Georges Darien
LE VOLEUR
P.-V. Stock, Éditeur, 1898
........... Les voleurs ne sont pas
Gens honteux ni fort délicats
La Fontaine
AVANT-PROPOS
Le livre qu’on va lire, et que je signe, n'est pas de moi.
Cette déclaration faite, on pourra supposer à première vue, à la lecture du titre, que le manuscrit m’en a été remis en dépôt par un ministre déchu, confié à son lit de mort par un notaire infidèle, ou légué par un caissier prévaricateur. Mais ces hypothèses bien que vraisemblables, je me hâte de le dire, seraient absolument fausses. Ce livre ne m’a point été remis par un ministre, ni confié par un notaire, ni légué par un caissier.
Je l’ai volé.
J’avoue mon crime. Je ne cherche pas à éluder les responsabilités de ma mauvaise action ; et je suis prêt à comparaître, s’il le faut, devant le Procureur du Roi (Ça se passe en Belgique.)
Ça se passe en Belgique. J’avais été faire un petit voyage, il y a quelque temps, dans cette contrée si peu connue (je parle sérieusement). Ma raison pour passer ainsi la frontière ? Mon Dieu ! j’avais voulu voir le roi Léopold, avant de mourir. Un dada. Je n’avais jamais vu de roi. Quel est le Républicain qui ne me comprendra pas ?
J’étais entré, en arrivant à Bruxelles, dans le premier hôtel venu, l’hôtel du Roi Salomon. Je ne me fie guère aux maisons recommandées par les guides, et je n’avais pas le temps de chercher ; il pleuvait. D’ailleurs qu’aurais-je trouvé ? Je ne connais rien de rien, à l’étranger, n’ayant étudié la géographie que sur les atlas universitaires et n’étant jamais sorti de mon trou.
— Monsieur est sans doute un ami de M. Randal, me dit l’hôtelière comme je signe mon nom sur le registre.
— Non, Madame ; je n’ai pas cet honneur.
— Tiens, c’est drôle. Je vous aurais cru son parent. Vous vous ressemblez étonnament ; on vous prendrait l’un pour l’autre. Mais vous le connaissez sans doute ; dans votre métier...
Quel métier ? Mais à quoi bon détromper cette brave femme ?
— Du reste, ajoute-t-elle en passant son doigt sur le livre, vous avez le même prénom ; il s'appelle Georges, comme vous savez — Georges Randal. — Eh ! bien, puisque vous le connaissez, je vais vous donner sa chambre ; il est parti hier et je ne pense pas qu'il revienne avant plusieurs jours. C’est la plus belle chambre de la maison ; au premier ; voulez-vous me suivre ?... Là ! Une jolie chambre, n’est-ce pas ? J’ai vu des dames me la retenir quelquefois deux mois à l’avance. Mais à présent, savez-vous, il n’y a plus grand monde ici. Ces messieurs sont à Spa, à Dinan, à Ostende, ou bien dans les villes d’eaux de France et d’Allemagne, partout où il y a du travail, quoi ! C’est la saison. Et puis, ils ne peuvent pas laisser leurs dames toutes seules ; les dames, savez-vous, ça fait des bêtises si facilement...
Quels messieurs ? quelle saison ? quelles dames ? L’hôtesse continue :
— On va vous apporter votre malle de la gare. Vous pouvez être tranquille, savez-vous ; on ne l’ouvrira pas. C’est mon mari qui a été la chercher lui-même et avec lui, savez-vous, jamais de visite ; il s’est arrangé avec les douaniers pour ça. Ça nous coûte ce que ça nous coûte ; mais au moins, les bagages de nos clients, c’est sacré. Sans ça, avec les droits d’entrée sur les toilettes, ces dames auraient quelque chose à payer, savez-vous. Et puis, vos instruments à vous, ils auraient du mal à échapper à l’œil, hein ? Je sais bien qu’il vous en faut de solides et que vous ne pouvez pas les mettre dans vos poches ; mais enfin on voit bien que ce n’est pas fait pour arracher les dents. Vaut mieux que ça passe franco.
— C’est bien certain. Mais...
— Ah ! J’oubliais. La valise qui est dans le coin, là, c’est la valise de M. Randal ; il n’a pas voulu l’emporter, hier. Si elle ne vous gêne pas, je la laisserai dans la chambre ; elle est plus en sécurité qu’ailleurs ; car je sais bien qu’entre vous... A moins qu’elle ne vous embarrasse ?
— Pas le moins du monde.
— J’espère que Monsieur sera satisfait, dit l’hôtesse en se retirant. Et pour le tarif, c’est toujours comme ces messieurs ont dû le dire à Monsieur.
J’esquisse un sourire.
J’ai été très satisfait. Et le soir, retiré dans ma chambre, fort ennuyé — car j’avais appris que le roi Léopold était enrhumé et qu’il ne sortirait pas de quelque temps — il m’est venu à l’idée, pour tromper mon chagrin, de regarder ce que contenait la valise de M. Randal. Curiosité malsaine, je l’accorde. Mais pourquoi avait-on laissé ce porte-manteau dans ma chambre ? Pourquoi étais-je morose et désœuvré ? Pourquoi le roi Léopold était-il enrhumé ? Autant de questions auxquelles il faudrait répondre avant de me juger trop sévèrement.
Bref, j’ouvris la valise ; elle n’était point fermée à clé ; les courroies seules la bouclaient. Je n’aurais pas, Dieu merci, une effraction sur la conscience. Dedans, pas grand’chose d’intéressant : des ferrailles, des instruments d’acier de différentes formes et de différentes grandeurs, dont j’ignore l’usage. A quoi ça peut-il servir ? Mystère. Une petite bouteille étiquetée : Chloroforme. Ne l’ouvrons pas ! Une boîte en fer, avec des boulettes dedans. Qu’est-ce que c’est que ça ? N’y touchons pas, c’est plus prudent. Un gros rouleau de papiers. Je dénoue la ficelle qui l’attache. Qu’est-ce que cela peut être ? Je me mets à lire...
J’ai lu toute la nuit. Avec intérêt ? Vous en jugerez : ce que j’ai lu cette nuit-là, vous allez le lire tout à l’heure. Et le matin, quand il m’a fallu sortir, je n’ai pas voulu laisser traîner sur une table le manuscrit dont je n’avais pas achevé la lecture, ni même le remettre dans la valise. On aurait pu l’enlever, pendant mon absence. Je l’ai enfermé dans ma malle.
Dans la journée, j’ai appris une chose très ennuyante. L’hôtel où j’habite est un hôtel interlope — des plus interlopes. — il n’est fréquenté que par des voleurs ; pas toujours célibataires. Quel malheur d’être tombé, du premier coup, dans une maison pareille — une maison où l’on était si bien, pourtant... — Enfin ! Je n’ai fait ni une ni deux. J’ai envoyé un commissionnaire chercher mes bagages et régler ma note et je me suis installé ailleurs.
Et maintenant, maintenant que j’ai terminé la lecture des mémoires de M. Randal — l’appellerai-je Monsieur ? — maintenant que j’ai en ma possession ce manuscrit que je n’aurais jamais dû lire, jamais dû toucher, qu’en dois-je faire, de ce manuscrit ?
— Le restituer ! me crie une voix intérieure, mais impérieuse.
Naturellement. Mais comment faire ? Le renvoyer par la poste ? Impossible, mon départ précipité a dû sembler déjà louche. On saura d’où il vient, ce rouleau de papiers que rapportera le facteur ; je passerai pour un mouchard narquois qui n’a pas le courage de sa fonction, et un de ces soirs «ces messieurs» me casseront le nez, dans un coin. Bien grand merci.
Le rapporter moi-même, avec quelques plaisanteries en guise d’excuses ? Ce serait le mieux, à tous les points de vue. Malheureusement, c’est impraticable. Je suis entré une fois dans cet hôtel interlope et, j’aime au moins à l'espérer, personne ne m’a vu. Mais si j’y retourne et qu’on m’observe, si l’on vient à remarquer ma présence dans ce repaire de bandits cosmopolites, si l’on s’aperçoit que je fréquente des endroits suspects — que n’ira-t-on pas supposer ? Quels jugements téméraires ne portera-t-on pas sur ma vie privée ? Que diront mes ennemis. ?
La situation est embarrassante. Comment en sortir ?
Eh ! bien, le manuscrit lui-même m’en donne le moyen. Lequel ? Vous le verrez. Mais je viens de relire les dernières pages — et je me suis décidé. — Je le garde, le manuscrit. Je le garde, ou plutôt, je le vole — comme je l’ai écrit plus haut et comme l’avait écrit d’avance le sieur Randal. — Tant pis pour lui ; tant pis pour moi. Je sais ce que ma conscience me reproche ; mais il n’est pas mauvais qu’on rende la pareille aux filous, de temps en temps. En fait de respect de la propriété, que Messieurs les voleurs commencent — pour qu’on sache où ça finira.
Finir ! C’est ce livre que je voudrais bien avoir fini ; ce livre que je n’ai pas écrit, et que je tente vainement de récrire. J’aurais été si heureux d’étendre cette prose, comme le corps d’un malendrin, sur le chevalet de torture ! de la tailler, de la rogner, de la fouetter de commentaires implacables — de placer des phrases sévères en enluminures et des conclusions vengeresses en culs-de-lampes ! — J’aurais voulu moraliser — moraliser à tour de bras. — Ç’aurait été si beau, n’est-ce pas ? un bon jugement, rendu par un bon magistrat, qui eût envoyé le voleur dans une bonne prison, pour une bonne paire d’années ! J’aurais voulu mettre le repentir à côté du forfait, le remords en face du crime — et aussi parler des prisons, pour en dire du bien ou du mal (je l’ignore.) — J’ai essayé ; pas pu. Je ne sais point comment il écrit, ce Voleur-là ; mes phrases n’entrent pas dans les siennes.
Il m’aurait fallu démolir le manuscrit d’un bout à l’autre, et le reconstruire entièrement ; mais je manque d’expérience pour ces choses-là. Qu’on ne m’en garde pas rancune.
Une chose qu’on me reprochera, pourtant — et avec raison, je le sais, — c’est de n’avoir point introduit un personnage, un ancien élève de l’École Polytechnique, par exemple, qui, tout au long du volume, aurait dit son fait au Voleur. Il aurait suffi de le faire apparaître deux ou trois fois par chapitre et, en vérité, — à condition de ne changer son costume que de temps à autre — rien ne m’eût été plus facile.
Mais, réflexions faites, je n’ai pas voulu créer de personnage sympathique. Après avoir échoué dans ma première tentative, j’ai refusé d’en risquer une seconde. Et puis, si vous voulez que je vous le dise, je me suis aperçu qu’il y avait là-dedans une question de conscience.
Moi qui ai volé le Voleur, je ne puis guère le flétrir.
Que d’autres, qui n’ont rien à se reprocher — au moins à son égard — le stigmatisent à leur gré ; je n’y vois point d’inconvénient. Mais, moi, je n’en ai pas le droit. Je suis peut-être le seul à n’en avoir pas le droit. Peut-être.
GEORGES DARIEN
Londres, 1898
TABLE DES CHAPITRES
AVANT- PROPOS
I.— Aurore.
II. — Le cœur d'un homme vierge est un vase profond.
III. — Les bons comptes font les bons amis.
IV. — Où l'on voit bien que tout n’est pas gai dans l’existence
V. — Où court-il ?
VI. — Plein ciel
VII. — Dans lequel on apprend, entre autres choses, ce que deviennent les anciens notaires
VIII. — L’art de se faire cinquante mille francs de rente sans élever de lapins
IX. — De quelques quadrupèdes et de certains bipèdes
X. — Les voyages forment la jeunesse
XI. — Cheveux, barbes et postiches
XII. — L'idée marche
XIII. — Rencontres heureuses et malheureuses
XIV. — Aventures de deux voleurs, d'un cadavre et d'une jolie femme
XV. — Dans lequel le vice est bien près d’être récompensé
XVI. — Orpheline de par la loi
XVII. — Enfin seuls !
XVIII. — Cambinaisons machiavéliques et leurs résultats
XIX. — Evénements complètement inattendus
XX. — Où l’on voit qu’il est souvent difficile de tenir sa parole
XXI. — On n’échappe pas à son destin
XXII. — «bonjour, mon neveu»
XXIII. — Barbe-Bleu et le domino noir
XXIV. — On dira pourquoi
XXV. — Le Christ a dit : «Pitié pour qui succombe !...»
XXVI. — Geneviève de Brabant
XXVII. — Le repentir fait oublier l’erreur
XXIII.— Dans lequel on apprend que l’argent ne fait pas le bonheur
XXIX. — Si les femmes savaient s’y prendre
XXX. — Conclusion provisoire — comme toutes les conclusions
I.
AURORE
Mes parents ne peuvent plus faire autrement.
Tout le monde le leur dit. On les y pousse de tous les côtés. Mme Dubourg a laissé entendre à ma mère qu'il était grand temps ; et ma tante Augustine, en termes voilés, a mis mon père au pied du mur.
— Comment ! des gens à leur aise, dans une situation commerciale superbe, avec une santé florissante, vivre seuls ? Ne pas avoir d'enfant ? De gueux, de gens qui vivent comme l'oiseau sur la branche, sans lendemains assurés, on comprend. Mais, sapristi !... Et la fortune amassée, où ira-t elle ? Et les bons exemples à léguer, le fruit de l'expérience à déposer en mains sûres ?... Voyons, voyons, il vous faut un enfant — au moins un.— Réfléchissez-y.
Le médecin s'en mêle :
— Mais, oui; Vous êtes encore assez jeune ; pourtant, il serait peut-être imprudent d'attendre davantage.
Le curé aussi :
— Un des premiers préceptes donnés à l'homme...
Que voulez-vous répondre à ça ?
— Oui, oui, il vous faut un enfant.
Eh ! bien, puisque tout le monde le veut, c'est bon : ils en auront un.
Ils l'ont.
Je me présente — très bien (j'en ai conservé l'habitude) — un matin d'avril, sur le coup de dix heures un quart.
— Je m'en souviendrai toute me vie, disait plus tard Aglaé, la cuisinière; il faisait un temps magnifique et le baromètre marquait : variable.
Quel présage !
Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allons passer plusieurs années.
Qu'est ce que vous diriez, à présent, si j'apparaissais à vous en costume de collégien ? Vous diriez que ma tunique est trop longue, que mon pantalon est trop court, que mon képi me va mal, que mes doigts sont tachés d'encre et que j'ai l'air d'un serin.
Peut-être bien. Mais ce que vous ne diriez pas, parce que c'est difficile à deviner, même pour les grandes personnes, c'est que je suis un élève modèle ; je fais l'honneur de ma classe et la joie de ma famille. On vient de loin, tous les ans, pour me voir couronner de papier vert, et même de papier doré ; le ban et l'arrière-ban des parents sont convoqués pour la circonstance. Solennité majestueuse ! Cérémonie imposante ! La robe d'un professeur enfante un discours latin et les broderies d'un fonctionnaire étincellent sur un discours français. Les pères applaudissent majestueusement.
— C'est à moi, cet enfant-là. Vous le voyez, hein ? Eh ! bien, c'est à moi !
Les mères ont la larme à l'œil.
— Cher petit ! Comme il a dû travailler ! Ah ! c'est bien beau, l'instruction...
Les parents de province s'agitent. Des chapeaux barbares, échappés pour un jour de leur prison d'acajou, font des grâces avec leurs plumes. Des redingotes 1830 s'empèsent de gloire. Des parapluies centenaires allongent fièrement leurs grands becs. On voit tressaillir des châles-tapis.
Et je sors de là acclamé, triomphant, avec le fil de fer des couronnes qui ne déchire le front et m'égratigne les oreilles, avec des livres plein les bras — des livres verts, jaunes, rouges, bleus et dorés sur tranche, à faire hurler un Peau-Rouge et à me donner des excitations terribles à la sauvagerie, si j'étais moins raisonnable,
Mais je suis raisonnable. Et c'est justement pourquoi ça m'est bien égal, d'avoir une tunique trop longue et l'air bête. Si je suis un serin, c'est un de ces serins auxquels on crève les yeux pour leur apprendre à mieux chanter. Si mes vêtements sont ridicules, est-ce ma faute si l'on me harnache aujourd'hui en garde-national, comme on m'habillera en lézard à cornes quand je serai académicien ?
Car j'irai loin. On me le prédit tous les jours. Sic itur ad astra.
J'ai le temps, d'ailleurs. Je n'ai encore que quinze ans.
— Un bel âge ! dit mon oncle. On est déjà presque un jeune homme et l'on a encore toute la candeur de l'enfance.
Candeur !... Mon enfance ? Je ne me rappelle déjà plus. Mes souvenirs voguent confusément, fouettés de la brise des claques et mouillés de la moiteur des embrassades, sur des lacs d'huile de foie de morue.
Comment me rappellerais-je quelque chose ? J'ai été un petit prodige. Je crois que je savais lire avant de pouvoir marcher. J'ai appris par cœur beaucoup de livres ; j'ai noirci des fourgons de papier blanc ; j'ai écouté parler les grandes personnes. J'ai été bien élevé...
Des souvenirs ? En vérité même aujourd'hui, c'est avec peine que j'arrive à faire évoluer des personnes devant le tableau noir qui a servi de fond à la tristesse de mes premières années. Oui, même en faisant voyager ma mémoire dans tous les coins de notre maison de Paris ; dans les allées ratissées de notre jardin de la campagne — un jardin où je ne peux me promener qu'avec précaution —, où des allées me sont défendues parce que j'effleurerais des branches et que j'arracherais des fleurs, où les rosiers ont des étiquettes, les géraniums des scapulaires et les giroflées un état-civil à la planchette ; — dans l'herbe et sous les arbres de la propriété de mon grand'père qui pourtant ne demanderait pas mieux, lui, que de me laisser vacciner les hêtres et décapiter les boutons d'or...
Des souvenirs ? Si vous voulez.
Mon père ? J'ai deux souvenirs de lui.
Un dimanche, il m'a emmené à une fête de banlieue. Comme j'avais fait manœuvrer sans succès les différents tourniquets chargés de pavés de Reims, de porcelaines utiles et de lapins mélancoliques, il s'est mis en colère.
— Tu vas voir, a-t-il dit, que Phanor est plus adroit que toi.
Il a fait dresser le chien contre la machine et la lui a fait mettre en mouvement d'un coup de patte autoritaire. Phanor a gagné le gros lot, un grand morceau de pain d'épice.
— Puisqu'il l'a gagné, a prononcé mon père, qu'il le mange !
Il a déposé le pain d'épice sur l'herbe et le chien s'est mis à l'entamer, avec plaisir certainement, mais sans enthousiasme. Des hommes vêtus en ouvriers, derrière nous, ont murmuré.
— C'est honteux, ont-ils dit, de jeter ce pain d'épice à un chien lorsque tant d'enfants seraient si heureux de l'avoir.
Mon père n'a pas bronché. Mais, quand nous avons été partis, je l'ai entendu qui disait à ma mère :
— Ce sont des souteneurs, tu sais.
J'ai demandé ce que c'était que les souteneurs. On ne m'a pas répondu. Alors, j'ai pensé que les souteneurs étaient des gens qui aimaient beaucoup les enfants.
Plus tard, mon père m'a procuré une joie plus grave. Il m'a fait voir Gambetta. C'était au Palais de Versailles, où se tenait alors l'Assemblée Nationale. La séance était ouverte quand nous sommes entrés. Un monsieur chauve. fortifié d'un gilet blanc, était à la tribune. Il disait que le maïs est très mauvais pour les chevaux. J'ai cru que c'était Gambetta.
Mon père s'est mis en colère. Comment ! je ne reconnais pas Gambetta ! Il est assez facile à distinguer des autres, pourtant. Ne m'a-t on pas dit mille fois qu'il s'était crevé un œil parce que ses parents ne voulaient pas le retirer d'un collège de Jésuites ?
Si, on me l'a dit mille fois. Je sais ainsi qu'un fils a le droit de désobéir à ses parents quant ils le mettent chez les Jésuites, mais qu'il doit leur obéir aveuglement lorsqu'ils l'enferment ailleurs.
— Ah ! tu es vraiment bien nigaud, mon pauvre enfant ! A quoi ça sert-il, alors, d'avoir mis dans ta chambre le portrait du grand patriote ? Je parie que tu ne le regardes seulement pas, avant de te coucher... En tous cas, tu n'es guère physionomiste ; combien a-t il d'yeux, le député qui parle à la tribune ? Un, ou deux ?
Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois bien qu'il en a trois. Il a des yeux partout. Il en est plein. Je le vois bien, à présent ; mais, tout à l'heure, je ne pouvais rien voir ; j'étais ébloui. Ah ! j'ai été tellement ému, en pénétrant dans l'auguste enceinte, dans le sanctuaire des lois ! J'en suis encore tout agité. Et puis, je croyais que Gambetta ne quittait pas la tribune, que c'était lui qui parlait tout le temps — que les autres n'étaient là que pour l'écouter.
Mon père donne des explications aux voisins qui ébauchent des gestes indulgents, après avoir souri de pitié.
— Je ne comprends vraiment pas comment il a pu confondre ainsi... Il a toujours le premier prix d'Histoire et il reconnaîtrait Thiers à une demi-lieue...
Puis, il se tourne vers moi :
— Le voilà, Gambetta ! Tiens, là, là !
Oui, c'est lui, c'est bien lui. Je reconnais son œil — la place de son œil. — Il est là, au premier banc —le banc de la commission, dit un voisin qui s'y connaît — étendu de tout son long, ou presque, les mains dans les poches et la cravate de travers. Et, de toute l'après-midi, il ne desserre point les dents, pas une seule fois. Il se contente de renifler. Une séance fort intéressante, cependant, où l'on discute la qualité des fourrages — paille, foin, luzerne, avoine, son et recoupette.
— C'est bien dommage que Gambetta n'ait pas parlé, dis-je à mon père, comme nous sortons.
— La parole est d'argent et le silence est d'or, me répond-il d'une voix qui me fait comprendre qu'il m'en veut de ma bévue de tout à l'heure. Mais je ne t'avais pas promis de te faire entendre Gambetta ; ça ne dépend point de moi. Je t'avais promis de te le faire voir. Tu l'as vu. Tu n'espérais pas quelque chose d'extraordinaire, je pense ?
Moi ? Pas du tout. Je ne m'attendais pas, bien sûr, à voir le tribun rincer son œil de plomb dans le verre d'eau sucrée, ou le lancer au plafond pour le rattraper dans la cuiller. Je sais qu'il est trop bien élevé pour ça.
— Que son exemple te serve de leçon, reprend mon père. Avec de l'économie et en faisant son droit on peut aujourd'hui arriver à tout. Il dépend de toi de monter aussi haut que lui.
Je crois que j'aurais peur, en ballon. Du reste, bien que je ne l'avoue qu'à moi-même, j'ai été très désillusionné. Le Gambetta que j'ai vu n'est point celui que j'espérais voir. Non, pas du tout. Je ne me rappelle déjà plus sa figure : et si sa face — de profil — ne protégeait pas mon sommeil, pendant les vacances, j'ignorerais demain comment il a le nez fait. Est-ce que je ne suis pas physionomiste, comme l'assure mon père ?
Si, je le suis ; au moins quelquefois. Et le monsieur chauve, en gilet blanc, qui parlait quand nous sommes entrés, je vous jure que je ne l'ai point oublié. Ses traits se sont gravés en moi sans que le temps ait jamais pu les effacer. Quand je veux, dans les circonstances graves. me représenter un homme d'État, c'est son visage que j'évoque, c'est son linge et son attitude que vient m'offrir ma mémoire. Oui, malgré mon père, dont les admirations étaient certainement justifiées, ce n'est pas Gambetta, ni même M. Thiers, qui symbolisent pour moi le gouvernement nécessaire d'un peuple libre, mais policé. C'est ce monsieur, dont j'ignore le nom, dont les cheveux avaient quitté la France dans le fiacre à Louis-Philippe, dont la blanchisseuse avait un joli coup de fer, et qui condamnait le maïs, formellement et sans appel, au nom de la cavalerie tout entière.
J'ai trois souvenirs de ma mère.
Un jour, comme j'étais tout petit, elle me tenait sur ses genoux quand on est venu lui annoncer qu'une traite souscrite par un client était demeurée impayée. Elle m'a posé à terre si rudement que je suis tombé et que j'ai eu le poignet foulé.
Une fois, elle m'a récompensé parce que j'avais répondu à un vieux mendiant qui venait demander l'aumône à la grille: «Allez donc travailler, fainéant ; vous ferez mieux.»
— C'est très bien, mon enfant, m'a-t-elle dit. Le travail est le seul remède à la misère et empêche bien des mauvaises actions ; quand on travaille, on ne pense pas à faire du mal à autrui.
Et elle m'a donné une petite carabine avec laquelle on peut aisément tuer des oiseaux.
Une autre fois, elle m'a puni parce que «je demande toujours où mènent les chemins qu'on traverse, quand on va se promener.» Ma mère avait raison, je l'ai vu depuis. C'est tout à fait ridicule, de demander où mènent les chemins. Ils vous conduisent toujours où vous devez aller.
Mon grand-père... C'est un ancien avoué, à la bouche sans lèvres, aux yeux narquois, qui dit toujours que le Code est formel.
— Le Code est formel.
Le geste est facétieux ; l'intonation est cruelle. La main s'ouvre, les doigts écartés, la paume dilatée comme celle d'un charlatan qui vient d'escamoter la muscade. La voix siffle, tranche, dissèque la phrase, désarticule les mots, incise les voyelles, fait des ligatures aux consonnes.
— Le Code est formel !
J'écoute ça, plein d'une sombre admiration pour l'autorité souveraine et mystérieuse du Code, un peu terrifié aussi — et en mangeant mes ongles.— C'est une habitude que rien n'a pu me faire perdre, ni les choses amères dont on me barbouille les doigts, quand je dors, et qui me font faire des grimaces au réveil, ni les exhortations, ni les réprimandes ; mais mon grand-père, en un clin d'œil, m'en a radicalement corrigé.
— Il ne faut pas manger tes ongles, m'a-t-il dit. Il ne faut pas manger tes ongles parce qu'ils sont à toi. Si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux ; mais les tiens sont ta propriété, et ton devoir est de conserver ta propriété.
J'ai écouté mon grand-père et j'ai perdu ma mauvaise habitude. Peut-être que le Code est formel, pour tes ongles.
J'ai voulu m'en assurer, un jour, quand j'ai été plus grand ; voir aussi ce que c'est que ce livre qui résume la sagesse des âges et condense l'expérience de l'humanité, qui décide du fas et du nefas, qui promulgue des interdictions et suggère des conseils, qui fait la tranquillité des bons et la terreur des méchants.
On m'avait envoyé, pendant les vacances, passer quelques jours chez mon grand-père. Une après-midi, j'ai pu m'introduire sans bruit dans la bibliothèque, saisir un Code, le cacher sous ma blouse et me réfugier, sans être vu, derrière le feuillage d'une tonnelle, tout au fond du jardin.
Avec quel battement de cœur j'ai posé le volume sur la table rustique du bureau ! Avec quelles transes d'être surpris avant d'avoir pu boire à ma soif à la source de justice et de vérité, avec quels espoirs inexprimables et quels pressentiments indicibles ! Le voile qui me cache la vie va se déchirer tout d'un coup, je le sens ; je vais savoir le pourquoi et le comment de l'existence de tous les êtres, connaître les liens qui les attachent les uns aux autres, les causes profondes de l'harmonie qui préside aux rapports des hommes, pénétrer les bienfaisants effets de ce progrès que rien n'arrête, de cette civilisation dont j'apprends à m'enorgueillir. Non, Ali-Baba n'a point éprouvé, en pénétrant dans la caverne des quarante voleurs, des tressaillements plus profonds que ceux qui m'agitent en ouvrant le livre sacré ! Non, Eve n'a pas cueilli le fruit défendu, au jardin d'Éden, avec une émotion plus grande ; le Tentateur ne lui avait parlé qu'une seule fois de la saveur de la pomme — et il y a si longtemps, moi, que j'entends chanter la gloire du Code, du Code qui est formel !
Je lis. Je lis avec acharnement, avec fièvre. Je lis le Contrat de louage, le Régime dotal, beaucoup d'autres choses comme ça. Et je ne sens pas monter en moi le feu de l'enthousiasme, et je ne suis point envahi par cette exaltation frénétique que j'attendais aux premières lignes. Mais ça va venir, je le sais, pourvu que je ne me décourage pas, que je persévère, que j'aille jusqu'au bout. Du courage ! «Le mur mitoyen...»
—Qu'est-ce que tu fais là ?
Mon grand-père est devant moi. Il est entré sans que j'ai pu m'en apercevoir, tellement j'étais absorbé.
— Il y a deux heures que je te cherche. Qu'est-ce que tu fais? Tu lis ? Qu'est-ce que tu lis ?
— Je lis le Code !
A quoi bon nier ? Le livre est là, grand ouvert sur la table, témoin muet, mais irrécusable, de ma curiosité Perverse. Mon grand-père sourit.
— Tu lis le Code ! Ça t'amuse, de lire le Code ? Ça t'intéresse ?
Je fais un geste vague. Ça ne m'amuse pas, certainement : mais ça m'intéresserait sans aucun doute, si l'on me laissait continuer. Telle est, du moins mon opinion. Opinion sans valeur, mon grand-père me le démontre immédiatement.
— Pour lire le Code, mon ami, il ne suffit pas de savoir lire ; il faut savoir lire le Code, Ce qu'il faut lire, dans ce livre-là, ce n'est pas le noir, l'imprimé ; c'est le blanc, c'est ça...
Et il pose son doigt sur la marge.
Très vexé, je ferme brusquement le volume. Mon grand-père sourit encore.
— Il faut avoir des égards pour ce livre, mon enfant, Il est respectable. Dans cinquante ans, c'est tout ce qui restera de la Société.
Bon, bon. Nous verrons ça.
J'ai un autre souvenir, encore.
M. Dubourg est un ami de la famille. C'est un homme de cinquante ans, au moins, employé supérieur d'un ministère où sa réputation de droiture lui assure une situation unique. Réputation méritée ; mon grand-père, souvent un peu sarcastique, en convient sans difficulté : Dubourg, c'est l'honnêteté en personne. Il est notre voisin, l'été ; sa femme est une grande amie de ma mère et c'est avec son fils, Albert, que je joue le plus volontiers. J'ai l'habitude d'aller le chercher l'après-midi, et je suis fort étonné que, depuis plusieurs jours, on me défende de sortir. Que se passe-il ?
J'ai surpris des bouts de conversation, j'ai fait parler les domestiques. Il paraît que M. Dubourg s'est mal conduit... des détournements considérables... une cocotte... la ruine et le déshonneur — sinon plus...
Mon père se doute que je suis au courant des choses, car il prend 1e parti de ne plus se gêner devant moi.
— Dubourg peut se flatter d'avoir de la chance, dit-il à ma mère, à déjeuner ; il ne sera pas poursuivi ; il a remboursé, et on se contente de ça. Moi, je ne comprends pas ces indulgences-là ; c'est tout à fait démoralisant ; le crime ne doit jamais, sous aucun prétexte, échapper au châtiment.
— Jamais, dit ma mère, Mais on aura eu égard à son âge.
— Belle excuse ! Raison de plus pour n'avoir pas de pitié ; Une cocotte ! Une danseuse !... Une liaison qui durait depuis des mois — depuis des années, peut-être... Connais-tu rien de plus immoral ? Et monsieur fouille à pleines mains dans les caisses publiques pour entretenir ça !... Comme sous l'Empire ! Comme sous Louis XV !... Et, quand on le prend sur le fait, on lui pardonne, sous prétexte qu'il a cinquante cinq ans de vie irréprochable et que ses cheveux sont blancs !
—Ce n'est guère encourageant pour les honnêtes gens, dit ma mère. On éprouve un tel soulagement à lire, dans les journaux, les condamnations des fripons... Enfin, jugement ou non, on est toujours libre de fermer sa porte à des gens pareils, heureusement...
—C'est ce qu'on fait partout pour Dubourg, sois tranquille. J'ai donné des ordres, ici. Et quant à toi, Georges, si par hasard tu rencontres Albert, je te défends de lui parler. Je te le défends ; tu m'entends ?
Je n'ai pas rencontré Albert. Mais le surlendemain matin, comme je suis assis, au fond du jardin, à côté de mon père qui lit son journal, je vois arriver M Dubourg. La domestique, par bêtise ou par pitié, lui aura permis d'entrer.
— La sotte fille ! dit mon père. Elle aura ses huit jours avant midi.
Mais M. Dubourg est à dix pas. Je sens que je vais être bien gênant pour lui, qu'il ne pourra pas dire, devant moi, tout ce qu'il a à dire, et je me lève pour m'en aller. Mon père me retient par le bras.
— Reste là !
Dubourg parle depuis cinq minutes ; des phrases embarrassées, Coupées, heurtées, honteuses d'elles-mêmes. Et, chaque fois qu'il s'arrête, mon père esquisse la moitié d'un geste, mais il ne répond rien. Rien ; pas un mot.
M. Dubourg continue. Il dit que des sympathies lui seraient précieuses... des sympathies même cachées... qu'on désavouerait devant le monde...
Silence.
Il dit qu'il a eu un moment d'égarement... mais que le chiffre qu'on a cité était exagéré, qu'il n'avait jamais été aussi loin... qu'il ne s'explique pas... qu'il a refait tous ses comptes depuis vingt ans...
Silence.
Il dit qu'il a été un grand misérable de céder à des tentations... qu'il comprend très bien qu'on ne l'excuse pas à présent... mais qu'il avait espéré qu'on consentirait avant de le condamner définitivement... que, s'il ne se sentait pas complètement abandonné, le repentir lui donnerait des forces...
Silence.
Il dit qu'il va partir très loin avec sa famille... que, s'il était seul, il saurait bien quoi faire, et que ce serait peut-être le mieux...
Silence.
— Eh ! bien, a-t-il murmuré, je ne veux point vous importuner plus longtemps, M. Randal ; je vais vous quitter... Au revoir...
Et il a tendu une main qui tremblait. Mon père a hésité ; puis, il a mis l'aumône de deux doigts dans cette main-là.
— Adieu, Monsieur.
Alors, M. Dubourg est parti. Il s'en est allé à grandes enjambées, le dos voûté comme pour cacher sa figure, sa figure ridée, tirée aux yeux rouges, qui a vieilli de dix ans. Le chien l'a suivi, le museau au ras du sol, lui flairant les talons d'un air bien dégoûté, serrant funèbrement sa queue entre ses pattes — comme les soldats portent leur fusil le canon en bas, aux enterrements officiels.
Je n'ai jamais oublié ça.
Mais à quoi bon se souvenir, quand on est heureux ? Car je suis heureux. Je ne dis pas que je suis très heureux, car j'ignore quel est le superlatif du bonheur. Je ne le saurai que plus tard quand il sera temps. Tout vient à point à qui sait attendre.
J'aime mes parents. Je ne dis pas que je les aime beaucoup —je manque de point de comparaison. — Je les considère, surtout, comme mes juges naturels (l'œil dans le triangle, vous savez) ; c'est pourquoi je ne les juge point. Je pense qu'ils ont, père, mère et grand-père, exactement les mêmes idées — qu'ils expriment ou défendent; les uns avec un acharnement légèrement maladif, l'autre avec une ironie un peu nerveuse. je suis porté à croire que ce qu'ils préfèrent en moi, c'est eux-mêmes ; mais tous les enfants en savent autant que moi là-dessus.
Je respecte mes professeurs. Même, je les aime aussi. Je les trouve beaux.
On m'a tellement dit que je serai riche, que j'ai fini par le savoir. Je travaille pour me rendre digne de la fortune que j'aurai plus tard ; c'est toujours plus prudent, dit mon grand-père. Mais, en somme, si je me conduis bien, c'est que ça me fait plaisir. Car, si je me conduisais mal, mes parents ne pourraient pas me déshériter complètement. Le Code est formel.
II.
Le cœur d'un homme vierge est un vase profond
C'est entendu. Je ne suis plus un prodige et j'ai laissé à d'autres la gloire de représenter le lycée au concours général. Je ne suis pas un cancre — non, c'est trop difficile d'être un cancre. Je suis un élève médiocre. J'erre mélancoliquement, au début des mois d'août, dans le purgatoire des accessit.
— Sic transit gloria mundi, soupire mon oncle, qui ne sais pas le latin, mais qui a lu la phrase au bas d'une vieille estampe qui représente Bélisaire tendant son casque aux passants.
C'est mon oncle, à présent, qui veille sur mes jeunes années. Mes parents sont morts, et il m'a été donné comme tuteur.
— Une tutelle pareille, ai-je entendu dire à l'enterrement de ma mère, ça vaut de l'or en barre ; le petit s'en apercevra plus tard.
Depuis, j'ai appris bien d'autres choses. Les employés et les domestiques ont parlé, les amis et connaissances m'ont plaint beaucoup. On s'intéresse tant aux orphelins !... Et, ce qu'on ne m'a pas dit, je l'ai deviné. «Les yeux du bœuf, disent les paysans, lui montrent l'homme dix fois plus grand qu'il n'est ; sans quoi le bœuf n'obéirait point.» Eh ! bien, l'enfant, l'enfant qui souffre, a ces yeux-là. Des yeux qui grossissent les gens qu'il déteste ; qui, en outrant ce qu'il connaît d'exécrable en eux, lui font apercevoir confusément, mais sûrement, les ignominies qu'il en ignore ; des yeux qui ne distinguent pas les détails, sans doute, mais qui lui représentent l'être abhorré dans toute la truculence de son infamie et l'amplitude de sa méchanceté — qui le lui rendent physiquement répulsif. — Les premières aversions d'enfant seraient moins fortes, sans cela, ces aversions douloureuses qui font courir dans l'être des frémissements barbares ; et des souvenirs qu'elles laissent lorsqu'elles se sont éloignées et transformées en rancunes, ne germeraient point des haines d'homme.
Je sais que je suis volé. Je voisque je suis volé. L'argent que mes parents ont amassé, et qu'ils m'ont légué, je ne l'aurai pas. Je ne serai pas riche ; je serai peut-être un pauvre.
J'ai peur d'être un pauvre — et j'aime l'argent, Oui, j'aime l'argent ; je n'aime que ça. C'est l'argent seul, je l'ai assez entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner tous les bonheurs ; c'est l'argent seul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent ; c'est l'argent seul qui donne la liberté. J'aime l'argent. J'ai vu la joie orgueilleuse de ceux qui en ont et l'envie torturante de ceux qui n'en ont pas ; j'ai entendu ce qu'on dit aux riches et le langage qu'on tient aux malheureux. On m'avait appris à être fier de la fortune que je devais avoir, et je sens qu'on ne me regarde plus de la même façon depuis que mes parents sont morts. Il me semble qu'une condamnation pèse sur moi. Je suis volé, et je ne puis pas me défendre, rien dire, rien faire... Cette idée me supplicie. Je hais mon oncle ; je le hais d'une haine terrible. Sa bienveillance m'exaspère ; son indulgence m'irrite ; je meurs d'envie de lui crier qu'il est un voleur, quand il me parle ; de lui crier que sa bonté n'est que mensonge et sa complaisance qu'hypocrisie ; de lui dire qu'il s'intéresse autant à moi que le bandit à la victime qu'il détrousse... Les robes de sa fille, ma cousine Charlotte, qui commence à porter des jupes longues, c'est moi qui les paye ; et l'argent qu'il me donne, toutes les semaines, c'est la monnaie de mes billets de banque, qu'il a changés. J'en suis arrivé à ne plus pouvoir manger, chez lui, le dimanche ; les morceaux m'étranglent, j'étouffe de colère et de rage.
Plus tard, j'ai pensé souvent à ce que j'ai éprouvé à ce moment-là. Je me suis rendu un compte exact de mes sentiments et de mes souffrances ; et j'ai compris que c'était quelque chose d'affreux et d'indicible, ces sentiments d'honneur indigné par l'injustice s'emparant d'une âme d'enfant et provoquant ces angoisses infinies auxquelles l'expérience n'a point donné par ses comparaisons cruelles, le contrepoids des douleurs passées et des revanches possibles. Je me suis expliqué que tout mon être moral, délivré subitement des influences extérieures, et replié sur lui-même pour l'attaque, ait pu se détendre par fatigue, une fois la lutte jugée sans espoir, et s'allonger dans le mépris.
Mais ce n'est pas mon oncle que je méprise ; je continue à le haïr. Je le hais même davantage — parce que je commence à pénétrer les choses — parce que je sens qu'un homme qui cherche à conquérir sa vie, si exécrables que soient ses moyens ne peut pas être méprisable. Ce que je méprise, c'est l'existence que je mène, moi ; que je suis condamné à mener pendant des années encore. Instruction, éducation. On m'élève. Oh ! l'ironie de ce mot-là.. !
Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?... On m'incite à suivre les bons exemples ; parce qu'il n'y a que les mauvais qui vous décident à agir. On m'apprend à ne pas tromper les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m'inocule la raison— ils appellent ça comme ça —juste à la place du cœur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés ; on m'enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérite d'avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelque chose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Le crâne déprimé par le casque d'airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables. J'aurai du savoir-vivre. Je regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais défense de la vivre. J'aurai peur. Car il n'y a qu'une chose qu'on m'apprenne ici, je le sais ! On m'apprend à avoir peur.
Pour que j'aie bien peur des autres et bien peur de moi, pour que je sois un lieu-commun articulé par la résignation et un automate de la souffrance imbécile, il faut que mon être moral primitif, le moi que je suis né, disparaisse. Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri, enseveli. Si j'en ai besoin plus tard, de mon caractère — pour me défendre, si je suis riche et pour attaquer, si je suis pauvre — il faudra que je l'exhume. Il revivra tout à coup, le vieil homme qui sera mort en moi — et tant pis pour moi si c'est un épouvantail qui gisait sous la dalle ; et tant pis pour les autres si c'est un revenant dont le suaire ligotait les poings crispés, et qui a pleuré dans la tombe !
Et souvent, il n'y a plus rien derrière la pierre du sépulcre, La bière est vide, la bière qu'on ouvre avec angoisse. Et quelquefois, c'est plus lugubre encore.
Les rivières claires qui traversent les villes naissantes... On jette un pont dessus, d'abord ; puis deux, puis trois ; puis on les couvre entièrement. On n'en voit plus les flots limpides ; on n'en entend plus le murmure ; on en oublie même l'existence. Dans la nuit que lui font les voûtes, entre les murs de pierre qui l'étreignent, le ruisseau coule toujours, pourtant. Son eau pure, c'est de la fange ; ses flots qui chantaient au soleil grondent dans l'ombre ; il n'emporte plus les fleurs des plantes, il charrie les ordures des hommes. Ce n'est plus une rivière ; c'est un égout.
Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoir deviné la tendance malfaisante d'un système qui poursuit, avec le knout du respect, l'unité dans la platitude. L'enfant a l'orgueil de sa personnalité et le fier entêtement de ce qu'on appelle ses mauvais instincts. L'ironie n'est pas rare chez lui ; et il se venge par sa moquerie, toujours juste, du personnage ou de la doctrine qui cherche à peser sur lui. Mais la raillerie n'est pas assez forte pour la lutte. De là ce mélange de douceur et d'amertume, de patience et de méchanceté, de confiance large et de doute pénible que je remarque chez plusieurs de mes camarades — toujours enfants très heureux ou très malheureux dans leurs familles — et qui se résout dans une tristesse noire et une inquiétude nostalgique. Non, le sarcasme ne suffit point. Ce n'est pas en secouant ses branches que le jeune arbre peut se débarrasser de la liane qui l'étouffe ; il faut une hache pour couper la plante meurtrière, et cette hache, c'est la Nécessité qui la tient. C'est elle qui m'a délivré. Il y a une chose que je sais et qu'aucun de mes camarades ne sait encore : je sais qu'il faut vivre.
Je sais qu'il faut avoir une volonté pour vivre, une volonté qui soit à soi — qui ne demande ni conseil avant, ni pardon après. — Je sais que les années que je dois encore passer au collège seront des années perdues pour moi. Je sais que les avis qu'on me donnera seront mauvais, parce qu'on ne me connaît point et que je ne suis pas un être abstrait. Je sais que ce qu'on m'enseignera ne me servira pas à grand'chose ; qu'en tous cas je n'aurais pu l'apprendre tout seul, en quelques mois, si j'en avais eu besoin ; et qu'il n'y a, en résumé, qu'une seule chose qu'il faille savoir, «Nul n'est censé ignorer la loi.» Est-ce que c'est classique, ça, ou simplement péremptoire ?
Non pas que je pense du mal de l'enseignement classique. Loin de là. J'ai pris le parti de ne penser du mal de rien ou, du moins, de ne point médire. Je m'abstiens donc de vilipender ces auteurs défunts qui m'engagent à vivre
Integer vitæ, sceletisque purus.
Je leur ai même dû, depuis, une certaine reconnaissance. Il y a beaucoup de bonnes ruses, en effet, et fort utiles pour qui sait comprendre, indiquées par les classiques. Combien de fois, par exemple, enfermé dans un meuble que transportaient dans un appartement abandonné la veille des camarades camouflés en ébénistes, ne me suis-je pas surpris à mâchonner du grec ! O cheval de Troie... Mais n'anticipons pas .
J'exécute le programme, très consciencieusement. D'abord, parce que je ne veux pas être puni. Les pensums sont ridicules, désagréables, et je cherche avant tout à ne pas me laisser exaspérer par les injustices maladives d'un cuistre auquel j'aurai fourni un jour l'occasion de m'infliger un châtiment, mérité peut-être, et qui s'acharnera contre moi. Je tiens à n'avoir point de haine pour mes professeurs ; car je ne suis pas comme beaucoup d'autres enfants qui, abrutis par la discipline scolaire, n'ont de respect que pour les gens qui leur font du mal. Ces gens-là, je ne pourrais jamais les vénérer, jamais — et je préfère garder à leur égard, sans aller plus loin, des sentiments inexprimés.
Ensuite, ce n'est pas désagréable d'exécuter un programme, lorsqu'on le sait grotesque. Quand on a cette certitude, on éprouve quelque jouissance à travailler ; sans aucun enthousiasme bien entendu, mais avec pas mal d'ironie. J'apprends donc cette Histoire des Morts — tout ça, c'est les procès verbaux des vieilles Morgues — cette Histoire des Morts qu'on nous enseigne en dédain des Actes des Vivants — comme on nous condamne à la gymnastique affaiblissante en haine du travail manuel qui fortifie. — J'interprète en un français pédantesque les œuvres d'auteurs grecs et latins dont les traductions excellentes se vendent pour rien, sur les quais. Je prends des notes sans nombre à des cours où l'on me récite avec conviction le contenu des livres que j'ai dans mon pupitre. Et je salis beaucoup de papier, et je gâche beaucoup d'encre pour faire, du contenu de volumes généralement consciencieux et qu'on trouve partout, des manuscrits ridicules.
Je me le demande souvent : à quoi sert, dans une pareille méthode d'enseignement, la découverte de l'imprimerie ?
Ce serait trop simple, sans doute, de nous apprendre uniquement ce qu'il est indispensable de savoir aujourd'hui : les langues vivantes, et de nous laisser nous instruire nous-mêmes en lisant les livres gui nous plairaient, et comme il nous plairait... Qu'est-ce que je saurai, quand je sortirai du collège, moi qui ne serai pas riche, moi qu'on vole pendant que je traduis le De officiis, moi qui dépense ici, inutilement, de l'argent dont j'aurai tant besoin, bientôt ? Qu'est-ce que je connaîtrai de l'existence, de cette existence qu'il me faudra conquérir, seul, jour par jour et pied à pied ? Ah ! si j'étais encore riche, seulement ! Je suis épouvanté de mon isolement et de mon impuissance...
On élève mon esprit, cependant. Je me laisse faire. Je porte le lourd spondée à bras tendu et je fais cascader le dactyle dansant. Je m'imprègne des grandes leçons morales que nous légua la sagesse antique. Le livre de la science, qu'on m'entr'ouvre très peu, afin de ne point m'éblouir, m'émerveille. Et la haute signification des faits historiques ne m'échappe pas le moins du monde. J'assiste avec une satisfaction visible à la ruine de Carthage ; je comprends que la fin de l'autonomie grecque, bien que déplorable, fut méritée. J'applaudis, comme il convient, à la victoire de Cicéron sur Catilina ; et aussi au triomphe de César. L'empire Romain s'établit, à ma grande joie ; c'était nécessaire ; «et Jésus-Christ vient au monde.» Pourtant, il faut être juste : les invasions des Barbares ont eu du bon ; pourquoi pas ? Quant aux Anglais, je sais que trois voix crieront éternellement contre eux, et que c'est fort heureux que Jeanne d'Arc les ait chassés de France. Je vois clairement que la destinée des Empires tient à un grain de sable ; que la Révolution française fut un grand mouvement libérateur, mais qu'il faut néanmoins en blâmer les excès.. Poésie de faussaires ; science d'apprentis teinturiers ; géographie de collecteurs de taxes ; histoire de sergents recruteurs ; chronologie de fabricants d'almanachs..
On forme mon goût, aussi. Je vénère Horace, «qu'on aime à lire dans un bois»; et Homère, «jeune encor de gloire.» J'estime fort Raphaël pour les Loges du Vatican, que j'ignore ; Michel-Ange, pour le Jugement Dernier, que je n'ai jamais vu. Boileau a mon admiration ; et Malherbe, qui vint enfin. Je sais que Molière est supérieur à Shakespeare et que si les Français n'ont pas de poème épique, c'est la faute à Voltaire. Je distingue soigneusement entre Bossuet, qui était un aigle, et Fénelon, qui fut un cygne. Plumages !... J'honore Franklin.
Je vis en vieillard...
C'est bon. Mais, puisqu'il faut que jeunesse se passe — elle se passera, ma jeunesse ! — Dans l'avenir ; n'importe quand. Même si mes pieds se sont écorchés aux cailloux de la route, même si mes mains saignent du sang des autres, même si mes cheveux sont blancs. Je l'aurai, ma jeunesse qu'on m'a mise en cage ; et si je n'ai pas assez d'argent pour payer sa rançon, il faudra qu'on la paye à ma place et qu'on paye double. Ce n'est pas pour moi, l'Espérance qui est restée au fond de la boite. Je n'espère pas. Je veux.
«Qu'un homme se fixe fermement sur ses instincts, a dit Emerson, et le monde entier viendra à lui.» Je n'en ai pas retrouvé assez, des instincts qu'on m'a arrachés, pour en former un caractère ; mais j'en ai pu faire une volonté. Une volonté que mes chagrins furieux ont rendue âpre, et mes rages mornes, implacable. Et puis, elle m'a donné violemment ce qu'elle donne à tous plus ou moins, cette instruction que je reçois ; un sentiment qui je crois, ne me quittera pas facilement : le mépris des vaincus.
Les vaincus... J'en vois partout. Ces universitaires méchants et serviles, vaniteux et moroses. Des gens qui n'ont jamais quitté le collège ; mangent, dorment, font leurs cours ; connaissent toutes les pierres des chemins par lesquels ils passent ; végètent sans se douter qu'on peut vivre ; requiescunt in pace. Des citrouilles rutilantes d'orgueil ; ou bien de grandes araignées tristes — des araignées de banlieue.
Et tout ça peine, pourtant, pour gagner sa vie ; roule la pâte amère dans la pâte sucrée des marottes, dans la poudre rose des dadas.
— Serrez le texte ! s'écrie l'un. La langue française, qui est la plus belle du monde, nous permet de rendre exactement l'intensité du texte.
Je serre le texte ; je l'étripe ; je l'étrangle.
—Traduisez largement, dit l'autre ; n'ayez pas peur de moderniser. La vie antique se rapprochait de la nôtre beaucoup plus qu'on ne le pense généralement. Croyez-vous, par exemple, que les Anciens n'avaient d'autre coiffure que le casque ? Et le pétase, Messieurs ! Inutile d'aller plus loin...
Oui, inutile ;
Claudite jam rivos, pueri, sat praia biberunt
N'en jetez plus, la coupe est pleine
— Mon ami, me dit mon oncle quand j'ai quitté le lycée, pede libero ; avec un diplôme flatteur et fort utile sous le bras, mon ami, le moment est solennel. Toutes les branches dc l'activité humaine s'offrent à toi ; tu peux choisir. Commerce, industrie, littérature, science, politique, magistrature... Que t'indiquerais-je ? Tu sais que, depuis Bonaparte, la carrière est ouverte aux talents...
Mon oncle s'amuse un peu, en me disant ça ; la bouche ne rit pas, mais l'ironie lui met des virgules au coin des yeux couleur d'acier. Sa figure ? Un tableau de ponctuation et d'accentuation, sur parchemin. La paupière inférieure en accent grave, la paupière supérieure en accent circonflexe ; le nez, un point d'interrogation renversé, surmonté d'un grand accent aigu qui barre le front ; la bouche, un tiret ; des guillemets à la commissure des lèvres ; et la face tout entière, que couronnent des points exclamatifs saupoudrés de cendre, prise entre les parenthèses des oreilles.
— Enfin, réfléchis. Tu as fini tes études ; tu connais la vie ; choisis.
Non, je ne connais pas la vie ; mais je la devine. Et j'ai fait mon choix.
Pour le moment, pourtant, je déclare à mon oncle que je désire, avant tout, faire mon temps de service militaire. M'engager, afin d'être libre, après.
— Excellente idée, dit mon oncle. Peut-être as-tu raison de ne point te décider pour une de ces professions libérales qui confèrent des dispenses ; qui peut savoir ? En tous cas, la caserne est une bonne école. Le service militaire obligatoire a beaucoup fait pour accroître les rapports des hommes entre eux ; il a donné à l'humanité un nouveau sujet de conversation.
Peut-être autre chose, aussi. J'ai eu le temps de m'en apercevoir, durant les années que j'ai passées sous les drapeaux. Mais ce ne sont pas là mes affaires. Et, d'ailleurs, je n'ai pas encore le droit de parler, car je ne serai libéré que demain.
Libéré ! Ce mot me fait réfléchir longuement, pendant cette nuit où je me suis allongé, pour la dernière fois, dans un lit militaire, Je compte. Collège, caserne. Voilà quatorze ans que je suis enfermé. Quatorze ans ! Oui, la caserne continue le collège... Et les deux, où l'initiative de l'être est brisée sous la barre de fer des règlements, où la vengeance brutale s'exerce et devient juste dés qu'on l'appelle punition — les deux sont la prison. — Quatorze années d'internement, d'affliction, de servitude — pour rien...
Mais qu'est-ce qu'il faudra que je fasse, à présent que je suis libéré, pour qu'on m'incarcère pendant aussi longtemps ? Quelle multitude de délits, quelle foule de crimes me faudra-t-il commettre ?...
Quatorze ans ! Mais ça paye un assassinat bien fait ! Et combien d'incendies, et quel nombre de meurtres, et quel tas de vols, et quelle masse d'escroqueries !... La prison ? J'y suis habitué. Ça me serait bien égal, maintenant, d'en risquer un peu, pour quelque chose. La fabrication des abat-jour ne doit pas être plus agaçante que la confection des thèmes grecs ; et j'aurais mieux aimé tresser des chaussons de lisières que de monter la garde... On ne me mettrait point en prison sans motifs, d'abord. Ensuite, j'aurais au moins, cette fois-là, quelqu'un pour me défendre ; un avocat, qui dirait que je ne suis pas coupable, ou très peu ; que j'ai cédé à des entraînements ; et cætera ; qui apitoierait les juges et m'obtiendrait le minimum, à défaut d'un acquittement.— Et qui sait si je serais pris ?
III.
Les bons comptes font les bons amis
J'ai suivi le conseil d'Issacar, et je suis ingénieur. Oh, comment j'ai connu M. Issacar, c'est assez difficile à dire. Un jour, un soir, une fois... On ne fait jamais la connaissance d'un Israélite, d'abord ; c'est toujours lui qui fait la vôtre.
M. Issacar compte beaucoup sur moi ; il m'intéresse pas mal ; et nous sommes grands amis. C'est très bon, une amitié intelligente librement choisie, lorsqu'on n'a connu pendant longtemps que les camaraderies banales imposées par le hasard des promiscuités. M. Issacar est un homme habile ; il a des projets grandioses et il m'a exposé des plans dont la conception dénote une vaste expérience. Il n'est guère mon aîné, pourtant, que de deux ou trois ans ; sa hardiesse de vues m'étonne et je suis surpris de la netteté et de la sûreté de son jugement. D'où vient, chez le juif, cette précocité de pénétration ? Je ne lui vois qu'une seule cause: l'observation, par l'Israélite, d'une règle religieuse en même temps qu'hygiénique, qui lui permet de contempler le monde sans aucun trouble, de conclure et d'apprendre à raisonner avec bon sens ; tandis que le jeune chrétien, sans cesse dans les transes, passe son temps à faire des confidences aux médecins et à consterner les apothicaires. Quoi qu'il en soit. mes relations avec Issacar m'auront été fort utiles, n'auront fait gagner beaucoup de temps. Sans lui, il est bien des choses dont je ne me serai pas aperçu, sans doute, qu'après de nombreuses tentatives et de fâcheux déboires. D'abord, il m'a donné une raison d'être dans l'existence.
— C'est de première nécessité, m'a-t-il dit. Que vous ayez fait vos études et votre service militaire, est certainement très bien ; mais cela n'intéresse personne et ne vous assure aucun titre à la considération de vos contemporains. Quand on ne veut pas devenir quelqu'un, il faut se faire quelque chose. Collez-vous sur la poitrine un écriteau qui donnera une indication quelconque, qui ne vous gênera pas et pourra vous servir de cuirasse, au besoin. Faites-vous ingénieur. Un ingénieur peut s'occuper de n'importe quoi ; et un de plus, un de moins, ça ne tire pas à conséquence. D'ailleurs, la qualification est libre ; le premier venu peut se l'appliquer, même en dehors du théâtre. Dès demain, faîtes-vous faire des cartes de visite. Créez-vous ingénieur. Vous savez que ça ne nous sera pas inutile si, comme je l'espère, nous nous entendons.
Je le sais. Issacar a une grande idée. Il veut créer sur la côte belge, à peu de distance de la frontière française, un immense port de commerce qui rivalisera en peu de temps avec Anvers et finira par tuer Hambourg. Il m'a détaillé son projet avec pièces à l'appui, rapports de toute espèce et plans à n'en plus finir. Il a même été plus loin ; il m'a emmené à L..., où j'ai pu me rendre un compte exact des choses ; il est certain qu'Issacar n'exagère pas, et que son idée est excellente. Ce n'est point une raison, il est vrai, pour qu'elle ait du succès.
Néanmoins, j'ai été très heureux de voyager un peu. Je ne connaissais rien d'exact, n'ayant passé que neuf ans au collège, sur les pays étrangers. Le peu que j'en savais, je l'avais appris par les collections de timbres-poste. Issacar a su se faire beaucoup d'amis, non seulement à L., mais à Bruxelles, et nous ne nous sommes pas ennuyés une minute. Même, j'ai eu la grande joie de soutenir triomphalement, devant plusieurs collègues. ingénieurs belges distingués, une discussion sur les différents systèmes d'écluses.
— Vous voyez, m'a dit Issacar, que ça marche comme sur des roulettes. Laissez-moi faire. Dans six mois j'aurai l'option et avant un an nous donnerons le premier coup de pioche. Financièrement, l'affaire sera lancée à Paris et l'émission faite dans des conditions superbes ; je ne voudrais à aucun prix négliger d'employer, dans une large mesure, les capitaux français pour une telle entreprise. Si, comme je le pense, vous pouvez mettre dans quelques mois une cinquantaine de mille francs à notre disposition, pour les frais indispensables, je réponds de la réussite.
Malgré tout, je ne sais pas si nous nous entendrons. Non pas que j'aie des doutes sur les sentiments moraux d'Issacar ; je n'ai pas le moindre doute à ce sujet-là ; Issacar lui-même ne m'en a pas laissé l'ombre.
— La morale, dit-il, est une chose excellente en soi, et même nécessaire. Mais il faut qu'elle reste en rapports étroits avec les réalités présentes ; qu'elle en soit, plutôt, la directe émanation. Jusqu'à une certaine époque, le XVIe siècle si vous voulez, toute théologie, et par conséquent toute morale, était basée sur sa cosmogonie. Le vieux système de Ptolémée s'est écroulé ; mais le monde moral à trois étages qui s'appuyait sur lui : enfer, terre et ciel, lui a survécu ; c'est un monument qui n'a plus de base. La morale doit évoluer, comme tout le reste ; elle doit toujours être la conséquence des dernières certitudes de l'homme ou, au moins, de ses dernières croyances. La transformation d'un univers, divisé en trois parties et formellement limité, en un autre univers infini et unique. devait entraîner la métamorphose d'un système de morale qui n'était plus en concordance avec le monde nouveau ; il est regrettable que cette nécessité n'ait été comprise que de quelques esprits d'élite que les bûchers ont fait disparaître. ll en résulte que notre vie morale actuelle, si elle est incorrecte devant le critérium conservé, prend des allures d'une protestation contre quelque chose qui n'existe point ; et qu'elle manque de signification, si elle est correcte. C'est très malheureux... Le vieux précepte : «Tu ne voleras pas» est excellent ; mais il exige aujourd'hui un corollaire: «Tu ne te laisseras pas voiler.» Et dans quelle mesure faut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler ? Croyez-vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose ? Certes, il y a de nombreuses fissures dans les Tables de la Loi ; et la jurisprudence est bien obligée de les élargir tous les jours ; je pense pourtant que ce n'est point suffisant. Je ne vous parlerai pas de la façon dont les foules, en général, interprètent les principes surannés qui ont la prétention ridicule de diriger la conscience humaine; mais avez-vous remarqué comme les magistrats, les juges, lorsqu'ils y sont forcés, exposent pauvrement la morale ? J'ai voulu m'en donner une idée, et j'ai visité les prétoires. Monsieur, c'est absolument piteux. Mais comment voulez-vous qu'il en soit autrement?... Les conséquences d'un pareil état de choses sont pénibles ; il produit forcément la division de l'Humanité en deux fractions à peu prés égales : les bourreaux et les victimes. Il faut dire qu'il y des gradations. Si vous êtes bourreau, vous pouvez être usurier comme vous pouvez être philanthrope ; si vous êtes victime, vous pouvez être le sentimentaliste qui soupire ou la dupe qu'on fait crever... Il me semble que les grands prophètes hébreux, qui furent les plus humains des philosophes, ont donné, il y a bien longtemps — à l'époque où ils lançaient les glorieuses invectives de leur véhémente colère contre un Molochisme dont celui d'aujourd'hui n'est que la continuation mal déguisée — ont donné, dis-je, quelque idée de la morale qu'ils prévoyaient inévitable. «Ne méprise pas ton corps», a dit Isaïe. Monsieur, je ne connais point de parole plus haute. — Riche ! ne méprise pas ton corps ; car les excès dont tu seras coupable se retourneront contre toi, et la maladie hideuse ou la folie plus hideuse encore feront leur proie de tes enfants ; tu ne peux pas faire du mal à un prochain sans mépriser ton corps. Pauvre ! ne méprise pas ton corps ; car ton corps est une chose qui t'appartient tu ne sais pas pourquoi, une chose dont tu ignores la valeur, qui peut être grande pour tes semblables, et que tu dois défendre ; tu ne peux pas laisser ton prochain te faire du mal sans mépriser ton corps. — Ça, voyez vous, c'est une base. Il est vrai quelle est individualiste, comme on dit. Et l'individualisme n'est pas à la mode... Parbleu ! Comment voudriez-vous, si l'individu n'était pas écrasé comme il l'est, si les droits n'étaient pas créés comme ils le sont par la multiplication de l'unité, comment voudriez-vous forcer les masses à incliner leurs fronts, si peu que ce soit, devant cette morale qui ne repose sur rien, chose abstraite, existant en soi et par la puissance de la bêtise ? C'est pourquoi il faut enrégimenter, niveler, former une société — quel mot dérisoire ! — à grands coups de goupillon ou à grands coups de crosse. Le goupillon peut être laïque ; ça m'est égal, du moment qu'il est obligatoire. Obligatoire ! tout l'est à présent: instruction, service militaire, et demain, mariage. Et mieux que ça : la vaccination. La rage de l'uniformité, de l'égalité devant l'absurde, poussée jusqu'à l'empoisonnement physique ! Du pus qu'on vous inocule de force — et dont l'homme n'aurait nul besoin si la morale ne lui ordonnait pas de mépriser son corps; — de la sanie infecte qu'on vous infuse dans le sang au risque de vous tuer (comptez-les, les cadavres d'enfants qu'assassine le coup de lancette !) du venin qu'on introduit dans vos veines afin de tuer vos instincts, d'empoisonner votre être; afin de faire de vous, autant que possible une des particules passives qui constituent la platitude collective et morale...
Un homme qui raisonne comme ça peut être dangereux, je l'accorde, pour ceux qui veulent lui barrer le chemin ou qui, même, se trouvent par hasard dans son sentier ; mais il est bien certain qu'il ne donnera pas de crocs-en- jambe à ceux qui marcheront avec lui. Non, je ne crains pas un mauvais tour de la part d'Issacar ; je ne redoute pas qu'il veuille faire de moi sa dupe. Je redoute plutôt qu'il ne soit sa propre victime. Il lui manque quelque chose, pour réussir, je ne pourrais dire quoi, mais je sens que je ne me trompe pas, C'est un incomplet, un homme qui a des trous en lui, comme on dit. Apte à formuler exactement une idée, mais impuissant à la mettre en pratique ; ou bien, capable d'exécuter un projet, à condition qu'il eût été mal préparé et que le hasard, seul en eût assuré la réussite. Le hasard, oui, c'est la meilleure chance de succès qu'Issacar ait dans son jeu. Ses aptitudes sont trop variées pour lui permettre d'aller directement au but qu'il s'est désigné; ses facultés trop contradictoires pour ne pas élever, entre la conception de l'acte et son accomplissement normal, des obstacles insurmontables. Les contrastes qui se heurtent en lui, et font défaillir sa volonté au moment critique, le condamneront, je le crains, aux avortements à perpétuité.
Il suffit de regarder sa figure pour s'en convaincre. Le lorgnon annonce la prudence ; mais le col cassé, le manque de suite dans les procédés. La moustache courte et la barbe rampante, qui cherche à usurper sa place, symbolisent les excès de la Propriété, dévoratrice d'elle-même, dit Proudhon ; mais les cheveux ne désirent pas le bien du prochain ; individualistes à outrance, largement espacés, ils semblent s'être soumis avec résignation à l'arbitrage intéressé de la calvitie. La lèvre inférieure fait des tentatives pour annexer sa voisine, mais la saillie des dents s'y oppose. Les yeux, légèrement bigles, proclament des sentiments égoïstes ; mais leur convergence indique des tendances à l'altruisme. Le nez défend avec énergie les empiétements du monopole ; et le menton s'avance résolument pour le combattre. Les oreilles... Mais descendons. Issacar boîte un peu ; chez lui, pourtant, cette légère claudication est moins une infirmité qu'un symbole.
Oui, décidément, je crois que l'appui qu'Issacar obtiendra de moi aura plutôt un caractère chimérique. Une cinquante de mille francs!... Les aurai-je, seulement ? Je le pense et je crois même, si audacieux qu'aient pu être les détournements avunculaires, qu'il me reviendra beaucoup plus. Mais je ne suis sûr de rien. Mon oncle, qui me fait une pension depuis que je suis revenu du régiment, a évité jusqu'ici toute allusion à un règlement de comptes. Il est fort occupé d'ailleurs ; et chaque fois que je vais le voir — car j'ai préféré ne pas habiter chez lui — il trouve à peine le temps de placer, à déjeuner, une dizaine de phrases sarcastiques entre les bouchées qu'il avale à la hâte. Il faut qu'il mette ses affaires en ordre, dit-il, car il va marier sa fille très prochainement, et il ne veut pas que son gendre, parmi les reproches qu'il lui fera certainement le lendemain de la cérémonie, trouve moyen d'en glisser un au sujet des irrégularités de l'apport dotal.
C'est avec un de mes camarades de collège, Edouard Montareuil, que ma cousine Charlotte va se marier. Pas un mauvais diable ; au contraire ; mais un peu naïf, un peu gnan-gnan — un fils à maman — Ça me fait quelque chose, on dirait, de savoir que Charlotte va se marier avec lui ; quelque chose que j'aurais du mal à définir. Une jolie brune, Charlotte, avec la peau mate et de grands yeux noirs...
Est-ce que je serais amoureux, par hasard ? Faudrait voir. Qu'est ce que c'est que l'amour, d'abord ?
C'est sous un balcon avoir le délire,
C'est rentrer pensif lorsque l'aube naît...
Je n'ai jamais eu le délire, sous un balcon. J'y ai reçu de l'eau, quand il avait plu, et de la poussière quand les larbins secouaient les tapis. Je suis rentré souvent «lorsque l'aube naît.» Mais jamais pensif. Plutôt un peu éméché... Peut-être que la définition n'est pas bonne, après tout.
— C'est la meilleure ! dic un psychologue.
Alors je ne suis pas amoureux.
Mais je suis étonné, très étonné, même, lorsque mon oncle ne prend à part, un soir, et me dit à demi-voix :
— Viens après-demain matin, à dix heures. Je veux te rendre mes comptes de tutelle. Sois exact.
Diable ! Il paraît que c'est pressé. Mon oncle tient sans doute à savoir, avant de conclure définitivement le mariage de sa fille, si j'accepterai ou non un règlement dérisoire. Ça doit être ça. C'est moi qui dois payer la dot ; et si je me rebiffe, rien de fait... Mais comment n'accepterais-je pas ? A qui me plaindre ? J'ai bien un subrogé-tuteur, quelque part ; un naïf, choisi exprès, qui aura tout approuvé sans rien voir... A quoi bon ? Tout doit être en règle, correct, légal...
Mon oncle, c'est un homme d'ordre ; une brute trafiquante à l'égoïsme civilisé. En proie à des instincts terribles, qu'aucune règle morale ne pourrait réfréner, mais qu'il parvient à réglementer par une soumission absolue à la Loi écrite. Ses dominantes : l'Orgueil et la Luxure, dont la somme, toujours, est l'Avarice. A force d'énergie, il arrive à maintenir fermement, au point de vue social, ou plutôt légal, les écarts d'un cerveau très mal équilibré naturellement. Comme il n'a point assez de confiance en lui pour se juger et se diriger lui-même, il est partisan acharné du principe d'autorité qui lui assure la garantie des hiérarchies, même usurpées, et la distribution de la justice dans un sens toujours identique ; — qui, en un mot, lui donne un moi social qui recouvre à peu près son moi naturel. — Mais malgré tout, au fond, ses instincts en font un implacable ; son ironie n'est point l'ironie chevrotante du faux-bonhomme ; elle sonne comme le ricanement du carnassier en cage, mais pas dompté, qui a besoin de donner de la voix, de temps en temps, mais qui sait bien qu'il est inutile de rugir. Au dehors, et justement parce que c'est un maniaque déterminé de la civilisation, son état criminel latent (qui lui laisse dans l'âme un sentiment de peur très vague, mais perpétuel) l'entraînerait du côté de la religion, si elle lui semblait plus dogmatique et moins facilement miséricordieuse. Il se contente d'être philanthrope.
Et avare ? Certainement. Mon oncle est un avare tragique.
Ce n'est pas un de ces ridicules fesse-mathieu — possibles autrefois après tout— qui se refusaient le nécessaire pour ne pas diminuer leurs trésors, et qui laissaient crever de faim leurs chevaux plutôt que de leur donner une musette d'avoine. Ce n'est pas un de ces pince-maille, usuriers liardeurs hypnotisés par le bénéfice immédiat, qui «méprisent de grands avantages à venir pour de petits intérêts présents.» Sa passion ne s'éloigne jamais de son but. Il sait bien que ce n'est pas sa cassette qui a de beaux yeux ; car il sait que les beaux yeux ont une valeur, comme les pièces d'or, et il sait où les trouver quand il en a soif. Et si, par impossible, on lui enlevait son trésor, il ne se prendrait point le bras en criant: «Au voleur !» car il aurait peur qu'on l'entende et l'orgueil lui fermerait la bouche. C'est l'avare moderne. L'avare aux combinaisons savantes et à longue portée ; qui aime l'argent, certes ; qui ne l'aime pas, pourtant, comme une chose inerte qu'on entasse et qu'on possède, mais comme un être vivant et intelligent, comme la représentation réelle de toutes les forces du monde, comme l'essence de quelque chose de formidable qui peut créer et qui peut tuer, comme la réincarnation existante et brutale de tous les simulacres illusoires devant lesquels l'humanité se courbe. L'avare qui comprend que la contemplation n'est pas la jouissance ; que l'argent ne se reproduit que très difficilement d'une façon directe ; que l'or, étant l'émanation tangible des efforts universels, doit être aussi un stimulant vers de nouvelles manifestations d'énergie, et que l'homme qui le détient, au lieu de l'accumuler stupidement, doit le considérer comme un serviteur adroit et un messager fidèle, et le diriger habilement. Cet avare-là n'est pas un ladre ; c'est une bête de proie. Il reste un monstre ; mais il cesse d'être grotesque pour devenir terrible.
Il y a quelque chose d'effrayant chez mon oncle ; c'est l'absence complète de tout autre besoin que l'appétit d'autorité. Tous les autres sentiments n'ont pas été, en lui, relégués à l'arrière-plan ; ils ont été extirpés, radicalement; et ce sont leurs parodies, jugées utiles, qui sont venues reprendre la place qu'ils occupaient. Cet âpre désir de domination, qui est l'effet bien plus que la cause de son avarice, le libère même des griffes des deux passions qui ont donné naissance à sa cupidité : l'orgueil, qui le conduirait au mépris ou à l'évaluation inexacte des forces des autres ; et la luxure, qui l'écarterait sans cesse de son but par la fascination de la chair. J'ai rarement entendu, dans ma vie, un homme juger avec autant de bon sens et d'impartialité les êtres et les choses ; et quant au libertinage... Un exemple: sa femme, morte il y a plusieurs années, était coquette, exigeante, dépensière ; fort jolie surtout. Mon oncle, le lendemain du mariage, prit une maîtresse qu'il payait tant par mois — afin de pouvoir toujours, aux moments psychologiques, rester sourd aux sollicitations pécuniaires qui se murmurent sur l'oreiller. —Donner beaucoup d'argent eût été dur pour lui ; mais peut-être l'aurait-il fait ; se laisser maîtriser par l'amour, même physique, il ne le voulut jamais.
C'est ce prurit d'autorité, sans doute, qui met sur le visage de mon oncle, parfois, un voile de tristesse infinie et de découragement profond. I1 devine que, son appétit de domination, il ne pourra jamais l'assouvir : que le moment n'est pas encore propice aux grandes entreprises des hommes de calcul. Il sent que le monde est encore attaché aux fantômes des vieilles formules qui ne s'évanouiront pas avant un temps, qui ne disparaîtront que dans les fumées d'un grand bouleversement, vers la fin du siècle. — Car il prédit, pour l'avenir, un nouveau système social basé sur l'esclavage volontaire des grandes masses de l'humanité, lesquelles mettront en œuvre le sol et ses produits et se libéreront de tout souci en plaçant la régie de l'Argent, considéré comme unique Providence, entre les mains d'une petite minorité d'hommes d'affaires ennemis des chimères, dont la mission se bornera à appliquer, sans aucun soupçon d'idéologie, les décrets rendus mathématiquement par cette Providence tangible ; par le fait, le culte de l'Or célébré avec franchise par un travail scientifiquement réglé, au lieu des prosternations inutiles et honteuses devant des symboles décrépits qui masquent mal la seule Puissance. — Mais mon oncle est venu trop tard dans un monde encore trop jeune. Et peut-être prévoit-il que, ses rêves d'ambition autoritaire rendus irréalisables par l'âge, il deviendra la proie sans défense de l'orgueil et de la luxure, que la sénilité exagère en horreur.
Mais ce n'est pas de la tristesse seulement qu'inspire à mon oncle cette vision décourageante de l'avenir ; c'est une sorte de rage spéciale, de fureur nerveuse dont il réprime mal les accès, de plus en plus fréquents. Les sentiments factices dont il a recouvert, par habileté, son impassibilité barbare, commencent à lui peser autant que s'ils étaient réels. Plus, peut-être. Un jour, prochain sans doute, il arrachera le masque et apparaîtra tel qu'il est. Il continuera à respecter à peu près les toiles d'araignée du Code, mais renversera un seul coup les barrières de la morale sans sanction. L'amour de l'argent qui seul, à notre époque de lâcheté, peut donner. de l'audace, s'exaspérera en lui à mesure qu'il constatera davantage son impuissance à le satisfaire complètement ; et, plein de mépris pour toutes choses et de haine pour tous les êtres, il se mettra à s'aimer lui seul, pleinement et furieusement, en raison exacte de la fortune qu'il possédera. Il voudra jouir, et sacrifier tout à ses jouissances. Il ne sera pas la victime de ses passions, mais leur maître ; un maître exigeant et brutal, qui poussera le cynisme de l'égoïsme jusqu'à la prodigalité stupide, et qui voudra, en dépit de tout, en avoir pour son argent... Mon oncle me fait souvent songer aux barons solitaires et tristes du Moyen-Age. Combien y eut-il, derrière la pierre des donjons, d'âmes basses, mais vigoureuses, qui rêvèrent de dominations épiques et que le sort condamna à noyer leurs visions hautes et tragiques dans le sang des drames intimes et vils, maudits à jamais ou toujours ignorés ! Combien d'hommes ardents, irritables, superstitieux et passionnés, ont psalmodié les litanies du crime, à l'ombre de la tour féodale, parce que les champs de bataille n'étaient point prêts encore où devait se chanter la chanson de l'Épée ! Quelle cohue d'oppresseurs et d'ambitieux qui furent des bandits parce qu'ils ne purent être empereurs, Charles-Quints avortés en Gilles de Rais...
Se voir réduit à spéculer d'une façon mesquine sur les événements — ces événements qui sont les explosions de la douleur humaine — quand on a rêvé de provoquer des faits et de diriger des actes ! Quelle pitié ! Surtout lorsqu'on croit, comme mon oncle, que l'âge est proche où l'autorité des manieurs d'or va balayer toutes les autres, surtout lorsqu'on voit qu'elle s'affirme déjà, cette autorité, dans un autre hémisphère, sur le sol nouveau des États-Unis.
—Ah ! ces Américains, dit mon oncle avec colère, quelles leçons ils donnent au Vieux-Monde !
Et il explique le système si habile, et si humanitaire, dit-il, des Crésus d'Outre-mer. Ce système, même, il l'applique autant qu'il peut. Son avarice s'élargit ; c'est un mélange d'économie et de libéralité qui doit porter intérêts. — Il donne aux établissements de bienfaisance et soutient des œuvres philanthropiques. Il fait du bien pour pouvoir impunément faire du mal. Et, là encore, ses instincts autoritaires se laissent voir ; il fait le bien sans présomption, mais le mal avec insolence ; on dirait qu'il ne croit pas que c'est faire le bien que d'étayer la Société actuelle et que c'est faire le mal que de la miner sourdement. C'est un philanthrope cynique. Il prête aux gens afin d'en exiger des services, mais il ne le leur cache pas — pas plus qu'il ne cherche à dissimuler sa richesse. — On sait à quoi s'en tenir, avec lui ; et lorsqu'il a dit à l'abbé Lamargelle qui, depuis quelque temps déjà, l'intéresse à ses entreprises charitables : «Dites-moi, l'abbé, ne pourriez-vous pas négliger un peu vos pauvres ces jours-ci, et m'aider à trouver un bon parti pour ma fille ?» l'abbé Lamargelle a immédiatement compris que l'interrogation couvrait un ultimatum ; il s'est mis en campagne, et a trouvé ; il sait qu'il ne faut pas plaisanter avec M. Urbain RandaL
Mais ça, c'est une règle qui n'est pas faite pour moi, je crois ; et il se pourrait bien que je dise autre chose que des plaisanteries à mon oncle, tout à l'heure.
Car je suis assis, depuis dix minutes, dans son cabinet et je l'écoute établir, en des phrases saupoudrées de chiffres, la situation de fortune de mes parents, à l'époque où je les ai perdus. Sa voix est ferme, sèche ; elle énumère les mécomptes, dénombre les erreurs, nargue les illusions, dissèque les tentatives, analyse les actes. C'est le jugement des morts.
Les mains dures font craquer les feuillets des documents, à mesure qu'il parle et les pose devant moi pour que je puisse vérifier à mon aise et ratifier la sentence en connaissance de cause. Mais je ne veux pas les lire, ces mémoires — ces mémoires in memoriam. — Leurs chiffres signifient autre chose que des francs et des centimes ; ils disent les joies et les souffrances, les espoirs et les déceptions, et les luttes et toute l'existence de deux êtres qui ont vécu, qui se sont aimés sans doute et peut-être m'ont aimé aussi ; ils disent des choses, encore, que les chiffres ne savent bien exprimer, mais que je comprends tout de même ; ils disent que ce serait mieux si l'histoire des parents, qu'on fait lire aux fils quand ils ont vingt ans, n'était pas écrite avec des chiffres. Papiers blancs, papiers bleus, brochés de ficelle rouge, cornés aux coins, jaunis par le temps, pleins d'une odeur de chancissure... Amour paternel, amour maternel, amour filial, famille — vous aboutissez à ça !
—Nous disons, net, huit cent mille francs. Maintenant, passons ma gestion.
Elle a été toute naturelle, cette gestion. Les immeubles rapportant de moins en moins et, en raison de la noirceur croissante des horizons politiques et internationaux, les fonds d'État les imitant de leur mieux, mon oncle a été conduit à rechercher pour mon bien des placements plus rémunérateurs Où les trouver, sinon dans des entreprises financières ou industrielles ? Malheureusement, ces entreprises ne tiennent pas toujours les belles promesses de leurs débuts ; à qui la faute : aux hommes qui les dirigent, ou à la force des circonstances ? Question grave. Telle affaire, qu'on jugeait partout excellente, devient désastreuse en fort peu de temps ; telle autre, que la voix publique recommandait aux pères de famille, échoue misérablement. Mon oncle (ou plutôt mon argent) en a fait la dure expérience. Et que faire, lorsqu'on s'aperçoit que les choses tournent mal ?
Attendre, attendre des hausses improbables, des reprises qui ne s'opèrent jamais, espérer contre tout espoir, avec cette ténacité particulière à l'homme qui s'est trompé, et qui est peut-être, après tout, une de ses plus belles gloires. Puis, lorsqu'il faut définitivement renoncer à toute illusion, chercher à regagner le terrain perdu, vaincre la malchance à force d'audace, sans pourtant oublier la prudence toujours nécessaire, et lancer à nouveau ses fonds dans la mêlée des capitaux. Hélas ! combien de fois les résultats répondent-ils aux efforts ? Combien de fois, plutôt, la gueule toujours béante de la spéculation...
J'écoute. Je suis venu pour écouter — sachant que j'entendrais ce que j'entends — mais aussi pour répondre. Je n'ai point oublié ce que je me suis promis à moi-même autrefois ; je me rappelle les rages muettes et les fureurs désespérés de ma jeunesse. J'aime l'argent, encore ; je l'aime bien plus, même, que je ne l'aimais alors ; je l'aime plus que je n'aime mon oncle ! Chaque parole qu'il prononce, c'est un coup de lancette dans mes veines. C'est mon sang qui coule, avec ses phrases ! Oh ! je voudrais qu'il eût fini — car je me souviens du temps où je souhaitais l'aube du jour où je pourrais le prendre à la gorge et lui crier : «Menteur ! Voleur !» C'est aujourd'hui, ce jour-là. Et je pourrais, et je peux maintenant, si je veux...
Eh ! bien, je ne veux pas !
— A quoi penses-tu, Georges ? crie mon oncle d'une voix furieuse. Tu ne m'écoutes pas. Fais au moins signe que tu m'entends.
Et il continue à décrire les opérations dans lesquelles il a engagé ma fortune, à en expliquer les fluctuations. Mais sa voix n'est plus la même ; elle tremble. Pas de peur, non, mais d'énervement. Il s'était attendu des récriminations, à des injures, à plus peut-être, et il était prêt à leur faire tête ; mais il n'avait pas prévu mon silence, et mon calme l'exaspère. Son système d'interprétation des faits n'est plus le même que tout à l'heure, non plus ; il ne se donne plus la peine de déguiser ses intentions, ne prend plus souci de farder ses actes. Il ne dit plus: «Mets-toi à ma place, je t'en prie ; aurais-tu agi autrement ?... Ç'a été un coup terrible pour moi que ce désastre de la Banque Européenne... J'ai pensé que lorsque tu aurais l'âge de comprendre les choses, tu te rendrais compte...» Il dit: «Tel a été mon avis; je n'avais pas à te demander le tien... J'ai fait ça dans ton intérêt ; crois le si tu veux...» Tout d'un coup, il s'arrête, fait pivoter son fauteuil et me regarde en face.
— ll ressort de ce que je viens de t'exposer, dit-il, que les pertes qu'ont fait éprouver à ton avoir mes spéculations malheureuses montent à deux cent mille francs environ. Ma situation actuelle ne me permet pas de te couvrir de cette différence bien que, jusqu'à un certain point, je t'en sois redevable. Tu as le droit de m'intenter un procès ; en dépensant beaucoup de temps, et beaucoup d'argent, tu pourras même arriver à le gagner, tu n'auras plus alors qu'à continuer tes poursuites, personne ne peut te dire jusqu'à quand, En acceptant ta tutelle, j'avais pris l'engagement de faire fructifier ton bien, ou au moins de te le conserver ; les circonstances se sont joué de mes intentions. Que veux-tu? Un contrat est toujours léonin ; l'homme n'a pas de prescience.
Je ne réponds pas. Mon oncle reprend :
— J'ai donc, aujourd'hui, six cent mille francs te remettre. Ces six cent mille francs sont représentés par des valeurs dont voici la liste.
Il me tend une feuille de papier sur laquelle je jette un coup d'œil.
— Je pense, dis-je, qu'au cours actuel il n'y a pas là deux cent mille francs.
— C'est possible, répond mon oncle. Lis un journal. Ou plutôt, adresse-toi à un agent de change, car, plusieurs de ces valeurs ne sont pas cotées en Bourse, ni même en Banque. Lorsque je m'en suis rendu acquéreur, en ton nom, je les ai payées le prix fort. J'ai les bordereaux d'achat. Les voici.
Naturellement.
—Tu n'as aucune réclamation à élever contre moi à ce sujet-là.
Je m'en garderai bien.
—Et, tu sais, rien ne te force à accepter le règlement que je te propose.
Il s'est levé pour lancer cette phrase ; et, les dents serrées, les lèvres encore frémissantes, il se tient debout devant moi. Son masque jaune a pâli, s'est crispé d'une colère blême. Il veut autre chose que ma taciturnité et mon flegme; il ne sait point ce qu'il y a derrière l'apparence de mon calme, et il veut provoquer un éclat. Mon silence, c'est l'inconnu ; et sa nature nerveuse ne peut pas supporter l'anxiété. Il veut savoir ce que je pense de lui pour le passé — et pour l'avenir. — Il veut la bataille.
Il ne l'aura pas.
—Mon oncle, dis-je en prenant une plume, j'accepte ce règlement.
Mais il me saisit la main.
—Attends ! Rappelle-toi qu'en acceptant aujourd'hui tu t'enlèves tout droit à une réclamation ultérieure. Réfléchis ! Je ne t'oblige à rien. Tu as l'air de me faire une grâce en me disant que tu acceptes ; et je ne veux pas qu'on me fasse grâce, moi !
— Mon oncle, ne faites aucune attention à mon air ; il pourrait vous tromper.
Et je me penche sur une feuille de papier sur laquelle je trace quelques lignes que je signe. Mon oncle s'est rassis pendant que j'écris ; et, quand je relève la tête, je rencontre sa figure sarcastique tendue attentivement vers moi, les yeux mi-clos cherchant à percer mon front et à scruter ma pensée.
— J'ignore ce que tu as l'intention d'entreprendre, me dit mon oncle lorsqu'il m'a remis les titres qui m'appartiennent. N'importe ; je te souhaite le plus grand succès. Le meilleur moyen de réussir aujourd'hui est encore de s'attacher à quelque chose ou à quelqu'un. L'indépendance coûte cher. Essayes-en tout de même, si le cœur t'en dit. Méfie-toi des entraînements ; ils sont dangereux. Pour nous aider à résister aux tentations de toute nature, il n'y a rien de tel que le Respect. J'en ai fait l'expérience. Le respect pour toutes les choses établies, toutes les règles affirmées extérieurement, si absurdes qu'elles paraissent à première vue. Montesquieu a écrit l'Esprit des Lois ; il est inutile, n'est-ce pas ? d'espérer faire mieux ; il ne reste donc qu'à s'attacher à leur lettre qui ménage bien des alinéas... Ah ! à propos d'entraînements, reste en garde contre ceux de la sentimentalité ; le monde ne vous les pardonne jamais. Il ne faut avoir bon cœur qu'à bon escient. Rappelle-toi que le Petit Poucet a retrouvé son chemin tant qu'il a semé des cailloux, mais qu'il n'a pu le reconnaître lorsqu'il l'a marqué avec du pain.
Oui, je ne souviendrai de ça. Et je saurai, aussi, que le Respect est un chat malfaisant et sans vigueur, chaussé de bottes de gendarme, qui terrorise la canaille au profit de très vil et très puissant seigneur Prudhomme de Carabas.
— Viendras-tu ce soir chez les Montareuil ? me demande mon oncle.
— Non; je ne crois pas.
— Tu le devrais ; Mme Montareuil est charmante pour toi et Édouard est enchanté de te voir ; il est tellement timide qu'il se trouve gêné lorsqu'il est seul en face de Charlotte.
Ça, je m'en moque absolument. Mais je pense à Marguerite, la femme de chambre de M Montareuil, une jolie fille pas trop farouche dont j'ai déjà pincé la taille, dans les coins.
— Soit, dis-je, j'irai ; mais pas avant dix heures.
Mme Montareuil est une personne grave, avec une figure en violon, une voix de crécelle et des gestes qui rappellent ceux des joueurs d'accordéon. Je n'aime pas beaucoup les gens graves. Quant à Édouard, c'est un jeune homme sérieux. Qu'en dire de plus ? Transcrire sa conversation avec Charlotte ne me serait pas difficile.
—Quel beau temps nous avons eu aujourd'hui, Mademoiselle !
— Oh ! oui, Monsieur.
— On se serait cru en plein mois d'août.
— Oui, Monsieur.
— Vous ne craignez pas les grandes chaleurs, Mademoiselle ?
— Non, Monsieur.
— Beaucoup de gens s'en trouvent incommodés.
— Oui, Monsieur...
Mon oncle parle de l'intention qu'il a de faire remonter pour Charlotte plusieurs des bijoux que lui a laissés sa mère.
— Quelle chose incompréhensible, dit Mme Montareuil, que ces perpétuels changements de mode dans la joaillerie ! Et ce qu'on fait aujourd'hui est si peu gracieux ! Il faut que je vous montre une broche qui me fut donnée lors de mon mariage, et vous me direz si l'on fait des choses pareilles à présent .
Elle se lève pour aller chercher la broche dans son appartement. Mon oncle est radieux, plein d'attentions pour moi ; le mariage de Charlotte, me dit-il, n'est plus qu'une question de jours ; et comme il m'assure, sans rire, qu'il découvre à chaque instant dans Édouard de nouvelles qualités, Mme. Montareuil rentre dans le salon.
— J'ai été un peu longue. Les petits arrangements de mon secrétaire ont été bouleversés depuis ce matin ; il fallait bien trouver de la place pour les valeurs que j'ai retirées de la Banque afin de faire opérer les transferts, et je suis légèrement maniaque, vous savez. Voici la broche. Qu'en dites-vous ?
Beaucoup de bien, naturellement. Pourquoi en dire du mal ? Mme Montareuil referme l'écrin avec la joie de la vanité satisfaite.
— Je ne l'ai pas portée depuis dix ans, dit-elle. Je la mettrai demain, pour les courses. Vous viendrez aussi à Maisons-Lafitte, j'espère, monsieur Georges ?
— Non, Madame ; je le regrette ; mais j'ai déjà expliqué à mon oncle les raisons qui ne me permettent pas d'accepter son invitation. Je dois partir en Belgique demain soir.
En effet, j'ai reçu une lettre d'Issacar qui m'appelle à Bruxelles. Mais, surtout je ne tiens pas à aller m'ennuyer, pendant deux ou trois jours dans cette belle propriété que mon oncle a achetée, je crois, par habileté, et où il aime à recevoir des gens fort influents, mais qui me mettent la mort dans l'âme. J'ai même, peut-être, d'autres raisons.
— Vous nous manquerez. Nous avons l'intention d'abuser de l'hospitalité de votre oncle. Nous laissons Marguerite pour garder la maison et nous partons demain matin, presque sans esprit de retour. C'est si joli, Maisons-Lafitte ! Et les courses ! Quelque chose me dit que je gagnerai demain. On m'a donné un tuyau, mais un tuyau...
— Moi aussi je viens vous parler de tuyaux, dit une grosse voix ; seulement, mes tuyaux à moi, ce sont des tuyaux d'orgue !
C'est l'abbé Lamargelle qui fait son entrée et j'en profite pour me retirer ; car, si la conversation de l'abbé m'intéresse, je n'aime pas beaucoup ses habitudes de frère quêteur. Ses églises en construction au Thibet ne me disent rien de bon ; et je préfère, pendant qu'on l'écoute, aller regarder l'heure du berger dans les yeux de Margot.
— Alors, Monsieur ne va pas à Maisons-Lafitte demain, me dit-elle dans l'antichambre.
— Mais vous écoutez donc aux portes, petite soubrette ?
— Comme au théâtre, répond-elle en baissant les yeux.
— Eh ! bien, non, je n'y vais pas ; et je ne suis pas le seul ; car il paraît qu'on vous confie la garde de la maison.
— Hélas ! dit Marguerite avec un soupir. J'aurai le temps de m'ennuyer, toute seule...
La solitude, comme on l'a écrit, est une chose charmante ; mais il faut quelqu'un pour vous le dire. J'essaye de convaincre Margot de cette grande vérité. Elle finit par se laisser persuader. Je ne partirai pour Bruxelles qu'après-demain matin, et la nuit prochaine nous monterons la garde ensemble.
IV.
Où l'on voit bien que tout n’est pas gai dans l’existence
Quand je suis revenu de Belgique, où je n'avais guère passé qu'une semaine, j'ai trouvé mon oncle dans une colère bleue. Mme Montareuil, que j'avais rencontrée au bas de l'escalier, avec son fils, comme j'entrais, tenait son mouchoir sur ses yeux et Édouard, d'une voix lugubre, m'avait affirmé que le temps était bien mauvais. Les domestiques aussi avaient l'air fort affligé.
— Mademoiselle Charlotte ne se mariera pas, m'a dit l'un deux.
Ah ! bah ! Pourquoi ? Qu'est-il donc arrivé ?
Une chose très malheureuse. C'est mon oncle qui me l'apprend, d'une voix secouée par la fureur. Il paraît qu'il y a huit jours — juste la nuit qui a suivi mon départ pour Bruxelles, par le fait — les voleurs sont venus chez les Montareuil ; ils ont tout enlevé, tout, titres, valeurs, bijoux. Le secrétaire de Mme Montareuil a été forcé et mis à sac. C'est épouvantable.
— Horrible ! dis-je. Et l'on n'a pas arrêté les malfaiteurs ? On n'a pas une indication qui puisse mettre sur leurs traces ?
— Pas la moindre. On a vu pourtant, assure-t-on, deux hommes passer en courant dans la rue, vers les cinq heures du matin, avec des paquets sous le bras. Des balayeurs ont donné le signalement de l'un d'eux ; c'était un homme brun, avec un pardessus vert et une c asquette noire.
— Et l'on n'a pas retrouvé cet homme brun ?
— Pas encore; la police le recherche.
— Mais il n'y avait donc personne, cette nuit-là, chez Mme Montareuil ?
— Si ; Marguerite, la femme de chambre. Mais elle couche à l'étage supérieur et assure s'être endormie de bonne heure ; comme elle a le sommeil lourd, elle n'a rien entendu. On l'a mise à la porte sans certificat, tu penses bien.
— Quel est le montant du vol, à peu près ?
— Quatre cent mille francs, à en croire Mme Montareuil ; mettons-en, si tu veux, trois cent mille ; le quart de ce qu'elle possédait, à mon avis. Si le vieux Montareuil avait encore été de ce monde, ce coup l'aurait tué, j'en suis sûr. Il tenait tant à son argent !...
— Un homme d'affaires, naturellement ; et encore, je crois, plutôt usurier qu'homme d'affaires, si la différence existe...
— Usurier ! Le mot est bien gros. Il n'a jamais eu maille à partir avec la justice, que je sache ; alors... et puis, c'était un philanthrope, un des fondateurs de la Digestion Économique ; Mme Montareuil aussi a toujours été très charitable, ajoute mon oncle qui ne se souvient plus de ce que je lui ai entendu dire bien des fois, dans ses moments de cynisme : que la charité est la conséquence de l'usure et son arc-boutant naturel.
— Cette pauvre dame semblait bien désolée ; je l'ai rencontrée en arrivant...
— Oui, nous venions d'avoir un entretien qui n'avait guère dû lui mettre du baume dans le cœur. Que veux-tu ? J'ai bien été obligé de lui faire comprendre qu'une union entre son fils et Charlotte était désormais impossible ; entre la fortune que possédait Édouard il y a huit jours et celle qui lui reste aujourd'hui, l'écart est trop considérable...
— Je pense, mon oncle, que vous avez été un peu vite en besogne. D'abord, Charlotte avait, je crois, beaucoup d'affection pour Édouard...
— Elle ! Charlotte ! Elle n'aime personne. Une idéologue qui trouve que la terre lui salit les pieds et qui rêve d'avoir des ailes ! Ils sont dans la lune, les gens qu'elle aimerait.
— Peut-être. En tous cas, on peut retrouver, d'un moment à l'autre, une bonne partie des valeurs dérobées, sinon leur totalité ; que la police mette la main sur les coupables...
Mon oncle ricane.
— Les coupables, dit-il. Ne mets pas le mot au pluriel. Il n'y a qu'un coupable.
I1 se lève et marche nerveusement. Un seul coupable ! Que veut-il dire ? Subitement, il s'arrête et me frappe sur l'épaule.
— Écoute, je ne veux pas ruser avec toi, ni faire des cachotteries. Garde seulement pour toi ce que tu vas entendre... Si je n'avais pas été certain de ce que je viens de te dire et de bien d'autres choses, je n'aurais pas agi aussi brusquement avec Mme Montareuil. J'ai pris des renseignements. J'ai été à la Préfecture, où je connais quelqu'un ; c'est toujours utile, d'avoir des relations dans cette maison-là ; tu pourras t'en apercevoir. On m'a mis des évidences irréfutables devant les yeux et l'on m'a donné des preuves. Le vol a été commis par une seule personne; cette personne ne possède plus le produit de son larcin ; et elle ne sera pas arrêtée. Je te parlais tout à l'heure des deux individus qu'on prétend avoir vus... Fausse piste ; renseignement mauvais dont la police n'est pas dupe, ni d'autres, ni moi.
— Alors, dis-je, ému malgré moi, car les allures un peu mystérieuses de mon oncle m'intéressent, alors, quel est le voleur ?
— Je n'ai pas besoin de te dire son nom, répond mon oncle ; il ne t'apprendrait rien. C'est un jeune homme de ton âge, à peu près, et de ta taille — j'ai vu son portrait. — Il était l'amant de Mme Montareuil.
— Mme Montareuil ! Un amant !...
— Pourquoi pas ? Elle n'est pas la seule, je pense, dit mon onde en haussant les épaules... Ça durait depuis deux ans. C'est là qu'est la bêtise. Qu'une femme, à n'importe quel âge, se passe un caprice, rien de mieux. Mais la liaison !... Car elle allait le voir souvent, l'entretenait — maigrement, c'est vrai ; j'ai vu des lettres — et le laissait venir chez elle, parfois, sous des prétextes... Il devait être au courant de tout et ne guettait évidemment qu'une occasion... On l'a vu descendre de voiture au coin de la rue, vers onze heures, le soir du vol...
— Qu'est-ce qu'il faisait ? qu'est-ce qu'il était ?
— Un pas grand'chose. Un de ces faux artistes de Montmartre dont le ciseau de sculpteur se recourbe en pince et qui ont dans la main le poil de leurs pinceaux. Des habitudes de taverne et de bouges sans nom ; des fréquentations abjectes. Du reste...
— Mais pourquoi ne l'a-t-on pas arrêté ? Il n'a pas reparu chez lui ? On ne l'a pas retrouvé ?
— Il n'a pas reparu chez lui, non. Mais on l'a retrouvé — avant-hier, dans la Seine. — Crime ou suicide ? Crime, certainement. Il n'avait pas un sou sur lui quand on l'a repêché, et l'on n'a rien trouvé dans son logement ; rien, bien entendu, à part les documents qui ont révélé son intimité avec Mme Montareuil.
— Ce n'est donc pas elle qui a donné les renseignements ?
— Elle ? Pas du tout. A-t-elle seulement songé à soupçonner son amant ? Je ne le crois pas. Elle ignore sa mort. Elle n'ose pas aller chez lui parce que, depuis l'affaire, Édouard ne la quitte pas, mais elle lui a encore écrit hier ; je le sais. C'est la police qui a tout découvert, en donnant là une grande preuve d'habileté ; je regrette même, pour les agents chargés des recherches, qu'on ait décidé de ne pas donner connaissance des faits réels à la presse.
J'éclate de rire.
— Oh ! oui, c'est regrettable ! Les journaux perdent là un bien joli roman-feuilleton. Mais pourquoi diable, mon oncle, me racontez-vous une pareille histoire ?
— Une histoire ! crie mon oncle. Une histoire ! Aussi vrai que nous ne sommes que deux dans cette chambre, c'est la vérité pure. La vérité, je te dis ! Me prends-tu pour un enfant ? Est-ce que j'ai l'habitude d'inventer des contes ? Tu ris !... Mais c'est affreux, c'est à faire trembler, ces choses là ! Penser que des capitalistes, des possédants — hommes ou femmes, peu importe ; le sexe disparaît devant le capital — font aussi bon marché du bien de la caste, sacrifient ses intérêts supérieurs à leurs passions basses, oublient toute prudence, négligent toute précaution devant leurs appétits déréglés — et livrent leurs munitions, en bloc, à l'ennemi ! — Où sont-ils, ces trois cent mille francs ? Qui sait ? Peut-être entre les mains de perturbateurs prêts à engager la lutte contre les gens riches, contre nous, en dépit du code qui fait tout ce qu'il peut, pourtant, pour favoriser l'accumulation et le maintien de l'argent dans les mêmes mains.. Se laisser voler ! Ne pas veiller sur sa fortune ! C'est mille fois plus atroce que la prodigalité qui, au moins, éparpille l'or... C'est abandonner le drapeau de la civilisation ; c'est permettre à la vieille barbarie de prévaloir contre elle. La fortune a ses obligations, je crois ! L'Église même nous l'enseigne... Quand je la voyais là tout à l'heure, cette femme, geignante et pleurnicharde, je songeais à cette vieille princesse qui, pendant le pillage de sa ville prise d'assaut, courait par les rues en criant: «Où est-ce qu'on viole?» Parole d'honneur, j'avais envie... Ah ! bon Dieu ! se souvenir qu'on a un sexe et oublier qu'on possède un million... C'est à vous rendre révolutionnaire !
— Calmez-vous, mon oncle. D'abord, ces titres, ceux qui les détiennent n'en ont pas encore le montant ; on a les numéros, sans doute; on fera opposition...
— Que tu es naïf ! C'est vraiment bien difficile, de vendre une valeur frappée d'opposition ! A quoi penses-tu donc qu'on s'occupe, dans les ambassades ? Figaro prétendait qu'on s'y enfermait pour tailler des plumes. On est plus pratique, aujourd'hui... Je ne dis pas que les ministres plénipotentiaires opèrent eux-mêmes...
— Est-ce que Mme Montareuil est au courant des choses ?
Mon oncle tire sa montre.
— A l'heure actuelle, oui. Elle a trouvé, en rentrant chez elle, une lettre qui la mandait, seule, à la Sûreté ; elle est, depuis une demi-heure, en tête à tête avec un fonctionnaire qui lui révèle tout ce qu'elle sait et tout ce qu'elle ne sait pas. Elle écoute, en pleurant ses péchés. On doit lui apprendre que si, par hasard, on retrouve ses titres ou ses bijoux, on les lui remettra ; mais que, le principal coupable étant mort, on ne poussera pas les recherches plus loin, afin d'éviter un scandale. Affaire classée.
— Édouard ne saura rien ?
— Rien. Il n'aura qu'à se consoler de la perte de ses trois cent mille francs.
Petite affaire. «Plaie d'argent n'est pas mortelle», disent les bons bourgeois.
— Et Charlotte ?
—Je ne crois pas que j'aurai besoin de lui dire ce que je viens de t'apprendre.
— Mais que pense-t-elle ?
Mon oncle me regarde avec étonnement.
— Est-ce que je sais ? Elle n'a rien à penser. Je suis son père; je pense pour elle... Après ça, peut-être réfléchit-elle pour son compte. Si tu veux savoir à quoi, va le lui demander.
Tout de suite.
Charlotte ne m'a pas dit ce qu'elle pense — ce qu'elle pense de ce mariage manqué et des circonstances qui en ont amené la rupture. — Mais je sais à quoi elle pense ; je le sais depuis longtemps. Depuis le jour, au moins, où j'ai commencé à regarder autour de moi, à voir clair. J'ai senti que je n'étais pas seul à essayer de comprendre ce qu'il y avait derrière le voile qui doit cacher la vie à la jeunesse ; rideau bien vieux, d'ailleurs, que la vanité imprudente écarte et que le cynisme déchire — car la franchise renaît aujourd'hui par l'effronterie du persiflage et l'on n'essaye plus guère, même devant des auditeurs en bas âge, de galvaniser des truismes moribonds et de passionner des lieux communs. — Et, avec la famille dont la règle s'énerve de plus en plus devant la multiplicité des obligations mondaines et dont le rôle s'efface devant les exigences d'une instruction stupide, les jeunes êtres n'ont plus sous les yeux, lorsqu'il leur est permis de les lever de leurs livres, que le spectre de la Vie, qui les emplit de terreur, et de tristesse, et de dégoût. Les paroles, les demi-mots mêmes qu'on laisse tomber, exprès parfois, retentissent dans le vide de l'existence enfantine ; et le vide est sonore. Avez-vous entendu, après les saillies d'un sceptique, ces rires d'enfants qui sont affreux, car ils ont des ricanements d'hommes ? Avez-vous vu ces sourires de femmes narquoises sur des lèvres de petites filles ? Ces rires-là sont presque des cris de détresse, et ces sourires pleins de douleurs. Les paroles qui les ont provoqués résonnent dans les cerveaux qu'elles tourmentent, et elles tuent quelque chose ailleurs. L'âme, où rien ne trouve d'écho, perd sa spontanéité ; le cœur sait rester muet et ne veut plus partager ses peines ; l'enthousiasme et la confiance sont en prison dans la caverne des voleurs. Chez les êtres faibles, l'égoïsme s'enracine, l'égoïsme vil qui peut se résoudre un jour, il est vrai, en une sympathie béate et pleurnicharde ; et chez les êtres forts, c'est un repliement amer sur soi-même, un refus dédaigneux de se laisser entamer, qui peut donner au jeune homme l'exaspération et à la jeune fille une froideur de glace.
La pauvreté rend précoce, celle d'affections autant que celle d'argent. Il y a longtemps déjà, sans doute, que Charlotte a pu satisfaire sa curiosité de la vie ; sa mère, morte de bonne heure, n'a pu lui inculquer, par la contagion des tendresses puériles et déprimantes, la foi dans la nécessité des compassions et des indulgences ; les franchises brutales et les sarcasmes de son père l'ont forcée à acquérir son indépendance morale, à se placer en face du monde et à le juger. Et le jugement qu'elle a porté, nerveux et partial, a été la négation, instinctive plutôt que raisonnée, de tout ce qui était contraire à sa nature ; et le rejet absolu de ce qu'elle ne pouvait comprendre. Verdict d'enfant roidie par le dédain, qui devient la règle immuable de la jeune fille, mais qui n'est pas rendu sans luttes et sans souffrances. Pendant que moi, isolé, enfermé dans la cage où l'on vous apprend à avoir peur et dans la cage où l'on vous enseigne à faire peur aux autres, je mordais mes poings dans l'ombre, combien n'a-t-elle pas versé de larmes, cette jeune fille calme et contemplative qui ne pouvait pas ne point voir et qu'on obligeait à entendre ? Elle a souffert autant que moi ; plus que moi, sans doute, car sa souffrance était plus aiguë, n'ayant point de cause précise mais des raisons générales, et cette douleur était ravivée sans trêve par le spectacle incessant de la vie basse, de l'hypocrisie meurtrière de la barbarie civilisée avec son indifférence horrifiante pour toutes les pensées hautes.
Charlotte a peut être souffert, aussi, du manque de cœur et de la brutalité de son père ; je le crois, bien que je ne l'aie point entendue se plaindre. Elle ne se plaint jamais. les états d'indignation silencieuse par lesquels elle a passé — et que les nerfs de la femme n'oublient jamais, même quand son cerveau ne se souvient plus des causes qui les ont provoqués — lui ont ouvert l'âme à moitié en la froissant beaucoup. Car l'indignation est un projet d'acte ; et un projet d'acte, même irréalisé, ne pouvant rester infécond, il y a toujours, intérieurement, résolution dans un sens quelconque, si inattendu qu'il soit. Le plus souvent, chez la femme, l'indignation réprimée produit la pitié. La pitié mesquine, espèce de compromis entre l'égoïsme forcené et le manque d'énergie mâtiné de tendresse ironique, impliquant le désaveu de toute espèce d'enthousiasme vrai ; la pitié larmoyante et bavarde, qui procède de rancunes sourdes peureusement dissimulées, du désir d'actes vengeurs accomplis par d'autres que, d'avance, on renie lâchement ; la pitié qui cherche dans l'exaltation du malheur, l'auréole de sa propre apathie ; sentiment anti-naturel, chrétien, qui ne peut exister que par la somme de dépravation qu'il enferme. Mais l'indignation, parfois, produit aussi la fierté taciturne, la compréhension large et muette de l'universelle sottise et de l'universelle douleur ; seulement, alors, elle se retire tout entière dans les solitudes silencieuses du cœur ; elle se conserve et se concentre comme le feu sous la neige des volcans polaires ; et, de la compression de ses élans, les âmes fortes peuvent faire jaillir des idées libératrices — ou même la bonté sans phrases, lorsqu'elles ont assez souffert et lorsque, surtout, elles ont assez vu souffrir.
C'est encore de la pitié, cela ; mais une pitié haute et brave. Et c'est cette pitié-là, inquiète et nerveuse encore, que je sens vibrer dans Charlotte ; je la lis sur son visage, son beau visage d'un ovale pur comme ceux qu'on rêve d'entrevoir sous les arceaux gris des vieux cloîtres ; je la devine dans ses yeux réfléchis, attentifs; et sévères, ses yeux noirs qui ne parlent pas ; dans sa voix d'un timbre aussi pur que lorsqu'elle était enfant, sa voix qui est l'essence d'elle toute et m'enivre comme un fort parfum.
Je l'entends souvent, cette voix-là à, présent. Elle parle pour moi. et pour moi seul. Il me semble que je n'entends qu'elle, depuis ces trois mois que nous nous aimons... Ah ! je ne le sais pas, si nous nous aimons...
Comment avons-nous été poussés l'un vers l'autre, ce soir-là ? ce soir lourd d'un jour d'orage dans le jardin de Maisons-Lafitte, où sa robe blanche frémissait comme une aile pâle sous la nef des grands arbres noirs, où sa voix claire faisait sonner les rimes du poème de la nuit d'été... où je suis tombé à deux genoux devant elle, avec des mains glacées et mon cœur qui sautait dans ma poitrine, où elle m'a relevé de toute la force de ses deux bras et m'a porté à ses lèvres... Je n'ai point eu besoin de mentir, de lui dire que je l'avais toujours aimée ; je lui ai dit que je l'aimais, ce soir-là, éperduement, à en mourir, et elle m'a serré sur son cœur en me disant: «Tais-toi, tais-toi !» Oh ! cela qui fut si doux — cette bonté de vierge, plus forte qu'un amour de femme — oh ! je donnerais tout au monde aujourd'hui pour que ce n'eût jamais été...
Pourquoi l'ai-je voulue, moi ? Pourquoi est-elle venue ici, elle ? Pourquoi revient-elle — puisqu'elle ne m'aime pas, je le sens ; puisque, moi, je ne peux pas l'aimer ? — Oh ! c'est torturant, et je ne puis pas dire ce que c'est que notre amour ; c'est comme l'amour de deux ennemis. on dirait qu'il y a toujours un fantôme entre nous... Ah ! les mystérieuses et confuses sensations éveillées par le printemps passionnel ! Les rêves d'idéal et les sentiments lascifs, les fougues du cœur et les ardentes convoitises ! — Rien, rien... Seulement la meurtrissure des sens enivrés d'ennui et altérés par l'inquiétude ; la volonté de se laisser aller à la dérive, quand on résiste malgré soi ; l'esprit qui s'effraye quand la chair lance son cri; la défiance et la révolte des désirs ; les abandons et les reprises, les effusions et les froideurs, et enfin, non pas la nausée, nais la rancune contre l'ennemi qui a failli vaincre — en redoutant de triompher. — Mais l'impression vive, âcre, pénétrante du plaisir est tellement profonde en moi, pourtant, qu'elle s'exprime longtemps après par les spasmes du cœur et les frissons nerveux. Je ne l'aime pas ; et il y a des moments où je l'adore, des moments très courts ; et d'autres où je la déteste, il me semble, de tout le poids de son esprit qui s'appuie au mien, si alourdi déjà et que je ne puis plus dégager. On dirait que nous ne voyons que la vie, quand nous sommes ensemble, la vie dont nous ne parlons jamais, hideuse et vieille, — vieille, vieille...
J'ai conscience qu'elle n'est pas pour moi ; et elle sent qu'elle n'est point faite de ma chair. C'est comme si je lui glaçais le cœur, comme si je pétrifiais sa sympathie ; comme si quelque chose nous forçait tous deux à refouler toujours plus profondément dans l'âme une passion intense que la sentimentalité n'ose pas défigurer et qui ne vit, même dans le présent, que de souvenirs de rêves. Ce sont les sourdes fermentations de la mémoire qui m'imprègnent d'elle, du sentiment obscur de sa supériorité qui domine toutes mes pensées, qui est comme une barrière devant ma volonté ; ses regards d'un instant qui ont rayonné pour jamais, ses gestes fugitifs mais impérissables. toute sa grâce mille fois révélée à moi et qui me reste si mystérieuse, toute la réalité de ses charmes, ne m'ont donné que des visions... Cela dure depuis des mois. Chaque fois, quand elle est venue, ç'a été un élan vers elle ; et, quand elle est partie, une délivrance. Je puis la revoir au moins, lorsqu'elle est absente ! Je la revois dans le fauteuil où elle était assise, devant la table où elle s'appuyait ; ce n'est pas son image qui est là ; c'est elle-même, elle tout entière. Et, quand elle vient, c'est une étrangère qui lui ressemble un peu ; mais je ne puis jamais la voir telle que je l'ai revue en pensée... Une fois, une seule, sa présence m'a été douce, douce à ne pouvoir l'exprimer. Elle s'était endormie un moment ; et j'ai eu à moi, réellement, immobiles, silencieux et clos, son front où la pensée inquiète a tendu la transparence de son voile, sa bouche si souvent entr'ouverte pour des questions qu'elle ne pose pas, ses yeux qui interrogent — quand j'y voudrais voir briller des étoiles. — J'aurais voulu qu'elle ne se réveillât jamais et m'endormir avec elle, moi, pour toujours...
Mais c'est fini, à présent. Nous ne serons plus séparés, Charlotte et moi, par un adversaire invisible qu'elle a deviné dans l'ombre, sans doute, et que je ne veux pas avoir terrassé pour lutter avec son fantôme. Qu'elle parle, si elle a quelque chose à dire, et si elle ose parler. ou bien, je parlerai ; et si ce que je dirai doit tuer notre amour, qu'il meure. Je ne veux plus subir le despotisme des angoisses qui l'étreignent ; et je ne veux pas plus de secret entre nos âmes qu'il n'y en a entre notre chair, notre chair que rapproche un nouveau lien, car Charlotte est enceinte. Avant-hier, elle m'a décidé à aller demander sa main à son père, et à lui tout avouer ; je dois lui faire part, aujourd'hui, du résultat de l'entrevue ; je l'attends.
La voilà. Pour la première fois, en face d'elle, je me sens maître de moi, je n'éprouve pas les frémissements d'humilité du dévot devant son idole muette, du coupable devant sa conscience.
—Tu as vu mon père ?
— Oui.
C'est vrai. J'ai vu mon oncle hier matin. Il m'a écouté sans émotion et m'a laissé parler sans m'interrompre. «Tu n'auras pas ma fille, m'a-t-il dit quand j'ai eu fini. — Voulez-vous me donner les raisons de votre refus ? ai-je demandé. — Certainement. Il n'y en a qu'une. Je ne veux plus marier Charlotte. — Vous ne voulez plus... — Non. Il est convenu qu'un père de famille doit faire son possible pour établir sa fille ; mais si les circonstances s'opposent à la réalisation de ses désirs, le monde ne peut pas lui en vouloir de ne point persister en dépit de tout. Les faits qui ont empêché le mariage de Charlotte, en raison même de la rareté de leur caractère, m'autorisant à abandonner, au moins pendant quelques années, toutes tentatives matrimoniales à son égard. Édouard est censé avoir le cœur brisé, et il est inutile de le lui arracher tout à fait ; Charlotte est supposée regretter profondément Édouard ; et on m'imagine généralement versant des pleurs sur leur infortune, dans le silence du cabinet. C'est une situation. — Situation conciliable avec vos intérêts ? — Peut-être. Je ne tenais pas à avoir d'enfant, moi; une fille, surtout. Les filles, il leur faut une dot; et la dot, c'est une somme d'autant plus grosse que le père s'est enrichi davantage. Il faut payer. Je payerai, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement ; mais le plus tard possible. — Savez-vous si Charlotte sera de votre avis et si elle voudra attendre ?» Mon oncle s'est mis à ricaner. «Oh ! qu'elle le veuille ou non !... Elle ne sera majeure que dans deux ans, environ ; et après, les sommations respectueuses, les formalités, le temps qu'elles exigent... Une femme peut arracher ses premiers cheveux blancs, en France, avant d'avoir une volonté. — Elle peut disposer d'elle-même, en tous cas... — Illégalement. — Soit. C'est ce qu'a fait Charlotte. Depuis trois mois elle est ma maîtresse. — Ta... ? a crié mon oncle en sursautant, car il a senti que je ne mentais pas. — Oui ; depuis trois mois ; et je viens vous demander, puisque c'est nécessaire, de nous permettre de régulariser notre situation.» Mon oncle était blême, encore, et sa main, posée à plat sur le bureau, frémissait un peu ; mais sa voix n'a pas tremblé. «Votre situation, a-t-il dit, je puis la régulariser facilement; en faisant enfermer ma fille jusqu'à sa majorité, d'abord ; et en te faisant poursuivre, toi, pour détournement de mineure. La loi m'autorise... — Oui ! A tout ! A voler la dot de votre fille, comme vous m'avez volé mon héritage, à moi !» Mon oncle ne s'est pas indigné, il a souri et hoché la tête. «Je comprends. Je comprends. Une vengeance ? Ou un chantage ? — Ni l'un ni l'autre ! Quelque chose qui ne vous regarde pas, que je ne veux pas vous dire. Il n'y a qu'une chose que je veuille vous dire, c'est que Charlotte est enceinte et qu'il nous faut votre consentement à notre mariage ! Vous entendez ? Il me le faut ! Je ne veux pas que mon enfant... — Ne t'avance pas trop ! La loi n'interdit pas sans raisons la recherche de la paternité...» J'ai bondi vers mon oncle et je l'ai empoigné par les épaules. «Si vous dites un mot de plus, si vous vous permettez la moindre allusion injurieuse envers Charlotte, vieux coquin, je vous écrase sous mes pieds et je vous jette par la fenêtre. I1 y a longtemps que j'ai envie de le faire, sale voleur que vous êtes ! Entendez-vous, que j'en ai envie ? Hein ? (et je sentais ses os, que j'aurais dû broyer, craquer dans mes mains, et je ne voyais plus que le blanc de ses yeux). Si je n'étais pas un lâche, comme tous ceux qui se laissent piller par des pleutres de votre trempe, il y a longtemps que j'aurais pris votre tête par les deux oreilles et que je l'aurais écrasée contre vos tables de la Loi ! Je peux vous la faire, à présent, la loi, si je veux, hein !.. . Tenez, vous n'en valez pas la peine !» Et je l'ai jeté, d'un revers de main, au fond de son fauteuil où il s'est écroulé comme une ordure molle. «Écoutez, ai-je repris, près de la porte, avant de sortir, tandis qu'il cherchait à récupérer son sang-froid et qu'il arrangeait sa cravate. Écoutez-moi bien. Accordez-moi la main de Charlotte ; je ne vous demande pas de dot ; je ne vous en ai point demandée. Je ne veux pas que vous me donniez un sou, même de l'argent que vous m'avez pris. Si vous aviez la moindre affection pour votre fille, je vous diras qu'elle sera heureuse avec moi ; mais vous ne vous souciez de personne. Une dernière fois, voulez-vous ? Si vous ne voulez pas, je ne sais pas ce qui arrivera ; mais je prévois des choses terribles, des malheurs sans nom pour elle, pour moi — et pour vous aussi» Je me suis arrêté, la voix coupée par la colère. «Je n'ai qu'un mot à te répondre. C'est: Non. Je n'ai pas plus d'aversion pour toi que pour un autre, malgré ce que tu viens de dire et de faire. Tu m'es indifférent — comme tous les gens qui ne peuvent me servir à rien. — Seulement, en admettant que ma fille ne me donne pas lieu de la renier purement et simplement, je ne puis pas la marier sans dot ; cela ruinerait mon crédit; et, la mariant avec une dot, je ne puis la donner qu'à un homme possédant une fortune en rapport. Tel n'est point ton cas, malheureusement pour toi. Il y a des conventions sociales que rien au monde ne m'obligera à transgresser ; elles sont la base de l'Ordre universel, quoique tu en puisses dire... Tu viens de te comporter en sauvage ; moi, je te parle en civilisé, a-t-il continué en glissant sa main dans un tiroir qu'il avait ouvert sournoisement et où je sais qu'il cache un revolver. La loi m'autorise à agir contre ma fille et toi. Je n'userai pas du droit qu'elle me confère. Tu as séduit Charlotte ; tu peux la garder. Vivez en concubinage, si vous voulez ; vous serez à plaindre avant peu, sans aucun doute. Mais c'est moi qu'on plaindra.» Je suis sorti brusquement, sans dire un mot, car je voyais rouge.
C'était avant-hier, cela ; et il me semble que c'est la même fureur qui me secouait alors qui vient de m'envahir tout d'un coup, lorsque Charlotte est entrée.
— Eh ! bien, que t'a dit mon père ? me demanda-t-elle, anxieuse.
— Il a dû te l'apprendre lui-même, je pense.
— Non. Voilà trois jours que je ne l'a vu ; il sort de bonne heure et rentre tard ; on dirait qu'il m'évite. Tu lui as dit ?...
— Tout. Et il refuse. Je n'ai pas besoin de te donner ses raisons, n'est-ce pas ?
Charlotte secoue la tête tristement. Elle vient s'asseoir près de moi et me prend la main.
— Et toi, que veux-tu faire ?
— Moi ?, dis-je... Je ne sais pas. En vérité, je ne sais pas.
Et je fixe mes yeux sur quelque chose, au loin, pour éviter son regard que je sens peser sur moi. mais l'étreinte de sa main se resserre, sa petite main si fine et si jolie, qui semble exister par elle-même.
— Dis-moi ce que tu penses, Georges ! Je t'en prie, dis-le moi, si cruel que ce doive être.
Je dégage ma main et je me lève.
— Est-ce que je sais ce que tu penses, toi ? Je ne l'ai jamais su ! Dis-le moi, si tu veux que je te réponde. Dis-moi si tu m'aimes, d'abord !
Des larmes roulent dans les yeux de Charlotte.
— Je t'aime, oui... Oh ! Je ne sais pas... Je ne peux pas dire ! Je ne te connais pas. Je ne te vois pas. J'ai peur... Je devine des choses, à travers toi ; des choses atroces...
Je frappe du pied, car ses larmes me crispent les nerfs et m'irritent.
— Écoute, dis-je ; écoute des choses plus atroces encore. Il faut que tu les apprennes, puisque tu veux savoir ce que je pense. Je ne veux point vivre de la vie des gens que tu connais, que tu fréquentes, que tu coudoies tous les jours. Leur existence me dégoûte ; et, dégoût pour dégoût, je veux autre chose. J'ai déjà cessé de vivre de, leur vie. J'ai... Tu sais, le vol commis chez Mme Montareuil, ces quatre cent mille francs de bijoux et de valeurs enlevés la nuit. Eh ! bien...
Charlotte s'élance vers moi et me pose sa main sur la bouche.
— Tais-toi! Je le sais. Je l'ai deviné ! Ne parle pas; je ne veux pas... Viens.
Elle m'entraîne, me fait asseoir sur le divan et me jette ses bras autour du cou.
— Tu ne te doutais pas que je savais ? que j'avais compris toute ta haine pour mon père et pour ceux qui lui ressemblent, et que j'avais pu lire en toi comme dans un livre le jour où tu es venu me parler, te rappelles-tu ? en revenant de Bruxelles... Non, non, ne t'en va pas. Reste. Ne te mets pas en colère si je pleure ; c'est plus fort que moi. Écoute. Je ne t'aimais pas, mais je sentais combien tu étais tourmenté... Et le soir où tu m'as parlé, dans le jardin, je ne t'aimais pas non plus, mais je savais que tu avais soif d'une amitié compatissante, comme tous les cœurs malheureux...
D'un geste brusque, je me délivre de son étreinte.
— Il fallait te défendre, alors, puisque tu n'avais que de la pitié pour moi ! Ce n'est pas de la sympathie que je te demandais !
— Enfant ! dit-elle en me reprenant dans ses bras ; est-ce que tu le savais, ce que tu me demandais? tu voulais trouver l'oubli, en moi, le sommeil de toutes les pensées qui te hantent, la fin du cauchemar qui t'oppresse. Cela, je ne pouvais te le donner qu'avec moi-même. Ce soir-là, tu avais vu en moi une fée qui peut chasser les mauvais rêves ; mais je n'étais qu'une femme, et mon seul charme c'était mon amour. Je te l'ai donné autant que j'ai pu ; pas assez complètement, sans doute... et, surtout, je ne t'ai jamais dit ce que j'aurais dû te dire, je ne t'ai jamais parlé comme j'étais résolue à le faire chaque fois que je venais te voir. Pardonne-moi ; je sentais que ta souffrance était tumultueuse et irritable, et je n'ai jamais osé... J'avais peur...
— Tu avais peur ! dis-je en me levant et en marchant par la chambre. Peur de quoi ? De me dire que j'étais un voleur ? Je m'en moque pas mal ! Ou bien d'entreprendre ma conversion ? Tu aurais sans doute perdu ton temps. C'était bien inutile, va, tes airs mystérieux et tes façons d'enterrement... Tu m'as demandé ce que je voulais faire, tout à l'heure. Si ton père m'avait accordé ta main, j'aurais vu ; mais puisqu'il refuse... je veux continuer, ni plus ni moins, et le tonnerre de Dieu ne m'en empêcherait pas. J'espère que tu ne me quitteras pas ; tu t'ennuieras un peu moins que tu ne l'as fait jusqu'ici...
— Non, non ! crie Charlotte. Ne parle pas ainsi ! Ce n'est pas fait pour toi, cela ! Je ne veux pas...
— Pourquoi donc n'est-ce pas fait pour moi ? Parce que les lois, qui ont permis qu'on me dépouillât depuis, ne m'ont pas fait naître pauvre ? Parce que j'ai été enfermé au collège au lieu d'être interné dans la maison de correction ? Parce que j'ai appris des ignominies dans des livres, derrière des murs, au lieu de faire l'apprentissage du vice en vagabondant par les rues ? Je ne comprends pas ces raisons-là. Parce qu'on m'a fait donner assez d'instruction et qu'on m'a laissé assez d'argent pour me permettre d'agir en larron légal, comme ton père ? Je ne veux pas être un larron légal ; je n'ai de goût pour aucun genre d'esclavage. Je veux être un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler et je prendrai aux autres ce qu'ils gagnent ou ce qu'ils dérobent, exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et les manieurs de capitaux. Comment ! j'aurai été dévalisé avec la complicité de la loi, et même à son instigation, et je n'oserai pas renier cette loi et reprendre par la force ce qu'elle m'a arraché ? Comment ! toi qui es une femme et qui seras mère demain, tu peux être empoignée ce soir par des gendarmes que ton père aura lancés contre toi et enfermée jusqu'à vingt-et-un ans comme une criminelle, avec interdiction, après, de te marier avant l'expiration des interminables délais légaux ! et tu hésiteras à fouler aux pieds toutes les infamies du Code ?
— Non, dit Charlotte, je n'hésiterai pas. Je suis ta femme et je suis prête à te suivre. Mais... Non, je t'en prie, ne fais pas cela. Je t'en prie ; pour moi, pour... l'enfant... et surtout pour toi. Oh ! j'aurais tant donné pour que tu ne l'eusses jamais fait ! et je te supplie de ne plus le faire. N'est-ce pas, tu voudras bien ?
Elle se lève et vient près de moi.
— Dis-moi que tu voudras bien. Je sais aussi, moi, que c'est ignoble, toutes ces choses ;toute cette société immonde basée sur la spoliation et la misère ; je sais que les gens qui soutiennent ce système affreux sont des êtres vils ; mais il ne faut pas agir comme eux...
— C'est le seul moyen de les jeter à bas, dis-je. Lorsque les voleurs se seront multipliés à tel pont que la gueule de la prison ne pourra plus se fermer, les gens qui ne sont ni législateurs ni criminels finiront bien par s'apercevoir qu'on pourchasse et qu'on incarcère ceux qui volent avec une fausse clef parce qu'ils font les choses mêmes pour lesquelles on craint, on obéit et on respecte ceux qui volent avec un décret. Ils comprendront que ces deux espèces de voleurs n'existent que l'une par l'autre ; et, quand ils se seront débarrassés des bandits qui légifèrent, les bandits qui coupent les bourses auront aussi disparu. Tu sais ce que je pense, maintenant ; tu sais ce que j'ai fait et ce que je veux faire — tu entends ? ce que je veux faire !
— Oh ! c'est affreux, dit Charlotte en sanglotant. Je ne sais pas si tu as tort... mais je ne peux pas, je ne peux pas... Écoute-moi, je t'en supplie... au moins pendant quelque temps... Tu te calmeras. Tu es tellement énervé ! Tu verras que c'est trop horrible... Je n'ai pas même le courage d'y penser ; et je n'aurais pas la force... Oh ! si tu savais ce que je souffre ! Je t'aime, je t'aime de toute mon âme à présent ; et je t'aimerai... oh ! je ne peux pas dire comme je t'aimerai...
Je la prends dans mes bras.
— Eh ! bien, si tu m'aimes, Charlotte, ne me demande point des choses impossibles. Il faut que agisse comme je te l'ai dit, je suis poussé par une force que rien au monde ne pourra vaincre, même ton amour. Mais tu seras heureuse, je te jure...
— Non, murmure-t-elle en détournant la tête ; je voudrais pouvoir te dire: oui ; je le voudrais de tout mon cœur ; mais c'est plus fort que moi, je ne peux pas. Il me semble que je mourrais de peur et de honte... et je ne veux pas que toi. . oh ! mon ami, mon ami ! ne me repousse pas ainsi...
— Si ! dis-je, je te repousserai — et j'écarte sa main glacée qu'elle a posée sur mon front brûlant, car sa douleur me pénètre et m'exaspère et je sens fondre, devant ce désespoir de femme, l'âpre résolution qui, depuis si longtemps, s'ancra en moi. — Si ! je te repousserai si tu es assez faible pour ne point agir ce que tu penses, car tu sais bien que j'ai raison. Je serai ce que je veux être ! Et je resterai seul si tu n'es pas assez forte pour me suivre.
Charlotte devient pâle, pâle comme une morte ; et ses yeux seuls, éclatants de fièvre, paraissent vivants dans sa figure.
— Je ne peux pas, dit-elle tout bas ; et d'autres paroles, qu'elle voudrait prononcer, expirent sur ses lèvres blêmes.
— Eh ! bien, va-t-en, alors ! crié-je d'une voix qui ne me semble pas être la mienne. Va retrouver ton père, fille de voleur ! il m'a volé mon argent et toi tu veux me voler ma volonté ! Va-t-en- ! Va-t-en !
Alors, Charlotte s'en va, toute droite. Et pendant longtemps, cloué à la même place et comme pétrifié, je crois entendre le bruit de ses pas qui s'est éteint dans l'escalier.
Ce que je ressens, c'est pour moi. Je voudrais bien qu'il y eût là quelqu'un pour me tuer, tout de même ; mais on ne meurt pas comme ça. Il faut vivre. Eh ! bien, en avant...
Le lendemain matin, à la gare du Nord, au moment où je vais prendre le train pour Bruxelles, quelqu'un me frappe sur l'épaule. Je me retourne. C'est l'abbé Lamargelle.
— Vous partez en voyage, cher monsieur ?
— Oui ; pour affaires ; un voyage qui durera quelque temps, je pense.
—Vous ne m'étonnez pas ; votre oncle est un homme aimable et Mme Charlotte est absolument charmante ; mais les événements de ces temps derniers, ces malheureux événements, ont influé quelque peu sur l'aménité de leur caractère ; et quand on ne trouve plus dans la famille les joies profondes auxquelles elle vous a habitué... Ah ! ç'a été bien déplorable, ce qui est arrivé. Pour ma part, je n'ai aucune honte à l'avouer, j'y ai perdu une petite commission qui devait m'être versée au moment du mariage. Enfin... Les voies de la Providence sont insondables. M. Édouard Montareuil est bien affecté.
— J'espère qu'il se consolera, avec le temps.
— Je l'espère aussi. Le temps... les distractions... Je crois savoir qu'il se fait inoculer ; je l'ai rencontré l'autre jour sur la route de l'Institut Pasteur. La science est une grande consolatrice. Quant à vous, vous préférez les voyages.
— Oh ! voyages d'affaires...
— Oui. des affaires au loin ; l'isolement. Vous avez sans doute raison. Beaucoup de gens éprouvent le besoin de la solitude, de temps à autre:
Quiconque est loup, agisse en loup;
C'est le plus certain de beaucoup ;
comme le dit le fabuliste, continue l'abbé en me plongeant subitement ses regards dans les yeux. Allons ! je crains de manquer mon train. Au revoir, cher monsieur. Nous nous retrouverons, j'espère ; je fais même mieux que de l'espérer. Il n'y a que les montagnes, hé ! hé ! qui ne se rencontrent pas. Je vous souhaite un excellent voyage. — Prenez garde au marchepied.
Par la portière du wagon, j'aperçois sa haute silhouette noire qui disparaît au coin d'une porte. Était-il venu pour prendre un train — ou pour me voir ? Et alors, pourquoi ?
Ah ! pas de suppositions ! Ça ne sert à rien — surtout quand les prêtres sont dans l'affaire. — Des malins, ceux-là ! et qui ne sont peut-être pas les plus mauvais soutiens de la Société, bien que la bourgeoisie déclare, en clignant de l'œil, que le cléricalisme c'est l'ennemi.
J'y réfléchis pendant que le train, qui s'est mis en marche, traverse la tristesse des faubourgs. Quand on pense au nombre des êtres qui vivent dans ces hautes maisons blafardes, dans ces lugubres casernes de la misère, et qui sont provoqués, tous les jours, par ces deux défis : la ceinture de chasteté et le coffre-fort ; quand on songe qu'on ne met en prison tous les ans, en moyenne, que cent cinquante mille individus en France et quelques malheureux millions en Europe ; on est bien forcé d'admettre, en vérité, devant cette dérisoire mansuétude de la répression impuissante, que la seule chose qui puisse retenir les gens sur la pente du crime, c'est encore la peur du diable.
V.
Où court-il ?
— Naturellement, si vous essayez d'expliquer ça à un gendarme, il y a fort à parier qu'il vous prendra pour un aliéné dangereux. Mais il n'en est pas moins vrai que le voleur, c'est l'Atlas qui porte le monde moderne sur ses épaules. Appelez-le comme vous voudrez : banquier véreux, chevalier d'industrie, accapareur, concussionnaire, cambrioleur, faussaire ou escroc, c'est lui qui maintient le globe en équilibre ; c'est lui qui s'oppose à ce que la terre devienne définitivement un grand bagne dont les forçats seraient les serfs du travail et dont les garde-chiourmes seraient les usuriers. Le voleur seul sait vivre; les autres végètent. Il marche, les autres prennent des positions. Il agit, les autres fonctionnent.
— Et leurs fonctions consistent à voler, dis-je.
— Si l'on veut pousser les choses à l'extrême, certainement, répond Issacar en allumant une cigarette. Mais pourquoi hyperboliser ? Il est bien évident que l'homme, en général, est avide de gains illicites et que le petit nombre de ceux qui n'ont pas assez d'audace pour agir en pirates, avec les lettres de marque octroyées par le Code, rêvent de se conduire en forbans. Le genre humain est admirablement symbolisé, à ce point de vue, par le trio qui fit semblant d'agoniser, voici dix-huit siècles, au sommet du Golgotha : le larron légal à droite, le larron hors la loi à gauche, et Jésus la bonté même, représentant la soumission craintive aux pouvoirs constitués, au milieu. Seulement, quand on a dit cela, on n'a pas dit grand'chose. On a établi les éléments inaltérables de l'âme actuelle, mais on a ignoré les diversités extérieures de son agencement. Il y a fleurs et fleurs, bien que, primordialement, toutes les parties de la fleur soient des feuilles ; et il y a filous et filous bien que, par leur fonds, tous les hommes soient des fripons.
— N'allez-vous pas trop loin, à votre tour ?
— Je ne pense pas. Je ne crois point que la nature humaine soit mauvaise en elle-même, ou, au moins, incurablement mauvaise ; pas plus que je ne crois au criminel-né. Ce sont là des mensonges conventionnels, fort commodes sans doute, mais qu'il ne faudrait point ériger en axiomes. Je crois à l'influence détestable, irrésistible, du déplorable milieu dans lequel nous vivons. Que la corruption engendrée par ce milieu soit profonde et générale, il n'y a pas lieu d'en douter ; les êtres qui échappent à son action sont en bien petit nombre. Ils existent, cependant ; car c'est soutenir un paradoxe abominable que d'affirmer qu'il n'y a point d'honnêtes gens. Les personnes les plus versées en la matière n'ont point de doutes à ce sujet. M. Alphonse Bertillon assure même qu'on pourrait trouver à Paris, parmi les êtres placés dès leur jeunesse dans ces conditions qui sont le lot des criminels que nous sommes tous plus ou moins, une centaine d'hommes devenus et restés parfaitement honnêtes. «On les trouverait tout de même, dit-il, mais ce seraient cent imbéciles.» Imbéciles ou non, peu importe. Il suffit qu'ils existent.
— C'est suffisant, en effet.
— Partant donc de ce point que l'honnête homme n'est pas un mythe, mais une simple exception, nous nous trouvons en face d'une masse énorme dont les éléments, absolument analogues au point de vue physiologique ou psychologique, ne se différencient qu'en raison de leur agencement au point de vue social. Pour diviser en deux parties les unités malfaisantes qui composent cette masse, on est obligé de prendre le Code pénal pour base d'appréciation.
— Bien entendu ; le Code, c'est la conscience moderne.
— Oui. Anonyme et à risques limités... La première partie est composée, d'abord, de criminels actifs, dont la loi ignore, conseille ou protège les agissements, et qui peuvent se dire honnêtes par définition légale ; puis, de criminels d'intention auxquels l'audace ou les moyens font défaut pour se comporter habituellement en malfaiteurs patentés, et dont les tentatives équivoques sont plutôt des incidents isolés qu'une règle d'existence ; ceux-là aussi peuvent se dire honnêtes. Cette catégorie tout entière a pour caractéristique le respect de la légalité. Les uns sont toujours prêts à commettre tous les actes contraires à la morale, soit idéale, soit généralement admise, pourvu qu'ils ne tombent point sous l'application directe d'un des articles de ce Gode qu'ils perfectionnent sans trêve. Les autres, tout en les imitant de leur mieux de loin en loin et dans la mesure de leurs faibles facultés, ne sont en somme que des dupes grotesques et de lamentables victimes qui ne consentent, pourtant, à se laisser dépouiller que par des personnages revêtus à cet effet d'une autorité indiscutable et qualifiés de par la loi. Classes dirigeantes et masses dirigées. De par la loi, Monsieur, de par la loi ! Vous savez quelle est la conséquence d'un pareil ordre de choses. Égoïsme meurtrier en haut, misère morale et physique en bas ; partout, la servitude, l'aplatissement désespéré devant les Tables de la Loi qui servent de socle au Veau d'Or.
— Certes, l'esclavage est général ; et le joug est plus lourd à porter, peut-être, pour les dirigeants que pour les dirigés. Il est vrai qu'ils ont l'espoir, sans doute, d'arriver à accaparer toute la terre, à monopoliser toutes les valeurs, à asservir scientifiquement le reste du monde et à le parquer dans les pâturages désolés de la charité philanthropique. Je suis convaincu que pas une voix ne s'élèverait pour protester s'ils parvenaient à établir un pareil régime.
— C'est fort probable. L'éducation de l'humanité est dirigée depuis longtemps vers un but semblable, et les utopistes du Socialisme la parachèvent. Mais la tentative, si l'on osait la risquer, ne réussirait pas, et voici pourquoi : il y a toute une catégorie d'individus qui n'ont cure des lois, qui s'emparent du bien d'autrui sans se servir d'huissiers et qui lèvent des contributions sur leurs contemporains sans faire l'inventaire de leurs ressources. Ce sont les voleurs. Il faut leur laisser ce nom, qui n'appartient qu'à eux seuls, de par la loi, et même étymologiquement. Vola,ça ne veut pas dire: une sébile. Examinez la paume des mains des législateurs, dans un Parlement quelconque, lorsqu'on vote à mains levées, et vous conviendrez que le titre de voleurs ne saurait s'appliquer aux coquins qui mendient les uns des autres, pour commettre leurs méfaits, l'aumône de la légalité. Je ne dis pas qu'il ne se trouve point de voleurs véritables, parmi ces filous en carte ; il y en a, et il y en aura de plus en plus ; mais c'est encore l'exception. Quant au vrai voleur, ce n'est pas du tout, quoi qu'on en dise, un commerçant pressé, négligent des formalités ordinaires, une sorte de Bachi-Bouzouk du capitalisme. C'est un être à part, complètement à part, qui existe par lui-même et pour lui-même, indépendamment de toute règle et de tous statuts. Son seul rôle dans la civilisation moderne est de l'empêcher absolument de dépasser le degré d'infamie auquel elle est parvenue ; de lui interdire toute transformation qui n'aura point pour base la liberté absolue de l'Individu ; de la bloquer dans sa Cité du Lucre, jusqu'à ce qu'elle se rende sans conditions, ou qu'elle se détruise elle-même, comme Numance. Ce rôle, il ne le remplit pas consciemment, je l'accorde, mais enfin, il le remplit. Je n'admets pas que le voleur soit la victime révoltée de la Société, un paria qui cherche à se venger de l'ostracisme qui le poursuit ; je le conçois plutôt comme une créature symbolique, à allures mystérieuses, à tendances dont on ignore généralement la signification, comme on ignore la raison d'être de certains animaux qui, cependant, ont leur utilité et qu'on ne détruit que par habitude aveugle et par méchanceté bête. Le voleur va à son but, non pas que le crime soit bien attrayant et que ses profits soient énormes, mais parce qu'il ne peut faire autrement. Il sent peser sur lui l'obligation morale de faire ce qu'il fait. Je dis bien : obligation morale. «Le renard, en volant les poules, a sa moralité, assure Carlyle ; sans quoi il ne pourrait pas les voler.» Quoi de plus juste ?
— Rien au monde. C'est faire du crime ce qu'il est : une matière purement sociologique. Et c'est faire du criminel ce qu'il est aussi : une conséquence immédiate de la mise en train des mauvaises machines gouvernementales, un germe morbide qui apparaît, dès leur origine, dans l'organisme des sociétés qui prennent pour base l'accouplement monstrueux de la propriété particulière et de la morale publique, qui se développe avec elles et ne peut mourir qu'avec elles. C'est faire du voleur un individu possédant une moralité spéciale qui lui enlève la notion de l'harmonique enchaînement de l'organisation capitaliste, et qu'il refuse de sacrifier au bien général défini par les légistes. C'est faire de lui le dernier représentant, abâtardi si l'on y tient, de la conscience individuelle.
— Certainement, dit Issacar. Mais ce n'est pas seulement son dernier représentant ; c'est son représentant éternel. Toutes les civilisations qui ne se sont pas fondées sur les lois naturelles ont vu se dresser devant elles cet épouvantail vivant : le voleur ; elles n'ont jamais pu le supprimer, et il subsistera tant qu'elles existeront ; il est là pour démontrer, per absurdum, la stupidité de leur constitution. Les gouvernements ont un sentiment confus de cette réalité ; et, avec une audace plus ingénue peut-être qu'ironique, ils déclarent que leur principale mission est de maintenir l'ordre, c'est-à-dire la servilité générale, et de faire une guerre sans merci au criminel, c'est-à-dire à l'individu que leurs statuts classent comme tel.
— C'est absolument comme si un conquérant affirmait que sa seule raison d'être est de subjuguer des provinces. Sa présence n'a pas besoin d'être expliquée. Mais il est probable que les masses exploitées finiront par s'apercevoir que leur pire ennemi n'est pas le criminel traqué par la police et exclusivement sacrifié comme un bouc émissaire pour assurer à la loi une sanction indispensable. La faim fait sortir le loup du bois...
— Les loups sont des loups, répond Issacar ; et les hommes... Il y a annuellement cinquante mille suicides en Europe ; et, en France seulement, quatre-vingt-dix mille personnes meurent de faim et de privations, tandis que soixante-dix mille autres sont internées dans les asiles d'aliénés par suite de chagrins et de misère. Croyez-vous que cette foule de misérables ait des principes moraux plus solides que ceux de leurs contemporains ? Pas du tout. Il n'y a plus que dans certains milieux révolutionnaires qu'on croie encore à l'honnêteté. Mais la distance est si grande, de la pensée à l'acte ! Plutôt que de la franchir, ils préfèrent la mort.
— Pourtant, dis-je, ils sont presque tous chrétiens ; et leur religion leur enseigne la nécessité de l'audace. Le ciel même, dit l'évangile, appartient aux violents qui le ravissent. Violenti rapiunt illud. Que pensez-vous de cette promesse du paradis faite aux criminels ?
— Elle m'amuse. Pourtant, elle est d'une grande profondeur, et les casuistes ne l'ont pas ignoré. Par le fait, les criminels commencent à jouir sur cette terre de privilèges que ne partagent point les honnêtes gens. On disait autrefois que le voleur avait une maladie de plus que les autres hommes : la potence ; on peut dire aujourd'hui qu'il a une maladie de moins : la maladie du respect. Et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce respect qu'il ressent de moins en moins, il l'inspire de plus en plus. Allez voir juger, par exemple, une affaire d'adultère ; le voleur, devant le public et même le tribunal, fait bien meilleure figure que le volé. Et qui voudrait croire, à présent, que la faillite n'a pas été instituée pour le bien du débiteur, pour lui refaire une virginité ?
— Personne, assurément. on pourrait même aller beaucoup plus loin que vous ne le faites ; et je serais porté à admettre que cette considération pour le larron augmente en raison exacte du mépris croissant pour la misère. Penser qu'après dix-huit siècles de civilisation chrétienne les pauvres sont condamnés en naissant ! Et ils sont condamnés comme voleurs. Tu as volé de la vie, de la force, de la lumière ! Tu es condamné à payer avec ta chair, avec ton sang, avec ton geste de bête, avec ta sueur, avec tes larmes ! Et l'ignoble comédie que la charité infâme les oblige à jouer ! Quand vous entendez un homme chanter dans la rue, vous pouvez être sûr qu'il n'a pas de pain.
— Que voulez-vous ? ricane Issacar. Ils ont contre eux l'opinion publique — la même qui fera semblant de vous honnir si vous vous lassez pincer au cours d'un cambriolage. — Seulement le pauvre est réprouvé à perpétuité, et sans merci ; car la dignité de l'infortune est morte. Vous, vous ne serez déshonoré que pour un temps, et jusqu'à un certain point ; car vous aurez été assez habile pour mettre en lieu sûr le produit de vos précédents larcins. Il n'y a qu'une opinion publique, voyez-vous : c'est celle de la Bourse, elle donne sa cote tous les jours. Lisez-la en faisant votre compte, même si vous revenez du bagne. Vous saurez ce qu'on pense de vous.
— J'ai déjà eu l'occasion de la consulter une fois, cette opinion publique ; lorsque j'ai voulu m'assurer de la valeur des titres avec lesquels mon oncle avait réglé ses comptes de tutelle.
— Oui, je sais ; elle vous a répondu : cent mille francs, à peu près. C'était comme si elle vous avait dit : Tu risqueras cette somme dans une entreprise quelconque ; et tu la perdras ; car ton capital est mince et les gros capitaux n'existent que pour dévorer les petits. ou bien, tu chercheras à joindre à tes maigres revenus ceux d'un de ces emplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs, n'en sont pas moins pénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pas tout à fait à leur faim, sont vêtus presque suffisamment, compensent l'absence des joies qu'ils rêvent par l'accomplissement de devoirs sociaux que l'habitude leur rend nécessaires ; et, à part ça, vivent libres comme l'air — l'air qu'on paye aux contributions directes.
— La perspective était engageante. Néanmoins, elle ne m'attirait pas. J'étais assez bien doué, il est vrai, et si j'avais eu de l'ambition... Mais je n'ai pas d'ambition. Arriver ! A quoi ? Chagrin solitaire ou douleur publique. Manger son cœur dans l'ombre ou le jeter aux chiens. D'ailleurs, je n'avais pas la notion déprimante de l'avenir. Je voulais vivre pour vivre.
— Ne faites pas de la résolution que vous avez prise une question de principes, dit Issacar. Rien de mauvais comme les principes. Vous êtes, ainsi que tous les autres criminels, poussé par une force que vous ne connaissez pas, qui n'est point héréditaire, et à laquelle les milieux que vous avez traversés ont simplement permis un libre développement. Le voleur est un prédestiné.
— C'est possible. Moi, je vole parce que je ne suis pas assez riche pour vivre à ma guise, et que je veux vivre à ma guise. Je n'accepte aucun joug, même celui de la fatalité.
— Prenez garde. Si vous vous dérobez à toute domination, vous vous condamnez à subir toutes les influences passagères.
— Ça m'est égal. Et puis, j'aime voler.
— Voilà une raison. on peut s'éprendre de tout, même du plaisir et du crime, avec sincérité et, j'oserai le dire, avec élévation.
— Vous n'avez peut-être pas tort, après tout, de parler du voleur comme d'un prédestiné. Il me semble que, même si j'étais resté riche, je n'aurais été attiré vers rien, ou seulement vers des choses impossibles.
— Vous auriez été un isolé ou un libertin, car vous êtes un individu ; étant pauvre, vous êtes un malfaiteur par définition légale. Dans une société où tous les désirs d'actes et les appétits sont réglés d'avance, le crime sous toutes ses formes, de la débauche à la révolte, est la seule échappatoire prévue, et implicitement permise par la loi aux forces vives qui ne peuvent trouver leur emploi dans le mécanisme réglementé de la machine sociale, et auxquelles la pauvreté défend l'isolement. Vous auriez pu tenter n'importe quoi ; on vous aurait reconnu tout de suite comme un caractère, et vous auriez été perdu. La lanterne avec laquelle Diogène cherchait un homme, et qu'avait déjà tenue Jérémie, l'Individu la porte sur la poitrine, aujourd'hui — afin qu'on puisse le viser au cœur et le fusiller dans les ténèbres.
— Puisque je dois être un voleur, et rien qu'un voleur...
— Pourquoi: rien qu'un voleur ? Ne pouvez-vous être quelque autre chose en même temps ? Vous êtes déjà ingénieur ; continuez. Le loisir ne vous manquera pas. Vous auriez tort de vous cantonner dans une occupation unique. Il faut être de votre temps, mais pas trop. La grande occupation de notre époque est la division du travail, car on affirme aujourd'hui que les parties ne doivent plus avoir de rapports avec le tout. Il n'y a que le vol qui ne soit pas une spécialité. N'en faites pas une.
— Soit. Je voulais dire qu'il y a deux sortes de filous : l'escroc et le voleur proprement dit. L'un nargue les lois, l'autre ne leur fait même pas l'honneur de s'occuper d'elles ; je veux agir comme ce dernier.
— Affaire de tempérament. Moi, je préfère l'escroquerie, pour la même cause ; mais je n'ai pas la maladie du prosélytisme. Soyez un larron primitif, un larron barbare si vous voulez. Permettez-moi seulement de vous donner un bon conseil : faites aux lois l'honneur de vous inquiéter d'elles. Comparez les statuts criminels des différents peuples, et leurs codes ; comparez aussi leurs régimes pénitentiaires et l'échelle de ces régimes ; et, avant de tenter un coup, examinez dans quel pays et dans quelles conditions il est préférable de le risquer ; laissez le moins possible au hasard ; sachez d'avance quel sera votre châtiment, et comment vous le subirez, si vous êtes pris. Je souhaite que vous ne le soyez jamais ; mais mes vœux ne sont point une sauvegarde. Jusqu'ici, vous n'avez commis qu'un vol, fort imprudent et d'une audace presque enfantine ; grâce à un concours de circonstances extraordinaires, vous n'avez même pas été soupçonné. On a bien raison de dire qu'il n'y a que l'invraisemblable qui arrive ! Cependant, ne vous y fiez pas.
— Je ne m'y fie pas.
— Et surtout, souvenez-vous bien qu'il faut éviter à tout prix les violences contre les personnes. L'assassinat, soit pour l'attaque de la propriété à conquérir, soit pour la défense de la propriété qu'on vient d'annexer, est un procédé grossier et anachronique qu'un véritable voleur doit répudier absolument. Tout ce qu'on veut, mais pas la butte.
— C'est mon avis.
— Le genre de vie que vous choisissez, à part ses risques {mais quelle profession n'a pas ses dangers ?) me semble pleine de charmes pour un esprit indépendant. Carrière accidentée ! Vous verrez du pays et peut-être des hommes. On passe partout avec de l'argent, et l'on ne vous demande guère d'où il vient ; excusez cette banalité.
— De bon cœur. Ma vie ne sera peut-être pas très gaie, et ne sera point, sûrement, ce que j'aurais désiré qu'elle fût. Mais elle ne sera pas ce qu'on aurait voulu qu'elle eût été ! La loi, qui a permis qu'on me fit pauvre, m'a condamné à une existence besogneuse et sans joie. Je m'insurge contre cette condamnation, quitte à en encourir d'autres.
— Ne vous révoltez pas trop, dit Issacar ; ça n'a jamais rien valu. Contentez-vous de donner l'exemple en vivant à votre fantaisie. Pourtant, si vous pouvez retirer un plaisir d'une comparaison entre l'état qui sera le vôtre et la situation que vous assignait la bienveillance de la Société, ne vous refusez pas cette satisfaction.
— C'est un parallèle que j'établirai souvent, et à un point de vue surtout.
— Celui des femmes, je parie ?
— Tout juste ! Ah ! les bourgeois sont bien vils ; mais ce qu'elles sont lâches, leurs filles ! Elles peuvent se vanter de le traîner, le boulet de leur origine !
— Comme vous vous emportez ! Ne pouvez-vous dire tranquillement que les honnêtes filles du Tiers-État ont la prétention ridicule de vouloir faire payer leur honnêteté beaucoup plus qu'elle ne vaut?... Auriez-vous eu quelque petite histoire avec une de ces demoiselles, ces temps derniers ? Votre brusque arrivée à Bruxelles, quand j'y réfléchis, me laisserait croire à un drame.
— Ni drame ni comédie ; quelque chose de pitoyable et qui n'a pas même de nom. N'en parlons pas ; c'est fini. Seulement, j'en ai assez, des femmes qui portent un traité de morale à la place du cœur et qui savent étouffer leurs sens sous leurs scrupules. Ah ! des femmes qui n'aient pas d'âme, et même pas de mœurs, qui soient de glorieuses femelles et des poupées convaincues, des femmes auréolées d'inconscience, enrubannées de jeunesse et fleuries de jupons clairs !...
— Vous en aurez, dit Issacar. Je ne vous promets point que leur immoralité ne vous ennuiera pas autant, au fond, que la moralité des autres ; mais elle est moins monotone et vous distraira quelquefois. Ce sont de bonnes filles, pas si bonnes que ça tout de même, qui ont assez de défauts pour faire faire risette à leurs qualités, et auxquelles l'instruction obligatoire a même appris l'orthographe. En vérité, je me demande ce que les honnêtes femmes peuvent encore avoir à leur reprocher. Elles reniflent, parce qu'elles n'osent pas se moucher de peur d'enlever leur maquillage, mais elles ont des pièces d'or dans leurs bas. Oui, je sais bien, vous vous moquez de ça... Enfin, on n'a pas à s'occuper des toilettes ; c'est quelque chose par le temps qui court... Ah l sapristi, quelle heure est-il donc ?
— Cinq heures et quart.
— Bon. Nous avons encore dix minutes à nous ; il nous en faut cinq tout au plus pour aller à notre rendez-vous. Je mets ces dix minutes à profit. Voulez-vous me prêter vingt mille francs ?
— Très volontiers.
— J'ai l'intention, voyez-vous, de tenter quelque chose du côté du Congo. J'ai une idée...
— Vous ne croyez donc plus aux ports de mer ?
— Si; mais la question n'est pas mûre ; les Belges y viendront, n'en doutez pas, et je crois même qu'après avoir creusé des bassins dans toutes leurs villes ils feront la conquête de la Suisse, pour créer un port à La-Chaud-de-Fonds ; seulement, il faut attendre. Ah ! si vous vouliez marcher avec moi, nous serions des précurseurs...
— Je regrette de ne le pouvoir, dis-je; mais je ne veux pas me mêler d'affaires. Pourtant, je suis très heureux de vous être utile, car vous m'avez rendu service.
— En m'occupant de la négociation des titres et des bijoux dont vous avez soulagé cette bonne vieille dame ? C'était si naturel ! Je regrette seulement de n'en avoir pu tirer que cent trente mille francs. Mais vous verrez vous-même, avant peu, combien nous sommes exploités.
— Je n'en serai pas surpris. Voulez-vous que je vous donne un chèque ce soir?
— Non, répond Issacar ; vous m'enverrez ces vingt mille francs de Londres, après-demain matin, en bank-notes anglaises.
— Après-demain matin ! Mais je ne serai pas Londres...
— Si. Vous y serez demain soir à six heures. C'est moi qui vous le dis. A présent, en route, chantonne Issacar en prenant son chapeau. Le café où nous devons voir mon homme est à deux pas d'ici.
Tout à côté, en effet ; en face de la Bourse. C'est l'heure de l'apéritif et l'établissement regorge de clients attablés devant des boissons rouges, et jaunes, et vertes. Des hommes aux figures désabusées de contrefacteurs impénitents, qui trichent aux cartes ou se racontent des mensonges ; des femmes d'une grande fadeur, joufflues et comme gonflées de fluxions malsaines, avec des bouches quémandeuses et des paupières lourdes s'ouvrant péniblement sur des yeux de celluloïd qui meurent d'envie de loucher.
Après un moment d'hésitation, nous nous dirigeons vers une table qu'encombre un jeune homme blond ; c'est la seule qui soit aussi faiblement occupée. Le jeune homme blond, plongé dans la lecture d'un journal, nous autorise à l'investir ; aussitôt, je me poste sur son flanc gauche et Issacar lui fait face avec intrépidité.
— Pour qui la chaise qui reste libre ? Pour qui ? dis-je à Issacar dès que le garçon nous a muni de pernicieux breuvages.
— Pour un fort honnête homme, gros industriel, fabricant de produits chimiques, qui brûle du désir de faire votre connaissance et dc vous voir placer deux cent mille francs pour le moins dans ses mains sans tache.
— Quelle singulière idée vous avez de me mettre en rapports avec des gens...
— Chut ! Chut !
Issacar se retourne pour faire signe à l'honnête industriel qui vient d'entrer et dont il a connu la silhouette dans une glace. L'honnête industriel a aperçu le signal. I1 s'avance en souriant ; le ventre trop gros, les membres trop courts, une tête d'Espagnol de contrebande avec des moustaches à la Velasquez, le front déprimé, ridé comme par l'habitude du casque, les doigts épais, courts, cruels, écartés comme pour l'égouttement de l'eau bénite. Issacar fait les présentations comme s'il n'avait fait autre chose de sa vie; et la chaise libre perd sa liberté.
— Monsieur, me dit l'honnête industriel, j'ai appris par M. Issacar combien vous êtes désireux de trouver, en même temps qu'un moyen d'utiliser vos merveilleuses facultés d'ingénieur et d'inventeur, un placement rémunérateur pour vos capitaux. Je pense que je puis vous offrir, pour une fois, cette double possibilité, savez-vous. C'est aussi l'avis de notre honorable ami M. Issacar, et je suis heureux qu'il ait ménagé cette entrevue, pour une fois, afin que je puisse vous exposer l'état de mes affaires, savez-vous. Si vous le permettez, je vais, sans autre préambule, vous donner une idée de mon entreprise
Je permets tout ce qu'on veut ; et l'honnête industriel commence ses explications. Il parle le plus vite qu'il peut et j'écoute le moins possible. Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourvu que ça ne dure pas trop longtemps !... A l'expiration du premier quart d'heure, le jeune homme blond, à côté de moi, commence à donner des signes d'impatience ; il s'agite nerveusement sur la banquette et déplie son journal avec rage. Tant pis pour lui ! Il n'a qu'à s'en aller, s'il n'est pas content. Ah ! que je voudrais pouvoir en faire autant !... Au bout d'une demi-heure, je prends le parti d'interrompre l'honnête industriel.
— Monsieur, lui dis-je, le tableau que vous venez de m'exposer est tracé de main de maître, et je dois avouer que vous m'avez presque convaincu. Le moindre des produits chimiques prend dans votre bouche une valeur toute particulière, et je crois que les résultats que vous avez atteints jusqu'ici ne sont rien en comparaison de ceux que vous pouvez espérer. Je me permettrai cependant de faire mes réserves sur la potasse. Il me semble que vous ne rendez pas suffisamment justice à la potasse.
— Moi ? fit l'honnête industriel interloqué ; mais je n'en ai pas encore parlé !
— Justement. Votre silence est plein de sous-entendus hostiles. N'oubliez pas, Monsieur, que je suis ingénieur ; rien n'échappe à un ingénieur.
— Je le vois bien, murmure l'honnête industriel, très confus.
— Quoi qu'il en soit, dit Issacar qui s'aperçoit sans doute que je m'engage sur un mauvais terrain, quoi qu'il en soit, je puis vous assurer, Monsieur, que vos paroles ont fait la plus grande impression sur M. Randal. Je connais M, Randal. Il est peu expansif, comme tous les hommes modestes bien que pénétrés du sentiment de leur valeur ; mais j'ai remarqué l'intérêt soutenu avec lequel il vous a écouté. C'est un grand point, croyez-le ; et je ne serais pas étonné si, après une ou deux visites à votre usine, il mettait à votre disposition, non pas deux cent mille francs, mais trois cent mille.
— Oh ! Oh ! dis-je, un peu au hasard — car je ne comprends pas du tout la signification des coups de pied qu'Issacar me lance sous la table — oh ! oh ! c'est aller bien vite...
— Mon Dieu ! dit l'industriel dont les yeux s'allument, quand un placement est bon... ll ne s'agit pas ici des Bitumes du Maroc ou du percement du Caucase, savez-vous, C'est une affaire sérieuse, que vous pouvez étudier vous-même...
— Certainement. Mais...
— Auriez-vous quelques objections à présenter, pour une fois ?
Moi ? Pas du tout. Mais Issacar en a pour moi.
— Oui, dit-il, M. Randal a certaines raisons qui le font hésiter, jusqu'à un certain point, à placer ses capitaux dans une entreprise comme la vôtre. Il me les a exposées et je vais vous les traduire brièvement. D'abord, il redoute l'accroissement des frais généraux. Les ouvriers réclament constamment des augmentations de salaires...
— Ils les réclament ! ricane l'industriel. Oui, ils les réclament ; mais ils ne les ont jamais. Et quand même ils les obtiendraient, croyez-vous qu'ils en seraient plus heureux et nous moins pauvres ? Quelle plaisanterie ! Ce que nous leur donnerions de la main droite, nous le leur reprendrions de la main gauche. Il est impossible qu'il en soit autrement. La science nous l'apprend. La science, Monsieur ! La main-d'œuvre est pour rien ici ; savez-vous pourquoi ? Parce que la Belgique est un pays riche, pour une fois. Plus un pays est riche, plus le travailleur est pauvre. La France, au XVe siècle, était bien loin d'avoir la fortune qu'elle possède aujourd'hui, n'est-ce pas ? Eh ! bien, à cette époque, l'ouvrier et le paysan français gagnaient beaucoup plus qu'ils ne gagnent à présent. Loi économique, monsieur, loi économique !
— La science est une admirable chose, dit Issacar. Mais M. Randal, qui a pour elle tout le respect nécessaire, n'ignore pas combien elle exige de ménagements dans ses diverses applications. et il a entendu dire que deux accidents terrible s'étaient produits chez vous l'année dernière...
L'honnête industriel sourit.
— Des accidents ! Oui, il y a des accidents. Nous traitons des matières dangereuses, pour une fois. Il y a eu quinze hommes tués à la première explosion ; dix seulement à la deuxième. Mais ces catastrophes donnent à une maison une publicité gratuite si merveilleuse ! D'ailleurs, il n'y a rien à payer aux familles des victimes, car toutes les précautions sont prises. Je ne dis pas qu'elles le soient constamment, savez-vous ; on se ruinerait. Mais elles le sont quand se présentent les inspecteurs, qui nous préviennent toujours de leur visite ; question de courtoisie ; c'est nous, industriels, qui les faisons vivre... Ah ! oui, cela fait une belle réclame ! Et l'enterrement en masse ! Tous les cœurs réconciliés dans la douleur commune ! Plus de castes ! L'union de tous, patrons et ouvriers, pleurant à l'unisson aux accents du De profundis ! Tu sais, les bâtiments sont assurés.
— C'est une grande consolation, dit Issacar. Malheureusement, cette union que produisent si à propos de pareils événements n'est peut-être pas de longue durée ; et alors arrivent les grèves, dont l'idée seule effraye M. Randal.
— Oui, dis-je, obéissant à une pression du pied d'Issacar, je crains énormément les grèves.
— Crainte chimérique, affirme l'honnête industriel; les grèves n'ont jamais fait de tort aux capitalistes ; au contraire. Voulez-vous que je vous dise le fin mot ? Les trois quarts et demi des grèves, c'est nous qui les provoquons. En Angleterre, en France, en Amérique, partout. Le capitaliste, le manufacturier encombré par la surproduction se refait par la grève. Il est curieux que vous ne vous en soyez pas douté. Tout le monde le sait, et personne n'y trouve à redire. Savez-vous pourquoi ? c'est parce qu'on se rend bien compte, malgré les criailleries des détracteurs du système actuel, que le monde n'est pas si mal fait, pour une fois : si les uns jouissent de toutes les faveurs de la fortune, les autres conservent, par le fait même de leur indigence, le pouvoir de les apprécier.
— C'est une compensation, en effet, accorde Issacar ; mais elle est peut-être un peu narquoise. E il se pourrait bien qu'un jour une révolution sociale...
Coup de pied d'Issacar. Silence. Second coup de pied d'Issacar. Je parle.
— Certainement, une révolution sociale qui... que...
— Je devine ce que vous voulez me dire, assure l'honnête industriel. Une révolution qui prendrait d'assaut les banques et dilapiderait les épargnes des gens laborieux et économes, qui s'approprierait les capitaux des honnêtes gens. Cela n'est guère probable en Belgique ; nous avons la garde civique, ici, Monsieur, pour une fois. Mais enfin, c'est possible. Eh ! bien, il n'y a qu'une chose à faire: C'est de ne pas confier son argent aux Banques et de le garder chez soi. C'est ce que je fais, savez-vous.
Et l'honnête industriel me regarde triomphalement dans les yeux, tandis que le jeune homme blond, après avoir soigneusement plié son journal, se met à examiner les points noirs dans le marbre blanc de la table. Quel imbécile ! Pourquoi ne s'en va-t-il pas ?
— Oui, continue l'industriel, je garde tout mon argent chez moi et, en cas de besoin, je saurais le défendre. Mon coffre-fort se trouve dans mon cabinet particulier, au troisième étage de ma maison, et mon appartement est au premier ; j'ai en ce moment pour plus de cinq cent mille francs de bonnes valeurs, sans compter les espèces ; pour aller les prendre, il faudrait passer sur mon cadavre. Quant aux voleurs, je m'en moque. Ma porte est solide et je ne me couche jamais sans en avoir poussé moi-même les trois gros verrous.
— Un avertisseur électrique serait peut-être prudent, suggère Issacar.
— Je ne dis pas. Mais je puis m'en passer, j'ai l'oreille fine et je ne dors que d'un œil, en gendarme.
— Excellente habitude, dit Issacar ; nous n'aurons pas de mal à vous réveiller, un de ces matins, pour vous demander à déjeuner, M. Randal et moi.
— Le plus tôt possible me fera plaisir, affirme l'industriel ; on ne traite bien les affaires que devant une bonne table ; c'est pourquoi, je pense, les pauvres ne réussissent jamais ; ils mangent si mal ! Ne tardez pas trop, et venez de bonne heure ; nous irons faire un tour à l'usine avant déjeuner.
Il nous donne son adresse: 67, rue de Dorbroëk; et se retire après force compliments, absolument enchanté de lui.
— Pourquoi m'avez-vous imposé une pareille corvée ? demandai-je à Issacar.
— Vous le verrez bientôt, me répond-il en souriant. Mais que pensez-vous du personnage ? C'est un symbole. A une époque où tout, même les plus vils sentiments, perd de sa force et se décolore, l'égoïsme pur, sans mélange et naïf ne se rencontre plus guère que dans les classes moyennes, mais il s'y cramponne. Et quelle inconscience ! Cet homme que vous venez de voir était candidat aux dernières élections municipales, candidat libéral et démocratique ; il représentait la démocratie, la seule, la vraie !
— Il la représente encore, dis-je. La vraie démocratie est celle qui permet à chaque individu de donner, en pure perte, son maximum d'efforts et de souffrance ; Prudhomme seul ne l'ignore pas. Ah ! quelle lame de sabre ne vaudrait mille fois son parapluie ?... Et comme tout ce que pensent ces gens-là est exprimé bassement ! Ce qui me répugne surtout dans la bourgeoisie, c'est son manque de dignité ; elle a eu beau tremper son gilet de flanelle dans le sang des misérables, elle n'en a pu faire un manteau de pourpre.
— Et quand les déshérités la prendront aux épaules pour la jeter dans l'égout où elle doit crever, on ira leur demander leurs raisons, on s'étonnera de leur manque de ménagements, on leur reprochera leurs façons brutales... Ah ! l'ironie anglaise: «Le chien, pour arriver à ses fins, se rendit enragé, et mordit l'homme »...
— Ma foi, dis-je, c'est presque un soulagement, quand on vient de quitter un de ces honnêtes gens, que de penser qu'on doit avoir pour amis des canailles, qu'on fréquentera des êtres destinés à l'échafaud ou au bagne.
J'ai prononcé la phrase un peu haut, et j'ai vu sourire le jeune homme blond. De quoi se mêle-t-il ? Il commence à m'agacer. Et je me penche sur la table pour murmurer à Issacar :
— Allons-nous en d'ici; et conduisez-moi auprès de ce voleur si adroit dont vous m'avez parlé tantôt et que vous devez me faire connaître ce soir.
— Volontiers, répond Issacar ; mais il est inutile de sortir.
Il se lève et pose la main sur l'épaule du jeune homme blond.
— J'ai l'honneur, me dit-il, de vous présenter mon ami Roger Voisin, dont vous désirez si vivement faire la connaissance.
J'esquisse un geste d'étonnement ; mais le jeune homme blond me tend la main.
— Je suis vraiment enchanté, Monsieur... Permettez-moi seulement une petite rectification ; mon nom est bien Roger Voisin mais, d'ordinaire, on m'appelle Roger-la-Honte.
VI.
Plein ciel
Minuit sonne au beffroi de la cathédrale comme nous pénétrons, Roger-la-Honte et moi, dans la rue de Darbroëk ; nous venons de faire nos adieux à Issacar avec lequel nous avons dîné à l'hôtel du Roi Salomon, où il habite. On est très bien, à cet hôtel-là.
— Oui, dit Roger-la-Honte ; aucun voleur chic ne descend ailleurs, à Bruxelles ; excepté quand les affaires l'exigent, bien entendu. Dans ce cas-là, on est quelquefois obligé de se contenter de peu, et même de trop peu. Tu vas voir mon logement.
Roger-la-Honte me tutoie, et je le lui rends. Familiarités d'associés. Ne serait-ce pas ridicule, puisque nous devons travailler ensemble, de nous parler à la seconde personne du pluriel, et de nous donner du Monsieur ? Donc, Roger-la-Honte me tutoie et je l'appelle: Roger-la-Honte, tout court, comme on dit: Monsieur Thiers.
— Nous voici arrivés, dit-il en s'arrêtant devant le numéro 65 et en cherchant sa clef dans sa poche.
— Il ne faudra pas faire de bruit ? dis-je, pendant qu'il ouvre la porte.
— Fais tout le bruit que tu pourras, au contraire ; j'ai ramené des demoiselles plus de quatre fois et les habitants de la maison, s'ils ne dorment pas, se figureront que je continue, Les femmes, ici, ont le pas léger comme des femelles d'éléphants en couches.
Nous montons l'escalier à la lueur d'allumettes nombreuses dont la dernière, quand Roger a ouvert une porte au quatrième étage, sert à enflammer une bougie placée sur un guéridon. Ce guéridon, un lit de fer, une commode-toilette et deux chaises constituent tout l'ameublement de la chambre où mon nouvel ami a élu domicile.
—Tu penses bien, dit-il, que ce n'est pas pour mon plaisir ; à quoi servirait de se faire voleur s'il fallait se contenter d'un logement digne tout au plus d'un sergent de ville ! Mais les affaires sont les affaires. Je devais nécessairement me placer à proximité de ma future victime, de façon à étudier ses habitudes ; j'ai trouvé cette chambre à louer dans la maison voisine de la sienne, et tu penses si j'ai laissé échapper l'occasion... Ah ! le dégoûtant personnage que cet honnête industriel, comme dit Issacar... Nous a-t-il assez assommés et énervés ce soir !
— J'ai vu le moment, dis-je, où j'allais lui lancer une carafe à la tête.
— Bah ! A quoi bon ? Ils sont trop. En tuer un, en tuer cent, en tuer mille, cela n'avancerait à rien et ne mettrait un sou dans la poche de personne ; ce n'est pas sur eux qu'il faut se livrer à des voies de fait, c'est sur leur bourse.
— Le fait est que ce sera plus dur encore, pour lui, de trouver demain matin son coffre-fort éventré et vide que de se voir coller au mur de son usine par les parents et les amis des ouvriers qu'il a sacrifiés à sa rapacité.
— Je crois aussi que le châtiment sera plus dur ; en tous cas, il sera certainement plus long. Ah ! quelle douche ! Laisse-moi rire un peu... As-tu vu avec quelle naïveté vaniteuse il nous a donné tous les renseignements sur l'agencement intérieur de sa maison ?
— Et s'il n'avait pas parlé ?
— Vous en auriez été quittes, Issacar et toi, pour aller déjeuner chez lui demain matin et passer linspection vous-mêmes ; il aurait été riche un jour de plus, voilà tout. Tu comprends, j'étais convaincu que le coffre-fort se trouvait au second étage, et Issacar soutenait qu'il était au troisième. Il avait deviné juste ! Il a le flair, celui-là. C'est dommage qu'il ne veuille rien faire à la dure... Assieds-toi donc ; nous ne pouvons pas commencer avant une heure au moins... Tiens, pour tuer le temps, je vais te faire le portrait de l'industriel à l'instant précis où nous nous occupons de lui ; il se couche à minuit un quart, tous les soirs.
Et Roger-la-Honte dessine, sur une feuille de papier arrachée d'un carnet, une caricature très drôle du pon Pelche, en chemise de nuit et bonnet de coton.
— Tu vois, dit-il, voilà la victime couronnée pour le sacrifice : couronnée d'un casque à mèche. Les fleurs, c'était bon pour la Grèce, mais c'est trop beau pour la Belgique, savez-vous, pour une fois. Ça t'étonne, que je sache ça ?
— Pas du tout. Mais comment as-tu appris à dessiner ?
— Tout seul; en allant et venant ; j'ai toujours eu beaucoup de goût pour ça, et rien que pour ça. Mes parents ont dépensé pas mal d'argent pour me faire instruire, mais ç'a été de l'argent perdu, ou à peu près. Mes parents ? C'étaient de très braves gens ; très, très honnêtes ; mon père était employé chez un grand architecte, à Paris ; un emploi de confiance, pénible et mal rétribué. Ma mère était la meilleure des mères de famille, laborieuse, droite, économe ; elle a eu du mal, car nous sommes trois enfants, deux filles et un garçon, mais c'est moi qui lui ai donné le plus de soucis.
— Alors tes parents sont morts ?
— Non, non, ils n'ont même pas envie de mourir.
— Ah l c'est que, en parlant d'eux, tu dis : c'étaient de brave gens, ils étaient.,.
— Certainement ; mais tu vas voir pourquoi tout à l'heure. On voulait faire de moi un architecte, mais les épures et les lavis m'inspiraient une aversion profonde. A seize ans, lassé de discussions sans fin avec ma famille, je me suis engagé dans les équipages de la Flotte.
— Et quand tu es revenu, tu t'es trouvé dans la même position que lorsque tu étais parti ?
— Exactement. Mes parents ne me rudoyaient pas, mais ils me faisaient entendre qu'il n'était guère convenable, ni même honnête, de rester inactif ; ils me citaient l'exemple de mes sœurs ; l'aînée, Eulalie, avait étudié la déclamation, commençait à paraître avec succès sur quelques scènes et faisait parler d'elle comme d'une actrice d'avenir ; mes parents, sans l'encourager (car ils savaient bien que l'honnêteté, au théâtre, est une exception, quoiqu'elle existe), n'avaient point voulu mettre obstacle à sa vocation et commençaient à en être fiers, in petto, quand son nom figurait sur le journal ; quant à ma plus jeune sœur qui n'avait que seize ans, elle était encore au couvent et les religieuses ne tarissaient pas d'éloges sur son compte ; application, dévotion, bonne conduite et bonne santé, elle avait tous les premiers prix. Moi, je ne savais que faire. Je me sentais attiré fortement vers la peinture : mais elle exige des études longues et coûteuses. Comment trouver le moyen de les entreprendre ? Je savais mes parents peu disposés à m'aider... Et j'échafaudais projet sur projet, plan sur plan, principalement dans les galeries des musées où j'aimais déjà à promener mes pensées, comme je l'aime encore aujourd'hui.
Quoi d'étrange, là-dedans ? Pourquoi Roger-la-Honte n'aurait-il point des pensées et ne prendrait-il point plaisir à les agiter, avec l'espoir de trouver un jour la manière de s'en servir ? On admet bien que les honnêtes gens méditent ; pourquoi les voleurs ne réfléchiraient-il pas ?
— Je ne sais pas si tu t'en es aperçu, continue Roger ; mais les toiles des grands maîtres qui illuminent les murs des musées, les poèmes de pierre ou de marbre qui resplendissent sous leurs voûtes, sont des appels à l'indépendance. Ce sont des cris vibrants vers la vie belle et libre, des cris pleins de haine et de dégoût pour les moralités esclavagistes et les légalités meurtrières.
— Non, dis-je, je ne m'en étais pas aperçu complètement ; mais j'en avais le sentiment vague. Je le vois maintenant : c'est vrai. Rien de plus anti-social — dans le sens actuel — qu'une belle œuvre. Et le chef-d'œuvre est individuel, aussi, dans son expression ; il existe par lui-même et, tout en existant pour tous, il sait n'exister que pour un ; ce qu'il a à faire, il le dit dans la langue de celui qui l'écoute, de celui qui sait l'écouter. Il est une protestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre la laideur et la Servitude ; et l'homme, quelles que soient la hideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peut entendre, s'il le veut, comme il faut qu'il l'entende, cette voix qui chante la grandeur de l'Individu et la haute majesté de la Nature ; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteux des bandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couards qui leur obéissent. Voilà pourquoi, sans doute, les gouvernements nés du capital et du monopole font tout ce qu'ils peuvent pour écraser l'Art qui les terrorise, et ont une réelle haine du chef-d'œuvre.
— Peut-être ; moi, je te dis ce que j'ai éprouvé ; mais je n'ai pas été seul à le ressentir. Je le sais. J'ai vu les figures des serfs de l'argent, les soirs des dimanches pluvieux, lorsqu'ils sortent des musées qu'ils ont été visiter ; j'ai vu leurs fronts fouettés par l'aile du rêve, leurs yeux captivés encore par un mirage qui s'évanouit. Leur esprit n'est point écrasé sous la puissance des œuvres qu'ils ne peuvent analyser et qu'ils ne comprennent même pas ; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles qui ont existé et qui existent ; ils ont eu la sensation éphémère de la possibilité d'une vie libre et splendide qui pourrait être la leur et qu'ils n'auront jamais, jamais, qu'ils savent qu'il ne peuvent pas avoir, et qu'il leur est interdit de rêver. Car ils sont les damnés qui doivent croire, dans les tourments de leur géhenne, à l'impossibilité des paradis ; qui doivent prendre — sous peine d'affranchissement immédiat — la vérité pour l'erreur et les réalités pour les chimères... Ah ! la tristesse de leurs figures, au bas de l'escalier du Louvre !..
— Un philosophe allemand l'a dit: «Le besoin de servitude est beaucoup plus grand chez l'homme que le besoin de liberté : les forçats élisent des chefs.»
— Il y a des exceptions. Moi, j'en suis une. J'ai l'horreur de l'esclavage et la passion de l'indépendance ; les années que j'avais passées à bord des navires de l'État ne m'avaient pas donné, comme à tant d'autres, l'habitude et le goût du collier ; au contraire. Je sentais qu'il me fallait prendre une résolution énergique et, puisque je ne voulais suivre aucune de ces routes qui mènent du bagne capitaliste à l'hôpital, m'engager résolument dans les chemins de traverse, au mépris des écriteaux qui déclarent que la chasse est réservée, et sans crainte des pièges à loups... Un jour, au Louvre, j'ai volé un tableau. Cela s'est fait le plus simplement du monde. L'après-midi était chaude ; les visiteurs étaient rares ; les gardiens prenaient l'air auprès des fenêtres ouvertes. J'ai décroché une toile de Lorenzo di Credi, une Vierge qui me plaisait beaucoup ; je l'ai cachée sous un pardessus que j'avais jeté sur mon bras et je suis sorti sans éveiller l'attention. Tu t'étonneras peut-être...
— Mais non ;je sais avec quelle rapidité les œuvres d'art disparaissent mystérieusement des musées français ; je suis porté à croire qu'avant peu il ne restera plus au Louvre que les faux Rubens qui le déshonorent et les Guidi Reni qui l'encombrent; et que l'administration des Beaux-Arts prendra alors le parti raisonnable de placer la Source d'Ingrès où elle devrait être, au milieu du Sahara. Mais continue ; qu'as-tu fait de ta Vierge ?
— Je l'ai emportée à Londres et je l'y ai vendue. Je l'ai vendue cinq cents livres sterling. En valait-elle cinq mille, ou dix mille, ou plus ? Je l'ignore ; d'ailleurs j'étais pressé. J'ai déposé douze mille francs dans une banque anglaise et, avec les cinq cent francs qui me restaient, je suis revenu à Paris. Je n'ai rien caché de la vérité à mon père et à ma mère, fort étonné mon absence qui avait duré trois jours. Je leur ai dit que j'avais volé, et je leur ai dit pourquoi ; je leur ai dit que je voulais être un voleur, et je leur ai dit pourquoi. Ils m'ont écouté, absolument atterrés ; j'ai profité de leur stupéfaction pour les quitter, après les avoir remerciés de ce qu'ils avaient fait pour moi, en les assurant que j'étais certain de leur discrétion et en leur promettant de leur envoyer bientôt mon adresse ; ce que je fis, en effet, dès mon arrivée à Londres. Huit jours après, je reçus une lettre de mon père.
— Il t'expédiait sa malédiction ?
— Pas le moins du monde. Il me disait qu'il avait beaucoup réfléchi à ce que je lui avais dit et à ce que j'avais fait, et qu'il était persuadé que je n'avais pas tort. «Mon cher enfant, m'écrivait-il, tu es encore trop jeune pour te douter de la douleur et de la tristesse qui enténèbrent la vie des malheureux êtres qui sont nés sans fortune et qui, pourtant, veulent se conduire honnêtement ; tu l'as deviné, mais tu ne le sais pas. Si je te disais quels sont leurs tourments et leurs soucis, leurs peines sans salaire et leurs fatigues sans récompense, tu ne voudrais pas me croire. J'aurai bientôt quarante-huit ans mon enfant ; et s'il fallait chercher le nombre des jours heureux de mon existence, je pourrais faire le compte sur les doigts d'une main. Et ta mère, ta pauvre mère dont les prodiges d'abnégation et de sacrifice vous ont élevés tous trois, ta pauvre mère dont la vie a été un long renoncement et à qui je n'ai jamais pu, malgré tous mes efforts, procurer l'ombre d'une joie... Ah ! oui, je suis obligé de le penser, ce monde est mal fait qui met tous les plaisirs ici et là toutes les souffrances, qui ne sait point faire la part plus égale entre les hommes et qui crée le rire des uns des larmes que versent les autres... » Mon père terminait en me recommandant de ne plus lui écrire, sous aucun prétexte, jusqu'à ce qu'il m'en eut donné avis.
— Et tu n'as plus eu de ses nouvelles ?
— Si, un mois après, par les journaux. J'ai appris que mon père avait été arrêté sous l'inculpation de détournement de fonds. Il avait été chargé par son patron, l'architecte, d'aller régler les comptes d'un entrepreneur et on lui avait remis, à cet effet, soixante mille francs ; ces soixante mille francs, il les avait perdus en route, sans pouvoir s'expliquer comment ; et, pendant l'enquête, on l'avait mis en prison préventive ; suivant la bonne habitude française. Trois semaines plus tard, les journaux m'apprirent encore qu'on avait remis mon père en liberté ; on n'avait pu trouver aucune preuve de sa culpabilité et quarante-huit ans de vie sans tache avaient plaidé en sa faveur. Tu vois que l'honnêteté sert tout de même à quelque chose.
— Alors, il n'était pas coupable ?
— Quelle plaisanterie ! C'est moi qui ai été chercher les billets de banque français où ils étaient en sûreté et qui les ai changés contre des banknotes anglaises... Aujourd'hui, mes parents sont très heureux ; ils ont quitté Paris ; ils tiennent à Vichy un hôtel qu'ils ont acheté et qui leur rapporte pas mal.
— Et cette brusque prospérité n'a pas éveillé les soupçons ?
— Pas du tout. Ma sœur Eulalie, l'actrice, venait de quitter le théâtre. Elle avait fait un héritage ; un vieux chanoine lui avait laissé en mourant tout ce qu'il possédait.
— Un chanoine qui fréquentait les coulisses ?
— Que tu aimes les complications ! Le chanoine était âgé de soixante-douze ans quand Eulalie en avait dix à peine, Il lui a légué sa fortune parce qu'il avait beaucoup d'affection pour elle, voilà tout ; une lubie de vieillard sans famille. Eulalie avait donc renoncé à la scène et à ses pompes ; elle était censée avoir avancé à mes parents l'argent nécessaire à leur établissement. Censée, tu comprends. La vérité, c'est qu'elle eût été incapable de le faire, car elle est aussi avare que dévote.
— Dévote ?
— Dans la dévotion jusqu'au cou, depuis que mon père a été arrêté. Elle parle de se faire religieuse. Elle demeure aux Batignolles, à côté de l'église. La dernière fois que je l'ai vue, je l'ai trouvée au milieu de crucifix, de livres de piété et de chapelets ; elle m'a donné un scapulaire qui doit me porter bonheur — nous allons voir ça ce soir ; — elle m'a dit qu'elle prierait le Bon Dieu pour moi deux fois par jour.
— C'est charmant. Et ton autre sœur, elle est encore au couvent ?
— Non ; elle en est sortie une fois mes parents installés à Vichy. Mais un beau jour, Broussaille — elle ne s'appelle pas Broussaille, mais on l'appelle Broussaille — est arrivée à apprendre, je ne sais comment, ce qui s'était passé, et pour mon père, et pour moi.
— Quel coup, pour une jeune fille élevée au couvent, à l'ombre de la blanche cornette des nonnes !
— Ne m'en parle pas. Broussaille, qui n'est pas bête, a tout de suite compris la leçon que lui donnait l'exemple. Elle est partie pour Londres, et elle y est restée depuis.
— Ah ! bah ! Broussaille est à Londres.. Et qu'est-ce qu'elle fait, à Londres ?
Roger-la-Honte tire sa montre..
— Qu'est-ce qu'elle fait ?... A l'heure qu'il est, elle doit faire quelqu'un... Ah ! ; il va être une heure du matin ; c'est le moment de nous y mettre...
Roger-la-Honte va prendre une valise, à la tête du lit, l'apporte sur le guéridon et la déboucle. Il en sort divers instruments, des pinces, des vrilles, de petites scies très fines, d'autres choses encore.
— Où est ma lanterne sourde ? Ah ! la voici ; elle est toute prête,.. Tu comprends, il vaut mieux être deux, pour des coups comme celui que nous allons faire ; si l'on est tout seul, on court trop de risques ; on n'a personne pour vous avertir, si les gens viennent à se réveiller....
Il met une partie des outils dans ses poches et me passe le reste, ainsi qu'une paire de chaussons de lisières.
— Retirons vite nos bottines et mettons ça. C'est des bons. C'est des Poissy.
— Comme cela, dis-je en glissant mes pieds dans les chaussons, nous ne ferons pas de bruit pour descendre.
—Descendre ! dit Roger-la-Honte. Est-ce que tu rêves ? Nous ne descendons pas ; nous montons.
Il souffle la bougie, ouvre la petite fenêtre de la chambre, enjambe la barre d'appui et disparaît à gauche, sur le toit.
Je le suis. Nous nous hissons sur la corniche qui sépare la maison de la maison voisine, nous la franchissons et nous nous trouvons. à côté de la fenêtre d'une mansarde ; la fenêtre est éclairée.
— Halte ! murmure Roger. Il faut attendre ; nous nous y sommes pris trop tôt. Ces garces de servantes n'en finissent pas de se déshabiller ; il est vrai qu'elles ne sont pas longues à s'endormir. Asseyons-nous un peu.
Nous nous asseyons sur le toit, les pieds sur l'entablement.
— Quelle nuit ! dit tout bas Roger-la-Honte. Regarde donc là-haut. Crois-tu que le ciel est assez beau, ce soir !... La lune, avec ce rideau de nuages mobiles et transparents qui mettent comme un grand voile de deuil sur une face pâle... Et toutes ces étoiles, plus brillantes que des diamants, et qui remplissent l'immensité... Et dire qu'il y a des pays plus où c'est encore plus beau que ça, la nuit ! Connais-tu Venise, toi ?
— Non. Et toi ?
— Moi non plus, malheureusement. Je voudrais tant voir Venise ! Il paraît que c'est merveilleux... J'ai lu tous les livres qui en parlent et je reste en admiration devant les tableaux qui la peignent. Ah ! voir Venise ! Et après, qu'il arrive n'importe quoi. Je m'en moque... Tiens, la lumière vient de s'éteindre. Attendons encore dix minutes.
— Mais, dis-je, si tu désires tant voir Venise, pourquoi n'as-tu pas fait le voyage ? Ce n'est pas la mer à boire.
— Est-ce qu'on a le temps ? Toujours une chose ou une autre... Les voleurs non plus ne font pas toujours ce qu'ils rêvent... Si tu veux, quand nous aurons fait deux ou trois bons coups, nous irons ensemble, Nous nous promènerons sur les canaux et les lunes à gondole que veux-tu ? aux sons des instruments à cordes. Il faudrait avoir de quoi vivre largement pendant deux ou trois ans, pour bien faire. J'étudierais la peinture à fond, et peut-être que je deviendrais un grand peintre. J'ai tellement envie d'être un peintre ! Mais il faut que j'aille à Venise d'abord ; c'est là seulement que je saurai si je ne me trompe pas sur ma vocation... Ah ! ces étoiles !
— Oui, c'est bien beau ! Et que sait-on, de ces pléiades de sphères ; de ces astres qui s'échelonnent dans l'espace comme les cordes d'une lyre, depuis Saturne jusqu'à Mercure ; de l'analogie entre les distances des planètes au soleil et les divisions de la gamme en musique ; de toutes ces notes splendides et indéchiffrée de l'harmonie des mondes...
— Ah ! certes, dit Roger-la-Honte, les yeux fixés au ciel ; c'est superbe !... Crois-tu que c'est habité, toi, tous ces astres ? Moi, j'espère que non. Quand on pense que dans chacun d'eux il y aurait peut-être de sales bourgeois comme l'industriel et de sales voleurs comme nous... Ce serait à vous dégoûter de tout !... Ah ! Allons, il est temps. En route ! Tu n'as pas peur ? Tu n'as pas le vertige ? A la bonne heure. Ne regarde pas en bas et suis-moi ; mais ne me pousse pas. Il faut atteindre la troisième fenêtre.
La troisième fenêtre n'est pas là ; elle me semble même diablement loin. Ce n'est pas commode, de marcher sur les toits ; le terrain n'est pas accidenté, c'est vrai, mais il est glissant ; et si l'on glisse — quel saut ! — Nous nous cramponnons de notre mieux à toutes les saillies, nous dépassons la seconde fenêtre et nous touchons à la troisième. Nous y voilà. Nous empoignons nerveusement la barre d'appui. Roger-la-Honte, qui a sorti de sa poche une boule de poix, l'applique sur un carreau, fait grincer un diamant tout autour et, par le trou circulaire pratiqué dans la vitre, passe sa main à l'intérieur et fait jouer l'espagnolette. Deux secondes après, nous sommes dans une chambre que les rayons de la lune nous font voir encombrée de malles, de caisses et de cartons.
— Une chambre de débarras, dit Roger en allumant sa lanterne sourde ; je le pensais bien. Pourvu que la porte ne soit pas fermée du dehors ! Non, la clef est à l'intérieur. Ça va bien ; nous n'aurons pas à faire de bruit.
Il s'assied sur une caisse et me fait signe de l'imiter.
— Écoute-moi bien, me murmure-t-il à l'oreille. Nous allons descendre ; moi, je m'arrêtera au troisième étage ; toi, tu continueras jusqu'au rez-de-chaussée avec la lanterne ; tu tireras tout doucement les trois gros verrous que l'industriel pousse tous les soirs avant de se coucher et tu t'assureras que la porte d'entrée peut s'ouvrir facilement. En cas d'alerte, nous n'aurons qu'à nous précipiter dans lescalier, nous jeter dans la rue et à nous diriger vers ton hôtel, rue des Augustins. Quand tu auras fait ce que je te dis, tu viendras me retrouver. Allons.
J'ai tiré les trois gros verrous, je suis sûr qu'il suffit de tourner un bouton pour ouvrir la porte, et je remonte au troisième étage.
— C'est bien, dit Roger. Nous allons commencer. Une porte à deux battants à un cabinet ! Faut-il être bête ! Rien de plus facile à forcer... Et pas même de serrure de sûreté...
Du bec d'une pince qu'il a introduite entre les vantaux, il cherche l'endroit favorable à la pesée. Il le trouve, il enfonce sa pince, la tire à lui de toute sa force... et un craquement formidable me semble faire trembler la maison.
— Ça y est, murmure Roger. qui pose un doigt sur ses lèvres.
Et nous restons là, immobiles, aux aguets, l'oreille tendue pour épier le moindre bruit. Mais rien ne bouge dans la maison. Roger pousse la porte dont la serrure pend à une vis, et nous entrons dans le cabinet.
— Quel fracas tu as fait ! dis-je à Roger-la-Honte, qui sourit.
— Mais non ; ça t'a produit cet effet-là parce que tu manques d'habitude et que tu es énervé ; en réalité, je n'ai pas fait plus de bruit qu'on n'en fait lorsqu'on brise un bout de planche ou une règle. Ils ne se sont pas réveillés, sois tranquille. Pourtant, écoutons encore.
Nous prêtons l'oreille ; mais le silence le plus profond règne dans la maison. J'ai posé la lanterne sourde sur le bureau de l'industriel et je me suis assis dans son fauteuil ; les rayons lumineux se projettent sur une feuille de papier où grimacent quelques lignes d'écriture, une lettre commencée sans doute, que je me mets à lire pour calmer mes nerfs. . ,. .
A M. Delpich, banquier, 84 rue d'Arlon.
«Mon cher ami,
«Ne vous donnez plus la peine de me chercher un commanditaire parmi vos clients. j'ai déniché l'oiseau rare. C'est un jeune serin nommé Georges Randal, ingénieur de son état, qui est tout disposé à remettre entre mes mains deux cent mille francs, ou même trois cent mille, dans le plus bref délai. J'ai rarement vu un pareil imbécile ; il se prend au sérieux, ce qui est le plus comique, et m'a reproché amèrement de faire preuve de partialité à l'égard de la potasse. Vous savez, Delpich, si je me moque de la potasse. ainsi que des autres produits chimiques ! Pourvu que nous, réussissions d'ici quelques mois la petite affaire que nous projetons, et qu'une bonne faillite bien en règle vienne couronner mes efforts, tout ira comme sur des roulettes. Je montrerai à ce Parisien, qui vient faire ici le malin, et qui peut dès aujourd'hui dire adieu à ses deux ou trois cent mille francs, de quel bois nous nous chauffons en Belgique...»
La lettre ne va pas plus loin. Ça ne fait rien ; c'est toujours instructif, et quelquefois agréable, de savoir ce que les autres pensent de vous. Je plie la feuille de papier sans rien dire et je la mets dans ma poche. On ne sait pas ce qui peut arriver.
— Apporte la lanterne, dit Roger-la-Honte qui ausculte le coffre-fort, au fond de la pièce, et qui hoche la tête comme s'il avait un diagnostic fatal à porter. Voyons... à gauche... à droite... Une pure saleté, ce coffre-fort-là ; ça ne vaut pas une bonne tire-lire. C'est attristant, de s'attaquer à une boîte belge aussi ridicule quand on a travaillé dans les Fichet... Enfin, on a moins de mal. Je vais l'ouvrir par le côté ; j'appelle ça l'opération césarienne... Je n'en aurai pas pour longtemps et je peux faire ça tout seul. Tu ne sais pas, pose la lanterne là, sur cette petite table, et descends au premier étage, devant la porte de la chambre à coucher de l'industriel; si tu entends qu'il se réveille, tu siffleras...
Je descends et je me poste sur le palier du premier étage. L'industriel ne se réveille pas ; il n'en a pas même envie. Il dort à poings fermés, il ronfle comme une toupie d'Allemagne. Ah ! le gredin ! Je me le figure, endormi au coin de sa femme, et rêvant que je lui apporte trois cent mille francs avec mon plus gracieux sourire.
Tout d'un coup, j'entends le grincement, très doux mais incessant, de la scie de Roger ; il a déjà pu percer le coffre-fort à l'aide d'une vrille et il commence à couper le métal ; on dirait le grignotement d'une souris, au loin. Mais le bruit de la scie est couvert, bientôt, par celui des ronflements de l'industriel ; on dirait qu'il tient, non seulement à ne pas entendre, mais à empêcher les autres d'entendre. Ah ! il peut se vanter d'avoir l'oreille fine et de dormir en gendarme !... Je prends le parti de remonter auprès de Roger.
— Te voilà ? demande-t-il, le visage couvert de sueur ; donne-toi donc la peine d'entrer. Veux-tu accepter la moindre des choses ? Je n'ai qu'à tirer la sonnette...
— Non, j'aime mieux t'aider.
— Si tu veux ; il y a encore un côté à couper.
Dix minutes après, c'est chose faite, et nous avons étalé sur le bureau le contenu du coffre-fort. Des tas de papiers d'affaires que nous repoussons avec le plus grand soin, avec ce mépris qu'avaient pour les transactions commerciales les philosophes de l'antiquité ; des valeurs, actions et obligations, dont nous faisons un gros paquet ; une jolie pile de billets de banque et quelques rouleaux de louis, que nous mettons dans nos poches.
— Nous en allons-nous par la rue, à présent ?
— Non, répond Roger ; il faut partir par où nous sommes venus. C'est plus correct — et plus prudent. —Je vais aller pousser les verrous en bas et donner un tour de clef à la serrure. L'ordre avant tout.
Il descend et revient au bout d'un instant. Je sors du cabinet avec le paquet de valeurs, quelques outils qui sont restés sur le bureau de l'industriel et la lanterne dont Roger n'a pas eu besoin au rez-de-chaussée ; une allumette lui a suffi.
— Maintenant, dit-il après avoir tiré à lui les vantaux de la porte et les avoir maintenus solidement fermés avec une cale de bois, presque invisible, maintenant, les servantes en se levant demain de bonne leure ne s'apercevront de rien. C'est Monsieur lui-même, lorsqu'il montera à son cabinet avec son trousseau de clefs, qui découvrira le pot aux roses. A présent, allons donc faire un tour dans cette chambre de débarras qui nous a si bien accueillis.
Nous y sommes, et nous avons fermé la porte derrière nous. Roger fait le tour des malles et des caisses en reniflant d'une façon singulière.
— Voici, dit-il, une boîte bien close d'où s'exhale une forte odeur de camphre. Ne seraient-ce point quelques fourrures de Madame ? Voyons ça, ajoute-t-il en faisant sauter le couvercle. Tout juste l Un boa. Deux boas. J'en prends un, et toi aussi. C'est un cadeau tout trouvé pour Broussaille ; et quant à toi, si tu te fais une connaissance... Maintenant, allons-nous-en ; donne-moi le paquet de valeurs ; il pourrait te faire perdre l'équilibre, et ce n'est guère le moment de piquer une tête sur le pavé.
Certainement non ; ce ne serait pas la peine d'avoir opéré un vol avec effraction ; d'avoir violé les droits d'un possédant, non seulement en m'appropriant son bien, mais en m'introduisant dans son domicile ; d'attenter à sa propriété, comme je le fais en ce moment, en me promenant à quatre pattes sur son toit ; et comme je le ferais encore, même, si je planais à des hauteurs invraisemblables, au-dessus de ses cheminées: cujus est, solum ejus est usque ad cœlum...
— La mer est unie comme un lac, me dit Roger-la-Honte dans le salon du bateau que nous avons pris à Ostende, car nous avons quitté Bruxelles par le premier train du matin ; nous allons avoir une traversée superbe et nous arriverons à Cannon Street à cinq heures. Nous pourrons laver nos papiers ce soir, Ce qu'il y a de meilleur dans cette affaire-là, vois-tu, c'est encore les cinquante-deux mille francs en or et en billets. J'ai bien peur que nous ne tirions pas des titres ce que nous espérons. Enfin, nous verrons.
— Moi, pour mille francs, j'aurais fait le coup ; pour cent sous, pour rien ; pour le plaisir de ruiner cette canaille d'exploiteur, ce coquin qu'on devrait pendre.
— Bah ! dit Roger, à quoi bon déshonorer une corde ? Moi, je ne suis pas farouche et j'aime la rigolade ; à Prudhomme décapité je préfère Prudhomme dévalisé. C'est égal, je voudrais bien voir sa gueule !
— Moi aussi ; je suis sûr que son nez dépasse la frontière belge et s'allonge déjà vers Venise.
— Ah ! Venise, Venise ! soupire Roger-la-Honte en s'étendant sur une couchette.
Il s'endort du sommeil du juste ; et ses rêves voguent en gondole sur les flots du Canalazzo.
VII.
Dans lequel on apprend, entre autres choses,
ce que deviennent les anciens notaires.
— Mon avis, me dit Roger-la-Honte dans le cab que nous venons de prendre à Cannon Street, c'est que si Paternoster nous donne cent mille francs des valeurs que nous lui apportons, ce sera beau.
— Paternoster ? Qui est-ce ?
— Ah ! oui, tu ne sais pas. C'est l'homme chez lequel nous allons laver nos papiers.
— Le nom est irlandais, je crois...
— Oui, mais celui qui le porte est Français. C'est vrai, çà ; tu n'es au courant de rien ; mais dans quelques jours... Eh ! bien, Paternoster, c'est un ancien officier ministériel ; il était notaire, je ne sais plus où, du côté de Bourges ou de Châteauroux...
— Et il a levé le pied, comme tant d'autres de ses confrères, avec les fonds de ses clients, et il s'est sauvé ici...
— Pas tout à fait. On l'aurait fait extrader et il serait au bagne à l'heure qu'il est. Voici comment les choses se sont passées: Paternoster était marié avec une femme très jolie, qu'il n'aimait guère — car il n'a d'autre passion que celle de l'argent — et qui ne l'aimait pas du tout. Elle était la maîtresse d'un député qui venait d'être fait ministre, et qui l'a encore été depuis. Paternoster —j'ai oublié le nom qu'il portait en France — le savait, mais fermait les yeux. Cela ne faisait le compte ni du ministre ni de la femme qui auraient été fort aises qu'un divorce leur procurât la liberté complète qu'ils désiraient. Comment parvinrent-ils à faire entendre raison, sur ce chapitre, à Paternoster? C'est assez facile à expliquer par le simple énoncé des événements qui se succédèrent avec rapidité. D'abord, sur la plainte fortement motivée de la femme, un divorce fut prononcé contre Paternoster ; le soir même, cet excellent notaire mettait la clef sous la porte de son étude. et disparaissait avec les épargnes confiées à ses soins vigilants ; quinze jours après, il était arrêté ; et, deux mois plus tard, condamné à dix ans de travaux forcés ; il est inutile de te dire que les fonds qu'il s'était appropriés avaient été dilapidés dans des opérations de bourse, et qu'on n'en retrouva pas un centime.
— Je le crois facilement. Mais je ne vois point, jusqu'ici, quel bénéfice Paternoster avait retiré de sa complaisance.
— Attends un peu. Trois jours après sa condamnation, il fut relâché clandestinement.
— Quoi ! Mis en liberté ?
— Absolument. Le ministre n'avait eu qu'un mot à dire... Mais ne fais donc pas semblant d'ignorer comment les choses se passent en France... Paternoster vint donc retrouver à Londres les écus dont il avait dépouillé ses clients, et qui, au lieu de cascader à la Bourse, étaient empilés soigneusement dans les coffres d'une banque anglaise. Je me rappelle l'avoir vu arriver ici. J'étais un soir à Victoria Station, par hasard, et j'ai vu descendre du train continental le bonhomme à figure de renard que tu vas voir tout à l'heure et que j'ai bien reconnu, depuis, dans le Paternoster qui s'est mis à trafiquer avec nous ; ce soir-là il était accompagné d'un curé et d'une toute jeune fille vraiment charmante. Je ne les ai jamais revus, ni l'un ni l'autre. Je ne sais pas ce que c'était que le curé ; j'ai entendu dire que la petite était la fille de Paternoster, une fille qu'il avait eue d'un premier mariage. Ah ! nous voici arrivés...
Le cab s'arrête, en effet, dans une de ces rues étroites qui sillonnent la Cité de Londres, devant une haute maison noire dont, bientôt, nous montons l'escalier. Au deuxième étage, Roger-la-Honte tourne le bouton d'une porte et nous nous trouvons dans une grande pièce garnie de cartonniers et de longues tables, où travaillent deux ou trois clercs. Sur une interrogation dc Roger, l'un d'eux se lève, se dirige vers une porte, au fond de la salle, derrière laquelle il disparaît. Il revient une minute après, nous invite à le suivre et nous introduit dans une petite pièce un peu mieux meublée que la première ; un homme assis devant un grand bureau couvert de papiers se lève à notre entrée, tend la main à Roger-la-Honte et m'accueille d'un profond salut.
— Vous voilà enfin ! dit-il à Roger. Il y a un grand mois que je n'ai eu le plaisir de vous voir. Monsieur est de vos amis, je présume ?
Roger-la-Honte me présente ; Paternoster se déclare enchanté et continue :
— J'espère que votre santé est bonne. Et les affaires ? Difficiles, hein ? Tout le monde se plaint un peu. Mais je parie que vous avez trouvé moyen de faire quelque chose ?
Je l'examine, pendant qu'il parle. Une face glabre, sans couleur, un grand nez, des yeux verdâtres de chat malfaisant diminués, semble-t-il, par de gros sourcils poivre et sel qui se rejoignent et barrent le front, une bouche qui paraît avoir été fendue d'un coup de canif, des cheveux gris, légèrement bouclés, qui rappellent les perruques des tabellions d'opéra comique. Mais la plume d'oie traditionnelle serait mal venue à se ficher dans ces cheveux-là, et les lunettes d'or n'iraient pas du tout sur ce grand nez ; ce n'est pas là une tête à faire rire, une figure de cabotin ; c'est la volonté, tenace et muette, maîtresse d'elle-même, qui a mis sa marque sur ce visage et cette tête, si laide qu'elle soit, est une tête d'homme. L'ossature est puissante ; et les lèvres, qui se crispent pour laisser filer l'ironie, pourraient s'ouvrir, si elles le voulaient, pour lancer d'effrayants coups de gueule.
— Nous avons fait quelque chose, en effet, dit Roger-la-Honte en ouvrant son sac de voyage et en déposant sur le bureau le paquet de titres que nous apportons de Bruxelles ; vous allez nous donner votre avis là-dessus; et si vous ne nous offrez pas deux cent mille francs séance tenante, j'irai dire partout que vous ne vous y connaissez pas.
— On ne vous croirait pas, ricane Paternoster. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir... Oh ! Oh ! mais vous n'exagérez pas trop ; c'est une belle affaire. A vue de nez et au cours moyen, il y a là plus de quatre cent mille francs. Malheureusement...
— Ah ! dit Roger-la-Honte avec un geste désespéré, voilà que ça commence !...
— Attendez donc que ce soit fini pour vous plaindre, interrompt Paternoster qui continue à feuilleter les valeurs, de ses longs doigts maigres. Vous êtes toujours pressé... Malheureusement, vous avez été faire ce coup-là en Belgique.
— Qui vous l'a dit ? demande Roger-la-Honte.
— Ce sont ces papiers eux-mêmes qui me l'apprennent. Ce sont là des placements de Belge. Jamais un Français, à l'heure actuelle, ne garnirait son portefeuille de cette façon-là. Des tas de valeurs industrielles !
— Elles sont souvent excellentes, dis-je.
— Je ne le nie pas. Je les choisirais de préférence, pour mon compte, si j'avais de l'argent à placer. Mais mes clients ne raisonnent pas comme moi. Il leur faut des fonds d'États, ou des valeurs garanties par les États, le reste ne représente rien à leurs yeux ; ils n'ont pas confiance ; et le genre d'affaires que je traite ne peut être basé que sur la confiance. Voilà pourquoi je me tue à vous dire de faire, autant que possible, vos coups en France. Voilà un beau pays ! Vous n'y trouvez pas, ou presque pas, de valeurs industrielles aux mains des particuliers ; l'instabilité des institutions politiques leur interdit ce genre d'achats. Ils ne possèdent guère que de la Rente ou des Chemins de fer. Excellent pays pour les voleurs ! La peur y a discipliné les capitaux.
— Oui, dit Roger-la-Honte. Mais quand on vous apporte du Crédit foncier ou des emprunts de Villes, vous n'en voulez pas.
— Naturellement ! Ce n'est pas garanti, au moins officiellement, par l'État ; par conséquent, ça ne vaut rien pour mes clients. Ils changeront peut-être d'avis un jour, mais pas avant longtemps, je crois, c'est aussi l'opinion du ministre de Perse, et le premier secrétaire de l'ambassade Ottomane en tombait d'accord avec moi, pas plus tard qu'hier soir.
— Je vois, dis-je, que vous placez votre papier en Orient.
— Pour la plus grande partie, répond Paternoster, et même en Extrême-Orient ; le Japon y a pris goût depuis quelques années et la Chine donne de belles espérances. Voyez, Monsieur, comme le Progrès choisit, pour sa marche en avant, les voies les plus inattendues ! L'Asiatique qui se rend acquéreur d'un de ces titres qui rapportent à peine 3 pour cent à l'Européen, touche, lui, 10 ou 12 pour cent, étant donné le prix auquel il achète. Il découvre instantanément toute la grandeur de la civilisation occidentale et les rapports des Blancs et des Jaunes deviennent tous les jours plus fraternels. Ce n'est pas tout. L'Asiatique, enrichi grâce à vous, comprend qu'il n'a aucun intérêt à rêver la ruine des puissances européennes; et, au lieu de se préparer à nous faire courir ce fameux Péril jaune si joliment portraicturé par l'Empereur d'Allemagne, il nous souhaite, après ses prières du soir, toutes les prospérités imaginables. Ah ! vous faites 1e bonheur de bien du monde, sans vous en douter. Et tant de gens éprouvent le besoin de crier haro sur les voleurs ! C'est drôle qu'on se sente obligé, à la fin du XIXe siècle, de prêcher la tolérance...
— Et les personnes qui achètent ces titres n'ont aucune difficulté à en toucher les intérêts ?
— Aucune ; on se garde bien de leur causer le moindre ennui. Cela amènerait des complications qu'il est nécessaire d'éviter dans l'intérêt de l'harmonie universelle, répond Paternoster avec un sourire patriarcal. Pour les valeurs au porteur, cela passe comme une lettre à la poste ; pour les valeurs nominatives, nous opérons, avant livraison, un petit travail de lavage ou de grattage, quelque peu superficiel, mais qui suffit très bien. J'ai deux de mes clerks qui sont très habiles, pour ça ; il est vrai qu'ils ont conquis leurs grades à Oxford ; l'un d eux, celui qui vous a reçus, est le troisième fils d'un lord ; si ses deux frères, dont la santé est très mauvaise, viennent à mourir, comme c'est probable, il sera Pair d'Angleterre avant peu... Ah ! oui, continue Paternoster en poursuivant son examen des papiers, bien des gens dont les actions ou les obligations ont été dérobées seraient fort étonnés d'apprendre que les coupons continuent à en être touchés régulièrement par un général persan, un grand seigneur japonais, un kaïmankan d'Asie Mineure ou un mandarin à bouton de cristal. C'est pourtant la vérité... C'est deux cent mille francs, je crois, que vous demandiez pour ça ?
Nous faisons, Roger-la-Honte et moi, un signe affirmatif.
— C'est une grosse somme, assure Paternoster en hochant la tête. Quand on pense, ajoute-t-il en posant la main sur la pile de valeurs, que ces papiers représentent autant d'argent, autant de travail, autant de misère ; Mais vous ne vous souciez guère de cela. Vous n'êtes pas sentimentaux. Vous volez tout le monde, et allez donc ! au hasard de la fourchette. Il doit y avoir cependant de l'argent bien répugnant, même à voler... Eh ! bien, mes amis, ces papiers représentent autre chose encore ; ils représentent notre univers civilisé. Le monde actuel, voyez-vous, du petit au grand, c'est une Société anonyme. Des actionnaires ignorants et dupés ; des conseils d'administration qui se croisent les bras et émargent ; des hommes de paille qui évoluent on ne sait pourquoi, et toutes les ficelles qui font mouvoir les pantins tenues par des mains occultes...
— Voilà un beau discours, dit Roger-la-Honte. Monsieur Paternoster, il faut poser votre candidature aux prochaines élections générales. Mais que nous offrez-vous ?
— Diable ! votre ton est sec, ricane Paternoster. Mais vous avez sans doute le droit de parler haut. Vous devez être riches ?
—Nous ? Non. Nous volons, hélas ! simplement pour nous mettre en mesure de voler.
—Je vois ça. Comme les fonctionnaires recueillent des taxes avec le produit desquelles on les paye pour qu'ils récoltent de nouveaux impôts... La chaîne sans fin de l'exploitation roulant sur la poulie folle de la sottise humaine... Eh ! bien, Messieurs, voici ce que je vous propose : je garde la Rente, les Chemins de fer et le Suez, je vous rends toutes les valeurs industrielles, et je vous donne cinquante mille francs.
— Vous plaisantez, dit Roger-la-Honte; cinquante mille francs, c'est ridicule. Et, quant aux valeurs industrielles, que voulez-vous que nous en fassions ?
— Renvoyez-les à leur propriétaire, répond Paternoster. Figurez-vous que vous êtes des potentats et que vous faites remise d'une partie de ses taxes à l'un de vos fidèles sujets ; la clémence convient à la grandeur et le vol est un impôt direct, perçu indirectement par les gouvernements. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. En tous cas, de tous les impôts, le vol est celui que les civilisés payent le plus douloureusement, mais le plus consciemment... Oui, renvoyez-les à leur propriétaire. Ce ne serait pas la première fois que les larrons auront rendu service aux honnêtes gens. On a dit que la propriété, c'est le vol ; quelle confusion ! ; la propriété n'est pas le vol ; c'est bien pis ; c'est l'immobilisation des forces. Le peu d'élasticité dont elle jouit, elle le doit aux fripons. Le voleur a articulé la propriété, et l'honnête homme sou bâtard.
— Avez-vous réfléchi en parlant ? demande Roger. Vous me semblez bien autoritaire, à votre tour.
— Que voulez-vous ? Les hommes d'argent le sont tous, aujourd'hui. Les agioteurs et courtiers-marrons s'appellent les Napoléon de la finance ; et un coulissier anglais se fait de quotidiennes réclames illustrées qui le représentent vêtu de la redingote grise et coiffé du petit chapeau... Cependant, si vous vouliez être raisonnables...
— Nous ne demandons pas mieux.
— Nous allons voir. Eh ! bien, je consens à garder les valeurs industrielles, quoiqu'elles ne puissent pas me servir à grand'chose. Et, pour le tout, je vous offre... Attention ! je vais citer un chiffre, ct il faudra me répondre oui ou non. Vous me connaissez, monsieur Roger-la-Honte, bien que j'aie le plaisir de voir monsieur votre ami pour la première fois ; vous savez que je ne reviens jamais sur un chiffre donné définitivement... Pour le tout, je vous offre trois mille livres sterling.
— Qu'en penses-tu ? me demande Roger.
— Fais comme tu voudras.
— C'est bon, dit Roger ; nous acceptons. Mais nous nous vengerons. Prenez garde à votre caisse.
— La voilà, ma caisse, dit Paternoster en nous montrant un sac noir, la bag anglaise, longue et peu profonde, qui se balance sans trêve aux mains des trafiquants de la cité ; elle ne me quitte pas ; je l'emporte et je la remporte avec moi ; vous serez malins si vous venez la prendre... Après tout, vous auriez tort de m'en vouloir. Je ne peux réellement pas vous offrir un sou de plus, et je hais toutes les discussions d'argent. Si c'était possible, pour la vente des titres volés, je préconiserais l'arbitration ; pas obligatoire, pourtant... Voyons, je vais vous donner cinq cents livres en billets et un chèque pour le reste.
Nous acquiesçons d'un sourire et Paternoster, après nous avoir compté les banknotes, se met en devoir de remplir le chèque.
— Voilà, dit-il en nous le tendant. Avez-vous l'air content, mon Dieu ! Moi, si j'étais voleur, voulez-vous que je vous dise ce qui me ferait surtout plaisir ? Ce serait de penser que chacun de mes larcins démolit les calculs des statisticiens, fausse leurs évaluations soi-disant rigoureuses de la richesse des nations,..
Il nous reconduit jusqu'à la porte et se déclare pénétré de l'espoir qu'il nous reverra avant peu.
— Ah ! sapristi, j'oubliais ! s'écrie-t-il comme nous le quittons. Un de mes ex-confrères, un notaire du centre de la France, m'a signalé l'autre jour un joli coup qu'il y aura à faire dans sa ville d'ici un mois ou deux. Je vous ferai signe, dès le moment venu. C'est une bonne affaire et je veux vous la réserver. Je ne vous demanderait que dix pour cent pour le tuyau ; il faut que j'en rende au moins cinq au confrère, ainsi... Gentil, hein ?... Au revoir...
Nous descendons l'escalier en silence. Notre cab nous attend devant la maison ; nous y montons et Roger donne au caby l'adresse d'un hôtel du West-End.
— Malgré tout, dis-je quand nous nous levons de table, vers neuf heures, je ne sais pas si nous aurions trouvé mieux que ce que nous a tonné Paternoster.
— Non, dit Roger ; il ne manque pas, à Londres, de gens exerçant le même métier que lui ; mais c'est crapule et compagnie. Paternoster est encore le plus honnête... A présent, si tu veux, nous allons faire une visite à Broussaille.
— C'est une excellente idée.
Nous voilà partis. Le cab file tout le long de Piccadilly, descend Brompton Road et s'arrête, à Kensington, devant une des petites maisons qui bordent un square quadrangulaire. Nous descendons et Roger fait, à plusieurs reprises, résonner le marteau dc cuivre qui pend à la porte. Mais cette porte, personne ne vient l'ouvrir ; la maison semble inhabitée. les stores sont tirés à toutes les fenêtres, que n'éclaire aucune lumière.
— Bizarre ! dit Roger. Broussaille a dû sortir ct la bonne a profité de son absence pour aller se promener de son côté. Voilà une maison bien tenue ! Je parie que Broussaille est à l'«Empire». Allons-y.
Nous y allons. Nous y sommes ; et il y a même dix minutes que nous parcourons le promenoir sans que Roger-la-Honte ait pu apercevoir sa sœur.
— Vous n'avez pas vu Broussaille ? demande-t-il à toutes les femmes.
— Non, répondent-elles ; nous ne l'avons pas vue.
Une grande rousse qui vient d'entrer se dirige vers nous en souriant.
— Je suis sûre que tu cherches ta sœur, dit-elle Roger.
— Oui. Sais-tu où elle est ?
— Je ne sais pas où elle est, mais je sais avec qui elle est. Je l'ai rencontrée tout l'heure avec une dame de Paris.
— Comment est-elle, cette dame ?
— C'est une brune, assez jolie, pas toute jeune, très bien mise.
— Grande ?
— Moins que moi, mais assez forte.
—Bon ! Je sais qui c'est. Merci.
— Écoute un peu, dit la grande rousse en le retenant par le bras. Tu vas apprendre du nouveau ; je ne te dis que ça !
— Quel nouveau ? Quoi ?
— Ah ! je ne veux rien te raconter; tu verras ; il n'y aurait plus de surprise, murmure la grande rousse en s'éloignant.
— Je me demande ce qu'elle veut dire, s'écrie Roger en descendant l'escalier. Mais nous le saurons bientôt. Broussaille est à deux pas d'ici, à l'hôtel Pathis, j'en suis certain ; Ida ne descend jamais autre part.
— Ida, c'est la dame de Paris ?
— Oui ; une sage-femme très chic ; elle vient assez souvent ici ; elle a toute une clientèle de ladies ; tu comprends, c'est ici comme en France..
— Oui, on ne parvient pas toujours à interner Cupidon dans un cul-de-sac, et alors...
— Alors, on envoie un télégramme à Ida qui a toujours son aiguille, landerirette, au bout du doigt, comme Mimi Pinson. Du reste, elle peut rester fille, toujours comme Mimi Pinson, car c'est une bonne fille.
Nous attendons une minute à peine au bureau de l'hôtel ; une servante, qui a été nous annoncer, revient nous chercher en courant. Nous montons su second étage et nous sommes introduits dans un petit salon où, devant une table couverte encore des reliefs du dîner, deux femmes sont assises qui se lèvent à notre approche. La plus jeune saute au cou de Roger-la-Honte qui l'embrasse avec effusion. Dès qu'il parvient à se dégager, il va serrer la main que lui tend la dame brune, à laquelle il me présente. Elle m'accueille fort aimablement, se déclare ravie et sonne pour demander du champagne.
— Quelle mauvaise idée vous avez eue de ne pas venir vous faire inviter à dîner, dit-elle ; nous nous sommes ennuyées à mourir, toutes seules.
— Il aurait fallu deviner ta présence à Londres, répond Roger ; et d'ailleurs, mon ami Randal n'aurait pas osé.
— Vraiment ! s'écrie Ida; êtes-vous timide à ce point-là, Monsieur ?
— Beaucoup plus encore, dis-je ; ainsi, je n'aurai jamais l'audace de vous dire combien vous êtes charmante.
— A la bonne heure, dit Broussaille ; je vois que vous avez des défauts qu'il est plus prudent de ne pas corriger.
—Tu n'es pas honteuse de parler de prudence ton âge ? demande Ida en rougissant un peu.
Le fait est qu'elle n'est pas mal du tout ; pas de la première jeunesse, bien entendu ; vingt-neuf ans qui en valent trente-trois, sans aucun doute ; mais il n'a pas trop plu sur sa marchandise. Je la regarde, pendant qu' on dessert la table et qu'on apporte le champagne. Oui, une belle brune, coiffée en femme fatale, avec de longs cils qui voilent mal les sensualités impétueuses que recèlent les yeux, très noirs et cernés d'une ombre bleuâtre ; le front un peu blanc et les pommettes un peu rouges ; la peau d'un éclat très vif avec comme un léger nuage cendré, par dessous ; beaucoup du ton des photographies peintes, peut-être. Cette femme-là est une viveuse, mais une laborieuse aussi ; elle se couche tard, mais se lève tôt ; elle s'amuse, mais elle travaille ; elle mène cette existence en partie double, si fréquente chez les Parisiennes, qui leur donne l'attrait spécial des fleurs artificielles, moins fraîches que les autres sans doute, mais qui ne savent pas se faner. Une belle gorge ; des dents de loup ; une mignonne fossette au menton.
— Je vous préviens que Broussaille va être jalouse, me dit-elle ; vous ne regardez que moi.
— Ah ! dis-je, je me livrais à l'éternelle comparaison entre la grâce des blondes et la majesté des brunes. Mais mademoiselle Broussaille n'y perdra rien pour avoir attendu.
— Mademoiselle est restée au couvent, dit Broussaille, et il faut l'y laisser ; appelez-moi Broussaille tout court, ou je ne vous pardonne pas d'avoir commencé vos comparaisons par les brunes.
Je tiens à me faire pardonner ; je l'appelle Broussaille et je la tutoierai même, si cela lui fait plaisir. Elle est très jolie, cette petite cocotte ; elle a tout le charme d'un jeune faon, d'un gracieux petit animal, la souplesse et la rondeur chaude d'une caille ; de grands yeux bleus, très naïfs, et quelque chose d'anglais dans la physionomie : comme la lèvre supérieure légèrement aspirée par les narines ; ce n'est pas vilain du tout. Une peau fraîche et satinée sur laquelle glissent les ombres ; et ses cheveux surtout, ses magnifiques cheveux chaudron dont la masse, relevée très haut sur la nuque nacrée, met au visage d'enfant une auréole soyeuse et bouclée qui laisse seulement apercevoir, comme une fraise un peu pâle piquée d'une goutte de rosée, le lobe endiamanté des oreilles.
C'est une créature de plaisir, une nature fruste sur laquelle la ridicule éducation du couvent a glissé comme glisse la pluie sur une coupole ; un tempérament d'instinctive pour laquelle la joie de vivre existe mais qui possède, si rudimentairement que ce soit, le sentiment des souffrances et des besoins des autres, la divination de l'humanité. C'est une simple et une jolie.
C'est une petite bête, aussi. Du moins, son frère le déclare sans hésitation. A la troisième bouteille de champagne, Roger-la-Honte a voulu savoir quelle était la nouvelle qu'il devait apprendre, suivant la prédiction faite par la grande rousse, à l'Empire ; et il a demandé aussi des renseignements sur l'aspect mystérieux de la maison de Kensington. Là-dessus, Broussaille s'est troublée visiblement, a semblé chercher un encouragement dans les regards d'Ida, et a fini par raconter une pitoyable histoire. Il y a trois mois environ, elle a acheté à un Juif pour trois cents livres de bijoux qu'elle a payés avec des billets à quatre-vingt-dix jours, portant intérêt ; de plus, elle a donné au Juif, qui avait promis de renouveler les billets pendant un an au moins, une garantie sur ses meubles. L'échéance des trois premiers mois tombait avant-hier ; le Juif a refusé de renouveler les effets et, comme Broussaille, prise au dépourvu, ne se trouvait point en mesure de le payer sur-le-champ, il a enlevé le mobilier.
— Tu vois si j'ai du malheur, murmure-t-elle avec des larmes dans les yeux ; il n'y a même plus une chaise chez moi... Ah ! c'est horrible...
— Ne la gronde pas, Roger, implore Ida. Elle est un peu étourdie, tu sais ; mais elle m'a juré ses grands deux qu'elle ne ferait plus des sottises pareilles.
— Non, sanglote Broussaille ; non, je ne le ferai plus jamais. Ne me gronde pas...
Mais Roger n'en a pas la moindre envie. Il rit à gorge déployée.
— Ah ! ah ! C'est vraiment drôle ! Je ne me serais jamais douté de ça, par exemple ! Dis donc, Randal, te rappelles-tu comme je me démanchais le poignet, tout à l'heure, à frapper à la porte ? Ce qu'elle aurait ri si elle avait pu nous voir ! Heureusement que nous ne revenons pas les mains vides, hein ? Allons, Broussaille, viens m'embrasser et ne pleure plus. Demain, nous irons te commander un mobilier...
— Ah ! dit Broussaille dont les larmes se sèchent comme par enchantement, je t'en coûte, de l'argent ! Et tu as tant de mal à le gagner ! Ça ne fait rien, va ; je te rendrai tout en bloc un de ces jours, et tu pourras aller à Venise... Quand je pense qu'avec ce que tu vas dépenser demain pour les meubles tu aurais pu y aller, je suis furieuse contre moi.
— Est-elle gentille ! murmure Ida. on la mangerait...
— C'est bon, dit Roger. Ne parlons plus de ça. J'irai à Venise une autre fois... Passe-moi cette bouteille, là-bas... Mais quant à ton Juif, continue-t-il en faisant sauter le bouchon, je lui raccourcirai le nez et je lui allongerai les oreilles, pas plus tard que la nuit prochaine. Je suis sûr que ses bijoux ne valaient pas trois mille francs. C'est le père Binocar, au moins? Oui. Eh ! bien, il payera la différence. S'il ose se montrer dans les rues d'ici un mois, il aura du toupet. .
— Ah ! s'écrie Ida, fais attention. Ne va pas trop loin ; un mauvais coup est si vite donné ! Et ça coûte plus cher que ça ne vaut. Il faut tellement se surveiller dans l'existence !
—Tu as raison, répond Roger ; mais si tu mettais tes préceptes en pratique, tu n'aurais pas de l'eau à boire.
— Peut-être ; il faut prêcher la prudence et jouer d'audace.
— De l'audace, dis-je, il vous en faut pas pas mal, à vous; le jeu que vous jouez n'est pas sans dangers...
— Oh ! vous savez, quand on est adroite... il n'y a guère à craindre que les dénonciations des médecins.
— Ils vous dénoncent ? demande Broussaille.
— Je te crois, ma petite ! Chaque fois qu'ils peuvent. Nous leur faisons concurrence, tu comprends ; ils voudraient se réserver le monopole des avortements... Et pour ce qu'ils font ! C'est du propre. En voilà, des charcutiers sans conscience ! C'est honteux, la façon dont ils estropient les femmes.
— Et la Justice, dis-je, ne tient guère la balance égale entre eux et vous.
— Dites que c'est dérisoire. Qu'une malheureuse sage-femme ait délivré, par pitié souvent et hors de toute raison d'intérêt, une jeune fille pauvre d'un enfant qui l'aurait toute sa vie empêchée de gagner son pain, et on l'arrête sur des oui-dires, et on la condamne sans preuves ; qu'un médecin ait envoyé au cimetière, par sa maladresse de bête brute, des vingtaines de femmes, qu'il ait cinquante plaintes déposées contre lui, et l'on refuse de le poursuivre, et le gouvernement lui donne une situation officielle. Ne me dites pas que j'exagère ; je citerais des noms si je voulais.
— On pourrait les accuser d'autre chose encore, ces soi-disant savants de la Faculté. C'est le prestige abrutissant de leur science charlatanesque qui est arrivé à donner aux êtres la peur de l'existence, ce souci du lendemain qui avilit, cette résignation égoïste et dégradante ; c'est la cruauté de leur science impitoyable et sanglante qui incite les êtres à tuer leurs petits. C'est la science, la science des économistes et des vivisecteurs, des imbéciles et des assassins, qui est en train de dépeupler la France. — On cherche des remèdes, dit Roger ; on parle d'un impôt sur les célibataires.
— Pourquoi pas, dis-je, une loi décrétant que l'âge de la nubilité est abaissé de deux ans ? Ce serait moins ridicule.
—Ah ! oui, dit Ida, quel troupeau d'ânes, ces législateurs qui ne savent même plus nous montrer comment on meurt pour vingt-cinq francs ! Dire qu'ils ne se rendent même pas compte que le seul moyen arrêter ce mouvement de dépopulation, c'est de donner à la femme la liberté pleine et entière depuis l'âge de seize ans, comme ici, et d'autoriser la recherche de la paternité.
— Lorsque la femme sera libre en France, dit Roger, la France cessera d'être la France — la France qu'elle est. — Les législateurs qui nous font voir comment on vit pour vingt-cinq francs n'en doutent point, sois-en certaine. Conclusion...
— Conclusion : il faut continuer. Eh bien, on continuera ; jusqu'à ce que ça finisse. Ce qui est consolant, c'est qu'à mesure que le nombre des naissances diminue, celui des médecins augmente. Ils sont tant, qu'ils ne savent plus où donner du scalpel. On m'a assuré qu'ils encombrent les ports de la Manche. On les embarque sur les navires qui vont à Terre-Neuve, à condition qu'ils aideront à saler et à découper le poisson.
— Au moins, là, leurs bistouris servent à quelque chose.
— A empoisonner la morue. Je fais gras le Vendredi Saint depuis que j'ai appris ça.
— Rien que ça de luxe ! dit Broussaille. Madame ne se refuse plus rien. On voit bien que les affaires marchent. Eh bien, moi, je pense que les riches qui tuent leurs gosses mériteraient qu'on leur coupât le cou ; et quant aux pauvres qui en font autant, je pense qu'il faut qu'ils soient rudement lâches pour aimer mieux assassiner leurs petits que de faire rendre gorge aux gredins qui leur enlèvent les moyens de les élever.
— Tu as raison ; pourtant, il faut dire la vérité : les filles pauvres, si grande que soit leur misère, se résolvent difficilement à l'acte qui coûte si peu aux dames des classes dirigeantes. Si elles n'étaient point traquées comme elles le sont, les malheureuses, mises en surveillance, dès qu'on s'aperçoit de leur grossesse, par les mouchards payés ou amateurs qui pullulent en France et qui veillent à ce qu'elles payent l'impôt sur l'amour ; si elles n'étaient point affolées par les formalités légales, que nécessite la conscription, et qui doivent stigmatiser leur vie à elles et l'existence de leurs enfants, elles auraient bien rarement recours aux manœuvres abortives. Quant à la bourgeoisie — c'est la bourgeoisie avorteuse.
— A tous les points de vue, dis-je ; elle ne mérite pas d'autre nom. C'est la bourgeoisie avorteuse.
— Bravo ! crie Roger-la-Honte. Vilipendons la bourgeoisie ! Nous en avons bien le droit, je crois, nous qui sommes obligés d'en vivre.
— Ah ! dit Ida, on n'en dira jamais ce qu'il en faudrait dire... Oh ! à propos, Roger, j'ai revu ma cliente... Tu sis bien, la petite femme du monde que j'avais mise en rapports avec Canonnier et qui lui a donné de si bons tuyaux. Elle est venue me voir le jour où je suis partie pour Londres, et m'a dit de faire mon possible pour lui ramener quelqu'un. Si tu venais, hein ? Nous partirions ensemble demain soir.
— Attends un peu, répond Roger ; il faut que je réfléchisse... Et toujours pas de nouvelles de Canonnier ?
— Non ; depuis plus de deux ans. Tout ce qu'on a su, c'est qu'il s'était échappé de Cayenne, il y a six mois... On dit qu'il est en Amérique... C'est sa fille qui a eu de la chance ! Adoptée par cette famille de magistrats. . Je l'ai vue au Bois et au théâtre, plusieurs fois, à côté de sa mère adoptive. Mon cher, on dirait une princesse.
— C'est tout naturel, dit Roger ; son père est le roi des voleurs... Ma foi, ma petite Ida, j'en suis désolée, mais je ne peux pas aller à Paris. J'ai promis à un camarade de lui donner un coup de main pour une affaire, en Suisse, et ça va venir ces jours-ci. Tout à fait désolé... Mais, tiens ! pourquoi n'irais-tu pas, toi, Randal ?
— Oui, pourquoi? demande Ida en se tournant vers moi.
Je n'ai pas de raison à donner, et il est décidé que j'irai. Je manque d'expérience ? Ça ne fait rien. C'est en forgeant qu'on devient forgeron. Je viendrai chercher Ida demain soir et nous prendrons le train ensemble pour la Ville-Lumière. Nous nous levons, Roger et moi.
— Comment ! s'écrie Ida ; vous partez déjà ? Et il n'est que deux heures du matin ! Pour qui va-t-on nous prendre ?
Mais ses objurgations n'ont aucun succès ; et nous nous retirons après lui avoir souhaité une bonne nuit, ainsi qu'à Broussaille, dont le lit fit emporté par l'inexorable Juif et à qui elle a offert l'hospitalité.
S'il avait pensé, cet Hébreu malfaisant, qu'il mettait définitivement sur la paille la sœur de Roger-la-Honte, il pourra bientôt s'apercevoir de son erreur. Broussaille et Ida sont venues nous voir aujourd'hui, vers une heure; nos souhaits n'avaient point été vains et elles avaient parfaitement dormi. Nous avons déjeuné ensemble ; après quoi, nous avons couru les magasins, pendant toute l'après-midi, afin de procurer à la jolie blonde le mobilier indispensable. Ça demande beaucoup plus de temps qu'on ne croirait, ces choses-là. Nous avions employé la matinée, Roger et moi, à déposer la plus grande partie de notre argent dans une banque sérieuse ; en comme je me suis souvenu heureusement, des vingt-mille francs promis avant-hier à Issacar, je les lui ai envoyés. Qu'il lui servent, à cet excellent Issacar ! Je lui souhaite bonne chance — et à moi aussi.
Car je ne sais pas ce qui m'attend après tout ; et je trouverai peut-être autre chose que des roses, dans le chemin que j'ai choisi.
Voilà les tristes réflexions auxquelles je me livre, tout à fait malgré moi, dans le train qui m'éloigne de Londres. Ida est assise en face de moi ; mais son babil ne parvient guère me distraire ; je lui trouve une expression de gaieté un peu forcée, quelque chose de trop enfantin dans les gestes...
— Comme vous avez l'air songeur ! me dit-elle, sur le bateau ; auriez-vous déjà gagné le spleen, en Angleterre ?
— J'espère que non ; mais je me laissais aller à des méditations philosophiques ; je me demandais comment la Société actuelle ferait pour se maintenir, sans voleurs et sans putains.
— Oh i dit Ida, voilà une grande question ! Voulez-vous que je vous donne mon avis ? C'est qu'elle ne se maintiendrait pas cinq minutes.
La traversée est belle et courte. A Calais, nous nous trouvons seuls dans notre compartiment.
— Avez-vous un domicile à Paris ? me demande Ida.
— Non, je n'en ai plus ; mais ne vous inquiétez pas de moi ; je descendrai au premier hôtel venu.
— Quel enfantillage ! Vous y serez horriblement mal. Venez donc chez moi. La place ne manque pas et je vous invite en camarade.
Je me défends, pour la forme.
— Laissez-vous donc faire, dit Ida ; vous ne serez pas dérangé; je n'ai pas de pensionnaire en ce moment. Et c'est si gentil, chez moi ! J'ai un salon... on se croirait chez un dentiste américain. Si saint Vincent de Paule vivait encore, je suis sûre qu'il viendrait me faire une visite.
Je ne veux pas être plus difficile que saint Vincent de Paul, et je promets de me laisser faire.
— A la bonne heure. dit-elle ; je savais bien que vous finiriez par entendre raison. Ah ! que je suis contente d'être arrivée ! On a eu si froid, à voyager la nuit... les nuits sont glaciales... J'ai pourtant mon grand manteau...
— Ah l moi qui oubliais... J'ai justement un boa dans ma valise,
— Un boa ?
— Oui... Le voilà.
— Vraiment, il est beau. Mais comment ?... Oh ! que je suis sotte !... Vous m'en faites cadeau ?... Un boa volé, je n'oserai jamais le mettre... Tant pis, je le mets tout de même. Quelle horreur ! Mais nécessité n'a pas de loi ; j'ai tellement froid ! Touchez le bout de mon nez, pour voir ; il est glacé... Mettez-vous à côté de moi, pour me réchauffer un peu. Je suis si frileuse ! .. Plus près. Tout près...
Peut-on être frileuse à ce point-là !...
VIII.
L’art de se faire cinquante mille francs de rente sans élever de lapins
A Suivre...