La pensée est une vigilance continuelle
Entretien avec Roger-Pol Droit1
Umberto Eco
Linguiste et sémiologue, professeur à l'Université de Bologne, Umberto Eco, né en 1932, est aussi l'auteur de romans qui connaissent un succès mondial : Le Nom de la Rose (Grasset, 1982) et Le Pendule de Foucault (Grasset, 1990).
Plusieurs nouvelles traductions françaises de ses ouvrages sont annoncées. De Superman au Surhomme, recueil d'études sur le mythe du héros salvateur dans la littérature du XIXe et du XXe siècle, parait chez Grasset le 12 octobre. Et le Problème esthétique chez Thomas d'Aquin, sa thèse de doctorat de 1954, doit paraître aux Presses Universitaires de France.
C'est toutefois une autre actualité qu'il évoque dans l'entretien qu'il nous a accordé. Umberto Eco est en effet l'un des quarante intellectuels qui ont lancé, contre l'extrême droite et ses manoeuvres, l'appel à une Europe de la vigilance, paru dans Le Monde le 13 juillet. S'inquiétant de la banalisation de thèmes dangereux et des tentatives de séduction de certains, les signataires de cet appel - qui sont maintenant plusieurs centaines - s'engagent à ne pas participer aux publications, colloques ou émissions dont les organisateurs sont liés aux mouvements d'extrême droite.
Quel est le sens de cette vigilance ? S'agit-il d'une nouvelle chasse aux sorcières ? Est-ce un refus de tout dialogue ? Umberto Eco répond à ces questions, en expliquant pourquoi il a signé cet appel et en précisant sa conception de l'intolérable et de l'intolérance.
Une des critiques formulées envers cet « appel à la vigilance » que vous avez lancé avec d'autres intellectuels consiste à dire ceci : à une époque où il n'y a plus ni droite ni gauche, où les anciens repères ne fonctionnent plus, où s'inventent de nouveaux clivages politiques et culturels, cette mise en garde contre la banalisation des idées de l'extrême droite a quelque chose de désuet et d'archaïque. Bref, cet appel se tromperait d'époque, il tenterait de rétablir artificiellement des frontières idéologiques déjà effacées par le cours de l'histoire. Que répondez-vous à ce type de critiques ?
De telles remarques résultent à mes yeux d'une confusion dangereuse entre les mutations historiques que nous sommes en train de vivre et une sorte de laisser-aller intellectuel et moral. Je m'explique.
Il est incontestable que les catégories européennes de « droite » et de « gauche », sous la forme qu'elles avaient il y a encore une vingtaine d'années, ne permettent plus aujourd'hui de comprendre les situations politiques. Dans les années 60, des voyages au Brésil, puis en Argentine, m'ont fait prendre conscience que ces différences habituelles entre droite et gauche n'étaient déjà plus pertinentes pour appréhender la plupart des mouvements politiques d'Amérique latine. Cette situation, qui me paraissait à l'époque tout à fait originale, est devenue à présent courante dans toute l'Europe.
Nous ne cessons de voir des partis dits de gauche adopter des attitudes qui étaient autrefois typiquement de droite, et inversement. Pour n'en donner qu'un exemple récent : le PDS, l'ex-Parti communiste italien, a soutenu le gouvernement dans sa décision d'envoyer des parachutistes en Somalie. Si l'on m'avait dit, il y aune vingtaine d'années, que d'anciens communistes seraient solidaires d'une expédition militaire dans une colonie d'autrefois, cela m'aurait paru de la science-fiction !
Je pense que cette évolution est un phénomène extraordinairement intéressant, qui ne peut laisser aucun intellectuel indifférent. Ces situations nouvelles exigent de nous des analyses neuves. Notre réflexion ne doit pas être sclérosée par des distinctions périmées et dogmatiques. De ce point de vue, notre époque et ses bouleversements constituent un véritable défi pour la pensée.
Mais l'on se trompe, et l'on tombe dans une grave confusion, si l'on tire de ce grand remue-ménage la conclusion que tout a changé, que toutes les idées se valent, que l'on ne doit plus, en aucune circonstance, rien refuser. Les règles du jeu politique sont en train de changer. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de règles, ni que nous devons renoncer à en inventer de nouvelles. Les cartes sont autrement distribuées. Cela ne veut pas dire qu'elles aient toutes changé de nature...
Par exemple ?
Entre les skinheads et néo-nazis d'aujourd'hui et les nazis de la génération précédente, je ne vois pas de vraie différence. Ceux-là sont les mêmes qu'auparavant. C'est toujours la même forme de bêtise et d'attirance pour le mal, la même haine des autres et la même volonté de destruction. La seule nuance, c'est que les nazis ont assassiné des millions de personnes, alors que leurs descendants n'en ont encore matraqué que quelques dizaines.
C'est pourquoi notre devoir d'intellectuels est de souligner que tout a changé sauf ça, et de tracer la frontière entre ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas. En s'engageant à refuser de participer aux revues, aux émissions de radio ou de télévision, aux colloques organisés par des gens liés à l'extrême droite, ceux qui signent cet appel ne refusent donc pas tout ce qui a changé dans le monde, ni tout ce qui est à repenser ! Ils expriment leur choix de ne pas cautionner des courants qu'ils jugent dangereux pour la démocratie.
Certains voient dans cet engagement une attitude intolérante, ou même l'apparition d'une nouvelle sorte de « maccarthysme » ...
Cette accusation de maccarthysme est proprement aberrante. Ce qu'on appelle ainsi - faut-il le rappeler ? - c'est une politique officielle d'exclusion, qui a fait perdre leur emploi à certains, qui en a mis d'autres en prison, sous le seul prétexte qu'ils étaient communistes, ou sympathisants. Comment diable peut-on comparer de telles méthodes et la démarche des signataires de cet appel ? Cette démarche constitue un choix : refuser notre participation à toute entreprise intellectuelle, éditoriale ou médiatique liée à l'extrême droite. Chacun a le droit de dire non à ce qu'il n'aime pas !
Cela veut-il dire que vous refusez, par principe, tout débat ou toute confrontation avec ces gens que vous jugez dangereux ?
Bien sûr que non ! Je n'ai aucune raison de refuser une vraie discussion avec M. Machin ou M. Chose, quelles que soient leurs opinions. Il suffit que le débat ait lieu dans des circonstances qui en garantissent la loyauté. Cela suppose des conditions de lieu et de rencontre clairement définis, sinon on se retrouve dans ce que j'appelle une situation de capture, quels que soient les propos qu'on tient.
J'ai signé ce manifeste, qui ne contient d'ailleurs aucun nom propre ni référence à des situations particulières, parce qu'il y a eu, en Italie également, des intellectuels dits de gauche, notamment des membres du Parti communiste, qui ont participé à des rencontres organisées par la Nouvelle Droite. Ce groupe se servait ensuite de leur présence pour dire : « Vous voyez, il n'y a plus de séparation, ils sont avec nous ... »
C'est une façon de faire très répandue. Il y a par exemple des gens qui vous invitent à dîner pour se servir, après, de votre présence comme carte de visite, pour des affaires qui ne sont pas les vôtres. Quand on le sait, on peut refuser poliment l'invitation. Est-ce du dogmatisme ? C'est simplement le droit d'échapper aux lieux où l'on vous met une étiquette. On doit aussi avertir ses amis, leur dire : « Attention, si tu vas là, tu vas te faire avoir, il faut que tu le saches : indépendamment du contenu de tes propos, la fréquentation de ce lieu est déjà un acte politique. »
Vous faites donc une distinction entre le dialogue et ce que vous appelez la
« capture ». Pouvez-vous préciser ?
Si j'organise demain dans mon université un colloque d'histoire ou de philosophie, j'inviterai des spécialistes ayant des opinions ou des théories très différentes des miennes. Et ce sera pour chacun de nous un devoir de confronter nos arguments, aussi librement et aussi fortement que possible, même si ce dialogue n'aboutit à aucun accord. Le dialogue, même rude, suppose que personne ne puisse récupérer en sa faveur la parole ou la présence des autres.
La capture, c'est exactement l'inverse. Quand le Parti communiste invitait des intellectuels de tous bords à signer une pétition, ceux-ci ne tardaient pas à être présentés comme intellectuels communistes. De même, la plupart des organisations catholiques vous sollicitent aujourd'hui en précisant : « Vous êtes absolument libre, vous pouvez dire ce que vous voulez. » Mais si l'on participe à leurs débats, il y a toujours cette atmosphère de capture : « Tu es là, donc tu es avec nous. » Cela n'a rien à voir avec le dialogue !
Certaines organisations ont toujours été vouées, par tradition, à la capture. Il y a des lieux qui se dessinent immédiatement comme des lieux de capture. Je crois que c'est une tâche éminemment philosophique de savoir les définir et les reconnaître, et plus généralement de discerner la demande ou l'esprit spécifique d'un lieu.
La conséquence de ce que vous venez de dire, n'est-ce pas que des phrases tout à fait identiques prennent un sens différent selon les lieux et les contextes où elles se trouvent prononcées ou imprimées ?
Evidemment. C'est la force du lieu. Pour prendre un exemple simplissime : si je fais l'éloge de l'institution monarchique à Stockholm, mon discours a une valeur toute différente du même éloge, fait avec les mêmes termes ... à Paris ! Si l'on traduisait en français cette interview que j'ai accordée en Suède, on me ferait changer d'opinion ! Cette force des circonstances et des contextes ne doit jamais être oubliée.
Imaginez, pour rire, que vous êtes un athée vraiment sérieux et que, toute votre vie, un Père Jésuite a été le meilleur de vos amis. Eh bien, le jour d'avant votre mort, vous devrez absolument empêcher cet ami de vous rendre visite ! Sinon, quelle que soit sa volonté, quelle que soit la vôtre, quelles que soient les discussions entre vous, cette visite d'un jésuite avant votre mort signe votre déclaration de conversion !
Au moment où nous devons élaborer de nouveaux points de repère et de nouvelles valeurs, il faut être particulièrement attentif à ce genre de questions. Appeler « vigilance » cette attention a pour certains un petit côté années 30 et Front Populaire. Pour moi, c'est tout simplement le travail de la pensée. La tâche de discernement et de critique, qui est celle des intellectuels, trouve là de nouvelles extensions. En ce sens, la pensée est une vigilance continuelle, un effort pour discerner ce qui est dangereux même dans des circonstances et des discours en apparence innocents.
Ne risque-t-on pas alors d'adopter une attitude de soupçon généralisé, de vivre dans une sorte de méfiance perpétuelle, se demandant à tout propos où est le danger, et finissant par inventer des périls illusoires ?
Non, tout simplement parce que les frontières de l'intolérable passent par des seuils clairement repérables. Prenez par exemple la question du révisionnisme. Tout historien sérieux est, au sens propre, un révisionniste : il cherche à savoir si ce qu'on dit du passé est vrai, ou doit être rectifié. Catilina était-il vraiment le salaud dont Cicéron nous a fait le portrait, ou s'agit-il d'une fable résultant de la situation politique ? Est-il vrai que six cent mille Italiens sont morts pendant la première guerre mondiale ? L'historien a le droit d'aller voir dans les archives, de soupçonner la propagande, de reconstituer les faits et de discuter les chiffres.
Je ne vois rien de scandaleux à ce qu'un travail sérieux et incontestable puisse établir que le génocide des juifs par les nazis n'a pas fait six millions de morts, mais plutôt six et demi, ou cinq et demi. L'intolérable, c'est quand ce qui aurait pu être une recherche change de signe et de valeur, et devient un message qui suggère « si un peu moins de juifs qu'on ne le croyait ont été tués, ce n'était donc pas un crime ». Socrate ou le Christ étaient seuls. Deux mille ans et plus après leur mort, l'humanité est encore sous le choc, et dans le remords des crimes qui les ont tués.
Un autre seuil a été franchi quand le révisionnisme s'est fait négationnisme. Comme tous les gens de ma génération, j'ai vu les juifs être arrêtés, humiliés, déportés. J'ai vu après la guerre ceux qui pleuraient parce qu'ils étaient les seuls survivants de familles entièrement détruites. Si de prétendus historiens essayaient de me faire croire que les croisades sont un mythe, par exemple une invention de la Croix-Rouge... tout cela est si loin que j'hésiterais peut-être. Mais que l'on veuille faire croire que ce dont j'ai été le témoin à l'âge de treize ans, comme des millions d'autres, n'a pas eu lieu, qu'on tente d'en persuader les jeunes nés depuis, cela est intolérable !
Ceux qui propagent ce genre de discours intolérables, et ceux qui les soutiennent, j'ai le droit de ne pas les inviter chez moi, et celui de ne pas aller chez eux, s'ils m'invitent.
Et si l'on vous dit que votre attitude est intolérante ?
Je réponds que pour être tolérant il faut fixer les limites de l'intolérable.
Pour fixer ces limites, ne faut-il pas détenir la vérité ?
Non, ça n'a rien à voir. Je ne veux pas employer le mot « vrai ». Il y a seulement des opinions qui sont préférables à d'autres. Mais on ne peut pas dire : « Ah, puisque c'est seulement préférable, je m'en fous ! » Sur ce préférable se jouent notre vie et celle des autres. On peut mourir pour une opinion seulement préférable.
Quelle différence entre se battre pour la vérité et lutter pour ce qu'on juge préférable, sans être certain d'être dans le vrai ?
Si on croit se battre pour le vrai, on a parfois la tentation de tuer ses ennemis. En se battant pour ce qui est préférable, on peut être tolérant, tout en refusant l'intolérable.
S'il n'y a que des préférences et non des vérités, sur quoi peut-on fonder l'affirmation qu'il y aurait un intolérable que tout le monde reconnaîtrait comme tel, indépendamment de la diversité des cultures, des éducations, des croyances ?
Sur le respect du corps. On peut constituer une éthique sur le respect des activités du corps : manger, boire, pisser, chier, dormir, faire l'amour, parler, entendre etc. Empêcher quelqu'un de se coucher la nuit, ou l'obliger à vivre la tête en bas, c'est une forme de torture intolérable. Empêcher les autres de bouger ou de parler est également intolérable. Le viol ne respecte pas le corps de l'autre. Toutes les formes de racisme et d'exclusion sont finalement des manières de nier le corps de l'autre. On pourrait relire toute l'histoire de l'éthique sous l'angle des droits du corps et des rapports de notre corps au monde ...
Comment expliquez-vous que la nécessité d'une nouvelle forme de vigilance contre les « lieux de capture » de l'extrême droite, nécessité qui vous semble évidente, ne soit pas une évidence unanimement partagée à gauche, si ce terme a pour vous encore un sens ?
Je vois en gros trois raisons à cela.
La première concerne, en France comme en Italie ou en Allemagne, de petits groupes issus d'un excès de gauchisme. La Terre est ronde : on ne peut pas aller trop à gauche. A force de poursuivre l'idée la plus extrême, la plus provocatrice, la plus « novatrice », on fait le tour, et l'on se retrouve à l'extrême droite. C'est ce qui est arrivé à certains.
La deuxième raison, ce sont les dogmatismes passés de la vieille gauche. Il fut un temps où tous ceux qui pensaient différemment de nous étaient des fascistes. En réaction à ces excès passés, on a tendance aujourd'hui à tendre la main à tout le monde, et à ne plus discerner où sont les ennemis et les lieux de capture. Il est vrai qu'il faut une capacité de discernement particulière, et finalement rare, pour reconnaître la bonne foi et le caractère éventuellement généreux des mobiles de nos adversaires sans pour autant justifier leurs choix idéologiques.
Il y a enfin une situation historique particulière à la France. L'Italie a réglé clairement ses comptes avec le fascisme. On sait qui soutenait Mussolini et qui le combattait. On en a beaucoup parlé, et le passé est presque sans ambiguïtés. En lisant les journaux français, je vois au contraire qu'on discute encore pour savoir qui était pour Vichy et qui était contre. La France a encore ses armoires pleines de squelettes oubliés, dont on ne sait pas d'où ils viennent. Cela complique les choses, et les explique peut-être.
1 in Le Monde daté du mardi 4 octobre 1993.