Le système de la raison juridique

Citoyenneté politique et citoyenneté sociale chez Kant, Fichte et Hegel.

Franck Fishbach

Suivi de

CHOIX DE TEXTES FICHTEENS

Note préalable

Franck FISCHBACH, né en 1967, Maître de conférences en philosophie à l’Université de Toulouse-Le Mirail (Toulouse II) depuis 1997, est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, Agrégé de Philosophie et Docteur en Philosophie de l’Université de Paris I.

Spécialiste de la philosophie allemande post-kantienne, Franck Fischbach a notamment publié : Du commencement en philosophie. Etude sur Hegel et Schelling (Paris, Vrin, "Bibliothèque de philosophie", 1999) ; Fichte et Hegel. La reconnaissance (Paris, PUF, "Philosophies", 1999) ; Fondement du droit naturel. Fichte (Paris, Ellipses, "Philo-œuvres", 2000) ; ainsi que de nombreux articles consacrés à Fichte, Hegel et Schelling.

Il a traduit : Hegel, L’esprit du christianisme et son destin (Paris, Presses Pocket, "Agora", 1992) ; Schelling, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature (Paris, Le Livre de Poche, "Classiques de poche", 2001).

Le système de la raison juridique

"Fais ce que je te dis, et tu penseras ce que je pense."

"L'humanité se distingue de la citoyenneté pour s'élever à la moralité avec une absolue liberté, mais cela seulement dans la mesure où l'homme passe par l'Etat."

Fichte

Le "droit naturel" ou la confusion du droit et de la morale

La lecture du Fondement du droit naturel offre des difficultés particulières et sa compréhension requiert un certain nombre de préalables. Celui qui, se fiant au titre, s'attend à un classique traité de droit naturel sera certainement déconcerté par la première partie de l'ouvrage qui effectue une "déduction du concept de droit": une telle déduction du droit était certes chose courante dans la tradition du droit naturel, mais outre que le terme de "déduction" n'y avait pas le même sens que pour Fichte, elle consistait le plus souvent à déduire le droit de la morale, selon une démarche que Fichte, on va le voir, rejette explicitement.1 Il y va en effet chez Fichte d'une déduction transcendantale de la "relation juridique" à titre de condition de possibilité de l'intersubjectivité (de l'interaction entre des sujets), cette dernière étant elle-même déduite en tant que condition de possibilité de la conscience de soi. Ainsi confronté à une conceptualité assez inattendue dans un traité de philosophie du droit, le lecteur embarrassé se rappellera alors peut-être le titre complet de l'ouvrage (Fondement du droit naturel "selon les principes de la doctrine de la science"), et il commencera à prendre conscience de l'ampleur de ce que présuppose la doctrine fichtéenne du droit. La lecture du Fondement supposant d'avoir situé l'ouvrage au sein du système fichtéen, nous consacrerons une partie (Chp. 2) de cette introduction à cette question décisive. Mais la compréhension du texte de Fichte suppose aussi le rappel de quelques données importantes relevant du contexte historique et philosophique dans lequel Fichte entreprend l'exposé systématique de la sa philosophie politique sous la forme d'une philosophie du droit: le Chp. 1 de cette présentation voudrait apporter sur ce point quelques éléments au lecteur. C'est ensuite seulement que nous pourrons (Chp. 3) parcourir l'œuvre elle-même en faisant porter l'accent sur les principaux moments du déploiement de l'argumentation fichtéenne.

 La moindre des surprises du lecteur du Fondement du droit naturel ne sera certes pas d'y trouver l'affirmation de l'inexistence d'un droit naturel. "Il n'y a, écrit Fichte, au sens où l'on a pris souvent le terme, aucun droit naturel."2 Fichte se réfère ici au sens habituel et courant où est pris, dans la tradition philosophique moderne3, le concept de droit naturel: il s'agit alors du concept d'un droit essentiellement différent de tout droit positif, c'est-à-dire du système juridique tel qu'il est effectivement en vigueur dans telle ou telle communauté humaine historiquement existante. Le "droit naturel" prétend déterminer ce que sont les droits des hommes indépendamment de leur appartenance de fait à une communauté politique. Il s'agit de fixer quels sont et ce que sont les droits des hommes avant leur entrée dans la "société civile", c'est-à-dire dans l'Etat. D'où l'élaboration, par la tradition du droit naturel, de la fiction bien connue d'un "état de nature"4 où l'on considère l'homme hors société civile afin de définir les droits impliqués par la nature de l'homme. Ces droits ainsi déterminés idéalement et abstraitement fournissent en même temps un critère permettant d'évaluer tout système juridique positif existant de fait.

 Fichte remarque pour commencer que le concept traditionnel du droit naturel repose sur une confusion du droit et de la morale.5 Dès lors que l'on fait abstraction de l'appartenance de l'homme à une communauté, il ne reste plus comme instance normative que la "nature", la "conscience" ou la "raison" (selon que l'on est plutôt empiriste ou plutôt idéaliste). Il n'est plus possible de parler que de ce que l'homme doit faire (en tout temps et en tout lieu, c'est-à-dire inconditionnellement), ce qui a pour conséquence que le concept de droit perd jusqu'à son sens. Le droit désigne en effet ce qu'il est permis de faire: autrement dit, le droit recouvre les actions relativement auxquelles l'instance normative de la "nature" ne dit précisément rien. Lorsqu'il s'agit de déterminer ce qu'il m'est permis de faire ou ce que j'ai le droit de faire, il ne m'est plus possible de faire abstraction de tout contexte particulier: alors que je dois faire m'est fixé partout et toujours, ce que j'ai le droit de faire doit en revanche être décidé ici et maintenant. Comme le dit Fichte (après Kant)6, "la permission n'est pas expressément dans la loi, elle est seulement conclue par l'interprétation de celle-ci"7: or, cette interprétation ne peut se faire en dehors de tout contexte social et historique, dont le "droit naturel" voulait au contraire faire abstraction. Une loi qui permet, c'est-à-dire une loi qui dit le droit, n'est justement pas une loi qui commande inconditionnellement comme le fait la loi morale: elle ne peut permettre que sous certaines conditions auxquelles il est nécessaire ici de faire référence. La remontée en deçà de toute condition historique et sociale particulière en direction d'une instance normative absolue a donc pour effet la suppression même du concept du droit: il ne subsiste plus alors de normativité que morale.

 Une fois établi le fait que la tradition du droit naturel mobilise une conception morale et non pas juridique de l'obligation (posée comme absolue) et de la loi (comprise comme inconditionnée), Fichte peut montrer que le concept même de droit naturel recouvre une contradiction: soit ce droit est bien un droit, mais alors il est institué et non pas naturel; soit ce droit est naturel, mais alors ce n'est plus de droit qu'il s'agit en réalité, mais de morale. De deux choses l'une en effet: ou bien les hommes agissent spontanément conformément à ce que leur conscience (ou la raison pratique) leur commande de faire, de telle sorte en outre que tous s'accordent spontanément les uns avec les autres, auquel cas en effet "la loi juridique n'exerce aucune action, elle n'a pas de sentences à venir rendre, car ce qui devrait arriver d'après elle, arrive sans elle, et ce qu'elle interdit, personne ne le veut".8 Mais cela revient à concevoir l'humanité comme "une espèce d'êtres qui seraient parfaitement moraux": or l'humanité réelle est telle que la moralité chez elle, loin d'être un donné naturel, ne peut être que le résultat d'une éducation. Ou bien "il n'existe pas de moralité générale" et aucun homme ne peut compter a priori sur la moralité des autres9, "et alors la loi juridique extérieure intervient": mais elle ne peut intervenir qu'à la suite d'un accord des hommes entre eux, et donc seulement dans le cadre d'une communauté instituée dont l'existence même signifie la suppression du droit naturel. Il n'y a donc de relation juridique possible entre les hommes que sous des lois positives et dans une communauté instituée, toutes conditions dont la tradition du droit naturel entendait au contraire faire abstraction pour définir la relation juridique en son essence. C'est pourquoi Fichte écrit qu'il n'y a "aucun droit naturel, c'est-à-dire qu'il n'est pas de relation juridique possible entre les hommes, si ce n'est dans une communauté et sous des lois positives."10 On voit mieux dès lors le sens que peut encore avoir pour Fichte, et notamment dans le titre de son oeuvre, l'expression de "droit naturel": s'il n'y a de relation juridique possible entre les hommes que dans un Etat effectivement existant, parler de "droit naturel" n'a plus rien à voir avec le geste qui consistait à remonter hypothétiquement en deçà de l'Etat vers une origine fictive, mais désigne au contraire l'entreprise qui se propose de déterminer la relation juridique dans la pureté de sa forme rationnelle et l'Etat lui correspondant dans toute la rationalité de son contenu, c'est-à-dire de son droit politique. Tel est le projet de Fichte dans son Fondement du droit naturel.

 Le lecteur du Fondement est donc d'emblée contraint d'abandonner les repères qu'il a acquis à la lecture des classiques du droit naturel: c'est "l'Etat lui-même, écrit Fichte, qui devient l'état de nature de l'homme"11. La genèse hypothétique de l'Etat à partir d'un état de nature fictif n'est plus praticable dès lors que l'Etat lui-même est l'état de nature de l'homme: c'est dans l'Etat qu'on devient homme, et qu'on le devient concrètement, c'est-à-dire consciemment, loin que ce soit l'Etat qui doive se régler sur une essence intemporelle, anhistorique et finalement fictive de l'homme. C'est là une thèse décisive du fichtéanisme dont Hegel saura se souvenir lorsqu'il détaillera les médiations historiques, sociales et politiques qui sont nécessaires à ce que l'homme prenne conscience de lui-même et de son droit: amnésique à sa propre genèse, cet homme-là se confie au "droit naturel" comme à un roman des origines.

§ 1. Le Fondement du droit naturel dans son temps

a) Pratique française de la liberté et théorie allemande du droit

Le Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science paraît en deux parties en mars 1796 puis en septembre 1797.12 Ces dates contiennent déjà un certain nombre de renseignements précieux pour la compréhension de la théorie fichtéenne du droit.

 En premier lieu, en ce qui concerne le contexte spécifiquement allemand, il convient de rappeler que l'Allemagne de l'époque, comme Hegel devait amèrement le constater un peu plus tard, "n'est pas un Etat".13 Par où il faut entendre qu'elle n'est pas un Etat: l'Empire romain-germanique n'a plus guère d'existence que formelle et deux puissances politiques dominent l'espace germanique, la Prusse et l'Autriche, entre lesquelles on trouve une mosaïque d'Etats, de Principautés et de Villes libres. Mais l'Allemagne n'est pas non plus un Etat, dans la mesure même où il n'existe aucun droit allemand unifié. Seule la Prusse fait exception et des efforts remarquables sont produits sous Frédéric II en vue de la doter d'un droit unifié: ces efforts aboutissent en 1791 à la rédaction (sans promulgation) du Code général prussien, puis en 1794 à l'entrée en vigueur du Droit territorial général pour les Etats prussiens.14 En mettant le "droit politique" au coeur du Fondement du droit naturel, et en posant "qu'il n'est pas de relation juridique possible entre les hommes, si ce n'est dans une communauté et sous des lois positives"15, Fichte se réfère implicitement à la situation historique et politique de l'Allemagne et il incite les Allemands à se doter enfin d'un droit unifié s'ils veulent accéder à une existence politique.

 En second lieu, concernant cette fois le contexte européen, l'époque est révolutionnaire et ces années sont celles où les écrivains et les savants allemands sont confrontés au problème de l'appréciation et de l'interprétation du sens de la Révolution française. Les événements révolutionnaires français ont eu un impact retentissant en Allemagne16, ne serait-ce déjà que parce que la Révolution y fut exportée sous la forme de l'occupation par les armées révolutionnaires puis de l'annexion par la République de toute la rive gauche du Rhin.17

 Pour s'en tenir au seul domaine de la philosophie, la "réception" de la Révolution française s'est très rapidement accomplie dans l'évidence d'une conjonction extraordinaire entre ce que les Allemands - l'un d'eux en particulier, à savoir Kant - venaient d'effectuer dans l'ordre des concepts et ce que les Français étaient en train d'entreprendre dans celui des faits: la République renversait le despotisme juste après que la Critique de la raison pure avait ruiné le dogmatisme. On connaît la fortune de ce parallèle18 entre la révolution théorique allemande et la révolution politique française chez Hegel et chez Marx, en passant, entre autres, par Heine constatant que "des deux côté du Rhin, nous voyons la même rupture avec le passé: en France tout droit, en Allemagne toute pensée, est mis en accusation et forcé de se justifier".19

 Mais l'un des premiers à faire un tel rapprochement fut bien Fichte: "mon système, écrit-il en 1795, est le premier système de la liberté", précisant que "la Doctrine de la science est née dans les années où la Nation française faisait triompher, à force d'énergie, la liberté politique".20 La pensée allemande de la liberté, en mettant celle-ci au principe de toute chose sous la forme de la spontanéité absolue du Moi se posant, est donc indissociable de l'institution française de la liberté qui pose celle-ci au fondement de l'Etat.21

 Une caractéristique remarquable de la compréhension allemande de la Révolution française est qu'elle s'est aussitôt formulée en termes juridiques. La raison en est à chercher du côté de la définition que Kant donne du droit et que Fichte lui empruntera. Cette définition a pour caractéristique de rendre indissociables l'un de l'autre les concepts de droit et de liberté22, et c'est là encore un acquis de la Révolution aux yeux de Kant que d'avoir fait du droit la condition de possibilité de la liberté des hommes en société: la Révolution, c'est la réalisation de la liberté dans le monde au moyen du droit. La Révolution n'est l'avènement de la liberté que dans la mesure où elle est en même temps l'avènement du droit, déclaré comme tel dans la bien nommée Déclaration des droits de 1789. Ainsi Kant salue-t-il en 1793, dans La religion dans les limites de la simple raison, les efforts "d'un certain peuple en train d'élaborer sa liberté légale"23: la grandeur de l'effort en question tient précisément à ce que ce "certain peuple" ne se contente pas de se libérer en détruisant l'oppression, mais se dote en même temps d'une "liberté légale", c'est-à-dire élabore les conditions juridiques de la pérennité de sa propre liberté. En ce sens, "1789 est [bien] le phénomène de l'Idée du droit"24, cette Idée n'exprimant rien d'autre que l'ensemble des conditions qui permettent et garantissent la liberté des hommes dans les rapports extérieurs qu'ils entretiennent les uns avec les autres.

 Tel est en effet le concept du droit que propose Kant dès 1793 dans Théorie et pratique25: "le concept d'un droit extérieur en général provient en totalité du concept de liberté dans les rapports extérieurs des hommes entre eux".26 En ce sens, une situation juridique est celle dans laquelle la liberté de tous est assurée et rendue possible par la limitation réciproque de la liberté de chacun: "le droit est la limitation de la liberté de chacun à la condition de pouvoir s'accorder à la liberté d'autrui, dans la mesure où la liberté est possible d'après une loi universelle, et le droit public est l'ensemble des lois extérieures qui rendent possible un tel accord global".27 Si le droit permet la liberté, c'est dans la mesure même où il assure l'égalité28: la situation juridique est en effet celle qui consiste en une situation "d'égalité d'action et de réaction d'un arbitre en limitant un autre".29 Le droit permet donc "l'action réciproque" en ce sens que l'activité d'un arbitre est telle que la passivité d'un autre qui en résulte s'équilibre avec la passivité que l'activité du second engendre à son tour dans le premier: la situation juridique permet que l'activité d'un arbitre ne s'exerce pas de telle sorte qu'elle réduise un autre arbitre à la pure et simple passivité, et donc nie la liberté de ce dernier en niant l'égalité de l'action et de la réaction. Remarquons au passage que "l'action réciproque" est la troisième catégorie de la relation dans la table kantienne des catégories où elle est aussi nommée "communauté"30: la vraie communauté (au sens politique du terme cette fois) ne peut donc être que celle de l'action réciproque, c'est-à-dire juridiquement réglée. C'est ce qui fait d'une telle communauté une véritable "organisation" en ce sens que les membres y sont tour à tour actifs et passifs, c'est-à-dire à la fois fins et moyens, aucun d'entre eux n'étant que moyen ou seulement passif. Kant le dira clairement dans une note de la Critique de la faculté de juger: "on a, lors de la transformation intégrale récemment entreprise d'un grand peuple en un Etat, utilisé très fréquemment le mot d'organisation de façon très appropriée (...) car chaque membre ne doit pas seulement, dans un tel tout, être moyen, mais aussi en même temps fin".31

b) Le "style" juridique de la philosophie transcendantale

On aurait tort de réduire la philosophie du droit, telle qu'elle prend son essor outre-Rhin dans la foulée de la Révolution, aux seuls noms de Kant et de Fichte. Le concept du droit est l'objet à l'époque d'une intense activité philosophique: jamais n'ont été publiés autant de "principes" ou de "doctrines du droit naturel". La plupart des penseurs de la mouvance kantienne s'y essaient, avant même que Kant ne publie en 1796 sa propre Doctrine du droit. Dans l'Introduction au Fondement du droit naturel, Fichte mentionne quelques-uns de ces philosophes du droit32: ainsi Schmid et son Esquisse du droit naturel (1795), Erhardt et son Droit du peuple à une révolution (1795) ou ses Contributions à la théorie de la législation (1795), mais aussi Maimon et son article de 1795 "Sur les premiers fondements du droit naturel". Il faudrait encore ajouter le kantien Hufeland, auteur en 1790 de Principes du droit naturel, ou encore Schelling, connu à l'époque comme disciple de Fichte et qui publie, la même année (1796) que la première partie du Fondement du droit naturel, une Nouvelle déduction du droit naturel qu'il laissera inachevée.33

 Pareille abondance d'écrits juridiques témoigne bien de "la fécondité du criticisme en ce domaine"34: sans doute cette fécondité doit-elle être rapportée à la tournure générale et fondamentale d'une démarche philosophique critique consistant à poser systématiquement la question de droit (quid juris) et à accomplir la déduction des concepts purs de l'entendement au sens exact où les juristes parlent de déduction lorsqu'ils cherchent à déterminer la légitimité de certaines prétentions.35 Kant distingue ainsi dans la Critique de la raison pure ("Déduction des concepts purs de l'entendement") entre les concepts purs ou a priori d'une part et d'autre part les concepts empiriques (issus de l'expérience, ou a posteriori) dont la justification est une simple question de fait: il suffit dans ce cas de montrer de quelle manière ils sont fournis par l'expérience. Il en va tout autrement des concepts a priori qui n'ont justement pas leur source dans l'expérience, mais dans le seul entendement et dont l'usage prétend être indépendant de l'expérience: la valeur objective de tels concepts doit, dans ce cas, être elle-même établie a priori, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience. Il s'agit ici de "démontrer le droit ou la légitimité de la prétention"36: c'est précisément ce que Kant appelle effectuer la "déduction transcendantale" de tels concepts, au sens, dit-il, où "les jurisconsultes" appellent déduction la preuve non pas du fait mais du droit.37 Essentiellement juridique dans sa démarche, jusques et y compris sur le terrain de la théorie de la connaissance, la philosophie critique fondée par Kant et parachevée par Fichte devait finalement faire du droit lui-même un de ses objets privilégiés.

 La philosophie du droit de Fichte, comme celle de Kant, se situe ainsi au point de rencontre d'une philosophie de tournure fondamentalement juridique et d'une actualité historique qui promeut le droit comme la condition de la liberté.

 La philosophie allemande post-kantienne a bien été la philosophie de la Révolution française en ce sens qu'on y trouve à la fois une promotion sans précédent et une justification complète du droit comme droit de l'homme. En deçà d'une interrogation sur la pluralité des droits de l'homme, la spéculation allemande, chez Kant, Fichte et Hegel, ressaisit d'abord le droit lui-même et en tant que tel comme droit de l'homme et de l'homme seulement. Cela veut dire qu'il n'y a de droit que de l'homme et qu'il n'y a du droit que pour l'homme. La philosophie pense ici un lien substantiel entre l'homme et le droit et ce lien n'est autre que la liberté: seul un être libre, c'est-à-dire un être qui a le pouvoir non-empirique de commencer absolument par lui-même une nouvelle série d'effets, seul un être de ce genre peut revendiquer son droit. La revendication du droit, c'est la manifestation empirique de la liberté intelligible de l'homme: seul le droit peut permettre l'accomplissement empirique de la liberté. La promotion du droit que l'on trouve dans la philosophie allemande de Kant à Hegel n'a d'égale que la promotion de la liberté humaine par cette même philosophie: en reconnaissant, comme Kant, grâce au "fait" de la loi morale, la liberté de la volonté, en reconduisant, comme Fichte, la subjectivité à l'acte inconditionné par lequel elle se pose elle-même, ces philosophes font de la liberté pratique le fondement théorique de leur entreprise philosophique. C'est la liberté elle-même, l'agir inconditionné en sa fondation purement intelligible qui devient le fondement de toutes choses chez Fichte, mais aussi chez Schelling et chez Hegel; Fichte le dit explicitement lorsqu'il écrit, dans la Doctrine de la science nova methodo, que "la liberté est le premier fondement et la condition première de tout être et de toute conscience".38

 Seule sa liberté fait donc de l'homme un sujet du droit et un sujet de droits (au pluriel) de sorte que le premier droit de l'homme est justement son droit d'être reconnu en sa liberté. C'est là un droit originaire puisqu'il fonde tous les autres droits, et c'est un droit universel puisqu'on ne peut en exclure aucun homme sans par là même le nier en tant qu'homme. C'est sa liberté qui fait être l'homme comme sujet du droit. Mais la liberté, justement parce qu'elle fait que les droits sont des droits, ne peut pas être un droit comme les autres, à la manière de la propriété ou de la sûreté. En tant que droit fondamental, c'est-à-dire fondement du droit, la liberté est le droit originaire, le Urrec comme dit Fichte. Elle est le droit de l'homme à vivre, à être reconnu et traité en tant qu'homme. Tous les autres droits de l'homme, et le droit lui-même au sens strict d'une législation et d'un code juridique positif, ne sont que les conditions empiriques et objectives qui permettent la réalisation effective de la liberté dans l'interaction et la coexistence des individus.

 On commence à mieux voir l'enjeu de la promotion spéculative sans précédent dont le droit fait l'objet dans la philosophie allemande de Kant à Hegel. D'abord le droit est posé - il vaudrait mieux dire déduit - à titre de condition nécessaire de la réalisation de l'essence de l'homme en sa liberté. Ensuite, le droit est posé comme une condition privilégiée de cette réalisation parce que c'est une condition pratique et qu'en tant que telle, elle est de même nature que ce dont elle conditionne la réalisation, à savoir justement la liberté pratique de l'homme. Enfin, le droit est reconnu comme une sphère pratique tout à fait spécifique, il est émancipé de toutes les tutelles qu'il a connu antérieurement: en étant pensé dans son lien indissoluble à l'essence de l'homme, c'est-à-dire à la liberté, et donc en étant compris essentiellement en tant que droit de l'homme, le droit est libéré de sa détermination antérieure par la religion (et la notion d'un droit divin perd jusqu'à son sens), mais aussi par la raison théorique (ce qui avait conduit à la notion d'un droit naturel au sens ancien du terme, c'est-à-dire au sens d'un droit présent dans la nature et que la raison théorique n'aurait qu'à reconnaître); enfin, on a vu que le droit est libéré aussi de sa détermination par la raison pratique supra-juridique, c'est-à-dire par la raison morale, ce qui, dans le droit naturel moderne cette fois, conduisait à l'assimilation de la loi naturelle à la loi morale.

§ 2. Le Fondement du droit naturel dans le système

a) Le primat de la raison pratique

Dans son écrit programmatique de 1794, Sur le concept de la doctrine de la science ou de ce que l'on appelle philosophie39, Fichte annonce que la Doctrine de la science, comme présentation ou exposition systématique de l'ensemble des modes d'action nécessaires de l'esprit humain, sera composée d'une partie théorique et d'une partie pratique. Dans la première, le Moi (principe et condition de tout savoir possible, toute réalité étant toujours pour un Moi) est considéré comme étant déterminé par ce qui est autre que lui, c'est-à-dire par le Non-Moi: dans ce cas, le Moi est intelligence et son activité est une activité de représentation appliquée à un donné. On ne peut cependant s'en tenir à cette seule partie théorique dans la mesure où son principe même (le Moi est déterminé par le Non-Moi) implique une contradiction: la position du Moi, qui est toujours une auto-position (sinon ce ne serait pas la position d'un Moi, mais d'une chose, d'un objet), implique en effet l'idée d'une auto-détermination, d'une détermination du Moi par lui-même, avec laquelle une détermination par le Non-Moi est contradictoire. La contradiction ne peut se résoudre qu'à la condition qu'on admette que le Non-Moi soit à son tour déterminé par le Moi: dans ce cas, l'activité du Moi ne serait plus de l'ordre de la représentation, mais de celui de la causalité. Cependant, cette causalité du Moi sur le Non-Moi ne peut être absolue: une telle causalité (absolue) reviendrait en effet à abolir le Non-Moi, et donc à abolir toute représentation et toute connaissance. La détermination du Non-Moi par le Moi nous donne ainsi le concept d'une causalité, et donc d'une affirmation, qui est en même temps niée (pour n'être pas une causalité absolue qui abolirait le Non-Moi) et qui se réaffirme au-delà de cette négation: une causalité de ce genre se nomme un effort (Streben) et "le concept de l'effort est posé au fondement de la deuxième partie de la Doctrine de la science, qui se nomme la partie pratique".40 Alors en effet que la partie théorique pose le Moi comme intelligence représentant un objet qui est (le réel), la partie pratique pose le Moi comme le lieu d'un effort infini tendu vers ce qui doit être (l'idéal), c'est-à-dire vers l'identité (dans le Moi absolu) du Moi et du Non-Moi comme simple Idée de la raison à laquelle rien ne correspond dans l'expérience, toute expérience reposant pour le Moi fini sur la différence du Moi et du Non-Moi.

 Annonçant ainsi la division de la Doctrine de la science en une partie théorique et une partie pratique, Fichte pose également, dès 1794 (donc avant même l'enseignement de l'Assise de la doctrine de la science dans son ensemble41), que "la deuxième partie est en soi de loin la plus importante" dans la mesure où c'est uniquement en elle que "la partie théorique reçoit sa solide fondation".42 Fichte annonce ainsi une thèse qui est essentielle à la compréhension de sa philosophie, à savoir le primat du pratique sur le théorique. Si le primat de la raison pratique sur la raison théorique avait déjà été affirmé par Kant dans la mesure où c'est seulement en se rapportant à la volonté et en la déterminant que la raison se donne une réalité objective que ses Idées ne possèdent pas dans un usage seulement théorique d'elle-même, Fichte donne à cette affirmation une portée bien plus radicale encore: selon lui en effet, ainsi qu'il le dira dans l'Assise de 1794, "la raison elle-même ne peut pas être théorique si elle n'est pas pratique, aucune intelligence n'est possible dans l'homme s'il ne possède pas un pouvoir pratique".43 Si l'intelligence doit être la représentation d'un donné, cela n'est possible en effet que si le Moi a conscience de ce donné par l'intermédiaire d'un sentiment: or le sentiment ne peut apparaître dans le Moi que par l'effet d'une contrainte s'exerçant sur son activité dont on a vu qu'elle n'est pas une activité absolue mais un effort. Or, "sans un effort en général, il n'y a pas d'objet possible".44 C'est uniquement le sentiment d'une entrave de son effort, ressentie donc par le Moi pratique, qui permet au Moi théorique de poser l'objet comme raison et fondement de cette entrave: le Moi théorique, en tant qu'intelligence, pose comme objet ce qu'il a ressenti comme entrave et contrainte en tant que Moi pratique. Ainsi, c'est uniquement "à partir de l'effort nécessaire qui a été posé" que les questions fondamentales de la théorie de la connaissance "peuvent recevoir une réponse", à commencer par la question de savoir "de quel droit nous rapportons la représentation à quelque chose d'extérieur à nous comme à sa cause".45 Ce qui n'est pas autre chose que la question même à laquelle Kant entendait répondre dans la Critique de la raison pure: "comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?".46 Pour Fichte, plus clairement et plus consciemment que pour Kant, seule la partie pratique de la philosophie transcendantale contient en dernière instance la réponse à une telle question.

b) Fichte lecteur de la Critique de la faculté de juger

L'importance capitale de la partie pratique de la Doctrine de la science étant reconnue, il reste à savoir ce que contiendra cette partie, au-delà des principes de sa seule fondation que nous venons d'esquisser. Le texte programmatique de 1794 donne sur ce point de précieux renseignements: "dans cette deuxième partie, écrit Fichte, sont fondés une nouvelle théorie entièrement déterminée de l'agréable, du beau et du sublime, de la légalité de la nature en sa liberté, de la doctrine de Dieu, de ce que l'on nomme le bon sens, ou du sens naturel de la vérité, et enfin un droit naturel et une éthique dont les principes ne sont pas seulement formels, mais matériels".47 Cette énumération peut paraître assez surprenante en tant qu'elle veut être celle des différents domaines ou "objets" qui forment le contenu de la partie pratique de la Doctrine de la science: on ne trouve que tout à la fin de l'énumération ce que l'on s'attendrait plutôt à voir figurer au centre d'une philosophie pratique, à savoir la morale ("une éthique") et le droit ("un droit naturel"). Qui plus est, "le droit" semble devoir venir avant "la morale", contrairement à l'ordre traditionnel qui, notamment dans la tradition jusnaturaliste, voudrait plutôt que l'on déduise le droit naturel de la moralité. Pour le reste, il est frappant de constater à quel point les différents moments de la philosophie pratique, tels que Fichte les annonce ici, recouvrent très précisément le contenu de la troisième Critique de Kant, la Critique de la faculté de juger: c'est bien en cette dernière en effet que Kant a élaboré une analytique de la faculté de juger du beau et du sublime dans leur différence d'avec la faculté de juger de l'agréable48, mais aussi une théorie du goût comme "sens commun"49, une doctrine de la légalité de la nature dans sa liberté, c'est-à-dire de la finalité naturelle50, et enfin une preuve morale de l'existence de Dieu51. Cette dépendance remarquable de la partie pratique de la Doctrine de la science telle qu'annoncée par Fichte en 1794 à l'égard de la Critique de la faculté de juger de Kant est d'ailleurs explicitement revendiquée par Fichte dans la Préface à la première édition de Sur le concept de la doctrine de la science: "l'auteur est jusqu'à maintenant intimement convaincu qu'aucun entendement humain ne peut s'avancer au-delà de la limite à laquelle s'est arrêté Kant, particulièrement dans sa Critique de la faculté de juger".52

 Mais, lorsqu'il réédite en 1798 l'opuscule Sur le concept de la doctrine de la science, il est significatif que Fichte en supprime la troisième section intitulée "Division hypothétique de la Doctrine de la science", celle-là même où il annonçait notamment le contenu de la partie pratique de la Doctrine de la science. C'est qu'entre temps, explique Fichte dans la Préface de 1798 à Sur le concept..., le contenu de cette troisième section a été "exposé de façon plus explicite et plus claire dans les Principes de la doctrine de la science".53 Si l'on trouve en effet dans la troisième partie de l'Assise de 94 le fondement de la philosophie pratique, on n'y trouve cependant pas de quoi fonder une théorie du beau, du sublime, de l'agréable ou de la finalité naturelle. En revanche, entre 1794 et 1798, Fichte a publié le Fondement du droit naturel et un Système de l'éthique. Ce qui signifie que, du programme de philosophie pratique esquissé en 1794, seules les deux dernières disciplines mentionnées ont trouvé une réalisation.54Que s'est-il passé entre temps? L'esthétique et la téléologie ont-elles été oubliées ou bien sont-elles devenues inutiles? L'hypothèse désormais couramment admise55 est que l'esthétique et la téléologie ont disparues parce que la fonction que Kant leur attribuait (unifier la philosophie théorique et la philosophie pratique tout en assurant la transition de l'une à l'autre) est désormais assurée chez Fichte par une autre discipline, à savoir la philosophie du droit. Il convient d'insister sur ce point dans la mesure où cela implique que le Fondement du droit naturel ne soit pas une partie quelconque du système fichtéen, mais qu'il y occupe une place à tous égards centrale, assurant la transition de la philosophie théorique à la philosophie pratique, du monde tel qu'il est connu (la monde de la nature) au monde tel qu'il doit être réalisé (celui de la liberté).

c) Entre nature et liberté

Pour le comprendre, il faut rappeler les raisons philosophiques pour lesquelles Fichte a privilégié la Critique de la faculté de juger au point d'en vouloir un moment reverser l'intégralité du contenu dans le projet d'une partie pratique de la Doctrine de la science.56 Ce qui a fait toute l'importance de la troisième Critique aux yeux de Fichte, c'est le caractère médiateur que lui assignait Kant entre le domaine de la raison pure théorique, exploré par la première Critique, et celui de la raison pure pratique, exploré par la seconde. Le problème que posait et tentait de résoudre la Critique de la faculté de juger, c'était celui de l'unification possible des deux domaines sur lesquels l'esprit humain exerce sa législation au moyen des deux facultés que sont l'entendement et la raison, à savoir le domaine de la connaissance de la nature et celui de la liberté de la volonté. Le problème était de savoir si une troisième faculté, celle que Kant nomme la faculté de juger, n'était pas à même d'unifier l'usage des deux autres facultés en tant qu'elles se rapportent à deux mondes entre lesquels les deux autres Critiques avaient creusé un abîme infranchissable: le monde de la connaissance et celui de l'action, le monde la nature et celui de la liberté, le monde sensible et le monde suprasensible.

 Kant rappelle ainsi dans l'Introduction à la Critique de la faculté de juger que "l'entendement est légiférant a priori pour la nature en vue d'une connaissance théorique de celle-ci dans une expérience possible", tandis que "la raison est légiférante a priori pour la liberté et sa causalité propre, en tant que suprasensible dans le sujet".57 Aussi bien, le résultat des deux premières Critiques est que "le domaine du concept de la nature sous la première législation et celui du concept de liberté sous l'autre législation sont (...) entièrement séparés par un grand gouffre qui disjoint le suprasensible des phénomènes: le concept de liberté ne détermine rien au égard à la connaissance théorique de la nature, de même le concept de la nature ne détermine rien eu égard aux lois pratiques de la liberté, et il n'est pas possible dans cette mesure de jeter un pont d'un domaine à l'autre".58 Mais il n'est pas possible non plus, du point de vue même de la raison pratique, d'en rester au constat d'un tel abîme: en tant que la raison pratique commande de manière inconditionnée à la volonté, elle lui fixe des buts qui ont le devoir d'exister et qui doivent pouvoir être réalisés dans le monde sensible, dans la nature. Il doit donc être possible de jeter un pont entre l'entendement et la raison: il faut pour cela faire intervenir une troisième faculté, la faculté de juger "qui, en mettant à notre portée le concept d'une finalité de la nature, rend possible le passage de la raison pure théorique à la raison pure pratique, de la légalité selon la première au but final selon la seconde".59 La faculté de juger apparaît comme "un intermédiaire entre l'entendement et la raison"60: "elle effectuera, annonce Kant, un passage de la pure faculté de connaître, c'est-à-dire du domaine des concepts de la nature, au domaine du concept de la liberté".61 La liberté n'étant cependant pas un concept de l'entendement, mais un concept de la raison, c'est-à-dire une Idée, la faculté de juger ne peut pas procéder ici comme elle le fait avec les concepts de l'entendement lorsqu'elle subsume le particulier de l'intuition sous l'universel du concept: les concepts purs de l'entendement (le concept de causalité par exemple) ont en effet pour caractéristique de déterminer en et par eux-mêmes les conditions et les règles (que Kant appelle des "principes") de leur propre application au donné sensible. Dans ce cas, l'entendement fournit a priori à la faculté de juger à la fois le concept et la règle de son application, de sorte qu'elle n'a plus qu'à ranger les cas particuliers sous la règle générale: l'usage de la faculté de juger est alors dit "déterminant". Au contraire, une Idée de la raison ne contient aucun principe ni aucune règle de son application au sensible: l'usage de la faculté de juger qui consistera à penser quelque chose de particulier sous une Idée n'aura donc aucune valeur objective puisqu'aucune Idée ne contient les principes d'un usage objectif d'elle-même. Cet usage, que Kant qualifie de "réfléchissant", n'est donc pas impossible, mais il n'aura de valeur que pour le sujet de la réflexion et non pas eu égard à l'objet d'une connaissance possible.

 Il est donc possible de penser certains phénomènes particuliers de la nature sous une législation universelle qui n'est pas celle de l'entendement, mais celle de la liberté. Comme on le sait, cette démarche spécifique ouvre les champs de l'esthétique et de la téléologie. Nous sommes ainsi incités à penser les belles formes de la nature d'après une loi de la causalité intentionnelle, et donc d'après une loi de la liberté, sans que nous puissions pour autant déterminer quelle est l'intention de cette causalité, ni la fin visée par cette liberté; quant au sublime, il m'invite à penser le fondement suprasensible de la nature elle-même.

 Par ailleurs, la nature produit, sous la forme d'êtres naturels organisés, des phénomènes d'une perfection interne telle que ma réflexion est incitée à les penser sous le concept de finalité dans la mesure où une causalité seulement mécanique, telle que celle à laquelle l'entendement soumet les phénomènes naturels, ne semble pas pouvoir épuiser le mode de production de tels phénomènes: mais, là encore, l'usage que nous faisons de l'Idée de fin est uniquement subjectif et régulateur.Il nous permet de considérer certains phénomènes comme explicables de cette manière, lorsque la causalité simplement mécanique apparaît dans son insuffisance.

 La Critique de la faculté de juger s'est donc révélée à Fichte ne pas être suffisamment à la hauteur des attentes qu'elle avait suscitées en lui: Kant y promettait une transition de la nature à la liberté, mais il n'a finalement accompli cette transition que sur un mode réfléchissant, c'est-à-dire sans ce qu'aucune valeur objective puisse lui être attribuée. C'est uniquement pour nous, c'est-à-dire pour le philosophe, qu'une médiation est pensable entre les deux mondes et entres les deux législations, mais il reste impossible de rapporter un phénomène naturel à une causalité par liberté autrement que de façon purement problématique.

d) De la théorie à la pratique: la médiation du droit

Fichte effectue un renversement remarquable de la problématique. Alors que, pour Kant, certains phénomènes naturels, par ailleurs soumis aux lois de la nécessité, sont interprétables de telle manière que tout se passe comme s'ils étaient produits par liberté, Fichte entend au contraire trouver un phénomène dont on sache qu'il est effectivement produit par liberté, mais qui possède néanmoins la forme d'un phénomène naturel, c'est-à-dire s'impose avec toute la nécessité d'un tel phénomène. C'est là très exactement la caractéristique du droit: produit et posé par liberté, il possède cependant, une fois réalisé, une force contraignante qui l'apparente à une nécessité d'ordre naturel. Au point d'ailleurs que Kant a pu attribuer, en 1784 dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, la réalisation du droit à un "dessein de la nature", en faisant comme si ce qui n'est en réalité que le produit d'un mécanisme naturel (le conflit de leurs penchants égoïstes conduisant naturellement et mécaniquement les hommes à limiter réciproquement ces mêmes penchants par le droit) pouvait être attribué à une intention de la nature. La nature n'a certes en réalité nulle intention, ce qui n'empêche pas le philosophe d'être autorisé à faire comme si elle en avait une. Mais pourquoi, demande Fichte, attribuer problématiquement à la nature une intention dont il est très certain en revanche que les hommes l'ont, ou du moins doivent l'avoir: le droit n'est pas un mécanisme humain que l'ont peut problématiquement rapporter à une volonté de la nature et que l'on ne peut donc subsumer sous l'Idée de liberté que de manière réfléchissante, c'est au contraire un produit de la volonté humaine à laquelle les hommes donnent par liberté la forme d'un mécanisme naturel.

 Vu sous cet angle, le droit apparaît comme un domaine appartenant à deux mondes, celui de la liberté et celui de la nature, et à deux législations, celle de la raison (pratique) et celle de l'entendement (théorique): c'est à proprement parler un phénomène de la liberté. En tant que phénomène, le droit est soumis à la législation de l'entendement et son mode de "fonctionnement" est celui d'une causalité mécanique (c'est pourquoi, nous le verrons, l'ordre juridique est un ordre de la contrainte et de l'équilibre mécanique des volontés), mais sa cause est la volonté des êtres raisonnables et c'est en ce sens une cause libre (non phénoménale et suprasensible) qui le produit. A la différence de l'esthétique et de la téléologie, le droit offre la possibilité d'une subsomption de phénomènes naturels sous l'Idée de liberté qui ne soit plus effectuée de manière seulement réfléchissante et subjective, mais déterminante et objective. Le concept du droit contient en effet la représentation d'un monde rapporté à une causalité libre, c'est-à-dire d'un monde qui, une fois réalisé, aura l'objectivité et la nécessité d'une nature, d'une seconde nature, comme Hegel le dira plus tard.62 Nous avons ainsi affaire à un concept en porte-à-faux: il désigne un monde que l'on trouve à la manière d'un donné, très exactement comme la nature est un monde trouvé, mais en même temps, c'est un monde que l'on ne trouvera de la sorte que lorsqu'on l'aura produit.

 C'est pourquoi, lorsque Fichte, au terme d'une nouvelle présentation de la Doctrine de la science63, jette en 1798 un regard rétrospectif sur l'oeuvre accomplie jusqu'ici, il écrit que la "doctrine du droit ou droit naturel" est la science qui "tient le milieu entre la philosophie théorique et la philosophie pratique, elle est à la fois philosophie théorique et pratique".64 Fichte confirme ainsi que la doctrine du droit tient désormais à elle seule toute la place qui était occupée par les disciplines qui faisaient le contenu de la Critique de la faculté de juger, à savoir essentiellement l'esthétique et la téléologie: mais, tandis que le beau, le sublime et les fins naturelles n'étaient que des Idées sous lesquelles il était impossible de subsumer les phénomènes naturels autrement que de manière seulement réfléchissante, un usage objectif du concept de droit est bien en revanche possible dans la mesure où il fournit les principes et les règles d'un monde objectif donné65, à condition de préciser cependant que c'est un monde qui doit être donné et qui ne pourra l'être qu'à la condition d'être voulu.

 La doctrine du droit, écrit Fichte, "est théorique car elle parle d'un monde tel qu'il doit être trouvé"66: au même titre que le monde sensible, le monde juridique doit effectivement exister si la fin de la raison pratique doit être atteinte dans un monde moral. Un monde juridique réellement existant est, au même titre qu'un monde sensible réellement existant, la condition que suppose la réalisation de la fin dernière de notre raison pratique. Et c'est à ce titre seulement que nous pouvons attribuer l'existence au monde sensible comme au monde juridique. Mais, à la différence du monde sensible, le monde juridique ne se réalise pas par lui-même: c'est nous qui devons le produire. En ce sens, "la doctrine du droit est également pratique".67 Mais la réalisation du droit, à la différence de l'agir moral, ne dépend pas de ma seule volonté dans son rapport interne à elle-même: elle dépend du rapport qu'entretiennent plusieurs volontés, des relations extérieures qui sont les leurs. En ce sens, le problème du droit, ou le droit comme problème pour la raison ici indissociablement théorique et pratique, est de "placer des volontés libres dans un certain rapport de connexion mécanique et d'action réciproque"68: or un pareil "mécanisme naturel" n'existant pas comme un donné, il "dépend en partie de la liberté"69, c'est-à-dire qu'il faut le produire.

§ 3. Le Fondement du droit naturel en lui-même

La structure générale du Fondement du droit naturel est assez aisée à repérer, notamment grâce aux indications fournies par Fichte dans l'Introduction.70 La première tâche de cette "science philosophique" est de déduire le concept du droit (Première Partie, Section I, Chp. 1-4). Il s'agira ensuite de s'assurer du caractère réellement applicable du concept du droit dans l'expérience, et donc de déduire les conditions qui permettent l'application du concept (Première Partie, Section II, Chp. 5-7). Il ne reste alors plus enfin qu'à appliquer effectivement le concept du droit, c'est-à-dire à faire le plan d'une constitution politique conforme au droit et à la raison (Première Partie, Section III, Chp. 8-16, et toute la Deuxième Partie).

 L'ensemble de l'entreprise, on le voit, suppose d'avoir compris ce que Fichte entend par "concept" et par "déduction". Pour la conscience, avoir le concept d'un objet, c'est appréhender et comprendre un objet comme un donné: c'est donc se rapporter par un agir (la compréhension) à un donné qui, en tant que tel, s'oppose à l'agir et le limite. Mais comme rien ne peut limiter l'agir de la conscience sinon une limite qu'elle a elle-même posée, si la limite lui apparaît comme s'imposant à elle de l'extérieur, c'est que la conscience a posé cette limite inconsciemment. L'acte de poser la limite est inconscient, seul cette limite elle-même est consciente; et si l'acte est inconscient, c'est parce que c'est un acte nécessaire de la conscience, un acte qu'elle ne peut pas ne pas effectuer, sauf à ne plus être une conscience. En agissant, la conscience est son acte, elle ne l'a pas, elle ne le possède pas comme objet pour elle-même: ce qui est objet pour elle, ce dont elle a conscience, c'est uniquement du produit de l'acte, c'est-à-dire de l'objet. Est donc objet pour la conscience le produit d'un acte qu'il était nécessaire que la conscience effectue pour pouvoir être une conscience: aussi l'objet apparaît-il à la conscience comme une limite et une contrainte, dans la mesure même où il est le produit d'un agir nécessaire. Concept et objet sont donc indissociables et le concept n'est pas une "case vide"71 qu'un contenu viendrait remplir de l'extérieur: le concept désigne un agir nécessaire de la conscience, et l'objet n'est autre que le produit de cet agir.

 Considérer le droit (ou la relation juridique, ce qui, on le verra, revient au même) en tant que concept originairement contenu dans la raison (ou concept a priori), cela signifie donc que le droit exprime une action nécessaire de l'être raisonnable. Montrer que cette action est une condition de la conscience de soi, ou que, sans cette action, aucune conscience de soi n'existerait, c'est effectuer la déduction du concept du droit.72

a) De l'Assise de 94 au Fondement de 96

Lorsqu'il arrive à Iéna en 1794, Fichte ouvre son enseignement par une série de conférences, dites Sur la destination du savant, dont le propos est d'introduire l'exposé de l'Assise fondamentale de la doctrine de la science. Or, il est remarquable que ces Conférences de 94 placent d'emblée la philosophie fichtéenne sous le signe d'une question fondamentale, la question de l'intersubjectivité. Dès la seconde conférence, où il annonce ne pouvoir faire autre chose "qu'ouvrir des perspectives pour un enseignement ultérieur"73, Fichte pose les deux questions que, selon lui, "il faut résoudre pour que, entre autres, une doctrine fondamentale du droit naturel puisse être possible". Ces deux questions sont: "qu'est-ce qui autorise l'homme à appeler une partie déterminée du monde son corps?"; et: "comment l'homme en vient-il à admettre et à reconnaître des êtres raisonnables de son espèce en dehors de lui?".74 Alors qu'il n'a pas même commencé l'exposé de la Doctrine de la science, Fichte se porte d'emblée au-delà de celle-ci en direction de ce qu'il ne devait écrire qu'après elle, à savoir "une doctrine fondamentale du droit naturel". Mais si la résolution de ces deux questions doit permettre une doctrine du droit, c'est aussi que cette résolution précède nécessairement cette dernière. Or, ce qui précède le Fondement du droit naturel, c'est l'Assise de la doctrine de la science. C'est donc dans cette dernière qu'il faut aller chercher sinon la résolution elle-même, du moins les moyens de la résolution des deux questions posées, étant entendu dès 94 que seule la réponse à ces questions rend possible une doctrine du droit. Les Conférences de 94 ne pouvaient bien sûr donner de réponse satisfaisante: que dans le monde des corps, il y en ait une partie que je dise mienne, et qu'il existe d'autres êtres raisonnables que moi, ce sont là, d'après les Conférences, des représentations que je possède en moi et pour lesquelles il faut qu'il y ait des phénomènes leur correspondant. Autrement dit, ce sont des concepts a priori dont il convient d'effectuer la déduction. Cette déduction n'est pas réalisée dans les Conférences, elle l'est en revanche dans le Fondement du droit naturel, mais uniquement grâce aux outils théoriques forgés par Fichte dans l'Assise de 94-95.

 On ne peut donc répondre aux deux questions posées dans les Conférences, et considérées par elles comme rendant possible une doctrine du droit, sans remonter à l'activité qui caractérise, de manière générale, l'être raisonnable.75 Est caractéristique de l'être raisonnable une activité qui revient sur elle-même: seule une telle activité donne à l'être raisonnable les caractères, qui lui sont essentiels, de l'égoïté (Icheit) et de la subjectivité. C'est uniquement grâce à un tel agir faisant retour à soi que l'être raisonnable peut être conscient de soi. Mais à quelles conditions un agir de cette sorte est-il possible? L'Assise a montré que l'être raisonnable, ou plus exactement le Moi fini, "n'est jamais absolument".76 Cela signifie que le Moi fini ne se détache de l'activité infinie du Moi absolu, ne prend conscience de lui-même et ne se "subjective" sur le fond impersonnel du Moi absolu, qu'en prenant conscience de son inégalité fondamentale avec ce dernier: cette inégalité vient de ce que le Moi fini découvre que, à la différence du Moi absolu, il n'est pas purement un Moi, il n'est pas vraiment identique avec lui-même. Autant le Moi absolu est inconscient et impersonnel dans la mesure même où il est pure identité, pure activité sur soi non affectée de différence, autant le Moi fini ne peut prendre conscience de soi-même qu'au moment même où il découvre son identité comme n'étant pas vraiment et comme toujours déjà affectée par ce qui n'est pas elle. Aussi le "je suis" du Moi absolu ne peut-il être prononcé par le Moi fini que sur le ton de l'impératif: "sois toi-même!", "sois identique à toi!".

 Dans l'acte même par lequel le Moi fini revient sur soi et prend conscience de soi, il découvre sa non-identité avec soi puisqu'il faut qu'il y ait en dehors de lui autre chose que lui-même pour qu'il puisse s'en différencier et faire retour à soi. La conscience de soi implique un retour sur soi (un mouvement centripète), et donc un premier mouvement centrifuge ou d'expansion: un troisième terme peut seul permettre la synthèse de ces deux mouvements opposés. "L'activité du Moi se dépassant à l'infini doit être heurtée en un point quelconque et être repoussée en elle-même: (...) cela doit se produire si une conscience réelle doit être possible."77 Sans ce choc provoqué par la rencontre de quelque chose d'opposé au Moi, il n'y aurait aucune conscience de soi, ni aucune conscience de quoi que ce soit: rien de réel n'existerait pour le Moi sans ce choc et sans cette force opposée à lui puisqu'il n'y aurait rien d'autre que l'expansion infinie, inconsciente et purement idéale de l'activité du Moi. En déduisant cette force opposée au Moi (qu'elle appelle Non-Moi), la Doctrine de la science accomplit sa tâche la plus propre puisqu'elle trouve en même temps le fondement ultime de tout savoir théorique et pratique du Moi: "selon la Doctrine de la science, le fondement ultime de toute réalité pour le Moi est une relation originaire d'action réciproque entre le Moi et quelque chose d'extérieur à celui-ci".78 La Doctrine de la science s'affirme ici comme idéalisme critique: c'est-à-dire ni comme un idéalisme dogmatique qui nierait tout réalité réellement indépendante du Moi, ni comme un réalisme dogmatique qui nierait toute activité autonome du Moi. La Doctrine de la science affirme à la fois qu'il existe un principe réellement extérieur au Moi, et que ce principe ne se montre tel que pour le Moi, c'est-à-dire qu'en limitant l'activité infinie et autonome du Moi. Le Non-Moi est réellement autre chose que le Moi, extérieur à lui, et en même temps il n'existe que pour le Moi et donc dans le Moi. Le propre de la Doctrine de la science est de soutenir les deux tèses à la fois, de n'en privilégier aucune des deux et de flotter (schweben) entre les deux: "il faut réfléchir sur l'une et l'autre [thèse] en même temps, demeurer librement (schweben) juste entre les deux déterminations opposées de cette idée".79

 Ce flottement, auquel s'en tient l'Assise de 94, n'est possible cependant qu'à une condition: que la force qui s'oppose à l'activité du Moi n'anéantisse pas cette dernière, que le choc désigne un point de retournement qui renvoie le Moi à lui-même et qui le limite sans le détruire. Si l'activité du Moi s'anéantissait dans le choc, le Moi ne serait pas même limité puisqu'il faut que lui reste une activité s'il doit avoir conscience de cette activité comme limitée. Si l'activité du Moi renvoyée à elle-même doit se convertir en un effort (Streben) exercé à l'encontre du Non-Moi, c'est donc qu'il lui reste de quoi exercer cet effort. Bref, si le fait du choc et le flottement consécutif du Moi entre la conscience de sa limitation et la conscience de son activité infinie suffisent à la Doctrine de la science pour fonder aussi bien le savoir théorique (conscience de la limitation) que le savoir pratique (conscience de l'activité infinie et effort infini pour la rétablir), il n'en demeure pas moins qu'il reste à comprendre comment la position par le Moi d'une réalité opposée comme limite à son activité peut ne pas signifier en même temps la négation et la destruction de son activité en tant qu'activité infinie.

b) L'intersubjectivité comme condition de la conscience de soi

Le Fondement du droit naturel reprend le problème exactement à cet endroit-là. Fichte rappelle que, "dans la mesure où l'objet est posé comme annulant la causalité [du sujet], mais où pourtant la causalité doit subsister à côté de l'objet, il surgit ici un conflit qui ne peut être résolu que par un flottement de l'imagination entre les deux termes".80 Mais cela suppose que le Moi soit capable en même temps de "s'attribuer une causalité et d'opposer quelque chose à cette causalité".81 Cette condition est aussi bien, on le voit, la condition de la conscience de soi: le Moi n'est conscient de soi en effet que s'il fait retour à lui-même et à sa propre activité dans le moment même où il découvre cette activité comme limitée et pose une réalité opposée à lui. La question qui se pose alors est de savoir à quelle condition cette première condition est possible. On voit cependant aussitôt que l'on est renvoyé à l'infini: pour être conscient de soi, le Moi doit s'opposer un objet, ce qu'il ne peut faire que s'il s'attribue une causalité, ce qui ne peut avoir lieu que si le Moi s'est opposé auparavant un autre objet, etc. Pour éviter le renvoi à l'infini, il faut penser comme synthétiquement réunis le moment où le Moi s'attribue une activité et le moment où il s'oppose un objet. Reste à savoir comment cela est possible. Comment l'appréhension d'un objet pourrait-elle non seulement ne pas signifier un empêchement de l'activité du sujet, mais en outre ne faire qu'un avec cette activité? Cela n'est concevable qu'à la condition que l'objet en question, tout en étant autre que le sujet, lui présente en quelque sorte sa propre activité de sujet, qu'à la condition que l'objet soit conçu "comme un simple appel à agir adressé au sujet", "comme une liberté donnée de l'extérieur".82 On ne peut cependant admettre un tel appel à l'activité émanent de l'objet sans supposer qu'il ait anticipé la possibilité que son appel soit reçu et compris, et qu'un sujet y réponde: cet "objet" doit donc "avoir le concept de raison et de liberté", il doit être "un être capable de concepts, une intelligence".83 Bref, cet être est un autre sujet, un autre être raisonnable, c'est autrui.

 Ainsi, pour l'existence de la conscience de soi, l'appel d'autrui est plus fondamental encore que le choc du monde. Certes, et c'est l'acquis de l'Assise, "le monde m'apparaît à la fois comme un obstacle et un appel au renouvellement de mon activité"84, mais cet appel me vient du monde sous la forme d'une constante menace d'épuisement de mon activité qu'il me faut toujours à nouveau conjurer, alors qu'autrui en appelle à mon activité comme à ce qu'il ne pourrait menacer sans se contredire avec lui-même, c'est-à-dire sans détruire sa propre activité. C'est bien à cet appel que se "rattache le fil de la conscience": c'est à la condition que cet appel ait lieu que le Moi peut "se poser comme un être librement agissant", à la suite de quoi "il peut et doit poser un monde sensible et s'opposer lui-même à ce monde"85, comme à un monde où les sujets peuvent et doivent exercer l'activité libre à laquelle ils s'incitent et s'appellent mutuellement. C'est uniquement à la condition de cet appel que "toutes les opérations de l'esprit humain se déploient sans difficulté selon ses lois", et que la Doctrine de la science peut accomplir sa tâche qui n'est autre que ce déploiement même selon ses lois. "Le problème fondamental" de la Doctrine de la science, écrit Fichte, est "résolu"86: il est remarquable qu'il le soit dans la doctrine du droit.

 Il semble que l'on soit bien loin en effet des préoccupations et des thèmes qui devraient être ceux d'une philosophie du droit. Rien n'est moins sûr. Nous venons de voir que l'être raisonnable fini ne peut se poser comme tel et avoir conscience de lui-même, à moins qu'un autre être raisonnable ne l'appelle à l'activité, c'est-à-dire à la liberté. Il suit de cela un concept tout à fait déterminé de la relation que doivent entretenir des êtres raisonnables s'ils doivent pouvoir exister et se savoir comme tels. Cette relation est dite d'action réciproque87: par où il faut comprendre que celui qui appelle activement à l'action ne le fait que pour laisser l'autre déployer à son tour sa libre activité. Celui qui appelle à l'action agit certes, mais il le fait en ayant conscience que son activité est destinée à être limitée ensuite par l'activité de l'autre. Inversement, celui qui est appelé à l'activité a conscience que l'appel provient d'un être libre, de sorte qu'il ne peut ensuite agir à son tour qu'en limitant son activité de manière à laisser subsister la possibilité d'agir du premier. La relation qui s'instaure entre les êtres raisonnables, et dont on a vu qu'elle est nécessaire à ce qu'ils se sachent eux-mêmes comme tels, est une relation consistant en ce que ces êtres agissent l'un sur l'autre tout en limitant eux-mêmes, par liberté, leur activité au moyen de la représentation de la possibilité de l'activité de l'autre. C'est à la condition que leur relation soit ainsi déterminée qu'ils peuvent se reconnaître réciproquement en tant qu'êtres raisonnables, cette reconnaissance réciproque étant elle-même la condition pour que chacun prenne conscience de soi en tant qu'être raisonnable. Fichte peut donc écrire que "la relation entre êtres raisonnables que l'on a déduite, à savoir que chacun limite sa liberté par le concept de la possibilité de la liberté de l'autre, à la condition que celui-ci limite également la sienne par celle de l'autre, se nomme la relation juridique; et la formule qui vient d'être énoncée est la proposition du droit".88 Nous obtenons ainsi le concept du droit en tant qu'il est le concept d'une relation déterminée entre des êtres raisonnables: cette relation étant elle-même comprise comme la condition rendant possible qu'un être raisonnable ait conscience de soi en tant que tel, il apparaît que "le concept du droit est lui-même condition de la conscience de soi".89 Le concept du droit ayant ainsi été produit à partir d'une action (ici une interaction) nécessaire à l'existence même d'un être raisonnable conscient de soi, on peut dire, au sens précis de l'expression, qu'a été effectuée la déduction a priori du concept du droit. Remarquons qu'il est en même temps répondu à l'une des deux questions posées par Fichte dans les Conférences sur la destination du savant: la réponse à l'autre question (comment je m'attribue une partie du monde sensible en disant d'elle qu'elle est mon corps?) nous fait entrer dans la déduction de l'applicabilité du concept du droit (Deuxième section du Fondement).

c) De la relation juridique au droit politique

L'être raisonnable, en prenant conscience de sa propre activité libre, prend conscience en même temps de lui-même comme d'un individu. En effet, il prend conscience, on l'a vu, de sa liberté comme d'une liberté qu'il doit en même temps limiter de manière à permettre que l'autre continue à pouvoir être libre. L'être raisonnable prend donc conscience de sa liberté comme de celle d'une activité limitée à une certaine sphère qu'il ne peut franchir sans porter atteinte à la liberté de l'autre, et dans laquelle cet autre ne peut pénétrer sans dommage pour la liberté du premier. En tant qu'être raisonnable libre et fini, je me présente donc à l'autre de telle manière que "je m'attribue de façon exclusive une sphère que je lui dénie"90, tout en lui reconnaissant une sphère dont je m'exclus moi-même. Nous déduisons ainsi, au moyen du concept de sphère d'activité exclusive, l'être raisonnable en tant qu'individu. A partir de là, un certain nombre de déterminations se laissent déduire sans lesquelles l'être raisonnable ne pourrait se poser comme individu. La sphère d'activité exclusive que le Moi s'attribue (tout en attribuant également une à tout autre Moi) est le produit d'un acte nécessaire (l'action réciproque) par lequel le Moi prend conscience de soi comme d'un être libre et fini à la fois: en tant que produit d'un acte nécessaire, cette sphère apparaît au Moi sous la forme contraignante d'un objet donné dans le monde sensible. Cet objet n'est autre que le corps propre ou le "corps matériel" du Moi comme "ce qui englobe toutes les actions libres possibles de la personne".91 Les deux questions posées par Fichte dans les Conférences sur la destination du savant sont donc maintenant résolues: il reste à vérifier que cette résolution permet effectivement ce que Fichte annonçait en 1794, à savoir "une doctrine fondamentale du droit naturel".

 La loi juridique a été déduite à titre de condition de possibilité de l'influence que des êtres libres peuvent exercer les uns sur les autres sans dommage pour leur liberté. Cette influence a elle-même été déduite en tant que condition de possibilité de la conscience de soi. De plus, les conditions permettant qu'une telle loi soit applicable ont également été déduites, à savoir que ces êtres libres aient un corps et que ce corps leur apparaissent les uns aux autres comme celui d'un être raisonnable. Mais une telle loi juridique consistant en ce que chacun limite sa liberté en fonction du concept de la possibilité de la liberté d'autrui, cette loi ne peut valoir effectivement, c'est-à-dire être non seulement applicable mais aussi appliquée, qu'à la condition que les êtres raisonnables la veuillent effectivement: "si cette loi constitue effectivement une valeur et vient à s'exercer, cela ne peut arriver que dans la mesure où chacun s'en fait librement pour lui-même, en permanence, une loi".92 Ce n'est pas en effet une loi mécanique de la nature puisque c'est une loi pour la liberté: elle n'est pas en vigueur aussi longtemps qu'elle n'est pas voulue. Mais si je puis bien vouloir quant à moi respecter la loi juridique et ainsi librement limiter mon activité, comment puis-je cependant avoir la garantie que les autres en feront autant? Nous abordons ainsi la question de l'application du concept du droit, objet de la Troisième section du Fondement.

 Le concept du droit étant un concept relationnel (c'est-à-dire le concept d'une certaine relation entre les êtres raisonnables), son application ne peut elle-même être unilatérale, mais doit être réciproque: que je veuille la relation juridique n'a un sens que si l'autre la veut aussi. J'ai donc le droit de soumettre ma volonté du droit à la condition d'une volonté identique chez l'autre. Si les actes de l'autres témoignent de ce qu'il ne veut pas d'une relation juridique avec moi, alors il me donne le droit de ne pas la vouloir non plus: son comportement me libère de fait de la loi juridique dans la mesure même où il l'a rend inapplicable. L'autre me donne alors sur lui-même un droit de contrainte (Zwangsrec): un droit de contrainte n'est pas une simple force contraignante, mais bien un droit, c'est-à-dire que je suis autorisé à ne pas limiter ma liberté vis-à-vis de l'autre dès lors que l'autre ne le fait pas à mon égard. L'autre me délie de la loi juridique, mais jusqu'à quel point et jusqu'à quand suis-je délié de la loi?

 Si l'autre m'a lésé une fois, il peut fort bien recommencer: pour savoir s'il recommencera ou non, une simple déclaration d'intention de sa part ne peut me suffire, il faudrait que je connaisse la totalité de ses actes à venir, puisque seuls comptent les actes en matière de droit. Je ne pourrais cependant juger cette totalité des actes d'autrui qu'à la condition que je restitue à l'autre sa liberté d'agir (et donc que je cesse d'exercer mon droit de contrainte): je ne peux donc juger si je dois continuer d'user de mon droit de contrainte qu'en cessant de l'exercer! Mais pour cesser d'en user, il faudrait que j'aie déjà rendu mon jugement... "Ce qui est fondé n'est pas possible sans le fondement et le fondement n'est pas possible sans ce qu'il fonde; nous sommes donc pris dans un cercle."93

Le droit de contrainte est donc un droit naturel de tout être raisonnable dès lors qu'un autre ne le traite pas comme tel. Mais ce droit naturel est inapplicable: voilà qui confirme qu'il n'existe pas de droit naturel, un tel droit étant en lui-même contradictoire puisque la réponse à la question de savoir s'il est applicable ou non suppose qu'on cesse de l'appliquer (et qu'on rende sa liberté à l'autre afin de le juger sur ces actes)94, tandis que cesser de l'appliquer suppose qu'on ait répondu à ladite question. On peut seulement sortir du cercle en posant que le droit de contrainte n'est applicable que par un tiers auquel l'un et l'autre remettent le pouvoir de juger de l'application et de la suspension de l'exercice du droit de contrainte.

d) Le contrat social fichtéen: un contrat de protection

Le droit naturel ne devient donc applicable qu'en cessant d'être naturel, c'est-à-dire en cessant d'être un droit dont tous les hommes disposent, et en devenant un droit politique, c'est-à-dire un droit que les hommes remettent entre les mains d'une puissance qui leur est supérieure, à savoir l'Etat. Ce qu'ils demandent à cette puissance, c'est de garantir chacun dans son droit95, de sorte que chacun n'ait plus à s'en préoccuper lui-même.

 Le contrat fichtéen est donc bien d'abord, comme chez Hobbes, un contrat de soumission complète en échange de laquelle chacun obtient la sécurité. L'Etat exercera son droit de contrainte sur le premier qui s'en prendra à mon droit en m'empêchant d'agir librement (dans les limites qui permettent la libre activité des autres). Mais ce n'est pas pour autant un contrat d'aliénation car, en me soumettant à la volonté de l'Etat, je ne me soumets qu'à ma seule et propre volonté: l'Etat ne veut en effet rien d'autre que ce que je veux moi-même, à savoir l'application et la réalisation du droit. Il faut encore cependant que je sois sûr que l'Etat voudra bien toujours le droit et qu'il ne viendra pas lui-même menacer cette sécurité dont j'ai remis la protection entre ses mains. Pour cela, il faut que les normes en vertu desquels l'Etat dira le droit à l'avenir me soient connues au moment du contrat et que je les accepte: ces normes constituent l'ensemble des lois positives en application desquelles les jugements seront rendus à l'avenir. Cet ensemble de lois, ce code doit m'être connu au moment du contrat et je dois lui donner mon approbation. Auquel cas l'Etat, en se réglant sur ce code, n'accomplira jamais rien d'autre que ma propre volonté en ajoutant une permanence, une invariabilité et une stabilité dont ma volonté individuelle serait bien incapable. Mais comment puis-je être certain, absolument certain que l'Etat voudra bien toujours le droit, qu'aucune autre puissance que celle des lois auxquelles j'ai souscrit ne s'exercera jamais? Comment peut-on m'assurer qu'il est impossible qu'une action autre que celle de la loi et du droit s'exerce un jour sur moi, que cette action vienne d'un individu ou de l'Etat lui-même? Il faudrait pour cela que la moindre injustice commise une seule fois envers un seul individu soit immédiatement considérée par tous les autres comme une injustice générale commise aussi bien envers tous les autres, de sorte qu'elle remet en cause l'association elle-même, et donc l'Etat.96

 Cela nous conduit à un aspect remarquable du contrat fichtéen: le contrat n'est pas un simple contrat de soumission, ni même seulement d'association, par lequel tous transfèrent à un tiers l'exercice du droit de contrainte, il faut qu'il soit en même temps un contrat de protection mutuelle. En s'associant et en se soumettant à une puissance commune, les contractants se sont simplement engagés à s'abstenir de porter atteinte au droit d'autrui et à s'abstenir de trancher eux-mêmes leurs différends juridiques. C'est là un engagement nécessaire, mais néanmoins simplement négatif. Il produit une association, mais pas une communauté, ou comme dit Fichte, un compositum, mais pas un totum.97 Le contrat d'association, par lequel chacun s'abstient en principe de porter atteinte au droit d'autrui, ne suffit pas à rendre impossible qu'un jour quelqu'un soit victime d'une atteinte portée à son droit. Il demeure possible que cela arrive, sans que l'on sache ni quand, ni à qui cela arrivera. C'est précisément cette incertitude (on ne sait pas qui sera victime d'une attaque portée à son droit, ni d'où viendra l'attaque) qui rend possible le contrat de protection: en s'engageant à protéger les autres, chacun pense d'abord à sa propre protection au cas où il serait, lui, la victime de l'attaque. Et comme on ne sait pas qui aura besoin de la protection, la protection est en fait accordée à tous par tous, c'est-à-dire au tout lui-même. La volonté que chacun déclare de vouloir protéger les autres ne peut être qu'une volonté générale puisqu'il est impossible de savoir qui en particulier bénéficiera de cette protection: le bénéficiaire de la protection étant indéterminé, ce ne peut être que tous. "C'est donc le tout, venu de cette manière à l'existence, qu'il s'agit de protéger".98 C'est ce contrat de protection qui transforme le contrat d'association en un véritable contrat social, c'est-à-dire en un contrat d'union, donnant naissance à un tout qui est une authentique communauté.

 Cet engagement, pris par chacun, de protéger tout autre à condition d'être lui-même protégé, a des conséquences remarquables sur un plan que l'on appellerait aujourd'hui "social". Si la sphère et les moyens de la libre activité qui ont été reconnus à chacun (dans les limites permettant l'activité libre des autres) ne permettent pas à un individu d'assurer son existence en dépit de son application et de ses efforts, alors il a droit, en vertu du contrat d'union, au secours et à la protection des autres: "il faut que tous, de par la loi et en vertu du contrat social, lui cèdent quelque chose de leur bien propre jusqu'à ce qu'il puisse vivre".99 "Le pauvre, qui a participé à la conclusion du contrat social, a un droit absolu de contrainte pour ce qui est de l'assistance"100: en vertu même du contrat social en tant qu'il est un contrat de protection, une part de la propriété privée de chacun doit être collectée, sinon collectivisée,101 si la citoyenneté ne doit pas être vidée de son sens pour ceux que leur travail ne fait plus vivre. Le contrat social, tel que Fichte le conçoit, implique donc, au-delà de la simple association, une solidarité effective et active que les citoyens exercent les uns envers les autres sous l'égide d'un Etat essentiellement protecteur.102

NOTES

1 FICHTE, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, trad. Alain Renaut, Paris, PUF, 1984, p.25-26, p.103, p.162-163. L'abréviation FDN renverra désormais systématiquement à cette édition et à sa pagination (identique dans la réédition en collection "Quadrige", PUF, 1998).

2 FICHTE, FDN, p.162.

3 Dans la tradition allemande, le sens du terme est fixé par Christian WOLFF, auteur en 1754 des Institutiones Juris Naturae, version abrégée de son Jus Naturae et de son Jus Gentium (1740-1749). Le lecteur français peut se reporter à la traduction du XVIIIè des Principes du droit de la nature et des gens par Formey, rééditée par le Centre de philosophie politique et juridique (Caen, 1988).

4 Notons que si cette hypothèse se trouve chez Locke, Hobbes ou Rousseau, Wolff quant à lui en fait l'économie en remontant à la nature de l'homme comprise comme son essence. HEGEL ne se privera pas de dénoncer cette ambiguïté du concept de "nature" dans le jusnaturalisme: une fois c'est la nature originelle de l'homme, une autre fois c'est son essence ou son concept (Encyclopédie III, Chp.502 Rmq., trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p.292).

5 Cette "confusion" est évidente chez Wolff où le droit naturel désigne ce que la loi naturelle (c'est-à-dire la loi morale) permet de faire pour qu'il soit possible de satisfaire l'obligation morale.

6 Voir KANT, Vers la paix perpétuelle, trad. F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991, note de Kant sur le concept de "loi permissive", p.81-82.

7 FICHTE, FDN, p.28.

8 FDN, p.162.

9 Cette hypothèse "réaliste" de la non-moralité des hommes est l'hypothèse constante de Fichte tout au long du Fondement: "dans le domaine du droit naturel, la bonne volonté n'a rien à faire; le droit doit se laisser obtenir par la contrainte, même si aucun homme n'avait de bonne volonté" (FDN, p.69). C'est cet égoïsme universel qui rend nécessaire une loi de contrainte imposant le droit.

10 FDN, p.162.

11 FDN, p.163.

12 Voyez les explications que donne FICHTE à ce propos dans l'Introduction du FDN, p.27.

13 HEGEL, La constitution de l'Allemagne, in: Ecrits politiques, Paris, Champ Libre, 1977, p.31.

14 Sur ce point, voir les précieuses indications données par Jean-François KERVEGAN dans sa traduction des Principes de la philosophie du droit de HEGEL (Paris, PUF, 1998, p.32 et p.322).

15 FICHTE, FDN, p.162.

16 Joseph ROVAN écrit très justement que "la Révolution française est aussi un des grands événements de l'histoire allemande et, même, un des plus importants" (Histoire de l'Allemagne des origines à nos jours, Paris, Le Seuil, "Points-histoire", 1998, p.433). Cf. aussi M. BOUCHER, La Révolution de 1789 vue par les écrivains allemands, ses contemporains, Paris, Didier, 1954.

17 La Prusse s'avoue vaincue par la République en 1795 (traités de Bâle et de La Haye); l'Autriche fera de même en 1797 (traité de Campoformio): entre ces deux dates paraît le Fondement du droit naturel de Fichte.

18 Voir Solange MERCIER-JOSA, Théorie allemande et pratique française de la liberté, Paris, L'Harmattan, 1993.

19 HEINE, De l'Allemagne (1835 et 1855), édition de Pierre Grappin, Paris, Gallimard, "Tel", 1998, p.111.

20 FICHTE, lettre à Baggessen, avril 1795.

21 L'adhésion de Fichte aux principes révolutionnaires est telle que, dès septembre 1789, il demande une place de prédicateur aux armées françaises, et qu'en 1795 il offrira ses services de savant et de professeur à "la grande république" au motif que "seule, [elle] peut être la patrie de l'homme épris du droit", les principes de cette même République étant "les seuls capables d'assurer la dignité de l'homme" (Fichte, lettre à Jung, 21 floréal an VII - cf. Xavier LEON, Fichte et son temps, Paris, Colin, 1922-57, tome 2, p.290). Voyez GUEROULT, "Fichte et la Révolution française", in : Etudes sur Fichte, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p.152 sq.

22 Cf. Colas DUFLO, op. cit., p.30: "ce qui définit l'essence même du droit ainsi que sa finalité, c'est donc son lien exclusif à la liberté humaine".

23 KANT, La religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1983, p.202, note de Kant.

24 André TOSEL, Kant révolutionnaire. Droit et politique, Paris, PUF, 1988, p.12.

25 Le texte est habituellement cité sous ce titre, mais le titre exact est: Sur le lieu commun: il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien.

26 KANT, Théorie et pratique, trad. F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1994, p.64.

27 Ibid.

28 Où se formule ce qu'Etienne Balibar appelle "la proposition de l'égaliberté" (cf. Etienne BALIBAR, "Droits de l'homme et droits du citoyen. La dialectique moderne de l'égalité et de la liberté", in: Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, p.134).

29 KANT, Théorie et pratique, éd. citée, p.67-68.

30 "Gemeinschaft": cf. KANT, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, PUF, 1944, p.94.

31 KANT, Critique de la faculté de juger, trad. A. J.-L. Delamarre et allii, Paris, Gallimard, "Folio", 1985, p.338-339.

32 FICHTE, FDN, p.26-27.

33 Pubiée en deux livraisons (1796 et 1797) dans le Philosophisches Journal de Niethammer; trad. Jacques Rivelaygue, in: Cahiers de philosophie politique, no1, 1983 (Bruxelles, Ousia).

34 Alain RENAUT, Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, Paris, PUF, 1986, p.9.

35 Voir sur ce point les remarques de GUEROULT au début de son article "La doctrine fichtéenne du droit", in: Etudes sur Fichte, éd. citée, p.60.

36 KANT, Critique de la raison pure, éd. citée, p.100.

37 Ibid.

38 FICHTE, Doctrine de la science nova methodo, trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, Le Livre de Poche, 2000, Chp.3, p.111.

39 Trad. L. Ferry et A. Renaut in: FICHTE, Essais philosophiques choisis (1794-1795), Paris, Vrin, 1984 [noté dorénavant EPC].

40 FICHTE, Sur le concept de la Doctrine de la science, EPC, p.70.

41 Nous rendons ainsi le titre de la Grundlage des gesammten Wissenschaftslehre de 1794 connue en français sous le titre de Principes de la Doctrine de la science de 1794 (trad. A. Philonenko, in: FICHTE, åuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980, noté OCPP). Nous rejoignons Jean-Christophe Goddard pour penser que la traduction par Principes est malheureuse dans la mesure où un tel titre ne s'applique en réalité qu'à la première partie de la Grundlage qui expose en effet les trois principes de la Doctrine de la science : viennent ensuite deux parties qui mobilisent ces principes pour effectuer la fondation du savoir théorique (seconde partie), puis celle du savoir pratique (troisième partie). Cf. J.-C. GODDARD, La philosophie fichtéenne de la vie. Le transcendantal et le pathologique, Paris, Vrin, 1999, note 4 p.18.

42 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.70.

43 FICHTE, OCPP, p.135.

44 Ibid.

45 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.70.

46 KANT, Critique de la raison pure, Introduction Chp.6, éd. citée p.43: "Le vrai problème de la raison pure tient dans cette question: comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?"

47 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.70-71. C'est nous qui soulignons.

48 KANT, Critique de la faculté de juger, Première partie: "Critique de la faculté de juger esthétique".

49 Ibid, Chp.Chp. 20, 21, 40.

50 Ibid., Deuxième partie: "critique de la faculté de juger téléologique".

51 Ibid., Chp. 87.

52 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.20.

53 FICHTE, Sur le concept...., EPC, p.25. Il s'agit de l'Assise de la doctrine de la science: cf. notre note 40.

54 Quant à la philosophie de la religion, elle viendra effectivement plus tard avec la Destination de l'homme et surtout l'Initiation à la vie bienheureuse.

55 Depuis les travaux de Reinhard LAUTH ("Genèse du Fondement de la Doctrine de la science", Archives de philosophie, 1971) et d'Alexis PHILONENKO (cf. l'Introduction de ce dernier à sa traduction de la Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968, p.15-16; du même, voir La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Paris, Vrin, 1980, p.39-47), poursuivis par ceux d'Alain RENAUT (cf. Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, éd. citée, Chapitre II, p.55-114).

56 Cette importance extrême de la troisième Critique de Kant aux yeux de Fichte est confirmée par le fait qu'il a entrepris en 1790-91 (sans le publier) un commentaire suivi de la Critique de la faculté de juger: cf. FICHTE, Gesammtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, Band I, 2.

57 KANT, Critique de la faculté de juger, Introduction, Chp. IX, éd. citée, p.124.

58 Ibid., p.124-125.

59 Ibid., p.126.

60 Ibid., Introduction, Chp. III, p.102.

61 Ibid., p.104-105.

62 HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. citée, Chp. 4, p.100 et Chp. 151, p.251. Avec cette différence que, chez Hegel, le monde du droit est une seconde nature produite par l'esprit comme volonté infinie se voulant elle-même, alors que, chez Fichte, il dépend d'un accord des volontés finies entre elles.

63 Il s'agit de la Doctrine de la science nova methodo, professée par Fichte à Iéna, mais restée non publiée (trad. Ives Radrizzani, Lausanne, L'Age d'Homme, 1989).

64 FICHTE, Doctrine de la science nova methodo, trad. citée, p.307.

65 C'est pourquoi, comme on le verra, un schématisme du concept du droit est possible, qui s'effectue dans la seconde Partie du Fondement ("Droit naturel appliqué" - nous soulignons).

66 Ibid. C'est nous qui soulignons.

67 Ibid. Idem.

68 Ibid.

69 Ibid.

70 Cf. le point 2 de cette Introduction: "Ce dont doit s'acquitter en particulier le Droit naturel, en tant que science philosophique réelle", FDN, p.23-27.

71 FICHTE, FDN, p.20.

72 FDN, p.23.

73 FICHTE, Conférences sur la destination du savant, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1980, p.44.

74 Ibid., p.45.

75 Elle est rappelée par Fichte au Chp.1 du FDN.

76 FICHTE, OCPP, p.143.

77 OCPP, p.142.

78 OCPP, p.145.

79 OCPP, p.148.

80 FICHTE, FDN, p.45.

81 FDN, p.46.

82 FDN, p.49.

83 FDN, p.52.

84 Jean-Christophe GODDARD, La philosophie fichtéenne de la vie, éd. citée, p.77.

85 FDN, p.50-51.

86 FDN, p.51.

87 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre Fichte et Hegel. La reconnaissance, Paris, PUF, 1999, p.44-52.

88 FDN, p.67.

89 Ibid.

90 FDN, p.61.

91 FDN, p.74.

92 FDN, p.106.

93 FDN, p.114.

94 Cf. FDN, p.114-115.

95 FDN, p.178: "la loi juridique n'est absolument pas applicable sans la mise en place d'un pouvoir public".

96 FDN, p.124.

97 FDN, p.214.

98 FDN, p.215.

99 FDN, p.224.

100 Ibid.

101 "Chacun ne possède sa propriété de citoyen que pour autant et à la condition que tous les citoyens puissent vivre de la leur; et elle cesse d'être sa propriété s'ils ne peuvent pas vivre et elle devient la propriété de ceux-ci" (ibid.; c'est nous qui soulignons). Sur l'apport fichtéen à la formation des idées socialistes, on verra JAURES, Les origines du socialisme allemand, chap. 2 et 3 (Oeuvres de Jean Jaurès.Etudes socialistes, I, 1888-1897, Paris, Rieder, 1931, p.83-94) ; voyez aussi H. RICKERT, "Die philosophischen Grundlagen von Fichtes Sozialismus, in : Logos, XI, 1922-23, p.149-180.

102 Le concept de solidarité fait référence ici à un courant majeur de la pensée sociale française sous la troisième République, le "solidarisme": son fondateur, Léon BOURGEOIS, auteur de Solidarité (Paris, Colin, 1896; rééd. Lille, Septentrion, 1998), était un bon connaisseur de Fichte.

CHOIX DE TEXTES FICHTEENS

Les traductions et les titres sont de F. Fishbach

Sur la distinction du droit et de la morale : critique du droit naturel

Le concept déduit [i.e. le concept du droit] n’a rien à voir avec la loi morale, il est déduit sans elle, et comme pas plus d’une seule déduction d’un même concept n’est possible, nous avons la preuve factuelle que ce concept n’est pas à déduire de la loi morale. Par ailleurs, toutes les tentatives d’une déduction de ce genre ont été des échecs complets. Le concept du devoir, qui provient de cette loi, est l’exact opposé de celui du droit dans la plupart de ses caractères. La loi morale commande catégoriquement le devoir : la loi juridique permet seulement, mais ne commande jamais, que l’on exerce son droit. Certes, la loi morale interdit très souvent l’exercice d’un droit qui cependant, de l’aveu unanime, n’en cesse pas pour autant d’être un droit. Il en avait certes le droit, juge-t-on alors, mais en l’occurrence il n’aurait pas dû se servir de ce droit. La loi morale, qui est un seul et même principe, n’est-elle pas alors en désaccord avec elle-même dès lors qu’elle donne dans le même cas le même droit qu’elle supprime en même temps dans le même cas ? Je ne connais aucun subterfuge qui aurait opposé quelque chose de plausible à cette objection.

Quant à savoir si la loi morale donne en quelque sorte une nouvelle sanction au concept du droit, c’est là une question qui n’appartient nullement au droit naturel, mais à une morale réelle, et qui trouvera sa réponse en celle-ci le moment venu. La bonne volonté n’a rien à faire sur le terrain du droit naturel. Il faut que le droit puisse être obtenu par contrainte, même si aucun homme n’avait une bonne volonté ; et c’est justement à partir de cela que s’oriente la science du droit, à savoir la projection d’un tel ordre des choses. La puissance physique, et elle seule, donne au droit la sanction sur ce terrain.

Il n’y a donc besoin d’aucun procédé artificiel pour séparer le droit naturel et la morale - procédé qui, de toute façon, manque son but à chaque fois : car si l’on n’a rien pris d’autre en considération que la morale - et à vrai dire, pas même vraiment la morale, mais seulement la métaphysique des mœurs - alors, après la séparation artificielle, on n’aura jamais rien d’autre entre les mains que la morale. - Les deux sciences sont originairement, et sans notre intervention, séparées par la raison, et elles sont totalement opposées.

FICHTE, Fondement du droit naturel, 1ère Partie, 1ère Section, §4 (S.W.III, p.54)

La déduction transcendantale

En tant que condition de la conscience de soi, on a posé une action venant de l’extérieur et, en conséquence de cette action, une certaine constitution du corps, puis, en conséquence de cette constitution, un certain arrangement du monde sensible. Par suite, tout d’abord, si la conscience de soi doit être possible, il faut que le monde sensible possède cette constitution, qu’il se tienne dans ce rapport avec notre corps, et ensuite il n’y a naturellement, dans le monde sensible, rien d’autre que ce qui se tient en rapport avec notre corps ; n’existe pour nous que ce qui est le résultat de ce rapport. - Que l’on n’oublie pas que cette déduction n’est à entendre que de manière transcendantale. "C’est ainsi" signifie : "il faut que nous le posions ainsi" ; et parce qu’il faut que nous le posions ainsi, cela est ainsi. L’existence donnée (das Vorhandensein) d’un corps a été conclue à partir de l’indépendance et de la liberté. Mais cette dernière n’est que dans la mesure où elle est posée : si bien que - le fondé ne pouvant pas aller plus loin que le fondement - le corps n’est également que pour celui par lequel il est posé.

La détermination ultérieure du corps et, grâce à elle, celle du monde sensible, est conclue à partir de la communauté (Gemeinschaft) nécessaire d’êtres libres, cette communauté étant elle-même la condition de possibilité de la conscience de soi, et ainsi elle se rattache à notre premier point. Parce que, dans le monde, des êtres libres doivent être en tant que tels en communauté, il faut pour cette raison que le monde soit disposé de cette manière. Mais comme une communauté d’êtres libres n’existe que dans la mesure où elle est posée par ces êtres, de même le monde n’existe-t-il également que dans la mesure où ces mêmes êtres le posent ainsi : et ceci aucunement avec liberté, mais au contraire uniquement avec absolue nécessité ; et quelque chose qui est posé de cette manière possède pour nous de la réalité.

FICHTE, FDN, 1ère Partie, 2è Section, §6 (S.W.III, p.72-73)

La volonté générale

La sécurité des droits de tous est voulue uniquement par la volonté concordante de tous, par la concordance de cette volonté qui est la leur. C’est seulement à ce sujet que tous tombent d’accord ; car pour tout le reste, leur volonté est particulière et s’oriente vers les buts individuels. Aucun individu, aucune partie - d’après la présupposition d’un égoïsme universel, sur la base duquel la loi de contrainte est calculée - ne se donne ce but, mais c’est seulement tous ensemble qu’ils le font. (…)

Mais une telle concordance est un pur concept ; elle ne doit pas le rester, elle doit au contraire être réalisée dans le monde sensible, c’est-à-dire qu’elle doit être établie dans une formulation déterminée et dotée d’efficace en tant que force physique.

Seuls les hommes sont pour nous des êtres voulants dans le monde sensible. C’est donc dans et par des hommes qu’il faudrait que ce concept soit réalisé. Pour cela, il est exigé que la volonté d’un certain nombre d’hommes, à un moment quelconque, devienne effectivement concordante et s’exprime comme telle, qu’elle soit déclarée. - Tout dépend ici de ce qu’on montre que la concordance exigée ne se trouve pas en quelque sorte d’elle-même, mais qu’elle se fonde sur un acte exprès dans le monde sensible, un acte que l’on puisse percevoir à un moment quelconque et qui n’est possible que par libre autodétermination. Un tel acte provient d’une démonstration déjà effectuée plus haut. Il se trouve en effet que la loi juridique dit uniquement que chacun doit limiter l’usage de sa liberté par les droits de l’autre, mais qu’elle ne détermine pas jusqu’où s’étendent les droits de chacun, ni à quels objets ils doivent s’étendre. Il faut que cela soit déclaré expressément, et l’être de telle sorte que les déclarations de tous concordent. Il faut que chacun ait dit à tous : je veux vivre à cette place dans l’espace et posséder ceci ou cela en propre ; et il faut que tous aient répondu à cela : oui, tu es autorisé à vivre ici et à posséder ceci.

L’explication plus approfondie de cet acte donne la première section du droit politique : du contrat social.

FICHTE, FDN, 1ère Partie, 3è Section, Ch.III, §16 (S.W.III, p.151-152)

L’Ephorat

Seule la communauté peut juger les administrateurs du pouvoir exécutif. Mais la difficulté est la suivante : où est donc la communauté, et qu’est-elle ? Est-elle quelque chose de plus qu’un simple concept, ou bien, si elle doit être quelque chose de plus, comment peut-elle être rendue réelle ? (…) Seule la communauté elle-même peut se déclarer elle-même comme communauté ; il faudrait donc qu’elle soit communauté avant de l’être, ce qui, dit ainsi, est contradictoire. La contradiction ne peut être levée qu’ainsi : le peuple est déclaré par avance en tant que communauté par la constitution pour un cas déterminé.

Mais qui doit juger si ce cas se présente ? Pas la communauté, car elle n’est pas rassemblée ; pas le pouvoir d’Etat, car il serait alors juge dans sa propre affaire. Encore moins celui qui croit avoir subi un tort, car il serait également juge dans sa propre affaire. Donc - il faut qu’un pouvoir particulier soit expressément instauré par la constitution pour ce jugement.

Il faudrait que ce pouvoir exerce une surveillance permanente sur la conduite du pouvoir public, et nous pouvons donc le nommer l’Ephorat.

Le pouvoir exécutif n’est responsable devant personne d’autre que la communauté rassemblée ; les éphores ne peuvent donc pas convoquer les détenteurs du pouvoir devant leur tribunal ; mais il faut qu’ils observent constamment le cours des affaires et donc qu’ils aient aussi le droit d’aller aux renseignements là où ils peuvent. Les éphores n’ont pas le droit de suspendre les jugements des détenteurs du pouvoir puisqu’il n’y a aucun appel de ces jugements. Il ne leur est pas davantage permis de dire eux-mêmes le droit dans quelque circonstance que ce soit, puisque ce magistrat est l’unique juge dans l’Etat. Les éphores n’ont donc absolument aucun pouvoir exécutif.

Mais ils ont un pouvoir prohibitif absolu ; ils n’ont pas le pouvoir d’interdire l’application de telle ou telle décision particulière de justice, car ils seraient alors juges et le pouvoir exécutif ne serait pas sans appel ; mais ils ont le pouvoir de supprimer sur l’heure toute procédure, de suspendre le pouvoir public dans sa totalité et dans toutes ses parties. Je veux nommer cette suppression de tout pouvoir juridique l’interdit d’Etat. (…) C’est donc un principe d’une constitution politique conforme au droit et à la raison qu’un pouvoir absolument négatif soit posé à côté du pouvoir absolument positif.

FICHTE, FDN, 1ère Partie, 3è Section, Ch.III, §16 (S.W.III, p.169-172)

La révolution n’est pas une rébellion

Toute personne privée qui, contre la volonté du pouvoir exécutif - dans lequel la volonté générale est déposée aussi longtemps que la communauté n’est pas rassemblée - convoque la communauté (et sera toujours une personne privée qui le fera puisque le pouvoir exécutif, selon la nature de la chose, ne veut jamais la convoquer), est un rebelle puisque, comme on l’a montré plus haut, sa volonté se dresse contre la volonté générale présumée et cherche à lui opposer un pouvoir.

Mais - et cela mérite d’être remarqué - le peuple (qu’on comprenne bien que je parle de la totalité du peuple) n’est jamais un rebelle, et l’expression de rébellion, utilisée à son sujet, est la pire ineptie qu’on ait jamais proférée ; car le peuple est dans les faits et d’après le droit le pouvoir suprême, qu’aucun autre ne surpasse, et la source de tout autre pouvoir, responsable devant Dieu seul. Par le rassemblement du peuple, le pouvoir exécutif perd son pouvoir dans les faits et d’après le droit. C’est uniquement contre un supérieur que se produit une rébellion. Mais qui y a-t-il de plus haut sur terre que le peuple ? Il ne pourrait se rebeller que contre lui-même, ce qui est absurde. Seul Dieu est au-dessus du peuple ; pour pouvoir dire qu’un peuple s’est rebellé contre son prince, il faudrait admettre que le prince est un dieu - ce qui risque d’être difficile à montrer.

Donc, ou bien il s’agit d’un cas tel que le peuple se soulève de lui-même unanimement, par exemple lors d’une occasion particulière où la violence saute aux yeux de façon trop horrible, et il juge les éphores et les détenteurs du pouvoir. (…) Jamais un peuple ne s’est soulevé ni ne se soulèvera comme un seul homme si l’injustice n’a pas atteint le dernier degré. (…) Ou bien, second cas : une ou plusieurs personnes privées incitent les sujets à se constituer en peuple ; elles sont alors, d’après la présomption, des rebelles (…). Soit maintenant la communauté se soulève à la suite de leur appel, soit elle ne le fait pas. Si le premier cas se produit, le pouvoir exécutif disparaît dans le néant, la communauté devient juge entre celui-ci et les incitateurs au soulèvement (…). Si la communauté considère leur appel comme fondé, leur volonté est confirmée par la volonté de la communauté déclarée après coup, elle devient la volonté vraie et générale. (…) Ils sont, par leur grand cœur et leur vertu, ceux qui ont assuré le maintien de la nation et des éphores naturels sans avoir été appelés à l’être. Si la communauté trouve au contraire que leur exhortation et leur plainte sont infondées, alors ils sont des rebelles et sont jugés comme tels par la communauté elle-même.

FICHTE, FDN, 1ère Partie, 3è Section, Ch.III (S.W.III, p.182-183)

De la solidarité

Tout droit de propriété se fonde sur le contrat de tous avec tous ainsi formulé : nous conservons tous ceci à la condition que nous te laissions ce qui est à toi. Aussitôt donc que quelqu’un ne peut pas vivre de son travail, ce qui est absolument à lui ne lui est pas laissé, le contrat est donc à son égard totalement supprimé et il n’est plus, à compter de cet instant, juridiquement tenu de reconnaître la propriété d’un homme quel qu’il soit. Afin que cette insécurité de la propriété ne soit pas désormais introduite par lui, il faut que tous, en raison du droit et par suite du contrat social, cèdent quelque chose de ce qui est à eux jusqu’à ce qu’il puisse vivre. - Dès l’instant où quelqu’un se trouve dans la nécessité et a à en souffrir, n’appartient plus à personne la part de sa propriété qui est exigée à titre de contribution afin d’en extraire un autre de la nécessité, au contraire, cette part appartient juridiquement à celui qui souffre de la nécessité. Il faudrait que des dispositions soient prises en vue d’une telle répartition dès le contrat social ; et cette contribution est autant une condition de toute justice civile que la contribution au corps protecteur, cette protection de celui qui souffre de la nécessité étant elle-même une partie de la protection nécessaire. Chacun ne possède sa propriété de citoyen qu’autant et à la condition que tous les citoyens puissent vivre de la leur ; et cette propriété cesse dès lors qu’ils ne peuvent en vivre : elle devient la propriété de tout un chacun (toujours d’après le jugement déterminé du pouvoir d’Etat, cela s’entend). La puissance exécutive est responsable de cela autant qu’elle l’est pour tout autre branche de l’administration d’Etat, et le pauvre - entendons : celui qui a conclu le contrat social avec les autres - possède un absolu droit de contrainte à la protection.

(…) Tous étant responsables de ce que chacun puisse vivre de son travail, et tous devant l’y aider s’il n’y parvenait pas, ils ont nécessairement aussi le droit de contrôler si chacun travaille dans sa sphère autant qu’il est requis pour vivre, et ils transfèrent ce droit au pouvoir d’Etat institué pour les droits et les affaires communes. Personne ne possède une prétention légitime à l’aide de l’Etat avant qu’il ait attesté qu’il a fait tout son possible dans sa sphère pour se conserver et que cela ne lui a, malgré tout, pas été possible.

FICHTE, FDN, 2è Partie, 2è Section, §18 (S.W.III, p.213-214)

Vocabulaire

Contrat social (Staatsbürgervertrag)

Par le contrat social, les individus ou les personnes en relation d’action réciproque s’engagent à garantir la possibilité de celle-ci, c’est-à-dire qu’elles s’engagent à ce que, par leur action, elles ne détruisent pas la possibilité d’agir d’autrui. Les contractants expriment une volonté commune qui est celle de voir assurer la sécurité des droits de tous : cette volonté est la volonté générale, en vertu de laquelle le contrat doit être voulu unanimement. Par la déclaration unanime de cette volonté générale comme volonté du droit, les contractants se constituent en un peuple. Une analyse plus fine permet d’apercevoir que le contrat social doit nécessairement contenir en lui-même deux moments qui le rendent possible en tant que véritable contrat d’union.

a) Contrat de propriété (Eigentumsvertrag)

Le premier contrat composant le contrat social est le contrat de propriété. Par ce contrat, chacun déclare à tous qu’il n’étendra pas son activité au-delà de la sphère qui est la sienne ni des biens qui la composent (et qui sont nécessaires à sa subsistance), autrement dit qu’il ne portera pas atteinte à la sphère d’activité ni aux biens des autres, à la condition qu’aucun autre ne porte atteinte à sa sphère et à ses biens. Ce contrat est une déclaration d’abstention contenant la négation par laquelle chacun se limite volontairement à sa propre sphère et s’abstient de toute atteinte à celle d’autrui, à la condition de la réciprocité.

b) Contrat de protection (Schutzvertrag)

Si le contrat social est la formulation d’un problème (à savoir : comment des êtres libres peuvent-ils instituer et se soumettre à un pouvoir disposant d’un droit de contrainte en vue de la conservation du droit, et conserver en même temps leur propre liberté ?), alors ce problème n’est pas résolu par le seul contrat de propriété. Ce contrat n’est en effet que négatif, il porte sur une abstention et, en tant que tel, il ne peut permettre une protection positive de la propriété (et donc de la liberté) de chacun, pas plus qu’il ne peut suffire à la mise en place d’un pouvoir contraignant capable de faire respecter, y compris par la force, le droit de chacun. Cela ne peut s’obtenir qu’à la condition qu’un second contrat soit passé en même temps que le premier, un contrat "dans lequel chacun promette à tous les individus de les aider, grâce à sa propre force, à protéger la propriété qui leur est reconnue" (p.209). Ce second contrat présuppose le premier, puisqu’on ne peut s’engager à protéger qu’une propriété que l’on a au préalable reconnue comme telle. De plus, alors que le premier contrat porte négativement sur une abstention, le second porte sur une prestation positive : chacun s’engage, bien sûr sous condition de réciprocité, à fournir positivement et effectivement son aide à quiconque verrait son droit et sa propriété attaqués par un tiers. Une difficulté se présente cependant : alors que le respect du contrat de propriété est avéré par le simple fait que personne ne porte atteinte à la propriété d’autrui, je ne puis savoir si les autres respectent effectivement le contrat de protection tant qu’aucune attaque ne s’est produite. Or, dans le domaine du droit, il ne faut pas avoir à compter sur la bonne volonté d’autrui : je dois donc pouvoir être certain qu’ils seront contraints de me protéger dans le cas d’une attaque dont je serais la victime.

c) Contrat d’union (Vereinigungsvertrag)

Pour que la condition du contrat de protection soit remplie avec assurance et non pas de façon simplement problématique, il faut qu’au moment même du contrat, et en même temps que lui, soit établie une puissance protectrice à laquelle tous participent de fait dès l’instant qu’ils concluent le contrat. Comment cette puissance protectrice est-elle établie ? Au moment où chacun s’engage à fournir une protection aux autres, chacun le fait en vertu de la possibilité d’une attaque dont personne ne peut savoir ni d’où elle viendra, ni quand elle se produira, ni surtout qui elle touchera. Celui auquel chacun promet protection est donc une personne totalement indéterminée et chacun s’engage dans l’incertitude la plus totale quant au fait de savoir qui bénéficiera de la protection, la possibilité n’étant pas exclue que ce soit justement lui-même. Cette indétermination, ce flottement du concept de "qui est à protéger" produit en chacun non pas seulement la représentation vague d’un ensemble dont il est membre, mais la compréhension de son appartenance effective à un "tout réel" (p.214). Ne sachant qui au juste et en particulier il s’engage à protéger, c’est en réalité au tout lui-même qu’il fait cette promesse et c’est ce tout qu’il s’engage à protéger, faisant surgir ce tout dans l’engagement même de le protéger. La question ne se pose donc plus de savoir s’il le fera puisque la contribution positive en quoi consiste la protection est déjà donnée au moment même où elle est promise. De plus, la puissance contraignante, garantissant que chacun fournira la protection si besoin est, est établie puisqu’elle n’est rien d’autre que le tout lui-même, c’est-à-dire la communauté ou le peuple. Le contrat de protection ainsi compris fait du contrat social un contrat d’union : cette transformation n’est pas seulement verbale ou terminologique dans la mesure où elle implique une certaine relativisation de l’individualisme possessif moderne auquel Fichte peut sembler se rattacher tant qu’on s’en tient au seul contrat de propriété. Le contrat de protection a pour conséquence en effet que l’incapacité où des citoyens pourraient se trouver d’assurer leur subsistance en usant de leur biens (c’est-à-dire en travaillant) leur donne un droit à exiger la protection et le secours des autres. L’Etat peut donc prélever sur la propriété une part permettant d’apporter un secours et une aide à ceux que leur travail ne suffit plus à faire vivre. On voit en quoi le contrat fichtéen jette les bases de l’Etat social moderne.

Droit naturel (Naturrecht)

Lorsque Fichte emploie ce terme, c’est en lui donnant le sens du "droit originaire" (Urrecht). Par ce terme, Fichte désigne "le droit absolu de la personne d’être uniquement cause dans le monde sensible et de n’être jamais un effet" (p.128). Ce droit absolu d’être actif (ou d’être cause), qui exprime l’essence même de l’être raisonnable, ne peut être effectif sans certaines conditions de possibilité qui sont autant de droits naturels de l’homme : "dans le droit originaire, écrit Fichte, il y aurait 1) le droit à la persistance de la liberté absolue et à l’inviolabilité absolue du corps, 2)le droit à la persistance de notre libre influence sur le monde sensible dans son ensemble" (p.134). Ces droits sont ceux qui permettent à l’être raisonnable de se poser comme cause dans le monde sensible. Cependant, selon Fichte, "un droit originaire est une simple fiction" (p.127) en ce sens qu’il est le produit d’une abstraction, de sorte que le concept du droit originaire (ou droit naturel) exprime une "possibilité idéale (pour la pensée), mais ne possède pas de "signification réelle" (ibid.). Pour formuler le droit originaire, on fait en effet abstraction de la condition même à laquelle est soumis tout être raisonnable dès lors qu’il doit exister dans le monde sensible conjointement à d’autres êtres raisonnables : cette condition est la limitation réciproque de l’activité et de la causalité des êtres raisonnables, limitation dont on sait par ailleurs qu’elle permet la conscience de soi de l’être raisonnable comme tel. Le droit naturel peut donc uniquement être formel puisqu’il a seulement trait à la qualité de l’être raisonnable en tant qu’il est libre, mais fait abstraction de la quantité réelle de cette liberté, c’est-à-dire de sa limite dès lors que plusieurs êtres raisonnables doivent pouvoir coexister. Aussi Fichte peut-il écrire qu’il "n’y a pas de droits originaires de l’homme : de façon effective, il n’a de droit que dans la communauté qui le réunit à d’autres" (ibid.).

Police (Polizei)

On connaît l’ironie de Hegel, dans son écrit de 1801 sur la Différence des systèmes de Fichte et de Schelling, à l’égard de l’Etat fichtéen qu’il considère comme un Etat policier exerçant sur ses sujets "une domination indéfinie" détruisant toute "identité authentiquement éthique". Sa prise de parti en faveur de Schelling, dans la polémique qui opposait alors celui-ci à Fichte, conduit Hegel à commettre quelque injustice envers le second. Fichte pose tout d’abord que "la police est un des besoins absolument nécessaires de tout Etat" (p.301) et donc qu’une doctrine de la police fait nécessairement partir d’une doctrine du droit. Fichte se réfère ici au domaine de la "science de la police" (Polizeiwissenschaft) dont l’objet est la maximalisation des activités de la population d’un Etat sur son territoire. C’est pourquoi la surveillance de la construction des routes et de leur entretien fait partie des missions de la police selon Fichte (p.302) : l’Etat doit en effet garantir un exercice aisé des activités de ses citoyens, ce qui implique de bonnes routes… En fait, le pouvoir de police de l’Etat se laisse entièrement déduire de son devoir de protection : en se dotant d’une police, l’Etat atteste sa volonté d’accomplir sa mission protectrice. Par ailleurs le rôle de la police est essentiellement préventif. "L’Etat a, écrit Fichte, en conséquence de son devoir de protection, le droit de donner aux citoyens certaines lois qui visent à [les] garantir contre les dommages qu’ils pourraient subir : ces lois se nomment lois de police et se différencient des lois civiles en ceci que ces dernières interdisent le dommage effectif, alors que les premières tendent à éviter la possibilité d’un dommage" (p.303). Cette prévention implique une surveillance de la population, certes (d’où l’institution du passeport permettant l’identification de tout citoyen), mais cette surveillance s’exerce au profit des citoyens puisqu’elle permet à l’Etat de retrouver rapidement l’auteur d’un délit et de réparer ainsi le dommage subi. Enfin, dans un Etat qui autorise et protège la libre activité que chacun a déclaré être la sienne, et dès lors que chacun s’est engagé à ne pas sortir de la sphère de cette activité, personne n’a rien à cacher, tout peut se faire au grand jour, ce qui rend l’activité de surveillance de la police non seulement facile, mais quasiment inutile. Etant entendu que "ce qui se passe dans la maison, l’Etat ne le sait pas" (p.305).

Propriété (Eigentum)

En 1793, dans ses Considérations sur la Révolution française, Fichte possédait un concept de propriété encore très largement dépendant de la tradition jusnaturaliste, et plus particulièrement de Locke : Fichte pense alors que c’est l’activité formatrice (et donc le travail) appliquée par l’individu à une chose qui le rend propriétaire de cette dernière. Ce qui implique que l’on puisse être propriétaire avant le contrat social : lors de la conclusion de celui-ci, chacun apporte sa propriété et obtient la garantie de tous les autres que personne n’y portera atteinte, à la condition qu’il fasse de même. Dans le Fondement de 96, Fichte s’écarte de cette conception. Dans une note (p.216), il explique en quoi sa conception se distingue de celle de Rousseau, et donc de celle du jusnaturalisme en général : "Rousseau, explique Fichte, admet un droit de propriété antérieur au contrat social, droit qui est fondé sur l’activité formatrice". Le contrat consisterait alors en ce que chacun donne à tous sa propriété, celle-ci lui étant aussitôt rendue avec en plus la garantie de sa reconnaissance par la communauté. Fichte, quant à lui, renverse le rapport : on ne peut rien donner lors du contrat, car on n’a encore rien. "Bien loin, écrit Fichte, que ce contrat doive commencer par le fait de donner, il débute par celui d’obtenir". Lors du contrat donc, je ne me présente pas avec des choses dont je serais à proprement parler déjà propriétaire, mais seulement avec des choses à propos desquelles je dis aux autres que j’en ai besoin pour vivre, en même temps que je leur annonce quel usage je compte en faire. Au nom du besoin que j’ai de ces choses pour pouvoir vivre (le fait de pouvoir vivre étant "la fin suprême et universelle de toute activité libre", p.223), les autres m’en attribuent la propriété, et je fais de même à leur égard. Certes, Fichte maintient en 96 que "le fondement ultime de la propriété d’une chose est la soumission de cette chose à nos fins" (p.132), cette soumission désignant le travail de la chose et plus généralement tout usage qu’on en fait : mais ce n’est là que le fondement de la propriété, et non la propriété elle-même. C’est aux autres et à la communauté que je dois ma qualité de propriétaire, et non pas à moi-même ni à un travail sur les choses effectué avant le contrat. Une chose n’est pas ma propriété avant le contrat parce que je n’ai à ce moment-là aucune garantie qu’un autre ne voudra pas aussi en faire usage, étendant ainsi son activité à ma sphère. Toute propriété, selon Fichte, m’est donc concédée, sous réserve que j’en fasse un usage conforme aux intérêts de la communauté. Le contrat de propriété porte donc non pas sur les choses elles-mêmes, mais sur l’usage des choses, les choses n’entrant dans la sphère juridique que dans la mesure où elles médiatisent les activités des individus. En m’attribuant la propriété d’une chose, la communauté reconnaît donc que cette chose appartient à la sphère de mon activité et me reconnaît le droit d’en exclure tout autre : "chacun n’est propriétaire des objets que dans la mesure où il en a besoin pour l’exercice de son activité" (p.225). Ni plus : pas d’accroissement de ces objets, et donc pas de profit sans une faveur et une permission de l’Etat ; ni moins : celui que son usage des objets ne suffit plus à faire vivre n’est plus propriétaire, donc plus personne ne l’est tant qu’il n’a pas été aidé et secouru par l’Etat.

Relation juridique (Rechtsverhältniss)

La relation juridique est la relation qui prévaut entre des êtres raisonnables, c’est-à-dire entre des êtres libres, dès lors que chacun d’eux limite volontairement sa liberté par le concept de la possibilité de la liberté des autres êtres raisonnables, à la condition que ces derniers en fassent de même (p.67). Dans le Fondement, cette relation fait l’objet d’une déduction dans la mesure où elle est établie à titre de condition de possibilité de la conscience de soi d’un être raisonnable. Ce dernier ne peut en effet s’apparaître réflexivement à lui-même dans son activité essentielle qu’à la condition d’avoir été renvoyé à sa propre activité par un être qui n’a pas nié cette dernière, mais l’a au contraire incitée à s’exercer. Cet être est un autre être raisonnable qui n’a pu agir qu’en fonction de l’activité à inciter chez le premier, et donc en limitant sa propre activité. La 3è Section de la 1ère Partie du Fondement démontre ensuite que cette relation ne peut prévaloir, de manière durable et sans exception, entre des êtres raisonnables qu’à la condition de l’institution d’une puissance capable de la faire respecter, y compris par la force.

Bibliographie

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- Fichte, Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807, trad. L. Ferry et A. Renaut, Paris, Payot, 1981.

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