Un aspect de la violence faite au Sud par le Nord1
Paul Farmer
Que penser des inégalités croissantes dans le monde et des épidémies qu'elles engendrent ? Ou, par exemple, des 10 000 décès quotidiens dus à la tuberculose et au sida ? Que penser des techniques nouvelles qui permettraient d'arrêter ou de ralentir ces épidémies si elles étaient disponibles là où l'on en a le plus besoin ? Que penser du fait que les risques diminuent dans une partie de la "société globale", tandis qu'ils augmentent fortement ailleurs ?
Les mouvements de populations, et donc de maladies, à vaste échelle ne sont pas nouveaux. Mais ce qui est nouveau, du point de vue d'un médecin, c'est que nous disposons d'outils qui n'existaient pas voilà cinquante ans et qu'ils sont distribués aussi injustement que les maladies dont je vais parler. Les maladies infectieuses qu'on peut soigner sont la principale cause de décès parmi les pauvres de la planète.
Ces mêmes inégalités sociales donnent naissance, bien évidemment, à une pléiade de malheurs qui vont des violations des droits de l'homme au terrorisme. Si le médecin a pour tâche de prévenir ou de guérir les maladies, l'anthropologue doit, quant à lui, "resocialiser" la tragédie de ceux qui souffrent inutilement. Qu'est-ce qui justifie un tel exercice ? A-t-il une quelconque utilité ? Ou bien sert-il de cache-misère aux efforts vains du médecin face à l'immensité de la souffrance ? Ce n'est pas mon opinion, et je suis très reconnaissant au Collège de France d'avoir nommé à cette chaire quelqu'un qui, avec d'autres, consacre son temps à fournir aux malades pauvres un accès aux soins. (...) Je n'espère pas atteindre des sommets théoriques, mais plus simplement élucider comment le concept de "violence structurelle" peut éclairer l'anthropologie et d'autres disciplines visant à déchiffrer la vie sociale contemporaine.
A la suite de ceux qui ont étudié l'esclavage, le racisme et d'autres formes de violence institutionnalisée, un nombre croissant d'anthropologues s'intéressent à la violence structurelle. Chacun semble avoir sa propre définition de la "structure" et de la "violence". Ce dernier thème a été le sujet du séminaire de Françoise Héritier du Collège de France : "Appelons violence toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d'entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d'un être animé." Les grandes épidémies d'aujourd'hui sont un des symptômes de la violence structurelle. (...)
La question de savoir dans quelle mesure les individus peuvent lutter contre cette machine infernale et ses renforts symboliques a suscité beaucoup d'intérêt parmi les anthropologues. Nous nous sommes penchés sur "les armes des faibles" (James Scott), et de nombreux textes ont rendu hommage à différentes formes de résistance à l'ordre social dominant et à ses bases symboliques et matérielles. Au-delà des espoirs plus ou moins réalistes suscités par ces luttes, l'extrême pauvreté et l'exclusion sociale ont un impact profond sur la plupart des milieux qu'étudient les anthropologues, qu'il s'agisse des bidonvilles toujours plus étendus et des villages en peau de chagrin du tiers-monde ou, bien souvent aussi, des villes des Etats-Unis. Une véritable résistance collective existe dans certains de ces endroits, mais elle a fréquemment moins d'effets que nous l'imaginons. On s'en rend compte lorsqu'on tente de faire le décompte précis des victimes (ou lorsqu'on s'efforce de les soigner). Formulons ainsi les choses : à quelques variantes près, le degré d'oppression est inversement proportionnel à la possibilité de résister à cette oppression.
Une anthropologie qui se soucie du décompte des victimes doit bien sûr s'intéresser aux morts et aux mourants. Elle doit s'efforcer de comprendre comment la souffrance est réduite au silence ou franchement escamotée. Elle doit se pencher sur les complicités qui permettent de gommer l'histoire et de masquer les liens évidents entre les morts et les mourants d'une part et, de l'autre, ceux qui ne sont pas perdants dans la lutte pour la survie.
Je défendrai ici la conviction suivante : ne jamais perdre de vue la matérialité du social permet d'éviter un romantisme mal venu dans l'étude de la violence structurelle. Un compte rendu honnête des gagnants, des perdants et du score global constitue un garde-fou essentiel contre l'exaltation de ceux qui, comme nous, sont généralement à l'abri de la violence structurelle. Je vous prie d'excuser le manque d'élégance de l'expression "matérialité du social". (...) La vie sociale en général, et la violence structurelle en particulier, ne peut se comprendre sans recourir à une approche profondément matérialiste des phénomènes ethnographiquement visibles. Par cette : "matérialité", je désigne l'économie mais avec tout ce qu'elle comporte de politique et de social : les structures économiques sont socialement construites. De même pour la biologie, elle aussi modelée par le social. (...)
Les conséquences malheureuses de la violence structurelle (maladies, blessures, décès, assujettissement ou terreur) sont matérielles. Pour l'anthropologue qui se penche sur la pauvreté, l'exclusion ou le dangereux mélange des deux, la violence structurelle s'incarne directement et concrètement dans la réalité quotidienne. (...) On attribue à Tacite cet aphorisme : "Ils créèrent un désert qu'ils baptisèrent la Paix." Cette phrase convient bien aux architectes de la violence structurelle : en matière intellectuelle, leur tour de passe-passe préféré consiste à gommer l'histoire. Le refus de l'histoire ou sa distorsion participent au processus désocialisant indispensable pour générer une lecture hégémonique des événements et de leurs causes. Le révisionnisme rudimentaire, qui consiste à nier purement et simplement l'existence d'un événement, reste possible mais n'est ni très persuasif ni très efficace dans les allées du pouvoir. Gommer l'histoire est une opération subtile, qui avance à petits pas : il s'agit d'effacer des liens de cause à effet à travers l'espace et le temps. Elle a dans son camp l'oubli, processus naturel, biologique. Le temps guérit toutes les blessures, dit-on, y compris celles qui n'ont jamais été assainies et qui menacent de se rouvrir, à la plus grande "surprise" de ceux qui ont oublié. (...)
On court un risque grave lorsqu'on étudie les retombées sociales d'un acte de terrorisme, d'une épidémie nouvelle ou d'un barrage hydroélectrique (c'est mon cas puisque je travaille dans un village qui s'est recréé après l'inondation d'une vallée). On risque de ne voir qu'un résidu de sens si l'on ne recourt pas à une analyse large, aussi bien historique que géographique. On observera peut-être les flaques d'eau mais pas la tempête et encore moins les nuages qui l'annonçaient.
Les deux aspects, géographique et historique, de cette tâche explicative sont aussi essentiels l'un que l'autre. Ceux qui se contenteraient d'interroger le passé pour déchiffrer le présent d'un lieu ne découvriront pas les réseaux de pouvoir qui pèsent sur la misère, qui la relient à des processus concomitants mais moins visibles. (...)
Lorsque j'ai commencé à étudier et à soigner les deux grandes maladies infectieuses qui frappent Haïti, la tuberculose et le sida, l'ancienne et la nouvelle, je me suis servi de la "théorie du système mondial", ainsi qu'on l'a baptisée en anthropologie. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'une approche très théorique. Elle consiste à replacer les phénomènes ethnographiquement visibles dans le cadre fourni par les structures économiques et sociales qui modèlent l'existence des individus jusqu'à décider de leur vie ou de leur mort. (...)
A défaut d'un terme meilleur, j'ai souvent repris celui d'économie politique "néolibérale" pour désigner la nébuleuse d'idées généralement admises aujourd'hui sur le commerce, le développement et l'exercice du pouvoir. Elles ne sont pas toutes cohérentes mais elles ont été assimilées par un grand nombre de personnes dans les économies de marché riches. (...) Cette pensée néolibérale s'avère indispensable au développement moderne, dont l'objectif consiste moins à s'attaquer à la pauvreté et aux inégalités sociales qu'à gérer celles-ci.(...)
La tuberculose et le sida causent des millions de décès précoces chaque année. Au niveau mondial, les deux pathologies constituent la première cause de mortalité due à des maladies infectieuses parmi les adultes. Quiconque réfléchit sur la violence structurelle doit s'intéresser plus particulièrement à ces maladies et aux structures sociales qui les perpétuent. Comme le suggère Alfred Kroeber, une approche anthropologique doit être à la fois biologique et sociale. Pierre Bourdieu formule cela en disant que "le corps est dans le monde social mais le monde social est dans le corps".
Permettez-moi d'illustrer cela avec la tuberculose, la mieux connue des deux maladies. On croit généralement que "la peste blanche", comme elle a été longtemps surnommée, s'est développée avec la révolution industrielle puis a disparu. L'historienne Katherine Otts note toutefois que "la tuberculose n'a pas «réapparu» pour ceux qui se sont battus contre elle toute leur vie et qui sont devenus des exclus du fait de la maladie". Un tiers de la population mondiale est infecté par l'agent pathogène. On peut s'attendre à huit à dix millions de cas par an et deux à trois millions de morts. (...)
J'ai découvert que la plupart des termes utilisés à la fin du XXe siècle dans les régions rurales d'Haïti étaient directement issus des plantations esclavagistes. La majorité de nos malades considéraient que la tuberculose leur avait été "envoyée".
Depuis son lancement en 1985, notre clinique se charge de venir en aide aux paysans sans terres et aux enfants des villages disséminés autour du barrage hydroélectrique, dont les eaux ont submergé la vallée en 1956 et privé les paysans de leurs terres et de leurs revenus. Nous pensions que nous faisions du bon travail mais nous avions tort. Trois ans plus tard, en décembre 1988, trois personnes d'une quarantaine d'années mouraient des suites de la tuberculose. L'équipe se réunit en urgence. Pourquoi n'avions-nous pas réussi à éviter ces décès ?
Les réponses furent variées, à partir d'un même constat : les malades abandonnaient trop souvent leur traitement en cours de route. Les agents de santé, qui partageaient les conditions de vie des malades, avaient le sentiment que plus ceux-ci étaient pauvres, moins ils avaient de chances de guérir. La plupart des infirmières et des médecins haïtiens, par contre, y voyaient le résultat des croyances en la sorcellerie. D'autres enfin pensaient que les malades perdaient tout intérêt pour le traitement dès que les symptômes disparaissaient.
Au cours des deux mois suivants, nous avons mis en oeuvre un plan destiné à améliorer les services proposés aux patients et à vérifier ces différentes hypothèses. Nous n'avons pas changé les malades mais nous avons changé notre façon de travailler. Nous avons organisé des visites quasi quotidiennes chez les patients à qui nous avons également fourni une aide financière et alimentaire. Les taux de guérison sont passés de 48 % à 100 % en moins d'un an. Depuis dix ans, plus personne n'est mort de la tuberculose pulmonaire dans l'aire desservie par les agents de santé.
Au cours de cette année, les croyances ont-elles changé ? Nous avons longuement enquêté auprès des patients : la majorité d'entre eux ne rejetaient pas l'éventualité d'une maladie envoyée par la sorcellerie mais cela n'avait pas d'incidence sur le suivi du traitement dans le cadre du nouveau programme de soins. Toutefois, les représentations de la maladie ne sont pas immuables. Dix ans plus tard, les "croyances culturelles" ont évolué. Un nombre croissant de personnes voient la tuberculose comme une maladie infectieuse transmissible par voie respiratoire. Plus concrètement, ces gens considèrent qu'on peut soigner la maladie. Cette dernière est devenue beaucoup moins stigmatisante socialement.(...)
Quid du sida ? Il a été qualifié de "maladie sociale". Des chercheurs en sciences sociales, y compris des anthropologues, se sont intéressés à cette maladie dès ses débuts. Quantité de textes ont vu le jour. Une universitaire a parlé très tôt d'une "épidémie de signification".
Comme beaucoup d'anthropologues, il m'est arrivé, par manque de vigilance, de séparer le social du matériel. Mais le VIH, bien qu'il progresse suivant des clivages sociaux, est aussi matériel que n'importe quel microbe. Une fois qu'il pénètre dans le corps, il exerce une action biologique et sociale profonde. Puisqu'il détruit les défenses immunitaires cellulaires, les gens pauvres infectés par le VIH meurent le plus souvent... de la tuberculose. L'année dernière, le VIH aurait été la principale cause de mortalité due à des maladies infectieuses parmi les adultes, devant la tuberculose. Mais en vérité, les deux épidémies sont étroitement liées.
Nous ne pouvons pas analyser la violence structurelle sans comprendre l'histoire. On peut en dire autant de la biologie. Par quels biais la violence structurelle prélève-t-elle son tribut ? Par des balles et des bombes parfois, voire par des avions transformés en bombes volantes. Toutefois, le terrorisme et les représailles, bien que spectaculaires, ne sont que des acteurs secondaires par le nombre de victimes qu'ils occasionnent. La violence structurelle, qui est d'ailleurs à la base de bon nombre de guerres et d'actes de terrorisme, agit lentement : ses victimes dépérissent peu à peu, bien souvent sous l'effet de maladies infectieuses. Le sida a un impact biosocial profond à tous points de vue. En l'espace d'une génération, il a lourdement réduit l'espérance de vie dans certains pays d'Afrique subsaharienne, avec les conséquences qu'on peut imaginer par exemple sur les structures de parenté. On estime aujourd'hui le nombre d'orphelins du sida à 14 millions, dont 10 millions en Afrique. Tout cela est à la fois intéressant et horrible. Qu'est-ce qui aurait pu être fait pour éviter les morts causées par ces deux microbes ? Qu'est-ce qui peut être fait aujourd'hui ? Pour la tuberculose au moins, on serait en droit de croire que la solution est à portée de main. Il n'existe pas d'hôte non humain de la maladie, et il suffirait donc de détecter et de traiter tous les cas de tuberculose en phase active. Mais l'argent et la volonté politique font défaut, ce qui nous ramène à la violence structurelle et aux hégémonies sur lesquelles elle repose. Bref, à la matérialité du social. On pourrait arguer que le cas du sida est plus épineux puisqu'on ne sait pas guérir la maladie. Rappelons cependant que les thérapies actuelles ont considérablement réduit la mortalité aux Etats-Unis et en Europe. L'astuce consisterait à fournir les médicaments aux gens qui en ont le plus besoin. Cela demanderait une mise de fonds importante dans les années à venir, bien moins importante toutefois que celle allouée récemment au sauvetage des transports aériens par les autorités américaines. Les idéologies hégémoniques ont d'ores et déjà décrété que le sida constitue un problème insoluble. Leurs justifications relèvent de la casuistique. Ainsi, un haut fonctionnaire du département américain du Trésor, qui préfère rester anonyme, estime que les Africains ont "une notion différente du temps" et seraient donc incapables de suivre un traitement avec des horaires précis. Le directeur de l'Agence américaine pour le développement international a, par la suite, identifié l'obstacle principal, à savoir le nombre insuffisant de montres en Afrique. Mais, nous l'avons vu à propos de la tuberculose, on commet une erreur en attribuant l'échec des traitements aux "croyances" des malades. Certains décideurs ont souligné avec plus d'honnêteté le coût élevé des traitements et l'absence d'infrastructures sanitaires dans les pays les plus durement frappés par le VIH. D'autres encore évoquent la crainte d'une résistance acquise aux médicaments antiviraux. Autant d'arguments familiers à tous les spécialistes de la tuberculose et des maladies chroniques guérissables qui frappent les populations pauvres de façon disproportionnée.
La distribution du sida et de la tuberculose, comme celle de l'esclavage autrefois, est donnée historiquement et modelée économiquement. Quels sont les traits communs qui sous-tendent les malheurs d'hier et d'aujourd'hui ? Les injustices sociales forment le noyau de la violence structurelle. Le racisme sous une forme ou sous une autre, l'inégalité entre les sexes et surtout la pauvreté la plus crue face à l'abondance, tous ces drames sont liés à des programmes et des desseins qui vont de l'esclavage à la quête actuelle d'une croissance effrénée. Ces malheurs sont à la fois la cause et le résultat de déplacements de populations, de guerres déclarées ou larvées, de haines qui couvent et dont l'explosion n'étonne que ceux qui méconnaissent les fondements historiques des conflits contemporains. Le racisme et ses à-côtés (le mépris ou même la haine des pauvres) sous-tendent le refus de s'attaquer franchement à ces problèmes et à d'autres.
La violence structurelle constitue l'expression naturelle d'un ordre politique et économique aussi vieux que l'esclavage. Ce réseau social s'est mondialisé depuis longtemps. Quant à l'ordre économique qui l'accompagne, il est couronné de succès : de plus en plus de gens ont accès à une certaine forme d'aisance, il faut le redire. La violence structurelle dispose désormais de bases symboliques beaucoup plus puissantes et convaincantes que bien des arguments que nous pourrions lui opposer.
L'anthropologie de la violence structurelle est donc une entreprise austère. Notre tâche consiste à exposer aussi méticuleusement que possible, aussi honnêtement que possible, les rouages complexes d'une immense machinerie reposant sur une économie politique qui est tout sauf fragile. La fragilité se trouve plutôt de notre côté, dans notre lutte contre l'amnésie et dans nos tentatives pour travailler au plus près de la réalité. Il faudra sans doute attendre qu'un grain de sable enraie la machine pour comprendre enfin le coût de la violence structurelle, non pas pour nous qui sommes par définition à l'abri, mais pour ceux dont la tâche impossible consiste à survivre sans rien alors que d'autres nagent dans la satiété.
1 Le titre est de moi, JC. Ce texte reprend de larges extraits de la leçon inaugurale prononcée par Paul Farmer le 9 novembre au Collège de France (chaire internationale, année 2001-2002).