Honnêteté et vulgarité
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Honnêteté et sexualité
[A propos de Ninon de Lenclos]
Roger Duchêne
Honnêteté et vulgarité
Des mots, on est passé aux actes. Les dames qui avaient " encore gardé leur pudeur " l'ont laissée " échapper ". Ce n'est plus l'heure d'être honnête femme... C'est le temps que choisit Francion pour définir une nouvelle honnêteté. Raymond, qui a organisé la fête, " ne parlait d'autre chose que de foutre ". Francion en blâme son ami, qui demande s'il y a " du mal à prendre la hardiesse de parler des choses " que l'on prend " la hardiesse de faire ".
Il est certes permis, répond Francion, " d'en discourir et de nommer toutes les parties sans scandale ", mais il faudrait que " ce fût par des noms plus beaux et moins communs " que les grossièretés de Raymond. " Il y a, s'exclame-t-il, bien de l'apparence que les plus braves hommes, quand ils veulent témoigner leur galanterie, usent en cette matière-ci, la plus excellente de toutes, des propres termes qui sortent à chaque moment de la bouche des crocheteurs, des laquais et de tous les coquins du monde ! Pour moi, j'enrage quand je vois quelquefois qu'un poète pense avoir fait un bon sonnet quand il a mis dedans ces mots de foutre, de vit et de con. " Beaux " embellissements ", propres à faire rire les seuls " esprits idiots " ! La vulgarité du vocabulaire doit être proscrite par ceux qui appartiennent à l'élite. " Je désirerais, continue Francion, que des hommes comme nous parlassent d'une autre façon pour se rendre différents du vulgaire, et qu'ils inventassent quelques noms mignards pour donner aux choses dont ils se plaisent si souvent à discourir. "
On devine l'objection de Raymond : " Ne le faisons-nous pas tout de même que les paysans ? Pourquoi aurions-nous d'autres termes qu'eux ? " Son ami se trompe, réplique Francion : " Nous le faisons de tout autre manière, nous usons de bien plus de caresses qu'eux, qui n'ont point d'autre envie que de saouler leur appétit stupide, qui ne diffère en rien de celui des brutes. Ils ne le font que du corps, et nous le faisons du corps et de l'âme tout ensemble, puisque faire il y a. " La sexualité de ceux qui ont une vie intellectuelle est supérieure à la sexualité de ceux qui n'en ont pas. Malgré une fin identique (" nous mettons tous à la fin nos chevilles dans un même trou "), les gestes de l'amour et surtout la façon de vivre la sexualité varient avec les participants. Les êtres frustes n'y " apportent pas les mêmes mignardises, les mêmes transports d'esprit ". La qualité d'une union charnelle ne dépend pas seulement du mouvement des corps, elle dépend aussi des mouvements intérieurs, de la façon dont l'esprit, à la fois intelligence et imagination, transforme une situation banale et enrichit la sensation. Faire l'amour n'est pas seulement foutre, c'est engager tout son être physiquement et moralement dans un acte qui suppose à la fois une technique des corps et une certaine qualité d'âme. Point de sexualité réussie sans mamours et sans fantasmes.
Un bien fragile et irrécupérable
La virginité ne se perd qu'une fois. Si, après avoir failli, une fille se relève et " marche à grands pas sur le chemin de la vertu, on la pourra bien nommer chaste, mais non pas vierge. On l'appellera repentie, mais non pas exempte de toutes sortes de crimes ". Le pucelage est le bien le plus facile à perdre et le plus impossible à recouvrer. Quand une fille l'a perdu, la " Toute-Puissance même ne saurait relever sa virginité après sa chute ", car Dieu ne saurait faire que ce qui a été n'ait point eu lieu. " Un homme qui a perdu son honneur peut laver sa honte par de glorieuses exécutions, mais une fille infâme ne peut être parfaitement glorieuse. " L'avenir s'ouvre toujours devant le premier pour recommencer une nouvelle vie et conquérir une nouvelle gloire. Selon les préjugés du temps, la vierge, par sa constitution physique, est condamnée à l'irréparable et à l'irréversible. L'homme peut connaître le drame, la femme est acculée à la tragédie.
L'honnêteté appartient à la fille en raison de son état de fille. On lui demande seulement de savoir la défendre contre les séducteurs qui cherchent à la lui ravir. Défense difficile : " Son trésor est mal assuré parce qu'elle le porte dans un vase extrêmement fragile. " Le seul accès de la vierge à l'action est de ne pas se laisser entraîner par les pulsions de son sexe ni par les avances des hommes. Sa " manière d'agir " consiste seulement dans le refus et la fuite. Encore lui est-elle le plus souvent refusée. Comme on n'a pas confiance en elle, on la protège en l'isolant le plus possible. Traitant des devoirs des parents envers leurs enfants, Claude Maillard, dans son Traité du Bon Mariage (1643), insiste sur " l'obligation particulière " des mères de veiller, comme des " dragons vaillants ", sur leurs filles, qui ne doivent sortir de la maison qu'en cas de nécessité et toujours en bonne compagnie. Jusqu'à son mariage, la vierge doit être placée à l'abri de toute tentation afin de demeurer " comme un vase scellé ".
L'honnêteté, qui est pour le garçon un idéal destiné à le stimuler à l'action et à la séduction, conduit la fille à l'isolement et au repli. À l'un toutes les vertus brillantes de l'extériorité, à l'autre celles, plus modestes et moins voyantes, d'une difficile et précaire intériorité. Il en résulte un conditionnement qui, bien au-delà des conduites se rapportant à la sexualité ou à l'art de vivre dans le monde, influe sur l'ensemble des comportements, transformant en seconde nature les rôles distribués et justifiés par la société.
Valeur morale et économie de marché
Quelles qu'en soient les justifications idéologiques, l'assimilation de l'honnêteté des filles à leur pudicité repose en fait sur les principes de l'économie de marché : " Les filles ne sont plus rares, avoue Grenaille, après qu'elles se sont une fois abandonnées. " Le P. Bauny a beau, dans la Somme des Péchés (1630), commencer par rappeler que la virginité n'a pas de prix, " étant d'un ordre plus haut et plus noble que tout ce dont on se sert aux négoces et trafics du monde ", il ne peut la maintenir en dehors des biens négociables. Puisqu'il est entendu que le pucelage ne doit être abandonné que dans l'union conjugale, il en devient la condition essentielle, et se trouve par là intégré dans le monde des échanges et de l'argent.
Aussitôt après en avoir souligné le caractère irremplaçable, le P. Bauny examine de façon très terre à terre comment celui qui a violenté une fille doit en conscience réparer sa faute s'il veut en recevoir l'absolution. Il devra l'épouser, dit-il, ou " lui augmenter sa dot jusqu'à la concurrence de la somme nécessaire à ce qu'elle trouve un parti tel qu'elle en eût trouvé un si elle n'eût été déflorée ". En mettant sur le même pied le mariage et l'indemnité qui permettra à la fille de trouver " un parti convenable selon sa qualité ", le casuiste découvre le point de jonction entre un état physiologique (la virginité) et l'honnêteté, valeur morale inappréciable mais qui a cependant un prix variant selon la place que l'on occupe dans la société.
De la théorie à la pratique
Aux imaginations de Sorel et aux théories de L'École des Filles correspondent, dans la vie, les pratiques et le succès d'une Ninon de Lenclos. Comme Francion, elle apprend aux hommes à ne pas confondre sexualité et grossièreté : " Elle se fait porter respect, dit Tallemant de la Ninon des années cinquante, par tous ceux qui vont chez elle, et ne souffrirait pas que le plus huppé de la cour s'y moquât de qui que ce soit qui y fût. " Ne pas considérer la partenaire avec laquelle on couche comme un pur objet de plaisir, méprisable et muet, mais comme une personne intelligente et imaginative avec laquelle on peut communiquer sur plusieurs registres, c'est en fin de compte la valoriser et valoriser en même temps toutes les relations que l'on a avec elle, y compris la plus intime. La courtisane avait compris que les refus préconisés par certaines femmes (arbitrairement confondues avec les prétendues précieuses) n'étaient pas le seul moyen de donner du prix à la femme : on peut le conserver en se donnant, et même l'accroître si on sait accompagner ce qu'il y a de banal dans le don de tout ce qui peut le rendre incomparable et irremplaçable.
Pour défendre sa féminité, Ninon ne refuse pas la sexualité ; elle l'enrichit des prestiges de l'esprit et de la parole. L'auteur des Mémoires de Chavagnac a excellemment défini, en 1699, ce qu'avait été son rôle : " Quand un courtisan avait un fils à dégourdir, il l'envoyait à son école. L'éducation qu'elle donnait était si excellente qu'on faisait bien la différence des jeunes gens qu'elle avait dressés. Elle leur apprenait la manière jolie de faire l'amour, la délicatesse de l'expression. Pour si peu de peine qu'elle se donnât et pourvu qu'elle trouvât un naturel docile, elle faisait en peu de temps un honnête homme. " Texte ambigu, en raison du sens double de la locution " faire l'amour ". Mais cette dualité reflète l'interdépendance, ainsi mise en valeur, des gestes de l'amour physique et du discours sur l'amour.
L'école des femmes
À défaut d'avoir été une honnête femme au sens des moralistes, Ninon de Lenclos a su cultiver un art d'aimer, puis un art de vivre qui lui a finalement mérité une réputation d'" honnête homme ". La duchesse d'Orléans, dont la vertu est incontestable, en témoigne dans une lettre du 18 mai 1698 : " Depuis que Mlle de Lenclos est vieillie, elle mène une vie fort honnête. Mon fils [le duc de Chartres] est de ses amis. Elle l'aime beaucoup. Je voudrais qu'il l'allât voir plus souvent et la fréquentât de préférence à ses bons amis. Elle lui inspirerait de meilleurs sentiments et plus nobles que ceux-ci ne font. Elle s'y entend, paraît-il, car ceux qui sont de ses amis la vantent et ont coutume de dire : il n'y a point de plus honnête homme que Mlle de Lenclos. On prétend qu'elle est fort modeste dans ses manières et ses discours, ce que mon fils n'est point le moins du monde. " Ninon s'était comportée en homme en affirmant sa liberté sexuelle. Il est piquant de lui voir attribuer la qualité d'honnête homme maintenant que la vieillesse l'a rendue chaste.
" Mlle de Lenclos, écrit Méré dès 1674 : elle a bon air [...]. les femmes qui ont été galantes ne deviennent jamais pédantes. " Le libertinage des moeurs oblige à une sociabilité et une souplesse d'esprit qui développent la subtilité et l'agilité intellectuelle. Conformément aux idées de Francion, la liberté sexuelle des gens d'esprit ne les conduit pas à la grossièreté, mais au raffinement. À plus de soixante-dix ans, Ninon exerce toujours son charme dans la société parce qu'elle a conservé cet art de la communication dont elle avait su entourer le plaisir physique. Entre honnêteté et sexualité, il n'y a donc pas, avec elle, exclusion mais complémentarité. Cela renverse la morale. Les philosophes l'avaient compris, qui ont fait de Ninon un des leurs. Mais cela renversait aussi les rôles distribués par la société entre les sexes. Notre temps en fait tous les jours l'expérience.
En plein accord avec les libertins, Molière pense que l'amour est, pour la femme, la meilleure des écoles. Grâce à lui, Agnès découvre à la fois ce plaisir qu'elle ne saurait chasser et, pour le communiquer, cette parole qu'elle ne peut retenir : Peut-être qu'il y a du mal à dire cela, mais enfin je ne puis m'empêcher de le dire. L'erreur des femmes savantes est au contraire d'oublier leur corps au profit de spéculations abstraites. Elles se sont mises à l'école de ce philosophe qui, à l'instar de Louis de Lesclache, réduisait l'amour en tables et le définissait après Aristote comme un instinct de l'appétit aux biens sensibles considérés absolument. Trompées par une fausse science, elles désincarnent l'amour, refusant à la fois ses réalités et les mots pour les dire. Ce refus de la chair en fait assurément d'honnêtes femmes selon Grenaille et la morale traditionnelle. Mais leur savoir désuet et leur vertu farouche les isolent dans un monde refermé sur lui-même. Seule Henriette a compris que l'honnêteté n'exclut pas la sexualité. Moins extrémiste que Ninon, et surtout moins réduite aux extrémités, elle s'épanouira dans le mariage.
L'avis du médecin
Et voici qu'au milieu du siècle, parallèlement à la pensée religieuse et morale, se développe dans le milieu médical une pensée en quelque sorte laïque, qui tend à diminuer le prix de la virginité en la réduisant à l'opinion qu'on a d'elle. Le P. Bauny lui-même, traitant de sa valeur morale, reconnaît que le séducteur n'est pas obligé à réparation si sa partenaire a pu, dans l'intervalle, se marier comme si de rien n'était. Le médecin Nicolas Venette, dans son Tableau de l'amour conjugal, ajoute, lui, que rien n'est plus difficile à prouver scientifiquement que cette virginité si vantée, qu'il refuse de confondre avec le pucelage. On ne le perd qu'une fois, et il est impossible de le recouvrer même par un miracle, mais on peut, sans beaucoup de difficultés, " faire une vierge masquée ". Les recettes pour cela sont nombreuses. Venette les énumère longuement.
Et surtout il soutient qu'en matière de virginité, l'essentiel vient de l'opinion. " S'il se trouve, écrit-il, qu'une fille ait accouché secrètement et qu'elle veuille ensuite se marier sans que son mari puisse s'apercevoir de sa faiblesse passée, le meilleur remède que je lui puisse donner dans cette occasion, c'est qu'elle soit chaste et pudique quatre ou cinq ans avant son mariage, qu'elle ne s'échauffe point l'imagination d'amourettes par des danses, des conversations et des lectures impudiques, et qu'elle vive enfin dans la modestie qui est bienséante aux filles qui se repentent. Je lui promets que son mari la prendra pour pucelle et qu'il ne croira jamais avoir été trompé. " Les conseils du médecin réaliste, et même apparemment cynique, rencontrent finalement ceux de l'Église qui prescrit à la jeune fille exactement la même conduite pour garder sa virginité. Souvent burlesques, tous les autres remèdes paraissent principalement destinés à rendre à celle qui en a besoin une sorte de virginité psychologique.
L'arbitraire de l'opinion
On croyait, avec les moralistes, avoir grâce au pucelage des filles une définition objective de leur honnêteté, et l'on s'aperçoit, avec les médecins, que l'on demeure tributaire de l'opinion. En définissant l'honneur comme " l'illustre connaissance " que l'on a des actions ou des qualités, Grenaille lui-même suggérait son pouvoir. C'est moins l'intégrité physiologique qui décide de la virginité que la réputation de la personne concernée. Pour être réputée honnête fille, il faut certes savoir se bien conduire, mais pas nécessairement selon les critères de la morale. Ce principe n'est pas vrai seulement pour les filles : Célimène, pour être coquette et imprudente, se perd où Arsinoé garde l'apparence de la vertu.
L'honnêteté, en fin de compte, dépend moins de la sexualité de la femme que de sa réputation. Il suffit à Mme de Sévigné d'apprendre qu'il y a de ses lettres dans les cassettes de Foucquet pour qu'elle s'affole de se trouver soudain parmi des femmes décriées et mette en campagne ses amis pour la justifier. Tentative délicate, car comme dit Bussy, les manifestes, en ce domaine, " bien loin de justifier éternisent la médisance ". Ninon de Lenclos défendait l'envers de cette idée en soutenant, selon le Journal d'un Parisien (mars 1656) " que l'honnêteté d'une femme consistait seulement en l'art de paraître honnête ". Aux exigences de pudeur et de modestie rappelées par Furetière, la femme est par la force des choses conduite à substituer la ruse, la dissimulation, l'hypocrisie. Au paraître masculin, qui est ostentation et dilatation du moi, correspond un paraître féminin, simulation et perversion de la retenue, dont le fard est le signe et le symbole. Condamnée à l'intériorité même dans la faute, la femme doit vivre masquée.
Une autre sexualité féminine
Contre la morale traditionnelle d'un Grenaille et ses perversions dans une coquetterie qui la défigure sans la renier, tout un courant de pensée issu du libertinage propose aux " braves hommes " et femmes d'intégrer leur sexualité dans des rapports de communication. Au lieu de se fermer pour conserver jalousement son trésor, la femme ne craindra plus de s'ouvrir au plaisir pour en partager les vraies richesses.
Les libertins du début du siècle étaient des paillards. Ils remplissaient le Parnasse satyrique et les autres recueils du même genre de descriptions gaillardes qui chagrinaient la morale des gens de bien, mais aussi la pudeur et la bienséance des gens de goût. On se rappelle le sonnet initial, qui causa, parmi d'autres, l'inculpation de Théophile. Contre cette débauche verbale, en 1623, Charles Sorel, dans l'Histoire comique de Francion, exprime ce qui va devenir, chez les libertins raffinés, le fondement d'un nouveau code de la sexualité. Il entend la porter à sa perfection et en faire, à la limite, un des accès de l'homme à la divinité. Pour mieux frapper le lecteur, il en a paradoxalement développé les mérites à l'occasion d'une orgie à laquelle le héros a été convié par son ami le comte Raymond. Nulle pudibonderie chez l'auteur ni chez ses personnages. On vient de découvrir " une paire de fesses des plus grosses et des mieux nourries du monde ". Toute la compagnie masculine les a baisées, et Francion y est même allé d'un éloquent hommage du cul.
L'honnêté des nouveaux libertins
Sans efforts d'expression aussi. " Bien que notre corps fasse la même action " que ceux qui s'unissent bestialement, pour en parler " notre esprit doit faire paraître sa gentillesse, et il nous faut avoir des termes autres que les leurs ". À la qualité de l'action et à la qualité de sa sublimation par la pensée, correspondra la qualité des façons de dire. Un plaisir énoncé dans un vocabulaire grossier ne peut être qu'un plaisir grossier. Le raffinement de la jouissance suppose le raffinement des termes qui la préparent ou la prolongent. La sexualité est aussi affaire de mots. On ne la réduit aux gros mots que lorsqu'on ne sait pas l'épanouir. Plus d'une fois, dans la suite du roman, Francion apprendra aux autres comment faire l'amour, c'est-à-dire à la fois comment le pratiquer, comment le penser et comment le dire. Il y avait, dans les propos des nouveaux libertins qu'il représente, tout un programme.
On en retrouve l'écho dans un livre comme L'École des Filles (1655), que son audace fait souvent considérer comme un ouvrage pornographique. Quand Suzanne, mariée et émancipée, décrit à Fanchon, sa cousine ignorante, comment elle passe la nuit avec son amant, elle donne une large place aux préparatifs de l'amour (elle fait mine de dormir et il la réveille en la caressant) et aux intermèdes (on fait la dînette tout nus en s'entrefrottant). Elle n'oublie pas les postures amoureuses ni les " petites coyonneries qui plaisent toujours et ne laissent pas de chatouiller un peu ". Selon Suzanne, " il y a cent mille délices en amour qui précèdent la conclusion, et lesquelles on ne peut autrement goûter que dans leur temps, avec loisir et attention, car autre chose est le baiser que l'attouchement, et le regard que la jouissance parfaite ".
L'importance du discours amoureux
En fait, celle-ci ne doit venir qu'ensuite, dans son rang, la dernière. Car, " parmi tout cela, depuis le premier moment qu'on a commencé à baiser, regarder, toucher et enconner jusqu'à l'entier accomplissement de l'oeuvre, il faut donner place et entremêler cent mille mignardises et agréments : jalousies et petits mots, lascivités, pudeurs, frétillements, douceurs, violences douces, querelles, demandes, réponses, remuements des fesses, coups de main, langueurs, plaintes, soupirs, fureurs, action, passion, gesticulation, souplesse de corps et d'amour, commandements, prières, obéissances, refus, et une infinité d'autres douceurs qui ne peuvent pas être pratiquées en un moment ". Cette énumération révèle l'importance des paroles dans le jeu amoureux. Considéré comme un paroxysme, le plaisir final se prépare en enflammant d'abord l'imagination autant que les sens.
Suzanne, comme Francion et presque dans les mêmes termes, explique à sa cousine l'importance du discours amoureux, même au fort de l'action. " Il faut que tu uses envers ton ami de petites afféteries de la voix, qui sont les vraies délices de l'amour [...]. Il y a des certains " hélas " ou " ah " qui sont faits si à propos qu'ils percent l'âme de douceur à ceux qui nous les causent, car nous faisons ceci, penses-tu, non pas comme les bêtes, par brutalité et par nécessité, mais par amour et par connaissance de cause. " Le plaisir de l'union charnelle suppose, presque jusqu'au bout, non seulement une conscience en éveil mais un art de la communication.
L'importance des paroles
C'est pourquoi L'École des Filles n'élude ni la question des protestations d'amour ni celle du vocabulaire amoureux. Comme Sorel dans le Francion, l'auteur avoue que les simagrées des amants ne sont que des préliminaires, tendant toutes à la même satisfaction du désir. " Voilà, dit Suzanne, où se terminent tant de soupirs, tant de plaintes et tant de désirs, qui est de s'entrefrétiller les uns les autres. " Quand elles en sont venues au fait, les filles " reconnaissent que cet accouplement charnel et grossier est le feu qui les anime et qu'il est la source et la fin de toutes ces belles pensées et imaginations d'amours spirituelles et élevées qu'elles croyaient provenir d'ailleurs que de la matrice. " Mais cela ne condamne pas, au contraire, ces pensées et ces imaginations, puisqu'elles servent à prolonger et à enrichir l'acte amoureux. Le corps se sert des mouvements de l'âme pour arriver à ses fins et jouir davantage.
L'auteur de L'École des Filles aborde également sans ambages la question des " gros mots et vilaines paroles ". Dès le début du livre, Suzanne décrit précisément organes masculins et féminins, avec " des vilains mots qui font rougir les filles quand on les prononce ". Exclu par les bienséances du langage de bonne compagnie, le vocabulaire des parties sexuelles ne peut s'employer que dans l'intimité d'une conversation technique comme celle des deux cousines, et surtout " dans le feu de l'action ". Les gros mots, dit Suzanne, sont " des mots hiéroglyphiques " pour traduire plus rapidement et plus fortement le plaisir et tout ce que " la fureur d'amour ne donne pas le temps d'énoncer ". L'amour, conclut la jeune femme, " excuse tout, et il n'y a point de paroles sales à dire entre deux amants qui se baisent étant à chevaucher l'un sur l'autre. Au contraire, toutes celles-là, ce sont des douceurs ". Aux différentes phases du plaisir correspondent donc divers niveaux de langage. L'union sexuelle n'est jamais simple conjonction des corps : elle s'accompagne et s'enrichit de la communication verbale entre deux êtres. Réduire l'amour aux paroles et nier la sexualité, c'est duperie, car le corps est là qui sait où il veut en venir, mais réduire la sexualité à la copulation, c'est bestialité, car l'homme a besoin de penser et de parler pour bien jouir. On ne fait l'amour parfaitement que si on le fait avec intelligence.
Honnêteté et sexualité
Sexe et honnêteté
Furetière (1690) définit l'honnêteté comme " la pureté des moeurs " et, dans l'exemple, condamne " l'impression des livres qui pèchent contre l'honnêteté publique ". Ses règles, explique-t-il ensuite, sont " les règles de la bienséance, des bonnes moeurs ". La première expression renvoie au comportement dans le monde, à son accord avec les conventions de la société ; la seconde à la distinction du bien et du mal dans la conduite individuelle. Les exemples qui suivent répartissent inégalement ces deux exigences entre les deux sexes : " L'honnêteté des femmes, c'est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenue. L'honnêteté des hommes est une manière d'agir juste, sincère, courtoise, obligeante, civile. " Les qualités demandées à la femme se réfèrent toutes à la sexualité et à ses conséquences dans la vie en groupe. La retenue elle-même, qui ressortit au comportement, n'est que le moyen de manifester extérieurement la pudeur et la modestie, vertus ou façons d'être nécessaires à la conservation de la chasteté. Pour l'homme, il ne s'agit pas d'états d'âme, mais de " manières d'agir " qui touchent à sa conduite du point de vue de la stricte morale (juste, sincère) ou plus généralement des bonnes manières (courtoise, obligeante, civile). Dans une société qui distribue aux hommes et aux femmes des rôles différents, l'honnêteté ne peut être la même chez les deux sexes. Sans le vouloir, Furetière annonce l'abbé de Châteauneuf et justifie les refus de Ninon.
L'article " Honnête " confirme ces distinctions. Le Dictionnaire définit le mot en général (" ce qui mérite de l'estime, de la louange, à cause qu'il est raisonnable selon les bonnes moeurs ") et l'explique d'abord selon les valeurs du monde : " On le dit premièrement de l'homme de bien, du galant homme qui a pris l'air du monde, qui sait vivre. " Puis il consacre un article séparé à l'expression " Honnête femme ", qui " se dit particulièrement de celle qui est chaste, prude et modeste, qui ne donne aucune occasion de parler d'elle ni même de la soupçonner ". L'honnêteté d'une femme est assez précisément localisée dans les environs de ce que les casuistes appellent " le conduit de la pudeur ". Celle de l'homme au contraire n'est pas dans ses chausses, mais dans l'ensemble de son comportement social : un séducteur comme Candale, un homosexuel comme Guiche conservent cette qualité. Ou plutôt l'honnêteté masculine suppose l'épanouissement de la sexualité. Signe de timidité, l'impuissance temporaire de Marsillac, rapportée dans l'Histoire amoureuse des Gaules, fait partie des ridicules qui l'empêchent d'être honnête homme. Nul mâle n'aurait l'idée de se vanter d'être puceau pour affirmer son honnêteté. Le Bussy des Mémoires ne prétend à cette qualité qu'une fois déniaisé par une veuve charitable. Chacun se plaît à énumérer ses conquêtes.
L'honnête homme saura tout au plus se montrer discret sur l'identité de ses partenaires. Le duc de Nemours, dans La Princesse de Clèves, a mené jusqu'au bout nombre d'aventures galantes. Amoureux de Mme de Clèves, ce n'est pas sa continence qui le rend honnête homme, mais son respect pour la personne aimée. La sexualité masculine n'est freinée que par ricochet : le galant manifeste son honnêteté en se soumettant à celle de sa dame. Il ne la perdra pas s'il va, comme le vidame de Chartres, chercher des compensations près de femmes moins vertueuses. Il pourra même l'y développer, car si les courtisanes ne peuvent être honnêtes femmes, on peut devenir honnêtes hommes en les fréquentant.
Honnêteté et chasteté
La chasteté étant chez la femme la définition même de l'honnêteté, l'absence de vie sexuelle la lui confère tout naturellement et, par excellence, à la vierge. Grenaille l'affirme en tête de L'Honnête Fille (1639) : " L'honnêteté, qui semble être commune à toutes sortes de personnes, appartient proprement aux filles. " Ou encore : " Il me semble que l'honnêteté appartient plus particulièrement aux filles et qu'elle est comme leur caractère, n'étant que l'ornement des autres personnes qui l'ont acquise. " Elle en vient à se confondre absolument avec l'existence du pucelage. " Il n'est pas besoin de redire ici qu'une fille perdant son nom quand elle perd son honneur, il faut qu'elle change d'être et de qualité, ou qu'elle conserve soigneusement ce caractère. J'avoue donc en première instance que l'honneur étant l'âme de l'honnêteté, une fille débauchée ne peut non plus y prétendre qu'un cadavre au droit des hommes vivants. " Aucune défaillance n'est permise : " Celles qui, par une honteuse chute, se laissent dégrader en leur noblesse, ne peuvent plus passer pour honnêtes, s'étant elles-mêmes déshonorées. " Des deux tomes de L'Honnête Fille, plus de la moitié du second (205 pages) est consacrée à cette façon très précise de définir " l'honneur des filles ".
Une qualité en principe morale ou mondaine se trouve ainsi curieusement réduite à un état physiologique. Grenaille ne s'écarte un instant de cette idée que pour citer l'exemple traditionnel de la fille physiquement violée, mais restée moralement vierge. Il reprend également " l'opinion des casuistes qui tiennent qu'une seule pensée, suivie d'un simple consentement de la volonté, peut ravir aux vierges la guirlande qu'elles portent ", et leur faire perdre leur pudicité moralement. Malgré ces rappels, qui traduisent la gêne des moralistes à l'idée d'une valeur attachée à une intégrité purement physique, à un fait plus qu'à une intention, Grenaille n'hésite pas à affirmer : " Bien qu'à proprement parler cet avantage des filles consiste plutôt dans l'âme que dans la chair, si est-ce que le corps y contribue presque autant qu'une forte résolution de l'esprit. " Dans tout le reste de son livre, il oublie en effet l'esprit au profit du corps. Si l'on veut valoriser la virginité comme Grenaille et ses contemporains, il faut s'en tenir aux faits : l'existence ou l'absence d'une première activité sexuelle matérialisée dans la perte ou la conservation du pucelage.
Qualité morale et pucelage
"Quintessence de toutes les vertus", l'honnêteté s'épanouit naturellement chez une demoiselle de bonne famille, douce d'intelligence et de beauté. " L'idée générale " d'honnête fille, reconnaît Grenaille, comprend " la bonne maison ", les " bonnes intentions ", l'excellence de l'esprit. Une telle honnêteté n'appartient qu'à l'élite. Assimilée à l'intégrité physique, elle est au contraire donnée à toutes les vierges. On peut, selon le même auteur, la trouver " aussi bien dans un village que dans une cour ", et " une personne peut être déclarée honnête, quoique absolument elle n'ait pas toutes sortes de perfections ". Voilà l'auteur obligé de renoncer ou même de contredire ses propres définitions. Une fille aura " de l'ignorance sans encourir d'infamie, et lasimplicité ne lui fera pas perdre absolument toute sa réputation ". De même, " encore qu'une fille soit un peu laide, la beauté de son âme peut contrepeser la difformité de son corps ". On en est réduit à espérer que tous les mérites ne feront pas défaut en même temps à la vierge. Puisque le pucelage suffit à faire l'honnêteté d'une fille, on est forcé de dévaloriser les qualités aristocratiques qui définissent d'ordinaire l'honnêteté.
Au lieu d'apparaître comme le résultat d'un ensemble de qualités acquises dans un milieu choisi, l'honnêteté peut se trouver " aussi bien dans un village que dans une cour ". On la chasse de son milieu naturel. La cour lui est dangereuse, car " l'innocence ne règne pas où il y a plus de pompe". La pauvreté lui est néfaste : au lieu de " se détacher des biens de la terre " et " ne regarder que le Ciel ", les filles sans fortune " cherchent bien souvent dans des conversations dangereuses ce qui manque à leur maison " et " donnent ce qu'elles ont pour recevoir ce qu'elles n'ont pas ". L'honnêteté n'est plus conçue comme l'épanouissement d'une personnalité forte dans des conditions favorables, mais comme la conservation d'un " trésor inestimable " par la fuite des tentations du monde ou de l'argent. À l'exaltante activité masculine s'oppose l'ennuyeuse passivité de la retenue féminine.
A regarder l'honneur " dans sa naturelle constitution ", il se définit, dit Grenaille, comme " une illustre connaissance qu'on a des belles actions ou des qualités excellentes de quelque sujet que ce soit ". On acquiert de l'honneur par les belles " manières d'agir ", ou bien on le reçoit de ses " qualités excellentes ". L'auteur a beau prétendre que " le soin de l'honneur appartient à toutes sortes de personnes, mais regarde principalement les filles ", celles-ci se trouvent défavorisées par rapport à cette valeur primordiale. À la différence des hommes, qui peuvent jouer sur les deux tableaux, elles ne doivent en effet le leur qu'à leur état. Les vierges n'acquièrent pas elles-mêmes leurs mérites. Elles ont reçu un pucelage à conserver. À cela se réduit leur honneur. " Enfin, dit Grenaille, cette qualité se prenant encore en un sens plus précis pour le principal ornement des filles et pour leur virginité, il est bien évident qu'elles ne le peuvent mépriser sans encourir de la honte et que si elles perdent ce trésor, dans tous leurs autres biens, elles n'ont plus de richesses. " Alors que l'honneur et l'honnêteté consistent pour l'homme, et même pour la femme mariée, en gestes et en conduites, c'est-à-dire en actions, ils se réduisent, dans le cas de la fille, à l'inactivité sexuelle.