoir central débile qui prétendrait administrer une nation sans l'aide d'assemblées intermédiaires.
Enfin, ses congrès mêmes n'introduisirent jamais dans l'organisation corporative le moindre progrès. D'une part, les unités syndicales, par leur isolement et le défaut de renseignements sur les services institués par chacune d'elles, étaient condamnées, sans mériter le moindre reproche, à piétiner toujours dans le même cercle de revendications et à demander constamment l'étude de problèmes cent fis résolus ; d'autre part, les membres des conseils nationaux successifs (qui, en mesure de dégager des correspondances reçues les tendances économiques des syndicats, auraient pu rénover les congrès corporatifs et les rendre profitables au développement des idées d'association), ces membres, ne croyant pas à l'efficacité de l'action syndicale, dédaignèrent jusqu'à la fin de rechercher ce qui pouvait être de nature à fortifier les syndicats. Enfin, les congrès de la Fédération, organisés toujours dans le même lieu et à la même époque que les congrès politiques du Parti ouvrier français, dirigés par les mêmes leaders, n'avaient d'autre objectif que d'augmenter le lustre de cette école, en laissant croire que les syndicats représentés fussent en même temps adhérents au Parti. De là vient que les réunions fédérale annuelles ne s'entretinrent jamais que des questions déjà inscrites dans le programme du Parti ouvrier et se bornèrent à confirmer les solutions par trop simples qu'il en avait données.
La Fédération des syndicatsétait donc vouée à la dissolution. Deux circonstances hâtèrent sa fin.
L'année même où s'était constituée la Fédération était née la Bourse du Travail de Paris. Le titre de Bourse du Travail dit clairement ce que devait être l'institution nouvelle. Sans elle, avait déclaré le Conseil municipal (5), "l'existence des chambres syndicales sera toujours précaire, les charges qu'elles imposent éloignant d'elles le plus grand nombre des ouvriers. Il importe donc qu'elles aient des locaux et des bureaux où chacun pourra venir sans crainte d'avoir à faire des sacrifices de temps et d'argent au-dessus de ses ressources ; la libre et permanente disposition des salles de réunion permettra aux travailleurs de discuter avec plus de maturité et de précision les questions multiples qui intéressent leur industrie et influent sur les salaires ; ils auront pour les guider et les éclairer tous les moyens d'information et de correspondance, les éléments fournis par la statistique, une bibliothèque économique, industrielle et commerciale, le mouvement de la production pour chaque industrie, non seulement en France, mais dans le monde entier."
Ainsi la Bourse du Travail, centre de réunion des organisations ouvrières, allait avoir pour premier résultat de nouer entre elles de solides et permanentes relations, c'est-à-dire de leur permettre cette entente, cette éducation mutuelle dont l'absence avait été jusqu'alors l'insurmontable obstacle à leur développement et à leur efficacité. Grâce à la Bourse, les syndicats pourraient s'unir, d'abord par professions similaires, pour la garde et la défense de leurs intérêts professionnels, comparer avec les ressources particulières de leur industrie, la durée de leur labeur et le taux de leur salaire, et (si cette durée était excessive, si ce taux était dérisoire) rechercher de combien une suspension de travail augmenterait la valeur de leur force productrice ; ils pourraient, d'autre part, se fédérer sans distinction de métiers, pour réfléchir sur leur condition, dégager les données générales du problème économique, étudier le mécanisme des échanges, bref, chercher dans le système social actuel les éléments d'un système nouveau, et en même temps éviter les efforts incohérents faits jusqu'à ce jour et qui auraient fini par livrer les travailleurs désarmés à la puissance politique, financière et morale du Capital.
La Bourse du travail légitimait donc les plus brillantes espérances et nul ne doutait qu'elle n'apportât dans l'économie syndicale une véritable révolution. Mais quelles ambitions ne conçut-on pas quand on vit surgir les Bourses du travail de Béziers, Montpellier, Cette, Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Toulon, Cholet ?
Outre le service fondamental du placement des ouvriers, toutes ces Bourses du Travail possédaient bibliothèques, cours professionnels, conférences économiques, scientifiques et techniques, service d'hospitalisation des compagnons de passage ; elles avaient, dès leur ouverture, permis la suppression dans chaque syndicat de services qui, nécessaires tant que les syndicats avaient vécu isolés, devenaient inutiles dès qu'une administration commune était en mesure d'y pourvoir; ; elles avaient déjà coordonné les revendications, les plus souvent incohérentes, parfois même contradictoires, établies par les groupes corporatifs sur des données économiques insuffisantes ; en un mot, elles avaient, en moins de six années, accompli chacune dans sa sphère une tâche dont la Fédération des syndicats n'avait pas même soupçonné l'importance et l'opportunité.
L'idée de fédérer ces Bourses du Travail était inévitable. Nous devons à la vérité de reconnaître qu'elle eut une origine plus politique qu'économique. Elle vint à quelques membres de la Bourse de Paris qui, adhérents à des groupes socialistes rivaux du Parti ouvrier françaiset mécontents de ce que la Fédération des syndicats fût entre les mains de ce parti, souhaitaient la création d'une association concurrente, sont le siège pût être fixé à Paris et qui devînt ainsi leur chose. La Bourse de Paris patronna l'idée, la soumit au congrès tenu à Saint-Étienne le 7 février 1892, et obtint la création de la Fédération des Bourses du Travail de France.
Il existait donc maintenant deux organisations corporatives centrales. Mais quelle disproportion entre leurs ressources et entre leurs moyens d'action ! La Fédération des syndicats, rappelons-le, avait cette double tare : de n'offrir ni programme ni organisation fédérative susceptible d'intéresser les syndicats à son maintien ; puis d'être une machine politique, c'est-à-dire d'aspirer à un rôle que refusait aux unions corporatives l'immense majorité es ouvriers ; aussi les syndicats, qui ne négligeaient point d'assister à ses congrès parce qu'il n'y en avait pas d'autres, semblaient-ils, le reste de l'année, avoir totalement oublié son existence.
La Fédération des Bourses du Travail, au contraire, possédait tous les éléments de succès. Elle se composait d'unions locales qui joignaient à l'attrait de la nouveauté, l'avantage de répondre à un besoin, et dont l'administration était personnellement, directement intéressée au développement des syndicats et au progrès des études économiques. En conséquence, non seulement ces unions étaient assurée du concours des unités syndicales, mais à son tour le Comité fédéral était certain de trouver dans les unions une collaboration féconde et incessante. Chaque Bourse, en outre, ayant des ressources supérieures à celles qu'auraient pu espérer les conseils locaux de la Fédération des syndicats, s'interdisant toute action politique, s'obligeait, en quelque sorte, à édifier sur le terrain économique une œuvre quelconque, si modeste fût-elle ; de son côté, le Comité fédéral, s'il voulait légitimer son existence, avait à faire connaître à toutes les Bourses les résultats obtenus par chacune d'elle ; dès lors, et l'émulation aidant, quels progrès ne réaliseraient pas les unions syndicales adhérentes à la fédération nouvelle ? Et comment la Fédération des syndicats(à moins d'une transformation complète) pourrait-elle éviter la dissolution ?
Elle ne l'évita pas : une cause, plus sérieuse encore que la rivalité dont nous venons d'exposer les phases, lui porta le coup mortel. Convaincues depuis dix ans qu'elles n'obtiendraient jamais des employeurs le respect volontaire de leurs droits et de leurs intérêts, devenues sceptiques quant à la réalisation de leur programme économique par le Parlement, les associations ouvrières, touchant au dernier terme de leur évolution, cherchaient sans trêve un moyen d'action qui, pourvu d'un caractère nettement économique, mît surtout en oeuvre l'énergie ouvrière. A peu près guéries des politiciens, réconfortées par d'importantes institutions dues à leur initiative, elles aspiraient à devenir les propres agents de leur émancipation. Or, le moyen qu'elles cherchaient avec opiniâtreté se trouva inopinément (6) soumis, en septembre 1892, au congrès tenu par la Fédération des syndicats à Marseille.
Quelques jours auparavant (4 septembre), les Bourses du Travail de Saint-Nazaire et de Nantes avaient déjà fait adopter par un congrès socialiste tenu à Tours une résolution (7) proclamant la nécessité, comme moyen révolutionnaire, de la grève générale, c'est-à-dire de la suspension du travail du plus grand nombre d'industries possible, et surtout des industries essentielles à la vie sociale. Moyen d'ordre purement économique, excluant la collaboration des socialistes parlementaires pour n'emprunter que l'effort syndical, la grève générale devait nécessairement répondre au secret désir des groupes corporatifs.
Le citoyen Briand commenta devant le congrès de Marseille le projet de résolution déjà adopté à Tours, exposa les avantages incomparables qu'offrait l'idée de grève générale, tant pour le développement de l'organisation ouvrière que pour le relèvement des énergies individuelles ; en sorte que les associations séduites acclamèrent d'enthousiasme un moyen d'action si conforme à leurs principes.
Cette décision était la plus grave manifestation publique du désaccord existant entre la tactique du Parti ouvrier et celle des syndicats. Néanmoins, le Parti ouvrier français dont le congrès, nous l'avons déjà dit, suivait toujours celui de la Fédération des syndicats, n'y attacha pas une grande importance. Ne pouvant admettre bien que moins d'un an plus tard il dût parler avec amertume de l'"ornière syndicale" que "le prolétariat jugeât désormais inutile tout appel aux pouvoirs publics" et convaincu qu'un avertissement ex cathedra suffirait pour ramener dans le sentier politique les travailleurs un moment "égarés", il se borna purement et simplement à déclarer utopique l'idée d'une grève générale.
On ne laissa pas cependant, dans les groupes politiques comme dans les sociétés corporatives, de se demander ce qu'il allait advenir de cette divergence de vues sur une question essentielle. Si, comme le croyaient les membres du Parti ouvrier français, les associations ouvrières acceptaient, de la Fédération des syndicats, non seulement son caractère professionnel, mais encore son esprit politique, nul doute que dès leur plus prochain congrès (fixé pour 1894 à Nantes) elles "ne reconnussent l'erreur commise par elles" à Marseille et n'abandonnassent un moyen d'action contraire aux principes du Parti; mais si, au contraire, il était vrai qu'elles fussent animées d'un esprit nouveau, elles maintiendraient certainement leur décision et, en ce cas, elles sépareraient la Fédération du Parti ou se sépareraient elles-mêmes de la Fédération. En toute occurrence, l'association ouvrière française était arrivée à une époque décisive de sa carrière.
A peu près vers le même temps, les Bourses du Travail réunies à Toulouse décidaient l'organisation à Paris, pendant le mois de juin 1893, d'un congrès général des syndicats. Retardé de quelques jours par le conflit qui s'engagea entre le gouvernement et ceux des syndicats parisiens qui refusaient de reconnaître la loi du 21 mars 1884, ce congrès ne se réunit qu'au lendemain de l fermeture de la Bourse du Travail de Paris. Mais il emprunta à ce coup de force une importance et une gravité exceptionnelles, et l'irritation des syndicats contre le gouvernement était si vive qu'un enthousiasme plus grand que celui de l'année précédente accueillit la proposition de grève générale inscrite à l'ordre du jour, et que vingt-cinq délégués allèrent jusqu'à demander la déclaration immédiate de la grève.
L'épreuve était-elle concluante ? Pas suffisamment encore, car le vote du congrès pouvait être considérée comme l'effet de la colère, comme la manifestation irréfléchie d'un désir momentané de révolte ; et cette façon d'envisager le vote était d'autant plus admissible qu'une affiche récente, invitant les syndicats parisiens à abandonner les ateliers en masse, portait la signature des notabilités même du Parti ouvrier français, théoriquement hostiles cependant à l'arrêt général du travail.
Mais le congrès qui venait de se dissoudre avait chargé la Fédération des Bourses de réunir un nouveau congrès l'année suivante à Nantes ; et comme la Fédération des syndicats avait déjà pris la même décision l'année précédente, les délibérations des deux futurs congrès renseigneraient définitivement le prolétariat et sur l'importance numérique des deux fédérations rivales et sur l'état d'esprit des syndicats ouvriers. L'organisation même de ces congrès permit une sorte d'avant-consultation des syndicats. La Bourse du Travail de Nantes, estimant que rien n'exigeait la tenue de deux congrès, que tout, au contraire, militait en faveur d'une assemblée unique, sollicita des deux fédérations l'autorisation nécessaire pour unir tous les syndicats. Cette autorisation, la Fédération des Bourses du Travail l'accorda sans difficulté ; mais, comme il fallait s'y attendre, la Fédération des syndicats la refusa obstinément, formulant d'amères récriminations sur l'"intention évidente qu'on avait de la supprimer", allant jusqu'à taxer la commission nantaise de trahison et essayant même d'obtenir de la Bourse du Travail de Saint-Nazaire (qui déclina l'offre) qu'elle organisât son congrès. La Bourse du Travail de Nantes, persévérant dans ses intentions, trancha la difficulté en consultant les syndicats ouvriers. Comme ceux-ci approuvèrent son projet, la Fédération des syndicats dut enfin faire à mauvaise fortune bon visage et accepter le "VIe congrès des syndicats de France."
C'était un rude échec, présage d'échecs plus graves encore. Le Parti ouvrier français le comprit si bien que, cette fois, il tint son propre congrès avant le congrès corporatif et renouvela, sur la question de la grève générale, l'opinion qu'il avait exprimée deux ans auparavant. Il espérait ainsi influencer les membres du congrès corporatif. Vain espoir ! Inutile effort ! Malgré la bataille acharnée que mena pendant trois jours l'état-major de la Fédération des syndicats, malgré les conseils de guerre tenus après chaque séance entre MM. Guesde et Lafargue, d'une part, et d'autre part, MM. Delcluze, Fouilland, Salembier, Jean Coulet, Raymond Lavigne, etc., qui représentaient au congrès corporatif l'élément ouvrier du Parti,malgré d'inqualifiables exigences à propos d'un délégué anarchiste, les politiques subirent une irréparable défaite. Fédération des syndicats, direction du Parti ouvrier français, revendications parlementaires : le congrès balaya tout ; sa rupture avec la théorie de l'émancipation politique fut si nette, nous pourrions dire si brutale, que les chefs de la Fédération des syndicats ne crurent pas même devoir prendre part aux dernières délibérations du congrès... leur VIe congrès. Ils disparurent, n'emportant d'une association digne d'un sort meilleur qu'un titre aujourd'hui tombé dans les oubliettes de l'histoire. La Fédération des Bourses du Travail restait la seule organisation vivante.
Notes
(1) Les ouvrages relatifs aux expositions de Lyon (1872), de Vienne (1874), de Philadelphie (1876) sont unanimes à signaler le dommage que causa à l'industrie française l'expatriation des insurgés du 18 mars 1871.
"... J'ai parlé, dit M. L. Cambrion, carrossier, des différentes catégories de travailleurs qui ont quitté leur patrie pour le nouveau continent et y ont porté toutes espèces d'industries dont la France avait le monopole dans l'univers entier, et dont quelques-unes n'étaient pas ou peu connues en Amérique au commencement de la seconde moitié de notre siècle. De ce nombre est la carrosserie, qui s'y est implantée sérieusement depuis cette époque, grâce à l'émigration volontaire ou forcée de ceux qui, à la suite du coup d'État de Décembre, purent échapper aux persécutions du pouvoir de l'époque. Ensuite les guerres étrangères et surtout la Révolution de 1871 eurent les mêmes résultats : les conséquences en sont incalculables au point de vue industriel et de notre commerce d'exportation, qui a une tendance à péricliter de plus en plus surtout depuis que les derniers événements auxquels je fais allusion ont obligé de nombreux ouvriers à quitter Paris... "(Délég. ouvr. libre à l'Expos. univ. de Philadelphie,p. 49)
"... Les diverses fluctuations politiques qu'a subies notre pays ont amené, à diverses époques, une certaine quantité de nos compatriotes à aller se fixer aux Etats-Unis. C'est ainsi que New-York et Newark, par exemple, ont compté et comptent encore un certain nombre d'ouvriers parisiens qui ont contribué à améliorer la fabrication américaine..." (Ibid.(Chapeliers), p. 51)
"... Puis, les persécutions politiques (qui) obligent un certain nombre de citoyens à chercher un asile sur cette terre hospitalière ; et, pour ne parler que de la France, qui ne se souvient de l'empressement des industriels étrangers, parmi lesquels se trouvaient des Américains, à embaucher ceux de nos collègues de différentes professions que les conseils de guerre mettaient en liberté, après un premier examen, lors de nos dernières luttes pour la revendication ?..." (Ibid.(Mécaniciens), p. 119)
"... L'industrie (des Etats-Unis) a pris une extension considérable surtout depuis la Révolution de 1871, où des milliers d'ouvriers français, principalement des ouvriers parisiens, craignant de devenir les victimes de la contre-révolution triomphante, sont allés porter à l'étranger le secret de leurs industries. Tous les rapports constatent que cette émigration fut très funeste à l'industrie française et que le séjour des travailleurs expatriés a été assez long pour permettre aux capitalistes du Nouveau-monde de créer, pour ainsi dire, des industries nouvelles et de jeter sur les marchés de l'Europe des produits pouvant avantageusement supporter la concurrence..." (Ibid.(Examen général), p. 131).
"... Après une série de calculs approximatifs de dépenses et de produits, ils (les Américains) constatent que l'émigration de 1871 a ajouté 285.000.000 de dollars (1.425.000.000 fr.) à leur richesse nationale..." (Délég. ouvr. libre à l'Expos. univ. de Philadelphie,p. 185)
(2) Le Programme du Parti ouvrier, ses considérants, ses articles,par Jules Guesde et Paul Lafargue.
(3) 1882.
(4) Cf. les Congrès ouvriers,par M. Léon de Seilhac.
(5) 5 novembre 1886, rapport Mesureur.
(6) Nous insistons sur ce mot, car, bien que l'idée de grève générale soit fort ancienne, elle n'avait jamais agité sérieusement la classe ouvrière, et le débat qu'elle souleva à Tours et à Marseille, en 1892, fut pour la parti syndical une véritable révélation.
(7) Cette résolution était ainsi conçue :
"considérant :
"Que la formidable organisation sociale dont dispose la classe dirigeante rend impuissantes et vaines les tentatives amiables d'émancipation faites depuis un demi-siècle par la démocratie socialiste ;
"Qu'il existe entre le capital et le salariat une opposition d'intérêts que la législation actuelle, prétendue libérale, n'a pu ou voulu détruire ;
"Qu'après avoir fait aux pouvoirs publics de nombreux et inutiles appels pour obtenir le droit à l'existence, le parti socialiste a acquis la certitude que seule une révolution pourra lui donner la liberté économique et le bien-être matériel conformes aux principes les plus élémentaires du droit naturel ;
"Que le peuple n'a jamais conquis aucun avantage aux révolutions sanglantes, dont ont seuls bénéficié et les agitateurs et la bourgeoisie ;
"Qu'en présence d'ailleurs de la puissance militaire mise au service du capital, une insurrection à main armée n'offrirait aux classes dirigeantes qu'une occasion nouvelle d'étouffer les revendications sociales dans le sang des travailleurs ;
"Que, parmi les moyens pacifiques et légaux inconsciemment accordés au parti ouvrier pour faire triompher ses légitimes aspirations, il en est un qui doit hâter la transformation économique et assurer, sans réaction possible, le succès du quatrième État ;
"Que ce moyen est la suspension universelle et simultanée de la force productrice, c'est-à-dire la grève générale, qui, même limitée à une période relativement restreinte, conduirait infailliblement le parti ouvrier au triomphe des revendications formulées dans son programme ;
"Le congrès régional ouvrier de l'Ouest, réuni à Tours, les 3, 4 et 5 septembre 1892, prend en considération la proposition de grève universelle déposée par le citoyen Fernand Pelloutier et décide qu'il y a lieu de procéder à une organisation spéciale du Parti ouvrier français, dans le but de fournir au congrès international de Zurich, en 1893, un projet complet de grève universelle (a).
(a) L'auteur de cette proposition croit utile de faire remarquer qu'en 1894, c'est-à-dire deux ans après la tenue du congrès de Tours, il en avait déjà modifié certains passages, et qu'aujourd'hui il en répudierait plusieurs paragraphes.