La poésie en des temps de sauvagerie1

Mahmoud Darwish

Avant-propos de Jean Bricmont

Y a-t-il un temps pour la poésie, en une époque de sauvagerie ? Cette question n’est pas nouvelle. A chaque impasse humaine, après chaque catastrophe, l’impuissance de la poésie à humaniser l’Histoire est questionnée. Nous entendons encore le cri d’Adorno : est-il encore possible d’écrire un poème, après Auschwitz ? Il nous est encore une fois donné de nous remémorer cette question, aujourd’hui.

La poésie reste fragile, quand bien même elle s’ingénie à emprunter aux métaphores de la force de la soie ou de la solidité du miel, car la façon qu’elle a de modifier l’âme et d’élargir le cœur de l’homme est lente et invisible. Aussi habile soit-elle à établir un lien entre les sphères personnelle et universelle, elle ne peut faire oublier l’impression générale qui veut que la poésie soit fille de la solitude et de la marge, écho d’un rêve obscur.

Il est plus séant, pour les poètes, de ne pas nier cette solitude, ni – non plus – de la magnifier, et d’alléger le poids de la perplexité devant la nature nécessaire de la poésie. Il est préférable, pour eux, de développer l’angoisse créatrice, car ils ne trouveront pas de réponse dans une théorie impeccable passée au crible de la surprise poétique.

Je dois bien reconnaître, ici, que notre présente célébration est embarrassante. Non que la poésie puisse paraître étrangère à notre époque de barbarie, puisque la poésie a toujours été fille de son temps ingrat, mais parce que la célébration est fête, et que nous sommes bien incapables de ressentir la joie de la fête… Non qu’il y ait un deuil chez notre voisin, mais bien parce que nous – nous les habitants de cette petite planète – nous tous, nous sommes en deuil ! Et parce que la Terre toute entière menace de tomber dans le gouffre, après que les prémisses du vingt et unième siècle nous aient avertis qu’il est dans le pouvoir de l’idée de "progrès" de dupliquer la pire arriération jamais connue dans le passé, et que l’ "adoration de l’avenir" peut être l’autre face de l’ "adoration du passé".

Aujourd’hui, l’humanité semble vivre un "état d’urgence" général, face à l’interrogation quant à la vérité de son humanité, d’un côté, et face à l’interrogation, de l’autre, sur son rôle face au phénomène de la tyrannie planétaire incarnée par la politique américaine libérée de toute référence collective, qu’elle soit juridique, morale ou culturelle, mise à part celle de la razzia, de la culture de la violence, de la culture d’entreprise, de la mesure des valeurs humaines à l’aune de la supériorité militaire, sans que ceux qui rêvent à la fondation de l’empire le plus étendu et le plus puissant de toute l’Histoire ne prêtent la moindre attention au fait qu’ils ont remarquablement réussi à convaincre la conscience mondiale du fait que la folie américaine est l’unique danger qui menace le monde, en dépit de toutes les prétentions dudit empire ériger cette folie au rang de une mission divine.

Il y a quelque Irak en chacun de nous – un Irak qu’on ne peut éradiquer, fait des plus anciennes lois humaines édictées par Hammourabi, de la recherche de l’immortalité initiée par Guilgamesh… jusqu’à la réalité de mort que connaît le peuple irakien aujourd’hui, avec ces bombes intelligentes mises au point par la civilisation idiote experte en assassinat.

En chacun de nous, il y a une Palestine, depuis le message d’amour et de paix apporté au monde par Jésus le Nazaréen… jusqu’au peuple palestinien d’aujourd’hui, crucifié sur la croix de l’occupation israélienne. La mort palestinienne quotidienne est devenue une sorte de bulletin météo, la tyrannie américaine ayant placé l’occupation israélienne au-dessus du droit international et élevé la puissance occupante au rang de la sainteté.

C’est un monde sauvage, dément, égoïste, dans lequel ne prévaut pas d’autre loi que celle de la jungle, un monde armé du surplus de la puissance nucléaire. Est-il encore possible d’écrire un poème ? Comment peut-on être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du réel, en même temps ? Comment peut-on à la fois contempler et s’engager ? Comment peut-on poursuivre sa tentative permanente : recréer le monde grâce à des mots à la vitalité éternelle ? Et comment sauver ces mots de la banalité de la consommation de tous les jours ?

Sans doute avons-nous besoin aujourd’hui de la poésie, plus que jamais. Afin de recouvrer notre sensibilité et notre conscience de notre humanité menacée et de notre capacité à poursuivre l’un des plus rêves de l’humanité, celui de la liberté, celui de la prise du réel à bras le corps, de l’ouverture au monde partagé et de la quête de l’essence. Sans doute la poésie est-elle capable aujourd’hui de recouvrer son évidence, après qu’elle s’en soit éloignée dans une abstraction qui risque d’aboutir à la feuille blanche. La poésie n’explicite que son contraire. C’est le non-poétique qui nous donne à voir le poétique. La poésie est-elle capable, aujourd’hui, de se retrouver elle-même, tant la clarté de son contraire est excessive ? Peut-être, car la poésie, ce moyen particulier de supporter la vie et de se la concilier, est aussi une méthode qui nous permet de résister à une réalité inhumaine écrasant l’évidence de la vie.

En dépassant l’aspect extérieur des choses, en chipant la lumière tapie dans l’obscurité, en désespérant du désespoir, la poésie nous garantit contre la haine et la fureur. Sa fragilité crie, afin de nommer. Elle blesse, sans faire couler le sang. Si cette fragilité est détruite, c’est par des "mains nuptiales", comme le dit René Char, car ces mains utilisent des instruments sensibles et imaginaires qui renvoient à l’enfance. En effet, la poésie ne combat pas la guerre avec les armes et le langage de la guerre. La poésie n’abat pas un avion à l’aide d’un missile oratoire. La contemplation de l’éternité d’un brin d’herbe, de l’adoration du papillon à la lumière, de ce que le regard de la victime ne dit pas à son bourreau - voilà de quelle manière la poésie combat l’effet de la guerre contraire à ce qu’il y a de naturel en nous, de cohérent avec la nature. Qui d’entre nous ne connaît les paroles qu’adressa Diogène à Alexandre le Grand venu lui rendre visite et lui demander s’il avait besoin de quelque chose ? Diogène lui avait répondu : "Oui. S’il te plaît : ôte-toi de mon soleil !"

Nous avons besoin de quelque chose qui dépasse l’occultation de notre soleil. Nous avons besoin d’arrêter la barbarie et d’éveiller les consciences. La prise de conscience par les poètes du monde entier de leur rôle moral afin de faire face à la guerre déclarée contre l’Irak, contre la conscience humaine, contre le droit des peuples à participer aux destinées de l’humanité, dépasse la question politique contemporaine posée à l’avenir de l’humanité.

Pour en revenir à la poésie, je vois dans cet éveil quelque chose qui ressemble à l’autocritique. Pour une grande part, la poésie contemporaine s’est accoutumée à son isolement et à sa séparation d’avec le lecteur, dès lors que beaucoup de poètes ont abusé de leur déguisement en moines contemplatifs – la foi mise à part – dans des cloîtres isolés du réel et de l’histoire par un brouillard d’ésotérisme artificiel délibérément choisi, avec une virtuosité suprêmement gratuite. Ils ont prétendu à une prophétie qui n’a nul besoin de l’Homme. Ils ont dénié au cœur son droit à entrer en vibration avec le poème, ils ont dénié aux sens leur droit à prendre part à la création. Ils ont prêché une signification univoque de la poésie : la compréhension de l’absurde, sachant que le lecteur authentique de leur poésie ne peut pas encore être né : pour cela, il faut en permanence attendre demain !

Il est vrai qu’une poésie qui ne conserverait pas sa vivacité en d’autres temps serait une poésie qui se dissoudrait aussi rapidement que le présent change. Il est vrai, aussi, que la poésie emporte avec elle son devenir et qu’elle renaîtra, demain. Mais il n’en est pas moins vrai que le poète ne peut pas renvoyer l’ "ici" et le "maintenant" vers un ailleurs ni vers un autre temps. C’est en ce temps de tempête que la poésie a besoin que soient posées les questions qu’elle soulève, seule, d’une façon qui la rende présente et vivante.

Rendre le langage vivant, rendre le fluide de vie aux paroles, voilà qui ne peut se faire sans redonner à la vie le sens de la vie. En cela, la quête du sens est la quête de l’essence, c’est là notre questionnement humain, collectif et personnel. C’est ce qui rend la poésie à la fois possible et nécessaire. Car la quête du sens, c’est la quête de la liberté.

Jean Bricmont

La poésie en des temps de sauvagerie

La barbarie et l’espoir

La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres : les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les 80% restant en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un monde aussi inégal ne peut pas être un monde de paix. C’est très bien de crier "pas de sang pour le pétrole", mais le pétrole et le sang coulent ensemble depuis longtemps. Depuis la trahison du monde arabe par les Français et les Britanniques lors de la chute de l’empire turc en 1917 jusqu’à la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à l’Arabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et l’embargo imposé à l’Irak ou le soutien à l’Irak lors de la guerre Iran-Irak, la politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler beaucoup de sang. En 1945, le département d’Etat américain qualifiait les réserves de l’Arabie Saoudite de "prodigieuse source de puissance stratégique" et de "plus grande valeur matérielle de l’histoire mondiale"[1].  Aujourd’hui, les Américains sont moins sincères et prétendent ne pas vouloir s’emparer du pétrole irakien. Néanmoins, leurs troupes protègent des pillards le ministère du pétrole mais pas celui de l’eau, ni les hôpitaux, ni les trésors archéologiques. Le pillage, bien sûr totalement imprévisible, est très bon pour démoraliser et diviser la population d’un pays conquis et la convaincre de la nécessité d’une poigne de fer pour rétablir la loi et l’ordre.

Aujourd’hui, tout le monde se réjouit d’une chose : la fin de l’horrible dictature de Saddam Hussein, comme si adversaires et partisans de la guerre réunis admettaient que le Pentagone a au moins bien choisi sa cible. Devant cette unanimité, je voudrais seulement faire une remarque : dans sa lutte d’émancipation, le tiers monde n’a pas produit que des Saddam : Ho Chi Minh ; Mao Tse Toung et Chou en Lai ; Gandhi et Nehru ; Martin Luther King et Malcolm X ; Lumumba ; Nasser ; Mossadegh, premier ministre iranien, renversé par la CIA en 1953 et dont le renversement mènera à la dictature du Chah et après lui au régime des ayatollahs ; Arbenz, renversé au Guatemala, également par la CIA, en 1954 ; Goulart, renversé au Brésil avec l’appui des Etats-Unis en 1965 ; Juan Bosch, renversé la même année en République Dominicaine ;  Allende ; Fidel Castro ; Amilcar Cabral ; Arafat ; les sandinistes ; Soekarno, renversé en Indonésie, également par les Américains en 1965 ; Ben Bella et Ben Barka ; et, en Europe, les rares défenseurs de la cause du tiers monde, Olof Palme en Suède ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, qu’ils utilisent ou non la violence, ont été, comme Saddam Hussein, subvertis, démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par l’Occident. Mandela est aujourd’hui un héros, mais il ne faut jamais oublier qu’il a été mis 27 ans en prison avec la complicité de la CIA.

Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement pacifiques et démocratiques, qu'il s'agisse des Palestiniens pendant la période d'Oslo, d'Allende, des Sandinistes, ou aujourd'hui de Chavez au Venezuela, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons. Quand ils se révoltent de façon violente, qu'il s'agisse de Castro, des kamikazes palestiniens ou des `maoïstes' au Népal, la machine à démoniser se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris d'indignation.

Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu'ils ont le droit d'utiliser pour se défendre.

Cette guerre aura été, dans toute son horreur, une guerre des riches contre les pauvres. Tout d’abord, avant d’envahir, on a désarmé l’Irak des rares armes qui auraient peut-être pu faire mal aux envahisseurs, telles la DCA et l’aviation. L’Irak a accepté l’inspection et la destruction de missiles conventionnels pour tenter de convaincre une opinion mondiale complètement contrôlée par les médias occidentaux. Ensuite, on a appris qu’il existait après tout un droit international et des conventions de Genève, pour les rares prisonniers anglo-américains. Mais pas pour les prisonniers envoyés d’Afghanistan à Guantanamo. Ni pour les feddayins arabes venus aider leurs frères irakiens et qui sont donc, contrairement aux troupes d’invasion, dans l’illégalité. Finalement, on nous montre les scènes de pillage commis par les pauvres en Irak ; mais nous parlera-t-on du pillage des riches, de la main-mise sur les avoirs irakiens aux Etats-Unis, par exemple sur près de deux milliards de dollars saisis dans le cadre du Patriot Act et qui contribueront à payer la reconstruction de ce que les Etats-Unis ont détruit ? On nous parle d’ailleurs sans arrêt de cette reconstruction de l’Irak – mais, à ce propos, pourquoi ne pas parler de la reconstruction de l’Afghanistan, où la guerre a coûté 13 milliards de dollars et pour laquelle le Congrès américain vient de demander 300 millions de dollars, soit un peu plus de 2% de la somme dépensée pour la guerre[2].

Tous les prétextes invoqués pour justifier cette guerre se sont effondrés. Même si l’on annonce demain avoir trouvé des armes de destruction massive en Irak, rien ne nous dira si cette découverte est plus réelle que les nombreuses fabrications de fausses preuves qui ont précédé la guerre. De toutes façons, il est difficile de voir en quoi la possession d’armes par un régime qui ne les utilise pas au moment même où il s’effondre pose un danger.

Reste l’argument ultime, celui de la démocratie, argument qui est aujourd’hui le véritable opium des intellectuels bellicistes. La position officielle des gouvernements européens récalcitrants et de leurs médias est d’ailleurs assez semblable : on reconnaît que cette guerre est une agression, illégale et illégitime, mais on souhaite néanmoins qu’elle réussisse, et vite. Toute autre issue serait, en effet, catastrophique pour la "démocratie". Peut-être est-ce le moment de se poser quelques questions sur ce concept. Mettons-nous à la place d’observateurs dans le monde arabe qui regardent nos sociétés de l’extérieur et jugent les démocraties réellement existantes. Seront-ils attirés par un système qui met au pouvoir des individus tels que George Shultz, secrétaire d’Etat sous Reagan, Dick Cheney ou Richard Perle qui travaillent pour des compagnies comme Bechtel et Halliburton et qui profitent ainsi directement de la reconstruction d’un pays qu’ils se sont acharnés à détruire[3] ? Seront-ils impressionnés par la liberté de la presse qui, concentrée entre des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre 40 ou 50 % des Américains que l’Irak était directement lié aux attentats du 11 septembre ? S’ils sont anti-racistes, que penseront-ils de Thomas Friedman, un des plus grands journalistes américains qui résume les réactions suite au 11 septembre, ainsi que celle des Israéliens à Jénine en disant: "nous vous avons laissés, vous le monde arabe, seuls pendant longtemps et vous avez joué avec des allumettes ; vous nous avez brûlés. Aussi, nous ne vous laisserons plus seuls." Et qui ajoute qu’il peut donner les noms de 25 personnes, des intellectuels néo-conservateurs, tous situés à proximité de son bureau, et tels que, si on les avait envoyés sur une île déserte il y a un an et demi, la guerre n’aurait pas eu lieu[4]. Seront-ils impressionnés par le général Gardner, choisi par Bush pour diriger l’Irak "temporairement", et qui a déjà signé une lettre félicitant Israël pour sa "retenue admirable" et reproché aux Palestiniens "d’utiliser les inévitables victimes civiles pour leur propagande"[5] ?

Prenez n’importe quelle idée, aussi bonne soit-elle, la démocratie ou le socialisme, vous arriverez à la discréditer si vous l’invoquez de façon suffisamment hypocrite pendant suffisamment longtemps.

Ils veulent des élections en Irak, chiche ! Qu’ils en fassent ! Mais au fond pourquoi mener la guerre pour avoir des élections en Irak, alors qu’il n’y en a pas dans des pays alliés et dépendants comme l’Egypte ?  Y a-t-il des élections en Afghanistan ? Non, et il peut difficilement y en avoir, le pays existant à peine. La raison pour laquelle les élections sont risquées pour les Américains dans le monde arabe est facile à comprendre. Regardons les résultats des élections, quand il y en a, en Algérie, en Turquie ou au Pakistan. Le raisonnement qui domine dans le monde arabo-musulman est sans doute que, si le nationalisme arabe laïc a échoué face à l’Occident, c’est justement parce qu’il était laïc. Dieu n’aide les croyants que lorsque ceux-ci le sont vraiment. L’avenir n’appartient pas aux élites corrompues et pro-occidentales (ou pro-israéliennes tant qu’on y est) dont on rêve ici, mais à l’Islam politique. Pour tous ceux qui doutent qu’il existe des divinités qui s’ingèrent dans les affaires humaines et viennent nous sauver, cette évolution ne peut qu’être synonyme d’une immense régression. Indépendamment de leurs erreurs ou de leurs crimes, les nationalistes arabes, comme les communistes, essayaient d’améliorer cette vallée de larmes qu’est la terre par les seuls moyens accessibles aux êtres humains : les transformations sociales et non les prières.

Il est difficile d’être optimiste aujourd’hui lorsqu’on voit l’Irak s’enfoncer dans la nuit coloniale. Regardons néanmoins l’histoire sur le long terme : au début du 20ème siècle, toute l’Afrique et une partie de l’Asie étaient entre les mains des puissances européennes. A Shanghai, les Anglais pouvaient se permettre d’interdire l’accès d’un parc "aux chiens et aux chinois". Les empires russes, chinois et ottomans étaient impuissants face aux ingérences occidentales. L’Amérique Latine était envahie encore plus souvent qu’aujourd’hui. Si tout n’a pas changé, au moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les poubelles de l’histoire (à l’exception de la Palestine). C’est cela, plus encore que la défaite du fascisme, qui constitue sans doute le plus grand progrès social de l’humanité au 20ème siècle. Une des raisons profondes du pessimisme "postmoderne" qui domine chez tant d’intellectuels occidentaux ( "il n’y a pas de progrès, pas de sens de l’histoire"), c’est qu’il y a bien un progrès de l’humanité, mais que ce progrès est essentiellement dû à nos défaites et à la lente émancipation des peuples colonisés. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak - et quelle alternative peuvent-ils avoir en tête ? – même avec une "façade arabe" comme disaient les Britanniques, rêvent tout éveillés.

En 1991, avec la chute de son incertain protecteur, le tiers monde semblait être de nouveau à genoux. On pouvait rêver d’éliminer la résistance palestinienne à travers les accords d’Oslo. Le mécanisme de l’endettement pouvait être mis au service d’un hold-up gigantesque sur leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, l’espoir est en train de changer de camp. Les Israéliens ont été chassés, manu militari, du Liban.  Les Américains ont été chassés de la même façon de Somalie et de Beyrouth. Leur contrôle sur l’Afghanistan est précaire. Les Palestiniens se sont défendus héroïquement à Jenine. Rien ne permet de croire que la résistance des Irakiens, sous une forme ou une autre, soit terminée. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. Les intellectuels libéraux ne nous garantissent plus que leur système est là pour mille ans. Ils commencent à s’énerver et à remplacer les arguments par les insultes, traitant leurs adversaires d’anti-américains et d’antisémites.

Le mouvement altermondialiste fait face non seulement au capitalisme mais à ce qu’on pourrait appeler la latin-américanisation du monde, c’est-à-dire, d’une part, le remplacement de l’Europe par les Etats-Unis comme centre du système impérial et, d’autre part, la substitution du néo-colonialisme au colonialisme, à savoir une continuation du pillage classique, exploitation des ressources et de la main-d’œuvre du tiers monde (et, aujourd’hui, de la matière grise qui doit suppléer aux déficiences de notre système éducatif), combinée à une autonomie politique formelle et à une délégation corrélative des tâches de répression. Mais dans un tel monde, il ne peut y avoir ni paix ni démocratie véritable, laquelle suppose un minimum de souveraineté nationale. La lutte pour la démocratie et la laïcité dans le tiers monde, lorsqu’elle est sincère, est inséparable de la lutte, chez nous, contre l’impérialisme occidental. Les Etats-Unis ont longtemps travaillé à un Irak sans Saddam. Travaillons, nous, à un monde sans Bush.

Notes

[1] Voir Noam Chomsky, The Fateful Triangle,  p.17-20.

[2] Voir  R. Du Boff, War And The Economy: Constructive Collateral Damage,  ZNet Commentary,  13 Avril, 2003.

[3] Bob Herbert, Who will profit from this war ? IHT, 11 avril, 2003.

[4] Cité par Ari Shavit, White man’s burden , Ha’aretz, 7 avril 2003.

[5] Alex Massie, Anger at ‘governor’ Gardner’s pro-Israel stance. The Scotsman, 10 avril 2003.

La désinformation au service de la barbarie

  L'image où la foule irakienne libérée détruit la statue de Saddam. La place est vide mais tous les médias du monde ont relayé la mise en scène américaine reprenant à leur compte les plans serrés qui évoquent une foule en liesse. Il n'est pas étonnant de constater que le place est cadenassée par l'armée amricaine et que cette sinistre mise en scène se déroule devant l'hotel Palestine où sont retranchés la plupart des médias occidentaux

La guerre est finie. Bagdad est prise. Le peuple irakien s'est soulevé contre la tyrannie de Saddam Hussein. Nous vivons dans un monde formidable. Première image qui inonde la planète médiatique: une statue de Saddam déboulonnée: "l'analyse" des médias est limpide comme cet extrait du journal Le Monde: "les Bagdadis, munis d'une échelle et armés d'une corde en piteux état, la lui passent rapidement au cou, pour le faire chuter, au moins symboliquement. Mais le dictateur résiste, vacille, mais ne tombe pas. Il ne contrôle plus la ville, ses miliciens et ses Fedayins sont en pleine débâcle, mais son immense statue, elle, refuse de se laisser faire. La foule insiste, des jeunes s'attaquent au socle à l'aide d'une masse et d'un piolet. En vain. "

Qui a vu les images ne gardera pas la même impression de la scène. Ce ne sont pas les Bagdadis qui ont renversé la statue mais bel et bien des soldats US aidés de leur char. Qui observe l'image dans les rares plans larges verra que la place est cadenassée d'ailleurs par les chars américains. Le Monde parle de foule ? C'est vrai : une centaine d'Irakiens dans une ville de 5 millions d'habitants. La plupart des observateurs sur place s'accordent à le dire: la grande majorité des Irakiens se planquent chez eux. Ce qui donne à Libération l'occasion de commettre un titre schizophrénique: " Tous les Bagdadiens descendent dans la rue, mais aucun n'ose dépasser le pas de sa porte". Fallait oser.

Mais les médias, eux, sabrent le champagne.

La radicalisation pro-coloniale des médias.

En un mois, les médias ont peu à peu lâché la bride.

Avant l'éclatement du conflit, les grand médias européens étaient assez sceptiques sur la justification du conflit. Les critiques des pulsions guerrières de l'Amérique pleuvaient. Avec l'attaque américaine, le ton a peu à peu changé. Sous l'influence des innombrables dépêches américaines et des journalistes rangés dans leur camp, la tendance qui s'affichait était la suivante: deux camps s'affrontent et la population est prise entre deux feux. Il suffit de revoir la mémorable une de la récente Libre Match ou encore l'analyse d'un carnage sur un marché irakien: missile américain ou tir de DCA irakienne ?

Depuis hier, un nouveau pas a été franchi. L'armée américaine est une armée de libération. Ce dernier saut qualitatif dans sa brutalité médiatique a formidablement été orchestré par l'appareil de propagande américain.

La technique de manipulation en trois temps.

1) D'abord en menaçant les journalistes qui ne sont pas sous contrôle US en donnant un signal fort: tirer sur l'Hôtel Palestine assassinant délibérément des journalistes et en viser la chaîne Al Jazira. L'avertissement est simple: cassez-vous ! Ici c'est dangereux. Le traitement médiatique des infos doit nous appartenir pour donner au monde entier notre version des faits de la situation dans la capitale irakienne.

2) Organiser le pillage en impliquant des populations pauvres et faiblement politisées. Technique merveilleuse: on encourage et on protège arme au poing des pilleurs: ils finissent par remercier les soldats encore sous l'émotion des prises faites. Les médias n'ont plus qu'à filmer des scènes de liesse qui ne sont que des scènes de pillages. Je ne parle même pas de techniques plus classiques où l'on introduit des opposants organisés dans cette dite scène pour y apporter une dimension plus politique.

3) On annonce dans des régions hostiles au gouvernement irakien ( Kurdistan autonome) que Saddam Hussein est tombé, que Bagdad fête les libérateurs. On obtient des scènes de joie dans la rue. On les filme et on les mélange subtilement aux images de ce qui se passe à Bagdad. J'ai vu sur certaines chaînes des images qu'on disait se passer à Bagdad, être présentées comme se passant au Kurdistan autonome sur d'autres.

Ce mélange aura pour mérite d'accréditer l'idée que l'armée US occupe Bagdad en libératrice.

La guerre ne fait que commencer.

L'armée américaine et son énorme rouleau compresseur termine sans doute ce qu'on pourrait nommer la phase un de cette guerre: occupation militaire d'une grande partie du pays et mise sur pied d'une administration fantoche.

C'est ce que l'Amérique va nommer "La fin de la guerre." Pourtant, la vraie guerre va sans doute commencer maintenant: celle de la résistance de la population irakienne à la colonisation de leur pays.

Il est notable que la guerre d'Algérie et la guerre du Vietnam n'ont jamais été nommées comme telles par les armées d'agression. Une guerre coloniale ne dit pas son nom; hier comme aujourd'hui, on parlera de " pacifier une région." Ou de sécuriser une ville. On nous expliquera que des actes de terrorisme sont commis, que des combattants illégaux sont arrêtés, etc…

Un vocabulaire que les militants contre le colonialisme et l'impérialisme connaissent. Notre travail de résistance sera sans doute d'expliquer ces mécanismes aux sceptiques et de remonter le moral à ceux qui pensent que tout est perdu.

L'armée israélienne a mis six jours pour conquérir les territoires que l'on sait. Elle y est toujours embourbée.

Idem pour le Liban Sud où une guérilla a chassé une des armées les plus puissantes et les plus modernes du monde.

Non, tout espoir n'est pas perdu de voir l'Amérique perdre et mordre la poussière.

Plus que jamais : vive la résistance du peuple irakien !

La guerre coloniale

Je vais l'éclater, l'écraser, le balancer contre le mur. Je ne sais pas pour vous, mais une des victimes symboliques de cette guerre est mon radio-réveil. Chaque matin, il me réveille par un journal parlé d'une grossièreté à faire pleurer Goebbels. A demi hébété, mes entrailles se serrent quand j'entends "Bagdad victime de bombardements incessants d'une rare intensité". Et ceci depuis vingt jours.

C'est le train-train: l'armée américaine bombarde sans arrêt une ville de plus de 5 millions d'habitants. On nous sert cette sauce entre la météo et le sport. Pas la moindre révolte, pas le moindre dégoût, pas même une once de cynisme dans la voix du journaliste. La neutralité, l'objectivité. En un mot: le professionnalisme.

Tout être humain normalement constitué doit se poser des questions sur ce noble métier qui consiste à nous réveiller en nous racontant des histoires à dormir debout. En effet, comment peut-on à la fois se prétendre neutre, indépendant, ayant tiré le bilan de la première guerre du Golfe, et se comporter comme se comportent la plupart des grands médias censés nous informer sur la boucherie américaine. Le tout sans rire.

Il est indéniable que le traitement médiatique de cette guerre a changé par rapport à la première guerre du Golfe.

Mais ce n'est pas parce que les journalistes ont changé. Non, c'est parce que la stratégie américaine a changé et que l'opinion publique a évolué en dix ans.

Le grand théâtre médiatique, en bon produit de consommation, s'est donc adapté aux nouvelles exigences de ses maîtres et de ses "clients", c'est-à-dire les auditeurs ou autres téléspectateurs. Rien à voir avec un éventuel bilan critique qu'on aurait tiré des sinistres manipulations de 1991.

Les médias occidentaux ont réussi à créer l'illusion de l'information: depuis le début de la guerre, toujours les mêmes images de soldats US ou anglais plus ou moins agités sur fond de désert. On a l'impression qu'on est au cœur de la guerre: foutaises. Toutes ces images ainsi que les journalistes qui les filment sont soigneusement sélectionnés. Un journaliste qui accompagne les GI's reconnaît qu'à force d'être avec eux, de bouffer avec eux, d'avoir peur avec eux, de chier avec eux, on pense comme eux.

Technique de persuasion magistralement mise en œuvre par Washington avec succès et qui a le don de maintenir cette illusion de l'information à vif. Illusion nécessaire face à des opinions publiques rendues plus critiques au fil du temps sur les vertus de l'interventionnisme militaire en général et sur la brutalité américaine en particulier.

Dans le fond, les grands médias occidentaux restent inféodés aux intérêts de ce même Occident. Ce qui par principe condamne toutes informations objectives et libres. (Voir à ce sujet l'article de G. Geuens dans ce numéro.)

Des exemples qui ne trompent pas ?

L'aveu inconscient des mots.

Les mots sont souvent d'une efficacité redoutable dans la bouche d'un journaliste qui cause à des millions d'auditeurs jour après jour. Comment ne pas s'inquiéter de notre capacité à rester critique quand on emploie systématiquement des mots aux contenus dissimulés mais riches de sens ?

Exemple: on dit " Les troupes de Saddam Hussein" et "L'armée américaine"

Derrière ce 'constat', l'information qu'on nous visse dans la tête est claire: les soldats irakiens ne représentent pas la nation irakienne mais sont des hommes du président irakien, voir des mercenaires. Implicitement, les Irakiens n'ont donc rien à voir avec cette armée.

Dire " l'armée américaine", c'est par contre prendre le contre-pied. C'est une armée qui représente la nation, la population américaine. Elle est donc à tous les Américains. Elle n'est pas l'instrument d'une clique.

Ce type de vocabulaire légitime donc l'idée du gouvernement américain: c'est une guerre de la démocratie contre la barbarie. Elle vise à liquider une tyrannie qui opprime son propre peuple.

On retrouve la même logique dans l'exemple suivant.

On dit le "régime" de Saddam Hussein et le "gouvernement" américain

Ici, l'idée diffusée est encore plus limpide : le gouvernement est légitime. Il est démocratique. Le régime, lui, n'est pas légitime. Il est donc normal de vouloir le renverser. La guerre est donc justifiée. CQFD.

Or, ces inégalités de vocabulaire sont systématiques dans la bush des journalistes. Aveux inconscients de servilités ou propagandes organisée ? C'est la vraie question que je commence à ne plus me poser.

Ce que j'attends du journalisme ?

Dans cette guerre, comme dans tout autre conflit, la " neutralité objective " n’existe pas. Tout journaliste, à un degré ou à un autre, prend parti. Et lorsqu’on connaît les imbrications politico-économiques des grands médias présents sur le champ de bataille, il ne faut guère se faire d’illusions sur le parti choisi par la plupart d’entre eux. S’entendre répéter à longueur d’images que le ‘régime’ irakien est une dictature, c’est un point de vue. Mais pourquoi ne pas répéter aussi largement que cette guerre d’agression est illégale : c’est un fait. Au minimum, on pourrait espérer de nos journalistes ‘objectifs’ le même traitement des deux camps en présence. Qu'on pèse ses mots. Qu'on ne mette pas des guillemets quand les dépêches viennent d'Irak et qu'on ne prenne pas pour argent comptant les dépêches américaines (qu'on accorde au conditionnel pour sauver le beurre et l'argent du beurre).

C'est très bien de rappeler systématiquement que Saddam Hussein a gazé telle population mais pourquoi ne pas rappeler que Bush a gazé, ou électrocuté des dizaines de prisonniers américains en appliquant la peine de mort dans son noble Texas ?

Pour moi, cette information est aussi importante pour comprendre la personnalité du chef de l'armée américaine.

C'est bien de rappeler les manquements à l'idéal démocratique du 'régime' irakien mais pourquoi ne pas expliquer comme le fait Chomsky (1) les manipulations des élections qu'ont connues les USA en 2000 quand un certain Bush les a gagnées ?

Pourquoi ces deux poids, deux mesures ? ?

Nos médias sont une arme de guerre au service de l'un des belligérants contre un autre. En regardant la télé, je ne savais pas que j'avais une arme de destruction massive dans mon salon.

Que fout la communauté internationale pour venir libérer mes deux oreilles de cette invasion lancinante ???

En attendant cette utopique libération médiatique, je vous convie à participer à la guérilla de la contre-information : des journalistes et des médias à contre-courant de la propagande US existent. Certes marginaux, ils n’en sont pas moins l’honneur du journalisme, les témoins militants qui empêcheront les " je ne savais pas ".


1 in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du lundi 14 avril 2003. Allocution inaugurale prononcée par le poète palestinien Mahmoud Darwish le jeudi 3 avril 2003, lors de la manifestation Rencontre avec Mahmoud Darwish, à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence.