Aux sources de notre histoire

Les conditions économiques et sociales de la colonisation en Nouvelle-France

Léon Gérin

Lettre-préface

Au cours d'un séjour en France, Léon Gérin fréquenta Edmond Demolins et ses disciples. Il se mit à leur école, le temps de se familiariser avec leur enseignement et leur méthode. De retour au pays, il appliqua l'un et l'autre au Canada français, en y apportant les adaptations nécessaires.

M. Gérin étudia d'abord les procédés de la colonisation française en Amérique, lente et difficile aventure, suite de privilèges et de concessions de la part de la monar-chie qui, devenue plus forte, enrichie, renonça au régime stérile des Compagnies qui avait abouti à la "prédominance de l'esprit bureaucratique", pour venir au secours de l'entreprise et prendre en main les destinées du pays, jusqu'à ce que les événements d'Europe la contraignirent à l'abandon.

Bien des causes ont retenu l'élan de la colonie : la guerre à l'Iroquois, la course aux pelleteries, la faiblesse d'une aristocratie, préoccupée de ses intérêts, incapable d'assurer une exploitation rationnelle des domaines immenses dont elle disposait, l'inégalité de la lutte finale contre un adversaire mieux pourvu et plus nombreux, et surtout le manque d'initiative. "Gravons-nous dans l'esprit, écrit Gérin, les conclu-sions générales qui se dégagent de l'histoire sociale de la Nouvelle-France. La monarchie française qui aurait voulu faire du négociant français un grand entrepre-neur de colonisation commerciale, n'y avait pas réussi, non plus qu'à faire du gentilhomme français un chef de grande exploitation agricole. Cela illustre encore une fois l'impuissance de l'intervention du pouvoir central quand la participation des forces de la vie privée est insuffisante".

Léon Gérin s'attache à dégager la tentative des véritables colons, ceux qui, recher-chant la terre pour la terre, avaient traversé l'Océan dans l'intention de s'installer au Canada. Venus du Perche et d'autres provinces avoisinantes, ces hommes avaient l'habitude des tâches dures et la ténacité qui caractérise le défricheur. Ils abattirent la forêt, vécurent par leurs propres moyens, entourés de leur famille, habiles à toute sorte de métiers. Au milieu d'une aristocratie besogneuse, sourds aux tentations de la traite des fourrures, ils devinrent "la clef de voûte du Canada moderne".

L'œuvre de Gérin, précieuse, inspiratrice, unique chez nous, fut longtemps dissé-minée dans des articles de -revue, des brochures, des communications à la Société royale. Elle a paru, en grande partie, dans la Science sociale de Paris, publication à peu près introuvable au Canada.

Ses admirateurs le pressaient de réunir en volume la série de ces monographies. Il hésitait. Réfugié dans son domaine de Coaticook, loin des préoccupations d'ordre parlementaire qui l'avaient longtemps retenu à Ottawa, il voulait revoir ses études, les remanier, les compléter en éprouver les conclusions.

Il se décida à publier un premier ouvrage, consacré à la famille, où il rapproche de notre type quasi communautaire le type particulariste anglo-saxon.

Sous le titre : Aux Sources de notre Histoire : les conditions économiques et socia-les de la Colonisation en Nouvelle-France, il livre au grand public ses premiers travaux.

Souhaitons qu'il reprenne aussi les fortes synthèses qu'il a consacrées à l'ensei-gnement dans la province de Québec, à la méthode appliquée en science sociale, et à divers aspects de notre vie sociale.

Nous aurons ainsi l'œuvre complète de ce grand sociologue qui révèle sous son véritable jour l'effort tenté par la France colonisatrice au Canada, et les raisons profondes de notre survivance.

Gérin ne conçoit pas l'histoire comme une suite de dates, un faisceau d'événe-ments. Il l'utilise, certes, comme une "base profonde" pour reprendre le mot de Stendhal, mais s'il s'y attache c'est moins pour s'y complaire que pour en tirer une leçon d'ordre politique ou social. Qu'on relise, sous cet angle, son puissant réveil de la figure de Cartier. L'histoire ainsi traitée me Paraît plus vivante. On y sent toutes les forces, toutes les faiblesses aussi, de la nation.

Appelé, il y a plusieurs années, à donner des cours en Sorbonne et à l'Université de Bruxelles, c'est dans l'évocation qu'avait réussie admirablement Léon Gérin que j'ai puisé mon plus ferme appui. À sa suite, j'expliquai les lenteurs et les rebondis-sements de notre colonisation, la lutte suprême, et, la paix venue, la poursuite de nos destinées parmi d'autres difficultés. Je ne me retiens pas de lui exprimer aujourd'hui mes remerciements pour tout ce que je dois à ses recherches patientes et à son généreux esprit.

Edouard MONTPETIT

Août 1944

Avant-propos

Jetons l’œil sur la carte de l'Europe : nous serons frappés de )a masse imposante et de la situation avantageuse d'un grand pays en bordure à l'Atlantique. Ce serait un carré parfait, n'était le bec de corbeau de la Bretagne armoricaine, en projection sur l'Atlantique : Quadrilatère borné au sud par la Méditerranée, l'Espagne, la chaîne des Pyrénées et le golfe de Gascogne; ouvrant sur l'ouest, par-dessus l'océan, une gueule immense, comme pour happer l'Amérique lointaine; vers le nord lorgnant sous cape la verte Angleterre et la Flandre industrieuse; enfin, du côté de l'est, enfoncée dans la muraille des Alpes, comme si elle craignait le contact trop intime de l'impétueuse Italie : cette grande nation, c'est la France.

C'est la France, avec la mosaïque de ses sols et de ses cultures; la France impé-rissable, en dépit de ses ennemis du dedans ou du dehors; la France d'où, en fin du moyen âge, nous sont venus les fondateurs de nos familles et de nos paroisses, assises d'une France nouvelle sur les rivages du Saint-Laurent et de son golfe immense.

Les voyages répétés du navigateur malouin, Jacques Cartier, dans les parages hantés de banquises et d'ours polaires, nous ont assuré, - et par surcroît à la France, -le droit d'occuper et de mettre en valeur les terres du continent nouveau. Droit de prime importance à une époque où les jeunes monarchies de l'Europe occidentale réclamaient dans le nouveau monde leur "part du patrimoine d'Adam", que l'Espa-gne dans sa force leur refusait.

Mais pour parler juste, ce que convoitaient surtout en Amérique toutes les puis-sances européennes, combattives mais besogneuses, ce n'était pas tant des terres incultes à mettre en valeur que des métaux précieux à utiliser pour les fins de leur administration interne ou de leurs entreprises d'outre-mer. Après les épices, l'or devenait le mobile le plus inspirant du colonisateur français, marchant sur les traces de l'Espagnol.

Vice irrémédiable qui va précipiter la ruine de mainte entreprise maritime de la France, en déterminant le choix de sujets médiocres qu'on se flatte, bien à tort, de pouvoir plier à un travail sérieux pour le compte de leurs geôliers. Le résultat, plutôt décevant, ce sera le désastre à brève échéance, la ruine méritée de l'entreprise mal conçue. Quel bonheur pour le Canada, que ces braves forçats aient eu le bon esprit d'aller se faire pendre ailleurs, avant même d'avoir pu contaminer la jeune colonie.

Et puis, bénissons la mémoire du cardinal-ministre, Richelieu qui, après avoir mis un peu d'ordre dans les finances de l'État, n'a eu rien de plus pressé que de se faire rendre le Canada que les corsaires huguenots de Charles 1er avaient capturé, une fois la paix conclue. Coup de maître qu'avait préparé et permis la prise de La Rochelle, forteresse du protestantisme en France, acte de force qui eut pour complément un acte de perspicacité : l'envoi de colons défricheurs recrutés sur le piton forestier du Perche.

Grâce à la lucidité de ce vigoureux esprit, des colonies françaises jumelles ont pris forme en Amérique : l'une dans la péninsule acadienne, l'autre dans la vallée du Saint-Laurent. À travers d'angoissantes vicissitudes, elles se sont perpétuées jusqu'à nos jours... Le secret de leur durée, en dépit de conditions économiques et sociales souvent désastreuses, c'est dans l'ordre matériel, de n'avoir jamais délaissé la culture du sol; et, dans l'ordre spirituel, de s'être agrippées à la tradition des ancêtres.

Chapitre I

L’Europe en marche vers l'Amérique

La vétuste organisation féodale du Moyen-Âge a accompli le plus gros de sa double tâche : fixation au sol des populations flottantes, issues des steppes asiatiques ; puis, défrichement des épaisses forêts et mise en valeur des zones les plus fertiles. Voici maintenant que l'emprise de la hiérarchie féodale se relâche ; l'Europe entre dans une nouvelle phase ; ses cadres s'effritent peu à peu, et bientôt cèdent la place à un nouveau type d'institution : le gouvernement central, souverain, absolu, d'une royauté héréditaire.

Sous l'égide de ce pouvoir nouveau, les peuples évoluent de la sauvagerie primi-tive, puis de la barbarie, ou, du moins la rudesse, de la vie purement pastorale ou agricole. Ils s'initient à la douceur, et parfois à la mollesse, des mœurs urbaines, et bientôt prennent contact avec la culture littéraire, artistique, philosophique de l'anti-quité païenne. Émancipation, initiation troublante de l'esprit populaire longtemps resté sous l'égide exclusive de la tradition primitive et de la simplicité d'une existence rurale passée dans l'isolement.

La Renaissance des lettres et des arts ouvre toute grande la porte à la Réforme, qui à brève échéance va aboutir à la rupture de l'unité de foi et de discipline religieuse dans l'Occident chrétien. Enfin, sur ces deux mouvements perturbateurs de l'organi-sation sociale et des conceptions les plus salutaires de l'humanité, vient se greffer une troisième nouveauté tout aussi révolutionnaire : la découverte de terres neuves, la révélation de tout un monde de mystérieuse ordonnance et de merveilleuses richesses, s'offrant aux appétits, aux aspirations, aux convoitises des peuples, des apôtres et des rois.

En somme, Renaissance, Réforme, Découverte transatlantique, triple assaut dirigé contre les fondements mêmes de la vie sociale des peuples occidentaux : boulever-sement des idées et des croyances anciennes, exaltation de la personnalité humaine, de l'initiative, des ambitions et des passions individuelles et collectives. Or, à tous ces égards, le dynamisme du mouvement de la découverte ne le cède en rien à celui de la Renaissance ou à celui de la Réforme.

Les relations de commerce établies de longue date entre l'Europe et l'Asie, entre les cités commerçantes du bassin de la Méditerranée et les contrées du Levant et de l'Extrême-Orient, ont subi une fâcheuse interruption vers le milieu du XVe siècle. Les Turcs, descendus des maigres plateaux en bordure de la grande steppe centrale asiatique, se sont rendus maîtres de l'Asie Mineure, ont pris Constantinople et coupé les communications, tant par la route de terre, celle des caravanes qui transportent la soie à travers l'Asie centrale, que par la route maritime, celle des épices, passant par l'océan Indien et la mer Rouge.

Cela a été le signal de la décadence de Gênes, de Venise et d'une bonne partie du commerce méditerranéen. Désormais, il a fallu se frayer de nouvelles routes vers l'Inde, la Chine et le japon. À cause de leur situation géographique et de leur organi-sa-tion économique et sociale, les Portugais ont été les premiers d'entre les Européens à s'y appliquer. Ils y ont réussi en longeant et contournant la côte occidentale de l'Afrique. Dès 1486, Barthélemi Diaz découvrait le cap de Bonne-Espérance, que douze ans plus tard Vasco de Gama doublait heureusement.

Au reste, depuis la découverte des "îles" d’Amérique par Colomb, quelques années auparavant, on nourrissait l'espoir d'atteindre l'Orient "en passant par l'Occident", nouvelle formule qui impliquait la traversée de l'Atlantique. Déjà un grand progrès avait été réalisé dans la construction des navires quand les Vénitiens, privés de leur ancienne route continentale par les troubles de la guerre de Cent ans, et forcés de s'aventurer sur l'Atlantique pour atteindre Londres et les ports de Flandre, durent substituer à la galère et à la nef méditerranéenne un type d'embarcation plus rapide et mieux en état d'affronter les fureurs de l'océan : la caravelle, portant trois mâts et cinq voiles carrées ou triangulaires.

Désormais méditerranéens et cabotiers du littoral atlantique courraient moins de risques en haute mer. L'obstacle préalable à la traversée de l'océan se trouvait suppri-mé. Mais il en restait d'autres, non pas d'ordre technique, mais inhérents au dévelop-pe-ment historique et au type social des diverses nationalités ainsi mises en concurrence.

Ces voyages au long cours sur des mers inconnues imposaient des risques très grands, nécessitaient de fortes avances de fonds, et les nations européennes n'étaient pas toutes également préparées à encourir ces risques, à faire ces frais. La première d'entre les nations européennes à se lancer dans les entreprises maritimes sur l'Atlan-tique, ce fut, nous l'avons vu, le Portugal. Ses habitants, réputés d'origine celtique, étaient médiocres cultivateurs, médiocres commerçants et financiers, laissant volon-tiers aux juifs, aux aventuriers qui leur arrivaient d'outre-mer, le soin d'exploiter les ressources locales, et accessoirement d'encaisser les bénéfices.

Mais quelque peu à l'étroit entre des chaînes montagneuses et une mer invitante, ils eurent au moins le mérite de se mettre à l'école de celle-ci et de s'y rendre experts dans les arts de la navigation. Installés en vedette de la projection sud-ouest du conti-nent européen, riverains de l'Atlantique, la jalousie d'un voisin puissant, l'Espagne, les excluait de la Méditerranée, et tournait leur effort vers le vaste océan qui baignait la côte du Portugal et celle du continent africain.

Diverses circonstances favorisèrent cette initiative des Portugais. Ils étaient les premiers à entrer dans cette voie ; ils y furent longtemps seuls. Au début du moins, c'était ici du cabotage, une simple navigation côtière. La côte africaine était comme un prolongement de celle du Portugal ; ses conditions climatiques s'en rapprochaient. Enfin, cette navigation livrait des produits de valeur exceptionnelle : épices, produit des plus recherché ; or (le fameux or de Guinée), métaux précieux.

À ce travail relativement facile, rémunérateur, attrayant, les Portugais eurent l'avantage de se livrer sous la protection de princes de leur nationalité, que la croisade religieuse contre les Maures avait revêtus de prestige et de pouvoirs très grands, et qui de bonne heure, eurent à leur disposition une force armée à l'appui de leurs prétentions et pour la ruine des entreprises de leurs concurrents arabes ou vénitiens.

Enfin, ce monopole presque absolu assuré par les circonstances, les Portugais eurent soin de le corroborer de l'autorité morale du pontife suprême de la chrétienté, des bulles papales obtenues par le roi Alphonse et le prince Henri (1452-1484), les-quelles excluaient tous autres.

Comme le Portugal, l'Espagne s'est de bonne heure constituée sous l'égide d'une monarchie militaire centralisée. Mais tandis que le Portugal, beaucoup moins étendu et populeux que l'Espagne, disposant aussi de ressources moins importantes et variées, se contentait d'une organisation relativement simple, tout en affirmant beau-coup plus tôt son caractère de nation colonisatrice, semait des comptoirs sur tous les points du globe, l'Espagne, d'une allure plus lente, mais irrésistiblement, étendait sur le Nouveau Monde le réseau d'une complexe et lourde construction administrative.

Effectivement, l'Espagne fut la première grande puissance à se constituer dans l'Europe occidentale ; et les prémices de cette évolution, sont, d'une part, l'union politique de la Castille et de l'Aragon, suivie de l'expulsion des Maures de Grenade ; et, d'autre part, l'envoi du Génois Christophe Colomb à la recherche de terres neuves. Dès 1495, Ferdinand d'Aragon avait obtenu du pape Alexandre VI les fameuses bulles qui, au moyen d'un méridien idéal tracé en plein océan, et reliant les deux pôles, consacraient ostensiblement l'attribution d'une moitié des pays nouveaux à l'Espagne, et de l'autre moitié au Portugal.

Or, ce partage anticipé du Nouveau-Monde opéré par la curie romaine, était loin de satisfaire pleinement une des puissances avantagées. Le Portugal faisait même des préparatifs d'armement, dans le dessein de faire reconnaître ses prétentions par l'Espagne ; pour le pacifier, il fallut le traité de Tordesillas, passé en 1494, et le recul à 270 lieues vers l'ouest de la ligne de démarcation entre les possessions coloniales respectives des deux nations ibériques.

Au reste, ni les bulles d'Alexandre VI, ni ce traité de Tordesillas ne faisaient la part des intérêts ou des droits éventuels des États européens autres que ces deux copartageants. Ceux-ci, au surplus, se déclaraient bien résolus à revendiquer dans la pleine mesure les droits que l'arbitre de la chrétienté leur reconnaissait de chaque côté du méridien démarcatif. Il est vrai que dans la situation présente de l'Europe, deux peuples seulement auraient pu se prétendre lésés par cette décision de la curie romaine : Anglais et Français.

De prime abord, les cités commerçantes de l'Italie étaient hors cause. Déjà pour elles, la décadence avait commencé. Et puis, leur type même d'organisation très circonscrit, leurs dissensions intestines, leurs rivalités de famille à famille, de faction à faction, de cité à cité ; l'irruption des Turcs du côté de l'Orient ; et, du côté de l'Occident et du Nord, la rapide croissance des jeunes nations, filles du Moyen-Âge, mais férues de l'esprit de la Renaissance, tout leur interdisait les expéditions transatlantiques.

Quant à la Hollande qui, à une époque prochaine, devaient s'engager de manière si effective dans les entreprises maritimes de grande envergure et y devenir le plus rude, le plus cruel concurrent du Portugal, elle n'était encore, en fin du XVe siècle, qu'une dépendance de la maison de Bourgogne, puis de la maison d'Autriche, sans libre initiative dans le domaine politique et colonial.

Il y avait bien l'Angleterre. Mais ce royaume émergeait à peine, et tout sanglant encore, de la guerre des Deux-Roses, qui avait consommé la ruine de sa grande aristocratie terrienne. Henri VII, fondateur de la dynastie galloise des Tudors, roi catholique de la catholique Angleterre d'alors, dépêche à Rome, entre 1485 et 1495, jusqu'à cinq ambassades d'obédience, où se manifeste la plus grande déférence pour le Saint-Siège. Ni à ce moment, ni plus tard, il ne paraît s'être plaint de l'ampleur des concessions faites au Portugal et à l'Espagne, tandis que l'envoyé de ce dernier pays, favorisé entre tous, critique sans ménagement l'administration de l'Église sous un pape Espagnol et Borgia pourtant.

Mais, avec l'esprit déjà pratique et calculateur de l'Anglais et le concours de marchands de Bristol et de Londres, Henri VII se retourne et dès 1497 et 1498, subventionne à destination des parages septentrionaux de l'Atlantique, des expédi-tions dont il confie le commandement à un armateur vénitien Jean Cabot, séjournant en Angleterre pour les besoins de son commerce. Puis, ces tentatives, reprises en 1502 et 1503, n'ayant pas donné les résultats qu'on en attendait, gouvernants et mar-chands eurent tôt fait d'oublier jean Cabot, dont le fils Sébastien finit par entrer au service de l'Espagne.

Entre temps, dès le règne de Henri VII, il se produisait en Angleterre une transformation de l'organisation sociale d'une portée immensément plus grande que la victoire de Bosworth, que l'accession des Tudors au trône d'Angleterre, et même que l'envoi de Cabot à la recherche de terres transatlantiques. je veux dire, cette intense fermentation dans le régime du travail et de l'industrie, qui, s'accentuant sous les règnes suivants d'Henri VIII et d'Édouard VI, devait aboutir à la rapide disparition des institutions traditionnelles du Moyen-Âge, de la culture paysanne et du village a banlieue morcelée, qui en était comme la coquille, accompagnée de leur remplace-ment par la grande culture, l'agglomération industrielle et l'émigration d'une classe nombreuse de journaliers agricoles vers les centres urbains et, par la suite, leur embarquement pour l'Amérique et les colonies lointaines.

Enfin, il y avait la France.

Chapitre II

La France entre en jeu : François 1er

Ce beau pays, de date fort ancienne ne manquait pas d'éléments propres à recruter mainte entreprise de colonisation. Dès les onzième et douzième siècles, au témoi-gnage de M. Boissonnade, ses habitants de toutes les classes défilent sur les routes de pèlerinages à destination de l'Espagne, afin de prêter main forte aux chrétiens d'au delà des Pyrénées, à la fois dans les oeuvres de guerre et dans celles de paix. Au seizième siècle, le même fait se répète, et Bodin constate que "le plus grand bien de l'Espagne lui vient des colonies françaises composées de gens de tous métiers."

La France ne manque pas non plus de hardis marins, tout le long d'un littoral fort étendu. Normands, Bretons, Rochelais, Basques sillonnent les mers. Que manque-t-il donc à la France et aux Français pour s'engager de plain-pied dans les entreprises de navigation au long cours et de grande colonisation ? Il leur manque les capitaux d'exploitation, et il leur manque les chefs d'entreprise dans le domaine économique.

C'est ce qui se dégage assez nettement. d'un rapport adressé à la république de Florence par son secrétaire, qui n'était. autre à ce moment que Nicolas Machiavel, à qui, du moins, on ne saurait nier une certaine somme de perspicacité. On en pourra juger par l'extrait ci-après :

"La France, par son étendue et l'avantage qu'elle retire des grands fleuves qui l'arrosent, est très fertile et très riche. Les vivres et les marchandises y sont à bas prix, à cause du peu d'argent qu'il y a en circulation parmi le peuple, qui peut à peine gagner de quoi acquitter les droits dus à ses seigneurs, quelque légers qu'ils soient.

"Cette surabondance vient de ce que personne ne peut vendre ses denrées, chaque particulier en recueillant assez pour en vendre lui-même ; car si dans une ville il se trouve un habitant qui veuille se défaire d'une mesure de blé, il ne pourra jamais y parvenir, parce que chaque habitant en a autant à vendre.

"Les seigneurs ne dépensent que pour leurs vêtements l'argent qu'ils tirent de leurs vassaux ; ils ont, du reste, abondamment de quoi se nourrir ; beaucoup de volaille et de poisson, et du gibier en quantité. Tous les propriétaires de terres sont dans le même cas. De cette manière, tout l'argent passe et s'accumule entre les mains des seigneurs. Quant au peuple, il se croit riche quand il possède un florin 1."

À cette époque le régime féodal, depuis longtemps désuet en France est devenu par degrés encombrant, et parfois malfaisant. Le pays a connu des jours d'anxiété et d'agonie : Crécy en 1346, Calais 1347, Poitiers 1356, et l'odieux traité de Brétigny 1360.

Puis c'est la désolation de la guerre civile, la longue anarchie du royaume déchiré entre deux irréductibles factions, Armagnac et Bourguignon, sous l'œil dérisoire d'un roi dément, Charles VI, et d'une reine indigne, Isabeau. Suit l'immolation des hom-mes d'armes français qui se sont témérairement embourbés à Azincourt, victimes impuissantes des archers anglais, en 1415. Sous Charles VII, la fortune avait bien souri quelque temps à la France, à la suite de l'irrésistible chevauchée déclenchée par Jeanne d'Arc. Oui, mais pour aboutir bientôt à la capture de l'héroïne par les Anglais à Compiègne, suivie de son procès et de son supplice à Rouen (1431).

Pourtant à travers ce long enchaînement de calamités nationales, la monarchie française se maintient. Le pouvoir royal ne perd que peu de son prestige, voire même il prend des forces, (par soubresauts, il est vrai, non pas de manière continue). Après Charles VII, surnommé le Victorieux et qui réussit à expulser l'Anglais du royaume, Louis XI, dit le Cauteleux, tantôt par ruse et tantôt par force, triomphe de son redoutable rival Charles le Téméraire, duc de Bourgogne et roi de Flandre, tout en poursuivant la lutte de la royauté contre les seigneurs féodaux, comme aussi la réu-nion des provinces et la concentration du pouvoir monarchique entre les mains du chef de la dynastie.

Quant aux Français de la Renaissance, au moment où s'opérait, sous l'égide de la curie romaine, le partage anticipé du Nouveau-Monde entre Espagnols et Portugais, ils étaient beaucoup trop occupés, sous la conduite de leur roi Charles VIII et de son cousin d'Orléans - le futur Louis XII -à opérer avec la furiâ francese, la conquête éphémère du royaume de Naples, pour le compte de princes du sang : la découverte d'un continent nouveau ne leur disait rien qui vaille.

C'est le roi François, qui le premier manifeste de l'intérêt pour ces expéditions transatlantiques et s'y applique sérieusement. Mais il faut bien se rendre compte du motif qui l'inspire : la recherche de l'or, qui le mettrait à même pensait-il, de remplir ses coffres et de tenir tête sur le continent européen à son rival, Charles-Quint.

François 1er reprend donc les traditions belliqueuses de cette émouvante époque, en s'engageant dans les aventures maritimes, au défi des puissances limitrophes qui déjà l'ont précédé dans cette voie. Sous ce rapport, le Roi-Chevalier a été un véritable précurseur. jusqu'à lui l'autorité du roi de France, plus ou moins bien reconnue dans l'intérieur du royaume, était bafouée parfois dans les ports maritimes, et bravée sans vergogne dès qu'étaient perdues de vue les côtes.

Ce chef d'un État foncièrement militaire et dominateur n'avait encore à son service, ni marins ni infanterie régulièrement organisées. Toute la force de l'armée royale résidait dans les gens d'armes, autrement dit, dans la cavalerie réservée aux familles gentilhommières. Corps d'élite, que le roi à l'occasion, grossit de mercenaires suisses ou allemands mal rémunérés bien souvent et à qui il arrivait de se dédom-mager sur l'habitant, de la solde qui ne leur arrivait pas des trésoriers du royaume de France. Ce ne fut qu'en 1534, l'année de la découverte de la Nouvelle-France, que le roi François tenta de former quelques légions françaises de fantassins, qui, du reste, en raison surtout de leur inexpérience de la discipline des armes, ne lui inspirèrent jamais une grande confiance.

L'organisation des finances du pouvoir royal restait lamentablement défectueuse. Aussi, voyons-nous ce roi magnifique recourir presque chaque année, et de plus en plus, à des prélèvements fort arbitraires. Afin de se procurer les fonds que réclament les fortifications ou la guerre, il met en vente les offices publics ; il révoque les survivances de ces offices, pour les revendre à la mort des titulaires ; il annule toutes les aliénations du domaine royal faites par ses prédécesseurs ou par lui-même ; et enfin, dépouille son chancelier mourant. Toujours mal pourvu par les impôts, Fran-çois 1er dut faire de ces levées d'argent irrégulières, et malgré tout insuffisantes, le pivot de ses finances. C'est pourquoi il ne réussît jamais à exercer dans son royaume, encore moins en Europe ou en Amérique, une action vigoureuse et soutenue.

Ce qui rendait les projets d'expansion maritime encore plus difficiles de réalisa-tion pour la France, à cette phase de son développement, c'est - comme nous l'avons vu précédemment -qu'elle avait été devancée dans cette voie par le Portugal et l'Espagne. Les nécessités de la lutte contre l'envahisseur maure avaient déterminé la centralisation politique et administrative des états de la péninsule ibérique, bien avant qu'elle eût pris forme au nord des Pyrénées.

Cependant, dès 1523, le roi de France envoie le Florentin Vérazzano en croisière sur la côte de

l'Amérique. "Cinq succursales lyonnaises de banques florentines associées à trois Lyonnais financent le voyage", écrit M. Hauser. Mais est-ce bien en vue de fonder une colonie, ou simplement pour courir sus aux galions espagnols qui reviennent chargés d'or du Mexique ? Observez la correspondance des dates : c'est - à partir de 1520, et surtout en 1522, que l'on signale l'apparition en Europe de la production mexicaine puis de l'or péruvien 2. La croisière de Verazzano de 1523 a été suivie d'une autre en 1524, et peut-être d'une autre encore en 1526.

Mais voici que la trahison d'un des grands du royaume, le connétable de Bourbon, suivie de la désastreuse défaite de Pavie, fait tomber le roi de France aux mains des Impériaux et le force à interrompre pour dix ans toute entreprise transatlantique. Cela fait bien voir l'instabilité et la faiblesse d'un État fondé prématurément sur la seule force des armes et le succès militaire.

Et pourtant, à certains égards du moins, le Roi-Chevalier était assez bien qualifié pour déclencher, en plein seizième siècle le mouvement d'exploration et de coloni-sation française dans les terres neuves. Son compagnon d'enfance, Fleurange, le futur maréchal de La Marck, nous en a laissé dans ses mémoires un portrait fort suggestif. Physique avantageux, tempérament hardi, impétueux, confiant dans sa force et son adresse, il n'était pas homme à reculer devant les obstacles, à se laisser abattre par la mauvaise fortune. Esprit ouvert, primesautier, prompt à s'éprendre de nouveautés, quoique dépourvu de profondeur, sans fortes préoccupations morales, manquant de calcul, de prudence, de ténacité ; type du héros de roman de chevalerie, comme nous le représente Sismondi, dans sa vaste et consciencieuse galerie historique.

Or, de nouveau en 1534, la France jouit du repos.

Trois ans auparavant, par suite de la mort de Louise de Savoie, François 1er a hérité d'une fortune de 1,500 mille écus d'or trouvés dans les coffres de sa mère. Ce gros magot lui a permis de se libérer de ses dettes les plus criardes, et lui laisse un surplus pour subventionner une nouvelle expédition outre-mer. En 1533, la saisie de la rançon d'Atahualpa et le pillage de Cuzco, ont suscité bien des convoitises en haut lieu 3. Un ami d'enfance du roi, Philippe de Chabot, élevé au poste d'amiral de France, présente à François 1er, un capitaine malouin, du nom de Jacques Cartier qui connaît bien les mers du nord, et cette fois l'expédition se fera en n'utilisant les services que de nationaux français.

Chapitre III

Jacques Cartier

Dans cette histoire du mouvement colonial à ses débuts, François 1er incarne l'esprit hardi, optimiste de la Renaissance, et voici maintenant Jacques Cartier qui va se montrer un vrai fils de la Bretagne et contribuer à la solution du problème, par ses qualités distinctives du marin breton.

Péninsule projetée au loin dans l'océan, à l'extrémité nord-ouest de la France, la Bretagne a été le refuge de la plus ancienne émigration gauloise ou celtique. Restée à des degrés divers réfractaire à l'assimilation, elle se montre traditionnelle, idéaliste, séparatiste dans son farouche isolement. Sans doute, Cartier, Saint-Malo, ce n'est pas la Bretagne bretonnante ; au quinzième siècle, cette extrémité est de la péninsule, a déjà ressenti l'influence des manières de penser et d'agir des provinces de l'intérieur du royaume soumises à d'autres contacts et plus évoluées. Cependant, même au seizième siècle, il reste encore assez de l'esprit ancien ou médiéval, pour nettement distinguer le pays de Bretagne de ceux du centre ou du bassin parisien.

Pour se rendre compte du vif contraste entre le Breton et le Français de la Renais-sance, qu'on se remémore l'hostilité, les méfiances persistantes qui se manifestèrent de l'un à l'autre en fin du quinzième siècle, pour aboutir malgré tout, par raison politique, au mariage de Charles VIII avec Anne, fille du duc de Bretagne. Ou encore qu'on note l'opposition, l'antipathie que signale Sismondi entre cette même Anne de Bretagne, qui devint la première femme de Louis XII, et Louise de Savoie, dont le fils, M. d'Angoulême devait occuper le trône de France sous le nom de François 1er. Contraste d'autant plus suggestif au point de vue social qu'il caractérise non seule-ment deux époques : Moyen âge et Renaissance, mais aussi deux régions : Bretagne et Centre ou Midi de la France.

"Louise", écrit Sismondi 4, "qui conserva toute sa vie un pouvoir presque sans bornes sur son fils, ne l'avait point accoutumé à la retenue dans les mœurs ou le langage, et elle avait permis à sa fille Marguerite, depuis reine de Navarre, de n'être guère plus réservée. Anne de Bretagne avait la première voulu que le palais royal devînt une école où les demoiselles nobles viendraient se former à la vertu et aux belles manières ; elle appela dans ce but autour d'elle un grand nombre de filles d'honneur. Louise de Savoie conserva cet usage ; mais ses filles d'honneur eurent la beauté et non la vertu de celles de sa rivale."

Tout aussi frappant est le contraste qui se dégage d'une comparaison, même sommaire, des indications biographiques sur Cartier et Roberval, dans un fort volume publié par les Archives canadiennes. Ces indications, recueillies sur place et avec beaucoup de soin, jettent un jour curieux et abondant, tant sur notre histoire que sur l'état politique de la France et de l'Europe au temps de François 1er, ainsi que sur le type social des principaux figurants dans les voyages de découverte.

Né à Saint-Malo, en 1491, Cartier y passe les soixante-dix années de sa vie, sauf quelques absences en des expéditions maritimes, en des pèlerinages ou en des missions officieuses sur divers points de l'Ouest de la France : à Rouen, à Bourges, à Rocamadour. Détail caractéristique, il est appelé à maintes reprises, à porter des enfants sur les fonts baptismaux. Les registres des églises de Saint-Malo en font foi.

À Saint-Malo aussi, il s'occupe activement de chargement de navires, de recrute-ment d'équipages. Parfois même, il lui faut intervenir comme pacificateur dans des querelles entre gens du peuple. Il y prend part à des assemblées de ses concitoyens désireux d'enrayer la propagation de la peste. C'est à Saint-Malo, toujours, que Cartier, en 1541, au moment de s'embarquer pour l'Amérique, rédige son testament. C'est là, enfin, qu'il meurt, en 1557, sans postérité, mais laissant une femme qui lui survivra dix-huit ans, et quelques parentes ou alliées, appelées à partager avec sa veuve un modeste héritage.

Tout cela cadre bien avec l'esprit de simplicité et de bonhomie familiale, comme aussi de foi évangélique qui perce à tant de pages des relations du navigateur malouin, et que soulignent ses actes sur la terre américaine : à Gaspé, où il plante une croix écussonnée de fleur de lys ; à Hochelaga, où il lit à haute voix la Passion de Notre Seigneur pour l'édification des Indiens ; à Stadaconé, où, dans l'espoir d'enrayer les progrès du scorbut, il inaugure un pèlerinage imité de celui de Rocamadour, dans le midi de la France, et dont les Bretons auront la contre-partie à Camaret-sur-mer.

Tout cela cadre assez bien, aussi, avec ce que nous connaissons du type social du Breton de cette époque, alors que déjà les liens de l'ancien clan guerrier celtique s'étaient grandement relâchés à la suite de nombreuses migrations faites sous l'aiguil-lon de l'envahisseur, pour n'être remplacés que par la simple tutelle d'une famille réduite, placée sous l'égide purement morale du clergé. Aussi, observe-t-on dans ce milieu, une étrange combinaison de vie austère, de principes rigoureux, avec un certain relâchement dans la pratique, allant jusqu'à l'indiscipline. Toutefois, la note dominante reste encore ici la soumission à l'autorité des dirigeants, et surtout du clergé. C'est bien le résultat de l'action de la famille quasi-communautaire ou quasi-patriarcale soutenue dans une mesure par la discipline d'un clergé catholique.

À première vue, il semble que certaines survenances signalées dans les documents Biggar ne puissent se concilier aisément avec le type social de Cartier tel que nous venons de l'esquisser, ou celui de son milieu. Par exemple, dès son premier voyage en Canada, et encore en 1540, Cartier, en général bien vu de ses concitoyens, a maille à partir avec plusieurs d'entre eux, lesquels mettent obstacle à l'équipement des navires qu'il arme pour le compte du roi. Et c'est au point qu'il lui faut pour triompher de la malveillance des concurrents, réclamer l'intervention de l'alloué, officier de justice.

Effectivement, les compétitions, les rivalités individuelles ne sont pas étrangères aux groupements sociaux de type celtique, même, elles les distinguent fréquemment. Et puis, l'hostilité des armateurs malouins se conçoit facilement dans les circons-tances, si l'on songe que c'était une nouveauté, que cette ingérence arbitraire du pouvoir royal dans le mouvement d'un port de mer. Car, si l'on en croit les rapports d'espions espagnols, le roi, tout en armant lui-même une flotte à destination du Canada, interdisait aux armateurs indépendants d'adjoindre leurs navires aux siens.

Autre trait qui mérite de retenir l'attention : à plus d'une reprise, au cours de ses expéditions, Cartier laisse voir qu'il ne recule pas devant le coup de force et l'exercice arbitraire de son autorité. Par exemple, il fait saisir et transporte en France sur ses navires des naturels qu'il y a attirés par ruse. Cela rappelle un peu les coureurs de mer, les pirates dont Saint-Malo fut longtemps un nid ; ou cela peut être un élément nécessaire du bagage psychologique du capitaine de navire, surtout d'un capitaine au service du roi, et, au surplus, d'un roi autoritaire comme l'était François 1er.

Enfin, troisième trait : en 1540, c'est Cartier qui est chargé de recevoir un rebelle irlandais de l'illustre famille des Fitzgerald, réfugié en Bretagne après avoir réussi à se dérober aux poursuites des autorités anglaises, et qui va le remettre entre les mains du gouverneur de Bretagne, alors un comte de Châteaubriant. Ici se trahit, semble-t-il bien, l'affinité lointaine, la persistante sympathie des Celtes armoricains pour un congénère de la verte Erin, aux prises avec les ennemis traditionnels de la race.

En somme, à l'action primitive de la formation patriarcale, qu'a maintenue et forti-fiée l'emprise du clergé catholique, s'ajoute l'influence spasmodique d'autres groupe-ments familiaux, d'origine plus récente, mais déjà en train d'effacement ; comme le clan guerrier celtique, ou celle d'un groupement d'ordre économique, ou pseudo-économique et plus récent ; la piraterie, l'aventure maritime ; ou encore l'inter-vention d'un groupement nouveau de nature politique : le pouvoir royal renaissant des Capétiens.

Mais à propos de Cartier, il se pose une question d'un intérêt social tout particulier : jouissant à la fois, comme nous le savons, de la protection du pouvoir royal et de la confiance des classes populaires, comment se fait-il que le capitaine malouin n'ait pas recruté dans sa province les éléments d'une colonie libre et stable pour l'établissement de la Nouvelle-France ? Pourquoi, a-t-il négligé la classe des paysans et des artisans bretons pour se rabattre sur la classe des repris de justice, qu'il s'est fait autoriser à tirer des prisons du royaume ?

À la rigueur, on pourrait se contenter de répondre que Jacques Cartier était simple marin, non pas propriétaire rural ou chef d'industrie, dès lors sans relations directes avec les classes les plus propres à lui fournir des recrues. Au reste, la Bretagne à cette époque n'aurait probablement pas été à même de répondre à un tel appel de colons. Les traditionnels liens du primitif clan celtique s'étaient déjà singulièrement relâchés chez sa population d'origine patriarcale, qui n'était plus guère qu'une juxtaposition de petites gens sans cadres fixes, sans chefs reconnus pour les organiser et leur ouvrir la voie dans les entreprises d'ordre pratique et matériel, que ce fût à la manière communautaire des montagnards de la Haute-Écosse, ou à la manière particulariste des peuples du nord de l'Europe.

Mais voici bien une raison plus explicative et qui suffit par elle seule, à éclairer toute la situation : le mobile déterminant de cette expédition transatlantique patronnée par le roi de France, comme d'ailleurs, des expéditions entreprises précédemment par les rois de Portugal et d'Espagne, n'était pas tant la colonisation agricole ou l'apostolat chrétien, que la recherche des métaux précieux et la mainmise sur les trésors accu-mulés du continent nouveau.

Du simple fait de l'intervention de Cartier, la plupart des empêchements préa-lables à la mise en train d'expéditions transatlantiques tombaient d'eux-mêmes. La crainte du grand océan, de la navigation au long cours, vers des parages lointains, inconnus, qui au début de la découverte hantait l'esprit des marins de toute origine, et rendait parfois nécessaire l'embrigadement forcé de condamnés à mort ; cette crainte, fruit de l'inexpérience, de l'ignorance, de la superstition, ne pouvait guère arrêter le marin breton, et surtout le navigateur malouin, rompu, d'ailleurs, de longue date à la pêche sur les bancs de Terre-Neuve, aux courses transatlantiques.

La crainte du Portugais ou de l'Espagnol, qui faisaient jalousement pour leur compte la patrouille en haute mer, n'était pas pour le retenir au rivage. Il connaissait bien les manières de faire de l'un et de l'autre, pour les avoir fréquentés dans les eaux européennes et américaines de l'Atlantique. Au témoignage de Joüon des Longrais, les marins de Saint-Malo s'engageaient souvent sur des navires espagnols ou portu-gais. Cartier lui-même aurait fait un voyage au Brésil. Il conversait librement avec les prisonniers portugais à Saint-Malo, et parfois même faisait fonction d'interprète portugais devant les tribunaux.

En 1532, la réunion définitive de la Bretagne à la France supprimait tout obstacle à l'intervention directe de la royauté dans les affaires du duché. Quarante et un ans auparavant (1491), les conseillers du jeune roi Charles VIII avaient cru obtenir à brève échéance l'annexion de la Bretagne par l'enlèvement, à son passage en France, de la jeune duchesse, qui se rendait en Flandre pour consommer son union avec Maximilien d'Autriche. En quoi ils se trompaient étrangement, car Anne de Bretagne, en devenant reine de France, eut soin de se réserver la disposition de son duché.

Charles VIII mort, Louis XII, son cousin et successeur, n'eut rien de plus pressé que de faire annuler son mariage avec Jeanne de France et d'épouser à son tour, Anne de Bretagne (1499). Mais celle-ci avait eu soin encore une fois de se réserver la disposition de son duché. De son union avec Louis XII, naquirent deux filles, dont l'aînée, Claude, épousa François d'Angoulême, le futur François 1er. Mais cela ne changea rien au cours des choses, car la petite Bretonne avait bel et bien stipulé que le duché de Bretagne, à sa mort, irait, non pas au dauphin de France, mais à son frère cadet.

Cette situation aurait pu s'éterniser et la séparation se prolonger indéfiniment, si François 1er "chaussant les bottes de Louis XI", comme le dit si bien M. Daubrive, n'avait coupé court à l'embâcle en intervenant secrètement auprès du parlement de Bretagne et en obtenant des États, à force de négociations, la réunion définitive de la Bretagne au royaume de France (1532). Le champ désormais était libre, et c'est deux ans plus tard que Jacques Cartier, par l'intermédiaire de l'amiral Chabot, obtenait sa commission et une avance de quelque 6.000 livres tournois.

Il restait bien quelques empêchements à la mise en train des préparatifs de ce voyage, mais ils étaient de caractère plutôt local. Des armateurs malouins, se jugeant lésés par l'octroi de cette commission à Cartier, mirent obstacle au recrutement de ses équipages, à l'armement de ses navires. Ils semblent avoir excédé les bornes d'une légitime concurrence, et Cartier se vit menacé de rester au port avec les navires du roi, tandis que les armateurs rivaux se préparaient à prendre la mer en temps opportun.

C'est bien à quoi on pouvait s'attendre dans un milieu de formation celtique, où les compétitions entre particuliers et entre clans sont toujours très vives et priment toute autre considération. Mais Cartier ne l'entendait pas ainsi ; et dès ce moment, il se montra l'homme de volonté et de décision, qu'il fut invariablement par la suite.

Le 19 mars 1534, Cartier se présente devant l'alloué de Saint-Malo et, dans le français un peu archaïque de l'endroit à cette époque, le met au courant des menées de "plusieurs bourgeoys et marchans" qui "ont caiché et faict caicher lesdicts maistres de navires, maistres mariniers et compaignons de mer". Une ordonnance du tribunal compétent, met un terme à leurs manœuvres et interdit à tout navire de quitter le port tant que les deux navires dont Cartier a la charge pour le roi n'auront pas été complètement équipés et ravitaillés.

Tout alors rentre dans l'ordre ; un mois plus tard, le 20 avril, Cartier mettait à la voile du port de Saint-Malo, avec ses deux navires suffisamment pourvus et son équipage au complet. Nous avons lieu de croire que pour ce voyage, comme pour les deux suivants, Cartier fut puissamment secondé par ses proches : les Noël, les des Granges, les Jalobert, les Audièvre, les Maingard, etc. C'était la réplique donnée par ses proches, par ceux de son clan et du clan de sa femme, peut-on dire, aux manœu-vres déloyales des clans adverses.

Au départ de Saint-Servan, au sortir de la Rance, la pittoresque église de Saint-Lunaire s'offrait aux regards ; puis, c'était la baie de la Frénay, avec sa grève de la Latte, longue et étroite. Un peu plus loin, surgissait le cap Fréhel, commencement du vrai pays de l'Armor : côte de rochers brisés, de falaises éventrées ; mais aussi, pays de châteaux, tant ceux sculptés dans le roc, que les restes d'authentiques maisons seigneuriales, ruines de kers celtiques du moyen âge.

Dans l'embouchure d'un fleuve de modestes proportions, l'île de Bréhat et celle de Kerpont, et, tout au large, le groupe des Sept Îles ; enfin, se déroule la côte du Finistère, portant d'autres vieux châteaux, d'autres imposantes cathédrales.

"Baies de Morlaix, de Saint-Brieuc et de Saint-Malo, promontoires du Léon et du Trécorrois, épées ou héaux de Tréguier, longs sillons de galets redoutables à la navigation, escarpements du cap Fréhel. Ici les îles sont nombreuses ; les îlots et les écueils, les plateaux rocheux, mi-submergés, font à la côte une cuirasse de pierre ; par endroits, autour de Bréhat et de Saint-Malo, des archipels de rochers hérissent les abords du continent."

Ainsi s'exprime Gallouédec, et il ajoute : "C'est sur la côte septentrionale, Morlaix, Roscoff, Paimpol, Saint-Malo, que s'est développée la race des grands marins". Dernières touches à ce tableau impressionnant, la baie des Trépassés, vers le cap de Raz, à l'extrémité ouest du Finistère, et, au large, battue par les flots de l'Atlantique, l'île d'Ouessant, de funèbre mémoire : "Qui voit Ouessant, voit son sang."

Trois semaines après avoir quitté Saint-Malo, Cartier et ses deux navires jetaient l'ancre sur la côte ouest de Terre-Neuve.

Chapitre IV

Dans la royale embrasure du Nouveau Monde

En somme, François 1er, désespérément aux prises avec de puissants rivaux, cherchait par tous moyens à se frayer une route à travers l'Atlantique jusqu'au pays des épices et des métaux précieux.

Sur cette préoccupation dominante, née de l'ambition et de l'appât du lucre, se greffaient d'autres considérations moins impératives, bien que parfois hautement affichées. Il y avait, par exemple, le zèle pour la conversion des infidèles, puissant auprès des âmes religieuses de ce siècle, et très propre à influencer les décisions de la curie romaine. D'autre part, commençait aussi à s'affirmer l'idée paysanne et très française du défrichement des terres en forêt vierge. Tout cela va se manifester au cours de cette première randonnée du découvreur dans le golfe Saint-Laurent.

À peine en vue du cap de Boavista, le capitaine malouin, nous l'avons vu, se portait à 5 lieues vers le sud, jusqu'à la baie de Ste-Catherine, ou Catalina. "Nous y fûmes, écrit-il, l'espace de dix jours, attendant nostre temps et acoustrant noz barques." Puis, ayant accoutré ses barques, il pique avec ses navires, dans la direction du nord-ouest, jusqu'à l'île des Oiseaux, au large de la côte est de TerreNeuve.

Les guillemots, les fous, les pingouins y sont en si grand nombre que "c'est une chose incréable, qui ne le voyt." Sur tout le pourtour d'une lieue de falaises de l'île, les nids des volatiles sont disposés dans un ordre tellement régulier, qu'on croirait qu'ils y ont été arrimés ; et "il y en a cent fois plus à l'environ d'icelle et en l'air que dedans l'île". Le spectacle de milliers et de milliers de ces oiseaux au plumage d'une blancheur éclatante, plus grands que des oies, apparaissent d'abord dans le lointain des cieux comme un point, puis comme un peloton de ouate, se rapprochant et grandissant à mesure ; puis, comme autant de dards enpennés, se précipitant dans les flots, pour en ressortir avec leur proie au bec ; ce spectacle, Cartier et ses gens en eurent plus d'une fois la répétition, notamment sur la côte nord et en plein golfe Saint-Laurent.

Le mercredi 27 mai, nos explorateurs voguent à l'entrée de la baie des Châteaux. C'est notre détroit de Belle-Île (qu'on prenait alors pour une baie). Châteaux, voilà bien une réminiscence bretonne de la côte septentrionale de l'Armorique, avec ses ruines d'authentiques châteaux du Moyen-Âge et ses simulacres de châteaux : formes vagues de tourelles, de donjons à échauguettes et meurtrières sculptées dans le granit et le basalte par ce grand artiste : la mer. Au reste, les noms de lieux pieusement recueillis sur un point du littoral de la Bretagne par quelque marin breton, sinon par Cartier lui-même, sont en vedette d'une extrémité à l'autre des rivages du golfe et de son archipel. Lisez plutôt : Groix, Belle-Île, Kerpont, Blanc-Sablon, Brest, Saint-Servan, La Latte, Saint-Lunaire, etc. À certains égards, aussi, la configuration physi-que de la côte du Labrador canadien doit rappeler au capitaine malouin et à ses com-pa-gnons certaines particularités de la côte nord de la péninsule armoricaine, bordée comme celle-ci d'une chaîne d'îles et de rochers : à la fois menace et protection.

Ici, nous touchons à ce qui est au fond, le premier objectif de l'expédition dont Cartier a le commandement. Le trésorier de la marine royale lui a versé 6.000 livres tournois "pour descouvrir certaines ysles et pays ou l'on dict qu'il se doibt trouver grant quantité d'or et autres riches choses..." Et Cartier se présente en personne devant la cour de Saint-Malo comme "ayant charge de voiaiger et allez aux Terres Neuffves passez le destroict de la baye des Chasteaulx avec deux navires équippez de saexante compaignons pour l'an présent...

Il se met donc sans plus tarder à explorer cette côte semée d'écueils, en vue d'y trouver les gîtes minéraux convoités par ses maîtres. Tout en se conformant à la lettre aux instructions des hauts personnages qui ont réquisitionné ses services, il montre bien par ses actions, l'envergure plus grande de son esprit. Chemin faisant il note avec soin le caractère physique de la contrée et ses ressources ,économiques. Au lieu qu'il désigne Saint-Servan, - d'après le port en annexe à Saint-Malo et d'où lui-même paraît avoir mis à la mer, - il érige une croix, la première plantée par nos Français en terre canadienne.

Cartier et ses marins poursuivent deux ou trois jours durant, cette exploration difficultueuse d'une côte ingrate. Mais lorsqu'ils ont atteint un havre bien abrité et spacieux auquel Jacques Cartier a donné son nom 5, voilà qu'il se produit une crise. "Ah ! s'écrie notre découvreur, si seulement la terre ,était aussi avantageuse que les havres !" Mais ce ne sont que rochers affreux et mal rabottés. En toute la côte du nord, il n'a pas trouvé une charretée de bonne terre, bien qu'il ait accosté au rivage en plusieurs endroits. Sauf à Blanc-Sablon, il n'y ,a que de la mousse et des arbustes rabougris. Il n'est pas loin de croire que c'est ici "la terre que Dieu a donnée à Cain".

La décision de Cartier est vite prise. À peine de retour à Brest, l'itinéraire de nos voyageurs décrit un parfait angle droit sur son tracé des jours précédents. On vogue maintenant au large de la côte ,ouest de Terre-Neuve ; nos voyageurs ont sous les yeux un chaînon montagneux, qui, à travers la brume épaisse et dans le demi-jour du matin, leur paraît élevé et d'aspect peu engageant. C'est plus grandiose que la côte du Labrador, mais ce n'est guère plus invitant.

Les obsédantes préoccupations du pilote averti, du matelot intrépide, mais prudent et consciencieux aussi ; les évocations du mari affectionné, du gendre respectueux, du malouin bon catholique, fidèle à son roi, attaché à son pays grandissant sous l'égide d'une monarchie prestigieuse, tout cela va se combiner et s'affirmer tour à tour en cours de route. C'est ainsi qu'il inscrira successivement sur la côte ouest de Terre-Neuve les monts des Granges, le cap Pointu, le cap Royal, celui de la Latte et le cap Saint-Jean.

Nos voyageurs étaient alors, sans doute à leur insu, presque à l'extrémité sud-ouest de cette grande Île de Terre-Neuve, que l'on prenait alors pour un archipel. Deux jours de gros temps qui se succédèrent leur firent prendre le parti de changer encore une fois de route et de mettre le cap dans la direction de l'ouest, puis du sud-ouest. Quinze lieues de navigation dans ce dernier sens les amenèrent aux îles des Margaux et à l'île de Brion, à proximité de l'archipel que nous désignons aujourd'hui : les îles de la Madeleine.

Encore une fois, les marins de Cartier ont sous les yeux le spectacle enchanteur des évolutions aériennes et nautiques de ces prestigieux oiseaux de mer. Et, d'autre part, la vue de la dune de la troisième des îles de ce groupe, celle nommée de Brion par Cartier en l'honneur de l'amiral de Brion-Chabot, son protecteur, lui arrache un cri d'admiration.

"C'est la meilleure terre, dit-il, que nous ayons vue jusqu'ici et dont un arpent vaut mieux que toute la Terre Neuve. Nous la trouvâmes pleine de beaux arbres, prairies, champs de blé sauvage et de pois en fleurs, aussi épais et aussi beaux que je vis oncques en Bretagne, et qu'on aurait crus y avoir été semés en terre labourée : groseilliers, fraisiers, rosiers, persil et autres herbes odorantes."

À cause du fort vent qui souffle de la terre, l'équipage est empêché de visiter ces îles de Ramée ou de la Madeleine, si curieusement découpées par les eaux. Cartier se borne à relever les traits les plus saillants des affleurements aréneux, ou de ce qu'on en aperçoit en naviguant au large du côté de l'ouest.

De l'îlot le plus méridional du groupe de la Madeleine, Cartier va jeter l'ancre vers l'extrémité est de l'île nommée Saint-Jean par les Français, et depuis Prince-Édouard par les Anglais. La riche végétation forestière provoque son admiration, comme aussi le sous-bois et la flore variée tapissant les clairières. Quelques naturels se montrent dans leurs canots, mais pour s'éclipser aussitôt à la vue des étrangers. Ce sera ici la baie des Barques, pour Cartier et ses marins. Nos Bretons traversent l'extrémité nord du long détroit circulaire qui sépare l'île du Prince-Édouard de la terre ferme (dans la province actuelle du Nouveau-Brunswick). Le rétrécissement du chenal entre deux caps riverains vers le sud, lui donne l'illusion d'un rivage fermé : ce sera la baie de Saint-Lunaire.

Après avoir traversé ce que nous désignons la baie de Miramichi, faite "en manière de triangle, et moult parfonde", les voilà dans l'ouverture de la baie des Chaleurs, pleins d'espoir de trouver à l'autre bout du vaste entonnoir, un libre passage vers l'ouest "tout comme il y a dans la baie des Châteaux". Le souvenir de Magellan et de sa découverte, quatorze ans plus tôt, du détroit qui porte son nom, hantait obstinément les esprits.'

Les Malouins doublent le cap d'Espérance à l'extrême nord de l'île de Miscou. Ils admirent la "belle et bonne terre" qui s'aperçoit sur la rive nord (Nouveau-Brunswick actuel) "et unie comme un étang". Quant à la terre sur le côté du nord (dans notre actuelle province de Québec), elle est "haute, montagneuse", mais couverte de bois de haute futaie, propre à la mâture des navires du plus fort tonnage, "parsemée de belles prairies et d'étangs fort beaux."

Le 4 juillet, nos marins rentrent dans une anse qu'ils nomment la conche Saint-Martin, en l'honneur du saint du jour (c'est aujourd'hui Port Daniel). Ils explorent la baie des Chaleurs jusqu'à la pointe de Paspébiac. Là se produit la première rencontre de nos Français avec les naturels de la région, qui sont des Micmacs, nomades vivant de chasse et de pêche. De part et d'autre on se méfie, et ce n'est qu'à la suite d'une seconde rencontre à la conche Saint-Martin, qu'il s'amorce entre les deux peuples des relations de trafic, destinées à de si grands développements dans le cours des années.

Sur les entrefaites, nos explorateurs éprouvent une vive déception : le 9 juillet, lisons-nous dans la Relation, "eûmes connaissance du font de la baie, dont nous fûmes dolents et marris." De passage vers l'ouest, il n'y en avait point.

Ils reviennent sur leurs pas, et en chemin croisent plus de trois cents Micmacs, qui, à leur grande joie et grand abattement "négocient force échanges avec les Français." "Nous connûmes, dit la Relation, que ce sont gens qu'il serait facile de convertir à notre sainte foi."

Le 13 juillet, les navires sont dans l'ouverture de la baie de Gaspé, sans pouvoir y pénétrer à cause de la violence du vent du nord-ouest. Ce n'est que le 14 qu'ils y entrent, après avoir reçu dans l'intervalle, la visite de nombreux aborigènes, d'un type très différent de ceux rencontrés jusqu'ici.

Ce ne sont pas comme les précédents des Micmacs de la race algonquine du littoral de l'Atlantique. Ceux-ci ne sont même pas de la région. Au nombre de deux cents, tant hommes que femmes et enfants, ils sont venus ici, de Stadaconé probablement ou de ses environs, pour y faire la pêche du maquereau. Aussi bien, leur fourniment est-il des plus primitif et simple, et font-ils à Cartier l'effet d'être les moins bien pourvus de tous les sauvages. À en juger par leur manière de se nourrir, de se coiffer et de se comporter, ce sont des Hurons-Iroquois, plus précisément des Hurons, voleurs et entreprenants comme eux.

Le 24 juillet, sur la pointe de Honguédo, plantation d'une croix de 30 pieds de haut, lisons-nous dans la Relation de Cartier, "sous le croisillon de laquelle, mîmes un écusson en bosse, engravé en grosses lettres de forme, où il y avait : Vive le Roi de France." Puis, les Français à genoux et mains jointes, prient devant la croix ; ils montrent le ciel aux Indiens et tâchent de leur faire comprendre que cette croix est le signe de notre rédemption, "de quoy, ils firent plusieurs admyrations."

Mais à peine remontés sur leurs navires, nos. Français, aperçoivent le chef stada-conien, qui, vêtu d'une vieille peau d'ours noir, se démène dans une pirogue avec ses trois fils et son frère. Se tenant à distance un peu plus respectueuse que d'habitude, il leur donne à entendre que tout le pays d'alentour lui appartient, et "que nous ne devyons pas planter ladite croix sans son congé." Nos Français savent déjà assez bien à qui ils ont affaire. Une fois la, harangue du chef terminée, on exhibe à ses regards une hache tentatrice. Persuadé qu'on la lui destine,. il s'approche du navire. Un des matelots met la main sur le canot, deux ou trois autres y sautent,et voilà nos sauvages hissés sur le pont du navire avant de s'être bien rendus compte de ce qu'il leur arrivait.

Là, ils sont si bien traités, amadoués, régalés de toute manière, qu'ils se résignent facilement à leur sort de prisonniers des visages pâles. Moyennant la dépense de quelques chemises et bonnets rouges, de quelques hachots et couteaux, tout s'arrange à souhait pour Cartier. Le vieux chef huron consent à se séparer de deux de ses fils ; les Indiens viennent faire leurs adieux aux partants, et les navires lèvent l'ancre au bruit des acclamations et emportant les vœux de tout ce petit peuple.

Ici prend fin pour bien dire, le premier voyage de Cartier, du moins son aspect constructif. Au sortir de la baie de Gaspé, les navires filent carrément dans la direc-tion du nord-est et viennent ranger la côte méridionale de l'île de l'Assomption (ou Anticosti) ; ils contournent l'extrémité sud-est de cette île, puis rangent toute sa côte septentrionale, Cartier nommant au passage les caps Saint-Louis et Montmorency. Il se trouve encore une fois en face de cette fameuse côte du Labrador qui lui a fait si pénible impression à l'arrivée. Mais pour le moment ce sont les difficultés de la navigation qui le tracassent : grands vents, fortes marées, bas-fonds dangereux qui les empêchent d'avancer et rendent très pénible la vie des matelots.

Le long de la côte nord d'Anticosti, le flot monte de l'Ouest avec une telle impé-tuosité, que la barque actionnée par treize rameurs n'a pas en deux heures avancé d'un jet de pierre. Cartier songe sérieusement au retour. Capitaines, pilotes, maîtres et compagnons sont en grande majorité d'avis qu'il est prudent de s'embarquer sans retard pour la France, avant que les vents d'est n'aient commencé à souffler et ne les forcent à hiverner dans la Terre-Neuve.

Du 1er an 5 août, les navires poussés par un vent favorable, rangent la côte nord jusqu'à la pointe de Natasqouan, le cap Thiennot de Cartier. Un fort vent du sud-ouest éloigne nos marins de la côte nord ; ils revoient les monts des Granges et le cap Double de la côte occidentale de Terre-Neuve. Une forte bourrasque les assaille ; puis une accalmie leur permet de gagner la baie des Châteaux et de jeter l'ancre au Blanc-Sablon, "avec la grâce de Dieu !" Sur cet hosanna du marin rentré sain et sauf au port, se clôt la relation de Cartier. Partis de Blanc-Sablon, le 15 août, fête de l'As-somp-tion, "après avoir messe", Cartier et ses deux navires entraient an havre de Saint-Malo, le 5 septembre suivant.

Était-ce bien la fin du découvrement, comme l'écrit Cartier en tète du dernier alinéa de sa relation ? Oui, niais pour cette année là seulement. Il avait donné trop de preuves de son expertise, de ses qualités de chef et d'homme d'action, pour que des personnages aussi avisés que le roi François et son amiral Chabot eussent l'idée de se dispenser si tôt de ses services.

En quatre mois et demi, disposant de deux navires de 60 tonneaux et de soixante hommes d'équipage, il avait pu, bravant le mystère et l'inconnu et les embûches d'ennemis puissants, atteindre les rivages transatlantiques d'un continent septen-trional, à climat rigoureux, hérissé de sombres forêts, de vastes solitudes, habitat de fauves et de sauvages. Il en revenait maintenant avec ses hommes et ses navires, après avoir pleinement répondu à l'attente de ses protecteurs.

Il avait consciencieusement exploré l'immense littoral circulaire du golfe Saint-Laurent et la mer intérieure qu'il enserre ; il avait avec une exactitude surprenante pour l'époque, posé les jalons de sa cartographie au bénéfice des mariniers européens. Sur ces régions fort peu, ou mal connues il avait recueilli une masse de données positives, d'ordre géographique, ethnographique et social.

Dès cette première exploration, les renseignements qu'il avait su recueillir rejetaient dans l'ombre les résultats fournis, de date ancienne ou récente par ses prédécesseurs dans la découverte ; qu'ils fussent portugais, espagnols ou anglo-vénitiens. Ce capitaine malouin, -qu'un vice-amiral grincheux, par trop soucieux de la gloire du Roi-Chevalier, a voulu rabaisser en le qualifiant de "pilote-hydrographe", - avait pu avec un minimum de ressources à sa disposition, mettre le roi de France, ses amiraux et ses échansons, aussi, à même de revendiquer la bonne moitié du continent nouveau. Jacques Cartier s'était montré le digne fils de la France médiévale, celtique et chrétienne, le digne précurseur d'une France nouvelle, mais qu'il restait à fonder et à peupler.

L'année suivante (1535) cette fois, avec trois navires, Cartier s'engageait dans le vaste fleuve, dont le cours, orienté dans la direction du sud-ouest au nord-est, venait déverser l'immense volume de ses eaux dans l'Atlantique du nord, entre les 49e et 50e degré de latitude nord : le Saint-Laurent. Par ce chemin royal, il put pénétrer à 200 lieues dans l'intérieur de la forêt vierge, et faire plus ample connaissance avec la flore et la faune du pays, et même avec ses primitifs aborigènes.

"Avons trouvé, lit-on dans la relation de ce deuxième voyage, d'aussi beaux pays et terres aussi unies que l'on sauroit désirer, pleines des plus beaux arbres du mon-de." Et à mesure que les rives du fleuve se déroulent au regard émerveillé de l'explo-rateur européen, le grandiose spectacle de cette contrée aux espaces infinis, dans le décor improvisé de ses grands bois, arrache au narrateur maint témoignage d'une sincère admiration.

Les indigènes de Stadaconé et ceux d'Hochelaga, soit le Québec et le Montréal de nos jours, bien que divisés d'intérêts et de type social, se montrèrent également disposés à accueillir les visiteurs d'outre Atlantique et à conclure alliance avec eux. Accompagné de quelques gentilhommes et de vingt-huit mariniers, Cartier remonta le Saint-Laurent jusqu'à un saut impétueux qui lui coupa le chemin. La bourgade d'Hochelaga avec ses palissades, ses huttes et ses champs de maïs, excita vivement la curiosité de ces Européens.

Les Indiens reçurent les visiteurs étrangers avec des sentiments d'une vénération superstitieuse. Ils apportèrent à Cartier leur vieux roi infirme, des aveugles, des boîteux, afin qu'il les guérît.

Sur leurs instances, il frotta de ses mains les bras et les jambes de leur vieux chef tout perclus de ses membres. Il fit sur ces impotents le signe de la croix et récita sur eux l'In principio de Saint-Jean. Enfin, en présence du peuple attentif, émerveillé, il lut à haute voix la Passion de Notre-Seigneur, priant Dieu d'assurer la conversion de ces pauvres infidèles.

Mais il n'oublia pas entre temps de faire l'ascension de la montagne voisine, notre Mont-Royal, d'où l'on pouvait apercevoir une immense étendue de plaine et de coteaux : la pénéplaine montérégienne des géographes de nos jours. Il s'informa avec soin de la région où le grand fleuve prend sa source et de ses gîtes de métaux précieux. Dans l'ignorance où il était de la langue des naturels, il ne put tirer d'eux que des renseignements assez vagues, suffisants toutefois pour lui persuader qu'on découvrirait de l'or et de l'argent quelque part vers les sources du Saguenay ou de l'Outaouais, deux grands tributaires du Saint-Laurent issus des profondeurs de la région septentrionale.

Et, ce qui nous laisse bien entrevoir que la recherche des métaux précieux avait une large part dans les préoccupations des bailleurs de fonds de l'entreprise, c'est que sans plus tarder, Cartier retourne à Stadaconé et s'efforce d'y obtenir de plus amples indications sur ce pays de Saguenay. Il consacre un chapitre entier de sa Narration, à l'examen des moyens d'atteindre "les peuples qui ont grande quantité d'or et de cuivre rouge" 6.

Toutes ces démarches obligèrent Cartier à différer son retour en France, à tel point qu'il se vit contraint de passer sur les bords du Saint-Laurent, l'hiver de 1535-1536. Lorsqu'il remit à la voile au printemps, à destination de la France, il ne se fit nul scrupule d'enlever par surprise, le chef sauvage Donnacona et neuf de ses compa-gnons, qui se résignèrent d'assez bonne grâce à leur sort de prisonniers de leurs visiteurs français et firent en leur compagnie la traversée de l'Océan.

L'exploration de Cartier, géographiquement plus circonscrite que celle de Verazzano, fournissait des renseignements plus précis et plus pratiques. Grâce au récit du navigateur malouin, François 1er avait l'assurance d'avoir outre Atlantique, un vaste territoire inoccupé. encore tout en forêts, mais riche en fourrures, et recélant petit-être, - trésor inestimable - de la richesse toute faite, de l'argent, dont le roi de France avait un pressant besoin dans sa lutte acharnée contre ce rival beaucoup mieux pourvu, Charles-Quint.

Au surplus, ces pérégrinations de Cartier dans le nouveau monde d'Amérique établissaient hors de conteste, le droit de la France à un pied-à-terre, dans les îles d'outre-Atlantique.

Désormais la topographie du pays serait assez comme de la gente française, pour permettre à ses explorateurs d'y atterrir et d'y jouer des coudes, avec quelque assu-rance de ne pas tomber victimes des rigueurs du climat ou de la férocité des naturels. Il ne restait plus qu'un obstacle à la colonisation rapide de la Nouvelle-France par l'ancienne : c'était la jalousie réciproque des nations européennes, aggravée pour les Français, de leur état d'inorganisation sociale, déjà manifeste au temps de la dynastie des Valois, comme il le sera toujours, et féru de résultats plus funestes encore pour la colonie française, deux siècles et demi plus tard, sous le règne de Louis, surnommé hélas ! le Bien-Aimé.

Cartier, à peine de retour à Saint-Malo, de sa randonnée aux terres neuves (16 juillet 1536), trouva la guerre rallumée. La France venait d'être trahie par un de ses grands feudataires, le connétable de Bourbon. Le Piémont avait été livre aux Impériaux ; et le 25 juillet, Charles-Quint passa le Var et envahit la Provence. Les terres neuves et leurs explorateurs faillirent encore une fois tomber dans l'oubli.

Mais la fin de la guerre fut en un sens moins désastreuse pour la France. L'armée de Charles-Quint ne put se maintenir dans la Provence, dévastée, changée en un désert par les soldats mêmes du roi : elle en sortit en septembre. Et après avoir porté ses armes, l'année suivante en Piémont et en Picardie, l'Empereur fut bien aise de signer à Nice, le 18 juin 1538, une trêve de dix ans. Chaque souverain restait en pos-ses-sion de ce qu'il occupait : c'était presque une victoire pour François 1er, en regard des traités humiliants de 1526 et de 1529. Aussi bien, toute son ancienne présomption lui revint-elle, et un peu plus d'une année après le rétablissement de la paix, il résolut bel et bien de fonder une véritable colonie dans la vallée du Saint-Laurent.

Mais si le roi de France, à travers bien des difficultés, et en dépit de bien des retards, a pu opérer des découvertes dans le nouveau monde, nous allons le voir échouer complètement, dès qu'il entreprend de fonder là-bas de toutes pièces, un établissement stable.

Chapitre V

La vraie figure de Roberval

Au sortir de la guerre, le Trésor était bel et bien vide. Cette année même, 1539, le chancelier Poyet, cherchait à rétablir les finances en instituant une loterie royale. D'autre part, François 1er trouva dans son épargne 45,000 livres, qui lui permirent de se procurer les navires et les approvisionnements nécessaires. Jacques Cartier, qui avait surabondamment démontré son expertise de maître marinier, à l'occasion du premier voyage, était d'avance tout désigné pour la conduite de ce deuxième voyage ! On agit sagement, comme l'expérience le prouve, en lui confiant la conduite de cette deuxième expédition, avec le titre de capitaine général et de maître pilote de tous les navires.

Jusque-là, tout allait bien. Mais le choix d'un chef pour la colonie projetée paraît avoir été moins heureux. Jean-François de la Roque, seigneur de Roberval, de Nogens et de Prax, et que des lettres patentes, en date du 15 janvier 1540, devaient décorer de mainte autre pompeuse désignation, telle que seigneur de Norembègue, vice-roi et lieutenant général en Canada, Hochelaga, Saguenay, Terre-Neuve, Belle-Isle, Carpont, Labrador, la Grande Baie et Baccalaos, ce personnage supplantait ainsi Cartier dans le gouvernement de la colonie naissante.

Le contraste est marqué entre Cartier et Roberval. Type relativement simple par ses origines, le marin breton est tout aussi simple par ses moyens d'existence et le milieu où se passe cette existence. Sur son rocher de Saint-Malo (désigné parfois Saint-Malo de Ille), enveloppé dans l'ordre social par le flot de l'émigration kymrique, il est, dans l'ordre physique cerné par l'océan immense, et c'est l'océan qui lui fournit ses moyens caractéristiques d'existence, tout en le maintenant dans un état social simple, traditionnel, primitif. Roberval, au contraire est un terrien, ou du moins un Français de l'intérieur, qui n'entend rien aux choses de la mer, niais dont les conditions de vie sont beaucoup plus complexes que celles du capitaine malouin.

Jean-François de La Roque, seigneur de Roberval, se rattache à une famille gentilhommière de la Picardie, où on retrouve ses ancêtres dès le milieu du quinzième siècle, mais qui était originaire du Languedoc, dans le midi de la France. Ce simple nom de Languedoc est très suggestif, explicatif même par lui seul. S'insinuant entre Rhône et Cévennes, d'une part, entre Garonne, Méditerranée et soulèvements pyré-néens, de l'autre, cette ancienne province a joué un rôle décisif, à certaines époques critiques dans l'histoire de la monarchie française.

En pleine guerre de Cent ans, par exemple, alors que la Gascogne, la Guyenne, le Poitou même, étaient aux mains de l'étranger, le Languedoc devenait le foyer le plus actif du recrutement des gens d'armes, au service du roi.

Ces vaillantes recrues du Midi, ces cadets du Languedoc, on en fait un double rempart dans le, Nord et dans l'Est du royaume, menacés à la fois par les Anglais et par les Bourguignons, ceux-ci devenus maîtres de la Flandre et les alliés de l'Angleterre. Aussi, ne faut-il pas s'étonner, si les chroniqueurs et historiens du Moyen-Âge et de la Renaissance signalent à l'occasion, un afflux de Languedociens à Paris ou aux environs ; et si, mainte pièce authentique, dont copie est conservée aux Archives canadiennes, révèle la présence dans le Hainault, le Vermandois, le Nivernais, dès la, dernière moitié du quinzième siècle, des de La Rocque, ainsi que des de Boutillac, qui sont de leur parenté.

Il est remarquable que dans ces familles, la dévolution des biens se fait fréquem-ment en ligne féminine, ce qui semblerait indiquer que ces biens constituaient la dot d'une héritière à l'occasion de son mariage avec un cadet de famille dont l'épée constituait le principal appoint. Il est aussi curieux de constater que ces de La Rocque paraissent avoir détenu des fiefs, sur divers points de toute cette frontière ou ligne de défense du nord. Ainsi Charlevoix, nous apprend que le roi François affectait de qualifier notre Jean-François de la Rocque de "Petit-roi du Vimeu", comme si lui ou les siens avaient à un moment, occupé une situation dominante dans ce petit pays à cheval entre Normandie et Picardie, mais situé tout à fait à l'embouchure de la Somme, c'est-à-dire assez loin du principal domaine de notre La Rocque, qui était à proximité de Compiègne.

D'autre part, dans son âge mur, Jean-François de La Rocque reçoit par héritage de ses cousins Bertrand et Guillaume de La Rocque, des fiefs situés dans cette même zone de défense septentrionale, mais beaucoup plus à l'est, dans le Réthelois. Il n'est pas jusqu'à la réapparition fréquente le long de cette zone, d'Abbeville à Sedan, des mêmes noms de fiefs ou de villages, comme Bacouel, Resson, Poix, etc., qui ne suggère une commune origine. On sait que les villes fortes de la Somme et de l'Oise, et notamment Amiens, Péronne, Beauvais, Roye, Compiègne, etc., ont joué un rôle important dans les guerres soutenues par la France depuis les règnes de Charles VII et de Louis XI et jusqu'aux jours anxieux de la Grande Guerre qui a pris fin en 1918.

Précisément, notre Jean-François de La Rocque avait établi son manoir sur les bords de l'Oise, à peu de distance de Compiègne, et au cœur de cette région constam-ment menacée, qui barre la route sur Paris. Nous touchons ici au principal moyen d'existence du gentilhomme picard de la Renaissance : le service militaire aux gages du roi. Ce La Rocque a commencé par être écuyer d'écurie à la cour royale, et, en 1534, nous le trouvons homme d'armes du roi et porteur d'enseigne dans la compagnie du maréchal de La Marck. Il s'agit ici de Robert III de La Marck, seigneur de Fleurange, auteur des curieux Mémoires, cités précédemment. Compagnon d'enfance de François 1er, blessé en combattant à ses côtés à Marignan (1515), fait avec lui, prisonnier lors du désastre de Pavie, il ne sépara jamais sa cause de celle du roi de France.

Très différent en cela de son père, Robert II de La Marck, seigneur de Sedan, duc de Bouillon, qui toujours, au contraire avait montré le plus grand esprit d'indé-pendance à l'égard du roi de France, que ce fût Louis XII ou François 1er, comme aussi à l'égard de l'empereur Charles-Quint. Et encore plus différent de l'ancêtre, Guillaume de La Marck, le Sanglier des Ardennes, qui opéra, pour le compte de Louis XI la cruelle répression de la révolte des Liégeois. Établis en situation stratégique à l'extrémité nord-est de la France, à cheval sur la frontière qui séparait ce royaume naissant des principautés turbulentes de l'Allemagne recrutant mercenaires on cadets de famille dans les provinces françaises du Midi ou de l'Est, et notamment dans le Languedoc, ces La Marck sont bien représentatifs de l'aristocratie féodale de l'époque, chefs militaires en train de perdre leur indépendance au service de la monarchie.

Pendant trois générations successives au moins, un Robert de La Marck a été le chef militaire hiérarchique des La Rocque, émigrés du Languedoc à leur demande sans doute, et devenus possesseurs de seigneuries dans les Ardennes, la Champagne et la Picardie. L'on peut bien se demander si ce n'est pas pour faire honneur à un de ces Robert de La Marck, que le rameau des La Rocque fixé à proximité de Compiègne, a donné à son principal domaine le nom de Roberval, ou Robertval.

Or, ce premier moyen d'existence de la gentilhommerie française, la solde militaire, reste à l'époque de la Renaissance insuffisant, aléatoire pour dire le moins. C'est que, d'une part l'État n'a pas encore assez de prise sur les forces vives de la nation ; que l'organisation des finances publiques n'est encore ni assez régulière, ni assez complète. Et, d'autre part, l'imprévoyance et les habitudes de prodigalité des, gentilshommes, de ceux de la cotir surtout et du roi lui-même, compliquent singu-lièrement le problème. Et cependant, derrière cette insuffisance de la solde, il paraît bien y avoir une cause plus générale et plus profonde encore que la pénurie du trésor royal et la prodigalité du gentilhomme : c'est l'action de la crise économique de la Renaissance, qui se traduit à la fois par la dépréciation des espèces monnayées et la hausse de la valeur des terres.

L'apport subit en Europe, par les découvreurs de l'Amérique, de quantités énormes d'or et d'argent cause la crise économique de la Renaissance. L'effet est de déprécier proportionnellement la circulation monétaire et de produire rapidement une hausse des prix. Il se dessine dès lors, une situation de plus en plus difficile pour toute classe à revenu fixe, et notamment pour la gentilhommerie qui vit en partie d'appointements établis pour un service déterminé, et en partie de la rente des terres. Sans doute, la valeur commerciale des terres suit la marche ascendante des prix et accuse une hausse proportionnelle. Mais cette hausse ne profite guère en général à la gentilhommerie ; car il y a beau jour qu'elle s'est désintéressée de l'exploitation directe et qu'elle cède ses terres à bail, au paysan ou à un intermédiaire, moyennant une rente fixe.

"La bourgeoisie terrienne, écrit M. Picard dans une étude très documentée publiée dans la revue La Science Sociale 7, a émergé de la classe des laboureurs aux XIVe et XVe siècles... les seigneurs ont donné leurs terres à louage ; mais les condi-tions de bail ont ruiné les propriétaires et enrichi les fermiers... Le bail à cens constituait un abandon éternel et irrévocable de la terre, moyennant un loyer annuel... La part du fermier augmenta tandis que celle du seigneur restait fixée par le contrat de louage... La terre, outre sa valeur foncière dont le cens représentait la rémuné-ra-tion, acquit au moyen âge une valeur "commerciale", que son détenteur put vendre ou céder à bail... Les cours de la terre ont suivi une progression presque continue du IXe à la fin du XVIe siècle. Cette progression, brusque et rapide de 1050 à 1250, plus lente de 1250 à 1480, est de nouveau rapide et brusque de 1480 à 1580."

Ces brèves indications semblent éclairer d'un jour vif, la situation financière du seigneur de Roberval entre 1520 et 1550, que nous laisse entrevoir la contribution récente de M. Biggar. À partir de 1520 (Jean-François de La Rocque était alors âgé de quelque vingt-quatre ans), les terres de Roberval et de Bacouel, attenantes au manoir, font l'objet de multiples transactions. Déjà, le jeune seigneur avait vendu à Pierre Belut, procureur en parlement, son fief de Bacouel, avec ses appartenances et dépendances. Il les reprend à bail pour trois ans. Au cours des trente années sui-vantes, c'est une suite de concessions, de ventes, de constitutions de rentes, tant sur les bords de l'Oise que dans les seigneuries d'Acy et de Poix en Réthelois, dont il hérite vers 1530.

Dans ce volume de M. Biggar, les indications biographiques relatives à Roberval, sont en singulier contraste avec celles relatives à Cartier. Chaque fois, peut-on dire, que celui-ci s'inscrit pour quelque parrainage ou autre survenance de la vie familiale ou religieuse, Roberval figure dans un ou plusieurs actes judiciaires ou notariés, sommations en justice ou exploits d'huissier. Et, de ces longs démêlés du seigneur de Roberval avec celui de Ruys, ou de son interminable procès de succession avec les Boutillac, legs des générations précédentes, se dégage vivement pour nous, l'impression d'incurables embarras financiers qui devront aboutir tôt ou tard à la ruine. Il semble bien que l'entreprise d'Amérique ait été pour Roberval, le dernier expédient d'un homme qui sentait le sol se dérober sous lui.

Aussi bien, cette entreprise de colonisation qui se déroule dans le décor enchan-teur de la Renaissance, sous la brillante égide du Roi-Chevalier et de sa cour, et notamment de Philippe de Chabot et du seigneur de Roberval, aura-t-elle tout le brio et tout le romanesque parfois, qu'on attendrait de pareils hommes opérant en pareille occurrence. Mais aussi aura-t-elle ses points sombres faisant tache au tableau. La nouvelle des armements et préparatifs de départ de Cartier et de Roberval, ne tarde pas à s'ébruiter et, sous le couvert de l'espionnage, à se répandre au loin. En Espagne, au Portugal, en Angleterre, elle produit un émoi dont on ne se fait guère une idée aujourd'hui. Nombreuses sont les lettres échangées à ce sujet entre Charles-Quint, par exemple, et Sarmiento, son ambassadeur à Lisbonne, ou juan de Tavera, cardinal de Tolède, président de son conseil d'État, et Christoval de Haro, riche marchand portugais passé au service de l'Espagne, etc.

À Saint-Malo et à Honfleur, où se poursuivent les préparatifs de l'expédition, nous voyons arriver, dès le mois de mai 1541, Roberval et sa suite, de jeunes gentils-hommes de la cour qui doivent l'accompagner en Canada. Ces écuyers d'écurie, ces fils de famille ne sont pas tous, comme on dit chez nous, de la Croix de Saint Louis, quelques-uns même ont acquis une notoriété peu enviable. Mais ils valent proba-blement mieux que d'autres qui les ont précédés à Saint-Malo, ou les y suivent de près : je veux dire les repris de justice cueillis dans les prisons du royaume, et en grand nombre dans celles du midi de la France.

Voici maintenant que le "noble et puissant seigneur" de Roberval, comme le désignent pompeusement les tabellions de Honfleur, reçoit au dernier moment, la visite assez importune, sans doute, d'un de ses créanciers de Paris, Coiffard, fils, avocat au parlement, qui se présente en personne, tandis que Coiffart, père, aussi avocat en parlement, se fait représenter par un serviteur ; désireux, le père comme le fils, d'obtenir de bonnes garanties de leur débiteur qui va lever le pied. On songe involontairement à Bridoie, à Grippe-Minaud et aux Chats-Fourrés, que Rabelais a si bien portraiturés dans son Pantagruel.

Enfin, un peu plus tard, nous découvrirons Roberval en compagnie plus suspecte encore, lorsque. à la suite de Pierre de Bidoulx, seigneur de Lartigue, vice-amiral de Bretagne, mais aussi pirate renommé, il s'attardera sur les côtes de la péninsule bretonne, à mettre à la rançon navires français et étrangers. Les marchands anglais, victimes de cet acte, protesteront ; l'ambassadeur Paget fera part à François 1er du mécontentement de son maître Henri VIII et François 1er fera une belle colère contre ce mécréant de Roberval, qu'il se promet bien de faire pendre dès qu'il pourra mettre la main dessus. Mais Roberval est au large de Saint-Malo et ne se laisse pas prendre.

Roberval n'entendait rien à la navigation maritime. Tout au plus, dans son pays ancestral du Languedoc, avait-il pu se familiariser avec l'exploitation des gîtes minéraux, autre indice du véritable mobile directeur de cette tentative de découverte en pays inhabité. Mais même l'installation d'équipes de mineurs en territoire inoc-cupé, ne pouvait que difficilement se passer du concours de cultivateurs du sol, surtout à ses débuts. Il est singulier que Roberval ait cru pouvoir tourner la difficulté en recourant au recrutement de repris de justice.

De longue date, de date très ancienne même, il existait en France, une classe de paysans rompus au défrichement et à la culture de terres neuves et parfois maréca-geuses, rocheuses, revêches à l'action de la charrue, de la herse ou du brise-mottes. Il semble étrange à première vue, qu'on leur ait préféré des repris de justice tirés des prisons du royaume. C'était là, de la part des organisateurs, l'aveu de leur grossière ignorance des conditions du succès d'entreprises de cette sorte.

De prime abord, le vice radical des premières tentatives d'expansion des nations européennes vers les terres neuves d'Amérique, ce fut la mainmise de la métropole ou de ses agents, - à l'exclusion plus ou moins complète de l'intérêt privé. On se flattait de supprimer de la sorte, les deux empêchements majeurs préalables à la mise en oeuvre d'une expédition outre-mer : lenteurs du recrutement, frais de voyage et d'ins-tal-lation des colons.

En effet, dans les lettres patentes du 7 février 1540, on relève le passage suivant qui est bien de nature à nous frapper de stupéfaction :

"Comme, en attendant d'avoir le nombre de gens de service et de volontaires nécessaires pour peupler ce pays, ce voyage ne pourrait être entrepris sitôt que nous le désirons... Nous mandons à nos officiers de justice de délivrer, sans aucun délai, le nombre de malfaiteurs que notredit lieutenant ou ses commis voudront choisir pour les mener auxdits pays 8. Ces lettres patentes autorisaient Roberval à prendre dans les prisons du royaume : "les criminels condamnés à mort qu'il jugerait être propres à cette entreprise, pourvu qu'ils ne fussent point prévenus du crime de lèse-majesté divine ou humaine ou de fausse monnaie et qu'ils eussent satisfait déjà aux parties civiles intéressées. Le roi mettait aussi pour condition que ces hommes se nourriraient et s'entretiendraient eux-mêmes les deux premières années, et feraient les frais de leur voyage jusqu'au port où aurait lieu l'embarquement, ainsi que ceux de leur passage dans la Nouvelle-France 9."

Même si l'on tient compte de la rigueur excessive des tribunaux de l'époque, à l'égard de toute infraction portant atteinte aux recettes du fisc, il y a lieu de se réjouir que l'insuccès absolu de ces premières tentatives de colonisation ait délivré le Canada à brève échéance de l'hébergement de colons, fruits d'une sélection à rebours et de valeur morale ou sociale, pour dire le moins, douteuse.

Les navires devaient mettre à la voile en avril 1540, ils ne prirent la mer que vers la fin de mai 1541. Encore, Roberval ne voulant pas s'embarquer sans l'artillerie et les munitions qu'il attendait de la Champagne et de la Normandie, resta-t-il en arrière, et Cartier, sur l'ordre formel du roi, partit seul avec ses cinq navires approvisionnés pour deux ans. À travers les réticences des documents officiels, il semble bien, que se manifeste ici la direction faible et capricieuse de fonctionnaires mal avisés, qui, après avoir laissé les préparatifs traîner en longueur plus d'une année, divisent imprudem-ment, les forces de l'expédition.

Roberval quitta à son tour les côtes de France, le 16 avril 1542, avec trois grands navires pourvus aux dépens du roi, et équipés de deux cents colons, la plupart tirés des prisons du royaume. À Saint-Jean de Terre-Neuve, en juin, il fit la rencontre de Cartier qui retournait en France avec tous ses gens. Il avait passé près d'une année au Canada, sans pouvoir y découvrir de mines ; les sauvages, mécontents, peut-être, de ne plus revoir leurs parents enlevés du pays en 1536, et morts depuis en France, effet du changement de climat ou de mode d'existence, avaient pris une attitude inquiétante pour leurs visiteurs européens. Resté longtemps sans nouvelles, Cartier avait fini par se résoudre à retourner en France.

La rencontre des retardataires en cours de route, lorsque déjà toutes mesures étaient prises pour la traversée, ne put l'engager à revenir sur ses pas. Il partit la nuit suivante en tapinois, laissant Roberval se tirer d'affaire, comme il pourrait en pays neuf, tandis que lui-même repassait en France, porteur d'une relation de ce voyage, dont il ne nous est parvenu que la traduction anglaise publiée soixante ans plus tard par les soins du géographe anglais, Richard Hakluyt 10. Cartier avait eu soin de mettre à bord, pour ce voyage de retour, une quantité de ce qu'on prenait alors pour des diamants, mais qui n'était en réalité que du pyrite de fer.

Laissé à lui-même, Roberval ayant à son bord, pour combler le vide créé par le départ de Cartier, le fameux Jean-Alphonse ou Fonteneau dit de Saintonge, remonta le fleuve Saint-Laurent jusqu'à la hauteur de Québec, et planta sa colonie sur les hauteurs mêmes de Charlebourg-Royal, où Cartier avait établi la sienne. Seulement il en changea le nom en celui de France-Roy, et y bâtit un fort, ainsi que divers bâti-ments nécessaires pour le logement des colons.

Ses repris de justice ne purent être maintenus en paix, au témoignage de Roberval lui-même, que par le recours fréquent au fouet, au cachot, à la potence 11.

Quant à Roberval, confident du roi François, sa préoccupation dominante paraît avoir été la découverte de ce pays de Saguenay, où devaient abonder l'or et l'argent. Au printemps de 1543, lorsque déjà les rigueurs d'un hiver canadien s'exerçant sur ces Européens, médiocrement pourvus contre les rigueurs du froid et faciles victimes du scorbut, avaient déjà décimé le corps expéditionnaire, Roberval, laissant trente hom-mes à la garde du fort, en dépêche soixante-dix autres sous son propre commande-ment à la recherche de cet imaginaire Eldorado. Sans désemparer, il envoya son pilote Jean Alphonse explorer les côtes du Labrador, dans l'espérance de trouver de ce côté, le passage vers la Chine, objet de la convoitise de tous ; la Chine étant considérée alors, comme l'entrepôt de toutes les richesses.

Si l'on s'en tenait à la lecture et à l'analyse des lettres-patentes adressées à Cartier et à Roberval, on resterait persuadé que seuls des motifs très purs et désintéressés avaient inspiré ces voyages transatlantiques. Il s'agit de "faire chose agréable à Dieu, notre Créateur et Rédempteur, en procurant la glorification de son Saint Nom et l'augmentation de notre Mère, la Sainte Église Catholique, dont nous sommes dit et qualifié le premier fils."

Mais dans d'autres publications officielles de l'époque, on relève la franche expres-sion de vues d'ordre plus pratique. Par exemple, l'ordonnance portant l'octroi d'une subvention à Jacques Cartier en partance pour "descouvrir certaines ysles et pays ou l'on dit qu'il se doibt trouver grant quantité d'or et autres riches choses... 12".

Or, cette préoccupation du fisc de rentrer dans ses fonds et de faire de bonnes finances, devient de plus en plus impérieuse à mesure que se passent les années : au temps de Roberval, elle devient tyrannique et le précipite dans des aventures dont il ne verra pas l'issue. Pendant que l'on s'attardait ainsi a la poursuite de chimères, les vivres vinrent à manquer : les Français affamés finirent par aller quémander des moyens de subsistance auprès des tribus sauvages de leur voisinage. Roberval avait bien envoyé de ses navires en France quérir des victuailles et autres fournitures, mais rien ne venait.

Enfin, la colonie de France-Roy, réduite à la dernière extrémité, vit arriver de France les navires de Cartier, porteurs de ravitaillements. Mais ces secours indispen-sables s'accompagnaient de l'ordre du roi à Roberval, de revenir en France sur-le-champ, avec tous ses gens. Il est suggestif de lire dans Lescarbot la raison motivant cette décision intempestive : C'est que le roi, occupé à de grandes affaires qui pres-saient la France pour lors, il n'y eut moyen d'envoyer nouveau rafraîchissement de vivres à ceux qui devaient avoir rendu le pays capable de les nourrir, ayant eu si bel avancement de Sa Majesté, et par aventure que ledit Roberval fut mandé pour servir le roi par deçà 13. La colonie tout entière repassa en France.

Ce fut la dernière tentative de colonisation de François 1er. Et s'il était contraint de s'avouer battu en Amérique, comme déjà il l'était en Europe, ses faibles succes-seurs durent, de prime abord, se reconnaître hors d'état de mener à bien de telles entreprises. En effet, sur cette ligne brisée qui figure le développement progressif du pouvoir royal par la centralisation entre ses mains des ressources du pays, François 1er occupe un des sommets ; le dernier avant le règne écourté de Henri IV et, encore plus tard, l'arrivée aux affaires de Richelieu.

Voici maintenant que s'ouvre pour la France une des périodes les plus navrantes de son histoire : celle des guerres de religion. Les Français divisés par mainte intrigue politico-religieuse, prennent les armes contre leurs propres concitoyens et secondent les efforts des ennemis, de nationalité étrangère. L'amiral de Coligny, ministre huguenot du roi catholique Henri II, fut le promoteur de deux expéditions transa-tlantiques composées de protestants. La première, à destination du Brésil, périt bientôt, délaissée par Coligny, dès que Villegagnon, son chef, redevint catholique. Celle dépêchée en Floride sous les ordres de Ribaut et de Laudonnière, fut détruite par les Espagnols, avec la connivence peut-être de la cour de France, elle-même en lutte avec la Réforme.

Le pouvoir royal, sous des chefs médiocres, agité par d'égoïstes factions, se vit contraint de renoncer à toute entreprise de colonisation lointaine, pour ne songer qu'à son propre maintien. Il renonça à tout projet d'expansion coloniale, pour n'y revenir d'une manière suivie qu'à l'aube du siècle suivant.

Chapitre VI

Reprise de la colonisation française au Canada : Poutrincourt

Dans les pages précédentes, nous avons vu la cour de France, sous l'impulsion de son Roi-Chevalier, l'impétueux François 1er, se lancer un peu à l'étourdi dans les entreprises de colonisation outremer, en concurrence avec une puissance rivale devancière beaucoup mieux pourvue, l'Espagne de Charles-Quint, déjà maîtresse de la Flandre, des Pays-Bas et des terres neuves les plus productives de l'Amérique. Tout ce qui était échu à la France, de ces coûteuses tentatives, c'était la reconnaissance du droit de ses habitants à l'occupation et à l'exploitation des terres bordurières du littoral du golfe et du grand fleuve Saint-Laurent.

Ce n'était pas tout, que le droit des nationaux à l'occupation de certains territoires fût reconnu de tous : encore fallait-il pouvoir disposer de ressources préalables, en vue de la mise en train de ces coûteuses entreprises, que le fisc n'était pas toujours en mesure d'alimenter. On crut trouver la solution de la difficulté, dans l'octroi d'un droit exclusif de traite des fourrures, en faveur de ceux des traitants qui feraient les frais d'un poste permanent dans la région nouvellement découverte. Cartier n'avait découvert en Nouvelle-France ni or ni argent, mais il y avait trouvé en abondance les pelleteries. Dès son premier voyage, en 1534, nous le trouvons à la baie des Chaleurs, échanger des haches, des couteaux, des chapelets contre les peaux apportées par les sauvages.

Déjà, les naturels paraissaient bien au courant de ce trafic auquel les Terre-neuviers probablement, les avaient habitués. Et, l'année suivante, en remontant le fleuve Saint-Laurent, Cartier pénétrait en plein pays des fourrures.

Dès lors, les tributaires de la rive nord du Saint-Laurent lui ouvraient cette vaste forêt laurentienne, où les castors et les martres sont en plus grande abondance et leurs peaux de meilleure qualité. Aussi bien, même après que François 1er eut renoncé à l'idée de s'établir dans la Nouvelle-France, Cartier semble y avoir continué la traite des fourrures. En tout cas, il paraît avéré que ses neveux Jacques Noël et Lajaunaye-Chaton, y firent subséquemment un commerce profitable. Même à cette époque, la concurrence était tellement vive, que plusieurs des barques de ces exploitants furent brûlées par des marchands rivaux.

Il ne manquait pas de gens qui auraient aimé s'assurer le monopole de cette traite ; dès 1588, les deux neveux de Cartier en sollicitèrent l'attribution pour l'espace de douze ans, à charge par eux "d'aider à former une habitation française". Les mar-chands, en acquit du monopole octroyé par l'État, s'engageaient à solder les frais de transport et d'installation de colons : de part et d'autre on y trouvait son compte, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes 14.

Aussi bien, maint gentilhomme besogneux, désireux de se tirer d'embarras, crut qu'il lui suffirait de l'octroi d'un privilège de traite, quelque part dans les vastes territoires du continent nord-américain, pour le mettre à même de rétablir ses finances et de se créer un bel avenir dans le nouveau monde. La tentative de Pierre de Monts et de jean de Poutrincourt est très significative à cet égard, et nous allons nous y arrêter quelque temps.

Inscrivons pour mémoire, la tentative du marquis de La Roche, gentilhomme bre-ton, sur le compte de qui, les renseignements sont fragmentaires et au surplus contradictoires (1598) ; Chauvin et Pontgravé dont l'entreprise porte la date de 1599, mais qui paraissent n'avoir été que des trafiquants en fourrures ; enfin, Aymar de Chastes, chevalier de Malte et gouverneur de Dieppe, qui succéda à Chauvin, à la mort de ce dernier, en 1601, et mourut lui-même avant d'avoir rien fait. Mais la tentative de Pierre de Monts et de Jean de Poutrincourt mérite de nous arrêter plus longtemps.

Pierre du Gua, sieur de Monts, gouverneur de Pons, en Languedoc, gentilhomme de la Chambre du roi, était bien vu de Henri IV, qu'il avait fidèlement servi. À la mort du commandeur de Chastes, il réussit à se faire attribuer le privilège exclusif de la traite entre les 40e et 54e degrés de latitude nord, avec la lieutenance générale du roi et le pouvoir de concéder des terres entre les 40e et 46e degrés. On taillait en plein drap et sans se gêner le moins du monde.

Vers le même temps, M. de Monts eut l'heur de faire la rencontre d'un gentil-homme champenois résolu à le suivre en Amérique et à s'y fixer : Jean de Biencourt, sieur de Poutrincourt, seigneur de Marsilly, baron de Guérard en Brie, seigneur de Guibermesnil, baron de Saint-Just en Champagne. Il était issu d'une vieille famille féodale de Picardie, dont plusieurs membres avaient figuré dans les croisades. Entre les années 1587 et 1589, il avait servi le parti de la Ligue sous le faible Henri III ; mais, en 1593, Henri IV ayant jugé que Paris valait bien une messe, c'est-à-dire s'étant converti au catholicisme, Poutrincourt se déclarait pour lui.

"Beau soldat, écrit Benjamin Sulte, la main prompte et le cœur généreux, il gagna la confiance de Henri IV qui l'honora de plusieurs lettres relatives aux affaires militaires, le fit chevalier de ses ordres, gentilhomme ordinaire de sa chambre, mestre de champ de six compagnies de gens de guerre, et lui témoigna constamment une grande amitié 15."

Il n'en faut pas moins reconnaître avec M. Rameau, "que le sieur de Poutrincourt, chevalier preux et loyal, avait amassé en tout ceci plus d'honneur que de fortune : le démembrement des anciens héritages et de grandes dépenses avaient déjà, bien avant lui, amoindri la situation de sa famille ; lui-même durant ses campagnes, avait contracté plus d'un emprunt qui pesait lourdement sur la baronnie de Saint-Just. Aussi, quand il se réinstalla dans son manoir, après la paix, et qu'il voulut améliorer les cultures et les produits de ses domaines, il s'aperçut promptement combien sa position était difficile 16."

Poutrincourt, on le voit, se recommande au roi surtout par ses qualités d'homme de guerre. Sous ce rapport, il se rattache à la masse des gentilshommes français. Mais il se distingue nettement de la plupart d'entre ceux-ci, en ce qu'il réagit contre sa formation première. Au moment où, à l'exemple de tant d'autres, il va être appelé à endosser la livrée royale, il tente par une initiative hardie de reconquérir son indépen-dance, en se lançant dans une entreprise de colonisation outre-mer. Suivons-le dans cette voie.

Ni lui ni de Monts n'étaient en état de supporter directement les frais fort lourds de l'entreprise, qui pour-tant, au témoignage de Lescarbot, devait se faire "sans rien tirer des coffres de Sa Majesté". Leur prédécesseur de Chastes, qui bien que gouver-neur de Dieppe et pourvu de l'abbaye de Fécamp, resta toujours pauvre au point que son parent le cardinal de joyeuse, dut pourvoir à ses funérailles, de Chastes, dis-je, afin de se procurer les fonds indispensables à la mise en train de son entreprise, avait dû s'adjoindre quelques marchands de Rouen et d'ailleurs. De Monts maintint cette association, en élargit même les cadres, de manière à comprendre des armateurs de Rouen, de Saint-Malo et de la Rochelle.

La combinaison est relativement simple : les marchands équiperont les navires et supporteront les frais de l'expédition. Le monopole dont ils seront investis les mettra à même de se rembourser rapidement de leurs avances ; ils encaisseront de jolis profits, et le surplus, de Monts l'appliquera à soutenir la colonie naissante. Il bâtira des forts, fondera des villes, les colons afflueront, la forêt reculera sous la hache de défricheurs infatigables. Bref, Poutrincourt et ses associés, installés sur de riches fiefs, verront leur blason scintiller au grand soleil d'Amérique. Séduisante perspec-tive, si seulement elle pouvait prendre corps, au gré de ceux qui l'avait évoquée dans leurs rêves de colonisateurs en herbe.

Hélas ! dès le début, on se heurte à une sérieuse difficulté, celle précisément qui entrava naguère le Roi-Chevalier : le recrutement des colons. De Monts eut beau faire publier sa commission par tout le royaume, les paysans, les colons agricoles dont le concours aurait été si précieux, ne bougèrent pas.

Ce résultat négatif n'avait rien de surprenant. Dans maintes campagnes, dans maintes provinces du royaume, le seigneur avait rompu le lien traditionnel qui le mettait en rapports avec la classe paysanne, dans les actes importants de la vie ; ses intérêts étaient séparés des leurs ; parfois il vivait loin de ses domaines, de ses censitaires : à l'armée, à la cour, dans le chef-lieu de son gouvernement. Les paysans ont perdu l'habitude de ses conseils et de sa direction. Vont-ils s'embarquer dans les aventures d'une colonisation lointaine, sans chefs, sans organisation préalable, à l'appel d'étrangers ? Sur les populations de la Saintonge et de la Champagne, de Monts et Poutrincourt ne paraissent pas avoir plus de prise que jadis, Roberval, sur les gens du Vimeu on d'ailleurs, avec cette différence tout à leur détriment, qu'ils ne peuvent comme Roberval, réclamer l'assistance du pouvoir royal.

De Monts avait prévu ce qui pouvait arriver. Il avait fait insérer dans sa com-mission, une provision qui l'autorisait à se faire aider dans son entreprise "des vagabonds, personnes oyseuses et sans aveu, tant ès villes qu'aux champs, et des condamnez à bannissement perpétuel ou à trois ans, au moins, hors notre royaume ; pourvu que ce soit par avis et consentement et de l'authorité de nos officiers 17."

De Monts et Poutrincourt se prévalurent au moins de la première partie de cette disposition ; car nous avons la preuve incontestable que leurs deux principales recrues, celle de 1604 et celle de 1606, se composaient surtout de "vagabonds, per-sonnes oyseuses et sans aveu", trouvées dans les villes ou aux ports d'embar-quement.

La recrue de 1604, inspirait à de Monts plus d'inquiétudes que les sauvages mêmes ; de telle sorte qu'il organisa un guet régulier pour tenir ses passagers en respect. "Car, reconnaît naïvement Lescarbot, sorte de journaliste ou mémorialiste de l'expédition, la malédiction et rage de beaucoup de chrétiens est telle qu'il se faut plus donner garde d'eux que des peuples infidèles" 18.

Quant aux gens engagés par Poutrincourt en 1606, arrivés à la Rochelle, ils y firent de "merveilleux tintamarres au quartier de Saint-Nicolas où ils étaient logés. Il fallut en écrouer quelques-uns. Lescarbot, qui a bien connu tout ce monde-là, ne vante ni leur conduite ni leur instruction religieuse. Il fit quelque temps l'office de catéchiste auprès d'eux, en l'absence de prêtres, et ce fut l'occasion pour nombre de ces colons de lui assurer "que jamais ils n'avaient tant ouï parler de Dieu en bonne part, ne sachant auparavant aucun principe de la doctrine chrétienne 19. Encore en rade, leur navire, le Jonas ayant rompu un de ses câbles et s'étant crevé sur un avant-mur, Poutrincourt eut toutes les peines à obtenir de ses gens quelque secours, la plupart se riant de son malheur 20.

Mais lorsqu'on en vint à installer la colonie, la médiocre composition de la recrue se compliqua de l'inexpérience des chefs. Le capitaine Chauvin, qui,, antérieurement à de Chastes, avait détenu pendant deux années le privilège de la traite, s'était construit une habitation à Tadoussac, au confluent du Saguenay et du Saint-Laurent, à mi-chemin entre Québec et le golfe.

À son point de vue, celui du marchand, il ne pouvait faire de meilleur choix. Tadoussac était la clé du pays des fourrures, le poste qui fermait tout accès aux contrebandiers et permettait de faire respecter le monopole. D'autre part, Tadoussac, situé dans une région peu propice à la culture du sol, ne pouvait fournir l'assiette d'un établissement agricole. Aussi, le commandeur de Chastes, en colonisateur sincère, avait-il, dès 1603, fait explorer le fleuve jusqu'à la hauteur du sault Saint-Louis, à la recherche d'un endroit plus favorable.

À son tour, Pierre de Monts, qui, lors du voyage qu'il fit en compagnie de Chauvin, en 1599, avait pu se rendre compte de la pauvreté du sol et de la rigueur du climat de Tadoussac, jugea qu'il vaudrait mieux laisser de côté le bassin du Saint-Laurent, pour se fixer le long des côtes, en une contrée plus méridionale.

Son choix tomba sur l'Acadie (aujourd'hui Nouvelle-Écosse), pays plus favorable à la culture que les abords de Tadoussac, mais, par contre, moins riche en pelleteries et plus difficile à garder, à cause de la multiplicité de ses ports, plus exposé aux attaques de rôdeurs étrangers. Par ailleurs, l'on se privait du bénéfice des explorations opérées de longue date dans la vallée du Saint-Laurent, pour se lancer dans l'inconnu.

Parti du Havre avec Poutrincourt et 120 artisans et soldats, de Monts, le 17 mai 1604, arrivait en vue des côtes de l'Acadie. Mais l'été se passa à la recherche de l'endroit le plus favorable pour l'établissement projeté. L'hiver s'annonçait déjà, lorsque la colonie s'installa provisoirement sur la petite île de Sainte-Croix, dans la baie de Passamaquoddy.

Entre temps, Poutrincourt, séduit par l'aspect engageant du vallon de Port-Royal, se l'était fait concéder par de Monts, puis était repassé en France pour y prendre les mesures préparatoires à son établissement transatlantique. Mais déjà, le premier été se trouvait perdu pour la culture.

La colonie française conduite par De Monts hiverna assez misérablement dans l'île de Sainte-Croix, pour, au printemps, reprendre une longue pérégrination vers le sud, à la recherche d'un poste mieux partagé, et se décider en fin de compte, à transporter son établissement à Port-Royal même, qui n'était séparé de Sainte-Croix que par le bras de mer de la baie de Fundy. À tâtonner et tergiverser de la sorte, un second été se passa : encore cet été-là (1605), il n'y eut point de cultures. Ce ne fut qu'au printemps de 1606, que Poutrincourt, arrivant avec sa nouvelle recrue, mit aussitôt une partie de ses gens à la culture de la terre.

D'ailleurs, au témoignage non suspect de Lescarbot, animateur de l'entreprise, les travaux, à la suite de cette tardive mise en train, marchèrent plutôt mollement. Les engagés étaient tenus quittes pour trois heures de travail par jour. Le reste de la journée, ils le passaient à cueillir des moules et des crabes sur le littoral 21.

La plupart, apparemment étaient des artisans, menuisiers, charpentiers, maçons, tailleurs de pierre, serruriers, taillandiers, couturiers, scieurs d'ais, matelots. De défri-cheurs, de paysans, il n'en est pas question. On ne signale aucune famille cherchant à se créer sur son domaine familial une existence indépendante. S'il s'en trouve, c'est perdu dans la masse de ceux qui vivent aux crochets de la compagnie et qui se montrent disposés à prolonger outre mesure l'agréable cueillette des moules.

Port-Royal était donc loin de prospérer, loin de vivre de ses propres ressources mises en oeuvre par l'industrie de ses habitants, lorsque fondit sur l'établissement naissant un orage inattendu qui le fit tituber sur ses bases : De Monts et ses associés se déclaraient hors d'état de continuer davantage à soutenir la colonie de leurs avances. Dès 1607, ils étaient lourdement en déficit, après avoir dépensé au delà de 100,000 livres, pour mettre sur pied l'entreprise transatlantique. L'année précédente (1606), les Hollandais, conduits par un coureur de bois du nom de Lajeunesse, leur avaient dérobé la meilleure part de la pelleterie leur échéant dans le Saint-Laurent. Enfin, pour comble d'infortune, leur privilège était révoqué.

Dès l'automne de 1605, de Monts avait dû repasser en France pour prévenir, s'il était possible, cette révocation de son monopole. Il avait eu grand soin, au temps de sa faveur auprès du Béarnais, de n'accepter que des associés à son gré et en petit nombre, afin de pouvoir les contrôler plus facilement. Mais l'effet avait été de multiplier le nombre des envieux et des mécontents. Si l'on réfléchit que vers 1611, il venait en Acadie à la pêche et à la traite au moins 500 navires 22, on se fera quelque idée du nombre des concurrents intéressés à ce que le privilège du sieur de Monts fût révoqué. Et leur animosité était d'autant plus vive, que celui-ci avait toujours exercé son droit avec une grande rigueur.

Et puis, on pouvait s'attendre à tout de la part du pouvoir royal, même à ce qu'il rompît ses engagements les plus solennels, à une époque, où malgré la valeur et les capacités de son chef, il restait vacillant entre huguenots et catholiques.

On n'ignore pas que Henri IV avait acheté la soumission des seigneurs de la Ligue en leur livrant des gouvernements et des villes fortes. De même le parti des catholiques politiques et le parti protestant avaient eu chacun sa part de faveurs et de places. Et maintenant cette aristocratie nouvelle, née de la guerre civile, cherchait à restaurer la féodalité, à se rendre indépendante dans les gouvernements qu'elle avait arrachés à la couronne. "Ainsi s'était formée, écrit Sismondi, une nouvelle classe de grands vassaux, presque aussi puissants que ceux qui avaient été humiliés par Philippe-Auguste et ses successeurs... La première pensée de Henri IV fut de rabaisser ou de détruire cette grande aristocratie qu'il trouvait, à la paix, en possession de son royaume 23.

Mais en attendant qu'il réussit à dominer les grands seigneurs, le pouvoir royal était plus ou moins dominé par leurs factions, et l'on conçoit quelles influences puissantes les adversaires du favori d'Henri IV pouvaient mettre en jeu au moment critique. L'histoire n'avait qu'à se répéter : le privilège de Noël et Chaton, à peine accordé, avait été révoqué sur les instances de concurrents ; le marquis de la Roche, en 1599, s'était vu enlever son privilège par Chauvin et Pontgravé. Grâce aux menées des Malouins et des autres, de Monts fut aussi dépouillé de son monopole (1606). Contraint de se désister de son entreprise, il en transmit la fâcheuse nouvelle à Port-Royal l'année suivante à l'automne, toute la colonie revenait en France.

Mais Poutrincourt, déjà fortement attaché à son établissement d'Amérique ne voulut pas lâcher prise. Il résolut de se maintenir en Acadie par ses seules forces, et nous le voyons recourir dans ce but à de multiples combinaisons.

De retour en France en 1607, il se met à la recherche de nouveaux bailleurs de fonds pour remplacer ceux qui venaient de lui faire défaut. Deux années et demie se passèrent en démarches infructueuses.. Enfin, il conclut des arrangements avec Thomas Robin dit de Colognes, lequel s'engageait, moyennant certains bénéfices à lui réservés, à approvisionner la colonie de Port-Royal de toutes choses nécessaires à sa subsistance et au trafic avec les aborigènes.

Malheureusement, Robin lui-même ne disposait pas de forts capitaux. "Il estoit fils de famille, écrit le père Biard, et partant vous pouvez estimer qu'il n'avoit pas les millions à commandement ; son père, aussi, n'avoit que faire d'entendre aux navigations d'outre-mer, ayant tout fraischement entrepris le grand party du sel, qui requiert un fonds et une occupation si grande que chacun sçait." Aussi bien, voyons-nous que Robin n'eut rien de plus pressé que de se décharger sur deux marchands de Dieppe, Duchesne et Dujardin, de son obligation de pourvoir au radoub et au ravitaillement des navires.

Or, pour le moment, la traite était libre sur les côtes de l'Amérique. Il fallait disputer les pelleteries à de nombreux concurrents sur les largesses desquels il n'y avait pas à faire fond, en vue des frais généraux de l'établissement et de l'adminis-tration de la colonie. Le seul avantage que Poutrincourt croyait pouvoir offrir à ses collaborateurs, c'était un droit de quint qu'il s'était arrogé sur les bateaux de traite opérant dans le voisinage du Port-Royal. C'était peu, trop peu comme l'on s'en aperçut bien vite. En effet, la traite de 1610 ne suffit pas à rembourser les marchands de leurs avances, et ils refusèrent d'en faire de nouvelles.

Poutrincourt perdit-il courage ? Nullement. Il semble avoir prévu ce contretemps et s'être prémuni en conséquence. Dès 1610, en vue, semble-t-il, de la défection probable des marchands, il recourait à ce qui a tout l'air d'un expédient, pour capter la faveur des personnages pieux et opulents de la cour. Il se faisait accompagner à Port-Royal, par un prêtre (Jessé Fléché) qui en toute, hâte y baptisa une vingtaine de sauvages trop sommairement instruits et préparés, lui reprocha-t-on amèrement par la suite, en vue de cette initiation à la doctrine et aux sacrements de la religion chré-tienne. Biencourt, fils de Poutrincourt et son lieutenant en Acadie, en même temps qu'il livrait aux membres déçus de l'association une cargaison déficitaire de pellete-ries, fit retentir bien haut dans les ports de débarquement.. la nouvelle de la conversion en bloc des vingt et lui sauvages de Port-Royal.

La marquise de Guercheville, "ardemment zélée à la gloire de Dieu et à la conversion des âmes", comme le proclame la Relation des Jésuites 24, fut tellement frappée de cette nouvelle, qu'elle demanda à faire partie de l'association ; et l'on pense bien que Biencourt s'empressa d'accepter cette aubaine qui lui assurait par surcroît, le patronage de mainte grande dame de la cour tout en le sauvegardant contre les tracasseries des bailleurs de fonds huguenots de l'entreprise.

Malgré tout, la paix ne pouvait régner longtemps au sein d'un assemblage telle-ment bigarré. La marquise de Guercheville eut tout d'abord maille à partir avec les associés marchands qui, à titre de huguenots, ne voulaient pas recevoir sur leurs navires, les Pères jésuites qu'on destinait aux missions. Une collecte opérée parmi les grands seigneurs de la cour, lui permit de désintéresser les marchands moyennant le débours de 4,000 livres et de leur substituer les Pères jésuites. Dès l'année suivante, 1612, les Pères s'étant querellés avec Biencourt, au sujet de l'inventaire du navire de la compagnie, la marquise mécontente rompit à son tour avec les fondateurs de Port-Royal, pour faire bénéficier de ses dons un établissement nouveau, fondé par ses soins le long de la côte, sous le nom de Saint-Sauveur.

Poutrincourt, encore une fois, se trouvait laissé à ses seules forces. Ruiné, sans appui et sans crédit, il ne put ravitailler la colonie, ni en 1612 ni en 1613. Pour mettre le comble à son infortune, cette dernière année, des pirates anglais sous la conduite d'Argall, partis de la Virginie, après avoir détruit Saint-Sauveur de fond en comble, brûlèrent le fort et les habitations de Port-Royal.

Le moulin et les défrichements étaient toujours là ; la récolte et la plus grande partie des bestiaux avaient été sauvés. La situation n'était donc pas désespérée. Mais la colonie était destinée à périr de langueur, faute de ravitaillement venu de la mère patrie. Tout espoir d'en recevoir lui fut bientôt enlevé par la mort de Poutrincourt, son fondateur (1615). Celui-ci malheureusement compromis dans les troubles de la guerre civile, au temps de la régence de Marie de Médicis, trouva la mort au siège de Méry-sur-Seine. Sa fin tragique est narrée par le menu, dans le livre très consciencieux d'Adrien Huguet : Jean de Poutrincourt 25.

La déchéance de Port-Royal date effectivement du jour où les marchands associés, privés de leur monopole par la compétition de leurs rivaux, ne virent plus dans l'aventure américaine de perspectives de bénéfices, et abandonnèrent la partie. Dès lors, ce ne fut pour Poutrincourt, qu'une course perpétuelle aux bailleurs de fonds, une suite d'expédients qui lui permirent à grand'peine de maintenir dans la colonie, de vingt à vingt-cinq engagés, chaque hiver menacés de famine, réduits parfois à vivre de la charité des pauvres nomades, témoins de leur détresse.

Chez Poutrincourt, comme chez François le" et les autres colonisateurs français de cette première phase de notre histoire, l'échec prématuré et lamentable de leurs tentatives d'établissement outre-Atlantique semble inséparable de la prédominance de l'inspiration militariste. Voici maintenant que les mercantis, comme on les désignait parfois, que les gens du commerce vont assumer la direction du mouvement. Voyons comment cela va marcher.

Chapitre VII

Champlain aux prises avec l'égoïsme à courte vue des marchands

En 1606, les marchands coalisés obtenaient de la cour de France, la révocation du privilège de traite conféré naguère à de Monts et Poutrincourt, et dépouillaient ainsi la colonie canadienne de son seul moyen d'existence. Toutefois, leur victoire n'était pas complète. Car, tandis que Poutrincourt s'obstinait témérairement à mettre en valeur sa concession de Port-Royal, et y épuisait rapidement ses réserves, de Monts, jugeait préférable de se tourner vers le bassin du Saint-Laurent, et réussissait à s'y faire attribuer le monopole de la traite des pelleteries pour une année à partir du 7 janvier 1608.

Les marchands durent livrer un nouvel assaut pour s'emparer de ce poste de traite, incontestablement le plus avantageux de tous. Bretons, Normands, Basques, Roche-lois organisèrent une cabale et le privilège à son expiration (1609), ne fut point renouvelé, quelques instances que pût faire de Monts. Celui-ci, après avoir vainement cherché à vendre son comptoir de Québec à la marquise de Guercheville, se décida à tenter une année de colonisation sans monopole. Cette expérience, nous l'avons vu, Poutrincourt la tentait vers le même temps à Port-Royal, et sans succès.

De Monts lie fut pas plus heureux à Québec. Son lieutenant, suivi de près par les barques rivales, dut partager avec elles une traite déjà fort mince 26. "Cette année, dit Lescarbot, le refus au sieur de Monts de lui continuer son privilège ayant été divulgué par les ports de mer, l'avidité des mercadens pour les castors fut si grande que les trois parts, cuidans aller conquérir la toison d'or sans coup férir, ne conquirent pas seulement des toisons de laine, tant était grand le nombre des conquérants."

L'année suivante (1611), nouvelle affluence de traitants libres, qui mettent à profit les explorations de Champlain, sans contribuer d'un iota, aux frais généraux de l'entreprise. Plus d'une fois, Champlain signale le fait dans ses relations 27. Tout indiquait l'impossibilité de tenir tète à la concurrence du commerce libre en même temps qu'il fallait supporter les charges d'une colonie naissante. Aussi bien, les deux marchands de Rouen, Collier et Legendre, qui s'étaient chargés des frais de l'habita-tion à Québec et des découvertes dans le haut du fleuve, signifièrent-ils à de Monts la prochaine rupture de leur participation à l'entreprise.

Ainsi donc, cette année 1611, sur les bords du Saint-Laurent, les colonisateurs sincères se voyaient menacés du même abandon qui avait réduit à néant la colonie acadienne débutante de Port-Royal. Privés de leur monopole, abandonnés par leurs bailleurs de fonds, ceux qui auraient voulu faire de la région du Saint-Laurent une nouvelle patrie française outre-Atlantique, se voyaient contraints de tout sacrifier à l'avidité imprévoyante du commerce d'aventure. Mais ici s'interposent la hauteur de vues et l'énergie créatrice d'un homme : Champlain.

C'est lui le véritable fondateur de Québec. C'est lui, en 1608, qui a engagé de Monts à jeter les bases d'un établissement stable au cœur de la vallée laurentienne, moins exposé aux razzias des coureurs de mer et des bandes indiennes. C'est sur ses instances que de Monts a prolongé d'un an, son effort de colonisation, malgré la révocation de son privilège. Dès 1603, Champlain a exploré une grande partie de ce vaste bassin du Saint-Laurent compris dans les provinces actuelles de Québec et d'Ontario. Il projette de s'y établir avec sa famille. Il lui répugne, on le conçoit, de voir ces oiseaux de passage s'enrichir du fruit de ses pénibles randonnées sans contribuer aux frais généraux du maintien de l'entreprise, Or ces avances dont il ne dispose pas lui-même et que les traitants ne sont guère pressés de lui fournir, OÙ et comment Champlain va-t-il pouvoir se les procurer ? Sa propre fortune n'y saurait suffire.

Fils de militaire, il est lui-même engagé dans la carrière des armes. En 1594, il émerge comme maréchal des logis dans l'armée de Bretagne, sous le maréchal d'Aumont ; il détient le même grade sous les maréchaux de Saint-Luc et de Brissac, jusqu'à la pacification de la Bretagne en 1598. À la paix, ne détenant plus d'emploi en France, il prend du service pour l'Espagne. En 1601, Henri IV lui accorde une pension ; il devient lieutenant, puis capitaine de vaisseau. Bref, il n'en est encore qu'aux emplois subalternes dans cette longue filière des emplois administratifs, où l'initiative privée court grand risque de s'étioler avant d'avoir porté fruit.

Les capitaux ou l'influence dont Champlain et de Monts ne disposent pas par eux-mêmes, ils se rendent bien compte que dans l'état de faiblesse du pouvoir royal à ce moment ils ne sauraient espérer s'en prévaloir par l'intervention directe du souverain. Ne l'oublions pas, nous sommes à la triste époque de la régence de Marie de Médicis. Henri IV a été assassiné il y a deux ans à peine ; et les trésors que son ministre Sully lui avait péniblement amassés, en vue de mettre un terme aux empiètements de la maison d'Autriche, la reine les prodigue autour d'elle comme prix de la soumission des princes et des grands.

Cette reine douairière d'origine italienne, Marie de Médicis et ses trois vieux ministres : le président Jeannin, le chancelier Sillery, Villeroy, vont-ils dans ces cir-cons-tances critiques tenter de gêner la liberté du commerce transatlantique, au risque de soulever les huguenots, aussi bien que la Rochelle où gronde toujours la Réforme ?

Champlain, en homme avisé, s'applique à tourner la difficulté. Puisque l'intérêt mercantile impose sa collaboration au conseil royal, il l'accepte de bonne grâce, mais en mettant à sa charge certaines redevances nécessaires au maintien de la colonie française. Or, même sous cette forme atténuée, l'idée de rétablir le monopole effraye le conseil royal.

Il se rend bien compte, que derrière ces belles déclamations en faveur de l'évangélisation des Indiens et du peuplement de la Nouvelle-France, les négociants de Rouen, de Saint-Malo et de la Rochelle ne font que dissimuler leur âpreté au gain. Mais, d'autre part, l'expérience lui a appris qu'ils ne se laisseront pas imposer, sans protester, des charges de nature à diminuer leurs profits. Il sait qu'ils vont organiser une cabale pour faire valoir leurs prétentions à la cour, et c'est la cabale que les gouvernants redoutent.

Reconnaissons tout ce que recouvre de faiblesse administrative, la réponse faite par le président Jeannin au porte-parole de la colonie française du Saint-Laurent, qui l'instruit du danger auquel l'expose son délaissement par la métropole : "Jetez-vous entre les bras de quelque grand seigneur." En d'autres termes : "Moi, représentant du pouvoir souverain, je ne saurais de mon propre mouvement prendre l'initiative d'une mesure favorable à l'avancement de la colonie, mais mettez quelque grand personnage dans vos intérêts ; je céderai à la violence qu'il me fera, pourvu qu'il assume la responsabilité de l'acte et se charge d'imposer silence aux mécontents."

Telle a été la raison d'être de la création d'une nouvelle charge, celle du vice-roi qui devait, pensait-on, assurer le bon fonctionnement de tout le système.

Personne n'était plus propre à remplir ce rôle que Charles de Bourbon, comte de Soissons. Il était prince du sang, le véritable chef de la maison royale. La régente ne l'avait jusque-là exclu de l'administration des affaires, qu'à force d'argent et de places. Au gouvernement du Dauphiné qu'il possédait déjà, elle avait ajouté celui de Normandie, avec 200,000 écus comptant et une pension de 50,000 écus. Dès 1611, il avait formé, avec son neveu le prince de Condé, une ligue redoutable, et la reine en ce moment penchait de leur côté. Dans l'automne de 1612, comme il était à Paris pour jouir des fêtes brillantes du double mariage (France-Espagne) et presser le règlement de ses affaires, la cour de France lui jeta en pâture la vice-royauté de la Nouvelle-France ; et le 15 octobre, le nouveau vice-roi créait Champlain, son lieutenant dans la colonie.

Inopinément, Soissons mourait le 10 novembre, avant même la publication de ses lettres. Le prince de Condé, devenu tout puissant par la mort de son oncle, hérita aussi de sa vice-royauté dans le nouveau monde. Ce fut son nom qui servit d'épouvantail pour faire accepter le régime nouveau.

Les marchands s'agitèrent, mirent tout en oeuvre pour empêcher la formation de la compagnie projetée. La communauté des marchands de Saint-Malo adressa des remontrances au conseil royal et au prince de Condé. Le parlement de Rouen, sur un vain prétexte, refusa de publier la commission du prince : l'organisation de la compagnie fut ainsi retardée d'une année.

À son retour au Canada, dans l'automne de 1613, Champlain réussit enfin à per-sua-der les principaux marchands de Saint-Malo et de Rouen, qu'il était de leur intérêt d'adhérer au mouvement, puisqu'à leur défaut, on marcherait sans eux. Ils se résignèrent à envoyer des délégués à Paris pour conclure en leur nom 28. Quant à ceux de la Rochelle, comme ils ne se présentèrent pas au jour fixé, on leur réserva simplement une place dans la société, à la condition qu'ils se feraient inscrire dans un certain délai ; et au préalable la traite fut partagée par moitié entre la Bretagne et la Normandie. La nouvelle organisation, formée pour onze ans, reçut aussitôt l'appro-bation du conseil.

Grâce à l'appui du prince de Condé, Champlain avait donc obtenu quelque satis-fac-tion : les aventuriers en quête de fourrures seraient désormais soumis à une certaine discipline et mis en demeure de contribuer à l'établissement ultérieur du pays. De plus, l'ordre nouveau offrait certaines garanties de stabilité : en acceptant tous ceux qui se présenteraient dans les délais, on désarmait l'intrigue ; et aux intri-gants quand même, on opposait le chef de la plus puissante faction des grands du royaume.

Pourtant, la victoire de Champlain n'était pas aussi complète qu'on pourrait se le figurer à première vue. En réalité l'avantage restait toujours aux aventuriers du commerce libre. D'abord ils entraient en nombre et sans choix dans l'association. Puis, on n'avait osé leur imposer que des obligations vagues, légères en tout cas. Enfin, ils ne subissaient que peu ou point de contrôle. En effet, le grand seigneur qui servait ici de doublure et de paravent au pouvoir royal, était loin de s'identifier avec l'intérêt fondamental de l'État et de la nation.

La haute noblesse, faisant de la politique son principal moyen d'existence, était portée à n'envisager les affaires publiques qu'au point de vue de ses intérêts personnels. Comme son oncle Soissons, le prince de Condé était surtout remarquable par son extrême cupidité. Pauvre par lui-même, il réussit à se constituer sur la fortune publique, de forts revenus. Richelieu estime dans ses Mémoires, qu'en l'espace de six années, Condé extorqua de la reine, 3,660,000 livres. Aussi bien, cet excellent Champlain avait-il cru que le plus sûr moyen d'intéresser le prince à son projet, était de s'engager à lui faire livrer chaque année par l'association, un cheval de 1,000 écus ; et le vice-roi montra bien par la suite qu'il tenait beaucoup plus à ses 1,000 écus qu'au développement de la Nouvelle-France.

Condé et Champlain, unis momentanément dans l'œuvre de la colonisation de la Nouvelle-France, sont aux extrémités opposées de l'échelle bureaucratique. À l'éche-lon du bas, Champlain s'agite dans les emplois pénibles et mal rémunérés ; au faîte, Condé se complaît dans la région des grasses sinécures. L'un et l'autre, pourtant, quoique pour des raisons différentes, sont également incapables de jouer le rôle de patron colonisateur. Champlain, tout au début de la carrière, manifeste le goût des initiatives hardies et le naïf dévouement à l'intérêt public. Mais n'émargeant que faiblement au budget, il manque des ressources indispensables aux entreprises con-çues par son généreux esprit. Condé, d'autre part, dispose de revenus considérables ; mais sa formation de courtisan le rend inapte à projeter quoi que ce soit, en dehors des intrigues de cour.

Dressons le bilan de ce complexe régime de colonisation qui met en étroite colla-boration, les éléments les plus divers et les plus opposés : le colonisateur héroïque et sincère avec le trafiquant à courte vue, sous le haut patronage du courtisan inepte ou ladre, en tout cas médiocrement épris d'entreprises coloniales.

Champlain paie de sa personne, fait la guerre aux Iroquois et opère de pénibles explorations dans l'arrière-pays laurentien.

Au printemps de 1613, alors que tout restait à l'état provisoire, Champlain avait permis que quatre ou cinq navires fissent le voyage du Canada munis de simples passeports du prince de Condé, à condition que chacun lui fournît six hommes pour l'assister "tant en ses descouvertures qu'à la guerre". Cet été-là, il accomplit le long et périlleux voyage au pays des Algonquins campés sur les rives de l'Ottawa supérieur. Arrivant au Canada, dans l'été de 1615, une fois le nouveau régime défi-nitivement établi, le premier acte de Champlain fut encore de s'embarquer pour le lointain pays des Hurons et d'accompagner ces derniers à la guerre contre leurs éternels ennemis : les Iroquois. Il passa même l'hiver au pays de ces alliés sauvages, visitant la région des Grands-Lacs et du haut Ottawa.

Nous touchons ici à un des phénomènes caractéristiques de l'histoire de la Nouvelle-France, et qui a eu un profond retentissement sur la suite des faits. Je veux dire l'alliance offensive et défensive des colons français avec les Algonquins et les Hurons, qui a eu sa contre-partie dans la haine inextinguible vouée par l'Iroquois à tout ce qui était Français. Il s'est trouvé des historiens à tournure d'esprit simpliste, pour trouver là, matière à reproche pour la mémoire du fondateur de la colonie du Saint-Laurent.

Au moins auraient-ils dû au préalable s'enquérir si Champlain, dans la situation périlleuse où il se trouvait, pouvait sans grandement exposer la sécurité de la colonie dont il avait la garde, agir autrement qu'il fît. Dès leur premier débarquement dans le nouveau monde, les Français avaient trouvé mortellement aux prises, les multiples groupes d'aborigènes. Notamment, une guerre implacable sévissait entre les peu-plades errantes de la forêt laurentienne et les tribus mi-sédentaires installées au sud de la région des Grands-Lacs, et formant les cinq nations iroquoises.

Dans sa curieuse organisation de la vie privée (famille fondée sur le clan de pa-renté féminine ; double atelier de travail : la culture aux mains des femmes, la chas-se aux mains des hommes) la nation iroquoise puisait une cohésion et une stabilité qui toujours firent défaut a leurs nomades ennemis. Semant partout la terreur, ils obstruaient le trafic sur les rivières et empêchaient les tribus du nord de descendre aux rendez-vous de traite sur le grand fleuve 29.

Il fallait sans retard rétablir la liberté des communications, en contraignant les Iroquois à la paix par une répression prompte et hardie de leurs brigandages. Aussi Champlain, qui accompagnait cette expédition en qualité de géographe, nous montre-t-il Pontgravé concluant cette année même à Tadoussac, avec toutes les solennités d'usage, une alliance offensive et défensive avec les trois grandes tribus algonquines : les Etchemins de l'Acadie, les Montagnais de la région de Québec et les Algonquins de l'île aux Allumettes.

De Chastes, promoteur de cette première tentative de colonisation, mourut préma-turément, nous l'avons vu, et son successeur, de Monts, délaissa la vallée du Saint-Laurent pour fonder un nouveau poste sur les côtes de l'Acadie ; mais, en 1608, à peine les Français avaient-ils pris pied à Québec, que surgissait la même difficulté. L'année suivante (1610), ce furent les Iroquois qui prirent l'offensive. Hardiment, ils se fortifièrent près de l'embouchure de la rivière Richelieu, sur le cours mitoyen du Saint-Laurent, et il fallut interrompre la traite qui se faisait à proximité, pour les aller déloger.

En 1615, à la reprise des opérations, on se trouvait arrêté encore une fois, par les embuscades d'Iroquois. Débarqué de la veille à Québec, Champlain se rendait en toute hâte au sault St-Louis, où les sauvages amis, fournisseurs de la traite, s'étaient donné rendez-vous. "Incontinent que je fus arrivé au Sault, écrit-il, je visitay ces peuples qui estoient fort désireux de nous voir, et joyeux de notre retour, sur l'espérance qu'ils avaient que nous leur donnerions quelques-uns d'entre nous pour les assister en leurs guerres... nous remontrant que malaisément ils pourroient venir à nous, si nous ne les assistions ; parce que les Iroquois, leurs anciens ennemis, estoient toujours sur leur chemin et leur fermoient le passage 30."

L'alternative se posait donc nettement : de concert avec les Algonquins et les Hurons, réduire les Iroquois à l'impuissance, ou bien se résigner a perdre la meilleure part des fourrures, soit renoncer pour le moment à tout projet de colonisation.

Même, on ne pouvait s'en tenir à refouler les Iroquois et à rétablir la libre circula-tion sur le fleuve. Il faudrait encore, dans l'intérêt du commerce et de la colonisation, explorer les "pays d'en haut", vaste réserve de fourrures, lier connaissance avec les peuplades qui l'habitaient et les engager a descendre aux postes de traite, sur les bords du Saint-Laurent.

Chemin faisant, on chercherait à découvrir si cette vaste contrée laurentienne, peu connue, mystérieuse, ne recélait pas autre chose que des fourrures ; si, par exemple, il ne s'y trouverait pas des gîtes de métaux précieux. Qui sait, si par elle on n'arriverait pas à la mer du nord, au chemin de la Chine par où les richesses d'outre-mer afflueraient vers la Nouvelle-France.

Ces diverses préoccupations se ramènent toutes à une seule : l'accroissement de la colonie par le moyen du commerce ; tel fut le mobile premier des descouvertures de Champlain. Elles percent dans toutes ses relations de voyages. Il jugeait d'une telle importance, d'entretenir des relations suivies avec les nations errantes du nord, qu'il créa une classe spéciale d'employés pour servir d'intermédiaires entre les deux peuples et de stimulant aux échanges: les interprètes et les voyageurs. Le Français, avait commencé par se battre à côté des Algonquins et des Hurons, il était amené à leur confier quelques jeunes gens pour les initier à leur langue et vivre de leur vie.

La nécessité où se trouvaient ces enfants perdus de la France, dans l'état d'aban-don où les laissait la métropole, de vivre du trafic des productions spontanées, créait entre eux et leurs hôtes des grands bois, ces rapports étroits que d'autres influences par la suite, rendirent plus étroits.

C'est bien à l'invitation d'assister Champlain dans ses découvertes et ses expédi-tions guerrières, que les marchands associés se rendirent de la meilleure grâce. De même ils paraissent avoir vu d'un bon œil, l'expédition contre les Iroquois et le voyage au pays des Hurons 31. Aussi bien, se montrèrent-ils fort empressés à maintenir chez les peuplades de l'intérieur, nombre d'interprètes et de commis : c'était la condition nécessaire de leur survivance. Mais lorsque Champlain voulut exiger d'eux, l'accomplissement de leurs obligations de colonisateurs proprement dits, il se heurta à un barrage d'indifférence, de refus et d'atermoîments.

Par exemple, ils ne voulurent pas contribuer à l'évangélisation des sauvages. Arracher ceux-ci à leurs grossières superstitions, aux pratiques brutales du paganis-me, ce fut toujours pour Champlain un puissant mobile d'action, et une classe nombreuse de ses concitoyens était comme lui animée de ce noble désintéressement. À peine eut-il donné à la colonie du Saint-Laurent une assise un peu durable, que par l'entremise du sieur Houel, il s'assura le concours de quatre religieux Récollets (1614) ; et afin que leur départ ne fût pas trop longtemps différé, il leur constitua sur-le-champ un fonds de 1,500 livres, fruit d'une collecte faite à l'assemblée générale de la noblesse et du clergé à Paris, la dernière, hélas, des États généraux.

Il n'en était pas ainsi de la masse des associés marchands qui s'étaient imposés en bloc : à leur point de vue, christianiser ces Algonquins, purs nomades, ces Hurons-Iroquois où seules les femmes s'adonnaient à la culture de certains produits spéciaux, comme le maïs, la citrouille, etc., tandis que les hommes s'en tenaient à la chasse et à la guerre, c'était travailler contre leurs intérêts les plus chers.

C'est pourquoi, tandis que Champlain se dévouait tout entier à l'avancement des intérêts des marchands associés, au point de s'engager pour eux dans le sentier de la guerre contre les implacables Iroquois, nous voyons ces marchands mettre à profit la vaillance de ce grand colonisateur sans en vouloir rien reverser sur ses préoccu-pations les plus chères.

Ces avisés trafiquants pressentaient sans doute que pour christianiser ces noma-des, il faudrait préalablement les rendre sédentaires, substituer la culture à la chasse, et alors... restriction notable de la chasse et de l'apport des fourrures.

Aussi, marchands huguenots, comme marchands catholiques, bien que divisés entre eux, au point d'avoir leurs commis respectifs, s'entendirent à merveille pour serrer les cordons de la bourse et couper les vivres aux évangélisateurs. Ceux-ci eurent beau faire appel aux commis des marchands, aux associes eux-mêmes à Paris, enfin aux "puissances supérieures", ils ne purent rien obtenir. Le P. le Caron en 1616, le P. Dolbeau en 1617, le P. Huet en 1619, n'eurent pas plus de succès l'un que l'autre.

Les marchands associés n'établissent point de défricheurs ; ils molestent le pre-mier colon agriculteur.

L'opposition qui se manifestait entre l'esprit mercantile et l'esprit évangélisateur était tout aussi vive entre le marchand et le cultivateur. La prospérité du commerce, comme chacun sait, repose sur le rapide renouvellement du capital engagé. L'entre-prise agricole, par contre, ne saurait rémunérer qu'à longue échéance, et plutôt en nature qu'en espèces sonnantes. D'où la nécessité pour l'exploitant d'une terre, et surtout d'une terre neuve en pays forestier, de pouvoir compter sur de fortes réserves en attendant que ses arpents incultes aient commencé à rapporter sans exiger de trop fortes avances à son propriétaire.

Où les associés, que le hasard avait imposés à Champlain, étaient loin de se conformer au type idéal du grand exploitant agricole. Soucieux avant tout de faire dès le début de bonnes finances, et de conserver leur monopole, ils se contentaient à l'occasion, d'une émigration mixte d'artisans, parfois suspecte, comme la recrue de 1608 qui trama la mort de Champlain, en tout cas impropre au travail des champs.

C'est ainsi qu'en 1619, Daniel Boyer, un des membres les plus remuants de l'association, envoya en guise de colons, un boucher et un faiseur d'aiguilles, que Champlain dut finir par renvoyer en France avec leurs familles. "Ils n'avoient pas déserté (défriché), dit-il, une vergée de terre, ne faisant que se donner du bon temps à chasser, pescher, dormir et s'enyvrer, avec ceux qui leur en donnoient le moyen ; je fis visiter ce qu'ils avoient fait, où il ne se trouva rien de déserté ; c'est pourquoy je les renvoyai comme gens de néant..." 32

La Compagnie fit même tout en son pouvoir pour décourager l'initiative de ceux qui d'eux-mêmes se tournaient vers la mise en valeur des terres. Louis Hébert, apothicaire de Paris, venu au Canada en 1617, fit l'acquisition à Québec même, d'un lopin de 10 arpents. Mais à peine commençait-il à récolter du grain au delà des besoins de sa famille, que la compagnie lui fit défense de troquer l'excédent contre les fourrures des sauvages, et le força à livrer ce surplus à ses magasins, au prix qu'elle voudrait bien fixer 33.

Les marchands associés n'entretiennent que les hommes nécessaires à leur commerce, et les pourvoient mal de toutes choses.

La Compagnie se bornait à garder à Québec, ou auprès des bourgades indiennes de l'arrière-pays, quelques facteurs, commis, interprètes, un petit nombre d'ouvriers et de soldats. Elle n'hiverna jamais plus de cinquante à soixante personnes, y compris les récollets et les serviteurs à l'emploi de ces derniers.

Comme, à l'exception des religieux, qui avaient quelques arpents en culture, personne ne cultivait, de ceux à la charge de la compagnie, celle-ci devait expédier de France tout ce qui était nécessaire à la subsistance de ses employés. Et son pied-à-terre dans la Nouvelle-France, elle l'estimait tellement précaire et sa ruine imminente, qu'elle se bornait à ravitailler Québec année par année, et toujours avec une extrême parcimonie. C'était à tel point que, si pour une raison ou une autre, les navires étaient en retard de deux mois, la colonie était menacée de famine. Consulter là-dessus les récits navrants de Sagard ou de Champlain 34.

Lorsque la clameur publique suscitée par la pingrerie des marchands devenait par trop scandaleuse, Champlain, à force de supplications, réussissait à obtenir des associés les plus en vue, pour être soumis au Conseil, un état des hommes, munitions et vivres qu'on s'engageait à transporter dans la Nouvelle-France ; et ces articles, oubliés, du reste, presque aussitôt que signés, sont un aveu éclatant de la misérable condition où on laissait languir la colonie. La chasse et la pêche, que les indigènes étaient seuls encore à exercer avec adresse, furent appelés souvent à combler les vides du magasin. Le témoignage de Champlain est irrécusable sur ce point. Un jour, voulant imposer aux Montagnais un chef de son choix, il leur motive sa préférence en ces termes : "Chomina, en nos nécessités ne nous a jamais abandonnés, ni en hiver ni en été, nous secourant de ce qu'il pouvait 35."

Les marchands se dispensent de pourvoir au maintien de l'habitation et à la fortification du pays.

Lors de sa prise de possession du pays en 1615, la compagnie n'avait pas construit de magasin, se -contentant de l'habitation construite en 1608 par Champlain et que de Monts lui avait laissée. Dans -l'intervalle, elle l'avait si peu entretenue, qu'en 1620 tout était en ruine. "je trouvai ceste habitation si désolée et ruinée qu'elle me faisoit pitié. Il y pleuvoit de toutes parts, l'air entroit par toutes les joinctures des planchers qui s'estoient restressis de temps en temps, le magasin s'en alloit tomber, la ,cour si sale et orde avec un des logements qui estoit tombé, que tout sembloit une pauvre maison abandonnée aux champs où les soldats avoient passé 36."

Une telle incurie de tous les intérêts stables de la colonie suscitait, on le conçoit, d'énergiques protestations en France et au Canada. Les Pères Récollets, notamment, firent de fréquents voyages à Paris pour le redressement de leurs griefs. Champlain de son côté s'employa activement à secouer la torpeur des marchands et à procurer quelque soulagement à l'état misérable du pays. Les marchands finirent par trouver insupportable le zèle de cet employé consciencieux, qui, non satisfait de leur coûter 200 écus par an, ne leur ménageait pas ses remontrances, non plus que ses plaintes à la cour.

À deux reprises, ils voulurent le dépouiller de sa charge de vice-roi, pour le confiner dans les découvertes. Boyer, entre autres, s'agita beaucoup à cette fin, et Champlain ne put que difficilement se maintenir en place. À plus forte raison, ne réussit-il pas à se faire écouter. Même l'immixtion du vice-roi dans les affaires de la compagnie ne paraît guère avoir mis en meilleure posture Champlain et son entre-prise coloniale. Ce personnage, comme on devait s'y attendre, n'exerçait son autorité que dans la mesure où le demandait son propre intérêt. Les Bretons intriguaient-ils pour faire rompre le monopole, sans tarder le vice-roi voyait à ce qu'ils fussent débou-tés de leurs prétentions. En effet, il était nettement de son intérêt que la com-pagnie dont il était actionnaire et qui lui versait annuellement ses mille écus, continuât de subsister.

Il n'en était plus de même, malheureusement, lorsque Champlain pressait l'exécu-tion des engagements pris par les marchands envers la colonie. A titre d'associé, le vice-roi avait le même intérêt que le premier venu des associés à ne pas diminuer les profits des opérations de la traite, en les appliquant à une oeuvre dont la portée ne cadrait nullement avec les préoccupations ordinaires de son entourage de courtisans.

Puis, comme il encaissait, exactement chaque année, les émoluments de sa char-ge, il aurait eu. mauvaise grâce de s'attendre à plus de générosité de la part des mercantis. Les mille écus que leur coûtait le patronage du vice-roi était la meilleure excuse pour leur propre ladrerie. C'était aux gens en place à donner l'exemple.

Loin de donner l'exemple de la générosité, le vice-roi mit à profit son influence à la cour pour extorquer des contributions nouvelles à son avantage. Voici dans quelles circonstances.

Après s'être imposé à la régente par la force des armes, le prince de Condé, en 1616, jouissait d'un pouvoir presque absolu. "Il partageait l'autorité que la reine avait aux affaires", écrit Richelieu dans ses Mémoires, et quasi l'en dépouillait pour s'en revêtir. Le Louvre était une solitude ; sa maison était le Louvre ancien. On ne pouvait approcher de la porte pour la multitude qui y abordoit ; il n'entrait au Conseil que les mains pleines de requêtes et de mémoires qu'on lui présentait et qu'il faisait expédier à sa volonté. La Régente, jalouse de cette influence, résolut de se débarrasser d'un adversaire dangereux. Et comme elle ne se sentait pas assez forte pour frapper à visage découvert, elle chargea le marquis de Thémines et quelques gentilshommes de sa suite de tendre un guet-apens à Condé. Celui-ci fut arrêté et enfermé à la Bastille puis à Vincennes.

Or, que pensez-vous qu'il arriva ? Que les Bretons et les Basques eurent beau jeu et que la compagnie de la Nouvelle-France tomba en même temps que le vice-roi ? Pas du tout : la faction triomphante s'empara simplement des dépouilles de la faction vaincue.

Ce même Thémines, qui avait opéré l'arrestation de Condé (et qui reçut le bâton de maréchal en récompense de cet exploit), obtint par surcroît de la reine, la vice-royauté du Canada pendant la détention du prince. Or, ni la colonie ni les marchands ne tirèrent avantage de ce changement dans le haut personnel. Le premier acte du vice-roi rentrant fut de signifier aux associés son intention de dissoudre leur société, s'ils ne consentaient à lui payer annuellement 4,500 livres au lieu des 3,000 livres payables jusque-là au prince de Condé. Plutôt que de risquer la perte de leur privi-lège, les marchands se soumirent à cette exaction. Cela, d'autant plus facilement que leur privilège après tout leur assurait des gains importants.

En 1626, le P. Lallemant écrit à son frère : "Le castor est le plus grand de leur gain. On m'a dit que pour une année ils en avoyent emporté jusqu'à 22.000. L'ordinaire de chaque année est de 15.000 ou 20.000 ; à une pistole la pièce, ce n'est pas mal allé 37."

En même temps, le prince de Condé informait les associés que s'ils payaient à Thémines, ils en seraient quittes pour payer deux fois. Et c'est bien ce qui arriva : il y eut procès ; le parlement décida en faveur de Condé, le conseil en faveur de Thémines. La compagnie dut payer à ce dernier en conformité de l'arrêt du conseil, et lorsque Condé sortit de prison trois ans plus tard (1619), elle dut écoper de 1,000 écus encore une fois. Condé en remit 500 aux Récollets pour leur séminaire de Québec, et ce fut tout ce qui échut jamais de sa part à notre Nouvelle-France.

La physionomie du vice-roi est ainsi mise en pleine lumière. Sa charge est avant tout pour lui une nouvelle source de gain. À l'œuvre même de la colonisation, il s'intéresse si peu, qu'à la première occasion favorable, il disparaît de la scène. À peine remis en liberté, Condé vendait au jeune duc et amiral de Montmorency, pour la jolie somme de 11,000 écus, sa charge et ses intérêts dans l'association.

Pour des raisons que l'histoire ne spécifie pas, mais qu'à la lumière de ce qui vient de se passer on rattacherait volontiers au dessein de pressurer à nouveau les armateurs, - ce qui ne pouvait guère. stimuler le mouvement colonial, - le nouveau vice-roi n'eut rien de plus pressé que de remplacer l'ancienne compagnie par une autre placée sous la, direction de deux huguenots : Guillaume de Caen, marchand, et Emery de Caen, son neveu, capitaine de vaisseau. Ce changement ne fit qu'aggraver l'état des choses. L'ancienne compagnie ne voulant pas céder sa place, engagea la lutte à la fois sur le, Saint-Laurent et en France, devant le conseil. Ces dissensions eurent un retentissement tellement désastreux sur la colonie, qu'en 1621 les principaux habitants députèrent à Paris le P. Georges Le Baillif, porteur d'un cahier de griefs, que la cour suivant son habitude s'abstint de prendre en considération.

Enfin, lorsque après deux ans, l'ancienne société, consentit à se fusionner avec la nouvelle, toujours sous la direction des de Caen, ce fut pour aggraver l'avarice qui avait rendu l'ancienne, odieuse à tous. Celle-ci n'avait accepté les Récollets qu'à son corps. défendant, lésinant sur toutes choses ; celle-là refusa nettement, en 1625, de loger les jésuites, que pourtant le duc de Ventadour, nouveau vice-roi, s'engageait d'entretenir à ses frais, et qui durent chercher provisoirement refuge chez les Récollets.

La première compagnie avait pourvu fort chichement aux besoins des hivernants ; la seconde, ce fut bien pis, établit pour ainsi dire la disette en permanence, et finit par abandonner tout à fait la, colonie elle-même.

Bien entendu, la nouvelle compagnie, pas plus que n'avait fait l'ancienne, ne trans-porta de défricheurs ; non plus que l'ancienne, elle ne voulut faire quoi que ce soit pour la défense du pays, et Champlain, en 1624 et 1626, lorsqu'il reconstruisit l'habitation et le fort Saint-Louis, ne put le faire qu'en employant à la dérobée les hommes du sieur de Caen 38.

Dans cet état de dénûment, la moindre survenance pouvait tourner à la ruine de la colonie.

Chapitre VIII

Pourquoi Québec a capitulé en 1629

Un marchand anglais se hasardant à remonter le Saint-Laurent, trouva Québec absolument sans défense et dépourvu de tout, et s'en empara (1629).

L'histoire de la prise de Québec par les Kirke est fort éclairante. Les trois frères Kirke étaient de simples marchands, et comme marins fort inhabiles. D'autre part, le fort Saint-Louis, bien que Champlain n'eût pas réussi à obtenir des associés les réparations nécessaires, et bien qu'il fût très insuffisamment amunitionné, occupait une position naturellement très forte. Aussi bien, ce ne fut pas la force des assaillants qui cette fois livra la Nouvelle-France aux alliés huguenots de l'Anglais ; ce fut l'incroyable dénûment dans lequel avait été laissée l'unique place forte de la colonie française.

Lorsque les Kirke, originaires de Dieppe, huguenots passés au service de l'Angleterre, se présentèrent une première fois devant Québec, au printemps de 1628, la colonie française se trouvait réduite à une centaine de personnes, y compris les religieux, les femmes et les enfants, lesquels depuis longtemps souffraient de la disette. Manquant de vivres, ils étaient dépourvus des moyens de s'en procurer. On ne leur avait même pas laissé de barques.

Relisons ces paroles amères de Champlain

"Ainsi estions dénuez de toutes les commoditez, comme si l'on nous eût abandonnez, car la condition des vivres que l'on nous avoit laissés, avec le peu de toutes choses, nous le fit bien cognoistre, c'est assez que la pelleterie soit conservée, l'utilité demeure aux associez et a nous le mal 39.

Cependant les Kirke, déçus par la fière attitude de Champlain, ne se hasardèrent pas cette fois encore de mettre le siège. "Mais, lisons-nous dans Champlain, s'ils eussent suivi leur pointe, malaisément pouvions-nous leur résister, attendu la misère dans laquelle nous estions." Pour comble d'infortune, en redescendant le fleuve, les Kirke capturèrent l'escadre de Roquemont qui tardivement se portait au secours de Québec. La colonie française perdait ainsi son dernier espoir de ravitaillement.

Ainsi, plus rien à attendre de France, et constatation plus désespérante encore, après quelque vingt ans d'existence, la colonie était hors d'état de se suffire à elle-même, non plus que de rien tenter pour sa défense. La compagnie n'avait pas fait défricher un arpent et demi de terre. Elle n'avait pas établi de cultivateurs. Sauf les quelques arpents défrichés sur la terre des Récollets et sur celle des jésuites, tout était resté en bois debout. Ces gens, comme nous le déclare le frère Sagard, fondaient trop l'espérance de leur vie sur les navires pour s'amuser à cultiver 40.

Déjà, en 1619, ces colons en herbe nous étonnaient en demandant qu'on leur envoyât de France de la chaux et des pierres meulières. Pourtant, ils n'auraient eu qu'à fouiller le sol à peu de distance pour en extraire ces matériaux en quantité suffisante pour tous leurs besoins. Mais le récit du siège de Québec nous révèle bien d'autres surprises.

A l'automne de 1628, les Montagnais se livrent, à Québec même, à la pêche de l'anguille. Or cette manne qui se renouvelait chaque année à cette saison en extraor-dinaire abondance, les Français n'y prennent point part. Et c'est au moment où ils se trouvent réduits à la plus stricte ration d'orge, de pois et de blé d'Inde, que leur fournit le champ d'Hébert. Mais nous explique ce pauvre Champlain, dans son désespoir, "ils ne sont point habiles à cette pêche, et d'ailleurs, ils n'ont point de "filets, lignes et hains" 41.

Ils sont donc contraints d'acheter les anguilles, qui pullulent dans les eaux du fleuve à leur porte, et que les sauvages leur vendent fort cher contre une autre pro-duction spontanée de leur voisinage, les peaux de castor. Au cours de l'hiver, quelques-uns des colons français s'essaient à la chasse et se hasardent dans les bois à la suite des Indiens. Les glands et les racines, surtout celles du sceau-de-Salomon, devinrent alors la dernière ressource de ces miséreux. Laissés à eux-mêmes, ces éléments inférieurs d'une civilisation complexe tombaient au rang des primitifs, mangeurs de racines : répercussion de la ladrerie comme de l'infériorité des classes dirigeantes de la métropole.

Et puis, les racines se faisant de plus en plus rares dans les bois proche de Québec, les blancs en vinrent à se rejeter sur l'amitié des naturels de l'arrière pays. Les Montagnais du bas du fleuve, les moins bien pourvus de tous les Algonquins, n'auraient pu être d'un grand secours aux colons français : Champlain dut disperser ses gens chez des peuplades de l'intérieur, plus éloignées, mais aussi mieux orga-nisées et mieux pourvues des choses essentielles à la vie. Il en dépêcha vers le pays des Hurons, à proximité des Grands Lacs, chez les Abenaquis du fleuve Saint-Jean (dans le Nouveau-Brunswick actuel), et même chez les Etchemins de la zone gaspésienne.

Lorsque dans l'été de 1629, les Kirke, huguenots navigants sous l'égide de l'Angle-terre, jetèrent de nouveau l'ancre dans le Saint-Laurent et sommèrent les Français de capituler, il ne restait plus au fort et à l'habitation que seize Français : tel était le dénûment de la colonie française, que Champlain s'était vu acculé à la nécessité de disperser le gros de ses colons dans les bourgades de l'arrière-pays.

Ces transfuges de la patrie française, venus dans des navires battant le pavillon d'une puissance étrangère, furent dès lors accueillis quasiment comme des libérateurs. L'héroïque Champlain lui-même en fait l'aveu : "je pris résolution que si nous n'avions des vaisseaux à la fin de juin, et que l'Anglais vint comme il s'estoit promis, nous voyant du tout hors d'espérance de secours, de rechercher la meilleure com-position que je pourrois, d'autant qu'ils nous eussent fait faveur de nous repasser et avoir compassion de nos misères, car autrement nous ne pouvions subsister 42."

Québec capitula, et à l'exception de la famille Hébert et de quelques interprètes attardés chez les tribus sauvages de l'intérieur, toute la colonie repassa en France.

Chapitre IX

Richelieu

L'impulsion donnée au pouvoir royal en France et à sa colonie du Saint-Laurent

Dans notre ancienne mère patrie, comme dans la plupart des autres pays du monde, l'État s'est constitué en fonction du dépérissement des institutions de la vie publique locale, dépérissement parfois amorcé, favorisé même par l'intervention des agents du pouvoir central resté seul debout et agissant. Or, tandis que le relâchement des rouages de la vie locale paraît s'accomplir de manière sourde et à peu près régu-lière, les assauts du pouvoir royal se produisent par à-coups plus ou moins décisifs, suivant que le chef de l'État possède à un degré plus ou moins marqué les qualités, surtout la poigne de l'homme de guerre.

L'avènement aux affaires, d'Armand de Richelieu, se traduisit sur-le-champ par un soubresaut dans la montée du pouvoir royal en France. Cadet d'une famille de hobereaux du Poitou, que sa médiocre fortune paraissait devoir vouer à l'existence tranquille d'un gentilhomme campagnard, des deuils de famille l'orientèrent par la suite vers les carrières ecclésiastiques. Il fut ainsi amené à se consacrer aux devoirs ardus imposés par l'exercice des plus hautes fonctions administratives, à l'appel de sa souveraine, Marie de Médicis, puis de son fils devenu majeur, le roi Louis XIII.

L'histoire de cette ascension, depuis l'obscurité d'un diocèse d'entre les plus "crottés" de la France jusqu'au faîte de l'édifice politique, est semée d'embûches et de surprises. Il faut en lire le détail dans l'ouvrage classique de Sismondi, ou dans celui de Gabriel Hanotaux, sans parler de manuels plus récents et accessibles, comme ceux de Dussieux et d'autres fort recommandables.

Un caractère saillant de ce type d'organisation sociale, c'est le développement des moyens d'action de la vie publique, et notamment l'initiative assumée par les agents du pouvoir central, de toute entreprise de quelque importance, à l'exclusion ou moyennant la subordination des initiatives émanant des particuliers.

Deuxième conséquence qui, on s'en rend compte facilement, se rattache étroite-ment à la première : l'organisation des finances du pouvoir central reste sensiblement en retard sur les manifestations de sa puissance militaire. Ce fut particulièrement le cas de Richelieu.

Au moment où, à travers de longues intrigues de cotir, semées de trahisons et de périls, il parvint à s'assurer la confiance du maladif et soupçonneux Louis XIII, alors plus ou moins dominé par la faction espagnole de la Reine Mère, Marie de Médicis, il put constater que le plus grand désordre régnait dans les finances.

Au mois de juin 1626, le nouveau surintendant, le marquis d'Effiat, "ne trouva point d'argent dans l'épargne ; il n'y avait plus rien à recevoir de toute l'année, et la recette de 1627 était entamée bien avant. Toutes les garnisons réclamaient leur solde des années 1625 et 1626, et aux armées actives on devait leur montre (solde) des mois de novembre et de décembre 1625 et de toute l'année 1626. On devait encore toutes les gratifications promises par le roi pendant les deux dernières années, tous les appointements des officiers de la couronne, des domestiques de la maison du roi, des conseillers dans les compagnies souveraines, et toutes les pensions étrangères pour la dernière année 43."

En même temps la taille, qui se montait à 19 millions, passait par les mains de vingt-deux mille collecteurs, et il n'en rentrait pas plus de 6 millions au trésor. Les fermiers généraux trouvaient moyen de retenir plus du tiers de ce qu'ils avaient promis, et les comptes n'étant jamais soldés entre les trésoriers de l'épargne et les fermiers, il était impossible au surintendant de savoir ce qu'il pouvait réclamer 44.

Ce n'est que dix années plus tard (1636), que Richelieu remplaça les trois mille trésoriers de France qui avaient acheté leurs charges, par des intendants salariés et soumis au contrôle de l'État, et qui, au témoignage de Sismondi, portèrent "l'ordre, la célérité et l'économie là où il n'existait que confusion, lenteur et gaspillage 45."

L'administration de Richelieu, à son début, est donc caractérisée, d'une part, par son prestige et sa vigueur, de l'autre par sa pénurie, même sa gêne financière. Ce double trait, l'ingérence de l'État dans le domaine de la colonisation, et notamment de la colonisation de notre pays de la Nouvelle-France, va le reproduire dans une mesure remarquable.

Voici d'abord comment s'affirme l'autorité de Richelieu et de son fidèle Louis XIII. Dès 1626, l'année même où le pouvoir royal préludait par le supplice du favori de Gaston, frère du roi, à l'abaissement des grands, il profita de la disgrâce du duc de Vendôme pour supprimer la charge d'amiral de Bretagne ; puis racheta au duc de Montmorency celle de grand amiral de France, tandis que Richelieu se faisait attribuer à lui-même la surintendance de la navigation et du commerce.

L'année suivante (1627), le comte de Bouteville était condamné à l'échafaud pour avoir enfreint l'édit interdisant le duel. Puis, fut ordonnée la démolition des places fortes, derniers refuges des nobles en révolte contre l'autorité royale. Enfin, quelques mois seulement avant d'entreprendre le siège de la Rochelle, coup fatal qu'il porta à la fois au parti huguenot et aux factions des princes, ce ministre au génie à la fois subversif et organisateur, abolissait en Nouvelle-France, le régime des vice-rois et la compagnie des de Caen, pour y substituer une association plus vaste et plus puissante dont il se constituait le chef : celle dite des Cent-Associés.

Mais en s'ingérant ainsi dans l'administration coloniale et en la transformant, son dessein n'était nullement d'en faire porter les charges par l'État. L'acte même qui accordait à la compagnie de la Nouvelle-France, avec pleins droits de propriété, de justice et de seigneurie, une étendue de pays plus vaste que l'Europe, qui lui conférait pour toujours -le monopole du commerce des fourrures, et pour quinze ans celui de tout autre commerce (sauf la pêche de la morue et de la baleine restée libre), qui anoblissait douze des membres de la compagnie, cet acte imposait d'autre part à l'association les plus lourdes charges de colonisation. Bref, tout en usant libéralement de son autorité en faveur de ses associés, tout en les comblant de privilèges de toutes sortes, il s'en tenait prudemment au don de quelques coulevrines, de deux vaisseaux armés et équipés, sans victuailles toutefois, "suivant la réserve prudente inscrite dans l'acte de constitution".

D'autre part, les associés s'engageaient

1) à faire passer au Canada, de deux à trois cents hommes de tous métiers, dès l'année suivante (1628) et à augmenter ce nombre jusque à quatre mille dans les quinze années prochaines ; 2) à loger, nourrir et entretenir ces colons pendant trois ans ; 3) à leur céder, à l'expiration de ces trois années, une quantité de terres défri-chées, suffisante pour leur subsistance, avec le blé nécessaire pour les ensemencer la première fois et pour vivre jusqu'à la récolte alors prochaine ; 4) à entretenir dans chaque habitation, au moins trois ecclésiastiques destinés "à vaquer à la conversion des sauvages et à la consolation des Français qui seront en ladite Nouvelle-France".

Tout serait dit si les choses s'étaient passées à peu près en conformité de l'acte constitutif de la compagnie. Malheureusement, il n'en fut pas ainsi, loin de là. Et pour une raison fort simple : c'est que le personnel des actionnaires et dirigeants de la compagnie se recrutant presque exclusivement dans la classe des petits négociants et bailleurs de fonds, ou s'y préoccupait avant tout du rendement fructueux de la mise de fonds, sans se tracasser de l'état plus ou moins prospère de la petite colonie d'outre-mer.

A la simple lecture des noms et qualités de ces quelque cent associés, on se rend compte que sur soixante et un associés dont la qualité ou la profession est clairement indiquée, il se trouve trente-huit fonctionnaires hauts et bas, et dix-huit marchands. Le résidu, autant que permet d'en juger la désignation vague qui nous est fournie, se rattache à l'une ou l'autre de ces catégories. La compagnie est donc de caractère mixte, partagée entre l'intérêt gentilhomme-bureaucrate, d'une part, et l'intérêt mer-cantile, de l'autre.

Au pied levé, on pourrait se figurer que dans la direction de cette compagnie mixte, c'est l'intérêt bureaucratique ou pseudo-gentilhomme qui va l'emporter ; mais regardons-y d'un peu plus près. Les Cent associés, grevés de lourdes charges, n'ont pour tout moyen de se refaire, que l'exploitation d'un privilège commercial. Dès lors, la compagnie de sa nature sera mercantile : l'élément marchand va y prendre, et à brève échéance, la haute main sur les affaires. Dès le 7 mai 1627, c'est-à-dire huit jours à peine après la constitution de la compagnie, l'influence du parti marchand s'affir-me davantage. Il s'agit au moyen de statuts, de pourvoir au fonctionnement de la nouvelle organisation. On commence par statuer que la conduite des affaires sera laissée à la décision d'un petit groupe de directeurs choisis par les associés, et l'article V des conventions porte expressément que "des directeurs, le tiers au moins seront marchands" 46.

Mais, en réalité, la position des marchands est beaucoup plus forte ; car lorsqu'on en vient à nommer effectivement les directeurs, on en choisit la moitié parmi les marchands. Des douze directeurs, six sont marchands, cinq fonctionnaires et un gentilhomme sans qu'on mentionne l'emploi de celui-ci, si toutefois il en exerce 47.

Ainsi les marchands ont commencé par ne compter que pour un tiers dans le personnel dirigeant de l'association ; puis, on leur a reconnu une demi-part dans la direction des affaires. Mais, à peine la compagnie amorce-t-elle ses opérations, qu'ils deviennent presque tout, comme nous allons voir.

En 1628, la compagnie des Cent associés expédiait vers le Canada un premier convoi de marchandises et de colons. Mais avant d'atteindre Québec, l'escadre, sous les ordres de Claude de Roquemont, tombait aux mains des Kirke, corsaires hugue-nots originaires de Dieppe mais alors battant le pavillon anglais. Ce revers suffit pour décourager les moins ardents des membres de la compagnie, ceux qui n'étaient entrés dans l'association qu'en vue d'y trouver un placement pour leurs épargnes, ou de se faire décerner des lettres de noblesse.

En effet, dans les articles et conventions passés le 7 mai, entre les associés, nous lisons que la compagnie, pour faire face à ses obligations s'est constitué un fonds de 300,000 livres, soit 3,000 livres par associé, dont 1,000 livres payables avant le 1er janvier 1628, et le reste dans les années suivantes, à la demande des directeurs. Mais aux termes de la clause III, tout associé peut sortir de l'association en perdant sa mise de 1,000 livres, pourvu qu'il n'ait encore retiré aucun profit de la société.

D'autre part, les pertes que la compagnie venait de subir, et les compensations qu'elle était obligée de payer aux de Caen nécessitaient une nouvelle mise de fonds, à laquelle la plupart des gentilshommes et fonctionnaires n'étaient pas en état de verser leur quote-part. Il fallut en conséquence former, au sein même de la compagnie, une association subsidiaire, sous la direction de jean Rozée, marchand de Rouen, avec un fonds propre de 100,000 livres ; association qui eut le contrôle de toutes les affaires financières, à charge de rendre compte à la compagnie générale.

Mais alors, si les marchands, par la seule force des choses, sont arrivés à dominer dans les conseils de la compagnie, si ce sont eux qui administrent les affaires et qui tiennent les cordons de la bourse, est-ce à dire que nous allons voir reparaître le régime antérieur ? En d'autres termes, la colonie va-t-elle être purement et simple-ment sacrifiée au commerce, et rien ne se fera-t-il pour le peuplement de la Nouvelle-France ? Non, le résultat va être cette fois un peu différent, le contrôle n'étant plus le même. Les marchands ne seront plus soumis comme ils l'étaient naguère à la surveillance d'un chef de faction qui ne voit dans sa charge qu'un magot pour lui-même et ses fidèles. C'est avec le chef même de l'État qu'il faudra compter désormais, et ce chef prend sa besogne au sérieux et ne souffre pas qu'on se décharge de ses engagements à la légère.

Sans doute, absorbé par les soins de la politique européenne, vouant les ressources de la France, se vouant lui-même à l'œuvre vaine et périlleuse de l'abaissement de la maison d'Autriche, il ne pourra donner aux affaires de la Nouvelle-France qu'un coup d'œil de temps à autre. Mais même ce coup d'œil, si lointain qu'il soit, inspirera aux marchands, des sentiments meilleurs : la crainte salutaire qu'inspire le nom de Richelieu sera un stimulant pour les plus apathiques.

Au sein de ce groupe de fonctionnaires, gentilshommes et bourgeois, où s'étaient recrutés les Cent Associés, plusieurs entrevoyaient la Nouvelle-France sous un aspect séduisant : comme un pays où ils pourraient obtenir gratuitement de vastes conces-sions de terres, et où on ne tarderait pas à créer de nouvelles fonctions civiles et militaires.

N'était-ce pas par ce double moyen qu'en ce moment, et depuis des générations, les membres de leur classe sociale avaient su s'élever dans la mère patrie ? Le domaine, vestige du passé, et qui donnait encore l'entrée dans la noblesse ; la fonction publique, moyen d'existence et d'avancement dans la faveur du souverain. Eh bien, ce qui s'obtenait plus ou moins péniblement au vieux pays, le Canada allait, pensait-on, le leur offrir, grâce à la bonne volonté des marchands et au génie organisateur de. Richelieu.

Une telle proie valait la peine d'être conservée.. Aussi bien, voyons-nous la nais-sante gentilhommerie canadienne s'agiter et défendre le terrain avec âpreté contre tout empiètement des mercantis. Il est vrai que, des douze directeurs, six ont été pris chez, les marchands ; mais les aspirants fonctionnaires ont leur revanche toute prête, et notamment l'un d'eux, jean de Lauson, conseiller du roi en ses conseils d'État et privé, maître des requêtes ordinaires de son hôtel et président au grand conseil, bien qu'arri-vé au dernier moment, réussit à se faire attribuer l'intendance du pays de la Nouvelle-France 48. C'était là une charge très recherchée, car c'est en présence de l'intendant, et en son hôtel, que doivent se faire les délibérations et se rendre les comptes 49. Pour bien dire, c'est lui qui remplace Richelieu absent, et qui est, en un mot, véritablement la cheville ouvrière de l'association.

Et si par la suite l'administration mercantile et financière doit être forcément lais-sée aux marchands, les gentilshommes n'en conserveront pas moins des attributions très étendues : 1) la distribution des terres de la Nouvelle-France ; 2) pratiquement la nomination aux charges et emplois rémunérés.

On le voit, il s'est opéré une séparation des éléments divers composant la compa-gnie : autour de Jean Rozée, se sont groupés les marchands ; autour de jean de Lauson, les fonctionnaires. Chacun de ces groupes a ses attributions, chacun a ses intérêts distincts, divergents. Le groupe marchand est fort de tous les capitaux dont il a le maniement ; le groupe des fonctionnaires ne peut se réclamer que de l'appui des pouvoirs publics. Que va-t-il résulter de cet étrange compagnonnage ?

La compagnie de la Nouvelle-France avait été établie dès 1627 ; mais, en 1629, Québec qui était encore aux mains de l'ancienne compagnie des de Caen, tombant au pouvoir des Anglais, il se trouva que le jour où la ville se rendit à l'ennemi, la paix était déjà conclue entre les deux nations, comme les Anglais durent eux-mêmes le reconnaître par la suite. Seulement le roi d'Angleterre, Charles 1er, ne se pressait pas de restituer sa conquête. Les négociations traînèrent en longueur pendant deux années ; elles auraient pu se prolonger indéfiniment si Richelieu n'avait invoqué un argument sans réplique, en faisant armer une flotte chargée de reprendre possession de la Nouvelle-France. Charles 1er, qui n'avait pas oublié ce qui s'était passé aux dépens de ses armes à l'île de Ré et à la digue de la Rochelle, se résigna alors à remettre Québec aux mains de ses anciens possesseurs.

L'ascendant que donnait à Richelieu son génie militaire et l'avantage qu'en retirait la colonie française sont ici bien apparents. Le Canada fut rendu à la France par le traité de Saint-Germain en Laye, 1632. C'est le commencement du nouveau régime.

Chapitre X

Sous la tutelle des compagnies

Au point où nous sommes rendus, l'histoire des établissements français en Amérique du Nord va se dédoubler : la colonie naissante du Saint-Laurent, à quelque distance dans l'intérieur, aura son histoire distincte de celle de l'Acadie projetant sa tête de maillet vers le sud-est, en plein océan et presque dans la gueule des établisse-ments de la Nouvelle-Angleterre 50.

Voyons à l'œuvre, sous l'égide du vigilant cardinal, les membres les plus actifs de sa compagnie de la Nouvelle-France.

Tandis que le syndicat marchand, dirigé par jean Rozée, équipait ses navires, organisait ses comptoirs et distribuait par la France ses chargements de Pelleteries, les gentilshommes et gens de robe, comme Jacques Berruyer, seigneur de Manselmont, Antoine Cheffault, avocat, sieur de la Regnardière, maître Claude Margonne, conseil-ler du roi et receveur général à Soissons, maître Jacques Bordier, conseiller et secrétaire du roi, Fouquet, conseiller d'État et surtout Jean de Lauson, etc., procé-daient activement à la distribution, on n'oserait dire encore, l'accaparement des terres du Canada.

Soyez sûr que dans cette circonstance, jean de Lanson ne s'oublia point et n'oublia pas les siens. Le 15 janvier 1635, les fondés de pouvoirs des CentAssociés concé-daient au fils de l'intendant, François de Lauson, lequel venait de naître, l'immense domaine qu'il désignait la Citière : d'une largeur de 25 lieues sur le Saint-Laurent sur 60 lieues de profondeur dans la direction du midi, en d'autres termes se prolongeant jusque dans le territoire des États-Unis actuels.

Même cette vaste étendue ne satisfait pas sa fringale d'accaparement, et ce qu'il n'ose se faire attribuer ouvertement, il se le réserve grâce à la collusion d'obligeants prête-noms. Ainsi Jacques Girard, chevalier de la Chaussée, acquiert la concession de l'île de Montréal, mais, en 1638, lorsque Lauson a renoncé à l'intendance de la compagnie pour accepter celle du Dauphiné, Girard se désiste de l'intendance de l'île, reconnaissant ne l'avoir eue que pour M. de Lauson. Le 15 janvier 1636, dans l'hôtel de l'intendant, Simon Lemaître, naguère marchand, depuis anobli, conseiller du roi et receveur général des décimes en Normandie, obtient la concession d'une seigneurie de 6 lieues carrées., vis-à-vis de Québec, connue depuis sous le nom de Côte de Lauson : quinze jours après il fait cession de ses droits, secrètement, à M. de Lauson.

Ce n'est pas tout : l'intendant s'associe à Fouquet, à Berruyer et à quelques autres ; ils acquièrent, chacun pour un huitième, l'île d'Orléans, au nom de l'un d'eux, Jacques Castillon, bourgeois de Paris; et, au nom d'un autre associé, Antoine Cheffault, l'im-mense seigneurie désignée plus tard Côte de Beaupré, profonde de 6 lieues et longue de 16 en bordure du fleuve Saint-Laurent.

Or, toutes vastes que furent leurs concessions, M. de Lauson et ses amis ne songeaient pas à les mettre pour leur compte en exploitation. La plupart ne s'étaient inscrits que pour se faire bien voir du terrible cardinal. Assurément, sauf leurs sacs d'écus, la plupart n'étaient nullement préparés par leurs antécédents à amorcer ou soutenir des entreprises de colonisation lointaine.

Reportons-nous, par exemple, à la brève notice sur l'un des Cent associés, consi-gnée sous la signature d'Émile Roca 51. Jacques Bordier, seigneur du Raincy et de Bondy proche Paris, y figure avec des origines modestes. Fils d'un fabricant de chandelles, sa vanité facilement dédaigneuse provoque l'ire de la malicieuse Mme Pilou qui lui suggère de mettre dans ses armoiries... trois chandelles comme en fabriquait l'auteur de ses jours. Le malheureux s'est même figuré qu'il était de force à tenir tête au redoutable cardinal, en refusant de contribuer quelque trente mille écus au pavage de la rue Saint-Antoine, ce qui lui a valu l'exil à Bourges, et une épi-gramme du sinistre Laffemas ; au point qu'il ne pourra s'en tirer que par le moyen de l'intercession de Mme d'Aiguillon, nièce du cardinal.

A la lecture de ces épisodes de l'histoire d'arrièrescène de notre ancienne mère patrie, on se fait quelque idée des obstacles auxquels se heurtait le zèle du grand ministre qui tentait d'appliquer à l'expansion de la France, au delà de l'Atlantique, une partie au moins, des ressources de la mère patrie vouées au pillage et aux dépré-dations d'une meute de courtisans ou de non-valeurs. Même l'œil pénétrant de Riche-lieu ne parvenait pas toujours à démêler les mobiles secrets de ces machinations.

Sur un point, cependant, tous ces protagonistes de l'expansion coloniale tombaient facilement d'accord : c'est qu'une fois sa propre part du gâteau colonial assurée, il fallait faire bon accueil à tout collaborateur éventuel. Aussi bien, fut-il entendu que les concessions seraient gratuites, sauf la réserve de foi et hommage que le con-cessionnaire ou seigneur devait porter au château Saint-Louis à chaque mutation de propriété. Mais, en revanche, le seigneur s'engageait à défricher sans retard sa seigneurie, en y transportant des engagés à cette fin, et on avait grand soin de stipuler que tout ce que le seigneur accomplirait, tournerait à la décharge de la Compagnie des Cent Associés.

Certains titres, comme celui de Chavigny, indiquent même le nombre des défri-cheurs que le seigneur devra transporter sur-le-champ au Canada. "Fera ledit sieur de Chavigny passer jusqu'à quatre hommes de travail au moins pour commencer les défrichements, outre sa femme et sa servante, et ce par le prochain départ qui se fera à Dieppe ou à la Rochelle, ensemble les biens et provisions pour la subsistance d'iceux durant trois années, qui lui seront passés et portés gratuitement jusqu'à Québec... et doivent être réputés de ceux que la Compagnie doit envoyer suivant les articles à elle accordés par le roi pour former la colonie 52."

Les marchands avaient donc intérêt à ce que les terres fussent concédées. En effet, nous les avons vus il y a un instant, offrir leur concours aux membres du comité chargé de l'attribution des seigneuries, leur servir de prête-noms. Même quelques uns d'entre eux, comme Jean Rozée et Jacques Duhamel, ne dédaignèrent pas à l'occasion de s'associer à Jean de Lauson et consorts dans leurs projets d'accaparement. Il est toujours bon d'avoir deux cordes à son arc. Touchante fraternité ! Aurait-on dit que dans ce ciel serein il se préparait un orage ! Ce furent précisément ceux sur qui la compagnie s'était déchargée de ses obligations qui amorcèrent l'explosion.

1° Les fonctions publiques. -Les quelques particuliers, qui tenaient des Cent Associés ces vastes domaines et s'étaient transportés sur les rives du Saint-Laurent pour en tirer parti, n'étaient pas en général des terriens authentiques par leur formation et leurs traditions. La plupart étaient plus aptes à se faire un avenir dans la magistrature ou dans l'armée. En général, peu favorisés des biens de ce monde, c'était précisément la médiocrité de leur fortune qui les dirigeait vers le Canada, où les terres, parfois de bonne qualité étaient accessibles à tout venant qui, de l'avis des classes dirigeantes, n'avait pas démérité.

D'autre part, tant à cause de l'état inculte de ces étendues forestières embrous-saillées, parfois marécageuses, que de l'inexpérience de ces exploitants novices, la nécessité s'imposait de capitaux pour parer à l'insuffisance des rendements du début. Nous ne serons donc pas surpris de voir nos colons de premier arrivage se signaler, surtout, par leur mainmise sur les emplois publics encore rares et de faible rapport dans ces commencements.

C'est ainsi qu'en 1636, il arrive sur nos bords deux familles notables de Normandie : celle des Legardeur de Repentigny et des Legardeur de Tilly ; celle de Leneuf du Hérisson et des Leneuf de la Poterie, alliés par des mariages. Les LeGardeur se fixèrent à Québec, les Leneuf aux Trois-Rivières. C'est-à-dire qu'ils se partagèrent les seuls postes établis jusqu'alors. Bientôt, nous les voyons exerçant des emplois importants. Pierre de Repentigny est amiral de la flotte. Charles de Tilly a le commandement d'un des navires. Jacques de la Poterie, seul de ce groupe, paraît s'être préoccupé dans le moment d'obtenir une seigneurie.

Il est curieux de voir comme ces chefs de file de la colonisation en pays neuf, montrent de méfiance pour l'isolement de la vie campagnarde. En effet, c'est à la ville "près du fort", qu'ils se proposent sans doute de vivre d'ordinaire, et ce qui les y attire surtout, c'est la facilité qu'ils y trouvent de s'y faire un logement avec un jardinage où ils puissent se retirer avec leur famille. Préoccupation fort légitime sans doute, mais qui n'annonce pas la rude hardiesse du chef d'équipe ouvrant la voie à ses compatriotes dans l'occupation et la conquête d'un pays neuf. Heureusement que par la force des choses, ces dispositions devaient se modifier du tout au tout.

En attendant, il y avait là toute une classe, et la classe dirigeante du pays, direc-tement intéressée à multiplier les emplois publics et les salaires. Parmi les Cent Associés, il se trouvait maint parent ou protecteur d'un seigneur canadien, tout disposé à approuver pareille ligne de conduite. Seulement, le syndicat marchand sur lequel serait retombée la dépense n'entendait pas d'une oreille complaisante les propositions de cette nature et avait les plus fortes raisons de serrer les cordons de la bourse. Distribuer aux favoris du pouvoir, des terres qui n'avaient rien coûté à la compagnie, passe encore, mais faire des rentes à ces derniers, rentes qui seraient à prélever sur les profits de la traite, c'était une tout autre affaire. La ferme intention des marchands était de réduire à leur plus simple expression les frais généraux de l'administration. D'où grabuge et incurable zizanie au sein des gouvernants de la colonie naissante.

Aussi, de 1632 à 1645, les emplois publics paraissent-ils avoir été peu nombreux et modestement rémunérés. Outre le gouverneur général, il y avait son lieutenant, l'un et l'autre à Québec, un gouverneur particulier à Trois-Rivières, et même à l'occasion un commandant au poste de Richelieu ; un amiral de la flotte et des capitaines de navires. On ne nous indique pas à combien s'élevaient les appointements de ces divers officiers. Mais il est bien connu que le gouverneur général, dépositaire des sommes affectées à la solde et à l'entretien de la garnison, ne cessa de se plaindre de l'insuffisance des ressources laissées à sa disposition. Sa pénurie le réduisait, assurait-il, à l'impuissance.

Au reste, les maux dont la colonie était affligée à cette époque, n'étaient pas faits pour porter ces mercantis d'outre-mer à délier encore une fois les cordons de leur bourse. Comme nous savons, l'héroïque Champlain, lors de l'arrivage des premiers contingents de colons français en Amérique, s'était vu dans l'inéluctable nécessité de conclure, avec les tribus d'aborigènes de race algonquine qui occupaient les deux rives du fleuve, une alliance défensive et offensive. Sans cela, son faible contingent de colons français, délaissé sur les rives boisées du fleuve géant de l'Atlantique nord, serait resté sans défense, en butte à l'animosité des naturels qui se disputaient la maîtrise de cette quasi-solitude de forêts et de bêtes sauvages.

Mais cette alliance des Français avec les Algonquins et les Hurons, condition de sécurité de la colonie française dans un milieu de primitifs, n'était pas sans avoir ses graves inconvénients : notamment, elle fit de l'Iroquois et de ses alliés les ennemis jurés des Français.

Champlain, de retour au Canada en 1633, revêtu des pouvoirs d'un gouverneur, se rendit compte encore une fois qu'il ne pourrait se dispenser de conclure cette-parfois gênante-alliance avec l'Algonquin et le Huron. Cela lui assurerait le concours des tribus d'en haut, pourvoyeuses des fourrures, procurant ainsi aux marchands associés et à la colonie tout entière la promesse d'un commerce nourricier 53.

Par ce moyen, il off rait aux marchands la perspective d'un commerce actif et à la colonie tout entière les moyens de parer aux nécessités les plus pressantes de l'exis-tence. D'autre part, du même coup, il attisait la haine de l'impitoyable Iroquois, qui ne tarda pas à se déchaîner aux dépens de la colonie française.

Depuis quelque temps déjà, les Iroquois avaient des relations de commerce avec les Hollandais d'Orange (l'Albany de nos jours). Ceux-ci les avaient munis d'arque-buses, dont ces barbares eurent bien vite appris à se servir effectivement. Ils revenaient maintenant à travers les forêts du Canada, enveloppant dans une haine commune Hurons, Algonquins et Français, joignant au désir de venger les mânes des ancêtres, la perspective de revenir chargés des dépouilles des canots de traite de leurs traditionnels ennemis.

En 1637, ils avaient repris le sentier de la guerre et les hostilités n'eurent pas d'inter-ruption pour plusieurs années encore. Cette guerre de surprises et d'embus-cades, troublant, sans répit la liberté des communications, diminuait sensiblement, on le conçoit facilement, la liberté des communications et cela jusqu'au point de rendre illusoires, les profits de la traite.

De là une double réaction, qui à brève échéance détermina un changement radical dans le gouvernement de la colonie française : le groupe des marchands français moins attachés désormais à la conservation d'un monopole devenu peu lucratif ; le groupe des gentilshommes canadiens, qui ne pouvaient aussi facilement réintégrer leurs installations dans la terre ancestrale et qui voyait dans ce fléchissement du groupe des mercantis une occasion favorable pour se substituer à eux, ou, du moins, supprimer le bénéfice que ceux-ci devaient réaliser à leurs dépens.

Au reste, dans l'espèce, les gentilshommes pouvaient compter sur l'appui au moins moral des autorités métropolitaines. Richelieu n'était plus, il est vrai, mais de brillantes victoires remportées par les généraux de la jeune génération formée à son école soutenaient le prestige de celui qui venait de le remplacer à la direction des affaires. On était loin encore des impertinences de la Fronde, qui devaient rendre illusoire le prestige de Mazarin. Les autorités françaises ne pouvaient être favorable-ment disposées à l'égard des marchands : leur incurie l'avait forcé dans ces années dernières à débourser de fortes sommes pour le maintien de la colonie.

En 1642, Richelieu avait dû, au défaut des associés, envoyer trente ou quarante hommes pour garder le fort qui portait son nom, en même temps qu'il faisait remettre aux jésuites, par l'entremise de la duchesse d'Aiguillon, des secours pour leurs missions. En 1644, la reine avait envoyé une compagnie de soixante soldats avec 100,000 livres pour les équiper. Tout concourait donc à la déchéance des marchands : leur propre désillusion, les intrigues ou convoitises de la classe bourgeoise ou gentilhommière désireuse de la déposséder, enfin, la méfiance des gouvernants, peu satisfaits des résultats donnés par cette gestion à courte vue. C'est ce qui explique le succès qui couronna la mission des députés des habitants ; Repentigny et Godefroy, dépêchés à Paris dans l'automne de 1644, pour obtenir l'abolition du régime existant.

Les négociations traînèrent un mois, pour être suivies, entre le procureur des habitants du Canada et la compagnie de la Nouvelle-France, d'un traité aux termes duquel, celle-ci cédait aux colons canadiens, son monopole de la traite sur le Saint-Laurent et ses tributaires, à charge du paiement d'une rente annuelle d'un millier pesant de peaux de castor. Cette rente était accordée à la compagnie pour l'indemniser de la perte de 1,200,000 écus qu'elle prétendait éprouver ; et afin d'assurer le paie-ment de cette rente, la compagnie imposait certaines conditions à la cession qu'elle faisait. Par exemple, les congés nécessaires pour le départ des vaisseaux devaient être expédiés par la compagnie ; et puis, ce n'était pas aux habitants individuellement, mais aux habitants groupés en communautés de ville, qu'elle cédait son privilège, et il leur était interdit de tirer autrement parti de la traite.

D'autre part, la Compagnie de la Nouvelle-France conservait la pleine propriété, justice et seigneurie de tout le pays, ainsi que ses droits seigneuriaux et le privilège de nommer le gouverneur, les officiers de la justice ordinaire, et plus tard les juges souverains, lorsqu'on en établirait. On le voit, le petit groupe des fonctionnaires qui s'était emparé de la gestion des affaires territoriales et des attributions administratives de la Compagnie, parvenait à se soustraire à la débâcle où sombrait le syndicat mar-chand. En d'autres termes, les marchands étaient dépossédés de leur privilège, sauf à se rembourser de leurs pertes sur la rente annuelle qu'on s'engageait à leur payer ; tandis que le groupe des fonctionnaires retenait la plupart de ses attributions. Et les habitants du Canada, en même temps qu'ils obtenaient le monopole du commerce des fourrures, déchargeaient la Compagnie de tout débours pour l'entretien de la colonie ou des missions, et s'obligeaient à répondre eux-mêmes des charges de l'adminis-tration. Voyons qui va profiter du changement.

Chapitre XI

Le triomphe en Nouvelle-France de la gentilhommerie fonctionnariste

Si jusqu'ici nous avons pu conserver quelque doute sur l'intérêt tout particulier qu'avaient les colons de la classe supérieure ou dirigeante à l'abolition du privilège des marchands, il nous faudra bien céder à l'évidence lorsque nous connaîtrons les conditions dans lesquelles le nouveau régime s'établit.

Nous n'avons pas oublié que la traite avait été cédée aux habitants de la colonie française, non pas individuellement, mais groupés en communautés de village. Ainsi, tout colon pouvait se livrer aux échanges pour son propre compte ; mais les pelle-teries ainsi obtenues par voie d'échange avec les naturels, ou directement par la chasse du gibier, il ne pouvait pas en réaliser le prix autrement qu'en s'adressant aux comptoirs établis par la Compagnie des habitants. C'était à ces comptoirs, aussi bien, qu'il était tenu de se procurer les marchandises qu'il désirait en échange de ses pelleteries. En vue d'assurer l'exécution rigoureuse de cette mesure, un syndic élu par les habitants était posté à Québec, à Trois-Rivières et à Montréal, avec des adjoints distribués dans les diverses paroisses ou côtes de la colonie 54.

Une des fins de cette organisation communautaire ou syndicale de la traite était, nous l'avons vu, de garantir le versement de la rente annuelle due aux Cent Associés. Mais elle avait cet autre objet plus important encore, de constituer un mécanisme destiné à l'alimentation d'un trésor public. Il était entendu, en effet, que sur les pelleteries portées aux magasins de la Compagnie des habitants, le quart serait retenu pour payer les charges de l'administration publique.

Or, la traite donnait en ce moment de forts rendements. À peine avait-on appris à Québec, la cession du monopole de la traite aux habitants de la colonie, que les intéressés s'étaient hâtés de faire l'inventaire des magasins de la compagnie dépos-sédée. De sorte que la nouvelle compagnie des Habitants put commencer les opérations sur-le-champ et recueillir pour sa part, les deux tiers des arrivages de cette année 1645 55.

Les colons inscrivirent à leur actif 20,O00 livres pesant de castor, estimées à une pistole, soit de 10 à Il francs la livre, c'est-à-dire, au total, à peu près, 200,000 francs 56. Puis ils inaugurèrent brillamment leur régime en concluant une paix solennelle avec les Iroquois.

La traite de 1646 se ressentit de cette paix récemment conclue et donna 160 poinçons de castors, c'est-à-dire 32,000 livres, formant en tout une valeur approxi-mative de 320,000 francs, sans compter ce que rapportaient les peaux d'orignal (l'élan du Canada).

En 1648, la seule traite de Tadoussac donna 40,000 francs de profit, et la traite entière 250,000 57.

Tel était le joli magot que la gentilhommerie fonctionnariste de la Nouvelle-France avait à sa disposition et dont une notable partie devait aller grossir ses gous-sets. On conçoit les espérances que suscitèrent dans leur esprit les changements survenus dans l'administration, comme le font voir du reste le nombre et l'importance des concessions faites dans le cours des deux années qui suivirent l'établissement du nouveau régime.

Ceux des gentilshommes ou habitants qui n'étaient pas encore pourvus obtinrent des concessions : M. de Montmagny, le gouverneur, une lieue et demie de front sur quatre de profondeur à la rivière du Sud, avec l'île aux Oies adjacente, à proximité de Québec ; M. de Champflour, commandant au fort de Trois-Rivières, un fief dans la haute ville ; Pierre de Repentigny, quatre lieues de front sur six de profondeur à Lachenaie, plus un terrain en face des Trois-Rivières : René Robineau, fils d'un des directeurs de la compagnie des Cent Associés, la seigneurie de Bécancour, mesurant plus de deux lieues carrées ; Pierre Lefebvre, un quart de lieue de front sur une lieue de profondeur, et Nicolas Marsolet une demi-lieue de front sur deux lieues de profondeur, presque vis-à-vis Trois-Rivières.

Ceux qui déjà étaient investis de concessions se hâtèrent d'en acquérir de nouvelles : les PP. jésuites obtinrent la Prairie de la Madeleine, en face de Montréal ; Giffard, Bourdon et Chavigny firent doubler l'étendue de leurs concessions. Enfin, La Poterie qui jusque-là avait négligé de se procurer un titre régulier pour sa seigneurie de Portneuf, s'en fit expédier un sans plus tarder.

Tout indiquait un regain d'activité du mouvement colonial. Tous reprenaient cou-ra-ge ; chacun entrevoyait la perspective de se trouver un refuge dans ce gros fromage de la traite. Cinq ou six des principales familles unies par des mariages, trou-vè-rent sur-le-champ à s'y loger à l'aise.

Seulement, si quelques-uns se créaient ainsi des rentes, d'autres étaient d'avis qu'on ouatait son nid beaucoup trop aux dépens du vulgaire colon. "Au mois de janvier 1646, écrit le P. Jérôme Lalemant dans son Journal : "Sur la fin de ce moys, les petits habitants sembloient se vouloir mutiner contre ceux qui avoient les charges et offices. On tenoit M. Marsolet, et surtout sa femme et M. Maheu autheurs de cela ; le tout fut apaisé par M. le gouverneur ; ces menus habitants avoient tort, n'y ayant aucun fondement raisonnable en leur pleinte : ils disoient que M. des Chastelets, commis général, faisoit trop bonne cheire, etc. 58" Noël Juchereau des Chastelets était concessionnaire d'un fief dans l'île d'Orléans et d'un autre à la côte de Beaupré. Resté célibataire, il disposa de ses biens en faveur des enfants de son frère. jean Juchereau, sieur de Maure.

Que les "menus habitants", que vise le supérieur des jésuites eussent tort ou raison, et quoi qu'il faille penser de la plus ou moins grande chère que faisait le commis général des Cent Associés, il est certain, comme nous l'affirme le Journal même des Jésuites, que dès les mois d'octobre Suivant, on portait en haut lieu un tout autre jugement sur la manière dont se conduisait à Québec l'administration des affaires coloniales.

Après avoir signalé le refus du conseil de faire droit à certaines réclamations de son ordre, le supérieur des Jésuite§ ajoute ce commentaire : "Mais ensuite aussy tous ceux du conseil se firent puissamment augmenter leurs gages et récompenser de leur service, ce qui apporta une telle confusion que cela fit honte." Et un peu plus loin, à l'occasion du départ des vaisseaux, il écrit : "Avec eux repassèrent le fils de M. Repentigny, de M. Couillar, de M. Giffar, les nepveux de M. des Chastelets, tous fripons pour la plupart, qui avoient fait mille pièces à l'autre voyage, et on donnoit à tous de grands appointements 59."

Depuis un peu plus d'une année que la traite était passée aux mains des autorités coloniales, déjà les porte-parole des Habitants s'étaient brouillés avec le représentant de l'ancienne compagnie, Olivier le Tardif, et avec le gouverneur de Montréal, M. de Maisonneuve. Celui-ci avait refusé de souscrire aux gratifications extraordinaires que s'étaient votées les conseillers, et il s'était embarqué pour la France dans l'espoir de couper court aux abus. En même temps que lui s'étaient embarqués M. Tronquet, secrétaire du gouverneur de Québec, et M. Giffard, un des conseillers, "tous", lit-on dans le journal, "avec bonne résolution de poursuivre quelque règlement pour leurs affaires, chaqu'un prétendant ses intérêts particuliers".

Or, avant que le règlement recherché en France eût été obtenu, les choses en étaient rendues au point que les habitants, le 21 juillet 1647, élirent un procureur-syndic et, par son entremise, présentèrent une requête à l'effet de casser l'élection des conseillers et de mettre toutes les affaires entre les mains du gouverneur, en attendant l'arrivée du règlement 60.

Enfin, le 11 août de cette même aimée, ce règlement impatiemment attendu fut publié à Québec. Il constituait un conseil nouveau, composé du gouverneur général, du supérieur des Jésuites, et du gouverneur de Montréal. Ce conseil décidait souve-rainement à la pluralité des voix de toutes les affaires, du commerce, de la police et de la guerre. L'amiral de la flotte et les syndics des communautés de ville n'y avaient que voix délibérative et seulement pour ce qui concernait leurs charges.

Le règlement établissait par surcroît un budget de 40,000 livres réparti entre le gouverneur général fixé à Québec, 25,000 livres, avec en plus le privilège de faire venir sans payer de fret 70 tonneaux de marchandises ; à la charge d'entretenir le fort de munitions et d'armes, d'avoir, outre son lieutenant particulier, un lieutenant au poste de Trois-Rivières, et enfin 70 hommes de garnison qui seraient nourris aux frais du magasin et que le gouverneur distribuerait dans le pays selon qu'il le jugerait le plus utile. Le gouverneur particulier de Montréal, 10,000 livres d'appointements et 30 tonneaux de fret, à la charge d'entretenir de munitions le fort de Villemarie et d'y garder une garnison de 30 soldats. Enfin, 5000 livres étaient accordés aux Jésuites.

Le règlement de 1647, on le voit, était à l'avantage surtout du gouverneur de Montréal, et encore plus de celui de Québec. Celui-ci notamment, était investi de pleine autorité, et pratiquement, vu l'éloignement du gouverneur de Montréal dans l'intérieur, conduisait les affaires à peu près à sa guise.

Quant aux simples conseillers, le nouveau règlement les passait sous silence. Ils n'étaient pourtant nullement disposés à rester ainsi dans l'ombre ; et dès l'automne ils députaient le commis général des Chastelets, pour obtenir le redressement de leurs griefs. De Repentigny, qui était toujours général de la flotte, passa en même temps en France, ainsi que Louis d'Ailleboust, envoyé par M. de Maisonneuve pour sauvegarder les intérêts de Montréal. Le député de Montréal, d'Ailleboust, revint avec le titre et les attributions de gouverneur général ; tandis que Repentigny mourut au cours du voyage de retour en Nouvelle-France. On serait porté à croire que le dépit de sa déconvenue y fut pour quelque chose. Mais ce règlement de 1648 n'en constituait pas moins une grande victoire pour les anciens conseillers et leurs amis.

Il restreignait notablement les avantages attachés à la situation du gouverneur général en réduisant ses appointements de 25,000 à 10,000 francs, son allocation de 70 tonneaux de fret à 12, comme aussi sa garnison de 70 soldats à 12. Le gouverneur de Trois-Rivières cessait d'être un simple subalterne à la nomination du gouverneur de Québec, et on fixait ses appointements à 3,000 francs. Les appointements du gouverneur de Montréal étaient réduits de 10,000 francs à 3,000, et il ne lui était plus concédé que 6 tonneaux de fret et 6 soldats de garnison.

Enfin, les 19,000 francs ainsi épargnés devaient former un fonds de réserve à être employé à la discrétion du conseil ; et, dans ce conseil, à côté du gouverneur général, du gouverneur de Montréal et du supérieur des jésuites qui y étaient seuls au début, on faisait entrer le gouverneur de Trois-Rivières et trois conseillers élus par les colons. Chavigny, Giffard, Godefroy furent les premiers conseillers ainsi désignés, tandis que Michel Leneuf du Hérisson était investi du gouvernement de Trois-Rivières et en même temps se faisait concéder deux fiefs dans la région circon-voisine.

Ces indications qui pourront paraître fastidieuses font voir au moins dans quelle large mesure les premiers seigneurs canadiens faisaient fond sur les emplois publics comme moyen d'existence dans la colonie. A leur avis, le domaine seigneurial n'allait pas sans un emploi public, ou du moins sans des ressources accessoires suffisantes pour compenser la pénurie de leurs biens personnels.

Après tout, ce monopole de la traite des fourrures dont les dirigeants de la colonie française venaient de s'emparer au détriment de l'élément mercantile ne pouvait être de bon rapport que sous un régime de paix assurée et ininterrompue. Or le voisinage des irréductibles Iroquois était un obstacle insurmontable à la réalisation d'un tel rêve.

La paix conclue avec ces barbares pour qui la guerre constituait un moyen d'existence, je dirais même une condition indispensable d'existence, ne pouvait être de longue durée. Dès l'année qui suivit 1645 elle fut rompue par l'assassinat du P. Jogues, suivi de l'incendie du fort de Richelieu, que les Français avaient abandonné. Puis ils se répandirent par petites bandes dans les bois d'alentour, pour y surprendre leurs ennemis algonquins dispersés de-ci de-là à la chasse du gibier de petite taille. Mais les déprédations qu'ils commirent alors sont peu de chose en regard de la campagne de destruction et d'extermination qu'ils inaugurèrent en 1648. Dans l'inter-valle de deux années, ils réduisirent en cendres les bourgades huronnes, exterminè-rent les malheureux survivants de cette pauvre nation et en dispersèrent les débris aux quatre vents.

Or ces Hurons étaient les principaux fournisseurs de la traite. Habitant une région plutôt pauvre en castors, ils s'en procuraient par voie d'échange des nations plus septentrionales. Chaque année, au cours de la belle saison, leurs longs canots, chargés des fourrures troquées chez les nations du grand nord venaient remplir les magasins des trafiquants privilégiés. On conçoit quel retentissement leur destruction presque complète dut avoir sur le commerce de la colonie française.

Il ne restait plus que les Algonquins ou Montagnais à fréquenter les postes de Tadoussac et de Trois-Rivières. Encore ces peuples chasseurs étaient-ils grandement gênés dans leurs allées et venues par les attaques incessantes de leurs cruels ennemis. Car, divisés en bandes familiales peu nombreuses, mieux adaptées à la chasse du castor et d'un gibier en général de petite taille, ils étaient à tout instant pris au dépourvu dans quelque embuscade iroquoise.

Aussi bien, les effets désastreux de cette guerre de surprises dont étaient l'objet les tribus pourvoyeuses de la traite ne tardèrent-ils pas à se faire sentir au sein de la colonie du Saint-Laurent. Le Journal des Jésuites ne donne pas le chiffre de la traite pour 1647 et se contente de cette indication éloquente dans son laconisme "Les Hurons ne descendirent pas cette année" 61. Effectivement, la crainte du terrible Iroquois avait retenu les bandes décimées des Hurons dans leurs bourgades de l'arrière-pays des Grands Lacs et le commerce des fourrures de la Nouvelle-France en subissait le contre-coup sous la forme d'une disette de pelleteries.

"Jamais, lit-on dans la Relation de 1653, il n'y eut plus de castors dans nos lacs et nos rivières ; mais jamais il ne s'en est moins trouvé dans les magasins du pays. Avant la désolution des Hurons, les cent canots venoient en traite tout chargés de castors. Les Algonquins en apportoient de tous costez, et chaque année on en avoit pour deux cent et trois cent mille livres. C'étoit là un bon revenu, de quoy contenter tout le monde et de quoy supporter les grandes charges du pays. La guerre des Iroquois a fait tarir toutes ces sources, les castors demeurant en paix et dans le lieu de leur repos les flottes de Hurons ne descendent plus à la traite les Algonquins sont dépeupléz, et les nations plus éloignées se retirent encore plus loin craignant le feu des Iroquois. Le magasin de Montréal n'a pas acheté des sauvages un seul castor depuis un an. Le peu qui s'y est veu a esté employé pour fortifier la place où on attend l'ennemy ; dans le magasin de Québec, ce n'est que pauvreté ; ainsi tout le monde a sujet d'estre mécontent, n'y ayant pas de quoy fournir au paiement de ceux à qui il est deu, et même n'y ayant pas de quoy supporter une partie des charges du pays les plus indispensables. 62"

On eut recours à diverses mesures d'inspiration plus ou moins heureuse pour conjurer la ruine imminente. A la fin de 1649, le P. Jérôme Lalemant écrit dans son journal : "Maltostes. - Cette année, au départ des vaisseaux, on commença à faire payer vingt sols pour le billet de passage, au secrétaire du gouverneur : et prist-on sur les amendes de quoy payer ou gratifier le mesme secrétaire et autres officiers. 63"

Toutefois le supplément de revenu qu'on se créait ainsi abusivement n'empêcha pas la compagnie des Habitants (autrement dit l'administration coloniale) de s'endetter à la Rochelle pour des sommes importantes. Il paraîtrait même que ce fut pour tirer la colonie de l'embarras financier dans lequel elle se débattait que M. de Lauson fut amené à solliciter la charge de gouverneur général de la Nouvelle-France et qu'il y fut nommé à la prière des Cent Associés.

Depuis 1638, Lauson s'était quelque peu désintéressé des affaires de la compa-gnie, tous ses soins étant absorbés par d'autres charges : intendant du Dauphiné, puis directeur aux finances royales. Mais en 1650, libéré de tout emploi, il se tourna de nouveau vers la Nouvelle-France, et investi du gouvernement de cette colonie, s'y transporta dans l'automne de 1651.

Au préalable, il avait eu soin de se faire attribuer toutes les fonctions seigneuriales et administratives détenues par la compagnie des Cent Associés. Il est assez remar-quable, en effet, que jusqu'à l'arrivée de Lauson au Canada, les concessions de seigneuries se faisaient directement au nom de la compagnie de la Nouvelle-France, en vertu des pouvoirs à elle conférés par le roi, avec ordre au gouverneur général de mettre le concessionnaire en possession. Une fois Lauson arrivé au pays, les conces-sions se font au nom du gouverneur, en vertu de pouvoirs qu'il tient de la compagnie de la Nouvelle-France, avec ordre au grand sénéchal de mettre le concessionnaire en possession ; et les titres ne sont plus signés que des noms du gouverneur et son secrétaire Rouer. Enfin, à peine Lanson sera-t-il de retour en France qu'on revient sur-le-champ à la pratique antérieure.

Si en venant au Canada le nouveau gouverneur avait sincèrement le dessein de mettre sur un meilleur pied les finances de la colonie, il faut reconnaître qu'il s'y prit d'étrange manière pour atteindre ce but. Il commença par augmenter ses propres appointements de 2,000 livres, et ceux de son allié, le gouverneur de Trois-Rivières, de 2,550. Puis, il amenait avec lui trois de ses fils (jean, Charles et Louis) et il leur fit à chacun une ample distribution de terres et d'emplois.

L'aîné, jean, reçut la seigneurie de Lanson, tout en face de Québec, avec le titre de grand sénéchal de la Nouvelle-France ; Charles eut le fief de Charny dans l'île d'Orléans, et le titre de grand maître des eaux et forêts ; enfin, Louis reçut la seigneu-rie de la Citière, et bientôt après le fief de Gaudarville. Ces charges et seigneuries dont l'intendant gratifiait profusément sa progéniture n'étaient sans doute pas fort lucratives dans ces commencements de la colonie, mais leur accaparement pouvait devenir d'un substantiel rapport. Par anticipation le grand sénéchal installa ses appartements dans l'hôtel de la

En même temps, le nouveau gouverneur nommait un lieutenant général civil et criminel à Québec, avec ses lieutenants particuliers et des procureurs, toute une magistrature, image nécessairement fort réduite de celle de la France.

Pour faire face aux dépenses publiques, ainsi sensiblement accrues Lauson recourut à des procédés pour dire le moins arbitraires. On avait de date toute récente accordé au gouverneur de Montréal un supplément de 1,000 livres ; Lauson les lui retrancha, bien que ce poste, à cause de sa situation en vedette des établissements français du Saint-Laurent, fût exposé plus que tout autre aux attaques des Iroquois. Il supprima en même temps le Camp volant ; compagnie de soldats qu'on avait formée quelques années auparavant et qui était destinée à se porter au secours de tout point menacé. Toutefois, il fut bientôt contraint de le rétablir.

Il cessa ensuite de payer la rente de 1,000 livres de castors qui était due annuelle-ment à la Compagnie de la Nouvelle-France c'est-à-dire au syndicat marchand. Enfin, il défendit aux habitants de faire la traite du côté de Tadoussac, et constitua dans cette partie du pays une ferme particulière destinée à payer ses appointements et ceux des conseillers et à supporter les autres charges du pays.

Toutes ces mesures abusives ne lui permirent pas de se débarrasser des Iroquois, et son administration fut remarquable, au contraire, par les pertes cruelles et les humiliations infligées aux Français par leurs implacables ennemis. Ceux-ci ne crai-gnirent pas de venir, à la vue de toute la population de Québec, et sous le canon même du fort, enlever victorieusement les Hurons réfugiés à l'île d'Orléans. Et ce fut là le moindre de leurs méfaits, car ils tinrent constamment en éveil les colons et les sauvages et ruinèrent leur commerce.

Quelque bien disposés que fussent le gouverneur et ses conseillers, ils ne purent, dans ces circonstances pénibles, se faire sur la fortune publique ce nid moelleux qu'ils avaient rêvé pour eux et leurs familles. Et leur position ne s'améliora pas par la suite. Le vicomte d'Argenson, qui remplaça Lauson en 1657, trouva le pays dans la plus grande détresse et se plaignit constamment de la misère où on le laissait. "je prévois, écrivait-il une grande difficulté à pouvoir subsister dans ce pays, et il m'est difficile d'aller bien loin avec mes appointements. Vous ne pouvez vous imaginer la cherté des vivres, outre la difficulté qu'il y a d'en avoir. Les habitants sont dans une extrême pauvreté et tous insolvables aux marchands ; cette pauvreté procède en partie de l'avilissement de la traite".

Cette traite, certains colons cherchaient en vain à la stimuler en fournissant aux sauvages de l'eau-de-vie en échange des peaux de castor. Il arriva même quelquefois que des fonctionnaires haut placés eurent recours à ce moyen 64.

Du reste, d'Argenson ne se gêna pas plus que son prédécesseur pour se créer, de sa propre autorité, les revenus qui lui manquaient. Afin d'assurer les appointements des officiers publics, il accorda la traite de Tadoussac à douze des colons les plus considérables 65. Il se réserva en même temps, une certaine pêcherie d'anguilles. Enfin, il continua à retenir la rente annuelle due à l'ancienne Compagnie. À tel point que celle-ci finit par s'impatienter et envoya sur les lieux (1661) un avocat au Parlement de Paris, jean Péronne-Dumesnil, avec le titre de contrôleur général, d'intendant et de juge souverain, chargé de faire une enquête sur les agissements du conseil. Cet agent fit beaucoup de bruit ; il dénonça comme coupables de fraude et de malversations les principaux marchands et conseillers ; et, ce qui porterait à croire que ses accusations n'étaient pas tout à fait sans fondement, ce sont les colères qu'elles firent éclater et le traitement indigne dont Dumesnil fut l'objet de la part de la petite oligarchie régnante 66.

Cependant, les Iroquois continuaient leurs ravages et la colonie, menacée d'une complète destruction, ne cessait d'envoyer en France députation sur députation, pour implorer l'aide de la mère patrie.

Ainsi, les seigneurs canadiens, même si l'on tient compte des gains illicites de quelques-uns d'entre eux, se trouvaient, par suite d'abord de l'hostilité des marchands, puis de la guerre des Iroquois, avoir été frustrés de la grande partie des profits de la traite et des emplois salariés que celle-ci devait soutenir.

Or, étant donné leurs conditions de fortune et d'éducation, les seigneurs cana-diens, dépourvus de charges publiques, étaient réduits à l'impuissance. Il n'est donc pas étonnant qu'ils n'aient rien ou presque rien fait pour la colonisation, dont ils étaient destinés cependant à être le pivot.

Quelques-uns, comme Montmagny, Champflour, Lauson, à l'expiration de leurs termes d'office, ou même avant, en certains cas, repassèrent en France, laissant leurs concessions encore à peu près tout en forêt. Chavigny abandonna également sa sei-gneurie, pour aller mourir en France en 1652 67. Et, parmi ceux qui restèrent, un seul contribua à diriger vers le Canada un courant d'émigration de quelque impor-tance : c'est Robert Giffard.

Giffard, comme nous savons, était médecin et habitait Mortagne, au Perche. Il y conclut, en 1634, avec des paysans de cet endroit et des environs, des contrats par lesquels ceux-ci s'engageaient à travailler, pendant un certain temps, sur sa seigneurie de Beauport, et devaient recevoir, en récompense de leurs services, un salaire en nature et surtout des concessions de terre 68.

Nous connaissons sept des familles qu'il amena avec lui cette année même, et cinq de celles qui vinrent en 1635. Mais ce n'est pas tout : le courant se trouvait établi, et le Perche ne cessa pendant plusieurs années d'envoyer de ses paysans au Canada. Il en donna non seulement à la seigneurie de Giffard, mais à toute la côte de Beaupré et de l'île d'Orléans. À lui seul, dans le cours de cette période, le Perche fournit plus d'émigrants que la Normandie tout entière, et les colons de ces deux provinces représentaient les deux tiers des habitants de la colonie.

Ce succès relatif s'explique de deux manières : Giffard n'était ni plus ni moins à l'aise que la plupart des petits gentilshommes qui avaient obtenu la concession d'une certaine étendue de forêt au Canada ; mais il possédait probablement plus qu'eux la confiance des paysans dans son voisinage. On sait que les médecins comme les membres de la plupart des professions libérales, se recrutaient, à cette époque, dans la classe des petits cultivateurs. Ces lettrés, fils de paysans se substituaient dans la confiance des populations de la campagne à la noblesse qui les avait abandonnées pour la vie de cotir et déjà ils exerçaient sur celles-ci beaucoup de cette influence qui devait se manifester bientôt d'une manière si formidable.

En second lieu, Giffard avait évidemment affaire à des paysans d'un type éner-gique et qui ne requéraient qu'une dose minime de patronage. Il suffisait qu'un homme éclairé, possédant leur confiance, leur promit des terres fertiles avec quelque légère assistance, pour qu'ils le suivissent de l'autre côté de l'Océan ; et, une fois rendus, ils savaient si bien mettre à profit les ressources de leur nouvelle patrie, qu'ils s'empressaient d'inviter leurs parents et leurs amis, restés en arrière, à venir les retrouver.

Mais cet heureux concours de circonstances n'existait que dans ce coin de la France ; et, pour cette raison, le mouvement de la population au Canada se faisait avec une extrême lenteur. "La plupart de nos habitants, écrivait Boucher en 1663, sont des gens qui sont venus en qualité de serviteurs, et, après avoir servi trois ans chez un mastre, se mettent à eux". C'est précisément parce que ces mastres étaient si rares, ou si l'on veut parce que les patrons agriculteurs (car tel est le sens de ce nom) manquaient complètement à la colonie française, qu'elle était portée à se réjouir, lorsqu'il lui arrivait quinze ou dix-huit colons dans le cours d'une année, tandis que la Nouvelle-Angleterre les recevait par milliers.

En résumé, le mécanisme de colonisation construit par Richelieu avait pour roua-ge principal une tenure seigneuriale des terres ; et, comme le seigneur, de lui-même, ne tenait pas debout, on avait cherché à l'étayer à l'aide du monopole de la traite ; or il se trouvait que ce monopole était lui-même trop insuffisant ; tout l'édifice menaçait ruine. L'État allait être forcé d'intervenir encore une fois pour consolider l'écha-faudage.

Mais avant d'aller plus loin, il nous faut connaître un autre type d'entreprise coloni-sa-trice qui s'est développé sous le régime que nous venons d'étudier : la fondation pieuse.

Chapitre XII

L'action désintéressée des fondations pieuses

La découverte de l'Amérique imposait à l'Église une tâche formidable : l'évan-gélisation de nombreuses peuplades infidèles disséminées sur un vaste et sauvage continent. Pour l'accomplissement de cette œuvre, l'Église avait à sa disposition des légions d'apôtres, des trésors d'abnégation et de charité, mais les ressources maté-rielles, condition préalable d'une entreprise de cette nature, elle devait naturellement les chercher en dehors d'elle. Qui allait les lui fournir ?

La première condition à réaliser pour la rapide propagation de la Foi, au sein des tribus américaines, c'était l'établissement parmi elles d'une forte race agricole, qui frayât le chemin aux missionnaires et servît d'exemple aux infidèles. Si la vie locale avait été bien organisée en France à cette époque, s'il y avait eu, dans chaque province, dans chaque coin du pays, des agriculteurs riches, éclairés, entreprenants, prêts à soutenir et à diriger la colonisation, il se serait établi aussitôt vers l'Amérique un fort courant d'émigration rurale, et les missionnaires n'auraient eu qu'à suivre le mouvement, qu'à emboîter le pas derrière les colons. Les centres agricoles créés, ici et là, au sein de la colonie, dans le cours naturel de son développement, auraient fourni une base très favorable pour les opérations du clergé : de chacun de ces centres les missionnaires auraient pu rayonner dans toutes les directions et travailler avec succès à la conversion des sauvages.

Mais, dans cette première moitié du dix-septième siècle, la désorganisation de la vie locale était déjà, comme chacun sait, très avancée en France. Les gentilhommes campagnards qui n'avaient pas encore déserté leurs domaines pour aller vivre à la cour, étaient pour la plupart pauvres ; en tous cas, fort éloignés des entreprises de colonisation. Ce n'était pas sur eux que l'Église pouvait compter pour le défrichement de l'Amérique et pour les facilités d'installation et de diffusion qu'y auraient trouvées ses missions.

Elle ne pouvait pas compter davantage sur l'État 69. Sans doute, l'Église et l'État en France, liés par un long échange de services, marchaient la main dans la main.

Seulement, l'État ne pouvait pas accorder à l'Église, l'Église ne pouvait pas obtenir de l'État, plus que celui-ci ne possédait. Si la monarchie des premiers Bourbons fut, à certains moments, parfaitement outillée en vue de la guerre, elle ne le fut jamais en vue de la colonisation. Malgré ses envahissements rapides, elle ne pouvait arriver à combler le vide immense produit par la décadence des anciennes familles nobles, par l'abandon des campagnes, en un mot, par la disparition de la vie locale. Dans ces dernières années, grâce à Richelieu, l'État avait atteint à un très haut degré de puissance militaire ; et cependant qu'avait-il fait pour la colonisation ? Son plus grand effort s'était borné à maintenir au Canada quelques misérables fonctionnaires ; encore ceux-ci, l'État n'avait-il fait que les protéger contre la cupidité des marchands, et les laissait-il maintenant à leurs seules forces, désespérément aux prises avec les Iroquois.

Mais, si l'Église ne pouvait obtenir directement de l'État un secours bien consi-dérable, l'influence qu'elle exerçait dans les cercles officiels allait lui permettre de s'assurer le concours d'une classe très capable de venir en aide aux missions ; je veux dire les personnes riches, se recrutent particulièrement parmi les hauts fonction-naires et les grands seigneurs de la cour. En effet, ce gouvernement, à qui les fonds manquaient pour des services de première nécessité, entretenait pourtant, à part la grande armée des menus employés, tout un état-major grassement rétribué.

La classe supérieure, d'une manière générale, s'étant désintéressée de l'exploita-tion de ses domaines, et s'étant libérée des charges que lui imposait jadis la vie locale, se trouvait pouvoir disposer librement des forts revenus qu'elle tirait du trésor public ou de toute autre source. De plus, vivant beaucoup à la cour, elle était admirablement préparée à subir la propagande pieuse qui s'exerçait sur les marches mêmes du trône et qui empruntait au trône une partie de son prestige.

Ce sont là, indépendamment des mobiles religieux, les conditions économiques et sociales qui rendent compte des nombreuses fondations pieuses qui ont été à l'origine de mainte entreprise colonisatrice en Nouvelle-France. Ces dotations ne présupposent pas nécessairement chez celui qui les crée un grand fond de piété. Rappelons-nous Condé lui-même ne croyant pas, en dépit de son avarice, pouvoir se dispenser de doter le séminaire des Récollets à Québec ! Mais lorsque, chez les hauts personnages, s'ajoutait, aux conditions que nous avons énumérées, un esprit sincère de religion, l'em-pressement à répondre à l'appel de l'Église était, on le conçoit, encore plus cor-dial. L'Église n'avait plus alors à stimuler, elle n'avait qu'à diriger le zèle débordant de la charité catholique.

L'ordre religieux qui, depuis sa fondation, s'était particulièrement appliqué à développer l'influence sociale de l'Église, l'ordre des jésuites, jouissait alors à la cour d'une grande considération. C'est surtout par son entremise que le concours des grands seigneurs fut assuré aux missions du Canada. Aux Récollets nous pouvons à peine rattacher les noms d'un ou deux obscurs bienfaiteurs ; et l'on sait que, lors de la restitution du Canada à la France, en 1632, ces religieux ne purent obtenir l'autorisa-tion de reprendre leur oeuvre interrompue. Les jésuites, au contraire, à partir de 1610, fournirent à la Nouvelle-France une longue suite de fondateurs, choisis d'entre les premières familles du royaume.

On n'a pas oublié la marquise de Guercheville, qui, grâce à l'influence des jésuites, s'allia d'abord à Poutrincourt pour maintenir Port-Royal et fonda seule plus tard la colonie de Saint-Sauveur.

En 1625, le duc de Ventadour envoyait à ses frais les jésuites au Canada ; et, l'année suivante, le marquis de Gamache, à l'occasion de l'entrée de son fils au noviciat, leur offrit 16,000 écus d'or pour la construction d'un collège à Québec, destiné à l'instruction des jeunes Français, et surtout des sauvages. Par suite des malheurs qui frappèrent la colonie, ce collège ne fut bâti que onze ans plus tard. Mais les jésuites n'en acquirent pas moins sur-le-champ la seigneurie de Notre-Dame des Anges, voisine de Québec, et mesurant une lieue de largeur sur quatre lieues de profondeur 70. Dans les vingt années qui suivirent, ils obtinrent plusieurs autres concessions, notamment 600 arpents de terre près des Trois-Rivières 71, et la sei-gneurie de la Prairie de la Madeleine, mesurant deux lieues de largeur sur quatre de profondeur 72.

En 1637, le commandeur Noël Brulart de Sillery, frère de l'ancien chancelier, et qui avait lui-même joué un rôle assez important dans la politique 73, consacra des sommes considérables à l'établissement et au maintien d'une sorte de réduction de Montagnais. Cette fondation, connue sous le nom de Saint-Joseph de Sillery et gouvernée par les jésuites, se trouvait dans le voisinage immédiat de Québec, ainsi que les deux établissements de Saint-Michel et de Sainte-Foi, créés par Pierre de Puiseaux. Dans le cas de Puiseaux comme dans celui de Sillery, l'influence détermi-nante semble avoir été celle des Jésuites.

Une nièce de Richelieu, Marie de Wignerod, veuve d'Antoine du Roure de Combalet, fonda, en 1637, à Québec, sur les conseils du P. Le jeune, une maison d'Hospitalières, avec une rente de 22,400 livres. Déjà, à l'occasion de son mariage, par la protection de Richelieu, elle avait eu de la Reine une dot de 200,000 livres ; et, peu de temps après la fondation de son Hôtel-Dieu à Québec, elle avait reçu du cardinal lui-même la terre d'Aiguillon et le titre de duchesse. C'est sous le nom de duchesse d'Aiguillon qu'elle nous est connue. Les Hospitalières obtinrent, en 1637, 12 arpents dans la ville de Québec pour y construire leur monastère ; 30 arpents dans la banlieue ; 200 arpents à la limite de la banlieue ; enfin, la seigneurie des Grondines, mesurant une lieue de largeur le long du Saint-Laurent, et dix de profondeur 74.

Voici maintenant deux créations, qui, tout en relevant moins directement des jésuites que les précédentes, n'en furent pas moins déterminées en grande partie par la lecture des Relations, et n'en recoururent pas moins, surtout au début, au bon vouloir et aux bons conseils des Pères :

En premier lieu, le monastère des Ursulines de Québec pour l'instruction des jeunes filles sauvages, établi en 1639 par Mme de la Peltrie, avec le concours de Marie de l'Incarnation, religieuse de Tours ; et déjà deux années auparavant, les Ursulines, en prévision de leur prochain établissement, avaient obtenu, par l'entre-mise de Jean de Beauvais, commissaire de la Marine, la seigneurie de Sainte-Croix, mesurant une lieue de front sur dix de profondeur 75.

En second lieu, la société de Notre-Dame de Montréal formée en 1640, pour l'évangélisation des sauvages du Canada, et qui obtint la seigneurie de la plus grande partie de l'île de Montréal et terres adjacentes connues plus tard sous le nom de Saint-Sulpice 76.

On le voit, toutes ces fondations pieuses étaient en même temps des entreprises de colonisation ; c'est même à ce seul titre que nous voulons les considérer. Mais, procédant toujours d'après la méthode monographique, nous allons choisir une de ces entreprises pour en faire l'objet d'une analyse rigoureuse, détaillée : c'est la Société Notre-Dame de Montréal.

Plusieurs considérations justifient ce choix. La première, c'est que l'œuvre de Notre-Dame réunit les conditions de temps et de lieu les plus favorables pour l'observation du type dans toute sa pureté. Et d'abord, si au lieu de l'œuvre de Notre-Dame, qui se produit entre 1632 et 1663, nous avions choisi, par exemple, l'entreprise de la marquise de Guercheville à Saint-Sauveur, en 1612, ou le commencement de l'œuvre des Jésuites, à partir de 1625, nous n'aurions eu que des types incomplets à observer. Les marchands étaient à cette époque incontestablement les maîtres de la Nouvelle-France et leur influence contrecarrait ou annulait toutes les autres.

De même, si nous remettions à plus tard l'étude de ces institutions, par exemple après 1663, nous nous trouverions en présence d'une autre difficulté : l'intervention de l'État étant alors très active, nous aurions sans cesse à démêler son action de celle des fondations pieuses elles-mêmes. La période actuelle, au contraire est, pour ainsi dire, neutre : l'État intervient dans la mesure nécessaire pour empêcher le despotisme des marchands de se reproduire ; il n'intervient pas encore au point d'effacer ou de masquer l'action des autres forces sociales, particulièrement celle des associations religieuses qui se développent sous son égide. Celle-ci sera donc très en relief.

Comme sujet d'observation, l'œuvre de Notre-Dame de Montréal est, on le voit, décidément plus éclairante que les oeuvres qui se sont produites dans la période antérieure ou dans la période postérieure à la sienne. Mais on doit encore lui donner la préférence sur les oeuvres qui, comme les missions des jésuites, la réduction de Sillery, le monastère des Ursulines ou l'Hôtel-Dieu, se sont développées à la même époque qu'elle, mais dans des conditions autres de voisinage. En effet, tandis que toutes ces fondations se groupent autour de Québec, sous la tutelle, pour ainsi dire, du gouvernement, qui les soutient dans une certaine mesure, la Société Notre-Dame choisit une île isolée, loin de tout secours de l'État. Son action est nettement séparée de toute autre : impossible de se tromper et de lui attribuer des responsabilités qu'elle n'a pas.

En outre, l'œuvre de Notre-Dame de Montréal ,est de toutes les fondations pieuses que nous connaissons la plus considérable. Elle ne fait pas de la colonisation simple-ment ce qu'il en faut pour alimenter un couvent, un collège, un hôpital ou même une mission ; c'est toute une colonie française qu'elle veut implanter pour servir de modèle et d'incitation aux indigènes et pourvoir à leurs besoins.

Enfin, les renseignements très détaillés que nous possédons sur l'œuvre de Montréal, en plus grande abondance que sur toute autre, nous permettront de saisir parfaitement le fonctionnement intime de ces sortes d'institutions.

Aucune entreprise ne débuta plus heureusement que la Société Notre-Dame de Montréal. Elle eut pour inspirateur un receveur de finances à la Flèche, en Anjou, Jérôme Le Royer de La Dauversière, qui avait conçu le projet d'établir dans l'île de Montréal une communauté d'hospitalières en vue de la conversion des sauvages du Canada.

La Dauversière lui-même n'était pas riche, et, de plus, il était chargé de famille. Mais il fut assez heureux dès le début pour associer à son œuvre un gentilhomme fort à l'aise qui s'était retiré chez lui pour s'y former à la piété : le baron de Fancamp. Un peu plus tard, il connut M. Olier au moment où celui-ci allait fonder à Vaugirard, son nouvel institut de prêtres : les Sulpiciens ; et M. Olier ne se contenta pas d'unir son oeuvre à celle de la Dauversière, mais il contribua de ses deniers à l'entreprise, et lui assura le concours de trois de ses amis dont l'un était le baron de Renty.

De la sorte, dès cette année 1640, la Société Notre-Dame, qui se composait alors de six membres, était en état d'appliquer 75,000 livres. (Le Baron de Fancamp, à lui seul, avait fourni 20,000 livres) à préparer un embarquement de vivres et de colons pour le printemps suivant.

Mais d'autres adhésions très importantes ne tardèrent pas à: se produire. Un gen-til-homme champenois, dans des conditions moyennes de fortune, mais extrême-ment pieux et dévoué, Paul de Maisonneuve, s'offrit à diriger en personne la colonie naissante. Il conduisit, en 1641, le premier convoi de colons et, rendu à Québec, il eut le bonheur de voir se joindre à lui Pierre de Puisseaux, le fondateur de Saint-Michel et de Sainte-Foi. Ce vieillard, emporté par un élan d'enthousiasme, se dépouilla de tous ses biens en faveur de l'œuvre nouvelle, et suivit les associés à Montréal, en même temps que Mme de la Peltrie. Vers le temps où la Société Notre-Dame s'assu-rait, dans la personne de Maisonneuve, les services d'un chef militaire, elle faisait la précieuse acquisition de Jeanne Mance, une sainte fille qui consacra sa vie toute d'abnégation à l'œuvre de Montréal.

Elle attira, de plus, sur cette oeuvre, les largesses de Mme de Bullion. Claude de Bullion avait été surintendant des finances ; il avait reçu chaque année, de Richelieu, outre les appointements ordinaires de sa charge, 100,000 livres, en témoignage de sa bonne administration. À sa mort, il laissa ainsi de grands biens à sa veuve. Celle-ci forma le désir de fonder, à l'exemple de la duchesse d'Aiguillon, un hôpital quelque part au Canada. Elle chargea Mlle Mance de réaliser ce projet, et nous venons de voir comment toutes deux furent amenées à se joindre aux associés de Notre-Dame. Dans les quinze ou vingt années qui suivirent, Mine de Bullion déboursa au moins 180,000 livres en faveur de Montréal.

Jeanne Mance fit plus : grâce à la protection de Mme de Bullion, elle révéla à la cour le dessein de la Société ; plusieurs personnages de qualité, des grandes dames, des magistrats, des ecclésiastiques voulurent en faire partie ; à tel point que, dès 1642, si on en croit Dollier de Casson 77, les associés étaient au nombre de quarante-cinq.

Ainsi dans l'espace de deux années, la Société Notre-Dame de Montréal avait pris un grand essor. Et d'abord, son but s'était précisé, élargi. Pour travailler efficacement à la conversion des sauvages, elle ne voulait rien de moins que fonder une colonie d'agriculteurs et d'artisans français, bâtir une ville fortifiée qui serait un rempart contre les incursions des Iroquois ; enfin, elle entendait doter cette ville de trois communautés : un séminaire d'ecclésiastiques séculiers qui se dévoueraient à l'évan-gé-lisation des peuplades infidèles et à l'éducation des jeunes gens ; un couvent de religieuses pour l'éducation des jeunes filles ; enfin une communauté d'hospitalières.

Or, dès le début, par suite du concours spontané, de l'entente admirable de per-sonnes de toutes les conditions et de toutes les aptitudes, le succès de cette œuvre ambitieuse se trouvait pour ainsi dire assuré. De généreux donateurs, qui prodiguaient sans compter leur argent et leurs bienfaits, comme le baron de Fancamp, comme Mme de Bullion, comme trente autres, trouvaient aussitôt des personnes de courage, prêtes à se sacrifier pour le triomphe de l'œuvre commune : Paul de Maisonneuve, que devaient bientôt seconder des hommes comme Louis d'Ailleboust et Lambert Closse ; Mlle Mance à qui venait se joindre, quelques années plus tard, Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la Congrégation. Que ne pouvait-on espérer de l'union de tant de charité et de tant de dévouement !

Aussi, les associés, conscients de leurs forces, eurent-ils dès le commencement des allures fort indépendantes. Ils proclamèrent hautement que le vaste dessein conçu par eux, ils allaient l'exécuter à leurs propres frais, "sans être à cl-large au Roi, au clergé, ni au peuple." Ils acceptèrent sans hésitation la clause de leur acte de concession par laquelle la Compagnie de la Nouvelle-France se réservait à elle seule la traite des fourrures 78.

Quel besoin avaient-ils de ce vil négoce, eux qui étaient puissants, qui étaient riches, et qui sacrifiaient par avance tout espoir de bénéfice ou de dédommagement ? Mais ils avaient eu soin de se faire accorder par le roi le droit de nommer eux-mêmes le gouverneur et tous les officiers de la future colonie, avec pouvoir de se régir eux-mêmes, d'avoir de l'artillerie, des munitions et des soldats 79.

De même lorsque Maisonneuve arriva à Québec avec sa première recrue, dans l'automne de 1641, le gouverneur général, Montmagny, chercha vainement à le retenir auprès de lui. Il eut beau lui représenter vivement les dangers auxquels il s'exposait avec ses gens en allant ainsi s'établir à l'intérieur, loin de tout secours ; il eut beau lui offrir l'île d'Orléans en remplacement de celle de Montréal ; rien n'y fit. C'est à peine si Maisonneuve consentit à remettre au printemps suivant son installa-tion définitive à Montréal ; et l'hiver qu'il passa dans le voisinage de Québec ouvrit la suite des froissements et des rivalités, si souvent renouvelés depuis, entre le gouverneur général et celui de Montréal ou Ville-Marie.

En somme, l'œuvre de Notre-Dame de Montréal nous offre le spectacle tout à fait nouveau d'une entreprise française de colonisation ne comptant que sur elle-même pour vivre et se développer ; ne demandant rien au roi, pas même le moindre privilè-ge commercial, enfin très indépendante de ses voisins. L'attitude fière de ses chefs en présence des chefs du poste déjà établi, et qui est le siège du gouvernement, nous rappelle celle des petites colonies naissantes de la Nouvelle-Angleterre à l'égard de leurs aînées. Et cette fierté procède de la même source ; l'indépendance des moyens d'existence.

Le zèle religieux aurait-il donc suffi à régénérer la classe dirigeante en France, à lui infuser une vigueur nouvelle ; et sommes-nous en présence, enfin, d'un type pros-père de colonisation ?

Non : la Société de Notre-Dame fut loin de tenir tout ce qu'elle promettait. Une année à peine après sa fondation, Ville-Marie cessa de progresser elle languit dans le cours des années suivantes en 1651, elle fut sur le point d'être abandonnée et elle ne se releva un instant, en 1653, que pour retomber encore plus bas. Les associés, au bout de vingt années, se désistèrent de leur entreprise, ne laissant guère à Montréal d'autres vestiges de leur passage que cinquante familles françaises et 200, arpents de terres défrichées.

Cette cruelle déception que les faits nous infligent, doit nous engager à rechercher la cause d'un échec que nous prévoyions si peu.

D'une manière générale, trois classes se trouvaient à travailler de concert à l'œuvre de Montréal : les colons proprement dits, les chefs de l'entreprise au Canada, les fondateurs en France. Rendons-nous compte autant que possible de la part de respon-bilité qui incombe à chacun.

Les colons d'abord. - À première vue, il semblerait que les hommes qui compo-saient les trois premières recrues, de 1641 à 1643, ne fussent pas des paysans d'une bien forte trempe. Le progrès de l'agriculture, pendant les premières années, fut, en effet, très lent. En 1646, d'après Dollier de Casson, on faisait encore tout venir de France 80. La Sœur Morin nous apprend que "tous ces colons restèrent près de onze ans renfermés dans le fort" 81, y vivant en commun sans se créer d'établissements propres. Pendant ce temps, depuis plusieurs années déjà dans le voisinage de Québec, les gens du Perche s'étaient établis sur des domaines isolés. Toutefois n'oublions pas que les colons de Montréal étaient plus exposés que tous autres aux attaques des Iroquois, et ceci explique sans doute, en grande partie, leur longue inaction.

De 1648 à 1652, quelques-uns commencèrent à faire de la culture à leur compte, et en 1653, Ville-Marie prit enfin la forme d'une véritable colonie. Cette année-là, Maisonneuve amena de France 105 colons recrutés principalement dans le Maine et dans l'Anjou. Un grand nombre de ces derniers se firent concéder des étendues de terre et, à l'aide de gratifications que leur accorda la Société, commencèrent à exploiter leurs concessions.

En tous cas, si l'inaptitude à l'agriculture de la part de beaucoup des premiers colons contribua, dans une mesure qu'il est difficile de déterminer, à l'insuccès de l'œuvre de Montréal, il est certain qu'elle ne fut pas la cause déterminante de cet échec. C'est ailleurs qu'il faut chercher cette cause.

Les Chefs. - Maisonneuve, d'Ailleboust, Closse étaient avant tout des chefs mili-taires. Maisonneuve était entré dans le métier des armes à l'âge de treize ans, et il y était toujours demeuré depuis. D'Ailleboust était très entendu dans l'art des fortifications. Tous deux se trouvaient éminemment qualifiés pour conduire les opéra-tions militaires de la colonie. Mais il faut reconnaître en même temps, qu'ils étaient beaucoup moins aptes à jouer le rôle de patrons agricoles.

Toutefois ce point encore est secondaire. Ces chefs n'étaient après tout que de fidèles auxiliaires : ils recevaient de plus haut leurs inspirations et les moyens d'exé-cu-tion, et c'est plus haut, aussi, qu'il faut chercher le vice radical de l'entreprise.

Les Fondateurs. - Je remarque chez les fondateurs de l'œuvre de Montréal un premier caractère très important ; c'est l'absence, ou le défaut de sens pratique. Et ceci ne tient pas aux idées religieuses des fondateurs, mais bien à leur formation sociale propre, au milieu dans lequel ils se sont développés. Nous savons surabondamment qu'en France la classe supérieure, au sein de laquelle se recrutaient les fondateurs pieux, s'était, d'une manière générale, désintéressée de toute occupation pratique, et menait à la cour, ou dans les centres urbains, une vie tout à fait artificielle. Dès lors, dans l'accomplissement de leurs plus grands desseins, ils étaient portés à ignorer complètement, ou du moins à négliger les conditions matérielles nécessaires au succès de l'œuvre 82.

La Dauversière conçut la généreuse pensée de travailler à la conversion des sauvages ; mais pour réaliser cette pensée, il proposa un étrange moyen : c'était de fonder une communauté d'hospitalières dans une île encore déserte. Cependant, le mystique ne pressa jamais l'entreprise. Mme de Bullion au contraire, embrassant l'idée de la Dauversière, ordonna que les fonds donnés par elle fussent employés immédiatement à la construction de l'HôtelDieu. Mlle Mance, qui était sur les lieux, et qui pouvait mieux juger des nécessités du moment, demanda vainement à sa bienfaitrice de différer de quelque temps l'érection de cet hôpital, et d'appliquer la donation à quelqu'autre fin. Mme de Bullion persista dans sa résolution et l'hôpital fut construit sans retard. Qu'arriva-t-il ? La colonie, trop faiblement constituée, se vit bientôt à la merci des Iroquois, et, comme conséquence, l'hôtel-Dieu dut être aban-donné. Et lorsque la fondatrice se décida enfin à consacrer 42,000 livres à lever de nouvelles recrues, et à fortifier Ville-Marie, celle-ci menaçait ruine, et les plus résolus parlaient de repasser en France.

L'histoire des fondations pieuses au Canada abonde en faits de cette nature. Nom-breux sont des exemples d'institutions greffées prématurément sur la colonie ; nombreux, les exemples des saintes personnes bien intentionnées négligeant la seule chose qui aurait été capable d'assurer l'utilité et la stabilité de leurs fondations : le développement préalable du pays au point de vue agricole.

Le Père Vimont, mieux avisé, écrit en 1640, parlant des Hospitalières et des Ursulines :

"Le bonheur dont elles jouissent, n'en doit pas attirer davantage, puisque un plus grand nombre n'est pas de saison ; le pays se faisant tous les jours ouvrira la porte aux autres. Notre plus grand effort doit tendre à attirer et à rendre sédentaires les sauvages errants ; sans cela il n'y a pas d'occupation en ces contrées, pour les religieuses, notamment pour les Ursulines."

J'admire le courage de Marguerite Bourgeoys, qui vint à Ville-Marie, en 1654, se consacrer à l'instruction des jeunes filles et fonder sa congrégation. Mais lorsqu'on m'apprend qu'il n'y avait pas encore là d'enfants en état de suivre l'école, qu'elle n'eut la première année qu'une seule élève (Jeanne Loisel) ; elle était âgée de quatre années et demie, et que ce nombre n'augmenta guère pendant plusieurs années 83, il me faut bien douter de l'opportunité de cette démarche, si j'en juge du seul point de vue pratique.

On trouve admirable que le collège de Québec ait été bâti dès 1637, c'est-à-dire un an avant le collège de Harvard, près de Boston 84. Le sociologue a tout lieu de s'en étonner : à cette époque le Canada n'avait peut-être pas 300 habitants 85, et réclamait avant tout des agriculteurs, tandis que la Nouvelle-Angleterre possédait des colons assez riches, comme John Harvard et bien d'autres, pour doter son université 86, et une population assez nombreuse et assez prospère pour tirer un bon parti d'une telle institution. Par suite de cette méconnaissance des conditions sociales du pays, la classe qui dirigeait la colonisation française au Canada fut responsable d'une grande déperdition de forces, de capitaux, et de zèle sacrifiés presque en pure perte.

Nous arrivons donc à cette conclusion, que si le fondateur pieux, en France, dispose parfois de moyens puissants, il est exposé à cause de sa conception abstraite de la vie, de ses notions purement idéales, à perdre en tout ou en partie l'effet utile de son action. Cette constatation a son intérêt pour nous, car elle nous fait voir que ce qui dès cette époque, en dernière analyse, manquait le plus à la classe supérieure française pour faire de la colonisation prospère, ce n'était pas la richesse, ce n'était pas même l'esprit d'entreprise (puisque le fondateur pieux avait les deux), c'était l'édu-ca-tion pratique, particulièrement l'éducation agricole.

Ce n'est pas tout : les fondations pieuses françaises sont atteintes d'un vice bien plus profond que ceux que nous venons de leur trouver : c'est l'instabilité.

En effet, si le fondateur pieux, - et c'est généralement le cas en France, - n'a pas été préparé par son éducation première à la patiente direction d'entreprises utiles, il sera porté à ne considérer l'œuvre qu'il soutient qu'au point de vue abstrait de la charité. Dès lors, il ne s'attachera pas à cette œuvre comme, par exemple, l'agriculteur s'attache à la terre qu'il exploite. Comme il ne s'agit pour lui que de faire la charité, pour un léger motif, il abandonnera l'œuvre présente au profit de l'œuvre nouvelle.

C'est précisément ce qui arriva dans le cas de la Société Notre-Dame de Montréal. Le premier moment d'enthousiasme, on s'en souvient, avait produit une souscription de 75,000 livres ; dès l'année suivante, elle ne fut que de 40,000 livres et il est probable qu'elle fut encore moindre dans les années subséquentes. En tout cas, il est certain que, dès 1647-48, les défections étaient assez nombreuses dans les rangs des associés, pour inspirer à M. de Maisonneuve et à Mlle Mance de sérieuses inquié-tudes. On avait persuadé à ces associés qu'il serait plus méritoire d'envoyer leurs largesses aux missions du Levant, et il n'en avait pas fallu davantage pour les éloigner de l’œuvre de Montréal.

Dans le cours des années suivantes, les choses ne s'améliorèrent pas : en 1649, Jeanne Mance perdit, par la mort du P. Rapin, son intermédiaire auprès de Mme de Bullion. Cette même année, la Dauversière se trouva ruiné, ses biens furent saisis par le trésorier de l'épargne, à qui il était redevable d'une somme assez ronde, en sa qualité de receveur des finances à la Flèche ; et par suite de cette catastrophe, la fon-da-tion des hospitalières, de Ville-Marie fut perdue 87. Enfin, en 1650, Jeanne Mance passa en France, et afin de parer aux défections futures, fit constater par acte authen-tique le titre des associés à la propriété de l'île ; des quarante qui formaient jadis la Société, elle n'en trouva que onze, y compris Maisonneuve et d'Ailleboust, pour signer à l'acte.

D'ailleurs, la plupart des fondations pieuses de la Nouvelle-France ont eu de ces vicissitudes ; elles sont le propre de toute organisation reposant exclusivement sur la charité. Rappelons Pierre de Puiseaux, qui s'était voué à la conversion des sauvages, abandonnant ses établissements de Saint-Michel et de Sainte-Foi, pour suivre les associés à Montréal, et qui, dès l'année suivante, se faisait remettre ses biens pour retourner mourir en France.

Le cas des Ursulines est encore plus remarquable. On sait que Mme de la Peltrie, leur fondatrice, quitta, elle aussi, Québec à la suite de Jeanne Mance. Son départ met-tait les Ursulines dans un grand embarras : elles perdaient par là l'usage des meubles de Mme de la Peltrie et la jouissance de ses revenus. Il ne leur restait plus que la rente de leur fondation. Aussi, la mère Marie de l'incarnation se montre-t-elle très inquiète dans ses lettres ; et la communauté fut même à la veille de se disperser, "Ce grand changement, écrit-elle, a mis nos affaires en très mauvais état ; car M. de Bernières, qui en a la conduite, me mande qu'il ne le peut faire avec le peu de fondation que nous avons, qui n'est que de 900 livres. Les mères hospitalières de Québec en ont 3,000, et Mme la duchesse d'Aiguillon, leur fondatrice, les aide puissamment ; avec tout cela, elles ont de la peine à subsister. C'est pourquoi M. de Bernières me mande qu'il nous faut résoudre, si Dieu ne nous assiste d'ailleurs, de congédier nos sémi-naristes et nos ouvriers ; ne pouvant suffire à leur entretien... De plus, dit-il, si votre fondatrice vous quitte, comme j'y vois de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne 88. Heureusement, Mme de la Peltrie ne tarda pas trop à quitter Ville-Marie pour revenir à sa première entreprise.

L'instabilité, voilà donc la marque distinctive et la pierre d'achoppement des fon-da-tions pieuses françaises ; et les chefs s'en rendent si bien compte, qu'ils vont mettre tout en oeuvre pour se prémunir contre elle.

Le moyen qu'ils emploient à cette fin n'est pas nouveau : nous avons vu récem-ment les seigneurs canadiens y recourir dans leur détresse : c'est la conquête du pouvoir.

On se rappelle comment le groupe des gentilshommes québécois, mécontents de l'administration des marchands, put expulser ces derniers, grâce à l'appui de l'État, s'emparer des revenus de la traite et en disposer à son profit. Cela se passait dans l'automne de 1644 et au commencement de 1645. Or, précisément à cette époque les chefs de la colonie de Montréal commençaient à ressentir les premières atteintes de la faim. Ils ne recevaient plus de renforts de France, et ils durent être tentés de prêter main-forte à ceux qui montaient à l'assaut du trésor public. Le firent-ils ? Leur historien nous le donne à entendre, sans le dire formellement.

Mais, quelle que soit la part qu'ils prirent à l'éviction des marchands, il est certain qu'une fois la victoire consommée, ils voulurent être admis au partage des dépouilles. Ville-Marie fut l'une des trois communautés ou syndicats auxquels les Cent-Associés cédèrent leur droit de traite.

On sait que, des fourrures portées aux magasins de ces syndicats, une partie devait servir à constituer un fonds public : lorsqu'on en vint à statuer sur la répartition de ce fonds public, Montréal fit en sorte de n'être pas oublié. C'est à Paris, dans le cours de l'hiver de 1646-1647, que ce premier état fut dressé ; or, le dernier jour d'octobre 1646, nous voyons quatre personnes s'embarquer pour la France, "tous avec bonne résolution de poursuivre quelque règlement pour leurs affaires" c'étaient Maison-neuve, Giffard (un des conseillers) Tronquet (secrétaire du gouverneur général), enfin le P. Quentin de la Compagnie de Jésus 89. On voit donc bien les divers intérêts en présence : le gouverneur de Ville-Marie, les gentilshommes du Conseil, le gouver-neur de Québec, et les Pères Jésuites.

Maisonneuve ne fut certainement pas le moins habile ou le moins heureux des quatre, car le règlement qu'ils apportèrent en 1647, accordait 25,000 livres d'appointe-ments au gouverneur général, 10,000 au gouverneur de Ville-Marie. 5,O00 au supérieur des Jésuites ; établissait un Conseil composé de ces trois personnages, et enfin ignorait complètement les anciens conseillers.

On sait que les gentilshommes s'insurgèrent contre ce règlement qui leur enlevait leur gagne-pain, et entreprirent de le faire révoquer. Alors, ce même automne, il y eut une nouvelle délégation des représentants des diverses classes. Les gentilshommes remportèrent cette fois une grande victoire : trois des leurs furent nommés au Conseil ; les appointements du gouverneur général furent réduits de 25,000 livres à 10,000 ; on démembra son autorité en rendant le gouverneur des Trois-Rivières indé-pen-dant, avec un salaire fixe de 3,000 livres.

Mais Ville-Marie, - aussi bien que les Jésuites, sut maintenir sa position. Il est vrai que les appointements de son gouverneur furent réduits de 10.000 francs à 3,000 ; mais voyez comme elle sut bien compenser cette perte : elle fit nommer comme gouverneur général. en remplacement de Montmagny, Louis d'Ailleboust, le bras droit de Maisonneuve, et il fut entendu qu'à l'expiration de sa charge, le gouverneur siégerait au Conseil. Ce poste élevé allait lui permettre de secourir puissamment la colonie de Montréal.

En effet, le nouvel état de 1648 constituait sur l'ancien une épargne de 19,000 francs, qui était laissée à la disposition du Conseil. D'ailleboust s'empressa d'appliquer cette épargne à la formation d'une compagnie de soldats qui devait se transporter salis cesse d'un point à l'autre de la colonie, à la poursuite des Iroquois. Il donna à son neveu, Charles d'Ailleboust des Musseaux, le commandement de ce camp volant. Il est évident que cette mesure profitait surtout à Montréal, qui était de tous les postes le plus exposé. L'année suivante (1649), d'Ailleboust obtenait que le salaire du gouverneur de Ville-Marie fut augmenté de 1,000 livres, et sa garnison de six soldats.

La colonie de Montréal avait donc bel et bien fait la conquête du pouvoir, et elle en usait largement à son avantage. Et remarquons qu'on ne peut en aucune façon soupçonner les chefs montréalais d'avoir agi en cette circonstance par des motifs d'intérêt personnel. Une vie toute de désintéressement les met à l'abri de ce reproche. Maisonneuve n'était pas marié. d'Ailleboust n'avait pas d'enfants, et tous deux lie songèrent jamais à s'enrichir et repoussèrent toujours énergiquement toute idée de lucre. Mais c'était leur dévouement à l'œuvre de Ville-Marie qui les poussait à s'emparer de l'administration publique. La Société Notre-Dame, à mesure que le zèle de ses membres se ralentissait, était forcée de s'attacher de plus en plus au gouver-nement. Sa fière devise des premiers jours, "sans être à charge an roi, au cierge, ni au peuple," elle était forcée de l'abandonner, et elle s'engageait tristement, à la suite des gentilshommes, dans l'ornière du fonctionnarisme.

Du reste, les autres fondations pieuses du Canada en étaient réduites à la même extrémité. On vient de voir quelle part active les jésuites prirent à l'organisation politique du pays. Comme la Société de Montréal, ils avaient eu, à l'origine, des protecteurs puissants et généreux : le due de Ventadour, le marquis de Gamache, le commandeur de Sillery. Même, la duchesse d'Aiguillon s'intéressait à eux, et leurs premières Relations célèbrent le grand nombre des personnes qui favorisent leurs missions d'Amérique 90. Mais, avec le temps, la plupart de ces fondateurs étaient morts ou s'étaient désintéressés, et l'œuvre commencée réclamait toujours de nouveaux secours. Que faire ? Il n'y avait pas au Canada de classe riche pour remplacer les fondateurs français qui défaillaient. Les religieux ne pouvaient tirer du commerce des fourrures que des ressources accessoires ; et d'ailleurs, on ne leur permettait de l'exercer que dans une mesure assez restreinte. Dans ces circonstances, la seule res-source qui leur restât pour le maintien de Sillery, pour le maintien de leur collège et de leurs missions lointaines, c'étaient les subsides que pourrait leur accorder le Conseil. On a vu que 5,000 francs leur furent alloués. Les Ursulines et les Hospita-lières reçurent, elles aussi, des pensions du Conseil 91.

Ces faits nous autorisent à formuler la loi sociale suivante : Les fondations sou-tenues par une classe dirigeante instable en arrivent, tôt ou tard, à réclamer la protection de l'État.

Dans le cas actuel cette protection leur sera-t-elle d'un grand avantage ?

Nous connaissons déjà la réponse à cette question ; nous avons vu, comment les Iroquois ruinèrent le commerce des fourrures au moment où les gentilshommes s'en étaient rendus maîtres ; la traite ne suffit bientôt plus à fournir aux besoins de l'admi-nis-tration ; tout le monde en souffrit, et les fondations pieuses tout autant que les autres. C'était là une calamité qui frappait le pays tout entier.

Mais l'œuvre de Montréal avait une raison de plus que les autres pour ne point compter beaucoup sur l'appui du gouvernement de Québec : celui-ci la voyait d'un mauvais œil. Précisément parce qu'elle avait débuté avec éclat, et que, dès le premier jour, elle avait pu affirmer son indépendance, elle avait fait naître bien des jalousies. Québec n'avait pas oublié l'attitude fière des chefs montréalais qui ne voulaient point relever de son autorité, et maintenant que la nécessité contraignait Ville-Marie à se rallier à lui, c'est à contrecœur qu'il la recevait.

Tout alla bien tant que d'Ailleboust resta gouverneur général mais l'arrivée de Lauson, en 1651, inaugura les misères et les humiliations de Ville-Marie. Le premier acte du nouveau gouverneur fut de retrancher à Maisonneuve le supplément de 1,000 livres qui lui avait été accordé sous d'Ailleboust. "À Québec, remarque amèrement M. Faillon, le Conseil attribuait des pensions aux jésuites, aux Ursulines, aux Hospitalières, à la fabrique de la paroisse, au chirurgien, au boulanger, et à beaucoup d'autres, et il n'y avait pour Ville-Marie que 3,000 livres destinées au gouverneur et à sa garnison, et 1,000 livres pour le garde-magasin de la compagnie des Habitants."

L'année suivante, Lauson supprima le camp volant ; c'est-à-dire qu'il fit perdre à Ville-Marie la plupart des avantages qu'elle avait retirés de l'administration de M. d'Ailleboust. Plus tard, même, il tenta, sans y réussir, de prélever un droit sur les marchandises qui passaient devant Québec à destination de Montréal.

Et les difficultés ne cessèrent pas avec le gouvernement de Lauson. Le vicomte d'Argenson, son successeur, eut maille à partir avec d'Ailleboust d'une part, avec Maisonneuve de l'autre, sur des points de prérogative. Il y eut entre eux de vives contestations au sujet des limites de leurs pouvoirs respectifs 92. D'Argenson aurait voulu qu'on lui reconnût l'autorité d'un gouverneur général d'une province de France et qu'on le reçût avec les mêmes honneurs ; Maisonneuve s'y refusait craignant, par des actes de soumission, de compromettre les amples privilèges, la large indépen-dance que le roi de France avait accordés jadis à Montréal naissant 93. Il oubliait que les circonstances étaient changées ; il oubliait qu'en implorant le secours d'autrui, Montréal avait abdiqué ses droits, et que lui-même, devenu fonctionnaire du gouve-rne-ment de Québec, devait recevoir de lui le mot d'ordre. On n'est jamais indépen-dant de ceux qui vous font vivre.

Les mêmes disputes se renouvelèrent sous le baron d'Avaugour et sous M. de Mézy, et finirent par entraîner la destitution de Maisonneuve et son rappel en France 94.

Quelque temps avant d'être privé de son chef militaire, Ville-Marie avait perdu son premier dignitaire ecclésiastique. Un des plus chers desseins des associés de Montréal avait toujours été de faire de leur ville, le siège du premier évêché qui serait établi au Canada. Un des leurs, l'abbé de Queylus, exerça même à Québec pendant un certain temps ses pouvoirs de grand vicaire : tout le désignait d'avance à l'épiscopat. Mais le candidat de Québec et des PP. jésuites, M. de Laval, fut préféré au prêtre de Villemarie, et vint au Canada avec le titre de Vicaire apostolique. Quant à M. de Queylus, pour avoir eu, lui aussi, des velleités d'indépendance, il fut expulsé du pays à main armée 95.

Ainsi, Ville-Marie, réduite à faire de la politique pour vivre, forcée d'unir ses destinées à celles de Québec, avait subi en conséquence bien des déboires, bien des humiliations. Elle y avait perdu son indépendance sans même y trouver la stabilité. A deux ou trois reprises, même, elle dut vivre d'aumônes 96.

Mais enfin, elle va passer en d'autres mains.

La Société Notre-Dame de Montréal, qui ne se composait plus que d'un très petit nombre de membres, résolut de se dissoudre, ne laissant derrière elle qu'une colonie à peine ébauchée et beaucoup de dettes à payer.

Le séminaire de Saint-Sulpice, qui, depuis 1657, prenait un intérêt tout particulier à Villemarie, et qui, en 1659 même, y transporta une recrue d'une centaine d'hommes, se chargea complètement de l'œuvre en 1663.

Chapitre XIII

L'effort suprême tenté par Louis XIV

La Nouvelle-France d'Amérique n'avait reçu de Richelieu une impulsion ni assez vigoureuse ni assez soutenue. Au temps de Louis XIII et de son clairvoyant ministre, la monarchie française, devenue redoutable par les armes, restait par ailleurs sans beaucoup de prise sur les ressources de la nation. Demeurée relativement pauvre, par suite notamment du désordre sévissant de longue date dans la gestion des finances publiques, elle s'en était tenue à une intervention morale plutôt que matérielle dans la grosse affaire de l'établissement des colons. L'influence de la classe gentilhommière avait grandi tandis que déclinait celle des mercantis, mais le développement de la Nouvelle-France, entravé par la guerre de surprises et d'embuscades des Iroquois et l'inévitable lenteur du défrichement de la forêt vierge, n'étaient pas faits pour ranimer le courage des plus résolus.

Tel est le bilan de la colonisation française sur les bords du Saint-Laurent jusque vers l'année 1663, Mais à ce moment il se produit en France un fait considérable, gros de conséquence pour la colonie française de l'Amérique du Nord : la monarchie française, à l'avènement de Louis XIV franchit un avant-dernier stade de son évolution politique et par la centralisation entre les mains de ses agents de toute action administrative se met au rang des grandes puissances de l'Europe occidentale, et redoutée entre toutes. Que va-t-il résulter de cette perturbation dans l'équilibre social de l'Occident européen et notamment de notre ancienne mère patrie ?

Louis XIV reprend l'œuvre de Richelieu et la pousse à fond. Ce jeune prince arrivait dans le temps le plus favorable pour l'exercice du pouvoir absolu. Le mal qui, depuis bien des générations minait l'aristocratie territoriale, accéléré par les bons soins des rois, atteignait le point aigu. La déchéance des grands était un fait accompli.

L'insuccès de la Fronde avait mis en pleine lumière l'inanité du Parlement et de la noblesse, leur peu de prise sur la nation, leur complète impuissance même en face d'un pouvoir détesté, d'un ministre impopulaire.

Autant l'ancienne classe dirigeante avait perdu de terrain, autant l'État en avait gagné. Depuis Richelieu, il avait à sa solde une armée recrutée dans le sein de la nation, une armée qui refusait de suivre ses chefs, lorsque, princes mécontents, ils se tournaient contre le roi et la patrie ; une armée qui, au cœur de la guerre civile, repoussait glorieusement les ennemis à la frontière, et raffermissait le pouvoir royal ébranlé par les factions.

Dans ces circonstances, il suffisait de la venue d'un roi ou d'un ministre à poigne pour donner son plus grand développement à la puissance de l'État. Or Louis XIV était supérieurement doué en vue du pouvoir absolu. Il possédait à un degré remarquable cette énergie, et cette promptitude de décision, la première qualité pour le chef d'un État militaire. Il commença par exclure du Conseil, sa mère, le maréchal de Villeroi, le duc d'Orléans, le prince de Condé et les autres princes. Il travaillait seul avec ses quatre ministres ; encore ceux-ci n'étaient-ils plus que des commis.

Par une seconde opération, il centralisa entre les mains de ses ministres, et par là même entre les siennes, les différents services, dans leurs moindres détails. "jusqu'alors, écrit Sismondi, on avait laissé aux chefs d'emplois le soin de choisir tous leurs subalternes, en sorte que le roi n'était maître ni de l'armée, ni des forteresses, ni des provinces. Colbert et Le Tellier s'attachèrent, au contraire, à établir le principe que, dans aucun département personne n'exerçait aucun pouvoir que par la délégation directe du monarque."

S'agit-il de la guerre, le ministre s'attribue pour le roi la nomination de tous les officiers de l'armée jusqu'aux enseignes, des commandants des places, des capitaines des portes, et même des gardes-magasins. S'agit-il de l'intérieur, le roi fait sentir aux gouverneurs des provinces qu'ils ne doivent regarder leur gouvernement que comme une grosse pension, que leur demeure habituelle doit être la cour ; ce sont les intendants qui sont chargés de voir à tout. Enfin, s'agit-il des finances, le roi supprime Fouquet, qui cherchait à continuer ses voleries, abolit la charge de surintendant, qui était la source de tous les abus, et confie la gérance des fonds publics à un conseil royal qui agit en sa présence et sous son autorité.

Cette centralisation du pouvoir ne faisait que préparer la voie aux nombreuses réformes nécessitées dans toutes les parties de l'administration. De ces réformes, c'était celle des finances qui s'imposait tout d'abord. On sait avec quelle vigueur Colbert se mit à l'œuvre, avec quelle habileté et quelle dextérité il changea la face des affaires, comment il arriva, dès la première année, à doubler le revenu disponible du roi. Les finances, épuisées en septembre 1661, étaient en décembre 1662 dans l'état le plus prospère. Et jusqu'à la fin de l'administration de Colbert, le progrès ne fit que s'accentuer. En 1683, sur 116 millions d'impositions, il en entrait net plus de 92 millions et demi au Trésor. C'était une augmentation de revenus de 70 millions, sur l'année 1661.

En même temps, au moyen d'une assiette plus savante de l'impôt, Colbert s'appli-quait à dégrever autant que possible le producteur et à assurer ainsi la reproduction continue de la richesse. L'organisation financière tendait de toutes façons à se régula-riser ; et ceci se manifestait par un fait décisif : la suppression de toutes les-affaires extraordinaires et l'augmentation des revenus ordinaires.

On voit que si le relèvement du prestige et de la force guerrière de la monarchie constitue le trait saillant de l'administration de Richelieu, c'est la centralisation du pouvoir et le rétablissement des finances royales qui signalent les débuts du gouvernement personnel de Louis XIV.

Mais cette centralisation du pouvoir et ce rétablissement des finances vont décupler les forces du souverain. Cet afflux de capitaux va lui permettre de restaurer tous les services. L'organisation de l'armée est complétée ; la marine est créée de toutes pièces, et la monarchie française touche au faîte de sa grandeur.

A ce moment elle entre de plain-pied dans le domaine de la colonisation ; c'est là que nous allons la suivre.

En même temps qu'il se constituait le moteur de la colonisation au Canada, Louis XIV s'adjoignait comme rouages principaux destinés à transmettre le mouvement, d'une part une compagnie privilégiée de marchands, de l'autre une hiérarchie de sei-gneurs terriens. Le premier de ces rouages devait servir principalement à développer le commerce, le second à faire progresser les défrichements et les cultures.

Marchands et gentilhommes, ils ont déjà été à l'œuvre sous nos yeux. Nous les avons vus, laissés à leurs seules forces sous Henri IV échouer dans leurs tentatives d'établissement ; nous les avons vus, faiblement secourus sous Richelieu, lie pas réussir encore à faire de la colonisation prospère. Voyons s'ils vont avoir un meilleur succès maintenant qu'ils sont soutenus par toutes les forces de la monarchie cen-tralisée.

Et d'abord les marchands.

Après avoir, en 1663, réuni à sa couronne le Canada et l'Acadie, le roi, l'année suivante, les cédait, en même temps que les Antilles et la côte d'Afrique, à la Compagnie qu'il venait de fonder pour l'exploitation des Indes occidentales. A pre-mière vue, cette Compagnie semble être la reproduction exacte de la Compagnie des Cent-Associés établie par Richelieu. Comme cette dernière, elle est investie de la haute propriété, de la seigneurie et de la justice des régions à coloniser, du droit de nommer aux fonctions publiques, enfin du privilège exclusif du commerce des pelleteries.

Mais il suffit de comparer les actes d'établissement des deux Compagnies, pour se rendre compte du changement qui s'est opéré d'une période à l'autre. Richelieu n'octroyait aux Cent-Associés que des privilèges et des droits de propriété qui par eux-mêmes, pour le moment du moins, ne leur rapportaient rien. Louis XIV accorde à la Compagnie des Indes Occidentales, des privilèges aussi vastes, des attributions aussi étendues, mais, de plus, il la subventionne libéralement. Par exemple, il lui avance le dixième des fonds souscrits, il lui accorde une prime de 30 livres par tonneau de marchandises qu'elle transportera aux colonies, et de 40 livres par tonneau de marchandises qu'elle en rapportera. De plus, il dispense la Compagnie de tout dédommagement envers l'ancienne Société qu'il dépossède en sa faveur, lui-même "se chargeant d'y satisfaire ;" et il s'engage, en cas de guerre, "à la défendre et assister de ses armes et de ses vaisseaux, à ses frais et dépens." D'un autre côté, tandis que Richelieu imposait aux Cent-Associés les obligations les plus lourdes et les plus nettement formulées, Louis XIV, tout en donnant à entendre qu'il compte sur la Compagnie des Indes pour le rétablissement du commerce et le peuplement de la colonie, ne met formellement à sa charge que l'entretien des missionnaires et la construction des églises.

On le voit, si Richelieu se trouvait former avec les marchands une société presque à parts égales, lui, ne donnant que les privilèges eux, fournissant tous les capitaux et courant tous les risques, aujourd'hui Louis XIV joue le rôle d'un protecteur d'un bienfaiteur ; il donne tout et ne réserve rien.

La Compagnie répondit fort mal à de si grandes faveurs, et si nous la suivons au Canada, la première constatation qu'il nous faut faire c'est que : la Compagnie des Indes occidentales néglige les intérêts de la colonie. Investie de la pleine seigneurie des terres du Canada, y jouissant de tous les revenus et droits utiles, la Compagnie était tenue, semble-t-il, d'en acquitter toutes les charges. Cependant, elle s'empressa de se décharger sur le roi de la plupart de ses obligations. Dans l'espace des dix années que dura la Compagnie, je ne trouve qu'un seul envoi de colons qu'elle aurait fait, et, dans cet intervalle, le roi en transporta plusieurs mille à ses frais. Dans les annales du pays, rien n'indique que la Compagnie ait jamais rien fait pour l'établis-sement des seigneuries, la construction des églises ou l'entretien du culte. C'était encore le roi qui pourvoyait à toutes ces dépenses. Les documents contemporains ne parlent que fort peu de la Compagnie, mais presque toujours c'est pour nous signaler quelque négligence ou quelque omission de sa part. Dès les premiers temps de son existence, elle avait renoncé à son droit de nommer les principaux officiers de la colonie, et avait prié le roi de l'exercer à sa place. Elle négligea d'établir des juges à plusieurs endroits en Acadie et dans la Nouvelle-France, et à son défaut, le roi manda à l'intendant Talon d'en établir pour elle. Dès 1666, Le Barrois, l'agent général de la Compagnie remerciait Louis XIV de l'avoir libérée des frais de la guerre et des appointements du gouverneur.

Cette insouciance des marchands en matière de colonisation n'a rien qui doive nous surprendre. Nous avons déjà eu occasion, précédemment, à plusieurs reprises, de constater et le fait et sa cause. Mais le moment est opportun pour pousser l'analyse plus loin que nous ne l'avons fait jusqu'ici, et pour faire une constatation nouvelle : La Compagnie des Indes occidentales échoue dans son commerce.

Le privilège commercial accordé à la Compagnie couvrait de vastes et riches étendues : les deux Amériques, les Antilles et la côte occidentale de l'Afrique. Ce pri-vi-lège, en outre, était double. Il comprenait l'approvisionnement des pays de sa concession en marchandises françaises, et l'approvisionnement de la France en produits exotiques. Il y avait là pour d'habiles négociants une séduisante perspective de profits. Dès 1666, il est vrai, à la demande du roi, la Compagnie dut admettre les habitants de la colonie à la participation de son double monopole. Mais elle acquit en retour la jouissance d'un droit du quart sur les castors. du dixième sur les orignaux, et la traite de Tadoussac lui fut réservée. D'ailleurs, elle continuait à faire le commerce concurremment avec les habitants; ce commerce restait donc toujours sa chose, quoique moins à l'exclusion d'autrui, et elle avait un puissant intérêt à le maintenir et à l'augmenter.

Pourtant, elle ne paraît avoir rien fait, rien tenté dans ce sens. Les Canadiens se plaignirent de ce qu'ils ne trouvaient pas dans ses magasins les denrées nécessaires, et de ce que les marchandises leur étaient vendues trop cher. La Compagnie ne s'imposa aucun sacrifice pour stimuler, par des explorations en terres lointaines, ou autrement, la traite des fourrures qui déclinait. Elle ne chercha pas non plus, lorsque le besoin s'en fit sentir, à s'assurer de nouveaux débouchés pour ses cargaisons de pelleteries. De cette manière, en 1674, la Compagnie, malgré toutes les faveurs qu'elle avait reçues, se trouvait en perte de 3,523,000 livres.

Or cet échec de la Compagnie des Indes occidentales ne se présente pas comme un fait isolé. Toutes les compagnies privilégiées françaises, tant celles fondées par Colbert que celles qui lui sont antérieures, ont eu le même insuccès persistant. Phénomène d'autant plus remarquable qu'il faut le placer en regard de cet autre : le succès tout aussi persistant des compagnies hollandaises et anglaises.

Comparons les unes aux autres, et la raison du succès des unes et de l'insuccès des autres nous apparaîtra clairement.

Les grandes, entreprises maritimes, les grandes compagnies de commerce, étaient le produit spontané de l'initiative, de l'activité des marchands hollandais ou anglais. C'est de leur propre mouvement, par leurs seules forces, à leurs risques et périls, qu'ils avaient constitué le commerce des Grandes-Indes. Si l'État intervenait, ce n'était que pour reconnaître, sanctionner un ordre de choses existant ; et il se faisait même payer très cher son intervention. Les Compagnies jouissaient en retour d'une indépen-dance souveraine ; elles se gouvernaient librement et sans ingérence de l'État, faisaient subsister un grand nombre d'employés, couvraient les mers de leurs navires et payaient à leurs actionnaires ces gros dividendes, objet de la convoitise de Colbert.

En France, rien de tel. L'initiative des marchands, pour des raisons qu'il serait trop long d'exposer ici, était, en général, beaucoup plus circonscrite. Les armateurs de Dieppe, de Saint-Malo, de Nantes ou de la Rochelle étaient bien capables de subven-tionner les entreprises qui n'offraient que peu de risques ou qui donnaient des profits immédiats, comme la pêche de la morue sur les bancs de Terre Neuve. Mais s'agissait-il de conceptions plus vastes, de projets nécessitant de fortes avances, de fondations exigeant à la fois de la prévoyance et une certaine audace, difficilement ils s'y élevaient d'eux-mêmes : il leur fallait l'impulsion et le secours de l'État.

Par suite du rôle restreint qu'y joue l'initiative privée, l'histoire des compagnies privilégiées comprend naturellement deux périodes principales. Dans la première, ces compagnies n'arrivent pas à se constituer, ou ne se maintiennent pas, à raison de la faiblesse de l'État, dont l'appui leur est indispensable. Dans la seconde période, inaugurée par Colbert, la monarchie centralisée, en même temps qu'elle entreprend de régénérer l'agriculture et l'industrie, cherche à insuffler une nouvelle vigueur au commerce français et dans ce but elle pourvoit à l'établissement de grandes compa-gnies à monopole. Mais l'État a beau multiplier ses faveurs, stimuler par des primes la construction de bâtiments marchands, fournir de ses propres deniers une forte proportion du capital des compagnies, c'est avec peine qu'on recrute les associés. M. Joubleau nous apprend que "la plupart des actionnaires avaient eu la main forcée et n'étaient entrés dans la Compagnie que par ordre, ou par respect humain". Plus tard, on eut beaucoup de peine à faire compléter aux actionnaires leurs mises de fonds, et les renonciations prématurées se multiplièrent.

On le voit, par suite du défaut d'initiative chez les particuliers, l'ingérence de l'État, tout active qu'elle fut, restait inefficace. Cette ingérence, en devenant abusive, contribua même pour sa part à l'échec des compagnies marchandes. Si l'on considère les causes par lesquelles on explique la ruine de ces compagnies, comme l'incapacité et la prodigalité des administrateurs, la multiplication des emplois salariés. etc., on reconnaîtra facilement, au milieu de cette diversité de causes, une cause plus générale : la prédominance de l'esprit bureaucratique.

Au reste, la monarchie française portait en elle-même un vice radical qui allait avoir sur ses entreprises de colonisation d'outre-mer un funeste retentissement : tout chez elle, en matière de colonisation, comme dans le reste, s'inspirait des nécessités de la guerre et s'y subordonnait. La première grande guerre entreprise par Louis XIV, celle de Hollande, mettant en oeuvre toutes les forces disponibles du royaume, interrompit du coup le mouvement industriel, commercial et colonisateur mis en branle par Colbert dans l'intervalle de paix ou de guerre peu active qui avait précédé. La compagnie des Indes occidentales, ébranlée par la guerre de 1666, reçut son coup de grâce de la guerre de 1672. Dès 1674, le roi l'abolit, paya ses dettes et même remboursa aux actionnaires leurs débours.

Au point de vue de l'État, il n'y avait pas là de quoi se féliciter. Au moins, la classe gentilhommière va-t-elle tirer quelque profit de cette intervention des pouvoirs publics ? Naguère, sous l'impulsion de Richelieu, la tenure seigneuriale avait fait son apparition sur les bords du Saint-Laurent avec une certaine apparence de spontanéité, bien que dans une mesure restreinte. Mais avec l'avènement de Louis XIV, plus d'équivoque possible : l'institution seigneuriale n'a plus le caractère féodal, elle est purement de caractère administratif. Elle ne procède pas de l'initiative de particuliers, mais de la réglementation du pouvoir central. C'est le roi qui après l'avoir établie de sa propre autorité en réglemente le fonctionnement par le menti. Il révoque les concessions de trop grande étendue qui n'étaient pas encore mises en valeur, fait une répartition nouvelle des terres, et borde de seigneuries, petites ou grandes, les deux rives du Saint-Laurent, depuis l'île de Montréal jusqu'au golfe.

En même temps qu'il dotait ainsi la Nouvelle-France d'un pseudo-régime féodal, Louis XIV se chargea de pourvoir à son installation. Il fit transporter à ses frais dans la colonie nombre de censitaires et seigneurs. A partir de 1659, au cours de dix ou douze années consécutives, on relève dans les mémoires du temps l'arrivée en Nouvelle-France, chaque année, sans compter les soldats, de 300 ou 400 hommes, et de 100 à 150 femmes ou filles. "C'est étonnant, écrivait Marie de l'Incarnation, de voir comment le pays se peuple et se multiplie. Aussi dit-on que le roi n'y veut rien épargner 97".

Mais, de toutes les mesures adoptées par Louis XIV en vue de promouvoir la colonisation, la plus caractéristique comme la plus efficace, fut le licenciement des troupes envoyées de l'Ancienne France pour la défense de sa colonie française des bords du Saint-Laurent. Ce procédé auquel on eut recours par intermittences pendant toute la durée de la domination française, fut appliqué continûment de 1667 à 1672 ; dans l'intervalle de ces quatre ou cinq années, près d'un millier de soldats reçurent leur congé sur nos bords.

Le roi contribua largement aux frais d'établissement de ces colons. Aux colons pauvres, il fit des avances, les plaça à salaire chez des habitants déjà établis, et leur fit distribuer des hardes et des vivres. Lorsque ces nouveaux colons avaient servi trois ans chez un habitant, aux gages fixés par le conseil, le roi, en bon père de famille, leur faisait attribuer des terres et s'occupait de les marier. D'autre part, il favorisa l'établissement des jeunes filles qu'il avait dirigées vers la Nouvelle-France, en dotant chacune d'elles suivant sa condition. Les nouveaux mariés recevaient souvent une habitation et des vivres pour huit mois. Des gratifications furent édictées pour encou-rager les mariages hâtifs et les familles nombreuses. On alla même jusqu'à frapper de certaines peines ceux qui répondaient mal au zèle du roi pour la multiplication des familles.

Les plus favorisés étaient les soldats et les officiers des régiments licenciés. Outre une concession de terre, tout soldat licencié qui consentait à se faire habitant recevait cent livres, ou 50 livres avec les vivres d'une année. Quant aux officiers, on les mit en possession de domaines beaucoup plus vastes, et investis de droits de seigneurie sur les terres de paysans.

Ils reçurent en même temps des gratifications notablement plus considérables. Ainsi M. de Contrecœur reçut 600 livres, M. de Lamotte Saint-Paul, 1,500 et ainsi des autres. Le roi installa d'autres officiers au grand complet. A M. de Saurel, capi-taine au régiment de Carignan, il donna le fort de Richelieu, avec deux lieues et demie de terre de front sur deux lieues de profondeur, avec trois îles dans le fleuve Saint-Laurent. A M. de Chambly, il donna le fort Saint-Louis, avec les terres adja-centes, six lieues de front sur une lieue de profondeur.

Louis XIV fit distribuer dans la colonie des troupeaux d'animaux domestiques, surtout des moutons et des chevaux. Finalement, il voulut lui-même donner l'exemple du bon ménager campagnard en faisant exécuter à son compte des défrichements dans le voisinage de Québec. D'après ses instructions, l'intendant Talon y forma trois villages, dont les banlieues furent défrichées et emblavées aux frais de sa Majesté, et où l'on inaugura la culture du chanvre et du lin.

La guerre de 1672 coupa court à ce beau mouvement de colonisation adminis-trative. Mais déjà Louis XIV avait beaucoup fait pour l'établissement de seigneuries ; il fondait de grandes espérances sur leur développement ultérieur ; il fut déçu dans son attente. Ce que cette gentilhommerie n'avait pu faire par elle-même, elle ne le fit guère mieux avec l'assistance de l'État.

Un fait patent, c'est la faible croissance de la population de la Nouvelle-France dès que le roi eut cessé d'y envoyer des contingents recrutés par ses soins. Louis XIV avait à ses propres frais recruté et transporté en Nouvelle-France de 5,000 à 6,000 hommes et femmes, ce qui, ajouté au noyau primitif de la population devait former un total d'au moins 7,000 âmes en 1672. Pourtant, sept ans plus tard, en 1679, on n'y relevait la présence que de moins de 10,000 habitants. En 1687, le recensement n'indi-que qu'une augmentation de 2,000 âmes, et plus de trente années s'écoulèrent avant que le chiffre de la population eût doublé 98.

Si du chiffre total des habitants de la Nouvelle-France à ses débuts, on déduit celui des envois subséquents de colons recrutés par voie administrative, on se rendra compte qu'il ne reste rien ou à peu près rien pour représenter les recrutements attribuables à l'initiative de particuliers.

Les très rares exceptions à cette règle se rattachent toutes, si je ne me trompe, à des membres de la maison de Saint-Sulpice qui disposaient d'une fortune personnelle et arrivèrent accompagnés de domestiques. En 1662, Pierre Boucher recruta dans son pays d'origine cent colons qui firent la traversée avec lui. Mais par la suite l'admi-nistration publique solda cette dépense 99.

Quant à ce qui regarde le défrichement et la culture des terres, l'inaction des seigneurs fut tout aussi remarquable. Louis XIV en exprime à mainte reprise son mécontentement. En 1672, par arrêt du conseil d'État, il réduit de moitié l'étendue des, concessions en souffrance, et voici en quels termes : "C'est qu'il a été informé que tous ses sujets qui ont passé de l'Ancienne dans la Nouvelle-France ont obtenu des concessions d'une très grande étendue de terre, le long des rivières du pays, lesquelles ils. n'ont pu défricher à cause de leur trop grande étendue." Trois ans plus tard, il réitère l'expression de son désappointement, et de nouveau en 1679, se fondant cette fois sur le témoignage de l'intendant Duchesneau.

Au témoignage de ce dernier, la plus grande partie des concessions faites au Canada étaient "demeurées inutiles aux propriétaires, faute d'hommes et de bestiaux pour les défricher et les mettre en valeur." Encore en 1711, le roi se plaint de ce que "dans les terres que sa Majesté a bien voulu accorder et concéder en seigneuries à ses sujets en la Nouvelle-France, il y a une partie qui ne sont pas entièrement habitées, et d'autres où il n'y a aucun habitant d'établi pour les mettre en valeur, et sur lesquelles aussi ceux à qui elles ont été concédées n'ont pas encore commencé d'en défricher pour y établir leurs domaines 100".

Les remontrances du roi étaient, du reste, bien justifiées par l'événement. En 1679, après quarante années de régime seigneurial, doublées de quinze années d'assis-tance administrative, il ne se trouvait encore que 22,000 arpents de terres en culture ; quarante-deux ans plus tard, en 1721, on ne pouvait ajouter à ce premier chiffre que 52,000 arpents, soit une misérable augmentation moyenne de 1,200 arpents par année.

Encore faut-il, comme dans le cas précédent, reconnaître que de beaucoup la plus grande part de ce travail était attribuable, non pas aux seigneurs, mais aux paysans. "Le Canada, lisons-nous dans Charlevoix, n'était qu'une grande forêt quand les Français ont commencé de s'y établir. Ceux à qui l'on donna des seigneuries n'étaient pas gens à les mettre par eux-mêmes en valeur. C'étaient des officiers, des gentil-hommes, des communautés qui n'avaient pas des fonds assez considérables pour y loger assez d'ouvriers pour cela. Il a donc fallu qu'ils y établissent des habitants, qui avant que de pouvoir y recueillir de quoi subsister, ont été obligés de travailler beaucoup et de faire même toutes les avances."

C'est parce que l'habitant opérait à l'aide de ses seules ressources le défrichement de sa parcelle de forêt, qu'il ne s'engagea envers le seigneur qu'à une redevance nominale ; et l'extrême modicité des cens et rentes était un caractère général de la tenure seigneuriale des terres en Nouvelle-France.

Non seulement les seigneurs, de manière générale, n'assistèrent pas les habitants dans le défrichement et la culture des terres qu'ils leur avaient concédées, mais eux-mêmes se dispensèrent de mettre en valeur les réserves qu'ils s'étaient constituées en annexe à leurs manoirs. Par exemple, le seigneur de Longueuil, vingt ans après avoir pris possession de son bien, et au moins neuf ou dix ans après cri avoir inauguré l'exploitation, n'avait encore que 30 arpents en valeur sur sa réserve de 12 arpents de large et de 2 lieues de profondeur. Nombre d'autres seigneurs dans la vallée du Saint-Laurent n'étaient pas, au demeurant, plus avancés que lui. En 1681, le seigneur de la Rivière-Ouelle, après neuf années d'exploitation, n'avait encore que 15 arpents de défrichés et 12 bêtes à cornes. Trois ou quatre de ses censitaires étaient apparemment aussi bien pourvus que lui : l'un d'eux s'inscrivait pour 16 bêtes à cornes et 50 arpents en valeur.

Le roi avait imposé aux seigneurs l'obligation de pourvoir leurs seigneuries de moulins banaux et établir des justices seigneuriales. A peu près tous paraissent s'être soustraits à ce double devoir. En 1686, on informe officiellement le roi que "la plupart des seigneurs qui possèdent des fiefs dans son pays de la Nouvelle-France négligent de bâtir des moulins banaux nécessaires pour la subsistance des habitants". En conséquence, le roi leur enjoint de construire ces moulins dans le délai d'une année, sous peine d'être déchus du droit de banalité. Cet édit dut être publié de nouveau en 1707. Les habitants dans plusieurs seigneuries bâtirent le moulin à leurs frais et acquirent ainsi la banalité.

Quant aux droits de justice, il suffira de citer cette observation de M. La Fontaine, l'éminent magistrat chargé d'enquêter dans l'espèce : "L'on trouve à peine quelques exemples de l'exercice sous la domination française de la haute justice conférée aux seigneurs du Canada. Même, bien peu de ces seigneurs paraissent avoir exercé la moyenne et la basse justice. Moulins et justice auraient comporté, est-il logique de conjecturer, des charges trop lourdes pour ces seigneurs besoigneux improvisés en pays neuf.

Si les seigneurs faillirent à leur principal rôle de colonisateurs et de défricheurs, à plus forte raison, on le conçoit sans peine, se dérobèrent-ils aux entreprises complé-men-taires du grand propriétaire rural : exploitation méthodique des forêts par la coupe réglée, comme aussi de celle des pêcheries.

Les bois du Canada auraient trouvé un facile écoulement en France, à cette époque où Colbert restaurait la marine et demandait aux pays du nord de l'Europe les matériaux indispensables pour les grandes constructions de l'État 101. À cette époque encore, la France consommait pour 2 à 3 millions de soude et de potasse, qui lui venaient de la Russie, en passant par la Hollande et par l'Espagne, et qu'elle aurait aussi bien pu tirer de la combustion des plantes marines et terrestres du Canada.

Enfin, les pêcheries de la Nouvelle-Angleterre, qui n'étaient nullement supérieures à celles de l'Acadie, enrichissaient rapidement les marchands de Boston. Le roi stimula de diverses manières les entreprises de cette nature en terre canadienne. Mais tout fut en vain : rien, ou presque rien ne se fit.

L'inertie de ceux qui auraient dû être des chefs d'entreprise dans l'ordre écono-mique était invincible : on ne pouvait fonder aucun espoir sur une collaboration sérieuse de leur part.

Gravons-nous bien dans l'esprit les conclusions générales qui se dégagent des pages précédentes de l'histoire sociale de la Nouvelle-France. La monarchie française qui aurait voulu faire du négociant français un grand entrepreneur de colonisation commerciale, n'y avait pas réussi, non plus qu'à faire du gentilhomme français un chef de grande exploitation agricole. Cela illustre encore une fois l'impuissance de l'intervention du pouvoir central quand la participation des forces de la vie privée est insuffisante.

Chapitre XIV

L'expansion française en Amérique à la lumière des faits économiques et sociaux

Un grave problème social restait à résoudre pour nos colons de la Nouvelle-France : les négociants français, évincés par les aventuriers d'outre-mer des entre-prises de colonisation pouvait se rabattre sur des tentatives de moindre envergure en terre française. Mais le gentilhomme, délaissé dans la vaste solitude du Saint-Laurent était dans la dure nécessité de se constituer dans son pays d'adoption un moyen suffisant d'existence.

Entrés pauvres dans la carrière du défrichement et de la culture des terres neuves, les gentilshommes y demeuraient toujours dépourvus. Les faibles ressources dont ils disposaient d'eux-mêmes ou qu'ils tenaient de la faveur des gouvernants s'étaient vite épuisées. Les plus zélés avaient appliqué ces fonds à se construire un manoir rustique, plus rarement à installer l'assise d'un moulin banal, sinon à opérer ou ébaucher le défrichement de leur réserve. Mais d'une manière ou de l'autre tout y avait passé avant que le domaine fut en état de donner un rendement appréciable.

D'autre part, les censitaires du seigneur canadien, nous l'avons vu, ne payaient que fort peu de chose comme cens et rentes, un sou ou deux par arpent de front de leur concession. "De sorte que, comme l'écrivait fort bien ce même Charlevoix en 1721, qu'avec les lods et ventes, avec les droits du moulin et de la métairie, une seigneurie de 2 lieues de front et d'une profondeur illimitée n'était pas d'un grand revenu dans un pays si peu peuplé."

Aussi bien les seigneurs canadiens, en dépit des privilèges dont la loi les revêtait, restaient-ils plutôt pauvres. La correspondance des gouverneurs et des intendants le constate surabondamment. L'intendant Duchesneau atteste la pauvreté de la plupart des gentilshommes canadiens de son temps. L'intendant de Meulles en parle avec mépris. Il demande au ministre de ne plus permettre "à des gens aussi pauvres que la noblesse du Canada de figurer en tête des représentants de Sa Majesté". Le gouver-neur Denonville expose de son côté "l'extrême pauvreté de plusieurs nombreuses familles toutes nobles ou vivant comme telles."

Bref, les seigneurs canadiens étaient de fait exclus de la grande culture dans de très mauvaises conditions. Par suite de l'insuffisance de leurs mises de fonds, par suite de leur incapacité en matière agricole, ils n'arrivaient à tirer soit des rentes seigneuriales, soit directement de leurs réserves qu'un revenu dérisoire.

Et pourtant leur avenir se trouvait bel et bien engagé dans cette œuvre infruc-tueuse. Comment se tirer d'un tel marasme ? Se transformer en paysans, c'eût été trop exiger de la part de gentilshommes qui n'avaient connu depuis l'enfance que la vie des camps, de la cour, ou que les chicanes du palais.

En désespoir de cause, quelques-uns d'entre eux, notamment l'héroïque Hertel, avaient cru pouvoir se plier à la vie dure et d'austère frugalité du défricheur en forêt vierge ; mais la désillusion avait été prompte et cruelle.

Encore une fois, que faire ? Vivre d'un emploi public, civil ou militaire ? Bien que Louis XIV eût augmenté le nombre et la diversité de ces emplois, ils étaient encore trop peu nombreux et trop maigrement rémunérés pour tenter ou satisfaire les appétits de l'armée grandissante de fonctionnaires de plus en plus avides et nombreux.

Et puis, à mesure que le roi et ses conseillers les plus perspicaces s'engageaient plus avant dans une lutte-implacable contre la ligne toujours grandissante des puis-san-ces européennes ameutées contre la France, ils étaient de moins en moins portés à multiplier leurs largesses pour le bénéfice surtout de la gentilhommerie coloniale.

Pour sortir de cette impasse, il ne restait plus aux dirigeants de la colonie françai-se du Saint-Laurent qu'une issue, celle que leur offrait la mainmise sur la traite de fourrures. Tous s'y précipitèrent avec ardeur. Précisément, l'intervention des pouvoirs publics qui n'avait pu faire des agriculteurs des dirigeants de la Nouvelle-France, allait permettre leur mainmise sur le commerce des fourrures désormais constitué en réserve pour l'alimentation du budget colonial. Mais au préalable, il fallut supprimer quelques obstacles de création récente : c'est à quoi l'on s'appliqua avec succès.

L'obstacle qu'il fallut supprimer avant tout, ce fut la Compagnie des Indes occi-dentales. Dès son arrivée au Canada, en 1665, l'intendant Talon, instruit par l'expérience des gentilshommes de la période antérieure, avait senti la nécessité, pour le maintien du régime seigneurial, de la concentration entre les mains de la classe diri-geante de la grande industrie nourricière de la Nouvelle-France. Il s'attaqua de prime abord au privilège exclusif de la traite conféré aux marchands associés et pous-sa l'attaque avec un telle vigueur qu'en moins d'une année il triomphait des hésitations du ministre et forçait la compagnie à capituler : celle-ci dut dès lors admettre les habitants du Canada à faire le commerce sur un pied d'absolue égalité avec elle. Mais ceux-ci n'étaient pas pleinement satisfaits: ils entendaient évincer la compagnie, afin de s'installer à sa place.

Talon mit à profit sa position d'intendant et son influence à la cour pour organiser un commerce qui ruina celui des marchands associés. Et si, en 1674, la compagnie succombait, comme nous l'avons vu, sous le faix de sa propre incapacité et des vices inhérents à une monarchie militariste, il faut reconnaître que sa chute avait été précipitée également par la convoitise de la classe dirigeante de la colonie soutenue par l'intendant  102.

Il restait un autre et redoutable empêchement au progrès de la colonisation et à la stabilité de la Nouvelle-France : c'étaient les attaques incessantes et meurtrières des Iroquois ; les forces imposantes, le prestige de la monarchie centralisée du Roi-Soleil permirent aux corps de troupes opérant sous l'égide de la grande monarchie, à ses brillants débuts en Europe continentale, de disperser sans coup férir les bandes ou bourgades iroquoises inaccoutumées à de semblables déploiements dans les clairières des Grands lacs.

En effet, jusqu'ici, nonobstant l'intervention plus énergique de la métropole, les faits ont suivi à peu près la même marche que sous les régimes précédents. Comme sous Richelieu, le régime seigneurial n'a fourni en Nouvelle-France que de piètres résultats ; comme au temps de Mazarin, la gentilhommerie, aux abois a discerné un remède à sa détresse dans le monopole de la traite des fourrures et avec l'appui des fonctionnaires de Louis XIV, en a évincé les marchands. Mais, tandis que Mazarin, absorbé par les soins de la guerre sévissant aux portes du royaume, en dépit de brillantes victoires, avait laissé les Iroquois obstruer les rivières et les lacs de la Nouvelle-France, frustrant ainsi les seigneurs canadiens de leurs moyens ordinaires d'existence, Louis XIV, reconnu comme le souverain le plus puissant de l'Europe, procéda sommairement à la répression et au châtiment de ces voisins impertinents.

Le marquis de Tracy, honoré du titre de lieutenant général des colonies d'Amé-rique, fut envoyé a la tête de vingt-quatre compagnies du régiment de Carignan. Trois expéditions composées de troupes régulières de volontaires canadiens et de sauvages alliés, furent mises en marche contre les Agniers et brûlèrent deux ou trois de leurs villages palissadés. Les naturels, informés à temps, avaient pu se dérober aux arque-busades des Français et des Canadiens. Mais ils allaient souffrir cruellement de la destruction de leurs habitations et de leurs récoltes. Puis, ils avaient appris à redou-ter la colère du Grand Ononthio, du grand chef des Français ; tant qu'ils resteraient sous le coup de cette crainte, la colonie goûterait quelques années au moins de tranquillité. Du reste des forts avaient été construits aux points stratégiques, sur la rivière Riche-lieu, la grande voie naturelle par où les bandes ennemies se répandaient dans le Canada. Les Iroquois n'étaient plus à redouter pour le moment, et la liberté des communications était rétablie.

Pour remettre le commerce des fourrures sur un bon pied, il restait, par des voyages et des explorations, à restaurer les anciennes alliances avec les tribus du Nord, à en établir de nouvelles, et à engager tous les sauvages à reprendre leurs expéditions vers le Saint-Laurent. Tout cela put s'accomplir encore avec l'aide de l'État. En 1670, Talon envoya Saint-Lusson et Nicolas Perrot au pays des Grands Lacs. Saint-Lusson y rencontra les députés de quatorze nations, traita d'affaires avec eux, et, dans une assemblée solennelle, prit possession du pays an nom du roi de France. L'année suivante, Saint-Lusson et Lanoraye recevaient la mission d'ouvrir les communications entre le Canada et l'Acadie. Enfin, Saint-Simon, Couture et le P. Albabel s'aventurèrent par terre jusqu'à la baie d'Hudson, et Joliet fut envoyé à la découverte du Mississipi. Les voyages s'étendirent rapidement dans toutes les directions 103.

Comme on a pu le remarquer, toutes ces mesures avaient été provoquées, et, dans une certaine limite, exécutées par la classe dirigeante. Celle-ci en conçut l'idée, en eut l'initiative, et l'État, en y coopérant, lie fit que céder aux pressantes instances des Canadiens, Ainsi, c'était à contre-cœur que le roi avait prématurément dépouillé la Compagnie des Indes occidentales de son monopole ; ce fut presque à son insu et contre son gré, que se firent les explorations, et les découvertes. En 1669, un jeune Seigneur, Cavelier de la Salle, propriétaire, depuis deux années, d'un fief noble dans l'île de Montréal, où il avait défriché à peine quelques arpents et commencé un poste de traite, se préparait à partir pour la découverte du Mississipi. Mais il ne put obtenir de l'État les fonds nécessaires à son entreprise, et, pour se les procurer, il fut contraint de vendre sa seigneurie. Dès 1666, Colbert mettait l'intendant Talon en garde contre les entreprises lointaines et si, à certains moments, il sembla entrer dans les vues de l'intendant et vouloir encourager les découvertes, la plupart du temps ses défenses à cet égard étaient des plus impératives 104.

Mais, en dépit de lui-même, l'État fut entraîné à subventionner ces entreprises. A force d'instances, les gentilshommes finissaient par obtenir ce qu'on leur avait d'abord refusé. Par exemple, LaSalle après avoir épuisé ses ressources personnelles dans une première expédition infructueuse, recevait, bientôt après, une mission officielle ; et l'on sait que cette réorganisation de la traite à laquelle nous venons d'assister s'accom-plit entièrement aux frais du roi.

Ainsi, les colons canadiens, même pour constituer un commerce dont ils avaient pris l'initiative et qu'ils avaient le plus grand intérêt à développer, lie purent se dis-pen-ser de l'assistance de l'État. Pour cette raison, la traite se constitua administrati-vement. Comme c'était par les mains du gouverneur et de l'intendant que passaient tous les fonds au moyen desquels la colonie était assurée de son approvisionnement annuel de fourrures (présents aux tribus amies, nouvelles explorations et alliances, etc.), ces deux fonctionnaires se rendirent maîtres de la traite et la réglementèrent à leur guise.

Mais si l'administration publique pourvut aux frais généraux de la traite et lui servit de cadre, toutes les classes de la colonie, gentilshommes, marchands, habitants jouèrent un rôle dans l'organisation nouvelle ; poussés par la nécessité, aiguillonnés par l'intérêt, ils déployèrent certaines qualités de vaillance et de camaraderie très appréciées des tribus sauvages. Celles-ci, ne tardèrent pas à reprendre la route du Saint-Laurent. Leurs canots, chargés de précieuses fourrures, sillonnèrent à nouveau les rivières devenues libres ; Montréal présenta bientôt, à l'époque des rendez-vous de traite le spectacle le plus animé, et Lahontan pouvait écrire vers 1680 : "Le Canada ne subsiste que par le grand commerce des pelleteries".

Certes, il est bien curieux de voir ici, conformément aux données fondamentales de la science sociale, une population très avancée en civilisation mais désorganisée comme celle de la France aristocratique et bourgeoise, fournir une émigration qui est impuissante à créer de riches installations terriennes et agricoles, et qui se jette tout entière dans un métier voisin des métiers primitifs de la chasse et de la cueillette ; la traite des fourrures ; et il est remarquable que l'intervention de l'État se trouve n'avoir d'effet décisif que quand elle se trouve à seconder ce mouvement naturel.

L'ingérence croissante de la métropole dans les affaires de la colonie avait donc eu pour résultat pratique, très peu prévu et très peu voulu, le rétablissement et l'extension du commerce des fourrures.

Or, c'est là pour nous un fait considérable.

A partir de ce moment, logiquement amené par les lois sociales en dépit de Louis XIV, la colonie prend un essor nouveau. Si jusqu'à présent nous nous sommes bornés à voir les colons français, impuissants à vivre de la culture, de l'exploitation de leurs domaines, s'emparer du commerce des fourrures et le constituer avec l'aide de l'État, nous allons voir maintenant ce commerce de fourrures, aujourd'hui parfaitement établi, réagir à son tour sur l'ordre social tout entier, le modeler, lui imprimer son orientation. Toute l'histoire de la domination française est comprise dans ces deux phases.

La première conséquence du développement de la traite, fut l'expansion subite de la colonie. En effet, la concurrence détermina bientôt une double série de phénomè-nes ; la course des bois, l'établissement de postes lointains.

A peine les Iroquois avaient-ils été humiliés, à peine la traite avait-elle été réta-blie, que des particuliers avaient songé à devancer leurs rivaux en allant à la rencontre des sauvages dans les bois, au lieu de les attendre dans l'enceinte des villes 105.

L'administration publique ne fut pas lente à intervenir. Défense fut faite aux colons d'aller au-devant des sauvages ou à la chasse dans les bois, sans un congé ou per-mission spéciale, et cela même sous peine de mort. Ces congés s'obtenaient d'abord facilement des commandants des places et même des juges ; bientôt l'inten-dant Talon et après lui Frontenac et ses. successeurs au gouvernement, s'arrogèrent on se firent attribuer le droit d'accorder seuls ces congés 106.

Ils se gardèrent bien, du reste, de faire cesser la course des bois. Bien plus, celle-ci prit entre leurs mains une rapide extension ; seulement, elle ne se fit plus qu'à l'avantage exclusif des hauts fonctionnaires et de leurs amis. En vertu des ordonn-ances royales, les congés devaient être limités en nombre ; pendant un temps même il fut défendu d'en accorder ; mais les chefs de la colonie trouvèrent toujours moyen d'en pourvoir abondamment leurs alliés ou associés. Ceux des fonctionnaires et des colons qui n'étaient pas admis au partage des faveurs administratives formèrent en peu de temps une faction menaçante.

Ce genre d'abus signala particulièrement le gouvernement de Frontenac., Celui-ci s'était. associé à LaSalle, et faisait par son entremise, en bonne partie au moyen des fonds publics, un commerce florissant. Mais il eut à souffrir de la concurrence de son subalterne, Perrot, gouverneur de l'île de Montréal, qui profitait de la position très favorable de son gouvernement, et surtout de sa seigneurie au confluent de l'Ottawa et du Saint-Laurent pour mener, de concert avec quelques seigneurs du voisinage un grand négoce par le moyen des coureurs de bois. Frontenac s'attaqua vigoureusement à ce rival dangereux, fit arrêter et pendre de ses coureurs de bois, s'empara de Perrot lui-même le jeta en prison et l'envoya subir son procès en France.

En même temps, il diminuait de beaucoup l'importance de Montréal comme poste de traite, en établissant, plus haut sur le fleuve, le fort de Cataracoui, ou Frontenac. Ce fort fut construit, partie aux frais du roi, partie aux frais des habitants de la colonie ; mais l'associé de Frontenac, La Salle, en acquit bientôt la propriété à des conditions faciles.

Ce n'était là qu'un premier pas ; bientôt La Salle s'enfonça dans l'intérieur. Grâce à l'influence de Frontenac, il put établir en très peu d'années le fort de Niagara, le fort de Saint-Joseph des Miamis. le fort de Crèvecoeur et le fort de Saint-Louis, dans le pays des Illinois. Pendant ce temps, plus au nord, Greysolen Dulhut, lui associé de Frontenac, construisait des forts semblables, sur les lacs Supérieur et Huron.

C'est ainsi qu'on inaugurait le second procédé de développement du grand com-merce des fourrures et qu'on complétait l'organisation de la traite. Ces forts ne furent jamais autre chose que des entrepôts de commerce. En permettant d'accumuler à de grandes distances les approvisionnements, les munitions, les marchandises et les pelleteries, ils reculèrent indéfiniment les limites fixées à la course des bois.

Du reste, la concurrence entre les factions n'avait pas dit son dernier mot. À peine la querelle entre Frontenac et Perrot était-elle apaisée que la lutte s'engagea plus vive entre lui et le parti des gentilshommes et marchands les moins favorisés. Ce parti avait naturellement pour chef l'intendant Duchesneau, et comprenait des hommes importants comme Aubert, Lemoine, Le Ber, Boucher, Varennes. Ceux-ci restèrent dans l'ombre tant que Frontenac fut au gouvernement. Mais lorsqu'ils eurent enfin obtenu son rappel, ce fut à leur tour à se repaître des faveurs publiques.

Le nouveau gouverneur, M. de la Barre, devint leur allié, s'associa à quelques-uns d'entre eux, se constitua, suivant l'expression de Lahontan, "le premier changeur à la foire aux castors", et s'appliqua avec zèle à déposséder l'ancienne faction dominante au profit de la nouvelle. C'est ainsi qu'il enleva à La Salle ses forts de Frontenac et des Minois. Que fit alors La Salle? Il repassa en France, et par la protection de la cour réussit à pousser ses expéditions jusqu'à l'embouchure du Mississipi et à fonder de nouveaux établissements dans le Texas.

Ces faits, choisis entre bien d'autres de même nature dont fourmille l'histoire de la colonisation française, montrent comment les rivalités des clans politiques venaient s'ajouter à la concurrence entre particuliers pour stimuler la course des bois et la création de postes lointains.

Mais une troisième influence, encore plus redoutable, ne tarda pas à se faire sentir à côté de celles-ci. Ce fut la concurrence étrangère. Quelques marchands anglais de la Nouvelle-York entreprirent d'enlever aux Français la clientèle des nations sauvages du nord et de l'ouest.

Or, dans cette tentative, les Anglais avaient sur leurs rivaux un double avantage. D'abord ils étaient en état d'offrir pour les pelleteries un prix beaucoup plus élevé. Dans les colonies anglaises le commerce des fourrures n'était pas chargé, comme au Canada, de pourvoir à tous les besoins ; il n'était pas grevé, comme au Canada, d'un droit de 25 pour cent sur les peaux de castors, en vue de solder les frais de l'admi-nistration publique. Mais ce n'est pas tout ; il y avait entre le commerce des deux colonies toute la distance qui sépare la routine de négociants trop craintifs ou bureaucratisés, de l'initiative hardie de marchands entreprenants ne comptant que sur eux-mêmes. C'est ce qui explique, au dire de Lahontan, comment les fourrures n'étaient prises par les Français ayant congé du roi qu'à 160 pour cent au-dessous du prix qu'en offraient les Anglais dans leurs colonies. Cette différence dans les prix avait même eu pour effet de produire une contrebande ininterrompue du stock des fourrures accumulé dans les postes français et dont bénéficiaient les marchands de la Nouvelle-York ; commerce clandestin auquel prirent part à l'occasion, de hauts fonctionnaires plus soucieux de s'assurer des gains illicites réalisés sous-main que de la fidélité aux intérêts de la France ancienne ou nouvelle. Si des Français se prêtaient à de telles supercheries, à plus forte raison les Indiens alliés, Outaouais, Hurons, ne se gênaient-ils pas pour troquer avec les gens d'outre-frontière. Entre temps la Nouvelle-France végétait.

L'appât des hauts prix n'était pas le seul attrait du marché anglo-américain pour les coureurs de bois : les marchandises qu'ils offraient en échange des pelleteries étaient reconnues supérieures aux marchandises françaises correspondantes, sans compter qu'ils en exigeaient un moindre prix 107.

C'est que l'industrie anglaise, sous un régime d'initiative privée, se développait au gré des besoins du public, s'adaptant dans une large mesure aux désirs du consomma-teur, tandis que tout au contraire, les manufactures créées par Colbert étouffaient sous une lourde réglementation. Par exemple, les Indiens demandaient-ils des couvertes de telle couleur ou de telle dimension, le négociant français devait parfois se déclarer hors d'état de les leur fournir, parce que telles n'étaient pas les couleurs et les dimen-sions prescrites par les édits. Et cela faisait l'affaire de l'industriel étranger, de l'Anglais notamment dont les strouds se répandaient ainsi chez les tribus alliées des Français.

Sur un point, pourtant, les Anglais restaient décidément inférieurs à leurs voisins de la Nouvelle-France. S'ils pouvaient sur place payer les fourrures plus cher, s'ils pouvaient livrer en échange des marchandises à meilleur compte et de meilleure qualité, ils étaient loin d'être aussi bien organisés que les Français pour aller chercher les fourrures à de grandes distances. Sur les bords du Saint-Laurent, sous un régime de culture à peu près exclusivement familiale, les jeunes gens ne trouvaient que très exceptionnellement de l'emploi à l'extérieur dans le travail des champs. Dès lors, ils restaient disponibles pour les expéditions lointaines et plus ou moins rompus aux courses d'aventures dans les solitudes en bordure à la grande vallée laurentienne.

C'était tout le contraire qu'on observait au sein des groupements de langue anglai-se. On relevait de-ci de-là, des exploitants disposant de capitaux, qui employaient des salariés et, parfois une main-d'œuvre d'occasion recrutée chez les voisins.

Les colonies anglaises manquaient donc de coureurs de bois, et cela au point de recourir parfois aux services assez précaires des Iroquois, ou même au Concours encore moins sûr de déserteurs français 108.

Les Français mirent donc tout leur espoir dans l'avantage qu'ils avaient de ce chef sur leurs concurrents. Chaque année, ils s'efforcèrent de découvrir quelque tribu éloignée qui ne fût pas encore au fait des avantages assurés par la fréquentation des postes anglais, ou qui fût trop éloignée pour y accéder facilement. De la sorte, il leur fallut d'année en année s'enfoncer plus avant dans les territoires indiens du nord, du sud, de l'ouest. Vers 1677, Aubert de Lachenaie déjà pouvait écrire : "En premier lieu, les Français allaient seulement chez les Hurons, puis à Michillimakinac, où ils vendaient aux sauvages de là, qui ensuite allaient échanger à d'autres sauvages dans les profondeurs des bois. Mais à présent les Français passent sur le ventre de tous les Outaouais et sauvages de Michillimakinac, pour aller eux-mêmes chercher les nations les plus reculées."

Saisit-on maintenant avec quelle intensité cette race française mal préparée, mal outillée pour la culture, amenée à vivre du commerce des pelleteries, se trouvait par la triple concurrence des particuliers, des factions et des étrangers, projetée hors de son assiette, lancée à l'aventure sur l'étendue de ce continent à population encore très disséminée ?

C'est en vain que le gouvernement de la métropole, inquiet par moments de l'étendue de territoires qui, tout en relevant de son autorité, restait à peu près dépour-vue d'habitants et sans gouvernement organisé, exhortait ses fonctionnaires à peupler les parties anciennement occupées et de couper court à de nouvelles acquisitions. Il avait beau refuser de les suivre plus longtemps dans cette voie et les menacer de leur retirer son appui : un courant irrésistible entraînait ces Canadiens, ces Français du nouveau monde à travers l'Amérique.

Après vingt années de cette course aventureuse, les Français de l'ancienne France et de la Nouvelle atteignaient d'un côté la baie d'Hudson et le golfe du Mexique, et Lahontan estimait aussi grande que l'Europe cette partie du continent "sur laquelle les Français font trafic des castors avec les sauvages, et où ils ont des forts, des magasins, des missions et de petits établissements."

À l'aube du dix-huitième siècle, ils s'établissaient à l'embouchure du Mississipi. Un peu plus tard, ils touchaient aux montagnes Rocheuses. Enfin, en 1754, alors que les Anglais n'avaient pas un seul fort à l'ouest des Alléghanys et n'occupaient qu'une bande étroite sur les rivages de l'Atlantique, les colons canadiens avaient acquis à la France presque toute la partie restante de l'Amérique septentrionale.

Et pourtant, sous cette apparence de grandeur, une incurable faiblesse se dissi-mulait : cette immense colonie ne reposait sur rien. En dehors d'une petite étendue de pays située dans la basse vallée du Saint-Laurent, les établissements français en Amérique ne consistaient qu'en forts et postes de traite. Chacun de ces forts avait son commandant, sa garnison, son contingent de coureurs des bois.

Sous les canons, les tribus sauvages voisines venaient dresser leurs cabanes. Et c'était tout. Même dans cette partie du bassin laurentien plus sérieusement colonisée, le progrès des cultures était très lent.

La réorganisation du commerce des fourrures n'avait guère modifié dans le sens agricole les gentilshommes du Canada. Elle avait permis aux plus entreprenants d'entre eux de devenir, dans des conditions faciles, chefs d'établissements ou d'expé-ditions de traite à leur compte personnel. Cette solution n'était pas bien favorable au développement de la colonisation agricole : les bons postes de traite étaient rarement de bons postes de culture, et la vie aventureuse des bois et des plaines préparait mal au rôle de patron colonisateur. D'un autre côté, la réorganisation de la traite, en se faisant à l'aide d'un procédé administratif, avait amené la création de bon nombre de charges publiques, de commandements militaires, et la masse des seigneurs avaient vite repris leurs anciennes habitudes de fonctionnarisme. Ils se transportaient d'un poste à l'autre, au gré du gouvernement, oubliant domaines et censitaires, aujourd'hui au Canada, demain en Acadie, à Terre-Neuve, ou à la Louisiane. Et ce caractère s'accentua à mesure que la traite, et avec elle la bureaucratie coloniale, prirent de l'extension. En un mot, le commerce des fourrures avait fait du seigneur canadien un aventurier, ou un fonctionnaire.

L'habitant, il est vrai, ne paraissait pas avoir ressenti au même degré cette in-fluence pernicieuse.

Si la jeunesse quittait les terres pour courir les bois et menait, quelquefois pendant de longues années, une vie errante et vagabonde, du moins, il en sortait une élite qui finissait hardiment par se fixer au sol : et c'était souvent à l'aide des gains accumulés dans leurs courses aux fourrures que les fils d'habitants opéraient les premiers défrichements.

Ils étaient les seuls facteurs du développement agricole du Canada.

Mais, étant donnée la faiblesse des moyens dont disposaient les habitants, ce déve-lop-pement agricole ne pouvait être très rapide. Il ne pouvait, surtout suivre l'expansion prodigieuse que le commerce des fourrures donnait à la colonie : celle-ci se trouvait donc manquer de la solidité qu'assurent seuls à l'occupation du territoire les établissements agricoles. Ainsi, l'ingérence de la monarchie n'avait pu suppléer à la faiblesse de l'initiative privée. La Nouvelle-France était vacillante. À ce moment, elle pouvait se comparer à quelque édifice aux vastes proportions, surchargé de décors, mais sans charpente ni fondations suffisantes.

Et nous verrons prochainement comment cette œuvre artificielle s'est écroulée par le jeu des forces mêmes qui l'avaient produite.

Chapitre XV

La Nouvelle-France aux mains des Anglais

La première conséquence de la constitution en grand du commerce des fourrures avait été l'expansion rapide mais superficielle de la colonie ; la seconde, fut la guerre en permanence.

La traite des fourrures comprend deux opérations : la chasse, qui procure les pel-le-teries ; le commerce, qui les écoule. Or la chasse, entre gens qui en font un moyen d'existence, constitue une source perpétuelle d'hostilités. Les grandes étendues qu'exi-ge la poursuite des animaux sauvages, les rencontres fréquentes qu'elle provoque entre bandes armées, en territoire indécis, lorsque le gibier ne suffit plus à la subsis-tance de tous, multiplient les occasions de ruptures violentes. C'est là un fait d'obser-va-tion qui a été souvent signalé. C'est ainsi, qu'à leur arrivée en Amérique, les Européens trouvèrent les diverses tribus de peuples chasseurs se faisant périodi-quement la guerre.

Le second élément de la traite, le commerce, ne tend pas à faire cesser l'état de guerre développé par la chasse. Au contraire, en donnant une nouvelle valeur aux fourrures, le commerce ne fait que rendre la lutte plus intense. Aussi voyons-nous, dès que les Français eurent fait des pelleteries un article profitable de trafic, la guerre entre les nations sauvages du Canada sévir avec une ardeur redoublée, et se transformer bientôt de guerre d'escarmouche en guerre de destruction.

Et qu'on ne croie pas que la traite fût un agent de discorde seulement entre sauva-ges : les Français n'échappèrent pas davantage à son influence néfaste. Il suffit de rappeler ici la guerre cruelle et longue que firent ces deux seigneurs de l'Acadie, Latour et d'Aulnay, au sujet des limites de leurs territoires de traite. Bien plus si nous voulions anticiper sur les événements, nous verrions, au commencement de ce siècle, de pacifiques marchands anglais, devenir, sous l'influence du commerce des fourru-res, chefs de fiers-à-bras ; et se disputer les pelleteries, pendant de longues années, en des rixes sanglantes 109.

Le fait est donc avéré : d'une manière générale, la traite des fourrures est un fac-teur puissant de discorde, une cause de guerre. Voyons maintenant dans quelles circonstances spéciales cette cause se trouvait agir sur les colons français du Canada, dans le cours du dix-septième et du dix-huitième siècle.

Notons un premier caractère de la traite dans la colonie : sa généralité. À cette épo-que, tous, sans exception, vivaient, à un degré quelconque, du commerce des fourrures. Les paysans s'en servaient pour arriver à constituer leurs domaines ; les seigneurs pour compléter les appointements de leur charge. Les communautés elles-mêmes en tiraient profit, au moins sous forme de subventions du gouvernement, et celui-ci n'avait pas d'autre source de revenu que les droits sur les pelleteries. On conçoit que cette généralité des opérations de la traite ait eu du retentissement sur tout l'enchaînement des phénomènes sociaux.

Notamment, la population tout entière de la colonie se trouvait en quelque sorte dans un état de fluidité, aujourd'hui dans ses foyers, demain sur les confins de la zone explorée. Les rencontres entre partis de chasse n'avaient pas pour seul effet des rixes souvent meurtrières, mais toujours sujettes à répression par l'exercice de l'autorité souveraine, comme cela s'était vu en Acadie dès les débuts de l'occupation française, et comme cela devait se produire de nouveau, presque de nos jours, sous le régime anglais, en bordure des rivages de la baie d'Hudson et dans les plaines du Nord-Ouest canadien, entre les engagés de deux compagnies marchandes de composition mixte, à personnel métissé de Canadiens, d'Écossais et de Peaux-Rouges. Dans ces conditions la lutte revêtait un caractère de lutte nationale, de gravité très grande.

Nous savons déjà que dans la Nouvelle-France la traite des fourrures dont tous vivaient se trouvait resserrée dans le cadre étroit de l'administration coloniale. Dès lors c'étaient les fonctionnaires coloniaux qui avaient en dernière analyse la haute main sur toute l'activité économique.

Les émules des Français dans les opérations de la traite étaient les Iroquois, seuls au début, et plus tard liés aux Hollandais et finalement aux Anglais. Au point de vue de la traite des fourrures, les concurrents des colons de la Nouvelle-France étaient placés dans des conditions beaucoup moins avantageuses. Les Algonquins et les Hurons, alliés des Français, occupaient au nord et à l'ouest du Saint-Laurent un vaste territoire particulièrement riche en bêtes à fourrures des plus recherchées.

D'autre part des rivalités séculaires envenimaient les rapports des cinq nations iroquoises avec les tribus nomades du grand plateau laurentien. Dès leur arrivée au Canada, les colons français s'étaient déclarés les alliés des Hurons et des Algonquins, ce qui leur avait mis à dos toute la ligue iroquoise.

On sait avec quel acharnement ils s'attaquèrent à la fois aux Français et aux sauvages qui approvisionnaient ceux-ci des fourrures ; comment ils harcelèrent sans relâche les partis de traite, pillèrent les canots et les habitations, détruisirent presque complètement la nation des Hurons, refoulèrent les Algonquins dans les solitudes du Nord, bloquèrent toutes les avenues et semèrent la terreur au cœur de la colonie française. On peut dire que, pendant à peu près trois quarts de siècle, c'est-à-dire jusqu'à ce que les Anglais se fussent immiscés d'une manière sérieuse dans le com-merce des fourrures, les Iroquois furent constamment les agresseurs.

D'autre part, si, au cours de cette phase première, les Français ne furent point les fauteurs de la guerre, s'ils ne firent que se tenir sur la défensive, il faut dire que, même alors, ils contribuèrent, dans une certaine mesure, au maintien des hostilités. Et d'abord, ils laissèrent inutilement la guerre traîner en longueur. C'est ainsi que, même quand le roi eut envoyé dans la colonie des troupes en nombre assez considérable pour écraser du coup la nation iroquoise, les chefs de l'expédition se contentèrent de brûler quelques bourgades, les premières qu'ils rencontrèrent sur leur chemin, et reprirent inopinément la route pénible de Québec. À maintes reprises, en lisant l'histoire du Canada, on est surpris de voir des expéditions, organisées à grands frais, avec un grand appareil, se terminer brusquement à la suite de quelque petit succès, de quelque victoire partielle remportée sur l'ennemi. Et l'on se dit : Ces gens n'avaient donc pas à cœur de porter aux Iroquois un coup décisif.

Cette idée d'un zèle plutôt médiocre pour la défense de la colonie chez les offi-ciers chargés de la conduite des opérations prend de la consistance lorsqu'on met en regard la vigueur déployée par les colons de la Nouvelle-Angleterre, dans leurs démêlés avec les naturels, les Pequods du Connecticut, ou encore en présence de la ligue formidable dite de Philippe 110.

Les colons de la Nouvelle-Angleterre prennent en main la défense de leurs foyers, et en une brève mais décisive campagne, coupent court aux agressions de ces tribus sauvages devenues par trop incommodes. Qu'on y regarde d'un peu plus près : on se rend compte alors que ces agglomérations sont par avance hiérarchisées ; que chaque agglomération renferme des individualités d'élite, des chefs dont les intérêts se confondent avec ceux de la masse, tout en disposant de moyens d'action plus effectifs et d'une vision plus nette des nécessités de l'heure.

Si l'on considère ce qui se passe vers le même temps dans la Nouvelle-France, on observe une situation tout autre : d'un côté, nous avons la masse des habitants, très désireux de voir cesser promptement l'état de guerre, mais incapables par eux-mêmes de déterminer ce résultat ; de l'autre une classe gentilhommière chargée de la conduite des opérations militaires, mais beaucoup moins intéressée que la classe paysanne à mener rondement les affaires. La classe dirigeante militariste souffrait beaucoup moins des incursions des Iroquois, de la destruction des récoltes, de la désolation des campagnes que la masse des habitants dont le principal gagne-pain était la culture des terres.

Ici nous ne devons pas perdre de vue cette constatation capitale, la formation essentiellement militariste de la classe gentilhommière de la Nouvelle-France, com-me de l'ancienne. Cela signifie que la guerre était le principal gagne-pain de la gentil-hommerie canadienne comme de la française. Elle n'était pas pour chacun de ses membres un gagne-pain seulement ; elle était pour tout hobereau un sûr moyen d'avan-cement ; prolonger la guerre, en multiplier les expéditions entrecoupées d'ex-ploits éclatants, c'était favoriser les occasions d'exploits brillants suivis d'avancement rapide et de faveurs royales. Il suffisait, à l'occasion, d'un concours de ces appétits égoïstes pour susciter des hostilités désastreuses ou en prolonger lamentablement le cours. En 1683, par exemple, l'avidité du gouverneur La Barre dans ses opérations de traite plus ou moins subreptices fournit aux Iroquois le prétexte, depuis longtemps secrètement épié, de rompre la paix.

La guerre occasionnée par la traite des fourrures, présentait ainsi dans sa première phase les deux caractères suivants : les Iroquois, par suite de leur position d'infériorité comme fournisseurs de la marchandise la plus recherchée, s'étaient faits les agres-seurs ; par surcroît, l'organisation sociale des colons français, en laissant aux mains de fonctionnaires sans attache directe avec la colonie, la direction ultime des opéra-tions, tendait à prolonger la durée de l'état de guerre.

La seconde phase de la guerre est marquée par l'entrée en scène des Anglo-Améri-cains. Les marchands de ce dernier type, nous avons eu mainte occasion de le constater, étaient du fait de leur formation sociale, en état d'évincer pacifiquement les Français du commerce des fourrures en terre américaine.

Ils pouvaient offrir aux sauvages du Nord un plus haut prix pour leurs pelleteries, des marchandises à meilleur compte et de meilleure qualité. La supériorité écono-mique se trouvait, dès lors, acquise à la ligue anglo-iroquoise, et un grave problème se posait pour les colons français : "Comment garder la clientèle du sauvage ?" Les fournisseurs de pelleteries étaient les alliés, les amis de cœur des Français, mais résisteraient-ils longtemps à l'appât du bon marché des Anglais et du haut prix qu'ils offraient pour les fourrures ? Déjà plusieurs tribus donnaient des signes de défail-lance.

Comme jadis les Iroquois, les Français crurent trouver la solution de cette diffi-culté dans la violence. Voyant les sauvages du Nord leur échapper sur le terrain économique, ils cherchèrent à se les conserver en attisant leurs vieilles haines contre les Iroquois, en les lançant au pillage des colonies anglaises. En un mot, les Français devinrent les agresseurs.

On conçoit avec quel entrain les gentilshommes du Canada se prêtèrent à leur nouveau rôle. Tant qu'ils n'avaient eu pour concurrents, pour adversaires, que les Iroquois, ils avaient eu du moins une bonne raison, une seule, de presser la paix : possédant alors l'avantage en matière économique, ils avaient intérêt à ce que la traite reprît son libre cours, ne fût pas longtemps troublée et interrompue par les partis de guerre. Mais aujourd'hui que les positions étaient renversées, la guerre devenait pour les Français un moyen permanent de conserver la clientèle des nations à fourrures, que les marchands anglais menaçaient de leur enlever. La formation première, les habitudes, les goûts, les intérêts pécuniaires, les vues d'avenir des gentilshommes canadiens, tout les poussait à la guerre ; ils s'y jetèrent à corps perdu, entraînant toute la colonie à leur suite. Et l'on vit alors ce spectacle étrange : tandis que les bandes Iroquoises dévastaient encore les campagnes du Canada et tuaient ses habitants, de nombreux partis de Canadiens et de sauvages, sous la conduite des seigneurs et des fonctionnaires mettaient la Nouvelle-Angleterre à feu et à sang. Montréal, encore tout émue du massacre de Lachine, voyait d'Iberville revenir de la baie d'Hudson couvert de trophées.

Il nous reste à voir comment, de son côté, la population anglaise fut, par degrés, engagée tout entière dans la lutte.

Chez les colons français du Canada, le danger de guerre développé par le com-merce des fourrures se trouvait, nous venons de le constater, considérablement aug-men-té par l'éducation, les habitudes, la vie essentiellement militaire de la classe dirigeante, de la gentilhommerie. Les choses ne se passaient pas de la sorte dans la Nouvelle-Angleterre. Là, pauvres et riches, petits et grands, tous, ou à peu près tous, vivaient de l'agriculture, ou du commerce, et des industries qui en dérivent ; ils formaient, par conséquent, une population à dispositions très pacifiques.

Aussi voyons-nous ces colons anglais toujours favoriser la paix, et, à maintes reprises, proposer à leurs voisins français quelque traité de perpétuelle neutralité. Dès 1648, ils envoyèrent à Québec une délégation "chargée de proposer une alliance éternelle entre les deux colonies, indépendamment de toute rupture qui pourrait survenir entre les deux couronnes". Or, - le fait est significatif, - les Français ne voulurent agréer cette demande qu'à "la condition que les Anglais se joindraient à eux pour faire la guerre aux Iroquois", et, Charlevoix, qui rapporte le fait, ajoute avec sa sagacité ordinaire : "Il y a bien de l'apparence que ce fut la condition de faire la guerre aux Iroquois qui rompit les négociations, et c'était, en effet, exiger beaucoup des Anglais... uniquement occupés de leur commerce et de la culture des terres 111".

Il existait, en effet, un contraste frappant entre Québec et Boston. Québec, ville sans importance commerciale, était constamment gardée, armée jusqu'aux dents, en paix comme en guerre. Boston, rendue opulente déjà par l'activité de ses habitants, se trou-vait, au contraire, à peu près dépourvue de fortifications, et sans garnison sérieuse 112.

L'aversion des colons anglais pour la guerre, leur ignorance profonde et leur inhabileté en cette matière étaient de notoriété publique dans les deux colonies. Leurs alliés, les Iroquois, leur en faisaient de fréquents reproches, et les Français en avaient conçu pour eux le plus profond mépris. Parlant de la Nouvelle-Angleterre, un fonctionnaire français écrivait : "Les peuples y sont d'une lâcheté surprenante, abso-lu-ment point aguerris, et sans aucune expérience de la guerre 113.

On conçoit qu'une population d'allures aussi pacifiques donnât peu de prises aux agressions de ses voisins, quelque turbulents qu'ils fussent. Chez elle, à l'origine, il n'y avait d'intéressé dans la guerre que le petit groupe des marchands de fourrures, qui, grâce à leur activité, étaient en train de ruiner le commerce des Français, tant à la baie d'Hudson et en Acadie que dans l'Ouest 114. C'était en haine de ce succès, que les Français, comme nous le savons, brûlaient les postes ou surprenaient les partis de traite de leurs concurrents. Ceux-ci auraient bien voulu engager les colonies anglaises à prendre fait et cause pour eux, et à répondre, coup pour coup, aux attaques des coureurs de bois et des fonctionnaires canadiens.

Les armateurs de Boston, de leur côté, ne tardèrent pas à se montrer favorables à la guerre. Les côtes de la Nouvelle-Angleterre ne suffisant pas à contenir leur esprit d'entreprise, ils s'étaient mis a exploiter les pêcheries de la colonie française limi-trophe, l'Acadie, que les colons français, par suite de la faiblesse de leurs capitaux et de leur initiative, étaient hors d'état de mettre à profit. Ces Anglais remplissaient même, à l'égard des Acadiens, une fonction patronale, en les approvisionnant de mar-chan-dises européennes en échange de pelleteries 115. Le même état de choses existait à Terre-Neuve 116, et même aux Antilles 117.

Les fonctionnaires français, jaloux de cette influence étrangère, voulaient contre le désir des habitants, fermer l'Acadie aux marchands anglais, et ces derniers se montraient bien disposés à s'y maintenir par la force et à s'emparer de tout le pays.

Mais un fait remarquable, c'est que le parti des représailles, le parti de la guerre, ne s'organisa au sein des colonies anglaises, ne s'affirma réellement, qu'à l'arrivée des fonctionnaires anglais.

Ceux-ci n'avaient pas assisté aux débuts des établissements coloniaux en Améri-que. Tandis que, dans les colonies françaises, c'était la métropole qui avait ouvert la marche et que les particuliers n'avaient fait qu'emboîter le pas faiblement derrière elle, dans la Nouvelle-Angleterre, tout était sorti de l'effort individuel et les fonction-naires de la mère patrie n'avaient fait leur apparition que plus tard, lorsque ces pays nouveaux étaient déjà en pleine voie de prospérité.

L'occasion de leur venue fut la prise de possession par le roi d'Angleterre de la colonie hollandaise voisine, la Nouvelle-Hollande, devenue dès lors la Nouvelle-York. De New-York, les fonctionnaires des Stuarts n'eurent rien de plus pressé que d'étendre l'autorité de leur maître et la leur ; d'un côté, en se faisant reconnaître (momentanément du moins) par les colonies anglaises du Nord, de l'autre, en dispu-tant aux Français la suprématie des pays à fourrures. C'étaient les gouverneurs des provinces anglaises, et non pas la population, qui étaient au fond de toutes les intrigues dirigées contre l'influence française. Ils épousèrent la cause des marchands anglais de la Nouvelle-York et de l'Acadie, et fomentèrent la discorde avec la même ardeur que les fonctionnaires français 118.

À la vérité, il serait difficile de dire lesquels des fonctionnaires des deux colonies portèrent le plus loin leurs vues ambitieuses et leurs agressions. Pendant que les Français poussaient de plus en plus en avant leurs établissements de traite, pendant que Talon, Duchesneau, Callières, successivement, proposaient au roi de France d'acheter ou de conquérir la Nouvelle-York, grand canal pour l'écoulement des pelle-teries, Nicholls s'efforçait d'évincer les Français du pays des Iroquois, et Dongan, prenant une attitude hostile, réclamait toute la région ail sud des Grands Lacs 119.

Pendant que ce même Dongan et son successeur Andros cherchaient à ruiner le commerce de Saint-Castin, en Acadie, Villieu, avec l'approbation du ministre, menait les Abenakis à l'assaut des villages anglais 120.

Cet esprit agressif n'était pas le seul point de ressemblance entre les fonctionnaires du Canada et ceux des colonies anglaises. Aux uns comme aux autres, on pouvait reprocher leur avidité, la part qu'ils prenaient ail commerce des fourrures. Quelques-uns des fonctionnaires anglais n'étaient-ils pas parvenus à acquérir, de cette manière, sur l'esprit des sauvages cet empire qu'on avait cru l'apanage des colons français 121.

Sur un point, toutefois, les fonctionnaires des deux colonies étaient loin d'occuper la même position : tandis que les paysans canadiens, de bonne ou de mauvaise grâce, suivaient leur bureaucratie dans toutes les aventures où elle trouvait bon de les engager, la population rurale de la Nouvelle-Angleterre reconnaissait à peine l'auto-rité des émissaires de la Grande-Bretagne, et, sur le chapitre de la guerre, leur refusait absolument son concours 122. Cette population renfermait dans son sein des hommes assez éclairés pour penser par eux-mêmes, assez influents pour faire valoir leurs prétentions. Aux yeux de ces hommes, la guerre entre Français et Anglais, dans le nouveau monde ne se faisait qu'au profit des marchands de fourrures et des fonction-naires ; elle n'avait pas un intérêt national, et, dès lors, ils n'étaient pas disposés à en payer les frais, à en porter la responsabilité.

Malheureusement, cette bonne disposition de la population rurale anglo-améri-caine ne dura pas. Les colons canadiens furent assez téméraires pour engager, de vive force dans la lutte, ces paisibles farmers, qui ne désiraient autre chose que la tranquillité nécessaire à l'exploitation de leurs domaines. Vers la dernière décade du dix-septième siècle, les chefs de la colonie française adoptèrent comme tactique "la petite guerre" ; c'est-à-dire que, chaque année, ils organisaient plusieurs partis, com-posés chacun d'un petit nombre de Canadiens et de sauvages, qui, des rivages du Saint-Laurent ou des côtes de l'Acadie, tombaient à l'improviste sur les villages et les habitations isolées dans les colonies anglaises, massacrant et brûlant tout ce qu'ils y trouvaient 123. La population anglaise des campagnes commença alors à souffrir cruel-le-ment des hostilités ; la guerre entre les deux nations devint sa guerre, comme elle avait été jusque-là celle des marchands de fourrures et des militaires.

En dirigeant ces attaques domiciliaires contre les colons anglais, les fonction-naires du Canada se faisaient ce raisonnement : "Ces gens qui vivent pour la plupart isolés sur leurs terres, ou réunis en villages non fortifiés, offriront une proie facile, un riche butin, aux petits détachements que nos Canadiens et nos sauvages ont l'habitude de former pour la course des bois. De plus, comme ils sont peu aguerris, poltrons même, ces colons seront affolés par la continuité des massacres et des pillages, et l'esprit mutin qu'ils ont montré tant de fois à l'encontre des gouvernants, se manifes-tera avec une nouvelle violence. Excellent moyen de créer des embarras à l'ennemi, de semer la division dans leur camp, de paralyser leurs mouvements." Ce raisonnement portait à faux : ce que les fonctionnaires appelaient la poltronnerie des colons anglais n'était, chez ces derniers, que le désir de rester à l'écart d'une lutte qui ne les concernait en rien, et qui les aurait détournés des occupations utiles. Ce que les fonctionnaires français envisageaient comme de. la mutinerie, n'était que la manifes-tation de l'esprit d'indépendance de ces colons, de leur ferme et efficace résolution d'intervenir eux-mêmes dans leurs propres affaires et de les mener à bien.

Et la preuve, c'est que lorsque les assauts continuels dont ils devinrent la victime leur eurent fait sentir la nécessité de la guerre, lorsqu'ils comprirent qu'ils n'auraient jamais la paix, si ce n'est par la force des armes, ils se rallièrent à leurs fonctionnaires et se jetèrent dans la mêlée avec un entrain, une vigueur, qui prirent les ennemis par surprise. C'est même lorsque cet élément très pacifique se fut mis de la partie que la lutte prit un caractère décisif, et à mesure, qu'il s'y engagea davantage, la colonie française subit des échecs de plus en plus sérieux. En 1690, Phipps et les armateurs de Boston, soutenus à demi seulement par le sentiment populaire, avaient échoué sous les murs de Québec ; vingt ans plus tard, un mouvement plus général assurait aux Anglais la possession de Terre-Neuve et de l'Acadie, enlevés aux Français. En 1745, les milices de la Nouvelle-Angleterre, aussi remarquables par leur courage que par leur mépris de toute règle militaire, emportaient d'assaut la place forte de Louisbourg, et s'emparaient, une première fois, du Cap Breton 124. Cette année même les colonies anglaises avaient résolu de s'emparer de tolites les possessions françaises en Amérique. Enfin, en 1759, l'action combinée de la Grande-Bretagne et de ses colonies déterminait la prise du Canada et l'écroulement de la domination française dans toute l'Amérique. Arrêtons-nous un instant sur ces faits.

Colonie contre colonie, métropole contre métropole, tel était le combat qui s'enga-geait. L'issue n'en pouvait être douteuse : il existait en faveur des Anglais une énorme disproportion de forces qui leur assurait d'avance la victoire. Voyons en quoi consistait cette disproportion et quelle en était la cause.

Les Anglo-Américains l'emportaient sur les Franco-Canadiens à la fois par le nombre et par la richesse. En 1755, la population du Canada, du Cap-Breton et de la Louisiane était de 75 à 80,000 âmes ; celle des colonies anglaises s'élevait à 1,200,000 âmes 125. Celles-ci pouvaient donc mettre sur pied des forces incompa-rablement plus grandes que leur rivale. Mais il ne faudrait pas croire naïvement, avec certains auteurs, que cette différence dans le chiffre de la population fût simplement l'effet du hasard ; elle était bel et bien le résultat de l'organisation sociale des deux peuples, comme je vais l'expliquer.

Dans les deux colonies, pendant longtemps, la source unique, ou du moins pré-pondérante de l'accroissement numérique avait été l'émigration européenne. Or cette émigration européenne s'effectuait vers les colonies anglaises par un procédé à la fois simple, sûr et rapide : les engagements (indentures) conclus par les manoeu-vriers anglais, désireux d'améliorer leur position, avec les colons riches ou aisés de la Nouvelle-Angleterre, qui étaient en quête de main-d'œuvre pour l'exploitation de leurs domaines ou de leurs industries. En d'autres termes, c'est l'intérêt même des particuliers, c'est l'initiative de la classe supérieure des colons qui pourvoyait au peuplement des colonies anglaises, et qui y attirait les émigrants par milliers chaque année.

Nous avons vu précédemment comment les gentilshommes à qui le roi de France avait imposé la tâche de peupler les seigneuries du Canada faillirent complètement à leur mission, et comment l'assistance que l'État leur fournit dans ce dessein ne servit qu'à les détourner plus sûrement de la culture, en favorisant leurs goûts innés pour la guerre et la vie d'aventures, en développant leur tendance naturelle vers les occupa-tions faciles, vers les emplois publics. Devenus traitants ou fonctionnaires, les seigneurs du Canada n'en étaient pas mieux adaptés au recrutement, au transport et à l'établissement des colons. Désormais, désintéressés de la direction des travaux usuels, ils n'auraient pu, comme la classe supérieure chez les Anglo-Arnéricains, utiliser les services d'émigrants pauvres. Ils n'avaient donc pas intérêt à en transporter au Canada. Au contraire, comme ils vivaient en grande partie du commerce des fourrures, ils avaient le même intérêt que jadis les marchands, à ne pas restreindre, par des établissements de culture, les vastes forêts et plaines nécessaires à la multipli-cation du gibier et à la chasse. Enfin, réalisant pour la plupart d'énormes profits sur les entreprises de fournitures que leur confiait le roi pour l'approvi-sionnement des postes de traite et des places fortes, ils n'étaient aucunement disposés à substituer aux parasites du corps bureaucratique une émigration rurale, qui aurait été bientôt en état de se suffire à elle-même 126.

En somme, tandis que, dans la Nouvelle-Angleterre, la classe dirigeante, par suite du caractère intense et utile de son initiative, était un agent actif de peuplement, la gentilhommerie canadienne, pour les raisons contraires, non seulement était incapable de coloniser, mais devenait un obstacle réel à l'accroissement de la population.

Les colons anglais n'avaient pas seulement la supériorité du nombre, ils avaient également celle de la richesse. Les colons éminents qui ne craignaient point de faire venir à leurs frais de nombreux émigrants, savaient aussi appliquer cette main-d'œuvre avec profit aux travaux usuels. De cette manière, l'agriculture de la Nouvelle-Angleterre en peu de temps était devenue florissante ; la terre et l'eau, le sol et le sous-sol, avaient été énergiquement mis à contribution ; des manufactures impor-tan-tes, comme celle des tissus, avaient été établies. Boston s'était développée rapide-ment en un centre pour la construction des navires et l'exploitation des pêcheries ; elle eut ses millionnaires, sa "codfish aristocracy".

Pendant ce temps, les seigneurs du Canada, comme nous avons eu occasion de le constater, n'avaient pas songé à exploiter les immenses ressources de leur pays. Ils avaient laissé l'agriculture languissante aux mains des habitants, encore pauvres et peu nombreux. Ils avaient négligé, ou abordé sans succès, l'exploitation des forêts, des mines et des pêcheries, et les industries de fabrication. L'entreprise du commerce des fourrures avait été seule à leur réussir ; elle leur demandait, moins que tout autre, les capitaux qui leur manquaient, les aptitudes patronales qui leur faisaient absolument défaut ; par sa simplicité même, elle se prêtait excellemment à l'ingérence administrative. Mais, exercé dans ces conditions-là, c'est-à-dire, en bas l'imprévoyan-ce des coureurs de bois, en haut l'ineptie des fonctionnaires, le commerce des fourrures ne produisait point la richesse, Quelques fortunes rapidement accumulées se dissipaient tout aussi rapidement, ou passaient l'Océan ; la masse se perdait dans la prodigalité besogneuse de ceux qui vivent d'un travail de simple récolte. La colonie française manquait ainsi de capitaux, du "nerf de la guerre".

Par elle-même, la Nouvelle-France, n'était donc pas de force à soutenir la lutte contre sa rivale anglaise. À la vérité, le faible développement auquel elle avait atteint, elle le devait, non pas à elle-même, mais bien plutôt à l'intervention constante de la métropole, et c'était encore sur la métropole qu'elle comptait pour sortir saine et sauve du mauvais pas où elle s'était étourdiment engagée. Par malheur la métropole ne fut bientôt plus elle-même en état de secourir sa colonie menacée : la monarchie fran-çaise se trouvait déjà en pleine décadence.

La colonie subissait le contre-coup de cette décadence. A partir de 1674, les secours venant de la mère patrie se firent toujours plus rares, plus précaires.

L'insuffisance des secours fournis n'était pas le seul effet de la décadence de la monarchie ; il faut encore signaler la corruption des fonctionnaires. La vaste machine administrative construite par Louis XIV allait sans cesse se compliquant, et si elle continuait à fonctionner, en dépit de l'affaiblissement de son moteur central, c'était désormais sans contrôle. De cette manière, une notable partie des fonds publics, tant en Acadie qu'au Canada, détournée par les intendants et leurs acolytes, ne parvenaient pas à leur destination. L'œuvre des concussionnaires fut particulièrement néfaste au moment où la lutte suprême s'engagea entre les deux colonies. Il suffit de rappeler l'intendant Bigot et ses nombreux complices.

Or, voyez comme tout s'enchaîne : la monarchie, à ses débuts, au lieu de relever l'individualisme qui déclinait, s'était efforcée, au contraire, d'étouffer toute initiative chez ses sujets français, afin d'augmenter d'autant ses propres attributions. Qu'en était-il résulté ? Lorsque la monarchie, devenue maîtresse de tout, voulut à soli tour manifester sa force, lorsque, par exemple, elle entreprit de coloniser, l'issue démontra clairement que, sans l'initiative des particuliers, tout succès était éphémère, impos-sible. Maintenant, cette même monarchie toujours par suite de l'inaction ou des vices de la classe dirigeante, se trouvait prématurément frappée d'impuissance et voyait sa colonie chanceler au bord de l'abîme.

Tout autre était la situation de l'Angleterre et de ses colonies. Là, l'initiative individuelle n'avait pas été comprimée ; elle s'y manifestait dans toute sa plénitude. Elle avait créé la grandeur maritime et l'agriculture de la Grande-Bretagne ; elle fondait la prospérité des établissements du nouveau monde. Là, le danger n'était pas dans la prédominance qu'auraient pu acquérir les pouvoirs publics, mais dans une certaine exagération du sentiment de l'individualisme, de la décentralisation.

Les colonies anglaises, surtout celles du Nord, reconnaissaient fort peu la suze-raineté de la couronne d'Angleterre ; elles exerçaient largement le self-government. D'un autre côté, dans leurs rapports entre elles, ces colonies se montraient particu-lière-ment jalouses de leur indépendance ; aucune d'elles ne permettait à la voisine d'empiéter sur son terrain. De temps à autre, un groupe de population, sous un prétexte quelconque, se constituait séparément, et ne tardait pas à former une nou-velle province florissante. La difficulté était de concerter l'action de ces divers groupements dans l'intérêt commun.

Les Français se disaient avec confiance : "Si les colonies anglaises sont beaucoup plus populeuses, et plus riches que les nôtres, en revanche elles sont beaucoup moins unies". Mais il ne faut pas oublier qu'un des caractères les plus marqués des sociétés à base d'initiative privée, faculté que ne peuvent avoir les lourds organismes administratifs, c'est de pouvoir s'adapter avec facilité à toutes les circonstances.

De bonne heure, quelques-unes de ces colonies anglaises naissantes avaient fort bien su dominer leurs tendances séparatistes et former une fédération en vue de se protéger contre les agressions des Français et des Hollandais, contre les velléités d'absolutisme des Stuarts 127. Plus tard, lorsqu'elles se furent convaincues, suivant l'expression de Franklin, "qu'il n'y aurait point de repos pour elles, tant que les Français resteraient maîtres du Canada", elles surent bien, encore une fois, étouffer leurs sentiments de défiance, resserrer les liens de leur union, accepter les fonction-nai-res de la Grande-Bretagne, engager même celle-ci à intervenir plus énergique-ment, à redoubler d'efforts ; et elles contribuèrent pour leur quote-part, par des sacrifices d'hommes et d'argent, aux frais de la guerre.

Les Franco-Canadiens, pauvres et peu nombreux, pillés, trahis par ceux mêmes qui auraient dû les patronner, abandonnés par la mère patrie au moment de leur plus grand péril, ne pouvaient résister longtemps aux forces réunies de l'Angleterre et de ses colonies. La bravoure des milices et des troupes, les brillantes victoires de Montcalm ne firent que retarder de quelques années la prise de Québec ; et le traité de Paris, en 1763, céda définitivement le Canada aux Anglais. L'initiative privée avait eu raison de la centralisation administrative, sur le terrain même où celle-ci se croyait invincible : sur les champs de bataille.

La prise de possession du Canada par l'Angleterre opéra instantanément, à la manière d'un phénomène chimique, la séparation des divers éléments qui compo-saient la colonie française. L'on put voir alors quelles faibles racines la gentilhom-merie avait poussées dans le sol. En effet, les seigneurs, en masse, se hâtèrent, à la cession, de repasser en France. La conquête les dépossédait des fonctions publiques dont ils avaient fait de tout temps leur principal moyen d'existence ; et ils n'avaient plus qu'un espoir : trouver quelque emploi dans les bureaux de la mère patrie. Le gouvernement français casa un grand nombre de ces réfugiés ; quant à ceux qui furent laissés de côté, ils trouvèrent tout naturel de revenir au Canada pour y exercer les fonctions que voulurent bien leur confier les gouverneurs anglais 128.

Et quels furent ceux qui restèrent ? l'Habitant, et ceux qui vivaient directement sur lui, tels que les curés et les seigneurs dans les régions anciennement établies, où les redevances étaient assez élevées pour permettre aux titulaires de subsister. L'Habi-tant, c'est-à-dire le seul qui eût manifesté, dans une certaine mesure, une initiative pratique. Sans doute, avec ses faibles ressources et sa modeste ambition, il ne s'était pas élevé à la fortune, mais, du moins, il avait acquis l'indépendance. Par là, il était arrivé à la possibilité de se passer de l'appui des pouvoirs publics, tandis que le seigneur en dépendait encore étroitement ; par là, aussi, il allait se maintenir en dépit de l'occupation étrangère, il allait devenir la clef de voûte du Canada moderne.

Chapitre XVI

L'habitant canadien et la paroisse rurale

Les colons français des débuts étaient de bonne souche paysanne. C'est notre meilleur titre de noblesse, dans la mesure où noblesse, vitalité, pérennité se confon-dent ! Benjamin Sulte, qui a dépensé le meilleur de sa vie à débrouiller nos origines, exhiba un jour une liste de plus de soixante noms de provinces ou pays de l'ancienne France entremêlés de ceux de quelques pays étrangers, auxquels il y avait lieu de rattacher notre population. De son côté, l'abbé Stanislas Lortie, du séminaire de Québec, a publié dans le bulletin du "parler français" (1903) un état de trente-huit noms indicatifs des provinces françaises d'où seraient venus nos ancêtres au cours du XVIIe siècle.

Ces tableaux, dont les données principales sont concordantes, nous mettent sur la piste d'aperçus intéressants. Voici les provinces qui figurent en tête, dans l'ordre décroissant des envois de colons.

1) La Normandie (Haute et Basse) ; 2) l'Ile-de-France (Paris et env.) ; 3) le Poitou (Haut et Bas) ; 4) l'Aunis (y compris La Rochelle, l'île de Ré, Oléron) ; 5) Perche et Maine ; 6) La Saintonge.

La chute est marquée de la Normandie, inscrite pour 958 envois au cours du premier siècle, et la Saintonge, avec moins de 300.

Restent quelque trente autres circonscriptions notamment la Bretagne, avec 175 colons ; l'Anjou, avec 139 ; la Champagne, 129 la Guyenne, 124 la Beauce, 105 la Picardie, 96 l'Angoumois, 93 la Touraine, 91 etc.

Ces indications chiffrées nous donnent une idée au moins approximativement exacte de la provenance des fondateurs de notre Nouvelle-France.

Ces colons avaient reçu dans leur pays natal un certain apprentissage préalable de la rude existence du défricheur, du bûcheron, que le pays laurentien tenait en réserve pour eux. En effet, ils ne sont pas venus des pays de vie douce de la France ; mais plutôt de régions forestières, bocagères, marécageuses, embroussaillées qui encore à l'aube du XVIIe siècle occupaient de vastes étendues de la France 129.

Même les atrocités des incursions iroquoises à la lisière des établissements français n'étaient pas pour ,effrayer cette vaillante jeunesse en quête d'aventures ou de terres à ouvrir. Ces atrocités, elles avaient eu au siècle précédent, en Europe, et elles avaient encore, leur équivalent et davantage dans les brigandages et les massacres suscités par les guerres de religion, dont le souvenir en France restait encore très vivace.

Au reste la crainte du sauvage n'empêchait pas la jeunesse française canadienne de s'engager hardiment dans la course aux fourrures, quitte à revenir tôt ou tard défricher et prendre femme en terre laurentienne, et si c'était possible, dans l'horizon du clocher paroissial et assez proche pour entendre sonner l'angélus.

La psychologie sociale de notre habitant, est, ou le voit, loin d'être simple. Ébauchée dans mainte campagne de France, dans de multiples étapes, au cours de longs voyages, elle a fini par revêtir des formes moins changeantes dans la vallée du St-Laurent, dans le pays de sa jeunesse, qui l'avait dans une notable mesure façonnée à soli image.

Brandissant sa hache dans les profondeurs de la forêt laurentienne, promenant dans ses arpents de souches et de roches le geste auguste du semeur, élevant une nombreuse et vertueuse famille dans la crainte de Dieu, l'habitant a été à tous égards le véritable fondateur et conservateur du Canada français, comme de la terre féconde, qui le fait vivre et nous tous avec lui.

Qu'apportaient-ils donc, dans leurs besaces, ces hardis pionniers de notre race en Amérique, qui, laissés à eux-mêmes, ou peu s'en faut, osèrent avec leurs faibles ressources pénétrer dans la forêt du nord, où rôdaient fauves et naturels, sous lui climat variable et rigoureux à l'extrême ?

Comment ont-ils pu y installer leurs familles, ces campagnards qui avaient dit adieu à la belle France, sans esprit et sans espoir de retour ? Ce qu'ils apportaient ? Assez peu de chose : leurs hardes, quelques meubles, des outils pour travailler la terre ou le bois ; le tout transporté à leurs frais au plus prochain port d'embarquement de Bretagne ou de Normandie. Mais n'allons pas oublier ce qui était le plus précieux de leur avoir sous sa forme intangible : leur formation préalable de bûcherons, de défri-cheurs, de laboureurs en sol tenace, embroussaillé. Et, au surplus, les habitudes de frugalité, de sobriété, de persévérance contractées au pays natal et qu'ils allaient mettre en œuvre au pays d'adoption.

Notamment, ces pionniers de l'agriculture dans nos grands bois apportaient de leur pays la tradition et la pratique d'un type renforcé de famille paysanne, où tout, à peu près tout, se confectionnait au foyer même, sans recours au commerçant ou à l'artisan du dehors. Les hommes maniaient tour à tour la cognée du défricheur, la grande hache ou l'erminette du charpentier, le rabot du menuisier, le jabloire ou le paroir du tonnelier, alternant avec la charrue, la herse et le brise-mottes du cultivateur en sol compact et rebelle.

De son côté, l'industrieuse épouse, dans les moments où elle n'était pas appelée à prêter main-forte aux hommes en temps de presse pour les semailles on les récoltes, actionnait ail foyer le rouet ou le métier à tisser. Même, au début de l'installation en pays neuf il lui arrivait de braquer l'arme à feu sur un fauve de passage, sur un rôdeur, sauvage ou autre, survenu à contretemps, en attendant que les "jeunes" eussent atteint l'âge où ils pourront se faire valoir à leur tour.

Bref, la famille de l'Habitant est une ruche de travailleurs de tout sexe, de tout âge, de toute capacité où jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants, vieillards, infirmes même ont leur emploi et leur utilité, chacun y trouvant la satisfaction de ses divers besoins et la récompense des services rendus. Type de groupement familial unique en son genre, combinant le rôle de la famille et celui de l'atelier de travail, admirablement adapté à la satisfaction des besoins d'une population aux mœurs sobres, aux exigences modestes ; le seul qui fût pratique et viable au début de notre vie coloniale et resté jusqu'à nos jours la pierre angulaire de notre survivance dans le nouveau monde.

Eh bien ! ce petit domaine rural, taillé à la mesure des besoins de l'activité, des ambitions d'une famille ordinaire d'habitant, marque aussi le terme ultime de la croissance de cette famille en force et en richesse, et, par ricochet, de toute la structure sociale qui s'y surajoute et en dépend. Que cette mesure soit excédée dans le cours d'une existence humaine, vite, dès la génération suivante, tout y retombe. Autant notre habitant a déployé d'énergie, de souplesse, de patience, pour arriver à constituer pièce par pièce ce domaine (lui sera pour lui comme une citadelle, autant il se montre hésitant et timide pour en sortir et s'aventurer au dehors.

Cet homme, que n'a jamais intimidé peut-être la lutte contre les obstacles maté-riels ou les formes brutes de la nature, animées oit inanimées, hésite à s'aventurer dans la sphère des choses intellectuelles ou morales. Il lui faut alors le soutien, la tutelle, la haute direction de spécialistes, d'auxiliaires qualifiés. Or, entre tous ceux qui l'entourent, il n'en est pas en qui il repose une plus entière confiance que dans le prêtre, son curé.

Sans doute, dans cet entourage foncièrement catholique, la mission essentielle du prêtre, source même de son prestige et de l'autorité de sa parole, reste la prédication de l'évangile et l'administration des sacrements. Mais la nature particulière du milieu social où s'exerce son action va l'amener, qu'il le désire ou non, à élargir singuliè-rement le champ de ses préoccupations et de ses intérêts. De-ci de-là, ses ouailles viennent faire appel à ses connaissances, solliciter son intervention, soit pour la mise au point des relations familiales dans quelque recoin de la paroisse ; soit en vue de quelque fondation ou entreprise d'utilité locale ou régionale.

Au jugement de tous, à cause de ses lumières et de ses relations étendues, le curé est mieux en état que tout autre dans la paroisse de procurer l'heureuse solution de la difficulté, d'assurer le succès de toute affaire d'ordre privé ou public, de caractère religieux, profane ou mixte. Situation qui nulle part ailleurs petit-être ne se présente sous des traits aussi accusés que chez nous.

Dans ce couple social étroitement uni : Famille de l'Habitant, Paroisse rurale, tan-dis que le rôle dit facteur premier, la Famille, s'en tient strictement à l'organisation et à la mise en oeuvre des moyens d'existence du groupement, la fonction du deuxième facteur, la Paroisse, consiste dans la coordination de l'activité des divers organes de la vie collective et locale, maisons de commerce, d'enseignement, associations diverses d'intérêt commun, de bienfaisance, ou mixtes.

La Paroisse a donc ce double aspect : à part de compléter, de corroborer l'action tutélaire de la Famille, elle fournit une première ébauche des institutions de la vie collective et de la vie publique locale, en étendant et fortifiant l'action des mesures prises dans la vie privée, qu'elle revêt parfois de force coercitive, ce qui ménage la transition aux grands groupements de la vie publique proprement dite : la Province, l'État, etc.

,À la lueur blafarde des premières réverbérations de la guerre actuelle, la paroisse canadienne élève encore sur les ruines accumulées tout autour de nous par les ambitions et les convoitises des puissants de la terre, les flèches de ses clochers qui chantent et scintillent dans l'horizon infini : témoins d'une survivance dont ils gardent le secret !

Appendice

I

Au pays de Jacques Cartier

L'Armorique, péninsule triangulaire dont la pointe, vers Brest, s'avance en plein Atlantique, et dont la base courant de Nantes à Saint-Malo, repose largement sur le Poitou, l'Anjou, le Maine, pour se souder à la Normandie. À l'intérieur de ce triangle, c'est l'Argoat au sol granitique, contrée de bois et de landes pauvres ; sur le pourtour, c'est l'Armor, rivages maritimes, où les terres sont meilleures et plus aisément transformables ; de plus, zone ouverte à la navigation et au commerce. Mais partout, dans l'Armor comme dans l'Argoat, c'est une population celtique d'origine fort ancienne qui habite le pays et vit de son exploitation.

L'ancêtre du Celte, originaire des plateaux herbus de la grande steppe asiatique, s'est engagé dans la vallée du Danube, qu'il a remontée jusqu'aux confins de la Ger-ma-nie. Communautaire de famille à l'origine, il est devenu dans les vallons cloisonnés de la Bavière un communautaire de clan, le clan groupement de marche et de combat qui se greffe sur la famille primitive, l'encadre et la domine. Le Celte est donc un communautaire de clan, non pas un communautaire de famille comme le sont les types issus directement du groupement patriarcal primitif ; plus combatif que ceux-ci, mais aussi moins stable et moins discipliné.

Pénétrant dans le pays gaulois par la trouée de Belfort, les Celtes se sont répandus en éventail à travers toute la large vallée de la Loire, poussés en queue par les arrivages récents, et refoulés jusque dans l'entonnoir de la péninsule armoricaine au terme de la route de terre. Quel était le tempérament, le type social de cet émigrant celtique qui, après avoir au cours des siècles fait la navette entre le continent et les îles britanniques, a donné naissance au type très accusé du Breton de la Bretagne armoricaine ?

Plus d'un prestigieux artisan du verbe français et de la pensée française a buriné en traits inoubliables la physionomie du Breton armoricain. Après avoir posé en principe que "l'histoire de France commence avec la langue française" et que "la langue est le signe principal d'une nationalité", Michelet nous parle ainsi de la Bretagne et de ses habitants :

"La pauvre et dure Bretagne, l'élément résistant de la France, étend ses champs de quartz et de schiste depuis les ardoisières de Châteaulin près Brest jusqu'aux ardoisières d'Angers... Toutefois d'Angers à Rennes, c'est un pays disputé et flottant... La langue bretonne ne commence pas même à Rennes, mais vers Elven, Pontivy, Loudéac et Châtelaudren. De là jusqu'à la pointe du Finistère, c'est la vraie Bretagne, la Bretagne bretonnante, pays devenu tout étranger au nôtre, justement parce qu'il est resté trop fidèle à notre état primitif ; peu français, tant il est gaulois, et qui nous aurait échappé plus d'une fois, si nous ne le tenions serré comme dans des pinces et des tenailles, entre quatre villes françaises d'un génie rude et fort : Nantes et Saint-Malo, Rennes et Brest."

Dans ses Souvenirs d'Enfance, Renan a mis à nu la texture intime de l'âme bretonne :

"Le trait caractéristique de la race bretonne, à tous ses degrés, est l'idéalisme, la poursuite d'une fin morale ou intellectuelle, souvent erronée, toujours désintéressée. jamais race ne fut plus impropre à l'industrie, au commerce. On obtient tout d'elle par le sentiment de l'honneur ; ce qui est lucre lui paraît peu digne du galant homme ; l'occupation noble est à ses yeux celle par laquelle on ne gagne rien, par exemple, celle du soldat, celle du marin, celle du prêtre, celle du vrai gentilhomme qui ne tire de sa terre que le fruit convenu par l'usage, sans chercher à l'augmenter, celle du magistrat, celle de l'homme voué au travail de la pensée."

Portrait qui a son utile complément dans ces quelques lignes de Flaubert : "Placé entre la Bretagne et la Normandie, ce petit peuple (de Saint-Malo) semble avoir à la fois : de la première, la ténacité, la résistance granitique ; de la seconde, la fougue, l'élan. Marins ou écrivains, voyageurs de tous océans, ce qui les distingue surtout c'est l'audace ; violentes natures d'homme, poétiques à force d'être brutales, souvent étroites aussi à force d'être obstinées."

Certes, ni Michelet ni Flaubert ne nous peignent Saint-Malo et ses habitants sous des traits trop séduisants. Écoutez Michelet : "Petite ville, riche, sombre et triste nid de vautours et d'orfraies ; tour à tour île et presqu'île, selon le flux et le reflux ; tout bordé d'écueils sales et fétides, où le varech pourrit à plaisir. Au loin une côte de rochers blancs, anguleux, découpés comme un rasoir. La guerre est le bon temps pour Saint-Malo ; ils ne connaissent, pas de plus charmante fête. Quand ils ont eu l'espoir de courir sus aux vaisseaux hollandais, il fallait les voir sur leurs noires murailles avec leurs longues-vues, qui couvaient l'océan."

Et Flaubert à son tour : "Dans l'intérieur de la ville vous passez par de petites rues tortueuses, entre des maisons hautes, le long de sales boutiques de voiliers ou de marchands de morue. Point de voiture, aucun luxe ; c'est noir et puant comme la cale d'un vaisseau. Ça sent Terre-Neuve et la viande salée, l'odeur rance des longs voyages."

Plus enchanteur, plus inspirant sera pour nous le croquis que nous trace de la ville de Cartier, le poète Abel Bonnard, admis au cénacle de l'Académie française :

"J'arrivai à Saint-Malo à la nuit tombante... Les vagues tonnaient sur le parapet de la route et aspergeaient d'un baptême d'embruns les autos qui fuyaient sur la chaus-sée... Le spectacle était admirable ; les flots en révolte écumaient au bas des vieilles murailles... mais cette colère de l'océan ne semblait qu'une fête de sa force. Partout, dans un entrelâcement de terre et de mer... des phares ouvraient et fermaient leurs yeux de pierreries. Au haut d'un ciel lustré par le vent, où des nuages superbes passaient à pleines voiles, éclatait une lune sans mollesse ni langueur, reine virile de tous ces prestiges. Dans les rues mêmes par où je revins et où des fenêtres éclairées encadraient partout les paisibles tableaux de la vie domestique, le vent faisait encore son bruit de sergent recruteur, et avec ses appels de clairon, ses roulements de tambour, ses promesses d'aventure, il semblait qu'il venait ravir l'âme des enfants à l'amour des mères."

Il est temps que nous nous mettions à la recherche de Jacques Cartier. Natif de Saint-Malo, il y habitait, du moins une partie de l'année, une "petite maison", spécifie l'acte, "avec jardin derrière", rue des juifs, plus tard désignée rue de Buhen. Mais Cartier était aussi propriétaire d'un manoir situé sur la limite des paroisses de Paramé et de Saint-Coulomb, à proximité de Saint-Malo. Un érudit de Rennes, Alfred Ramé, a visité ce manoir de Limoilou en 1865, et de la description qu'il en fait se détachent les traits suivants :

Situé à mille mètres environ de la côte, ce domaine est "une vraie station de navigateur, établie comme titi observatoire au point culminant d'un mamelon qui s'abaisse d'un côté jusqu'à Saint-Ideux, et de l'autre jusqu'à l'océan. De là, dans la direction de l'étoile polaire... Cartier voyait la pointe de la Varde... À droite, il avait le village de Roténeuf et la baie sinueuse qui s'enfonce vers Saint-Coulomb ; à gauche, la vaste grève qui s'étend jusqu'au château de Saint-Malo. Au-dessus de tout, la mer pour horizon, et dans le lointain le plus reculé, le profil du cap Fréhel, signal cher aux marins qui regagnent le port."

Le manoir était de "proportions modestes". "La pénurie, écrit M. Ramé, s'y montrait jusque dans les vices de construction et dans le mauvais choix des matériaux... Les bâtiments étaient disposés des deux côtés d'une cour carrée, close à ses deux autres extrémités par de grands murs. En homme qui connaît la furie des vents d'ouest et de nord sur la côte de Bretagne, Cartier avait aspecté son logis au midi et ne lui avait donné qu'un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Chaque étage comprenait deux pièces : en bas la cuisine, et sur cela, en haut titi réduit et la chambre du capitaine."

"L'escalier, contenu dans une tourelle ronde, faisait saillie sur la cour et rompait la monotonie de la façade. Le pignon du levant donnait sur le jardin ; à celui du couchant était accolé un bâtiment plus bas, servant d'écurie. En face, de l'autre côté de la cour, se trouvaient la grange, le pressoir et l'étable. Au centre, un ample puits carré, avec une belle margelle en granit, fournissait une eau abondante."

Ces quelques indications nous donnent l'idée de la vie simple, frugale, dure mê-me, mais saine et fortifiante aussi, menée par notre découvreur. De toute évidence, ce n'était pas un sybarite ; sa demeure n'était pas un palais luxueux, ni même un lieu de grand confort et de repos amollisant. C'était plutôt un simple abri, solide et suffi-sant pour le protéger lui et les siens contre les intempéries. Sa vie, toute d'activité, se passait surtout au dehors, le long de cette côte septentrionale de la Bretagne, bordée de récifs, battue par les vents et par les vagues, où les marées s'élèvent à des hauteurs prodigieuses, où les fleuves, même modestes, ont des embouchures immenses aux flux de la mer, ce qui les fait qualifier par Onésime Reclus de "faux Saint-Laurents".

Et dans son cercle de vision, une côte tourmentée, un océan tumultueux. "Le terrible cap Fréhel, écrit Barron. Terrible combien ! Battu des flots avec une violence sans égale, taillé par eux en prismatiques rochers multiformes, en cavernes mugis-santes, véritables antres des tempêtes, et du sommet desquels les regards... plus effrayés que ravis, contemplent douze lieues de côtes également assaillies et dentelées par la furieuse Manche."

Cette côte granitique, faite de ténacité et de tranquille résistance ; cette mer impétueuse dont la niasse formidable soulevée par les vents du large se rue avec une force presque irrésistible à l'assaut des rochers et des remparts, telles ont été dans l'ordre physique les éducateurs de Cartier. Dans l'ordre moral et religieux, il a subi l'influence pacifiante, doucement pénétrante, du milieu agreste de Paramé et de Saint-Coulomb, le réconfort de l'existence simple, frugale de la famille dans son manoir de Limoilou.

Mais il a connu aussi, dans son logis attenant au rempart et au château de Saint-Malo, l'agitation et les conflits de la ville, avec sa populace tapageuse, sa bourgeoisie chicanière, son haut clergé tourangeau investi de la seigneurie du lieu sous la suzeraineté du roi ; Saint-Malo, avec sa gentilhommerie collet monté, son enceinte fortifiée dominant la Rance et son château flanqué de quatre tours, dont la Quiquengrogne et la Générale.

Et conçoit-on que notre Cartier, à l'unisson de ses compatriotes, n'ait pas tiré quelque inspiration de la vue de cette merveilleuse combinaison de l'art et de la nature, l'abbaye du mont Saint-Michel, qui s'élève un peu à l'arrière-plan, aux confins de la Bretagne et de la Normandie, réminiscence du glorieux apostolat médiéval et des exploits de la chevalerie chrétienne ?

II

La langue et la religion de Jacques Cartier

Dans notre âge où l'on se pique de ne rien ignorer de ce qui touche aux personna-ges marquants de l'histoire, on s'est demandé quelle était bien la langue parlée par notre découvreur et quelle était sa profession de foi religieuse. Pour répondre à la première de ces questions, les relations de Cartier longtemps introuvables dans leur pays d'origine autrement que dans le texte italien de Ramusio, nous sont enfin parve-nues dans l'original de la version française. Et l'on constate qu'elles sont couchées en un français parfaitement intelligible pour nous.

D'autre part, rien n'établit que cette rédaction soit l'œuvre de Cartier lui-même, d'un membre de son équipage, comme ce Jehan Poullet, dont M. Biggar bien versé en la matière, suggère l'intervention dans l'espèce. De l'aveu de tous, néanmoins, le texte des relations attribuées à Cartier est fidèlement représentatif du parler gallot, non pas celtique, en usage dans la région de Saint-Malo, où s'est écoulée l'existence de notre découvreur entre deux aventures maritimes.

C'est ce que nous ferait bien comprendre un contact tant soit peu prolongé avec les érudits du pays malouin.

M. Georges Saint-Mleux, dans une brochure publiée à Saint-Servan même, rue Jacques-Cartier, nous le déclare avec toute l'autorité de l'homme du pays, versé dans son histoire et ses traditions, en contact quotidien avec les descendants des contem-porains, concitoyens de notre découvreur.

Si, au témoignage de notre auteur, Jacques Cartier manque de la culture littéraire qui, cent soixante ans plus tard, distinguera cette autre illustration navale de Saint-Malo, Duguay-Trouin, du moins il "parle la langue du seizième siècle... langue populaire et franche, non pas encore dénaturée par les surcharges pédantesques dont Rabelais et les poètes de la Pléiade l'affublèrent dans leur folie de latinisation et de grécisation à outrance".

M. Saint-Mleux poursuit : "Deux caractéristiques, entre autres, du parler de Jacques Cartier ont subsisté jusqu'à nos jours. D'abord le son de la diphtongue oi, pro-non-cée aujourd'hui wa... Dès le début du seizième, oi se disait wè, et Baïff, Ramus, écrivaient carrément oè... vous n'avez qu'à ouvrir l'oreille dans nos rues de Saint-Malo, et vous saisirez sur le vif la prononciation du seizième siècle

"C'est pas mwè, c'est twè, etc.".

La seconde caractéristique : la triphtongue eau. La prononciation séo, seau, expression usitée encore à Saint-Malo, est celle du seizième siècle. Le mot anglais correspondant, "water" donne bien l'idée de la triphtongue originelle.

Notre auteur signale de nombreuses ressemblances entre le parler de Jacques Cartier et le parler actuel de Saint-Malo, qui est aussi le nôtre. En voici quelques-unes: le nordè; le vent du su pour du sud la Grand porte, la Grand Rue, un ancre, une hôtel bonne argent ; sarcher pour chercher.

La conclusion de M. Saint-Mleux, c'est que "Jacques Cartier parlait le français, et nous le parlons aussi ; je veux dire le dialecte français particulier à l'île de France et à une partie de la région du Centre, en opposition avec les dialectes normand, picard et bouguignon, qui furent à une époque du moins, à peu près également employés comme formes diverses de la langue d'oïl."

Et puis, M. Saint-Mleux se réclame de la conclusion exprimée par M. Éveillé dans son Glossaire saintongeais, à savoir que les divers dialectes provinciaux ne sont que des survivances "des formes (le langage léguées par le moyen âge". M. Saint-Mleux va jusqu'à renchérir là-dessus : "On ne saurait apprécier autrement ni mieux, écrit-il, la nature (lu parler de Jacques Cartier, du vieux parler malouin encore vivant et pareillement du parler canadien."

Il est curieux de rapprocher ces vues de celles exprimées le 10 mars 1901 par J.-P. Tardivel rédacteur de la Vérité. Elles se ramènent à ceci :

"La langue parlée par les Canadiens est la vraie langue française." Et à l'appui de son opinion, l'auteur cite à profusion les grammairiens Buffier, Mauvillon, Restaut, etc.

Après avoir disserté de la langue que parlait Cartier, disons un mot de sa religion. Chez lui la foi chrétienne, le sentiment catholique s'affirment aussi nettement que l'esprit et le verbe français. Sa langue., c'était le vieux français populaire, imagé, sa-vou-reux en usage au seizième siècle à l'extrémité interne de la "corne" de la Bretagne. De même sa religion, c'est la foi chrétienne, catholique, naïve et sentimen-tale de son milieu celtique à peine touché d'esprit français.

Le réaliste Flaubert, de passage à Saint-Malo, écrit : "L'église est laide, sèche, sans ornements, presque protestante d'aspect. J'ai remarqué peu d'ex-voto, chose étrange ici en face du péril. Il n'y a ni fleurs ni cierges dans les chapelles..." Ce que Flaubert semble confondre avec une manifestation

de psychologie protestante ne serait-il pas plutôt le simple reflet d'habitudes de sobriété dans l'apparat et la décoration extérieure imposées au Breton, au Malouin surtout, dans le dénûment de sa dure vie de marin hauturier.

Nous sommes ainsi amenés à prendre parti dans nue question fort débattue parmi nos historiens de la découverte : le véritable caractère de la messe dont il est souvent parlé dans les relations de notre découvreur. Bien entendu, les érudits sont loin de s'accorder sur ce point: tandis que les combatifs se prononcent hardiment, quoique sans preuves concluantes, pour le caractère sacramentel de la messe indiquée dans le texte de Cartier, d'autres plus exigeants plus férus d'érudition, soutiennent de manière tout aussi satisfaisante que la messe dont parle Cartier consistait simplement dans la récitation ou le chant rythmé des prières de la messe.

J'incline à croire, sauf correction, que la messe dont parle Cartier était, surtout pour des raisons de prudence et de simplicité, de la catégorie de cette messe sèche ou nautique dont il est question dans Bescherelle et où il ne se faisait pas de consé-cration. Dans le livre d'Anatole Le Braz, Pâques d'Islande, se trouvent quelque dix pages dune lecture fort attachante, où le vieux Jean-René Kerello se représente récitant et "chantant" la messe sur le pont de la Miséricorde, à Islande, pour ses compagnons de bord, qui ont la nostalgie du pays. Et ne vous figurez pas que la messe célébrée dans ces conditions ne pénètre pas d'une sublime piété les âmes de ces marins bretons. Lisez plutôt la suite :

Ceux-ci à genoux, la tête inclinée, en silence, écoutent tinter la clochette et fer-ment les yeux pour revoir en esprit l'église du bourg natal, l'autel paré de branchages et de fleurs, les chasubles des prêtres, brodées d'or et, dans la nef, sur les nuques penchées des femmes les hautes coiffes de dentelles blanches, semblables à un grand vol de goélands...

Et voici, fort important pour la question à l'étude. ce que raconte ensuite Kerello :

Je n'eus pas plus tôt achevé l'Ite missa est que le capitaine me dit :

Ce n'est pas tout ça, Jean-René : il n'y a pas de grand'messe sans un peu de chant.

Oui, oui, s'écrièrent les autres, il faut que tu chantes !

Et Kerello ajoute en guise de commentaire

Dès l'âge de ma première communion, j'avais été réputé pour ma voix, et ce fut à cause d'elle que Dom Bléaz, recteur de Plouguiel, m'attacha d'abord à lui comme enfant de chœur, puis en vint à rêver pour moi les gloires du sacerdoce...

Messe ouïe, messe chantée ne dénotent donc pas, la présence nécessaire d'un prêtre officiant, mais, attestent tout simplement la lecture ou le chant des, prières de la messe par l'équipage ou les assistants,

Principaux ouvrages consultés

Histoire des choses mémorables des règnes de Louis XII et de François 1er, Robert de la Marck, éd. Petitot, Paris, 1826.

The Diplomatic History of America, by Henry Harrisse, Londres, Stevens, 1897.

Sismondi, Histoire des Français, t. XIV, XV, XVI, Paris, Treuttel et Wurtz, 1833.

Paul Gaffarel, les découvreurs français, Paris, Challemel, 1888.

Hauser et Renaudet, les débuts de l'âge moderne, Paris, Alcan, 1929.

H. P. Biggar, The Voyages of Cartier, Ottawa, Archives publiques.

H. P. Biggar, Collection of Documents relating to Jacques Cartier and Roberval, Ottawa, Archives publiques, 1930.

Jacques Cartier, Navigation ès îles du Canada, etc., Paris, Tross, 1863.

Jouon des Longrais, Jacques Cartier, documents nouveaux, Paris, Picard, 1888.

Michelant et Ramé, Jacques Cartier, relation originale, Paris, Tross, 1867.

Charles de la Roncière, Jacques Cartier, Paris, Plon, 183 1.

Guiffrey, Cronique du roy Françoys, Paris, 1860.

Discours du siège de Beauvais par Charles Duc de Bourgogne 1472.

Edith Sichel, Women and men of the French Renaissance, Westminster, Constable, 1902.


1 Machiavel, p. 13. (Coll.)

2 Ibid., p. 307.

3 Hauser, p. 306.

4 Histoire des Français, t. XIV ? p. 5.

5 On y a malheureusement dans le cours des temps substitué celui de Cumberland. En 1934, la Société Royale du Canada dont j'étais cette année-là le président, obtint le rétablissement de l'ancienne désignation de Jacques-Cartier.

6 Ibid., p. 34.

7 Paris, 1915.

8 Faillon.

9 Faillon, t. I, pp. 39-41.

10 Voir la reproduction de ce texte dans Biggar, Voyages of Cartier, p. 247 et suiv.

11 Biggar, ibid., 263 et suiv.

12 Biggar, Ducuments Cartier-Roberval, p. 42.

13 Lescarbot, t. II, p. 391.

14 Lescarbot, t. II. pp. 39-41.

15 Poutrincourt en Acadie, p. 33.

16 Rameau, t. I, pp. 17, 18.

17 Lescarbot, t. II, p. 413.

18 Ibid., p. 451.

19 Ibid., p. 493.

20 Ibid., p. 463.

21 Ibid., p. 528.

22 Biard, Relation de 1611, p. 67.

23 Sismondi, t. XXII, pp. 9-18.

24 1611, p. 25 et suiv.

25 Paris, Picard, 1932, p. 427 et suiv.

26 Champlain, t. III, pp. 218, 224.

27 Ibid., pp. 242, 253, 257, 267.

28 Champlain, t. V, p. 238.

29 Paul de Rousiers, la Science Sociale, t. IX, p. 156 ; t. X, p. 141. Champlain, t. II, pp. 9, 31.

30 Champlain, t. IV, pp. 14, 15 : aussi pp. 104, 105 ; t. 5, p. 242.

31 Champlain, t. IV, pp. 14, 15.

32 Champlain, t. VI, pp. 34, 35.

33 Champlain, t. VI pp. 203-205.

34 Sagard, t. pp. 34 et 41 ; Champlain, t. VI, p. 82.

35 Champlain, t. VI, pp. 218, 219.

36 Ibid., t. VI, pp. 6, 7.

37 Relations des Jésuites, t. 1, p. 5, 1626.

38 Champlain, t. VI, pp. 147, 148.

39 Champlain, t. VI, p. 167.

40 Sagard, t. IV, p. 885.

41 Champlain, t. VI, pp. 186, 187, 231.

42 Champlain, t. VI, p. 189.

43 Sismondi, t. XXIII, pp. 32, 33.

44 Id., Ibid., pp. 30, 31.

45 Sismondi, t. XXIII, p. 304, 305.

46 Édits et ordonnances, articles et conventions de Société, p. 13.

47 Ibid., article XXVII, p. 16.

48 Édits et ordonnances, articles et conventions, XXVI, p. 16.

49 Ibid., articles XI, XXI, pp. 14, 15.

50 Pauvre Acadie, fondée naguère par l'effort combiné de Poutrincourt et de Champlain et que sa situation en vedette sur le littoral de l'Atlantique-Nord va exposer constamment aux courses et déprédations de. rôdeurs de mer, en quête de butin. Sa lamentable histoire, longtemps fort négligé, a fourni en ces années dernières les matériaux d'ouvrages très fouillés, celui par exemple d'Émile Lauvrière. La tragédie d'un peuple, auquel le lecteur trouvera utile de se référer, mais en prenant soin de mettre un tempérament à soit exubérante anglophobie.

Notons seulement pour mémoire que l'Acadie était, dès les temps anciens de sa colonisation, aux mains de trois exploitants : Charles de Latour, Nicolas Denys et le commandeur de Razilly, dont Charles d'Aulnay de Charnisay, fut le successeur très contesté et vivement combattu par Latour. D'où, une guerre intestine cruelle qui dix années durant coupa court à tout progrès. Même la mort de d'Aulnay, survenue au cours de cette guerre, ne mit nullement fin aux hostilités, un de ses créanciers nommé le Borgne, désireux de rentrer dans ses fonds, fit voile pour l'Amérique. Résolu de se rendre maître de toute la péninsule acadienne, il brûla la Hève et allait continuer son œuvre de destruction, lorsque survint une flottille de corsaires anglais, lesquels en terrain si bien préparé, n'eurent point de peine à s'emparer de tous les établissements français.

51 De Richelieu à Mazarin, p. 87 et suiv.

52 Tenure seigneuriale, t. I, Titres, p. 376.

53 Relations des Jésuites, 1633, p. 26, 27, 36.

54 Journal des Jésuites, p. 185.

55 Ibid., p. 3.

56 Ibid., pp. 7, 67.

57 Ibid., pp. 67, 116.

58 Ibid., p. 30.

59 Ibid., pp. 68. 69.

60 Ibid., pp. 90, 92.

61 Ibid., p. 95.

62 Relation, 1653, p. 28.

63 Journal, p. 131.

64 Journal, p. 228, 229 ; cas de la Poterie, gouverneur des Trois-Rivières.

65 Ferland, p. 446 ; Journal, p. 284.

66 Parkman, Old Regime, p. 190 et passim.

67 Tenure seigneuriale, t. I, p. 378.

68 Sulte, t. II, pp. 50, 51 ; Rameau, pp. 307-310.

69 L'Église dès le début, avait été portée à agir sur les pouvoirs publics : forcée de s'accommoder d'un régime de centralisation, persécutée aux premiers siècles, parce qu'elle était en opposition avec la religion officielle, elle n'avait eu d'autre ressource que de s'emparer du pouvoir, que de devenir elle-même la religion officielle, que de s'asseoir avec Constantin sur le trône des Césars.

Lors de l'écroulement de l'Empire romain, l'Église dut se chercher de nouveaux défenseurs. Vainement tenta-t-elle de se constituer, au sein de cette mêlée menaçante de barbares, un pouvoir protecteur stable : Clovis, Pépin, Charlemagne, les chefs du Saint-Empire romain germanique se chargèrent, tour à tour, de ce rôle ils le jouèrent tant bien que mal.

Enfin, à mesure que s'effrita le monde féodal et que s'édifièrent les grandes monarchies modernes, l'Église, tout en conservant son organisation propre, s'attacha à ces puissances nouvelles qui lui rappelaient l'antique puissance de Rome ; elle s'affermit en même temps qu'elles ; elle grandit avec elles et par elles.

70 Tenure seigneuriale, t. I, p. 53.

71 Ibid., p. 70.

72 Ibid., p. 75.

73 Sismondi, t. XXII, p. 353.

74 Tenure seigneuriale. t. I, pp. 32, 33.

75 Sulte. Histoire des Canadiens français, t. II. p. 80.

76 Tenure seigneuriale, t. I, p. 367.

77 Les Relations de1642, p. 41, 42, disent environ trente-cinq.

78 Tenure seigneuriale, t. I, p. 367.

79 Faillon, Col. française, t. I, p. 419.

80 Dollier de Casson, p. 63.

81 Faillon, Col. française, t. I, p. 453.

82 Pour compléter cette démonstration, voir dans la Science sociale, t. IX, p. 26 et suivantes l'article du R.P. Schwalm ; l'influence du milieu social sur les missionnaires de la Germanie.

83 Faillon, Col. française, t. II, pp. 217, 284 ; Ferland, t. I, p. 416.

84 3, t. I, p. 271, 272.

85 Sulte, t. II, p. 91, 92.

86 Ferland, t. I, p. 272, Note (Bancroft, t. IV, p. 343.)

87 Faillon, Vie de Mlle Mance, t. I, pp. 170,171.

88 Lettres, t. I, p. 158 ; voir aussi p. 33, où il est parlé d'un cas semblable.

89 Journal, p. 68.

90 Voir notamment le chapitre premier de la Relation de 1636.

91 Faillon, coll. française, t. II, p. 135.

92 Parkman, p. 118 ; Faillon, Col. française, t. Il, p. 461.

93 Faillon, ibid., p. 459.

94 Faillon, Col. française, t. III, pp. 31, 76, 94, 110.

95 Ibid., t. II, p. 346.

96 lbid., p. 381. Journal, pp. 125, 309.

97 Lettres. t. II, pp. 313, 269, 274, 289, 352, Jugements et Délibérations, t. I, p. 18, 19, 31, 190, 208 ; Documents Nouvelle-France, t. I. p. 206 ; Journal, p. 356 ; Faillon, Colonie française, t. III, p. 203 ; Parkman, Old Regime, pp. 215, 216.

98 Garneau, t. II, p. 100.

99 Voir Jugements et Délibérations, t. I, pp. 31, 231.

100 Édits et ordonnances, t. I, pp. 70, 82, 234, 324.

101 Joubleau, t. II, p. 56.

102 Paris Documents, pp. 131, 133 ; Édits et ordonnances, t. I, pp. 60, 61 ; t. II, p. 42 ; Jugements et Délibérations, t. I, pp. 257-258 ; Documents, t. I. p. 252.

103 Documents, t. I, pp. 256-259 ; Ferland, t. II, pp. 77, 78, 80.

104 Documents, t. I. pp. 182-262, 289, 311.

105 Jugements et Délibérations, t. I, pp. 535, 558, 634, 635.

106 Ibid., p. 559 ; Documents, t. I. p. 254 ; Édits et ordonnances, t. I, pp. 73, 86.

107 Lahontan, t. I, pp. 125,126 ; Garneau, t. II, p. 147.

108 Documents, t. I, pp. 175, 255, 266, 275, 277, 347, 349 ; Lahontan, t. I, p. 36 ; t. II, pp. 27, 28.

109 L'hon. L.-R. Masson, Les Bourgeois dit Nord-Ouest Québec, Côté, 1889, t. I, p. 77.

110 Bancroft, t. I, pp. 299-301, 424-430.

111 Histoire, t. I, p. 286-289. Voir aussi Documents, t. I, p. 212, 343, 352, 353 ; Ferland, t. Il, p. 238.

112 Relations, 1636, p. 42 ; Documents, t. I; pp. 184, 270; t. II, p. 5, 65 ; t. III, pp. 211, 212.

113 Documents, t. II, p. 381 ; Voir aussi Ferland, t. II, p. 256, 270, 275, 477.

114 Lahontan, t. I, p. 36 ; t. II. pp. 13, 27, 28.

115 Documents, t. I, pp. 207, 282, 300 et passim.

116 Ibid., p. 385.

117 Ibid., p. 344.

118 Documents, t. II, pp. 25, 28, 289.

119 Ibid., t. I. pp. 183, 285, 419, 255 ; Ferland, t. II, pp. 50, 136, 141.

120 Ferland, t. II, pp. 126, 152-156, 167, 276, 277.

121 Ibid., p. 369.

122 Parkman, Frontenac, p. 119.

123 Documents, t. I, pp. 496, 497, 579, 590, 591 ; t. II, p. 167, 502, 524, 530 ; t. III et IV, passim.

124 Ferland, t. II, p. 477.

125 Garneau, t. II, pp. 219, 220.

126 Documents, t. III, p. 469.

127 Bancroft, t. I, p. 316.

128 Cf. Nos Gloires Nationales, passim ; entre autres, le cas de la famille de Lévis, t. II, pp. 144-170.

129 La lecture de la France en 1614 par Gabriel Hanotaux, est très propre à nous édifier à ce sujet.