Message révolutionnaire des Amis de Durruti1
AVERTISSEMENT
Cette seconde édition du Message révolutionnaire des Amis de Durruti nous a paru justifiée.
D'abord ce texte nous est demandé par bon nombre de jeunes camarades. Ensuite, cette étude reste une "contribution utile" et même "précieuse", selon D. Guérin, à une compréhension de la révolution espagnole et à l'éclairage de la notion de communisme libertaire. Enfin et surtout, elle permet d'approcher de plus près les conceptions libertaires du pouvoir du "peuple en armes" et de "junte" ou Front révolutionnaire.
La première édition avait été due à l'initiative des militants de la région ouest de l'UTCL (Union des travailleurs communistes libertaires) et la présente réédition s'inscrit dans le travail éditorial d'ensemble d'Agora de l'organisation Alternative libertaire.
Avant-propos de Daniel Guérin
L'étude de Georges Fontenis me paraît une contribution utile, et je dirais mieux: précieuse, non seulement à une meilleure compréhension de la révolution espagnole de 1936-1937, mais aussi à une interprétation plus extensive de la notion même de communisme libertaire.
L'usage de ces deux mots gagnerait certes à ce qu'ils soient distingués clairement de deux autres versions, affublées des mêmes vocables, à savoir, d'abord l'utopie, propagée par Kropotkine et ses disciples, d'un paradis terrestre sans signe monétaire, où tout un chacun, grâce à l'abondance, puiserait dans le tas; ensuite l'idylle enfantée au sein de la CNT espagnole, dès avant 1936, par l'imagination d'Isaac Puente, d'un puzzle de "Communes libres". A la veille du putsch franquiste, cette douce rêverie préparait fort mal l'anarcho-syndicalisme espagnol aux dures réalités d'une révolution et d'une guerre civile. Fontenis, s'il souligne certains aspects positifs du congrès de Saragosse de 1936, me semble passer à côté de ceux qui me paraissent éloignés du réel.
Dans la première partie de son étude, l'auteur retrace avec exactitude la dégénérescence, les capitulations successives des leaders anarchistes de la CNT-FAI, mais peut-être ne descend-il pas avec assez d'insistance au coeur du problème. A savoir, l'anarchisme traditionnel, idéaliste et désintégrationniste, n'était-il pas voué fatalement à l'échec dès lors qu'il se trouverait confronté à une lutte sociale implacable, à laquelle il n'était pas le moins du monde préparé?
Car ce ne sont pas tant chez ses leaders l'infidélité aux principes, les défaillances humaines, les inexpériences ou naïvetés qui les ont fourvoyés, mais, bien davantage, une incapacité congénitale à déjouer les embûches du pouvoir (dont ils s'accommodèrent faute d'avoir pu le biffer d'un trait de plume). De ce fait, ils étaient voués à s'enliser dans le ministérialisme, à s'abriter sous l'aile trompeuse de la démocratie bourgeoise "antifasciste" pour finalement se laisser prendre en remorque par le stalinisme contre-révolutionnaire.
En revanche, ils étaient diablement bien préparés à l'autogestion économique de l'agriculture et, dans une moindre mesure, de l'industrie, et la collectivisation libertaire, qui reste un modèle pour le futur révolutionnaire, a sauvé l'honneur de l'anarchisme. On peut regretter que l'étude de Fontenis ne puisse qu'effleurer cette page glorieuse de la révolution espagnole. Il serait fondé, certes, à rétorquer qu'elle n'est pas moins absente des écrits qu'il analyse.
Le mérite de ces textes réside ailleurs, dans le domaine politique. Ils révèlent un aspect trop méconnu de l'avant-garde libertaire ibérique, le bref essor des "amis de Durruti", ainsi nommés en mémoire du légendaire Buenaventura Durruti, tombé au front dès le 20 novembre 1936. Ils sont issus des leçons tirées, un peu tard, de la cruelle défaite de mai 1937 à Barcelone. De même qu'en France le babouvisme avait été le fruit attardé des sévères répressions de germinal et prairial 1795, la lucidité de ces communistes libertaires a été avivé par la tragédie catalane de mai.
A travers les quelques numéros de leur éphémère organe, l'Ami du Peuple, que Fontenis a passionnément dépouillés et traduits, on voit ces militants se refuser à attendre, pour faire la révolution, d'avoir gagné la guerre, comme le prétendaient les anarchistes réformistes ainsi que les staliniens, et affirmer que l'on ne peut dissocier l'une de l'autre. Et de proclamer qu'il est possible de se battre contre l'ennemi fasciste sans renoncer pour autant aux idéaux libertaires. Et de dénoncer l'asphyxie engendrée par la machine étatique. Et, enfin, d'affirmer que sans théorie révolutionnaire les révolutions ne peuvent aller de l'avant, que celle du 19 juillet 1936 a échoué faute d'un programme conséquent.
Georges Fontenis, dans son effort pour parvenir à un tel programme communiste libertaire, le rédigera, en France, en 1954 et, j'ajoute qu'il le rénovera, en juillet 1971, à Marseille, au congrès constitutif de l'Organisation communiste libertaire auquel j'ai participé. Je termine en précisant que je me trouve aujourd'hui à ses côtés, dans l'UTCL, Union des Travailleurs Communistes Libertaires, qui s'inscrit dans la tradition léguée par la Première Internationale dite anti-autoritaire.
INTRODUCTION
Mai 1937. A Barcelone paraît le premier numéro de l'Amigo del Pueblo, organe des "Amigos de Durruti". La répression policière de l'État républicain vient de s'abattre sur les combattants des barricades qui ont répondu aux exactions des staliniens en reprenant la voie révolutionnaire. Mais alors que les combattants de la révolution l'emportent sur les troupes staliniennes et les corps de répression de la Généralité de Catalogne et de l'État central, les "leaders" anarchistes de la CNT-FAI devenus ministres du gouvernement bourgeois demandent aux vainqueurs des barricades de baisser les bras, de faire confiance aux "chefs" pour apaiser le conflit et ramener l'unité dans le camp anti-franquiste. Le résultat ne se fait pas attendre: des milliers de combattants des barricades se retrouvent en prison et une censure plus brutale que jamais musèle la presse. Le premier numéro d'Amigo del Pueblo est caviardé férocement. Mais enfin il paraît et il va tenter d'être le point de ralliement de tous ceux qui à travers la lutte contre Franco ne veulent pas oublier les tâches de la révolution, ces tâches qui précisément donnent tout son sens à la guerre contre les militaires et leurs alliés.
Les Amigos de Durruti et, plus largement, les travailleurs libertaires d'Espagne vont échouer. Pourquoi? Et en fait, quel fut leur combat?
Près d'un demi-siècle après ces événements, rien de bien solide n'est encore paru en réponse à ces interrogations. Les leaders du mouvement anarchiste "officiel", traditionnel, toujours préoccupés de dissimuler les défaillances et les inconséquences, d'estomper les responsabilités, d'éviter les problèmes théoriques fondamentaux, se sont toujours dérobés à la discussion ou se sont satisfaits de quelques confessions et regrets tardifs... mais on attend toujours une autocritique de fond, une analyse rigoureuse des événements. Tout a été fait pour étouffer les critiques les plus radicales, en particulier celles des Amigos de Durruti, et tenter de les effacer à jamais.
Pourtant, eux, les Amigos de Durruti, ont plus qu'esquissé cette analyse rigoureuse et vigoureuse dont nous avons besoin, et ils l'ont fait au coeur même du combat.
C'est pourquoi il nous a paru indispensable de publier leurs principaux écrits, encore inédits en Français.
Pour contribuer au débat, que nous souhaitons clarificateur, nous y ajoutons une brève étude sur l'évolution du mouvement libertaire et de la révolution espagnole et aussi, nécessairement, les commentaires que les textes et les faits inspirent aujourd'hui aux camarades qui poursuivent le lutte pour le communisme libertaire.
Cela dit, notre travail n'est pas une histoire de la révolution espagnole qui, à notre sens, reste à écrire. Nous avons d'ailleurs délibérément laissé de côté l'immense chapitre des réalisations économiques et sociales, des collectivisations et socialisations, sauf lorsque ces faits s'intégraient dans notre étude. Là-dessus, les travaux de Gaston Leval et de F. Mintz, que nous citons en bibliographie, font autorité. Nous avons tenté seulement d'éclairer, d'un point de vue révolutionnaire, la période du printemps et de l'été 1937, période qui nous est apparue comme décisive.
1ère partie
LE CAMP "ANTIFASCISTE"
Il est indispensable - les amis de Durruti ont tenté de le faire - de trouver la voie qui pour les révolutionnaires permet, sans compromission et sans tomber dans un frontisme antifasciste sans principes, une pratique de lutte unifiée des forces prolétariennes contre les coups de force de la réaction, du militarisme, du fascisme. On comprend pourquoi les amis de Durruti donnèrent toute son importance au prétendu choix "guerre ou révolution".
Mais il nous faut bien, avant d'aborder les faits et leurs analyses brosser un tableau, aussi succinct que possible, des forces en présence dans le camp "antifasciste" ne serait-ce que pour faciliter au lecteur non averti son voyage à travers ce qu'un auteur a appelé "le labyrinthe espagnol". La bibliographie que nous donnons permettra d'ailleurs de trouver une information complète.
ESPAGNE ET CATALOGNE.
La poussée des autonomismes régionaux dans l'Espagne unifiée imposée par le pouvoir central, remonte fort loin et elle se poursuit aujourd'hui, sur le plan des institutions (il existe, dans les diverses régions, des pouvoirs bénéficiant d'une autonomie limitée) ou de l'action subversive (c'est le cas au pays Basque). Dans les années 30, elle n'impliquait guère que deux régions, d'ailleurs les plus développés économiquement, la Catalogne et le pays Basque. La république leur avait accordé des institutions particulières. En Catalogne, région qui va jouer un rôle de premier plan dans la révolution, il existait donc un pouvoir régional : le Gouvernement de la Généralité de Catalogne, un parlement régional et des forces d'ordre public: les gardes de la Généralité (Mozos de escuadra). Les partis et organisations y avaient souvent une physionomie particulière, comme nous allons le voir.
LES PARTIS CATALANISTES
Il existait en Catalogne des organisations sans liens institutionnels ou historiques avec les partis et groupes qui se retrouvent dans tout le reste de Espagne. Citons les plus importantes:
La "gauche catalane" (la Esquerra) sera à la tête de la Généralité de Catalogne. Elle rassemble une partie des travailleurs mais surtout des éléments de la petite bourgeoisie "de gauche", des intellectuels. C'est la parti du Président de la Généralité, Companys.
L'Union des Rabassaires (métayers, petits exploitants agricoles) est d'une orientation voisine.
Le parti de l'État catalan (l'Esta Català) est franchement séparatiste, d'un nationalisme fascisant.
LES RÉPUBLICAINS FÉDÉRALISTES
L'esprit fédéraliste s'est manifesté en Espagne au cours du 19ème siècle par l'existence d'un fort courant au sein des républicains. Un certain nombre de ces républicains se sont reconnus très proches des idées fédéralistes du courant anti-autoritaire de la 1ère Internationale. Les républicains fédéralistes recrutent surtout dans certaines couches paysannes et dans la petite bourgeoisie libérale.
En 1936, il existe au parlement de Madrid (les Cortès) une étonnante extrême-gauche parlementaire. Ce sont les républicains fédéralistes qui la constituent.
Il y a parmi eux notamment des avocats qui défendent les militants anarcho-syndicalistes et anarchistes au cours des procès.
Ces libéraux ne désirent nullement bouleverser les fondements de la société bourgeoise mais ils ont un discours radical, assez proche des déclarations des révolutionnaires. La CNT les ménage et même les soutien, en dépit de son anti-parlementarisme.
LA GAUCHE ET L'EXTREME-GAUCHE
Le parti socialiste (Parti socialiste ouvrier espagnol) est un parti réformiste composé surtout d'intellectuels de la petite bourgeoisie et de fonctionnaires mais il s'est constitué une assise ouvrière à travers une organisation syndicale, l'Union Générale des Travailleurs (U.G.T) dans la mesure où les rouages du parti et des syndicats s'interpénètrent. Un bon exemple: le leader socialiste Largo Caballero -qui sera longtemps un pur réformiste et un ministre répressif- est secrétaire général de l'U.G.T. Les leaders de l'U.G.T combattent ouvertement les syndicalistes de la CNT mais il existe cependant à la base, en maintes circonstances, un désir d'unité de la classe ouvrière.
Les communistes sont divisés et peu nombreux, leur stalinisme est outrancier. Mais leur influence grandira vite pendant la révolution, nous verrons pourquoi. En Catalogne, le parti stalinien prendra le nom de PSUC, parti socialiste unifié de Catalogne, né de la fusion du petit parti communiste et d'un parti socialiste catalan.
Les trotskistes constituent seulement quelques groupes dont l'activité est avant tout théorique. leur militant le plus connu, Andrès Nin se rallie au POUM. C'est à tort que ce "parti ouvrier d'unification marxiste" est considéré comme trotskiste: il est la forme que prend à partir de 1935, le "bloc ouvrier et paysan", essentiellement catalan et composé de communistes en rupture avec Moscou. C'est un parti qui jouit d'une certaine influence, à Barcelone notamment, mais qui est sans cesse tiraillé entre le soutien aux catalanistes et l'internationalisme, entre l'électoralisme et l'appartenance d'un certain nombre d'adhérents à la CNT, entre les dénonciations des dirigeants de Moscou et une admiration proclamée pour le régime de Staline. dans le jargon trotskiste, c'est un parti ouvrier "centriste".
LE MOUVEMENT LIBERTAIRE
Venons-en maintenant à la Confédération nationale du travail. sans entrer dans les détails de son histoire, nous devons nous étendre davantage sur ce qu'est cette CNT puisque les "Amis de Durruti" en sont membres.
Elle a été fondée en 1911 sur la base de groupements ouvriers et libertaires qui se sont maintenus comme héritiers de la Fédération espagnole de la 1ère Internationale. S'inspirant du syndicalisme révolutionnaire français, alors à son apogée, elle adopte la forme d'organisation et de lutte du syndicat ouvrier mais elle définit son objectif final comme étant le communisme anarchiste dont elle voit la réalisation à travers le syndicat comme structure fondamentale. C'est donc une organisation anarcho-syndicaliste de masse qui atteindra en 1936 près d'un million d'adhérents.
Son histoire est fort complexe, traversée de nombreux conflits. En son sein existent deux courants souvent opposés: d'une part un courant purement anarcho-syndicaliste qui considère que la CNT suffit comme organisation et qui estime superflue ou inquiétante l'existence de groupes anarchistes organisés extérieurement à la "Confédération", d'autre part, le courant inspiré par les militants se considérant d'abord comme anarchistes révolutionnaires adhérant à une confédération syndicale où ils ont mission de combattre toute tentation réformiste. Le conflit s'aggrave lorsque les groupes anarchistes, jusqu'alors faiblement réunis dans une Fédération aux liens très peu serrés, constituent en 1927 avec des groupes portugais la célèbre FAI (Fédération anarchiste ibérique). Nous sommes alors devant le problème des rapports entre l'organisation de masse et l'organisation d'avant-garde. Même si les rapports entre FAI et CNT ne sont pas des rapports mécaniques de sujétion, il se trouvera des militants adversaires de la FAI, des militants anarchistes pourtant, pour condamner "la dictature de la FAI". En fait si un certain nombre de responsables de la CNT appartiennent à la FAI, il s'agit non à proprement parler d'une dictature mais d'une influence idéologique dominante. Le conflit qui atteint son point culminant en 1931, à l'occasion du congrès de la CNT tenu à Madrid, opposera les militants partisans d'une analyse réaliste et d'une action très réfléchie aux militants qui veulent, sans attendre, lancer des soulèvements révolutionnaires. Les premiers rédigent un manifeste recueillant 30 signatures (on les appellera les "Trente" et leur tendance s'appellera le "trentisme"), manifeste dans lequel ils dénoncent les analyses superficielles, la conception simpliste et catastrophique de la révolution, le culte de la violence pour la violence, qui leur paraissent être les caractéristiques des militants de la FAI1 Bien que tous les membres de la FAI soient loin d'être des énergumènes, il est bien vrai que des tentatives révolutionnaires aventureuses ont eu lieu ou auront lieu par la suite, à l'instigation ou avec l'appui de certains groupes de la FAI, tentatives vouées à l'échec et qui se soldent par une répression féroce. Par contre, les "trentistes" qui se disent prudents mais non moins révolutionnaires pour autant, ont parmi eux incontestablement des militants inclinant vers le réformisme. Un de leurs chefs de file, Angel Pestana va par la suite fonder le "parti syndicaliste" et sera député aux Cortès.
Les militants et les syndicats qui se rallient au manifeste des Trente sont exclus de la Confédération et constituent des "syndicats d'opposition" dont l'influence en certaines régions est loin d'être négligeable. Si bien qu'ils seront réintégrés dans la CNT cinq ans plus tard au Congrès de Saragosse.
L'on verra bientôt, dans le gouvernement central à Madrid et dans celui de la Généralité de Catalogne, à Barcelone, des ministres d'origine e "trentiste" mais aussi des militants de la FAI ou des intransigeants ayant combattu le trentisme, comme Garcia Oliver et Federica Montseny. Et en septembre 1937, Pestana rejoindra la CNT.2
Si l'on veut dresser un tableau rapide mais assez complet des courants en présence dans l'ensemble du mouvement libertaire espagnol, on peut distinguer:
-une petite frange révisionniste qui, avec Pestana, aboutit au parti syndicaliste;
-un courant "trentiste", qui se veut révolutionnaire mais réaliste, avec un Juan Peiro qui a combattu durement pour la création de Fédérations d'industries dans la CNT et qui a dénoncé les pratiques aventuristes de certains groupes de la FAI;
-une composante traditionnaliste regroupant de nombreux responsables syndicaux qui ne voient pas toujours l'utilité (ils en combattent parfois l'existence) d'une organisation spécifique réunissant les groupes anarchistes. Ces militants se considèrent comme anarchistes mais pour eux les groupes anarchistes devraient être simplement des centres de réflexion et de propagande générale. C'est un point de vue très courant chez les anarcho-syndicalistes.3
Les FAIstes, par conséquent, sont loin de rassembler tous les anarchistes et pour lesquels les syndicats ne répondent pas à toutes les tâches. Encore faut-il distinguer les FAIstes d'origine ouvrière, d'abord anarcho-syndicalistes, comme Garcia Oliver ou Durruti, des anarchistes d'origine intellectuelle, comme Federica Montseny.
Les jeunesses libertaires qui, surtout en Catalogne, défendent la pureté de l'idéal "acrate" 4 et jouent un grand rôle sur le plan culturel et éducatif. A ce propos, il faut dire que le mouvement libertaire espagnol tout entier est très porté vers l'alphabétisation, l'éducation (d'où la création de nombreuses écoles modernes, inspirées de la pédagogie de Francesco ferrer, et la multiplication des "athénées" sorte d'universités populaires, très vivantes).
Les "Amis de Durruti", tous membres de la CNT, membres également de la FAI pour la plupart, constituent à partir de 1937 un courant particulier.
A partir de juillet 36, les liens entre la CNT et la FAI seront si étroits que les deux sigles apparaîtront le plus souvent mêlés (on dira "la CNT-FAI"),. Même un "mouvement libertaire" réunira les trois branches: CNT, FAI, FIJL (Fédération ibérique des jeunes libertaires) mais, au sein des difficultés de la guerre, on verra à partir de mai 1938 se manifester une opposition entre la direction de la CNT, sacrifiant tout à l'idéologie de la "résistance à outrance" et se soumettant aux orientations du gouvernement Negrin et le comité Péninsulaire de la FAI s'efforçant tardivement de sauver l'honneur en dénonçant l'avance de la contre-révolution.
Pour en terminer avec ce rapide panorama, il convient de signaler que la FAI, constituée à l'origine de "groupes d'affinité" pratiquement clandestins, en tout cas en marge de toute législation, est numériquement limitée, environ 30000 affiliés en juillet 1936. Pratiquant une activité publique à partir de ce moment, elle se transforme en juillet 1937 en une Fédération de groupes locaux et de quartiers, nettement plus ouverts aux adhésions que les groupes d'affinité, mais où les pouvoirs de décision des comités sont accrus. Ainsi "l'organisation spécifique" la "Especifica" comme disent les Espagnols, se transforme en parti de type courant, visant à devenir une "organisation spécifique de masse". On peut sans doute considérer que les groupes d'affinité ne correspondent plus à la période qui s'est ouverte en juillet 36, mais par contre, comment ne pas voir la pauvreté et la confusion de la base théorique qui tient en une déclaration de principes de quelques lignes?5
2ème partie
LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE ET LES RÉVOLUTIONNAIRES
LA RÉPUBLIQUE DU 14 AVRIL 1931
C'est une république bourgeoise très conservatrice qui succède en 1931 à la monarchie. L'appui des socialistes ne modifie pas cette coloration et nous voyons même le ministre socialiste du travail, Largo Caballero, participer à la répression des grèves et mouvements insurrectionnels qui surgissent devant l'incapacité du nouveau régime à prendre des mesures élémentaires de changement. le résultat des deux premières années de pouvoir républicain est sévère: 400 morts, 3000 blessés, 9000 détenus, 160 déportés, 160 saisies de journaux ouvriers... et 4 saisies de journaux de droite.1 On comprend que les élections législatives de 1933 se soldent par la défaite de la gauche: les ouvriers n'ont pas voté et les socialistes sont passés de 116 députés en 1931 à 60.
La principale force ouvrière, la CNT, avait déclaré la "grève électorale" au bénéfice de la révolution sociale. Il se produit effectivement un mouvement révolutionnaire le 8 décembre 1933. Dans les diverses régions, en bien des villes et villages, les masses proclament le communisme libertaire. La répression est brutale. Le gouvernement ouvertement réactionnaire va affronter en octobre 34 une puissante insurrection, celle des Asturies, où luttent côte à côte socialistes, communistes, anarchistes. La répression, une véritable boucherie, s'accompagne des pires tortures et de l'emprisonnement de 30000 travailleurs dont un nombre important de membres de la CNT.
LE FRONT POPULAIRE
On comprend que la campagne abstentionniste soit des plus faibles pour les élections de 1936; en fait la CNT laisse ses adhérents apporter leurs suffrages aux partis de gauche réunis sous le signe du "Front populaire" afin qu'une victoire de la gauche vide les prisons. Effectivement, la droite est battue et les emprisonnés politiques sont libérés...
L'agitation des milieux de l'armée ne fait que croître. Elle était déjà évidente avant les élections, si bien que deux jours avant le scrutin, le comité national de la CNT avait lancé un manifeste de mobilisation contre un coup d'État militaire menaçant: "le prolétariat sur le pied de guerre contre la conspiration monarchiste et fasciste!" Que va faire le nouveau gouvernement du Front populaire? Il joue la force tranquille et va jusqu'à nier tout danger, exaltant même la loyauté des chefs militaires.
LA CNT PRÉPARE LA RÉVOLUTION
La CNT, le 1er mai 1936, se réunit en congrès à Saragosse. Elle tente, en dépit d'un discours non exempt de naïvetés, de préciser divers aspects de son programme, le communisme libertaire. Elle fixe les conditions d'une alliance inéluctable avec l'UGT dans d'éventuelles circonstances révolutionnaires. Elle précise sa position, à la fois constructive et critique, à propos des projets de réforme agraire. Et sous le titre "défense de la révolution", le congrès pose le problème du pouvoir révolutionnaire et de la lutte armée. Certes, il est impossible alors de prévoir le déroulement précis d'éventuels faits révolutionnaires mais les fondements d'une véritable politique de rupture avec l'ordre capitaliste et étatique sont posés: prise du pouvoir économique à tous les niveaux, rôle de l'Espagne dans le cadre de la révolution internationale, négation de l'armée permanente, nécessité du peuple en armes et de la détention des armements par les communes, rôle des "cadres de défense confédérale" et organisation efficace des moyens militaires sur le plan national, importance primordiale de la propagande auprès des prolétariats des autres pays. N'oublions pas l'esprit général qui préside à ces dispositions: dans la résolution concernant l'alliance avec l'UGT, il est précisé que doit être repoussée "toute espèce de collaboration politique et parlementaire" avec le régime bourgeois.
Il n'était pas inutile que tout cela soit rappelé avant de voir ce que sera l'attitude de la CNT deux mois plus tard, car en juillet ce sera le soulèvement militaire.
JUILLET 36
Les événements vont en effet aller très vite. Dès le début de la législature, les députés de droite aux Cortès font des déclarations de guerre civile. Le 11 juillet, la Phalange2 s'empare de l'émetteur radio de Valence. Le président du Conseil est prévenu de l'éventuel soulèvement des généraux mais il se refuse à prendre quelque mesure que ce soit. Le 17 juillet, l'armée prend le pouvoir au Maroc, le massacre des ouvriers et personnalités de gauche commence.. et le gouvernement de Madrid affirme qu'il contrôle la situation. Séville tombe aux mains des militaires. Enfin, le gouvernement de Casarès Quiroga cesse ses déclarations rassurantes, mais c'est pour passer la main à un gouvernement de conciliation présidé par Martinez Barrio offrant le ministère de la Guerre au général Mola qui refuse et se déclare en lutte ouverte.
Le matin du 19 juillet, le journal de la CNT Solidaridad obrera paraît sévèrement censuré par le pouvoir républicain mais l'appel du comité régional de Catalogne, appel aux armes et à la grève générale révolutionnaire, a échappé aux censeurs. Le même comité régional et la fédération locale des syndicats de Barcelone exigent de la Généralité de Catalogne et du gouverneur civil la distribution d'armes aux forces populaires. En vain. Mais les militants de la CNT s'emparent des armes entreposées dans les navires du port. Les autorités ordonnent à la force publique de les récupérer mais il n'en sera récupéré qu'une infime partie. A Madrid, le comité national de la CNT déclare à la radio la grève générale révolutionnaire et demande aux militants de veiller dans les locaux syndicaux les armes à la main.
Les 19 et 20 juillet, les casernes de Barcelone sont prises par les forces populaires et les militants de la CNT et de la FAI, qui ont constitué l'élément principal de ces forces, sont les maîtres incontestés de la vie sociale et économique en Catalogne. A Madrid, dès le 20, les camarades de la CNT appuyés par des groupes de gardes d'assaut et par les jeunesses socialistes se rendent maîtres de la situation. Ailleurs, la lutte est confuse. Ainsi à valence, par la faute des atermoiements du gouvernement, il faudra attendre 15 jours pour que les militaires soient vaincus.
Partout où il le peut, le gouvernement de Madrid aggrave la situation: ses gouverneurs civils et les juntes déléguées qu'il créé ont hâte de faire cesser les grèves, de supprimer les comités exécutifs populaires qui ont surgi. Ainsi est laissé à l'ennemi le temps de se ressaisir, de se renforcer sur le front de Teruel, de se consolider à Saragosse et aux Asturies, d'être maîtres de l'Andalousie. Pourtant, le 19 juillet, le soulèvement militaro-fasciste pouvait être considéré comme ayant échoué sur les deux-tiers les plus riches, les plus peuplés et les plus développés du territoire.
LES MASSES ET LES CHEFS
C'est d'abord à Barcelone que va se jouer l'avenir d'une révolution dont le soulèvement militaire a été le déclencheur. Que vont faire la CNT et la FAI de l'immense pouvoir qu'elles viennent d'acquérir?
Au cours d'une première entrevue, Companys, président de la Généralité de Catalogne, donne carte blanche aux représentants des organismes responsables de la CNT. Que peut-il faire d'autre alors que son gouvernement a perdu toute crédibilité? Il va en fait manoeuvrer: il propose la création d'un comité des milices antifascistes mais publie un décret qui tente de transformer les milices en force de police au service de la Généralité. Les représentants de la CNT imposent la reconnaissance d'un comité des milices constitué délégués des diverses organisations, mais la CNT n'y aura qu'une représentation égale à celle de l'UGT, minoritaire en Catalogne, et elle fait la place belle aux organisations de la bourgeoisie catalane. Sans doute est-il nécessaire de tenir compte des forces autres que la CNT, notamment de la gauche catalane et des petits paysans. Mais de quelle manière faut-il en tenir compte? En les entraînant dans le sillage des masses ouvrières qui ont combattu et qui vont ouvrir la voie à des mesures économiques et sociales révolutionnaires? En fait, on va remettre en selle le gouvernement de la Généralité en donnant une importance arithmétique aux forces conservatrices.
C'est un plénum régional des représentants des organisations locales et cantonales de la CNT et de la FAI qui va entériner cette politique, le 23 juillet.
Un faux dilemme stupéfiant va, dès le départ, obscurcir le débat: "ou le communisme libertaire qui équivaut à la dictature anarchiste, ou la démocratie, c'est-à-dire la collaboration". Selon José Peirats (qui ne cite pas ses sources) c'est Garcia Oliver qui en est l'auteur. Oliver affirme avoir été au contraire un des rares militants à avoir pris parti pour la révolution (le tout pour le tout) et il accuse Federica Montseny et Santillan d'avoir entraîné la majorité du plénum contre le danger de la "dictature anarchiste". Toujours est-il que G.Oliver et F.Montseny se retrouveront bientôt dans la pratique de la collaboration gouvernementale.
Comment expliquer que la grosse majorité de la CNT et de la FAI ait rallié, plus il est vrai par résignation que par enthousiasme, le camp de la collaboration au sein des organismes d'Etat? Il ne faut pas perdre de vue que le mouvement anarchiste espagnol, s'il est à forte prédominance ouvrière, n'est pas exempt de certaines caractéristiques du mouvement anarchiste international en cette période. L'idéalisme bourgeois, un humanisme vague, la substitution du discours philosophique creux à la réflexion politique solide, l'individualisme et le dilettantisme ne l'ont pas épargné, surtout chez les "intellectuels" parfois plus près du libéralisme radical que du syndicalisme révolutionnaire. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire quelques périodiques et brochures. le congrès de Saragosse est dans une certaine mesure un reflet de cette situation: on s'y est bien efforcé de donner un contenu au communisme libertaire, mais on n'a pas posé clairement le problème du pouvoir politique. Il y a ainsi des questions "tabou" dans les organisations libertaires et la notion de pouvoir des masses par rapport au pouvoir d'État, question centrale, vitale, est restée dans une ombre pudique.
Trop souvent, la phrase "acrate" et la proclamation de la "pureté anarchiste" ont tenu lieu de réflexion approfondie. Il n'est donc pas aussi surprenant qu'on le ressent tout d'abord que la masse des militants soit prise de court et accepte l'assimilation grossière du pouvoir ouvrier dans la rue et dans l'usine à un pouvoir d'État ou de parti, à une "dictature anarchiste". Nous y reviendrons.
Pour l'heure, la collaboration au pouvoir d'État n'est pas encore aveuglante. Sans doute pour sauver les apparences et ménager les inquiétudes d'un certain nombre de militants, le comité des milices ne prend pas vraiment figure de gouvernement et reste dans une certaine mesure autonome bien que créé officiellement par un décret du gouvernement de la Généralité et quoi qu'il ne soit qu'une réunion de leaders des diverses organisations et non pas une émanation de comités de base.
Mais ce qui est remarquable, c'est le divorce qui va peu à peu s'instaurer entre la politique des organismes de base et celle des comités de sommet. Ainsi les sections syndicales de base prennent des mesures de saisie des entreprises, de contrôle ouvrier et même de collectivisation, en même temps que de satisfaction des revendications ouvrières tandis que les comités publient des communiqués insistant sur la nécessité de la reprise du travail et de l'augmentation de la production et s'abstenant de toute consigne révolutionnaire concernant la gestion des grandes entreprises. Deux exemples: le communiqué de la Fédération locale des syndicats de Barcelone du 28 juillet et le manifeste du 26 du comité péninsulaire de la FAI qui est un tissu de déclarations romantiques, voire délirantes, magnifiant l'héroïsme des travailleurs, appelant à une "ère nouvelle" mais sans la moindre consigne concernant le pouvoir ou la socialisation. L'impulsion révolutionnaire constructive (avec l'alliance concrète CNT-UGT) surgit du peuple, des syndicats et de leurs militants pendant que les comités observent une attitude de modération3 . Ces comités "responsables" vont par ailleurs se trouver confrontés à des critiques qui s'exercent à l'encontre des organisations qu'ils représentent, critiques parfois fondées: il y a des saisies de biens abusives ou sans fondement, des arrestations arbitraires par des groupes d'individus sans mandat, des exécutions sommaires même.
Nous allons voir comment on va tenter de régler le problème de ce qu'on pourrait appeler "sûreté
révolutionnaire", mais ce qu'on observe d'abord c'est que les comités de sommet vont tomber dans le piège que tendent le gouvernement central et celui de Catalogne: le chantage aux biens étrangers et au terrorisme aveugle est repris même par le comité des milices et les sommets des organisations. Sans doute est-il indispensable de veiller aux provocations et il est vrai que des navires de guerre des puissances étrangères sont arrivés dans le port de Barcelone. Le comité régional de Catalogne va jusqu'à donner la liste de 87 firmes et installations anglaises à respecter à tout prix. Mais l'État républicain exploite sans vergogne quelques excès isolés et la menace des escadres étrangères pour faire évoluer la situation dans le sens d'une normalisation sous l'autorité gouvernementale. Les gouvernements de Madrid et de Barcelone ne vont pas parvenir sans problème à leur but.
En effet, à côté du comité des milices qui conserve un aspect révolutionnaire, vont être crées, pour les tâches de sûreté révolutionnaire, des "patrouilles de contrôles": 700 hommes répartis en 11 sections; cette fois la CNT fait respecter le rapport des forces entre les organisations. le gouvernement de la Généralité s'incline mais il sait qu'il y a là un embryon de pouvoir du peuple en armes et il décrétera la dissolution des patrouilles dès qu'il le pourra.
Par ailleurs, les organisations de base poursuivent leurs tâches de socialisation et un conseil d'économie de catalogne est créé par un décret du 13 août.
PREMIERE OFFENSIVE GOUVERNEMENTALE
Début août, le gouvernement central décrète la mobilisation des classes 33,34 et 35. A Barcelone, les jeunes gens appartenant à ces classes descendent dans les rues, refusent de rejoindre les casernes, manifestent aux cris de "à bas l'armée, vive les milices populaires". Un certain nombre de ces hommes appartiennent déjà aux milices et s'apprêtent à partir au front. Cette fois, le comité régional de la CNT, les groupes de la FAI, le journal Solidaridad obrera prennent parti pour le refus de la militarisation. On observe là une réaction saine de la base contre les projets des sphères gouvernementales et c'est une réaction massive, populaire.
C'est pourtant une solution intermédiaire qui va intervenir sous l'égide du comité des milices et du conseil de défense: les jeunes rejoindront les casernes mais sous l'autorité du conseil des milices. La CNT et la FAI approuvent. Il semble que l'essentiel soit sauvé malgré les concessions car les militaires de métier des divers grades seront utilisés sur le plan de la technique et le commandement sera contrôlé par des conseils d'ouvriers-soldats composés de soldats élus et de délégués des organisations et partis. Mais n'oublions pas que vient d'être créé, au sein du gouvernement de la Généralité un "conseil de défense" qui détient l'autorité militaire pour la Catalogne. Nous constaterons ce qu'est au juste ce conseil de défense, mais nous devons noter que le premier élan d'opposition dû aux jeunes mobilisés pèse d'un grand poids: au cours d'un meeting immense qui se tient à Barcelone le 10 août, les divers orateurs de la CNT et de la FAI affirment la nécessité de ne désarmer le peuple sous aucun prétexte.
L'impression générale qui ressort de toute cette première période de la révolution est une impression d'ambiguïté: les valeurs révolutionnaires semblent défendues avec intransigeance alors que des mesures concrètes sont prises qui vont vers l'abandon d'une ligne radicale de transformation sociale et politique. En voici encore un exemple: au moment où la CNT et la FAI refusent le désarmement populaire, elles créent avec leurs partenaires, le 11 août, un comité d'entente sur la base d'un comité d'unité qui donne la part belle à l'UGT (qui commence seulement à se développer en Catalogne) et au PSUC qui se déclare "parti de l'ordre révolutionnaire dans le cadre du respect de la propriété privée" et qui va drainer les forces petites-bourgeoises en devenant un parti important. Incontestablement, la création d'un comité d'entente illustre une politique de sommet et est déjà un signe d'abandon d'une véritable politique révolutionnaire. Cela dit, dans le cadre de la pratique choisie, on comprend mal que la CNT et la FAI acceptent de n'avoir dans le comité d'entente qu'une représentation seulement égale à celle de l'UGT et du PSUC. Cela pèsera d'un poids assez lourd au cours des mois à venir.
VERS LA COLLABORATION GOUVERNEMENTALE OUVERTE
Début septembre à Madrid, le gouvernement Giral est remplacé par le gouvernement Largo Caballero qui regrette la non-participation de la CNT. Deux mois plus tard, le 30 octobre, Largo Caballero fait état, dans une interview accordée au Daily Express et reproduite dans toute la presse, du désir de la CNT de partager les responsabilités gouvernementales.
Parallèlement, le N° 41 du bulletin d'information de la CNT-FAI avait, le 3 septembre, publié un article violemment anti-étatiste, mais le plénum national des régionales de la mi-septembre proclame la nécessité de la participation à "un organisme national habilité à assumer les fonctions de direction", cet organisme étant un "conseil national de défense" composé de 5 délégués de la CNT, 5 de l'UGT et ' "républicains" sous la présidence de Largo Caballero. Certes, on préconise le remplacement des anciennes institutions, dans un cadre dit fédéraliste, par des conseils régionaux de défense mais tout est décidé, y compris la représentation des organisations dans les conseils, par les sommets de ces organisations et non à partir d'assemblées populaires et de leurs délégués. C'est un véritable pouvoir des partis qui s'instaure et la puissance publique va être exercée par Largo Caballero et ses ministres que l'on appellera pudiquement "conseillers".
En fait, le sommet de la CNT désire participer au gouvernement mais il faut sauver les apparences et ménager les inquiétudes des militants qui accepteraient difficilement un abandon des principes avoués ouvertement.
Le 30 septembre, une réunion du plénum national des régions de la CNT entérine la participation ou plutôt, selon ses propres termes, la demande insistante de la création du conseil national de défense.
Entre-temps, le 27 septembre, on apprenait à Barcelone l'entrée de représentants de la CNT dans le gouvernement de la Généralité prenant le nom de "Conseil de défense" et entraînant la dissolution du comité des milices. Ainsi, la relative dualité des pouvoirs avait vécu. la lutte contre les "incontrôlés" va s'accentuer et la nécessité d'une forte discipline va s'affirmer. Pour achever de couvrir l'opération, on utilise la phrase ambiguë de Durruti: "Nous renonçons à tout sauf à la victoire" pour en faire une consigne contre contre-révolutionnaire, alors que Durruti déclare à la presse Madrilène: "Nous autres, nous faisons la guerre et la révolution en même temps."
Comment la CNT et la FAI ont-elles pu en arriver là? Comment leurs comités de sommet ont-ils pu se faire mandater pour un tel changement fondamental? Les problèmes posés par la révolution et par la guerre ont-ils été vraiment posés?
Les documents de l'époque sont muets. Rien n'a été traité à fond, l'analyse a été remplacée par des
discours et des affirmations.
Si dans le mouvement anarchiste international, la discussion est vive, acharnée même 4, apparemment en Espagne c'est la résignation.
NAISSANCE D'UNE OPPOSITION
En vérité la situation est plus complexe qu'il n'y paraît. Il faut d'abord tenir compte de deux importantes données objectives: d'une part beaucoup de militants sont sur les fronts, ils se battent et ce ne sont pas les problèmes politiques qui les sollicitent au premier chef car ils se battent dans des conditions particulièrement difficiles et avec un armement souvent plus que déficient, d'autre part beaucoup de camarades de l'arrière ont conscience de faire avancer les choses: les socialisations et collectivisations vont bon train, les milices populaires et les patrouilles de contrôle apparaissent au moins partiellement comme l'embryon d'un pouvoir populaire réel, anti-bourgeois. Les uns et les autres seront surpris par l'évolution des événements, la reprise en mains de plus en plus dure du pouvoir gouvernemental, l'élimination des organismes populaires ou des tentatives de double pouvoir. Néanmoins, des forces d'opposition à la politique des états-majors, des luttes pour le maintien des bases d'un pouvoir ouvrier, peuvent être observées. Dans les milices, au front, la résistance à la militarisation restera vive et les mesures de socialisation et de collectivisation seront maintenues malgré les décisions gouvernementales.
Et puis, sur le plan purement politique, la résistance va tout de même se manifester. Elle est souvent assourdie, occultée par les discours des leaders, parfois vive et claire dans les réunions, visible surtout dans la presse: ainsi Ruta organe des jeunesses libertaires de Catalogne qui sera un organe d'opposition jusqu'à la fin de la guerre, la revue Acracia de Lérida, le quotidien de Valence Nosotros appuyé par la "colonne de fer". Une faiblesse cependant qui ne sera surmontée qu'à partir du printemps 37 par les "Amigos de Durruti": l'opposition reste au niveau du purisme "acrate" beaucoup plus qu'au niveau de l'analyse nécessaire des problèmes de fond.
Autre faiblesse: la dispersion, le manque de convergence, de liaison. les opposants ne constituent pas une tendance qui lutterait pour obtenir de s'exprimer dans la presse confédérale. Et l'isolement est tel que la plupart des militants - surtout ceux qui sont au front- ignorent qu'il y ait une opposition.
De plus, les opposants sont piégés par le chantage à l'unité antifasciste, à la nécessité de masquer les désaccords face à l'ennemi.
Les comités de sommet n'hésitent d'ailleurs pas à utiliser des manoeuvres de bas étage comme les convocations hâtives d'un plénum que les assemblées de base n'auront pas le temps de préparer, comme les ordres du jour incomplets qui permettent de poser au dernier moment la question importante mais non annoncée5 . Enfin le leaderisme, le pouvoir charismatique des dirigeants, joue dans les organisations libertaires comme dans tout groupement.
En résumé, sous les mots magiques de fédéralisme et d'autonomie, les leaders détiennent le pouvoir au sein de la CNT et de la FAI. Et il faudra attendre que le gouvernement et les forces qui le soutiennent passent à l'offensive violente contre les secteurs révolutionnaires pour que surgisse enfin une opposition qui s'efforcera de poser les problèmes fondamentaux, "les Amigos de Durruti".
Jusque-là, on observera sans doute des réactions saines mais improvisées et manquant de contenu politique. C'est ainsi qu'à la mi-octobre 36, la colonne CNT-FAI "colonne de fer" va quitter un instant le front de Teruel pour une incursion à l'arrière: il s'agit de dénoncer le parasitisme et les forces de répression, d'exiger le désarmement et la dissolution de la garde civile, l'envoi au front des corps armés au service de l'État, la destruction des archives et fichiers des institutions, la saisie des fonds et métaux précieux pour l'achat d'armes, etc. Cette incursion de "nettoyage" de l'arrière fut sanglante au cours des combats avec les forces répressives. La colonne de fer publie un manifeste expliquant son souci de ne pas voir les combattants trahis par l'arrière et elle exprime clairement son choix politique: "Nous luttons pour réaliser la révolution sociale". Quelle que soit l'opinion qu'on peut avoir sur l'aspect aventureux ou inconséquent de cette affaire, on ne peut qu'être frappé du sentiment des miliciens d'être les jouets des institutions gouvernementales et des partis bourgeois, d'être "refaits" par la haute politique des dirigeants, de la volonté de ces hommes de se battre à condition de le faire non pour une quelconque république mais pour la révolution
On retrouvera bientôt d'autres réactions de ce genre.
LA RÉPRESSION S'ACCÉLÈRE
C'est à partir précisément du moment où la CNT-FAI participe au gouvernement que la répression va se donner libre cours. Il est sûr que la participation est vécue comme un recul par les militants - y compris ceux qui l'approuvent- et comme un aveu d'impuissance par les adversaires, trop heureux de ligoter la principale force révolutionnaire dans le réseau des lois et décrets, et dans la "solidarité" gouvernementale.
Le gouvernement central quitte Madrid menacée et se retire à Valence, Madrid étant alors gouvernée par une junte déléguée de défense, dont le président, le général Miaja, aura pour premier soin de remplacer les postes de contrôles et les gardes de vigilance des miliciens par des unités de sécurité et des gardes d'assaut. des heurts se produisent, des militants de la CNT sont retrouvés assassinés.
La répression prend aussi une voie insidieuse: la banque d'Espagne possédait un énorme trésor en or et des dépôts de devises très importants en Angleterre et à la banque de France. La politique de non-intervention permet à la Grande-Bretagne et à la France de refuser l'utilisation de ces dépôts mais la Russie de Staline va recevoir l'or espagnol en échange d'armement et de ravitaillement. Les armes russes ne parviendront qu'aux secteurs sous contrôle du parti communiste. Et l'organe de ce parti Mundo Obrero feint de s'indigner de l'inactivité du front d'Aragon tenu surtout par des divisions confédérales qui ne reçoivent pas d'armes, tandis que les unités staliniennes bien armées surveillent l'arrière. Ainsi, peu à peu, s'étend une campagne de calomnies dont la CNT-FAI n'est pas la seule victime, le POUM étant visé d'abord. Les conflits entre le PSUC et le POUM aboutissent à une crise gouvernementale en Catalogne. Un nouveau gouvernement s'installe, composé hypocritement de "catégories sociales" et non de partis. On y retrouve donc des représentants des syndicats (CNT et UGT) de la gauche catalane représentant la petite bourgeoisie et des Rabassaires (petits paysans) mais le POUM est éliminé. Cela ne fait pas honte à la CNT qui décrit le nouveau gouvernement comme apolitique! Pendant ce temps, les staliniens organisent des manifestations contre le manque de vivres, jusqu'à l'arrivée de navires russes qui apportent au prolétariat de Barcelone le "cadeau des travailleurs russes" payé par l'or espagnol.6 .
Les "incidents" vont se multiplier: des camarades assassinés, des journaux suspendus, des détentions dans des prisons spéciales des agents staliniens où les prisonniers sont torturés. la tchéka s'installe... tandis que le comité d'entente créé le 11 août (voir supra) appelle encore à la fraternité le 21 janvier 37, avec la signature de la CNT, de la FAI, de l'UGT et du PSUC.
Par ailleurs, avec beaucoup de réticences dans les colonnes confédérales, la militarisation des milices va s'opérer. les comités supérieurs de la CNT vont au front pour convaincre les miliciens du bien-fondé d'une militarisation qui tend à faire revivre les vieilles prérogatives militaires. Certains miliciens quittent les colonnes mais, finalement, même la colonne de fer accepte la nouvelle réglementation.
Les provocations staliniennes se poursuivent et la crise va être provoquée à Barcelone par un décret du 4 mars 37 du Conseiller de l'ordre public ordonnant la dissolution des patrouilles de contrôle des divers corps armés, le désarmement des forces populaires au profit de la force publique.
Les militants confédéraux et anarchistes se dressent contre leurs représentants dans le gouvernement catalan. La fédération des groupes anarchistes de Barcelone, le comité régional de la CNT, les conseils d'ouvriers et de soldats, exigent l'annulation du décret.
Le président de la Généralité, Companys, tente plusieurs formules gouvernementales pour résoudre la crise. Un nouveau gouvernement est formé le 26 avril avec 4 représentants de la CNT mais rien n'est résolu.
MAI 1937
Fin avril, début mai, les éléments policiers désarment des militants de la CNT et les arrêtent. Le 2 mai, à 3 heures de l'après-midi, d'importants contingents de la force publique, sous le commandement du commissaire général à l'ordre public, attaquent par surprise le bâtiment de la "Téléfonica". Ils ne peuvent s'emparer que du rez-de-chaussée, et les confédérés des quartiers ouvriers sont alertés. Contre la force publique (garde d'assaut, garde nationale républicaine -ex-garde civile- garde de sécurité et garde de la Généralité) le PSUC et les catalanistes séparatistes (Estat Català) se dressent les forces populaires, CNT-FAI, Jeunesses libertaires, POUM, patrouilles de contrôle, bénéficiant de l'appui technique des comités de défense confédérale. Les barricades se dressent et c'est une lutte au moins aussi implacable que celle du 19 juillet 36 qui va se livrer pour la maîtrise de la ville.
Les ministres confédéraux de la Généralité espèrent obtenir l'annulation des ordres donnés à la force publique et la destitution de leurs collègues qui ont abusé de leurs fonctions. Mais les autres partis ne veulent pas céder. L'attitude du président Companys reste équivoque et il s'oppose aux sanctions.
La grève générale est déclenchée, les forces populaires se rendent maîtresses des quartiers extérieurs et de la plus grande partie du centre. les casernes sont prises et la résistance gouvernementale faiblit malgré l'armement supérieur des gens du PSUC et de Estat Català.
Le 4 mai, les forces populaires sont en gros victorieuses7 mais les comités de sommet appellent à déposer les armes, qu'il s'agisse des dirigeants des forces provocatrices ou du comité régional de la CNT. Garcia Oliver, ministre du gouvernement central, envoyé par ce dernier pour trouver une solution, en appelle à l'unité antifasciste. Il semble bien que les catalanistes, les communistes de la Généralité et le président lui-même ne soient pas disposés à tenir compte des démarches de Garcia Oliver et de ses amis. Mais les batteries antiaériennes de Montjuich sont aux mains de la CNT-FAI et les canons sont prêts à tirer sur le palais présidentiel.
Le 5 mai le gouvernement de Catalogne démissionne en bloc. Les confédéraux n'osent se lancer à fond du fait des consignes de trêves et de cessez-le-feu, mais le mécontentement augmente vis-à-vis des comités. C'est alors qu'apparaissent les "Amis de Durruti", dont le tract condamnant les attitudes de conciliation est désavoué par les comités confédéraux, en un communiqué diffusé dans la nuit du 5 au 6 mai. Un manifeste signé de la CNT et de l'UGT de Barcelone est lancé par radio. Il appelle au retour au calme... pendant que les forces policières s'efforcent d'améliorer leurs positions et que des unités de la marine de guerre entrent dans le port. Le gouvernement central prend en mains l'ordre public et envoie en Catalogne d'importants contingent de gardes d'assaut.
Les appels au calme de Garcia Oliver et Mariano Vasquez 8 ne sont pas entendus. Federica Montseny, envoyée du gouvernement central, échappe miraculeusement à la fusillade des ennemis, parvient à rejoindre Companys et le dépossède provisoirement de ses fonctions au nom du gouvernement. Companys semble avoir attendu l'intervention de l'escadre britannique qui effectivement se dirige vers Barcelone.
La CNT et la FAI dans la nuit du 6 mai font de nouvelles propositions d'arrêt du conflit mais les combats se poursuivent. Cependant, au cours de la matinée du 7, le calme semble s'imposer et les forces du gouvernement central entrent dans Barcelone, forces dans la composition desquelles entrent des gardes d'origine confédérale et dont le commandant est lui-même un ancien milicien de la colonne "Tierra y libertad".
Le comité régional de la CNT considère que le "tragique incident" est clos. Mais il y a 500 morts et 1000 blessés. L'armistice intervenu est accompagné de la promesse de libérer les prisonniers des deux camps. Les confédéraux exécutent cette promesse tandis que les gouvernementaux et les tchékistes gardent les leurs et même procèdent à de nouvelles arrestations. En fait, dans les prisons tchékistes, beaucoup de prisonniers ont été exécutés et on retrouve jusqu'au 11 mai des cadavres mutilés.
Les événements de mai 37 eurent leur répercussion dans toute la région, si bien que les colonnes confédérales et du POUM durent interdire aux éléments staliniens de la 21ème division de se diriger vers Barcelone.
Nous ne pourrions conclure ce bref tableau des événements sans mettre en évidence l'assassinat, le 5 mai, des militants anarchistes italiens Camillo Berneri et Barbieri 9. Berneri, présenté à tort par les communistes comme dirigeant des "Amis de Durruti10 était, il l'écrit lui-même, sur une position "centriste", mais ses dénonciations des crimes staliniens et ses critiques précises et acérées de la politique gouvernementale (y compris des ministres CNT) frappait juste.
La répression gouvernementale et stalinienne ne cessera pas avec l'armistice: la dissolution des patrouilles de contrôle, ordonnée dans le décret du 4 mars, sera effective, les campagnes contre la CNT se poursuivront et ce sera aussi le monstrueux procès du POUM.
Mais maintenant, nous laisserons la parole aux "Amigos de Durruti".
3ème partie
LES AMIS DE DURRUTI ET "L'AMI DU PEUPLE".
QUI SONT LES "AMIGOS DE DURRUTI"?
Nous avons vu, dans la première partie, qu'une opposition s'était manifestée face aux avocats plus ou moins habiles de la collaboration ministérielle. Notamment les jeunesses libertaires de Catalogne avaient déclaré leur refus de "se rendre complices en faisant le silence..." et ils avaient même ajouté:" nous somme prêts à revenir, s'il le faut, à l'existence illégale...".
Au printemps de 1937, un groupement de militants opposants commence à se manifester sous le nom des "Amigos de Durruti" et dès avant les journées de Mai, ils écrivent dans un tract :
"L'esprit révolutionnaire et anarchiste du 19 juillet a été mystifié...La CNT et la FAI qui, pendant les premiers jours de juillet, étaient ceux qui exprimaient le mieux le sens révolutionnaire et l'énergie potentielle dans la rue, se trouvent aujourd'hui être dans une situation diminuée pour ne pas avoir su donner toute sa valeur à leur personnalité pendant les journées ci-dessus évoquées. Nous avons accepté la collaboration sur un plan minoritaire tandis que notre force dans la rue a une grande valeur majoritaire. Nous avons renforcé les représentants d'une petite bourgeoisie décrépite et contre-révolutionnaire.
En aucune façon nous ne pouvons tolérer que la Révolution soit ajournée jusqu'à la fin du conflit militaire.
Ces glorieuses milices ouvrières... coururent le danger de se transformer en une armée régulière n'offrant pas la moindre garantie à la classe ouvrière".
Dans ce tract, les Amis de Durruti rappellent la menace que constitue le projet "d'Ordre public" pour la Catalogne, projet suspendu mais qui va ressurgir et qui vise à remplacer les forces révolutionnaires de l'arrière par un corps de répression "neutre, amorphe, capitulant devant la contre-révolution". Prophétiquement, les Amis de Durruti ajoutent:" Si pareilles intentions venaient à prospérer, nous ne tarderions plus beaucoup à remplir de nouveau les cellules des prisons".
Au cours des journées de Mai, ils publient un tract et un Manifeste qui sont chaleureusement accueillis par les travailleurs. Voici le contenu du tract (en pleine action, le style est sobre):
"CNT-FAI, Groupement "les Amis de Durruti":
Travailleurs, n'abandonnons pas la rue. Junte révolutionnaire. Exécution des coupables. Désarmement des corps armés. Socialisation de l'économie. Dissolution des partis politiques qui ont agressé la classe ouvrière. Nous saluons les camarades du POUM (Parti Ouvrier d'Unité Marxiste) qui ont fraternisé avec nous dans la rue. Vive la révolution sociale."
Mais qui sont les composants des "Amis de Durruti"? Ils se disent une "Agrupacion", c'est-à-dire non pas un groupe mais plutôt un groupement, un rassemblement. Tous sont des militants de la CNT, la plupart sont des miliciens qui ont mal accepté la militarisation, certains même ont quitté les milices lorsque cette militarisation est devenue effective, d'autres sont des militants des patrouilles de contrôle. Bon nombre d'entre eux sont toujours au front dans les unités à prédominance confédérale, issues de la colonne de fer, de la colonne Durruti, etc. Mais après les journées de Mai 37, ils vont être calomniés, traités "d'incontrôlables", de "provocateurs", voire d'agents staliniens par les directions de la CNT et de la FAI ou d'agents fascistes par les staliniens et leurs alliés.
Ajoutons que par la suite, les officiels du mouvement libertaire les assimilerons volontiers aux "trotskistes" parce qu'ils auront pris courageusement la défense du POUM et de ses militants. Les trotskistes, trop content de l'aubaine, tenteront de donner quelque crédit à cette rumeur. Récemment, le n°10 des Cahiers Léon Trotski (publiés par l'institut du même nom et qui accueille les divers groupes du courant trotskiste) a fait paraître une étude de F.M Aranda sur les Amis de Durruti. L'auteur essaie de démontrer laborieusement la collaboration entre ces militants et les trotskistes d'alors. Qu'en est-il réellement?
Le seul point acquis, hormis des allusions sur de prétendus protocoles secrets, est l'existence de relations entre quelques amis de Durruti et un, oui: un seul militant trotskiste, en l'occurrence l'Allemand Hans Davis Freund, connu sous le pseudonyme de Moulin. Rien n'est dit sur ces relations, aucun nom des "Amis de Durruti" en cause n'est signalé... mais cela semble suffisant à cet "historien" pour parler "d'étroite association"! Dans le même numéro du même bulletin, page 83, Pierre Broué rappelle plus honnêtement que les "Amis de Durruti" "ont refusé une réunion en vue d'une action commune"... Le dossier est donc bien mince.
Quant à la défense du POUM, elle nous paraît logique. Les Staliniens voulaient détruire ce parti qui s'opposait à leur hégémonie et défendait les victimes des procès de Moscou. ne pouvant affronter directement la CNT-FAI, les Staliniens bloquaient toute alliance qui leur échappait (par exemple, la collaboration entre les jeunesses libertaires et les jeunesses du POUM). on a vu que les dirigeants de la CNT-FAI avaient accepté l'exclusion du POUM du gouvernement mais qu'en mai 37, les travailleurs libertaires se battirent à côté de ceux du POUM.
Cela dit, précisons que la politique de la direction du POUM fut aussi désastreuse que celle de la CNT-FAI.
En fait, cette fable du trotskisme des Amis de Durruti vient du mouvement libertaire, les trotskistes essayant de se donner une importance qu'ils n'avaient pas et utilisant le fait que les leaders anarchistes, refusant toute analyse rigoureuse venant de leurs propres rangs, ont tenté de discréditer les "Amis de Durruti", tout en participant à leur répression. Dans un milieu où la pire insulte est de se faire traiter de "marxiste", cela permet d'évacuer les problèmes gênants et ses propres responsabilités.
En tout cas, les "Amis de Durruti" qui vont substituer aux tracts la parution d'un organe de presse, s'attacheront avec acharnement à proclamer leur appartenance à l'anarchisme révolutionnaire, en dépit des désaveux ou des calomnies que les hautes sphères du mouvement libertaire officiel ne manqueront pas de proférer à leur égard. Cet organe de presse, El amigo del pueblo, l'Ami du peuple, paraîtra de juillet à septembre 1937, avec huit numéros. Dès le premier, en page 4, deux grands articles vont mettre en lumière l'attachement des Amis de Durruti au mouvement libertaire. Nous lisons dans l'article intitulé :"Notre présentation. Pourquoi nous paraissons, que voulons-nous? Où allons-nous?
Nous sommes apparus publiquement sans le moindre désir d'engager des querelles personnelles. Nos objectifs sont plus élevés. Nos aspirations se mesurent en jours de triomphe et de passion pour nos idées et pour nos volontés.
Nous ressentons un amour épuré pour la Confédération Nationale du Travail et pour la Fédération Anarchiste Ibérique, mais ce même attachement que nous professons pour les organisations, qui est quelque chose de consubstantiel à nos inquiétudes, nous incite à affronter certaines interprétations que nous qualifions de préjudiciables et de néfastes."
Le numéro suivant publie en page 3 en gros caractères: "L'association des Amis de Durruti est constituée par des militants de la CNT et de la FAI. Seules les assemblées des Syndicats peuvent nous expulser de l'organisation confédérale. les réunions de délégués des organisations locales et cantonales n'ont pas le pouvoir d'exclure un camarade. Nous engageons les comités à poser la question des "Amis de Durruti" dans les assemblées, là où réside la souveraineté de l'organisation".
L'attachement des Amis de Durruti aux organisations du mouvement libertaire va jusqu'à une tentative de conciliation poussée puisqu'on peut lire ce communiqué en gros caractères, en bas de la première page du numéro 3:
"Respectant l'accord intervenu au cours du plenum des groupes de la FAI et espérant que les comités de la CNT et de la FAI feront de même, nous corrigeons le concept de trahison que nous avons lancé dans le Manifeste paru pendant les journées de Mai.
Nous répétons ce que nous avons déclaré au cours du plénum, que nous n'avons pas donné au mot "trahison" le sens de vénalité et de mauvaise foi mais la signification d'incapacité et de lâcheté. Et c'est dans cette interprétation que nous utilisons le mot "trahison" que nous reconsidérons aujourd'hui, espérant que les comités rectifieront aussi le concept d'agents provocateurs qu'ils ont lancé contre nous.
Nous avons été les premiers à rectifier. Nous nous attendons à ce qu'à bref délai les comités suivent l'exemple signalé par nous dans la présente note."
L'histoire de cette tentative de compromis est reprise en détail dans le N°5, paru le 20 juillet, et dont la page 3 est occupée dans sa plus grande partie par un appel solennel. On voit dans ce texte intitulé "le groupement les Amis de Durruti aux travailleurs" comment se sont déroulés les conflits entre les Amis de Durruti et les instances officielles CNT et FAI, comment après les prises de position à la suite des journées de mai, et malgré les promesses, les assemblées syndicales ne furent pas appelées à discuter des problèmes posés et que la décision d'exclure les membres des Amis de Durruti fut prise par les comités, en dépit de l'opposition à cette mesure des jeunesses libertaires et de nombreux militants. L'exclusion, confirmée par un plenum national réunissant les régionales des organisations, (la régionale andalouse s'opposa à cette décision) ne fut en fait que rarement appliquée dans les syndicats.
L'appel aux travailleurs qui se termine aux cris de "Vive la révolution sociale, vive le communisme libertaire", bien que faisant état du courant de sympathie rencontré par les Amis de Durruti ne sera guère entendu.
Pourtant, les divers numéros de l'Amigo del Pueblo font état de souscriptions importantes, d'adhésions, de formation de nouveaux noyaux, soit dans les unités confédérales, soit dans les localités de Catalogne (Sans, Tarrasa, Sabadell par exemple). Pourtant, dans un entrefilet du N°3, en page 2 et dans un large bandeau en bas de la page 3 du même numéro, on apprend que la fédération locale des jeunesses libertaires de Barcelone et le comité de défense des jeunes ont signifié aux comités régionaux de la CNT et de la FAI leur accord avec l'interprétation des journées de mai donnée par les Amis de Durruti. Mais l'influence de ces derniers restera limitée presqu'exclusivement à la Catalogne et leur existence même sera ignorée par la plupart des combattants des unités à prépondérance libertaire Les moyens de se faire connaître leur auront manqué; la répression, active ou souterraine, exercée par le pouvoir ou par les comités de la CNT et de la FAI triomphera vite.
Dès le numéro 4, El Amigo del Pueblo signale l'arrestation du directeur de la publication, Jaime Balius , et la fermeture par la police du local N°1 de la Rambla de la Flores.
Les numéros suivants seront en partie consacrés à dénoncer l'escalade de la répression et les difficultés de parution. Le 21 septembre 1937 sortira le dernier numéro, le N°8.
Ainsi, les Amis de Durruti n'auront pu être le point de convergence de l'opposition anarchiste, éparse dans les masses confédérales et au front. Au moins auront-ils légué à la mémoire du prolétariat un ensemble d'analyses et de propositions programmatiques qu'il nous faut prendre en compte.
"EL AMIGO DEL PUEBLO".
C'est dans cette publication que nous avons déjà citée que nous trouvons l'essentiel des analyses et du programme des Amis de Durruti.
Nous disposons des copies (en fac-similé) des huit numéros de cet organe, parus entre juillet et fin septembre 1937. Tout y est à lire sans doute, mais dans l'obligation matérielle de faire un choix, nous avons porté attention sur les articles de fond, faisant un sort plus restreint aux écrits polémiques ou apologétiques. Il nous faut cependant dire quelques mots de ces derniers, ne serait-ce qu'à cause de leur fréquence et de leur répétition. Cette insistance est un signe. Le style employé également, qui risque de surprendre le lecteur d'aujourd'hui.
Il faut dire, même si cela est de moins en moins vrai, que la littérature anarchiste (nous parlons ici de la presse plus que des textes des théoriciens) affectionne l'utilisation intense du lyrisme romantico-révolutionnaire. On recherche les longues périodes incantatoires faisant appel aussi bien aux souvenirs de la Rome antique que de la révolution française. De plus, l'Espagnol a le goût des formules épique, excessives et la langue elle-même favorise les envolées passionnées, hyperboliques. Mais il ne faut pas voir là seulement le désir d'exprimer les sentiments exaltés des militants. C'est toute une époque qui jette ses derniers feux: l'Espagne de 1936 est un des derniers foyers du bouillonnement insurrrectionnaliste qu'a connu l'Europe au cours du siècle précédent.
Pour en revenir à l'essentiel, les problèmes fondamentaux, nous avons donc sélectionné des articles que nous regroupons sous un certain nombre de rubriques, chaque rubrique, indiquée par nos sous-titres, faisant apparaître les références des articles.
POURQUOI "DURRUTI".
Avant d'aborder les questions de fond, il est une interrogation que nos lecteurs peuvent à bon droit se poser et à laquelle il nous faut bien répondre: pourquoi cette référence à Durruti?
Avec Francisco Ascaso, que El Amigo del Pueblo va également magnifier, Buenaventura Durruti est le héros le plus populaire de la lutte révolutionnaire dans l'Espagne de 1936. Ascaso tombe le 19 juillet 1936 à la tête des combattants de la CNT-FAI au cours de l'attaque de la caserne Atarazanas. Durruti quitte Barcelone pour le front d'Aragon avec une colonne de miliciens. Il se dirige ensuite vers Madrid menacée directement par les fascistes. Le 20 novembre il est blessé à mort dans des circonstances restées obscures. Sa vie aura été une suite d'épisodes aventureux, sa mort, sur le front de Madrid, en fait un personnage de légende.
Tant sur les épisodes de sa vie que sur les circonstances de sa mort, c'est le livre d'Abel Paz qu'il faut consulter (voir bibliographie). Également, en complément et en correction, le livre de Garcia Oliver, déjà cité, qui montre des aspects moins laudateurs de la personnalité de Durruti. Un point mériterait d'être éclairé: Durruti, Ascaso, tout le groupe d'affinité des "Solidarios" auraient été considérés comme des "anarcho-bolchéviks", pendant les années 20, par certains anarchistes espagnols. Partisans d'une alliance révolutionnaire avec d'autres forces de gauche, les insurrections strictement anarchistes étant vouées à l'échec, ils parlaient de conquête du "pouvoir" après "avoir détruit le vieil appareil de l'État". Un tel point de vue n'avait rien de commun avec la "participation gouvernementale", contrairement à ce qu'affirme César M. Lorenzo dans son livre "les anarchistes espagnols et le pouvoir". Durruti a d'ailleurs évolué entre cette période ancienne et 1936.
Qui pourrait dire quelle aurait été son orientation si la mort ne l'avait atteint si tôt? On sait seulement qu'il voulait mobiliser toutes les énergies en vue de vaincre le fascisme et qu'il avait exprimé son indignation et son mépris devant l'indifférence ou la lâcheté de l'arrière. Une déclaration faite peu de temps avant sa mort (et reproduite dans le N°3 en page 4 de l'Amigo del Pueblo) condamne "les intrigues, les luttes intestines" demande aux dirigeants d'être "sincères et de construire une économie efficace permettant de conduire une guerre moderne". Il exige une "mobilisation effective de tous les travailleurs de l'arrière". Il émet des réserves sur la nécessité de la militarisation et affirme qu'il existe au front une discipline efficace.
Il n'est pas certain qu'il aurait suivi jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences les options des militants qui vont se retrouver en 1937 dans une opposition radicale aux sommets de la CNT et de la FAI. On peut comprendre cependant que ces militants l'aient choisi comme symbole d'une lutte âpre et sans concessions.
La première page du N°1 de l'Amigo del Pueblo est révélatrice. C'est une page en couleurs qui ne contient d'ailleurs qu'une proclamation et des mots d'ordre encadrant un portrait de Durruti tenant le drapeau de la CNT, la "bandera roji-negra". Voici l'essentiel de cette proclamation dont le ton est pleinement dans la veine de ce lyrisme révolutionnaire inséparable de l'anarchisme espagnol.
"... enveloppé dans les plis de la bannière rouge et noire, notre prolétariat surgit à la surface de l'Espagne avec le désir ardent de l'émancipation absolue.
Un homme traverse ces sublimes journées. Buenaventura Durruti s'enracina dans le coeur des multitudes. Il lutta pour les travailleurs. Il mourut pour eux. Son passé immortel est étroitement lié à ce drapeau rouge et noir qui a flotté gaillardement à l'aube du majestueux juillet. Sur son cercueil, nous l'avons déchargé de son fardeau en le prenant sur nos épaules. Avec ce drapeau tenu haut, nous tomberons ou nous vaincrons. Il n'y a pas de moyen terme: ou vaincre, ou mourir."
Le bas de la page porte en très gros caractères: "Sommes-nous des provocateurs? Sommes-nous les mêmes que toujours? Durruti est notre guide! Son drapeau est le nôtre! Vive la FAI! Vive la CNT!"
L'insistance à se rattacher au souvenir de Durruti (et en même temps de répondre à l'accusation de "provocateurs" ou "d'irresponsables) est évidente dans tous les numéros suivants.
Peut-on ici parler de culte de la personnalité?
Et l'Amigo del Pueblo répond-il à notre interrogation?
Le N°2 du journal est plutôt consacré à Francisco Ascaso et certes les deux hommes sont inséparables dans l'admiration que leur portent nos camarades espagnols comme ils furent inséparables au cours des événements qui ont jalonné leur vie. Mais le N°3, sous le titre "Imitons le héros du peuple" déclare, en page 2:
"... Nous n'oublions pas notre condition d'iconoclastes. Mais Buenaventura Durruti, outragé aujourd'hui par les hommes qui, avec audace, falsifient ses épreuves et ses interrogations, aurait méprisé et combattu rudement, sans lyrisme et sans opportunisme, ces mécanismes dévorants qui sont en train de laisser aller à sa perte la révolution de juillet...
Il faut comprendre qu'imiter Durruti n'est ni hésiter, ni faiblir. C'est réfléchir sur l'expérience du mouvement de juillet et, devant l'analyse faite, décider que la contre-révolution ne l'emportera pas sur notre conception de la responsabilité."
Le N°5 reprend la question sur un plan plus général mais l'article, paru en page 4, sous la rubrique "idées" et intitulé "ni idoles, ni décisions arbitraires" est manifestement une tribune libre, s'intéressant de l'extérieur aux Amis de Durruti.
Cet article prend d'une part la défense des Amis de Durruti (le groupement est désigné en tant qu'"institution anarchiste créée à la chaleur de l'auréole qu'un chef défunt laissa à travers sa mort"), soutient le bien-fondé de sa lutte contre "le centralisme traditionnel de tout gouvernement et variété d'État" et contre le centralisme "incongru" des prétendus anarchistes qui ont décrété l'expulsion des Amis de Durruti de l'organisation ouvrière. Mais d'autre part, concernant "le héros", il déclare:" Nous sommes opposés à toute espèce d'idolâtrie ou de cultes personnels... "et, plus loin à propos de Durruti, "la gloire de héros, il l'a obtenue par sa hardiesse spartiate et par sa noblesse de caractère et de sentiments, non pour ses idées. Et quant à son idéalisme parfait, d'autres fils du peuple qui appartiennent à la masse anonyme et qui ne sont pas considérés comme symboles, étaient peut-être au-dessus de notre héros".
Le numéro suivant (N°6 du 12 août 1937) revient sur la question, en première page, sous le titre "Los Caudillos". Mais le caudillisme qui est dénoncé est celui des partis et celui qui règne dans les hautes sphères de la CNT et de la FAI, le caudillisme de ceux qui sont fabriqués par la presse et à la tribune. En ce qui concerne les "héros", c'est autre chose:
"N'avons-nous pas dit mille fois que c'est au peuple de choisir ses hommes et que si le peuple veut leur attribuer une considération supérieure à celle qu'il donne aux autres, c'est lui qui doit en décider? Ce qui ne doit pas être accepté, c'est que l'on fabrique des caudillos avec l'équerre et le tire-lignes.
Un caudillo est tombé devant Madrid. Buenaventura Durruti a obtenu l'estime de l'âme populaire parce qu'il a agi comme le peuple voulait que l'on fasse.
(...) Buenaventura Durruti fut un caudillo. Mais il ne le devint pas par de minables flatteries. Il y parvint à travers sa vie,dans la rue et sur les champs de bataille pendant que les autres qui aspiraient à être caudillos fréquentaient les halls des grands hôtels aux côtés d'élégants touristes".
C'est tout ce que nous pouvons découvrir en guise d'auto-critique! La question ne sera d'ailleurs pas reprise dans les ultimes numéros de l'Amigo del Pueblo.
DENONCIATION DU MINISTERIALISME.
Nous avons vu, au cours de la première partie de notre travail qu'un nombre non négligeable de militants anarchistes et confédéraux avait protesté contre l'esprit de concession qui animait les comités de sommet des organisations.
Pourtant les partisans de la collaboration gouvernementale n'ont pas toujours été sommaires . Ainsi Diégo Abad de santillan affirme subtilement que la révolution nécessaire sera faite par les masses et que le gouvernement est seulement un bon instrument pour faire la guerre. Il ajoute que cependant la présence des révolutionnaires dans le gouvernement permettra "peut-être" d'éviter que l'État dresse "des obstacles excessifs" aux réalisations populaires. D.A. de Santillan qui argumente ainsi dans la "Soli" (abréviatif populaire de "Solidad Obrera") du 16 avril, donc quelques jours avant les événements de mai, oublie de dire que les responsables de la CNT-FAI collaborent à un gouvernement bourgeois qui s'est efforcé constamment de limiter les conquêtes ouvrières et qui a évincé le POUM sans que les Garcia Oliver et les Montseny aient élevé des protestations. Il oublie aussi de préciser que le gouvernement central ne soutient nullement l'effort de fabrication de guerre réalisé en Catalogne et que les colonnes libertaires du front d'Aragon ne reçoivent pas d'armes, que par conséquent le gouvernement, s'il excelle à renforcer les corps de sécurité de l'arrière ne sait pas du tout conduire la guerre. Comment D.A de santillon peut-il ne pas voir que la défense de la bourgeoisie se renforce chaque jour contre les mesures prises par les masses ouvrières et paysannes tandis que les staliniens étendent leur pouvoir, aussi bien par la mainmise sur les corps de répression que par leur police parallèle?
Mais le ministérialisme va culminer au cours des journées de mai. C'est la première tâche du N°1 d'Amigo del Pueblo de faire la lumière et de prendre une position intransigeante. Ce premier numéro, qui ne porte pas de date, paraît visiblement à la hâte, des articles presqu'entièrement supprimés par la censure. On peut raisonnablement penser qu'il est publié le 15 mai puisqu'il reproduit un texte daté de Barcelone, du 11 mai 37.
Apparemment ce numéro est consacré à magnifier le souvenir de Durruti. En réalité, le numéro est dans sa plus grande partie axé sur les journées de mai. La seconde page, mutilée pour la moitié au moins par une censure implacable, ouvre sans tarder le débat en opposant deux manifestes: celui du comité régional (CNT, FAI et jeunesses libertaires) et celui des Amis de Durruti. le Manifeste du comité régional est un appel à l'unité des travailleurs pour faire face aux provocations, un appel à l'honnêteté politique au sein des forces de l'arrière. Il salue "la décision populaire" qui a fait avorter la manoeuvre de l'ennemi. Mais cet ennemi n'est pas désigné et, après avoir tenté de justifier la ligne de conduite de la CNT et de la FAI à la suite du 19 juillet 36 et la modicité de leurs exigences présentée comme un signe de "noblesse et de loyauté", il se termine par les mots d'ordre suivants: "Vive l'alliance révolutionnaire du prolétariat! A bas la contre-révolution! Vive l'unité de la CNT et de l'UGT, garantie du triomphe dans la guerre et la révolution!" Ce Manifeste ne contient aucun rappel des réalisations révolutionnaires, il entretient la persistance des illusions (surtout quand on sait où en sont les chefs de l'UGT en Catalogne), il n'émet aucune critique du gouvernement et ne dit pas un mot des ministres de la CNT. C'est l'exemple même de l'ambiguïté et de la faiblesse politique.
Quant au Manifeste des Amis de Durruti, d'ailleurs beaucoup plus radicalement censuré, il dénonce les illusions de l'unitarisme antifasciste et les trahisons des dirigeants. En voici les passages les plus marquants (les parties en gras sont des sous-titres dans le texte original).
"On a affirmé que les journées de juillet (1936) ont été une réponse à la provocation fasciste, mais nous, les Amis de Durruti, avons soutenu publiquement que l'essence de ces journées mémorables de juillet réside dans le désir absolu de l'émancipation du prolétariat.
Le comité régional de la CNT nous désavoue.
Ce désaveu de la part des prétendus comités responsables ne nous a pas surpris. Nous savons, d'avance, que ces comités ne peuvent faire autre chose que de paralyser l'avance du prolétariat. Nous ne connaissons que trop les trentistes qui appartiennent au comité régional.
Nous sommes les Amis de Durruti qui avons une suffisante autorité morale pour dénoncer ces individus qui ont trahi la révolution et la classe ouvrière parce qu'ils sont incapables et lâches. Quand nous n'avons pas d'ennemis en face de nous, ils livrent de nouveau le pouvoir à Companys et à la petite bourgeoisie et, de plus, remettent l'ordre public au gouvernement de Valence et au service de défense du général Pozas.
La trahison est énorme. Les deux garanties essentielles de la classe ouvrière, sécurité et défense, sont offertes sur un plateau à nos ennemis.
Que faire?
Malgré la trêve concertée, l'esprit des journées que nous venons de vivre est toujours là. On a commis l'énorme erreur de donner du temps à l'adversaire pour renforcer ses positions. On a donné au gouvernement de Valence la possibilité d'envoyer des renforts à la contre-révolution.
On n'a pas su attaquer à fond et il n'y a pas eu de coordination des efforts sur le terrain insurrectionnel.
Nous sommes attentifs aux événements qui s'approchent. Nous ne nous décourageons pas. Nous maintenons un solide moral révolutionnaire. Nous n'oublions pas que nous sommes en train de jouer une carte décisive. Nous ne nous laissons pas tromper par le danger supposé d'une agression des navires de l'escadre anglaise alors qu'en réalité les puissances démocratiques appuient le fascisme avec impudence.
(...) Camarades, pas de défaillance.
Vive la révolution sociale! A bas la contre-révolution!"
Dans la même page, un petit article intitulé "Commentaires" mérite d'être cité:
"Nous reproduisons le Manifeste que vient de lancer le Comité régional et nous y ajoutons le Manifeste que notre groupement a publié quelques jours avant et un tract. (Nous ne possédons pas le texte intégral de ces écrits. N.D.T)
Nous faisons remarquer aux travailleurs que les mêmes comités qui dans les journées de mai nous traitaient de provocateurs, doivent reconnaître qu'il est nécessaire d'adopter des positions graves et décidées en faveur des conquêtes révolutionnaires.
Cependant, nous observons dans le susdit Manifeste un embarras extraordinaire. Nous continuons à penser que malgré tout on ne sait pas comprendre le véritable esprit des journées de mai. Mais nous nous félicitons de ce que les événements eux-mêmes se soient chargés de démontrer aux comités que leur comportement a été d'une importance regrettable et néfaste."
C'est dans ce même numéro 1 que Eleuterio Roig, un des principaux rédacteurs, rapproche dans un article de la page 3 les "deux dates" de juillet 36 et de mai 37. Il souligne que si l'occasion des journées de juillet 36 fut perdue, les journées de mai 37 permettaient de retourner à la Révolution. Mais si juillet 36 fut ruiné par l'incapacité et l'absence de vision pratique, s'il s'est agi d'une "erreur", par contre, en mai 37, il faut parler de "trahison" et, conclut l'article, "la tête des coupables doit rouler dans la poussière".
Mais la condamnation du ministérialisme ne serait pas complète s'il n'était rappelé que les leaders sont entrés au gouvernement de la Généralité et au gouvernement central alors que le plenum des régions de la CNT envisageait l'unité prolétarienne dans le cadre d'organismes révolutionnaires, junte nationale et juntes régionales de défense. C'est un article de la page 4 de ce premier numéro déjà cité à propos de la présentation des Amis de Durruti qui dénonce ce détournement bureaucratique. Enfin, cet article souligne que les colonnes de la presse de la CNT ont été interdites aux opposants et c'est pourquoi il est nécessaire de donner le jour à une publication qui puisse réaffirmer les positions révolutionnaires.
LES ÉTAPES DE LA CONTRE-RÉVOLUTION.
Une des tâches que se donnent les Amis de Durruti est la dénonciation des menées contre-révolutionnaires. Nous avons vu que le premier numéro de l'Amigo del Pueblo, à propos des journées de mai a déjà amorcé ce travail. On y salue les Patrouilles de contrôle menacées dans leur existence et on leur offre les colonnes du journal. On y dénonce la suppression des tribunaux populaires et le retour de l'ancienne magistrature, un entrefilet signale l'assassinat de Berneri et Barbieri. Surtout, le bilan des journées de mai est annoncé: 500 morts, 200 blessés, de nombreux révolutionnaires emprisonnés.
Le second numéro, qui paraît le 26 mai, reproduit en première page, en noir et rouge, une très belle gravure représentant la prise de la caserne Atarazanas, le 19 juillet 36, et le portrait de Francisco Ascaso, mort au cours du combat. Sous la gravure, surmonté d'un bandeau stigmatisant les mesures de censure, est publié un placard, lettres noires sur fond rouge, dont voici le contenu:
"Nous nous opposons à tout armistice. . Le sang répandu par les travailleurs espagnols est un obstacle infranchissable sur lequel échoueront les menées que patronnent les politiciens du pays et la diplomatie capitaliste du monde entier.
Vaincre ou mourir. Il n'y a pas d'autre solution possible."
Le placard est flanqué, de chaque côté, de deux courts articles qui éclairent effectivement le danger d'un armistice qui permettrait de rétablir "les privilèges de caste contre lesquels s'est levé le prolétariat ibérique au cours des mémorables journées de juillet". Les puissances européennes y trouveraient leur compte, notamment la France et l'Angleterre, tandis que Hitler obtiendrait des zones d'influence et que la conquête de l'Abbyssinie par les Italiens serait reconnue. Ces puissances voient le "danger évident que nos désirs contaminent les parias des pays voisins et les esclaves d'au-delà des mers.
Pour ces raisons, les états fascistes et les puissances démocratiques ont un intérêt spécial à étouffer la guerre que nous soutenons, qui est proprement la révolution armée. Nous, nous ne reculerons pas dans la lutte."
Sous le titre "les journées de mai", la page 2 du même numéro donne des précisions sur la manière dont le PSUC a organisé les provocations, avec l'accord des partis catalanistes. En page 4, sous le bandeau "la contre-révolution continue à avancer", plusieurs articles centrés sur l'événement que constitue le remplacement de Largo Caballero par Negrin à la tête du gouvernement. C'est l'éditorial de cette page qui retient surtout notre attention car les événements devaient montrer que les Amis de Durruti avaient vu juste. Voici les passages principaux de cet éditorial:
"La crise qui s'est produite dans le gouvernement de Valence est le corollaire logique du plan contre-révolutionnaire médité que nous avons vécu uniformément sur le sol catalan.
La presse qui a applaudi au "cessez-le-feu", a affirmé à haute voix que l'autorité du gouvernement de Valence sortirait renforcée des journées de mai. Mais il n'était pas logique que ce soit précisément un gouvernement de composition syndicale qui recueille le fruit de l'intervention des unités en uniforme.
Largo Caballero est tombé en disgrâce...
... Les puissances démocratiques qui sont intéressées à un arrêt du conflit espagnol veulent préparer le terrain pour un arrangement problématique. la CNT est un obstacle pour tout compromis. Il est donc nécessaire que le gouvernement de Valence prenne la consistance d'un brun de coton.
Le parti communiste espagnol a été le champion de ce profond changement qu'a subi la politique espagnole. les marxistes, qui n'en ont que l'étiquette, ont dirigé toutes les intentions contre-révolutionnaires qui déjà depuis un certain temps combattaient pour surgir à la surface en laissant des marques indestructibles.
(...)Les aspects primordiaux de la nouvelle situation se situent dans la formation d'une armée qui n'aura plus rien de commun avec ces hommes qui dans les premières journées de notre révolution sortirent dans la rue déguenillés et avec une foi sublime pour la cause du prolétariat...
Une autre question qui s'est débattue au cours de la crise avec la plus grande force fait référence au désarmement de l'arrière ce qui signifie en clair le désarmement de la classe travailleuse.
La sortie de la CNT de la sphère gouvernementale ne nous déplaît pas, à nous anarchistes et ouvriers révolutionnaires. Mais les représentants de la CNT n'ont pas abandonné le gouvernement par leur propre conviction, ils en ont été repoussés par les circonstances".
Les autres articles de cette page dénoncent la "résurrection du parlement" que Negrin a exhumé, les calomnies staliniennes, les sympathies marquées par l'ensemble d'une presse vénale au nouveau gouvernement, la rencontre à Londres du ministre socialiste Julian Besteiro avec le ministre britannique des affaires étrangères, Eden, précisément au moment du changement de gouvernement à Valence.
Il est presque superflu de signaler que tous les numéros de l'Amigo del Pueblo, jusqu'au dernier moment, vont retracer tous les fait qui marquent les étapes de la contre-révolution. Nous rappellerons les plus marquants.
dans le N° 3, en première page, il est montré comment 24 heures avant l'ordre de dissolution des patrouilles de contrôle, des groupes de gardes d'assaut et de membres du PSUC ont assailli des camarades des patrouilles. Les noms de ces camarades qui ont été tués sont donnés, et les circonstances de leur mort sont précisées. A ce propos, notons que dans les divers numéros de l'Amigo del Pueblo sont indiqués les noms des militants assassinés.
La dissolution des patrouilles de contrôle sera maintenue sans que pour autant les représentants de la CNT au gouvernement de la Généralité démissionnent de leurs charges comme l'exigent les Amis de Durruti. Leur journal proteste aussi contre le maintien en prison de militants antifascistes alors qu'on donne des facilités aux détenus fascistes dont certains sont élargis parce qu'ils acceptent de prendre la carte du parti communiste (du PSUC, plus précisément). Ces faits quasi-incroyables sont relatés dans le N°6, notamment, du 12 août 1937 qui évoque la situation des prisonniers antifascistes de la prison modèle de Barcelone et d'une prison de Madrid spécialement réservée aux travailleurs. Toute la partie inférieure de la première page est consacrée à cette parution ainsi que des entrefilets en gros caractères en page 2 et un article important en 3ème page, intitulé: "Après les événements, la répression de mai dernier". Il est précisé, dans un des entrefilets de la page 2:" Dans la prison modèle, les fascistes contrôlent en grande partie le cabinet anthropométrique, l'infirmerie... et presque toutes les affectations. Dans la prison, on dit la messe, on entonne l'hymne fasciste, on salue à la fasciste, on fait de la propagande fasciste avec la complicité du PSUC qui recrute des adeptes parmi les éléments fascistes et beaucoup de ces derniers sont libérés, enrôlés dans le parti de Comorera et de Ovsenko. Et dire que le directeur de la prison a été proposé par la CNT!"
Dans le même numéro est posée, page 4, la question de l'assassinat du leader du POUM, Andrès Nin, et le procès du POUM pour espionnage est dénoncé comme étant l'oeuvre du Komintern. Les Amis de Durruti prévoient que la manoeuvre infâme contre le POUM se répétera bientôt contre les militants de la CNT et de la FAI.
En fin de page 4, la situation de l'infirmerie de la prison modèle est rappelée et la page se termine par le pavé suivant:
"Un an après les journées de juillet, il est plus facile de libérer un fasciste qu'un travailleur. Pour un camarade mis en liberté, sortent cinquante fascistes."
Le N°7 de l'Amigo del Pueblo est consacré en grande partie à mettre en lumière l'escalade de la contre-révolution. En première page, on relève un article important sur la répression en Aragon. L'article donne des précisions sur l'assaut donné aux collectivités par la division Lister , assaut accompagné par la fermeture des locaux des organisations libertaires, l'arrestation de militants membres du Conseil d'Aragon dissous par le gouvernement Negrin. En page 2, le chiffre de 800 travailleurs emprisonnés à Barcelone est avancé et un encadré très important relève les diverses étapes franchies par la contre-révolution en un peu plus d'une année. En voici la traduction:
"Treize mois juste.
1. Triomphe du prolétariat dans les journées de juillet.
2. Collaboration avec la petite bourgeoisie.
3. Dissolution des comités antifascistes.
4. Intervention politique de l'URSS dans le gouvernement de la Généralité.
5. Mort de Buenaventura Durruti.
6. Avance de la contre-révolution.
7. Boycott des colonnes confédérales.
8. Livraison de la ville de Malaga.
9. Journées de mai. Cessez-le-feu!
10. Gouvernement Negrin à Valence.
11. Gouvernement présidentialiste en Catalogne.
12. Disparition des patrouilles de contrôle et des comités de défense.
13. Ordre public et défense pris en main par la contre-révolution.
14. Abandon de l'usine métallurgique de Bilbao au fascisme.
15. Assassinat de militants des organisations révolutionnaires.
16. Répression violente contre le prolétariat.
17. Prisons bondées de travailleurs.
18. Prisons gouvernementales.
19. Disparition et mort d'Andrès Nin.
20. Attaque des collectivités, syndicats et centres culturels.
21. La presse révolutionnaire enchaînée.
22. Dissolution du Conseil d'Aragon.
23. Des milliers de gardes, munis d'un matériel et d'un armement abondants, restent à l'arrière recevant la solde de guerre.
24. Montée alarmante des prix de subsistances.
25. Azana, Companys et tous les grands bureaucrates continuent à percevoir les traitements d'autrefois.
26. Raréfaction des vivres. Dans les restaurants de luxe, des mercantis de la révolutions continuent à s'empiffrer.
27. La recherche des planques est à l'ordre du jour.
28. Les miliciens mangent mal et touchent leur solde avec une grande irrégularité.
29. Reconnaissance des prérogatives religieuses.
30. A Valence, célébration de la première messe à caractère officielle."
Mais il n'est pas possible d'en terminer avec cette question de la contre-révolution sans faire un sort particulier au problème de l'armée. Nous avons chemin faisant montré comment, insidieusement, le gouvernement faisait tout pour substituer aux milices une armée de type traditionnel, outil spécialisé coupé des forces populaires. Un important article paru en 4ème page du N°5 (daté du 20 juillet 1937) va nous permettre de mesurer où l'on en vient un an après le 19 juillet 1936. L'article est intitulé précisément: "Vers la création de l'armée de la contre-révolution". En voici l'essentiel:
"Indalecio Prieto (socialiste) ministre de la défense nationale, décrète:
Premièrement: il reste rigoureusement interdit aux individus des armées de terre, de mer et de l'air, de faire de la propagande en vue d'obtenir des soldats, hommes de troupe, chefs ou officiers, qu'ils entrent dans un parti politique déterminé ou une organisation ouvrière, devant respecter avec les plus grands scrupules la liberté de penser des combattants du fait qu'il leur suffit pour montrer leur loyauté d'être adhérents à l'un quelconque des noyaux politiques ou syndicaux de signification anti-fasciste.
Secondement: les propositions ou simples indications d'un supérieur à un inférieur pour obtenir de celui-ci un changement de son orientation politique ou syndicale seront considérées comme constituant un délit de contrainte et détermineront la "dégradation" de celui qui commettrait un tel délit, sans préjudice de la responsabilité pénale correspondante.
(...) La seule classe incapable de tirer un enseignement des sanglantes leçons de l'histoire est la bourgeoisie. Même après de grandes expériences, y compris la Révolution française avec l'exemple de Carnot, elle s'obstine à construire une armée "apolitique".
Nous, on ne nous trompe pas par ce mythe de l'impartialité que l'on tente de mettre en évidence par ce décret. Nous connaissons parfaitement les simulacres d'exécution montés par Lister et El Campesino, dans la région du centre, contre les éléments appartenant à nos organisations. Cet apolitisme recommence à créer la propagande clandestine dans les noyaux militaires, comme avant le 19 juillet. C'est la bourgeoisie qui lance de façon accélérée le processus de la contre-révolution. C'est la menace brutale de la dictature pseudo-démocratique qui se retourne contre le prolétariat révolutionnaire et lui interdit la libre expression de ses idées...
Et notre mouvement (la CNT-FAI, n.d.t) ne s'oppose pas à de tels décrets dignes du réformisme social-démocrate! Et nos combattants sont bloqués par ces intrus qui en juillet reculaient lâchement devant la provocation fasciste et qui aujourd'hui, sans aucune dignité ni sentiment collectif, se lancent ouvertement contre les combattants révolutionnaires.
Nos commissaires de guerre le savent bien. Ils peuvent être dégradés. Et également les éléments qui acceptèrent la militarisation en tant qu'un moyen de coordonner les énergies pour faire la guerre mais pas en tant qu'acceptation des lois que la bourgeoisie édicte en ce domaine.
(...) Armée révolutionnaire au service de la libération du prolétariat!! C'est là notre consigne. Et aussi de travailler sans relâche. Et d'empêcher qu'une fois encore le militarisme de classe renaisse par nos hésitations et notre manque de vision révolutionnaire.
Au centralisme social-démocrate doit arriver ce qui est arrivé au fascisme. Il ne passera pas. Nous les écraserons."
Nous abordons ainsi une autre question fondamentale, celle du rapport guerre-révolution et par là même le problème de la défense armée du territoire révolutionnaire. C'est dans chaque numéro de l'Amigo del Pueblo que ce problème est évoqué.
GUERRE ET RÉVOLUTION.
Dès le premier numéro, un article paraît en quatrième page, intitulé précisément "la guerre et la révolution". En voici les principaux passages:
"... Dès le premier instant du choc avec les militaires, il n'est déjà pas possible de disjoindre la guerre de la révolution. Nous serions injustes si nous croyions que notre Francisco Ascaso est tombé valeureusement à Aterazanas pour un simple désir de combat. Francisco Ascaso offrit sa vie parce qu'il savait que le sang répandu par lui et par ses camarades tombés dans le journées de juillet, avait la valeur d'un stimulant dans la trajectoire des conquêtes révolutionnaires.
(...) A mesure que les semaines et les mois ont passé, il est précisé que la guerre que nous soutenions contre les fascistes n'avait rien de commun avec les guerres que se déclarent les États.
(...) Les partis petits-bourgeois et les marxistes officiels sont ceux qui mettent le plus de chaleur à dissocier la révolution de la guerre. Ils nous disent, à nous anarchistes, que nous devons attendre, pour faire la révolution, que nous ayons gagné la guerre. Ils nous disent de ne pas être impatients, qu'il y aura temps pour tout. Mais pendant ce temps, les défenseurs de la position selon laquelle il faut différer la révolution pour l'après-guerre, tâchent de monopoliser les postes de commandement et les leviers du pouvoir afin de juguler la révolution.
Nous, anarchistes, ne pouvons faire le jeu de ceux qui prétendent que notre guerre est seulement une guerre d'indépendance avec quelques aspirations uniquement démocratiques.
A ces prétentions nous répondons, nous, les Amis de Durruti, que notre guerre est une guerre sociale.
La lutte armée que soutiennent les travailleurs espagnols est d'un genre identique à l'épopée des travailleurs parisiens qui au 18ème siècle offraient leurs vies contre l'oligarchie des têtes couronnées. Notre guerre est comparable à la Commune de Paris. Notre guerre possède le même sens social que la lutte soutenue par les travailleurs russes contre le monde entier.
Il n'est pas possible d'examiner la guerre sans parler en même temps de la cause qui l'a engendrée. Quelques critiques de l'heure actuelle essaient de présenter notre guerre comme une conséquence du soulèvement militaire. Sous l'aspect matériel, c'est certain. Ce fut un cas de légitime défense qui a embrasé l'Espagne entière en quelques heures.
Mais il faut réfléchir. le malaise espagnol vient de plusieurs siècles. Nous devons remonter à des dates lointaines pour démontrer qu'en Espagne existe un conflit que n'a pu résoudre la petite bourgeoisie et qui, à cause de l'incapacité et de la lâcheté de la mésocratie (pouvoir des couches moyennes, n.d.t) a concerné à son tour le prolétariat.
Partons seulement des Cortès de Cadix et, à travers la trame des dates, nous arrivons au 19 juillet qui pèse si lourd mais il est impossible d'affirmer que si les militaires ne s'étaient pas jetés dans les rues, nous, les anarchistes, n'aurions pas empoigné les armes. Je suis absolument certain que si les généraux assassins n'avaient pas provoqué cette guerre sanglante, il se serait aussi produit un choc... Les raisons politiques abondent démontrant que la classe ouvrière est en train de lutter pour l'écrasement de ses ennemis séculaires que sont les latifundistes, l'église, les militaires, le capital financier, les agioteurs et qu'elle lutte aussi pour la disparition des organismes étatiques dont la petite bourgeoisie désire exploiter les commandes pour affermir la situation de quelques privilégiés. Et à ces ennemis du prolétariat doit s'agréger le capital international qui prête son appui inconditionnel au fascisme espagnol.
Peut-on tolérer qu'après neuf mois d'une guerre bestiale qui assassine nos enfants et nos femmes de façon sadique, l'on dise que nous parlerons de la Révolution plus tard?
(...) Non. Les combattants, les travailleurs qui se sacrifient dans les tranchées ne partagent pas ce point deb vue contre-révolutionnaire."
Le dilemme guerre-révolution est repris dans le N°2 du journal mais sous un autre jour. L'article, toujours sous le titre "la guerre et la révolution", en page 3, dénonce les profits et abus qui se donnent libre cours à l'arrière pendant que les miliciens manquent de tout au front. Il dénonce les traitements et soldes énormes attribuées au président de la République Manuel Azana, à Companys, aux magistrats, aux députés du parlement central et du parlement catalan qui se réunissent une fois par mois; il dénonce la haute bureaucratie qui envoie ses représentants mener joyeuse vie à Pari, les profits des embusqués, des nouveaux riches; il dénonce "l'augmentation de la circulation des taxis utilisés par les bureaucrates, les crapules, les prostituées, tous ceux qui fréquentent les restaurants de luxe, les cabarets et les dancings pendant que les ouvriers sont affrontés aux difficultés de la vie quotidienne et que les miliciens manquent d'essence et de matériel. Le comble est que le gouvernement de Valence qui organise des collectes dans les rues pour l'effort de guerre paye pendant ce temps aux financiers anglais les dettes contractées par les gouvernements bourgeois."
L'article montre ainsi de façon vivante qu'il y a nécessité de socialiser la richesse du pays en mettant tout en commun au service de la lutte et il conclut ainsi que l'on ne peut dissocier la guerre de la révolution.
Dans tous les numéros de l'Amigo del Pueblo la question est reprise, sous une forme évidente ou à propos d'autres problèmes comme nous l'avons vu en examinant l'escalade contre-révolutionnaire. Nous mentionnerons seulement un grand article de la page 2 du N°6, du 12 août 1937, qui toujours sous le titre "la guerre et la révolution" reprend ce qui a été mis en évidence précédemment mais nous en extrayons quelques expressions qui nous paraissent significatives. L'article oppose la consigne "guerre" avec laquelle "les dirigeants marxistes, qui n'ont rien de marxiste, trompent le peuple" et la consigne "guerre et révolution", seule capable de mobiliser les forces ouvrières et qui suppose "révolution dans l'économie. Révolution dans la politique. Révolution dans l'armée." C'est donc tout le programme révolutionnaire qui est en question mais aussi le périlleux problème de la défense de la révolution, de l'armée révolutionnaire, du peuple en armes.
LA MILITARISATION.
La lutte armée des miliciens au cours des premières semaines n'a pas posé de problèmes théoriques parce qu'elle a été l'expression d'une autodéfense ouvrière, le combat de détachements révolutionnaires, une forme de l'action du peuple en armes. C'est avec la nécessité d'une solide coordination des actions de guerre, sous la pression des nécessités d'approvisionnement, d'armement, de gestion d'effectifs importants, que s'est posé le problème de la militarisation.
Il faut dire que ce terme, de connotation bourgeoise, a été imposé par les secteurs qui souhaitaient le rétablissement du type de fonctionnement d'une armée classique. Les Amis de Durruti n'ont pas fui les difficultés posées par la recherche d'une solution qui tienne compte à la fois des nécessités d'une lutte armée moderne de grande envergure et de la sauvegarde du caractère révolutionnaire du combat à mener.
L'hostilité des Amis de Durruti aux mesures gouvernementales de militarisation des milices a été déjà évoquée mas c'est avec les N°5 de l'Amigo del Pueblo que la question est abordée avec précision. On trouvera donc les propositions précises faites par les miliciens de la colonne Durruti le 16 janvier 1937, militants composant en grande partie les Amis de Durruti. Ces militants tiennent le front d'Aragon, secteur de Gelsa, et appartiennent à diverses unités: centuries, sections de mitrailleurs, batteries d'artillerie, etc.
Sous le titre "le problème de la militarisation", le texte est un appel "aux compagnons, aux colonnes confédérales". Tout d'abord, il est précisé que c'est déplacer le problème que de lier l'efficience des centuries à la forme d'organisation alors que le besoin fondamental est celui de matériel de guerre. Mais la question de l'organisation n'est pas pour autant laissée de côté, notamment en ce qui concerne "le commandement unique collectif" du front aragonais:
"Nous, comme militants, proposons à l'organisation et aux colonnes confédérales le présent schéma qui, croyons-nous, est adapté à nos pensées anarchistes:
les compagnies se constitueront sous la forme suivante:
. 4 escouades de 12 hommes=48, lesquels constitueront une section,
. 4 sections de 48 hommes=192, lesquels composeront une compagnie,
. un bataillon se composera de 3 compagnies d'infanterie et une de spécialités,
. une compagnie de spécialités (mitrailleuses, mortiers et fusils mitrailleurs) sera formée de 84 hommes, et ajoutée aux trois compagnies d'infanterie donnera un total de 660 hommes ou un bataillon,
. un régiment sera formé de trois bataillons, ce qui donne un total de 1980 hommes,
. une brigade se composera de 2 régiments d'infanterie, de cavalerie, artillerie et services spécialisés,
. une division se composera de deux brigades.
Toutes ces unités seront commandées par des techniciens sortis des écoles spéciales de guerre. Nous aurons le souci que ces cadres du front aragonais soient composés, autant que possible, d'éléments des écoles spéciales de guerre patronnées par les Jeunesses libertaires.
Dans chacune de ces unités sera nommé un délégué politique, élu par les composants de ces unités et qui aura pouvoir sur la marche morale et administrative, laissant au technicien son activité particulière.
Il ne sera accepté aucun signe distinctif déterminant les différentes positions de chacun d'eux. Le technicien pourra être destitué à la demande des unités, déposant leur requête devant un tribunal de compagnie, bataillon, etc.
Les comités de bataillon seront constitués par des délégués de compagnie, ceux de division par des délégués de régiment et le comité de commandement unique du front aragonais par des délégués des divisions.
Compte tenu de cette garantie de représentation depuis le commandement unique de l'état-major du front aragonais jusqu'à la compagnie, les ordres pour réaliser les opérations ne pourront être discutés. Des tribunaux seront constitués pour prononcer les sentences concernant les fautes de transgression de la discipline, au sein de la compagnie si elles sont légères et au niveau de la division si elles sont graves. Ces tribunaux seront composés par les délégués politiques. le degré de sanction des fautes susdites sera établi selon les règles de la justice la plus élevée, interprétant toujours au minimum leur extrême gravité."
Le texte qui précède, bien que recelant des imprécisions, peut être considéré comme un effort sérieux pour concilier les impératifs de la lutte armée coordonnée et le refus à la fois du formalisme militaire et d'un prétendu apolitisme.
En réalité, il reprend les thèses de Camillo Berneri sur la militarisation , et dans le N°8, le dernier qui paraîtra, le 21 septembre 1937, un grand encadré en page 4, intitulé "une armée confédérale" insiste sur la nécessité d'une armée politiquement orientée:
"L'armée révolutionnaire est proprement la révolution en armes. Ses composants sont les révolutionnaires eux-mêmes qui luttent pour elle à bras le corps dès les premiers instants.
Pour être le lieu le plus combatif de la révolution, il faut qu'elle soit toujours fidèle aux caractères révolutionnaires essentiels. Quand l'esprit révolutionnaire disparaît de l'armée, celle-ci se transforme en un instrument de guerre de caractère professionnel qui à la fin trahit la révolution elle-même.
L'histoire nous présente le cas de l'armée française créée par la Convention. L'amalgame des volontaires et des troupes de ligne ne jugula pas la révolution tant que prévalut l'esprit des sans-culottes. mais à mesure que se fut imposé l'esprit professionnel, les hiérarchies et les ambitions des chefs, cette armée qui luttait pour étendre les droits de l'homme au-delà des frontières en vint à être le jouet d'un général chanceux et batailleur.
En URSS il est arrivé exactement la même chose. Ces soldats aguerris qui dans les faubourgs de Petrograd maintinrent en haleine le monde entier ne sont plus qu'un souvenir. L'esprit révolutionnaire des premiers jours s'est changé en net professionnalisme qui a servi seulement les desseins de Staline.
La prolongation et l'intensité de la guerre obligent à de grandes mobilisations d'hommes. Mais il faut tenir compte que ce ne fut pas l'origine de notre armée. Elle est née en juillet, à Atarazanas, sur le Parallèle et dans la rue de San Pablo, là où des hommes dépoitraillés, émaciés et tremblant de rage se battirent en véritables soldats de la révolution.
La CNT aurait dû avoir son armée. Cet enthousiasme des premiers instants aurait permis de créer une armée à nous et ainsi nous aurions évité que les caractères essentiels de juillet fussent dénaturés.
Les dispositions qui ont été données depuis Valence interdisant la propagande dans les rangs de l'armée sont un mythe. Aux soldats de la révolution, il faut parler de révolution, d'idéaux. Pour soutenir la dureté des campagnes, et pour sauter des tranchées à la chasse de l'ennemi, barbotant sur le terrain surchargé de mitraille, on a besoin d'un idéal ressenti avec une profonde passion, une profonde conviction révolutionnaire.
Nous, camarades de la CNT qui avons versé notre sang dans les campagnes d'Aragon, devons maintenir indemnes nos saintes propositions de rédemption sociale. Et pour cela il faut serrer les rangs des colonnes confédérales.
En juillet nous aurions pu créer une armée confédérale. En mai aussi. Aujourd'hui, faisons ce que nous pouvons pour que les divisions de la CNT soient l'armée de la révolution et la garante de celle-ci."
Les textes que nous venons de traduire se trouveront résumés dans les propositions de programmes présentées par les Amis de Durruti ainsi que nous le verrons plus loin. Mais il nous reste, avant d'aborder cette question fondamentale du programme, à examiner un aspect majeur de l'effort théorique accompli par les Amis de Durruti: les rapports des révolutionnaires et de la petite bourgeoisie.
LA PETITE BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION.
Le lecteur a pu remarquer à maintes reprises dans tout ce qui précède que le problème des rapports avec la petite bourgeoisie et ses représentants politiques était constamment présent dans les préoccupations des Amis de Durruti. Il nous a paru indispensable cependant de donner les principaux passages d'un article sur la question paru en page 3 du numéro 4 (22 juin 1937) et intitulé "la petite bourgeoisie et la révolution".
Après avoir indiqué que les partis prétendument marxistes ("qui n'ont de marxiste que le nom" comme le PSUC, sont en fait les défenseurs de la petite bourgeoisie alors qu'ils se disent les représentants du prolétariat, l'auteur déplore que des organisations de type nettement prolétarien, dont le passé révolutionnaire est connu, adoptent également des positions ambiguës à l'égard de la petite bourgeoisie.
Il poursuit: "la petite bourgeoisie... doit être supprimée radicalement, non seulement de la direction politique mais aussi de la gestion autonome qu'elle conserve toujours dans le concert économique, grâce à la bénévolence de nos organisations.
Cette classe, dont l'égoïsme est la cause directe de toutes les calamités d'ordre social, sait parfaitement que si la révolution triomphait (qui, en ce cas, ne pourrait être que prolétarienne), ses privilèges et autres franchises en seraient automatiquement supprimés. Et dans le cas concret qui nous intéresse à l'heure actuelle, elle n'ignore pas que le fascio indigène et d'au-delà des frontières lui donne toutes sortes de garanties pour qu'elle conserve ses positions et ses prérogatives.
Cela veut dire, concrètement, que la petite bourgeoisie est plus proche de Franco que de la République et à fortiori de la révolution.
(...) La petite bourgeoisie est un danger dans tous les domaines pour la marche de la révolution et si nous ne savons pas rendre inutilisables opportunément ses moyens d'attaque et de défense, on court le risque que, grâce à ses activités réactionnaires, soit étouffée dans l'oeuf la révolution commencée au prix de tant de sacrifices.
(...) La petite bourgeoisie, comme il a été bien mis en évidence plus haut, est plus proche du fascisme que de ceux qui soutiennent un critère ouvrier-révolutionnaire. En conséquence, la petite bourgeoisie sabote - comme elle continuera à saboter tant qu'on la respecte - l'économie, ce qui est la même chose que de saboter la révolution.
Les petites industries et les commerces, aux mains de la bourgeoisie, sont des armes brandies par le fascio contre la révolution. Nous tolérons -l'économie est aussi une arme de guerre- un ennemi doté de moyens offensifs dans notre propre maison. Franco nous combat de front et nous tire dans le dos. Mais qui donc peut faire partie, à l'arrière, de la fameuse cinquième colonne dont nous a parlé en certaine occasion le défunt Mola, si ce n'est la petite bourgeoisie? De l'aristocratie, des grands capitalistes, les uns ont disparu, les autres ont été supprimés. Ceux-là ne peuvent former la cinquième colonne. Qui donc peut en faire partie? Il n'y a pas le moindre doute, nous le répétons, la petite bourgeoisie.
(...) Nous n'adoptons pas de position ambiguë et confusionnistes. Notre force prend ses racines dans le prolétariat authentique. La petite bourgeoisie est contre nous, ce qui est être contre la révolution. Il n'y a pas à faire grâce à la petite bourgeoisie. Il y a à la combattre et à l'éliminer. Que certains secteurs antifascistes se consacrent à chanter ses louanges et s'érigent en ses défenseurs inconditionnels ne doit pas nous étonner; cette position est ce qui les caractérise le plus et les met en évidence comme ennemis de la classe ouvrière. Mais la CNT et la FAI, ni directement ni indirectement, ne doivent respecter leurs positions et encore moins se maintenir dans un état d'indifférence et de passivité face à ce problème. Publiquement et en privé il faut combattre cette classe jusqu'à son complet écrasement. C'est elle qui hausse le prix des articles de première nécessité, qui ne s'arrête devant rien pourvu qu'elle augmente ses richesses. Elle qui propage, aux côtés de ses représentants politiques, des bobards tendancieux et confusionnistes. Elle qui hait sordidement la révolution, qui tâche par tous les moyens à sa portée d'empêcher qu'elle triomphe. Elle qui sabote l'économie révolutionnaire, spéculant sur les articles les plus indispensables. Elle qui nourrit la cinquième colonne. Elle qui servirait de doigt dénonciateur si par malchance le fascisme triomphait un jour. Elle qui, le plus furieusement, s'acharnerait, si cela était possible, sur le prolétariat. Il faut donc la combattre et l'éliminer..."
Dans ce même numéro 4, l'éditorial du bas de la dernière page, sous le titre "une nouvelle phase de la révolution" reprend la dénonciation non seulement de la petite bourgeoisie mais surtout la dénonciation du confusionnisme de la CNT et de la FAI:
"... Nous n'avons pas eu la compréhension suffisante pour écraser les partis petits-bourgeois qui fardés de couleur écarlate s'apprêtaient à barrer la route aux travailleurs insurgés.
L'expérience petite-bourgeoise a porté un énorme préjudice aux désirs du prolétariat. la mésocratie organisée politiquement et militairement combattit pour nous faire revenir à des situations semblables à celles qui prévalaient avant les journées de juillet. Et à mesure que nous avancerons dans l'analyse de la courbe descendante qui succède aux dates initiales de la levée du prolétariat, nous découvrirons la série de contradictions qui devaient se produire fatalement par le simple fait que nous soyons attelés au char de la petite bourgeoisie...
La lutte de mai a revêtu les mêmes caractéristiques que l'explosion de juillet. Nous ne savions pas où nous allions! Nous savions seulement que l'ennemi se proposait de nous arracher les conquêtes de juillet et que nous allions les défendre, mais il manquait une idée directrice qui en ces instants suprêmes pouvait être décisive.
L'écho de mai commence à s'estomper. Bientôt ce sera un souvenir...
Il existe deux réalités indéniables. Une d'elles est économique et l'autre sociale. En ce qui regarde la question économique en Espagne, nous avons les syndicats qui ont une haute capacité constructive que personne ne peut discuter ni essayer de marchander. Quant aux fonctions sociales et de caractère local, les communes sont les plus indiquées pour libérer l'exercice des activités propres des centres urbains et ruraux.
De plus il faut se mettre d'accord sur quelque chose de fondamental. La révolution a besoin d'un organisme qui veille sur la pureté des réalisations sociales. La constitution d'une junte révolutionnaire est indispensable, cette junte ne devant s'immiscer en aucune façon dans les fonctions des syndicats et des communes. Cette junte révolutionnaire serait élue démocratiquement par la classe travailleuse."
Ce dernier article est capital car il est annonciateur de l'effort d'analyse et de l'effort programmatique auxquels les Amis de Durruti vont s'attacher à partir de ce numéro 4 de l'Amigo del Pueblo alors que le vécu des journées de mai ne retient plus toute leur attention.
THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE ET PROGRAMME.
Les positions prises par les Amis de Durruti sur les problèmes que nous avons passés en revue jusqu'ici ne sont donc pas seulement des réponses saines mais circonstancielles aux questions posées par le déroulement des événements.
Précisément, c'est dans ce numéro 4 que la première page est en partie consacrée à la présentation, sous une forme lapidaire, d'une série de propositions concrètes. En voici la traduction complète, sous le titre:
"Nous, "agents provocateurs et irresponsables" proposons:
- Direction de la vie économique et sociale par les syndicats.
- Commune libre.
- L'armée et l'ordre public doivent être contrôlés par la classe travailleuse. Dissolution des corps armés. maintien des comités de défense et des conseils de défense.
- Les armes doivent être au pouvoir du prolétariat. les fusils sont la garantie maximum des conquêtes révolutionnaires. personne d'autre que la classe travailleuse ne peut en disposer.
- Abolition des hiérarchies. Les ennemis du prolétariat doivent être versés dans les bataillons de fortification.
- Syndicalisation forcée. Bourse du travail. Suppression des recommandations pour obtenir du travail.
Carte de rationnement. travail obligatoire. A l'arrière, il faut vivre pour la guerre.
- Socialisation de tous les moyens de production et d'échange. Lutte à mort contre le fascisme et ses propagandistes. Épuration de l'arrière. Création de comités d'habitants.
- Institution immédiate du salaire familial sans exceptions bureaucratiques. La guerre et la révolution doivent affecter tout le monde également. Suppression du parlement bourgeois. Suspension des passeports.
- Mobilisation face à la contre-révolution.
- Désobéissance totale aux moyens coercitifs de l'État comme l'application de la censure, le désarmement des travailleurs, la confiscation des émetteurs de radio par l'État, etc.
- Opposition décidée à ce que les moyens de production soient municipalisés tant que la classe travailleuse ne sera pas maîtresse absolue du pays.
- Retour à l'esprit largement révolutionnaire de nos organisations.
- Opposition totale à la collaboration gouvernementale qui est contraire dans les faits à l'émancipation du prolétariat.
- Guerre à mort aux spéculateurs, aux bureaucrates, aux fauteurs de hausse des prix des subsistances.
- Sur le pied de guerre contre tout armistice."
Il est évident que ce catalogue rassemble des points programmatiques qui ne se situent pas tous au même niveau de discussion . Mais les numéros suivants vont apporter des précisions.
Le N°5, du 20 juillet, s'élève au niveau de la pensée théorique et nous apporte, sur l'ensemble des problèmes posés, une réponse sans ambiguïté. L'éditorial de la première page "Une théorie révolutionnaire" est sans doute ce que les Amis de Durruti ont apporté de plus élaboré. En voici les passages les plus édifiants:
"Le tour qu'ont pris les événements depuis les journées de mai est réellement plein d'enseignements.
Dans l'articulation des forces qui se sont manifestées dans la rue au cours de ces journées, une transformation sensible s'est produite.
Cette puissance gigantesque qui tournait autour de la CNT et de la FAI,il y a un an, a souffert d'un notable relâchement. Ce n'est pas que les masses ouvrières se soient séparées de l'esprit révolutionnaire qui est quelque chose d'inhérent à l'organisation confédérale et à l'organisation spécifique ...
La trajectoire descendante doit être attribuée exclusivement à l'absence d'un programme concret et de quelques réalisations immédiates et de ce fait nous sommes tombés dans les filets des secteurs contre-révolutionnaires au moment précis où les circonstances se déroulaient favorablement pour le couronnement des aspirations du prolétariat. Et pour ne pas avoir donné libre cours à cet élan de juillet, en une nette orientation de classe, nous avons rendu possible une prédominance petite-bourgeoise qui en aucune manière n'aurait dû se produire si, dans les milieux confédéraux et anarchistes, avait prévalu une décision unanime d'installer le prolétariat à la direction du pays.
Mais il n'y a pas eu une vision des incidences vécues. En juillet, nous n'avons pas interprété cette heure grandiose. Nous avons eu peur. Les canons des escadres étrangères inspirèrent la pusillanimité à un pourcentage croissant de militants. Nous avons cédé le terrain à des secteurs qui plus tard se sont affrontés aux organisations typiquement révolutionnaires avec des prétentions d'une tournure réactionnaire évidente.
Nous ne considérons pas que les échecs doivent être imputés exclusivement aux individus. Nous avons des preuves suffisantes selon lesquelles l'immoralité a énormément contribué au discrédit des faits antérieurs. mais ce qui a véritablement contribué, disons, ce qui a décidé la perte évidente d'une révolution qui aurait pu s'échapper des mains de quelques incapables, c'est l'absence d'une pensée directrice qui aurait marqué d'une manière claire le chemin à suivre.
L'improvisation a toujours donné des résultats pitoyables. Notre présomption selon laquelle les réalités sociales se forgent sans qu'existe une force déterminante qui veille jalousement sur la sauvegarde des prémisses de la révolution, est tout à fait déplacée. Et en juillet, ce qui était déterminant, c'était la CNT et la FAI qui ont commis la sottise selon laquelle une révolution de type social pouvait partager ses aspects économiques et sociaux avec les facteurs ennemis. Et cela fut l'erreur maximum car nous avons donné de la force à la petite bourgeoisie qui s'est retournée furieuse contre la classe travailleuse lorsque, par l'effet des détours de guerre, elle a obtenu un ferme soutien dans les prétendues puissances démocratiques. En mai, de nouveau, s'est posé le même conflit. De nouveau fut mise en question la suprématie dans la direction de la révolution. Mais les mêmes individus qui en juillet s'effrayèrent du danger d'une intervention étrangère, commirent pendant les journées de mai l'erreur de vision qui culmine avec le fatidique "cessez-le-feu", erreur qui plus tard s'est traduite, malgré la trêve concertée, par un désarmement insistant et une répression impitoyable de la classe travailleuse.
Nous avons indiqué la raison. Nous avons beaucoup de preuves. Lors des journées de juillet, certains militants, qui ont participé aux formations hybrides, affirmaient publiquement qu'il fallait renoncer au communisme libertaire.
Mais ce qui ne peut se comprendre, c'est qu'après cette négation, ne se soit pas présentée une affirmation claire et catégorique.
De sorte que, en nous débarrassant d'un programme, c'est-à-dire le communisme libertaire, nous nous sommes livrés en entier à nos adversaires qui posaient et posent un programme et des directives. De cet instant, s'est profilée notre mise à l'écart puisque nous avons donné raison aux partis que nous avions combattu si furieusement et à qui nous remettions sur un plateau cette attitude résolue que personne ne pouvait nous disputer. Le manque d'esprit de classe a contribué à l'étape de déclin dont nous sommes témoins. Au travers de discours déterminés ont été lancées des expressions de dimension contre-révolutionnaire. Et dans nos interventions, nous avons été à la remorque de la mésocratie, alors que ce devrait être l'organisation majoritaire en juillet qui dispose, en un sens absolu, de la chose publique. Quant aux partis petit-bourgeois, il fallait les écraser en juillet et en mai. Nous pensons que n'importe quel autre secteur, en situation de disposer d'une majorité absolue comme celle que nous avions, se serait érigée en arbitre résolu de la situation.
Dans le numéro précédent de notre organe, nous avons détaillé un programme. Nous éprouvons la nécessité d'une junte révolutionnaire, d'une prédominance économique des syndicats et d'une structuration libre des communes. Notre groupement a voulu montrer un exemple, de crainte qu'en des circonstances similaires à celles de juillet et de mai, on procède de manière identique. Et le triomphe réside en l'existence d'un programme qui doit être appuyé, sans hésitation, par les fusils.
Malgré l'accumulation des erreurs commises, il est à présumer que tôt ou tard le prolétariat se manifestera de nouveau. Mais ce qu'il faut tâcher de faire, c'est qu'en cas d'occasion immédiate, ne recommencent pas à l'emporter les timorés et les faibles qui nous ont placés sur un terrain hérissé de difficultés majeures.
Sans théorie, les révolutions ne peuvent aller de l'avant. Nous, les Amis de Durruti, avons formulé notre pensée qui peut être l'objet de révisions propres aux grands bouleversements sociaux, mais qui a ses racines en deux points essentiels qui ne peuvent être éludés: un programme et des fusils.
Nous devons maintenir un jugement aigu dans les syndicats et les lieux de travail. Nous devons faire prévaloir nos propositions. Sans nervosismes stériles, sans précipitations contre-indiquées, nous préparons la classe ouvrière pour qu'elle sache occuper du premier coup la place qui lui revient et qui a été perdue lamentablement, faute d'une théorie révolutionnaire."
Les éditoriaux des numéros suivants, les trois derniers, reprennent le thème de la nécessité d'un programme et d'une théorie révolutionnaire, tant dans le N°7 du 31 septembre sous le titre "une dure expérience" que dans le N°8 "Pour triompher, il faut un programme". Mais ces articles ne nous apportent rien de nouveau. Par contre,le N°6 du 12 août 1937 précise un des points fondamentaux du programme et son éditorial s'intitule "Nécessité d'une junte révolutionnaire". Sur ce point capital, des éclaircissements nous sont apportés et il est indispensable d'en traduire l'essentiel.
"Un des aspects que nous considérons les plus transcendants de cette conception... est celui qui se rapporte à la défense de la révolution.
Nous, militants de la CNT et de la FAI qui nous regroupons dans "les Amis de Durruti" croyons que forcément il faut veiller sur la pureté des choses essentielles de la révolution durant les jours fiévreux de le frénésie insurrectionnelle, et nous sommes complètement convaincus qu'il faut, durant une période plus ou moins longue, exercer une tutelle devant tendre à orienter le rythme de la révolution sur le sentier qui apparaît, toujours, dans les premiers instants.
... Acceptant cette thèse, il nous faut chercher concrètement à approcher la manière de structurer cet organisme dirigeant et défenseur de la révolution.
Les formes étatiques, avec leur engrenage compliqué, ont complètement échoué. La machine étatique asphyxie et finit par créer de nouvelles promotions de privilégiés et de défenseurs de quelques améliorations qui concernent exclusivement un nombre réduit d'individus. Il y a besoin pour le bon fonctionnement de la société naissante d'une formule plus souple et plus malléable qui permette d'accomplir honorablement les fonctions sociales inhérentes au nouveau moment qui surgit.
La constitution d'une junte révolutionnaire est une prémisse inévitable. Cette junte sera constituée par une représentation authentique des travailleurs qui sont descendus dans la rue les armes à la main. les hommes des barricades sont ceux qui défendent la révolution et ce sont les seuls qui ne vendront ni ne trahiront les résultats du triomphe.
(...) La durée de la tutelle que doivent exercer les travailleurs révolutionnaires dépendra du temps que mettra le nouvel ordre des choses à se consolider.
(...) En juillet se constitua un comité antifasciste qui ne répondait pas à l'envergure de cette heure sublime. Comment pouvait-il développer l'embryon surgi des barricades, dans un côte à côte d'amis et d'ennemis de la révolution? Le comité antifasciste ne fut pas, de par sa composition, le représentant de la lutte de juillet.
Il est nécessaire de capter les désirs les plus vifs qui se manifestent dans la rue et si l'on permet qu'ils soient corrompus dans les premiers moments, il est sûr que la dégénérescence manifestée dans les formes premières se poursuivra au cours des moments suivants. Il n'y a pas de doute que si, dans les débuts, on maintient une expression droite et indemne, la révolution atteindra l'objectif pour lequel tant de vies se sont immolées.
De plus, il existe une zone déterminée de la population qui bien que venant à se confondre avec le nouvel état de choses, le fait par simple instinct de conservation. Ces individus figurent dans les syndicats, sur les lieux de travail. On ne peut concéder à cette zone, qu'il faut voir ensuite comme des divorcés de la révolution, une représentation dans les nouveaux organismes. Encore beaucoup moins devons-nous conférer des charges à ceux qui sont des ennemis déclarés.
Pour les raisons qui précèdent, nous sommes partisans de ce que participent à la junte révolutionnaire seulement les ouvriers de la ville, de la campagne, et les combattants qui dans les instants décisifs du conflit se sont manifestés comme paladins de la révolution sociale."
Sur les deux autres points fondamentaux du programme qui portent sur le rôle des syndicats et des communes, nous retiendrons deux articles. Dès le N°4, du 22 juin, nous lisons en page 3, sous le titre "La municipalisation et la militarisation" que les tenants du pouvoir en Catalogne demandent la municipalisation des approvisionnements, des transports, mais il s'agit alors d'éliminer la gestion syndicale au profit des municipalités contre-révolutionnaires, alors que la revendication des Amis de Durruti est celle des communes libres aux mains des travailleurs. C'est dans le N°7, dans le dernier article de la page 4 que nous lisons, sous le titre "Autour de notre programme: tout le pouvoir économique aux syndicats".
"La révolution espagnole s'est caractérisée par le fait que les syndicats sont ses représentants les plus solides...
Et ainsi, de même que dans la révolution russe les soviets furent les organes d'une indiscutable suprématie, dans notre révolution ce sont les syndicats qui doivent exercer tout le pouvoir économique dans la vie du pays."
Sur ces points donc, les Amis de Durruti ne font que reprendre sans autre précision le programme de la CNT du Congrès de Saragosse en mai 1936. Sans doute y a-t-il à revoir à cet égard ce que nous pouvons considérer comme une vue trop simple de la conception anarcho-syndicaliste. Mais il nous semble que la discussion doit s'ouvrir surtout sur le petit nombre de questions fondamentales pour lesquelles l'apport des Amis de Durruti est précieux:
- l'analyse de classe, la condamnation de la démocratie bourgeoise et l'opposition du prolétariat à la petite bourgeoisie.
- la défense de la révolution et les problèmes posés par la lutte armée.
- la nature et la structure du pouvoir que doit exercer le prolétariat révolutionnaire.
IVème PARTIE
CE QUE NOUS EN PENSONS
Au militant qui s'efforce de contribuer à la naissance d'une mémoire authentique du courant anti-autoritaire du mouvement ouvrier, la question se pose ainsi: quel est l'apport de l'épisode historique qu'ont constitué l'action et la pensée des Amis de Durruti? Il nous faut donc, au terme de cette étude, établir un bilan, faire en quelque sorte le compte des insuffisances et des acquis.
DES FAIBLESSES, POURQUOI?
Si l'on se réfère à l'ensemble de l'histoire du mouvement anarchiste international, il faut rapprocher l'apport des Amis de Durruti de celui des anarchistes russes de la Plate-forme, des analyses des militants italiens après l'aventure des Conseils ouvriers, des théories des communistes de Conseils dans les pays d'Europe, notamment en Allemagne après 1920, et pour ce dernier pays du bilan de toute la gauche anarcho-syndicaliste et conseilliste, des efforts des anarchistes bulgares pour la construction d'une organisation inspirée par la "plate-forme", des expériences que constituent en France, l'Union anarchiste communiste révolutionnaire de 1927, puis, en 1934, la première Fédération communiste libertaire. Or, les Amis de Durruti n'ont jamais fait allusion à ce passé encore récent en 1936. L'ignoraient-ils? C'est, pour beaucoup d'entre eux au moins, très probable.
C'est qu'ils sont des militants d'un mouvement, le mouvement libertaire espagnol, dont les caractéristiques sont bien particulières. Il faut le dire, une fois encore, l'anarchisme espagnol se situe dans le cadre d'une lutte de classes aiguë, s'appuie sur un mouvement de masse puissant à structure syndicale, mais il en est resté sur le plan de la théorie à un ensemble flou d'affirmations anti-autoritaires très générales, parfois quasi-individualistes, assaisonné de pratiques conspiratives et très violentes, avec une organisation "spécifique" qui fait parfois penser au carbonarisme du siècle précédent. C'est la raison pour laquelle une partie non négligeable des militants des syndicats de la CNT a pris ses distances vis-à-vis de la F.A.I et même a penché vers le "trentisme".
Le mouvement libertaire espagnol, fidèle à certains aspects du bakouninisme, infiltré de notions morales et culturelles plus proches de l'humanisme petit-bourgeois que de la rigueur révolutionnaire, n'a pas totalement ignoré ce qui se passait au-delà des Pyrénées et ses militants persécutés ont bien connu leurs camarades de France et de Belgique. Mais, fixé sur son missel anarchiste traditionnel, il n'a guère tenu compte de ce qui venait de l'extérieur.
Noyés dans ce confusionnisme et cette complexité, plongés dès le premier jour dans le tourbillon des combats, les Amis de Durruti sont partis de bien loin et sont partis tard alors que la bureaucratisation du mouvement était déjà irréversible et que le ministérialisme était accepté, peut-être par résignation, par un grand nombre de militants. Ils ne sont apparus que par réaction aux menées contre-révolutionnaires qui se sont développées en 1937, ils n'ont pas constitué une opposition appuyée sur une solide analyse qui peut-être eût sauvé la Révolution dès juillet 1936.
Pris dans la violence des combats de mai 1937, ils ont sans doute cru à une victoire possible. Ils ont vite compris que leur lutte ne pouvait avoir de portée pratique que si elle s'étendait à tout le territoire non encore conquis par Franco. Leurs textes sont vite apparus non comme l'expression d'une possibilité de redresser la situation mais comme un message aux révolutionnaires du monde.
Ils sont partis tard et ils ne sont pas arrivés: la bureaucratie installée dans le ministérialisme et tenant bien en mains les rouages des organisations a tout fait pour étouffer leur voix. Eux-mêmes, emportés par les événements, dispersés sur les divers fronts, figés par la militarisation, ils ont très vite disparu.
Il est certain qu'il n'est pas facile de créer une force de critique et de proposition en pleine guerre civile, en partant d'une base de préparation doctrinale tout à fait insuffisante, en ignorant pratiquement les efforts théoriques accomplis au cours de la décennie précédente dans le mouvement international, efforts que personne d'ailleurs n'a jusqu'alors capitalisé dans un ensemble cohérent et qui n'ont pu toujours dépasser le niveau de l'ambiguïté.
Les insuffisance de ce qu'ont apporté les Amis de Durruti s'expliquent donc pleinement. Il nous faut cependant en faire rapidement le tour.
Les Amis de Durruti n'ont pas su rompre avec un romantisme révolutionnaire parfois échevelé ni même avec un certain culte du héros. Ces défauts, apparemment mineurs, ont sans doute contribué à obscurcir leurs analyses et leur ont interdit d'accéder à une vue toujours claire des réalités.
A ce romantisme s'ajoute parfois un goût prononcé pour la simplification: la suppression pure et simple d'un trait de plume, pourrait-on dire, de la petite-bourgeoisie.
Quant à la conception du syndicalisme comme base de construction du communisme libertaire, elle est restée, nous l'avons vu, simpliste et répétitive. Même sur le plan de la structure de l'organisation spécifique, ils se sont contentés d'être les fidèles gardiens d'une tradition discutable: ils ont été pour le maintien pur et simple du vieil anarchisme romantique et conspiratif de la F.A.I de 1927 et s'ils ont refusé les nouvelles structures de la F.A.I (présentées en juillet 1937) c'est avec une grande pauvreté d'arguments; ils s'en sont tenus à un antiplateformisme affligeant alors qu'il fallait distinguer les visées de direction bureaucratiques que la nouvelle structure pouvait favoriser dans le cadre d'une carence majeure d'analyse théorique, du bien-fondé de la remise en cause des petits groupes d'affinité.
Sur le problème de l'unité ouvrière comme sur celui de la constitution de la junte révolutionnaire, nous avons très bien perçu une évolution allant de la revendication de comités représentants les organisations à l'exigence d'organismes désignés par les structures de base. Évolution positive incontestablement mais qui laisse malgré tout une impression d'ambiguïté.
LES ACQUIS.
Et pourtant, nous ne pouvons rester indifférents au combat difficile qu'ont mené les Amis de Durruti. Et pourtant, nous n'avons pas l'impression d'une simple redécouverte des remises en cause intervenues dans le mouvement libertaire international.
C'est que leur expérience n'est comparable à nulle autre. C'est qu'ils ont surgi en pleine révolution et qu'ils ont su réagir sur-le-champ à une série d'événements qu'ils vivaient cruellement.
Leur mérite c'est essentiellement d'avoir su se définir, même maladroitement ou imparfaitement, en plein combat et malgré le poids des insuffisances et du confusionnisme du complexe mouvement libertaire espagnol.
Et puis à côté des ombres, il y a beaucoup de lumières.
Fondamentalement leur acceptation de remettre en cause les tabous, et l'on sait qu'ils sont de poids dans le mouvement anarchiste traditionnel: les Amis de Durruti prennent sans attendre la défense des militants du P.O.U.M alors que les dirigeants de la CNT hésitent et ergotent, ils se refusent à vilipender les "marxistes" mais combattent ceux qui n'ont de marxiste que le nom (et un tel distinguo est, dans le cadre du mouvement espagnol, une véritable hérésie), ils stigmatisent la couardise des responsables qui s'en remettent -pour justifier leur abdication- à la démocratie arithmétique qui donne un poids injustifié aux couches de la petite-bourgeoisie, ils font voler en éclats l'argumentation pénible assimilant le communisme libertaire à la "dictature anarchiste", ils dénoncent les menées contre-révolutionnaires qui vont en s'amplifiant.
Mais ce qui restera leur apport fondamental, c'est la résolution du dilemme guerre-révolution, leur prise de position authentiquement révolutionnaire, l'affirmation de la nécessité d'un pouvoir ouvrier en opposition à la collaboration ministérialiste, la prééminence d'une analyse de classe, la dénonciation du flou théorique et de l'improvisation. La nécessité d'une junte révolutionnaire est peu à peu affinée, cette junte étant conçue comme l'émanation des organismes de base et non des états-majors des diverses organisations.
La difficile question de l'armement du prolétariat et surtout des nécessités de la lutte armée dans les conditions d'une guerre moderne est abordée en pleine situation de lutte et les propositions les plus précises, les plus réfléchies, ont subi l'épreuve des faits, dans les unités confédérales. La nécessaire organisation militaire est posée en fixant les mesures qui garantissent la démocratie dans les unités et rendent inutile le vieux formalisme militaire.
Enfin, les Amis de Durruti retrouvent les acquis de ce qu'on peut appeler déjà le pôle communiste libertaire en ce qui concerne la nécessité d'une organisation révolutionnaire spécifique, élaborant une théorie, un programme posés comme indispensables. Mais si l'on conteste la notion de "tutelle" avancée par les Amis de Durruti, dut-elle s'exercer pendant les premiers temps du processus révolutionnaire, il faut leur savoir gré d'avoir posé ce grave problème.
Le bilan est positif, largement. L'histoire, tragique et brève, des Amis de Durruti restera un moment privilégié de la construction du communisme libertaire.
BIBLIOGRAPHIE
Cette bibliographie, volontairement limitée, ne comprend que les références d'ouvrages encore disponibles ou que l'on peut consulter en bibliothèque. Nous avons délibérément laissé de côté les livres et brochures qui appartiennent à des collections personnelles ou qui ne traitent de la Révolution espagnole qu'épisodiquement.
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THOMAS Hugh La guerra civil espanola éd. Ruedo iberico 1962 (en espagnol).
1 Note du bibliothécaire : J'ai malheureusement égaré les notes et comme je ne sais plus où j'ai piqué de texte !