Catholiques en rupture

Sylvette DENEFLE

Texte publié dans le numéro 23 de la revue PANORAMIQUES intitulé "Dépassées, les valeurs catholiques ? ", 4ème trim.1995 p.167-178.

La France que l'on dit souvent "fille aînée de l'Église" n'a pas toujours été un pays également catholique.

Les formes diverses de son paganisme initial ne se sont effacées que sur le temps très long d'évangélisations constamment renouvelées et de façons très différenciées selon les régions. Les exigences maintes fois réexprimées dans les premiers conciles du rejet des cultes naturalistes en témoignent. Puis, amorcée probablement dès le XIVème siècle par les épreuves de la guerre et de la grande épidémie de peste puis dégradant la confiance des fidèles face à un clergé souvent peu recommandable au XVème siècle, la grande crise de la fin du Moyen Age a certainement souligné l'affaissement de l'influence sur les mentalités des Églises romaine et gallicane et ouvert la porte au courant puissant de la Réforme. Au XVIème siècle, ce grand mouvement religieux, par l'introduction des confessions fondées sur des interprétations différentes des Écritures et générant les violences que l'on sait, a déstabilisé suffisamment l'édifice idéologique du christianisme pour permettre l'apparition d'une nouvelle façon de penser l'univers qui sera la source de l'activité scientifique De la même façon, le très catholique XVIIIème siècle français est celui qui introduit la philosophie des Lumières et ouvre avec la Révolution le surprenant mouvement de sécularisation dont le sommet est sans doute l'établissement en 1793 du culte de la Raison renversant la religion dominante. Si le poids de l'Église catholique n'est guère contestable au XIXème siècle, les mouvements politiques et anticléricaux y connaissent une effervescence certaine qui se matérialisera par une vaste entreprise de sécularisation de l'ensemble de la société sous la Troisième République. Enfin, notre siècle, s'il a été fidèle majoritairement à la foi ancestrale jusqu'en son milieu, a vu exploser ensuite des idées et des formes de vie qui ont marqué une troisième vague de sécularisation que l'on pourrait appeler sécularisation des mentalités qui a mené à un affaiblissement du catholicisme tel, qu'il est devenu courant d'évoquer sa fin.

Sur l'histoire longue, on retrouve des époques plus ou moins chrétiennes, un anticléricalisme plus ou moins actif, une sécularisation plus ou moins avancée. Pourtant, il est important de noter qu'aussi bien les formes d'opposition à la religion que les possibilités politiques et sociales laissées aux individus pour les manifester ont présenté des aspects très divers et probablement difficilement comparables au cours du temps. Les historiens tentent d'en rendre compte pour les temps passés. Par contre, ce qu'il en est de nos jours, relève largement de l'analyse sociologique. Dans la description que nous en donnent les sciences sociales, la situation religieuse des français à la fin du XXème siècle, est marquée par un affaissement important du sentiment d'appartenance aux grandes religions (73%) et bien évidemment au catholicisme (67%) mais surtout par un effondrement de la pratique religieuse et de l'adhésion aux dogmes. Cette régression s'est doublée, relativement récemment, d'une progression très conséquente du nombre de ceux qui se déclarent "sans-religion" (23% en 1994 contre 15% en 1986).

Partant on peut légitimement s'interroger sur ces changements importants qu'on a dénommés "le déclin de la religion" et qui ont fait couler beaucoup d'encre avant qu'on ne s'avise que d'autres manifestations, notamment celles des intégrismes, pourraient évoquer au contraire "le retour du religieux". Que la vague de la mode médiatique avance puis reflue vers son contraire ne devrait guère retenir l'attention si l'on ne percevait sous cette indécision des changements importants qui, eux, restent à analyser et à expliquer. Très certainement, l'un de ces changements profonds tient dans l'importance grandissante du nombre de ceux qui ne se reconnaissent pas dans une religion. Parmi eux, 45% disent avoir eu une religion (essentiellement le catholicisme compte tenu de la situation française). Au-delà de ce phénomène, on s'aperçoit qu'un glissement important se fait vers moins de religion parmi ceux qui se déclarent catholiques et que les croyants non pratiquants constituent le vivier d'où le groupe des incroyants tire une grande partie de son augmentation. Il semble assez manifeste, au vu de différentes études récentes, que les catholiques se détournent de l'Église, jusqu'à la rupture, de plus en plus souvent. C'est pourquoi, étudiant l'ensemble des personnes qui se déclarent sans-religion, j'ai porté intérêt à analyser pourquoi on rompait avec sa religion d'origine.

Rejeter sa religion

A partir d'une série d'entretiens de personnes s'auto-définissant comme "sans-religion", toutes issues de familles catholiques et ayant reçu une éducation religieuse, j'ai tenté de cerner les raisons de la rupture. Les hommes et les femmes interrogés, d'âges divers, sont originaires de l'Ouest de la France et habitent Nantes ou sa proche banlieue. Leur position sociale est plutôt aisée (cadres, professions intermédiaires et employés) probablement parce que leur niveau d'instruction est élevé (la moitié d'entre eux a fait des études universitaires). Certains sont issus de familles pratiquantes alors que les autres sont issus de familles attachées au catholicisme mais ne pratiquant qu'occasionnellement et notamment pour les grands rites d'organisation de la vie sociale (baptème, communion, mariage, enterrement). Interrogées sur leur "biographie religieuse", les personnes concernées présentent des profils différenciés essentiellement selon leur âge. Si la très grande majorité d'entre eux disent avoir rejeté l'Église à l'adolescence, les plus âgés, qui ont très souvent été scolarisés dans un établissement privé, se sont néanmoins mariés à l'église et ont fait baptiser leurs enfants. C'est à ce moment que s'effectue une rupture plus effective puisqu'ils ne donnent pas d'éducation religieuse à leurs enfants. Pour tous ceux là, la rupture avec l'inscription institutionnelle religieuse a lieu dans les années 65 à 75. Les plus jeunes, beaucoup plus généralement scolarisés dans l'enseignement public, envisagent peu de se marier religieusement et moins encore de faire baptiser leurs enfants qui ne recevront pas d'éducation religieuse. Leur rupture avec la religion catholique date des années 80, voire bien évidemment 90 pour les plus jeunes, puisque, par choix d'enquête, tous ont reçu une éducation religieuse. Leurs familles sont presque toutes non-pratiquantes.

Bien que l'échantillon ne soit nullement représentatif de quelconques groupes plus larges, on peut voir néanmoins se dessiner un changement qui me semble refléter une évolution dans l'histoire familiale qui fait passer des années 50-60 où le catholicisme est très largement pratiqué, aux années 70-80 où la pratique s'altère jusqu'à se limiter aux grands sacrements. Moins la pratique familiale est intense, plus la rupture religieuse des enfants se fait tôt. Le lien entre l'intensité de l'éducation religieuse et l'attachement à l'Église, discernable dans le cas présent, a été montré dans des recherches antérieures . Son importance est considérable puisqu'il permet d'expliquer, au moins en partie, par un effet boule de neige, le glissement progressif vers un éloignement de la pratique et de l'adhésion aux dogmes. Le désintérêt pour une religion que l'on n'a guère côtoyée dans l'enfance n'est certainement pas étranger à l'augmentation de la désaffection de la pratique qui caractérise les dernières décennies et qui s'étend sur l'ensemble des pratiques religieuses.

A ce point, il est intéressant de regarder comment nos interlocuteurs décrivent leur éducation religieuse et rendent compte de leur rupture avec le catholicisme. Comme on pouvait s'y attendre, les plus âgés décrivent une société où l'obligation religieuse est collective et passe par le regard de la famille alors que les plus jeunes ne perçoivent guère le poids social au-delà du cadre familial.

Ainsi Émilie, 44 ans, décrit d'une certaine façon l'évolution que nous évoquons : "D'abord j'ai été élevée dans un milieu laïque, mais avec une empreinte quand même religieuse de par ma grand-mère qui était une "grenouille de bénitier"... j'ai fait ma communion parce que ma grand-mère le voulait, parce que ma mère allait mourir et c'était comme ça en Bretagne... C'était plus dans un esprit de tradition que dans un esprit de croyances..."

Cette influence sociale, au delà de la famille, François, 50 ans, la décrit aussi : "Mon père ne pratiquait pas, ma mère non plus, mais je pense qu'elle était croyante, en tout cas mon père l'était. C'est une famille vendéenne du terroir. Je crois surtout que cela est dû à la peur d'une sanction, donc ils nous ont quand même fait faire le catéchisme. J'ai été baptisé, j'ai fait ma communion, même ma seconde et ma confirmation. Tout le cursus... On a fait aussi un mariage religieux. Je pense honnêtement que c'est plutôt pour faire plaisir à l'ensemble de la famille, c'est évident."

Nos interlocuteurs racontent un moment social, les années 50-60, où ils ont eu le sentiment d'une obligation sociale dans la pratique religieuse plus que d'un choix personnel. Mais lorsqu'ils parlent des années 70, ils ne semblent plus sensibles au poids social et présentent alors leur rupture comme évidente. C'est le cas, par exemple de François : "C'est toujours pareil comme pour le mariage, puisqu'on a eu nos enfants assez vite, dans les deux années qui ont suivi le mariage. C'est vrai que pour les mêmes raisons on les a baptisés mais par contre on a arrêté toute éducation religieuse. Ils n'en ont eu aucune ni l'un ni l'autre."

Pour les plus jeunes, la perception est davantage celle du modèle éducatif de leurs parents que celle d'un poids social. Aliette, 20 ans, décrit ce fait : "C'est mes parents qui voulaient me faire faire ma petite communion... ils ne m'ont pas demandé mon avis hein... je l'ai faite avec les copains et les copines d'école."

Ces déclarations nous présentent le contexte large de l'intégration religieuse de ces personnes qui, quelques années plus tard, vont abandonner le catholicisme. Mais chacun a vécu sa rupture d'une façon particulière et en explique les circonstances différemment. Certains, comme Émilie, ne trouve plus de sens à la pratique religieuse alors que d'autres réfléchissent, argumentent leur abandon. Ainsi, Bernard, 42 ans, explique : "Lorsque j'ai grandi, j'ai davantage réfléchi au problème et je me suis aussi posé des questions vis-à-vis du catholicisme en général et vis-à-vis de ses représentants. J'ai mis les représentants en doute parce que je les trouvais trop renfermés dans un système..." Denise, 20 ans, interrogée sur son opinion sur les croyants, répond : "Je pense qu'ils n'ont pas assez réfléchi. Parce qu'ils croient ce qu'on leur dit, c'est-à-dire qu'il y a un Dieu qui existe... il y a l'Enfer, il y a le Paradis, il y a plein de trucs quoi ! Ils croient à tout ça, mais, en fait, si on réfléchit bien, enfin moi j'y ai réfléchi, ben normalement ils devraient se rendre compte que c'est complètement idiot quoi, ce truc-là !

Karl, 24 ans, issu d'une famille très pratiquante, a une mère qui fait la catéchèse. Il a beaucoup discuté religion en famille. Il déclare : "Malgré ses arguments (ceux de sa mère) et les arguments de pas mal de monde, je n'ai jamais réussi à prendre une religion ou du moins la religion catholique. Je trouve que les religions se rapprochent toutes plus ou moins. D'ailleurs, pourquoi existe-t-il plusieurs religions ? .... Si on naît en Afrique, on est forcément musulman, donc en fait, suivant la région ou le pays où on vient au monde, on a une religion appropriée. Déjà, on n'est pas libre de choisir ! La plupart du temps, c'est donné par la famille et c'est une suite, donc avons-nous réellement le choix ? Non, je ne pense pas."

Odette, 46 ans, scolarisée dans une institution privée, voit là une raison importante de son rejet : "Ben, je pense finalement que, d'avoir été interne chez les religieuses, ça ne m'a certainement pas influencée dans le bon sens, je trouvais que c'était un esprit étroit, assez mesquin, pas très... pas très charitable justement ..."

Jean, 56 ans, qui déclare s'être détaché progressivement du catholicisme, voit cependant dans un évènement familial et personnel le déclic de sa rupture religieuse : "La rupture ne peut être que progressive et accentuée par des faits, par des évènements qui se passent dans la vie : par exemple il y a de telles injustices sur terre... L'une par exemple qui m'a aidé et qui m'a confirmé plutôt, ça a été le décès de mon père à 60 ans, 18 mois avant la retraite."

Chacun expose les raisons et les circonstances de sa rupture avec la religion et la grande majorité la situe au moment de l'adolescence, même, comme on l'a vu, lorsqu'ils se marient à l'église et font baptiser leurs enfants. Monique, 28 ans, raconte son éducation religieuse et notamment le catéchisme car elle garde un bon souvenir de la religieuse qui le faisait : "J'ai essayé de croire, j'ai même fait semblant pour elle (la religieuse) mais je me souviens de lui avoir dit que toute cette histoire, Dieu, tout ce que je savais du catéchisme et le reste, c'était surtout une belle histoire pour adultes. Moi, je n'arrivais pas à croire comme certains le peuvent, je n'y croyais pas du tout..."

Ginette, 38 ans, évoque le poids de son origine bretonne sur son éducation religieuse : "Enfin, en tout cas, c'est pour cette raison (son origine bretonne) que j'ai reçu une éducation religieuse... religion catholique bien sûr... Mais j'ai abandonné cette éducation vers l'âge de 14ans... parce que si ma croyance en Dieu était intacte, par contre je n'étais pas du tout d'accord avec certaines lois de l'Église."

Comme on le voit, les points de vue sont divers et l'histoire personnelle de chacun peut justifier cette diversité. Pourtant, à l'analyse de tous ces entretiens se dégagent des problématiques assez homogènes que nous pourrions présenter autour de deux sources essentiellement. D'une part, on trouve à l'intérieur même du catholicisme des raisons fondamentales de rupture qui sont globalement de trois ordres : il y a tout d'abord des raisons "métaphysiques" : rejet des dogmes, remise en question de l'existence de Dieu, de la Virginité de Marie, etc. ; puis, très importantes également se trouvent des raisons "religieuses", liées à l'institution ou aux religions en général : anticléricalisme, antidogmatisme, multiplicité des religions, etc. ; enfin, les raisons invoquées sont aussi très souvent d'ordre moral visant les directives de l'Église dans les grands choix de société sur la contraception, le suicide, l'euthanasie etc. D'autre part, des idéologies extérieures au catholicisme entrent manifestement en opposition avec la religion et entraînent les esprits à la rupture. Ce sont des idéologies morales ou politiques comme celles qui sont issues du XVIIIème siècle révolutionnaire et qui sont tantôt plus humanitaires, tantôt plus "républicaines" ou tantôt plus liées à la défense de la laïcité mais font largement appel aux Droits de l'Homme. C'est également le mouvement du progrès scientifique, allant parfois mais rarement jusqu'au scientisme, qui s'oppose à la croyance religieuse. C'est enfin bien souvent une philosophie du quotidien, de la consommation, des valeurs sociales familiales ou professionnelles, de l'immédiat, du quotidien.

La rupture avec le catholicisme est donc, à la fois, expliquée et justifiée par un rejet de la religion elle-même et par l'adhésion à des façons de penser le monde et les rapports humains issues de champs idéologiques non-religieux.

Rejets du catholicisme comme raisons de la rupture

Voyons donc comment ces explications se présentent dans le vécu de nos interlocuteurs.

Le rejet des dogmes

Tout d'abord, il faut noter que les trois quarts de nos interlocuteurs déclarent ne pas croire en Dieu alors que les autres pensent qu'il peut y avoir une force surnaturelle sans pouvoir préciser la nature de leur croyance. Un seul croit en un Dieu créateur. Isabelle, 30 ans, parle de son enfance : "Je n'y ai pas cru en Dieu parce que je me suis toujours dit : pourquoi, pourquoi ils nous racontent ça et comment ils savent ça."

Odette n'a pas fait baptiser ses enfants car elle ne croit ni au Ciel ni à l'Enfer : "Je ne crois pas qu'il y ait Dieu qui existe... On peut imaginer qu'Il existe, on ne peut pas imaginer qu'Il accepte tellement de choses, des choses qui ne devraient pas être acceptables, je trouve."

Plus énergiquement encore, Henri, 24 ans, déclare : "Si Dieu ou si une force supérieure existe, ben si Dieu existe, c'est un enculé quoi, parce que quand on regarde ce qui se passe sur terre c'est un peu dégueulasse quoi !"

Tandis que Tanguy explique : "Je ne crois pas en quelque chose qui n'est ni palpable, ni réel... non, non... surtout que pour la religion Dieu a tout crée et moi je suis contre cette idée et à partir de là je ne crois pas en tout ce qui en découle."

Monique synthétise ces points de vue sur un thème bien des fois évoqué : "En conclusion, pour moi Dieu n'a pas créé l'Homme mais c'est l'Homme qui a créé Dieu."

On voit ici des rejets de Dieu qui s'appuient aussi bien sur la remise en cause de l'institution, que sur l'impossibilité à penser le mal ou sur un modèle explicatif issu du marxisme.

Par contre, quelques uns doutent. Ils ne croient pas au Dieu des Chrétiens mais ils n'excluent pas l'existence de "quelque chose". C'est le cas de Ginette: "Par contre, je n'arrive pas à me représenter Dieu... d'après moi, c'est plutôt un... c'est plutôt un souffle qu'un être vivant."

Aliette, lorsqu'on lui demande si elle croit à l'existence d'un Dieu, répond : "Je ne sais pas... j'ai jamais vraiment réfléchi à ça, c'est bizarre... une puissance... Ah, c'est difficile... j'arrive pas à imaginer comment ça a pu se passer... Je crois en l'existence d'un Dieu mais j'ai beaucoup de mal à le concevoir."

François aussi s'interroge : "Pendant très longtemps je me disais : il y a quelque chose, certainement pas tel qu'on veut nous l'enseigner à travers la religion. Il y a encore quelques années, j'en étais persuadé. Maintenant j'en suis de moins en moins sûr parce que, compte tenu des progrès que l'on faits dans la science, je me demande vraiment s'il y a une force surnaturelle."

On le voit même lorsque nos interlocuteurs se déclarent incertains sur l'existence de Dieu, leurs positions sont très éloignées de celle qui leur a été enseignée dans l'enfance. Et si cet éloignement n'était pas, à lui seul, suffisant pour rejeter sa religion, bien d'autres arguments sont avancés notamment au sujet des dogmes. Ainsi, la virginité de Marie est bien mal acceptée par ces ex-catholiques. Il en est de même de l'existence du Paradis ou de l'Enfer. Pour le Christ ou les Évangélistes, des explications rationalistes sont avancées. "Je pense que le Christ a certainement existé, c'était un agitateur comme un autre, mais qui avait sans doute une grande emprise sur les gens... Ce qui est fabuleux, c'est ce qu'il a réussi à faire. Lui, peut-être qu'il ne s'en est pas aperçu, mais c'est la continuité du message." (François)

Pour Karl, l'explication des miracles bibliques est plus complexe encore mais tout aussi rationaliste : "Par exemple, la mer qu'ont traversée les Juifs au sortir d'Égypte se retire à peu près tous les 49 ans... enfin je ne sais plus exactement combien... il y a marée basse à certains endroits même, ce qui fait qu'on peut traverser à pieds fermes. Autrement, le fait de l'apparition de l'eau à la surface du rocher... à quelques mètres sous terre... et d'ailleurs même pas à quelques centimètres seulement, il y a des nappes phréatiques. En tapant assez fort à la surface de ces rochers à l'aide d'un bout de bois, on arrive à faire sortir l'eau de la terre. Donc tout ça peut s'expliquer."

Rejet de l'institution et des clercs

Le point de vue de nos interlocuteurs illustré ici est sans ambiguïté : aucun dogme n'a grâce à leurs yeux. Ils y voient la manifestation du "bourrage de crâne" dont sont coupables les clercs, à leur avis. Et cette influence les amène très souvent à son corollaire : les gens qui croient sont ceux qui ont besoin d'être dirigés, consolés, soutenus. L'Église est un soutien mais qui se fait aux dépens de l'indépendance et de la liberté. L'anticléricalisme, présenté comme une des raisons les plus importantes de leur rejet de la religion, s'appuie sur diverses temporalités puisque reviennent très souvent l'Inquisition, les guerres de religion, l'évangélisation coloniale en appui à leurs propres souvenirs dans les institutions scolaires. Mais c'est aussi la richesse de l'Église qui est stigmatisée et plus encore son rôle politique. C'est particulièrement dans une exigence toute laïque que l'Église n'aie plus à jouer de rôle dans la direction de l'État que s'inscrit leur position. On peut dire que le rejet de la religion s'appuie, pour les trois quarts des personnes interrogées, sur une remise en question du rôle de l'Église. Toujours sont distingués les croyants et les clercs. Et n'ont crédit parmi les clercs que les personnalités charismatiques comme l'Abbé Pierre ou Mère Thérésa mais pour leur rôle humain et protestataire et en les opposant précisément au reste de l'institution. L'Église a trop pesé sur la société et si nos interlocuteurs acceptent parfaitement que chacun pratique la religion de son choix, ils s'élèvent quasi unanimement contre l'idée qu'une religion puisse imposer quoique ce soit à la collectivité. D'ailleurs sous cet aspect, si l'Église catholique des siècles passés est critiquée, c'est, à l'heure actuelle, bien plus souvent sur l'Islam et bien sûr l'intégrisme musulman que se concentre leur opposition. Les religions, à travers leur prétention à la vérité universelle, leur semblent intolérantes et dangereuses et cela d'autant plus si elles prétendent à un rôle politique. Les propos de Louise, 41 ans, qui suivent, illustrent ces divers aspects de l'anticléricalisme dont certains sont fort anciens . "Il y a eu beaucoup d'excès de commis au nom de la religion, il y en a toujours et non seulement la religion catholique mais aussi les autres. Regarde l'Islam, regarde en ce moment l'Irlande avec les protestants et les catholiques, tous les morts qu'il y a eus. Regarde au Liban... Tout ça, ce sont des excès, mais même la religion catholique, il y a eu les guerres de religion. Je trouve que la religion, ça fait commettre en fait beaucoup de crimes... Tu avais aussi les excès dans le style, l'Église était très riche à une époque... alors déjà elle interdisait d'aimer les richesses et elle, la première, elle en possédait dejà plus que n'importe qui. C'était un pouvoir, l'Église ! Elle avait le pouvoir de décision sur plein de choses, elle avait un pouvoir politique, elle se mêlait d'un tas de choses qui ne la regardaient pas. Elle aurait dû rester en dehors de tout ça. L'Église n'a pas à faire de politique... Je trouve que l'Église a fait son propre malheur de toute façon, c'est pour ça qu'il y a de moins en moins de gens qui vont à l'église parce que, je ne sais pas, il y a tout un tas de trucs qu'elle a commis, des abus et tout ce qu'elle défendait aux gens de faire."

Jean partage ce point de vue que Norbert, 20 ans, complète par son corollaire : "La grande force du pouvoir clérical, ça a été d'avoir une puissance sur les hommes, c'était la puissance financière, de par l'argent qu'ils avaient, c'était la puissance idéologique de par les sermons qu'ils faisaient le dimanche, et c'était, à mon sens, exploiter une matière grise humaine par bourrage de crâne." (Jean)

"Je crois qu'en général les gens qui sont faibles, c'est peut-être ceux qui ont le plus de croyances. Eux, ils sont faibles en eux-mêmes, ce qui fait qu'ils se raccrochent à autre chose, à une force autre. Tandis qu'en général, ceux qui sont non-croyants, c'est peut-être ceux qui ont le plus de force pour se soutenir tout seul. Ils n'ont pas besoin d'autre chose à côté." (Norbert)

Ce point de vue sur les croyants est largement répandu parmi les gens sans-religion qui stigmatisent aussi violemment le poids des exigences morales de l'Église. Louise l'exprime très nettement. "Tous les interdits, tout ce qui pouvait faire plaisir en fait, c'était des péchés, c'est-à-dire bien aimer manger, euh... la bonne chair en tous genres, aimer, s'amuser, tout ça, c'était des péchés. Déjà tu as des tas de gens qui avaient toujours le sentiment qu'ils faisaient mal alors ce qui fait que ça a fait des tas de gens névrosés de la religion parce qu'avec tous les interdits qu'il y avait, c'était des frustrations pour eux. Tout ce qui pouvait te faire plaisir physiquement, ressentir un besoin physique quelconque que ce soit manger, faire l'amour, faire n'importe quoi, ça faisait partie des péchés capitaux... mais par contre tous les prélats, les évêques, tout ça, eux ils en commettaient pas mal. Et ça ne les gênait pas de trop. Ils devaient se confesser sans doute tout de suite après."

L'anticléricalisme légitime le rejet de la religion mais implique aussi que seuls ceux qui sont aveuglés demeurent au sein de l'Église. Ainsi Claudine, 25 ans, que l'on interroge sur son opinion sur la religion, répond : "Pour moi, ça représente quelque chose auquel les gens se raccrochent pour donner un sens à leur vie mais je trouve que c'est un peu lâche."

Quant à Sylvie, 23 ans, comme beaucoup d'autres, elle voit dans la peur de la mort l'aiguillon de la croyance : "On se rattache à la religion justement parce qu'on sait qu'on va mourir alors on veut croire en quelque chose, alors ça remonte le moral, on va croire qu'on peut vivre plus longtemps. Oui, c'est la peur de mourir qui fait croire plus, oui, oui."

Le rejet des exigences morales de l'Église

Aux raisons métaphysiques, à l'hostilité aux institutions, au rejet des dogmes et du dogmatisme qui alimentent l'abandon de la religion, il faut encore ajouter les exigences morales et sociales de l'Église. On a vu, avec Louise, le refus des interdits cléricaux à toute forme de plaisir. Il faut y ajouter les formes dérivées que prennent ces interdits dans la société contemporaine avec les débats sur la liberté sexuelle, la contraception, l'avortement, voire l'euthanasie comme suppression de la souffrance. On sait depuis plusieurs années déjà par des enquêtes ou des sondages que les français, y compris d'ailleurs les catholiques pratiquants, ne se rangent pas ou bien mal derrière la rigueur catholique du respect de la vie sous toutes ses formes. On ne sera donc pas surpris de constater que ceux qui ont rompu avec leur religion prennent dans ces débats des positions qui ne suivent pas l'Église. Toutefois, on doit noter la très grande prudence de nos interlocuteurs qui perçoivent et condamnent toujours les excès que ces différentes pratiques pourraient entraîner, car, comme on le verra, si nos interlocuteurs ne sont plus liés à la religion, ils n'en sont pas moins très sensibles aux exigences de la morale qu'ils se sont donné. à peu près également, nos interlocuteurs sont favorables à l'avortement et souhaite qu'on n'y ait recours que dans les cas extrêmes. Il faut assumer sa vie et ne pas verser dans la facilité mais on est seul juge de ses choix.

Ainsi, Patrick, 37 ans, est favorable à l'avortement : "Même l'avortement était sanctionné, il n'y a pas si longtemps. D'ailleurs heureusement que ça a changé, ça. Maintenant il est légal, ça crée beaucoup moins de problèmes... On n'a pas idée de l'interdire aussi ! Quelle idée de s'introduire comme ça dans la vie privée des gens ! C'est bien encore la religion qu'on retrouve là-dessous !"

Denise, de même, à qui l'on demande si elle aurait recours à l'avortement répond : "Oui, parce que je crois que...qu'il peut t'arriver des accidents et c'est bien d'avoir la possibilité d'avorter. Vaut mieux avorter que de rendre un enfant malheureux, je pense... Si tu ne peux pas lui apporter ce que tu veux, c'est pas la peine de le faire venir ! Mais tu as des limites pour le faire... faut pas qu'il y ait d'abus non plus ! ... Avant, c'est vrai, si tu ne voulais pas avoir de bébé, bon, ben, valait mieux pas faire l'amour. C'était ça quand tu n'avais aucun moyen. Maintenant que tu en as, tu es plus libre. Mais ça ne veut pas dire non plus que tu dois abuser. C'est toujours pareil ! Puis vaut mieux avoir des moyens de contraception. Et c'est plus sain aussi... On veut la libération sexuelle, il y a des dangers. On est là, on est devant, faut assumer quoi ! Mais Dieu n'a rien à voir là-dedans."

Même prudence chez Isabelle : "L'avortement, je suis pour. C'est la libération de la femme. Mais bon, dans la mesure où tu as un moyen de contraception et que tu te retrouves enceinte sans l'avoir voulu, ou encore si tu portes un enfant anormal, mais sinon il faut savoir ce qu'on veut. L'avortement, c'est quand même tuer une vie, donc il ne faut pas non plus en abuser."

Ce sont des points de vue tout aussi mitigés qui sont développés autour de l'euthanasie. Norbert, par exemple, déclare : "Je suis plutôt pour l'euthanasie. Je pense que personnellement j'aimerais bien qu'on y ait recours si moi j'ai quelque chose, une maladie vraiment... moi je suis plutôt pour."

Et Isabelle : "Je suis pour l'euthanasie, mais pour les gens près de mourir et qui souffrent. Il faut que cela vienne de la personne malade. Si le malade est inconscient et qu'il ne peut pas le demander, tant pis. à mon avis, il ne faut surtout pas qu'une autre personne le demande à la place du malade."

Ces opinions reflètent assez bien celles de l'ensemble de nos interlocuteurs dont on voit qu'ils réfléchissent par eux-mêmes aux grandes questions de société et qu'ils se déterminent sans recours à la religion mais qu'ils sont tenants d'une morale qui est fort loin d'être étrangère à celle qui a dû leur est inculquée dans leur enfance. D'ailleurs, ils le perçoivent tout à fait. Ce qu'ils remettent en question dans les exigences morales de l'Église, ce n'est pas tant leur contenu que le fait qu'elles soient présentées comme des diktats indiscutables. Chacun doit être maître de ses choix idéologiques, rien n'a à être imposé par une autorité quelconque.

Ainsi, Claudine constate : "C'est vrai que j'ai des parents très droits... de toute façon, ils nous ont éduqués de cette manière et quoiqu'il arrive tu te débarrasses des choses qui ne t'intéressent pas mais il y a des choses dont tu ne peux te débarrasser. Ben je n'ai pas réussi à faire le ménage comme j'ai voulu, tant pis, je vis avec."

Bernard, quant à lui, voit le rôle communautaire positif du religieux, à condition de ne pas entraver la liberté individuelle : "Je pense que la religion a eu une certaine retenue... c'est-à-dire que le manque de religion peut entraîner un manque de... pas de civisme mais de... de créer du désordre... Je pense qu'ils ont leur mot à dire sur certaines choses... moi je dis qu'il faut qu'ils puissent donner leurs impressions d'après leur système mais le blocage, je ne suis pas d'accord qu'il y ait des vetos de mis systématiquement."

Adhésions à d'autres formes de pensée comme raisons de la rupture

Ceci nous amène au second ensemble de raisons avancées pour légitimer le rejet de la religion. On a vu dans ce qui précède combien la religion, par son institution, par ses dogmes, par sa morale générait une opposition et il serait bien peu pertinent de ne pas mettre l'accent sur ce fait. La religion par elle-même produit une révolte de la part de certains de ces fidèles qui vont jusqu'à rompre totalement leurs liens. Mais il me paraît tout aussi clair que cette opposition est largement soutenue voire entretenue par des facteurs extrinsèques au champ religieux proprement dit.

Il faut que l'ensemble social produise et accepte, dans sa majorité, des façons de penser le monde différentes de celles que présente la religion pour que puisse être pensée la possibilité de se considérer comme sans-religion car l'histoire nous a montré souvent que, s'il est possible qu'une individualité s'oppose totalement à son siècle, il n'est guère pensable que des groupes importants n'assoient pas leur opposition sur des idéologies largement développées et acceptées. Dans le cas qui nous occupe, donc, l'opposition au catholicisme s'appuie sur des idéologies ou des façons de concevoir la vie qui ont pris une place importante dans la seconde moitié du XXème siècle et dont la source me semble être un humanisme philosophique issu du XVIIIème siècle. C'est d'une part l'influence de l'idéologie républicaine de la Révolution Française reconsidérée par la Troisième République (dont la Franc-Maçonnerie française, notamment le Grand Orient de France, donne une bonne illustration) et qu'on peut évoquer par le terme de "Droits de l'Homme". Mais c'est aussi l'importance du développement de la science qui, bien plus qu'à travers le scientisme de la fin du XIXème, passe par le développement du progrès technologique d'après guerre. Et c'est encore, liée à ce développement même, la formidable explosion de la société de consommation de la seconde moitié de notre siècle à laquelle on peut rattacher à la fois la domination du libéralisme (notamment économique) mais paradoxalement aussi l'apparition des mouvements contestataires des années 65-75. Bien d'autres courants d'idées encore (socialisme, tiers-mondisme, mouvement de libération des femmes...) pourraient être appelés dans le champ des normes contemporaines qui, à la fois, est marqué par une pluricité de sources idéologiques et cependant constitue une norme relativement homogène. Sa source est certainement dans l'humanisme rationaliste de la philosophie des Lumières, indifférent voire hostile à la métaphysique, d'un Diderot, plus indulgent aux défauts de l'humanité, d'un Voltaire, mais aussi plus inscrit dans une histoire "qui n'a d'autre sens et d'autre direction que ceux que lui donnent les volontés et les passions humaines, selon qu'elles sont plus ou moins éclairées par la Raison." Elle est peut-être dans l'humanisme athée, héritier de Marx, Nietzsche ou du positivisme comtien, que nous présente H.de Lubac. C'est en tous cas une pensée qui fait à l'Homme, dont l'universalité est légitimée par le partage de la Raison, la place première dans toute expression métaphysique. Cet humanisme, qui s'est imposé parfois jusqu'à la sacralisation, renvoie l'application ici-bas d'une égalité totalement justifiée par l'affirmation de l'universalité de l'humanité en chacun de nous, dans le Droit qui constitue l'indépassable limite de nos actes. On a maintes fois discuté la question de l'universalité des Droits de l'homme, notamment sous l'influence du relativisme culturel, mais il est clair que la seconde moitié du XXème siècle a choisi là l'étalon de son jugement. L'ensemble de nos comportements, l'ensemble des faits sociaux, l'ensemble des relations mondiales sont jugés à cette aune. On a par ailleurs essayé de décrire notre présent en termes de modernité, pour y voir, soit l'accomplissement, soit le dépassement, de cette modernité que l'on caractérise par le rôle de la raison et l'épanouissement de l'individualisme, notamment. Louis Dumont qui, dès 1983, cernait ces traits dans ses Essais sur l'Individualisme, a été repris par les sociologues des religions qui tentent de rendre compte ainsi de l'hétérogénéité des croyances de bien de nos contemporains. Mais alors qu'il met l'accent sur le caractère social, idéologique de la revendication individualiste, il est important de ne pas verser vers une explication particulariste des choix idéologiques présents. Je ne dirais certainement pas que chacun aménage son propre univers moral ou métaphysique à sa convenance. Tout au contraire, c'est le collectif social qui légitime la référence à la liberté individuelle de penser car il me semble que c'est plus devant l'Humanité en chacun de nous que s'incline la norme sociale que devant les spécificités des personnes. L'humanisme, issu de la tradition philosophique, modifié par ses expressions politiques, républicaines ou socialistes notamment, s'appuie essentiellement sur la reconnaissance de la Raison comme déterminant générique. On comprend donc sans peine que cela ait ouvert à la science, de façon absolue, la porte de la connaissance. Pendant tout le XIXème siècle, c'est ce modèle épistémologique qui se propagera dans la totalité du champ des choses à comprendre et qui permettra le développement du grand projet kantien de l'Anthropologie. La foi dans la science n'est pas d'abord la conséquence de son efficacité, elle est celle du caractère fondamental de la Raison. C'est le déplacement de la justification de l'absoluité de la Raison de l'Au-delà divin à l'ici-bas humain qui portera le grand courant de la modernité et l'établira dans une opposition constante au christianisme. Cette Raison qui élimine Dieu et universalise l'Homme va construire l'outil de sa puissance dans une appréhension nouvelle du monde : la science. C'est pourquoi le modèle scientifique revient constamment, dans les propos présents, pour justifier la conviction. Ce vaste modèle idéologique qui génère le reflux du religieux à travers le repoussoir de l'irrationalité, parvient actuellement à s'imposer collectivement très largement et constitue ce qu'on peut appeler le "pensable" de notre temps dans lequel la technique, la morale, les rapports humains dans leur ensemble changent de référents. C'est l'homme qui devient la mesure de toute chose et nos interlocuteurs le marquent très clairement en abandonnant le catholicisme pour les valeurs de l'humanisme philosophique. Ainsi c'est au nom du libre-arbitre qu'ils rejettent, très souvent, l'institution religieuse et développent des points de vue très marqués par l'humanisme philosophique.

Aliette, par exemple, revendique l'autonomie de son jugement : "Vu que je ne pratique pas, c'est difficile de savoir si une religion a le droit de dicter... mais on n'a pas à me dire ce que je dois faire, c'est moi qui décide."

Rolande (22 ans) voit dans l'expérience humaine le sens de la vie : "Je n'ai pas besoin de Dieu pour vivre, pas besoin de Dieu pour donner un sens à ma vie. Non la vie, c'est surtout de par tes expériences de tirer des leçons qui pourront t'aider par la suite à t'améliorer toi en tant qu'être humain."

Alors que Patrick en appelle à l'État : "De toutes façons, c'est à chacun de voir et de se faire une opinion. Chacun juge selon ses critères. On est quand même dans un pays de liberté, oui ou non ?"

Les références sont diverses, parfois confuses, mais cependant elles s'inscrivent clairement dans le mouvement qui ramène à la conscience individuelle la légitimité des choix. L'évidence de cette légitimité est une des normes de notre époque, certainement pas un choix individuel. Un autre exemple de ce recours à la conscience individuelle libre s'appuie très logiquement sur l'expérience privilégiée de la science et de ses réussites techniques qui, devenue le modèle de la Raison, renvoie l'irrationnel vers un pensable interdit où se retrouvent, entre autres, toutes les traces religieuses de l'irrationalité liée à la foi.

"La science, elle est fondamentale, fondamentale... La science, on ne peut pas s'en passer, on ne peut pas guérir une angine en allant à Lourdes, il faudra bien prendre des antibiotiques." (Emilie)

"Je crois que ce que je vois ou je crois que ce qui peut être démontré par des scientifiques. Je crois aux scientifiques quand ils sont capables de démontrer... Je crois plus aux scientifiques qu'à une puissance divine ou à la religion." (Tanguy)

À ce rationalisme, pas toujours très maîtrisé, s'ajoutent des choix de vie qui prennent dans les philosophies du plaisir ou dans les conceptions inculquées, notamment par le secteur marchand, de ce qu'on désire, une part non négligeable de leurs sources. Difficile de distinguer ce qui, des remises en cause de l'ordre établi liées à la jeunesse des années 60, des modèles de consommation matraqués par les médias les plus divers, des philosophies du corps libéré, de celles du présent matérialiste, pour n'évoquer que cela, entraîne la revendication contemporaine du bonheur ici et maintenant, surtout quand ce bonheur trouve son expression dans une vie familiale et professionnelle bien tranquille. Pourtant là encore, c'est la quasi unanimité des personnes interrogées qui s'impose bien plus que leur liberté de choix. Elles pensent le convenable de notre temps, et s'il est certainement celui de la mesure de l'Homme pour juger de toute chose, il est peut-être tout autant celui de leur éducation chrétienne que celui du rejet des contraintes. Etre heureux en famille, avoir un travail intéressant, vivre en compagnie paisiblement, ne manquer de rien, profiter des plaisirs du quotidien : c'est un idéal tout aussi pragmatique que répandu. François, Sylvie ou Aliette nous le décrivent bien : "Le sens de la vie ? ... pour l'être humain, il y a de quoi jouir de la vie. Donc une vie peut être bien remplie et on n'a vraiment pas l'impression de perdre son temps en vivant des années sur terre. Donc, c'est excitant dans le sens plaisir. Dans la vie, il y a un tas de choses intéressantes : la bouffe, même le travail, les femmes. Donc je ne regrette pas d'être sur terre." (François)

"Moi, ce que je voudrais c'est vivre joyeusement, bien vivre avec ma famille... J'espère que mes enfants feront de grandes écoles, feront des études, qu'ils vivront bien..." (Sylvie)

"Un sens à ma vie ? ... avoir du travail... être bien dans ma peau... réussir quoi... avoir un chez moi. Bon, je ne parle pas de mariage encore... enfin oui voilà, plus tard... c'est le quotidien en fin de compte et... ça doit être comme tout le monde à peu près... créer un foyer." (Aliette)

Mais ce bonheur tranquille n'est cependant pas l'expression d'un égoïsme forcené car, pour vouloir une vie paisible, les gens de ce temps n'en exclut pourtant pas le partage, comme Henri nous le rappelle : "Mon but dans la vie, c'est d'essayer de faire quelque chose de potable au niveau du monde, alors ça c'est... on est dans un siècle où il y a des choses formidables, on a des outils techniques pour aider le sud du monde... tous les pays en voie de développement..."

"Etre heureux en famille, avoir du travail, profiter de la vie sans oublier pourtant de respecter les autres et faire ce qu'on peut pour les aider, et que ce bonheur advienne à tous" : voici un programme moral qui convient à nos interlocuteurs. Mais ils disent que cela ne nous est pas donné naturellement, que ça implique une lutte qui passe en particulier par le rejet de toutes les formes de dogmatisme, de l'intolérance et des injustices sociales et par l'affirmation d'un humanisme profond : croire en soi, en l'Homme.

On remarquera certainement que l'Église trouverait bien peu à redire à ce choix de vie qui semble à nos interlocuteurs le minimum pour vivre en société et se conduire en être humain mais pourtant elle en est exclue : les valeurs que je défendrais ?... Ce sont essentiellement des valeurs humaines, je ne pense pas que l'on puisse appeler ça des valeurs religieuses : le respect d'autrui, la tolérance et puis aussi le bonheur, la liberté pour faire sa vie. Si nous sommes intolérants, malheureux, si nous ne nous respectons pas les uns les autres, ça ne correspond à rien." (Victor)

"Moi, derrière le Mal, je mettrais la guerre, des enfants exploités, des faits comme ça. Et derrière le Bien, je mettrais des hommes, pas Dieu, des hommes, les hommes qui font de la recherche pour en sauver d'autres, pour terrasser des idéologies et à petit niveau les gens bien qu'on peut croiser quelquefois..." (Marie)

Car la façon de penser la vie, sa place dans le monde, le sens des choses qu'expriment ces catholiques qui ont rejeté leur religion s'appuie incontestablement sur l'esprit du temps et l'on peut se demander si leur rejet du religieux n'est pas autant l'expression d'un décalage entre deux systèmes sociaux normatifs (d'une part celui du catholicisme qui s'est imposé dans le passé et d'autre part celui du rationalisme laïc qui domine la seconde moitié du XXème siècle) que celle d'une évolution personnelle. Nos interlocuteurs sont sensibles aux normes collectives de leur temps, qui, elles, ne trouvent plus les fondements de leur légitimité dans le christianisme.

Pour conclure

Bien des questions se posent lorsqu'on examine les points de vue de personnes qui se sont détachées du catholicisme (mais cela vaudrait très certainement pour toute autre religion) dont l'une des principales est certainement celle de l'interprétation des modèles normatifs présents. Leur historicité ne fait pas de doute mais la détermination précise des moments de rupture, des idéologies influentes, des héritages prégnants renvoie le sociologue à une lecture beaucoup plus générale du changement social. C'est pourquoi les questions relatives au déclin de la religion, du sacré ou de telle ou telle religion instituée ne me paraissent guère pertinentes. Que l'interrogation métaphysique, que la question du sens de la vie, que la peur et le respect actualisés, que le recours à l'irrationnel demeurent, ne me semble ni valoir pour lire la pérennité du religieux ni être significatif d'un éclatement des institutions religieuses ni s'opposer à un rationalisme triomphant. Il est plus que probable que le questionnement métaphysique et ses expressions les plus affectives comme les plus rationalisées soit universel. Ce n'est en tous cas pas à la sociologie de le dire. Mais ce qui intéresse tout spécialement le sociologue, c'est de lire les caractéristiques et les modèles plus ou moins systématiques des idéologies qui actualisent à un moment donné les interrogations fondamentales.Or ce qui nous est montré, à travers les conceptions des ex-catholiques que nous avons interrogés, ce n'est pas une disparition du sacré ou une pensée individualisée du monde, c'est au contraire un conformisme à un modèle d'interprétation de la réalité qui diverge de celui du christianisme. On peut montrer où se situent les articulations des divergences, on peut essayer de cerner quelles sont les pensées systématiques qui les ont provoquées, on peut travailler à saisir les formes de changement. Il me semble illusoire d'en tirer argument pour prédire le règne de la Raison ou celui de l'irrationnel, la fin ou le renouveau du religieux voire même la domination ou l'éviction de telle ou telle institution.