Kronstadt avant l'insurrection
La flotte a joué un rôle énorme dans l'histoire du mouvement révolutionnaire en Russie.
Lors de la révolution de 1905, les marins ont les premiers commencé la lutte armée et l'ont abandonnée les derniers. La première mutinerie des marins sans caractère politique bien déterminée, mais au potentiel révolutionnaire certain, eut lieu les 3 et 4 novembre 1904 à Sébastopol. La révolte eut pour cause immédiate l'interdiction faite aux marins de quitter la cour des casernes sans autorisation spéciale et consista en l'attaque des casernes de la flotte, du bâtiment du tribunal maritime militaire et des logements des officiers. Les mutins furent réprimés par quelques coups de canon du cuirassé Pamiat Jferkouria. Trente-six d'entre eux passèrent devant le tribunal maritime militaire du port de Sébastopol le 5 janvier 1905 et furent condamnés à des peines très graves de travaux forcés et de bataillon disciplinaire. Cette révolte inaugurait, pour ainsi dire, le chapitre révolutionnaire de l'histoire de la flotte de la Mer Noire.
Durant la guerre, surtout à partir de 1915, la flotte fut travaillée avec succès par les organisations militaires des sociaux-démocrates (défaitistes), des socialistes-révolutionnaires ( gauche internationaliste), par le groupe du Nord des anarchistes-communistes, les tolstoïens et les différentes sectes religieuses (1). La guerre avec ses horreurs, les défaites aux fronts, la situation critique dans le pays et surtout dans les campagnes (situation que les matelots connaissaient par les lettres de leurs parents), ont évidemment fait plus que la propagande révolutionnaire proprement dite pour hâter leur évolution politique. A Cronstadt, la première rafale révolutionnaire fut particulièrement violente. "La tempête est passée ici plus âprement, mais aussi elle a déraciné tout le passé" disait un des matelots cronstadtiens lors d'une séance du Soviet, en expliquant la situation à une délégation venue du front. L'amiral Virren, commandant de la forteresse, organisateur du régime bagnard qui régnait à Cronstadt pour les matelots, fut tué. Ce fut la première victime de la révolte spontanée des marins qui commença à la nouvelle de la révolution de Pétrograd. Puis ce fut le tour de son collaborateur principal, l'amiral Boutakov, ainsi que d'une quarantaine d'officiers de la flotte; deux cent trente-six gradés furent arrêtés et enfermés dans les prisons cronstadtiennes. Pour effacer jusqu'à l'ombre du passé, la flotte et la garnison de Cronstadt appliquèrent alors le principe d'éligibilité du commandement. " Nous matelots et soldats de par la volonté de l'ancien régime nous ne savions travailler que de nos bras et pieds, on ne nous apprenait pas à travailler du cerveau, vos menaces (ceci s'adressant à Goutchkov, ministre de la Guerre et de la Marine du premier gouvernement provisoire) se trompent d'adresse. A Cronstadt, nous avons réfléchi avec nos esprits modestes et nous avons élu nos supérieurs en commençant par les caporaux, et en finissant par le commandant de la forteresse. Si vous voulez vous rendre compte de nos capacités, venez chez nous et regardez. Je vous assure que la capacité militaire de la forteresse est supérieure à celle qui existait avant le 1er mars. C'est ce que vous dit un matelot du rang, représentant du peuple libre. C'est ce que vous dira le commandant de la forteresse : le général Guérassimov. " Cette défense du principe d'éligibilité fut publiée dans les Itzvetzias de Cronstadt le 25 avril 1917.
Voulant symboliser extérieurement la démocratisation de la flotte, Cronstadt fut une des premières à abolir le port des pattes d'épaules aussi bien pour la flotte que pour la garnison de la forteresse ; cet insigne symbolisant l'autorité des officiers. Le ministre de la Guerre fut obligé de confirmer cette suppression et l'amiral Maximov, le nouveau commandant de la flotte baltique qui remplaçait l'amiral Nepline, tué par les matelots de la flotte active, publia l'ordre suivant : " Etant donné que l'uniforme militaire rappelle extérieurement l'ancien régime, j'ordonne dans toutes les formations d'enlever les pattes d'épaule et de les remplacer par des galons dont l'échantillon sera envoyé par la suite. "
Cronstadt devint bientôt la Mecque révolutionnaire où se rendaient les différentes délégations du front et de l'arrière. C'était en partie la presse bourgeoise qui avait créé cette réputation révolutionnaire de Cronstadt. C'était elle aussi qui l'appelait ironiquement la République cronstadtienne en l'accusant de séparatisme anti-étatiste et d'actes anarchistes. Citons comme exemple la décision prise à la séance du Soviet de Cronstadt du 26 mai 1917, qui devait faire hurler la bourgeoisie. Cette décision attribuait dorénavant tout le pouvoir au soviet de Cronstadt. Prélude de la lutte pour le pouvoir des soviets dans tout le pays, elle fut dirigée de la façon suivante : le pouvoir dans la ville de Cronstadt se trouve désormais uniquement entre les mains des soviets des députés des ouvriers et des soldats, lequel, pour les affaires concernant le pays entier, se met en contact avec le gouvernement provisoire. Tous les postes administratifs dans la ville de Cronstadt seront occupés par des membres du comité exécutif, en vertu de quoi ce dernier sera proportionnellement augmenté de nouveaux membres pris parmi les députés du soviet. Les postes administratifs seront distribués proportionnellement entre les différentes fractions politiques ; ces dernières sont responsables de l'activité de leurs représentants. La résolution fut adoptée par 211 membres contre 41 et 1 abstention (2). Cette décision du soviet cronstadtien eut l'effet d'un coup de tonnerre.
Le gouvernement provisoire et la grande presse commencèrent à calomnier la république cronstadtienne en l'accusant d'excès de toutes sortes et surtout d'indiscipline criminelle menaçant de rompre le front du Nord, ce qui aurait pu mettre le Pétrograd révolutionnaire dans une situation stratégique critique. Ces bruits gagnèrent tous les coins du front et les provinces les plus éloignées. Mais la calomnie eut une action contraire à celle que ces auteurs escomptaient. Les délégations arrivant à Cronstadt étaient conquises par son esprit, son enthousiasme et sa fidélité à la démocratie ouvrière. Ces délégations visitaient non seulement les bateaux et les casernes, mais aussi les usines et les chantiers et publiaient leurs impressions. Voici ce que disait à ce sujet la délégation du front du Nord : "Camarades, sur les fronts court le bruit qu'à Cronstadt règne une anarchie complète, que les voies de Pétrograd sont ouvertes à l'ennemi, la forteresse détruite, et on essaie par ce procédé de rompre notre confiance dans Cronstadt. Nous fûmes délégués par nos camarades pour observer ce qui se passe dans ce centre de la révolution. A notre grande joie nous y avons trouvé un ordre exemplaire dont nous faisons part à nos frères se trouvant dans les tranchées". Les Izvestia de Cronstadt, 5 mai 1917.
A Cronstadt s'installa le pouvoir total du soviet, pour lequel les marins et les soldats eurent un respect sans bornes. Le soviet était leur seul maître ; il tranchait aussi bien les questions d'ordre politique que moral. C'est ainsi qu'il décida dans une de ses séances la défense absolue de consommer des boissons alcoolisées. D'après les témoins directs de l'époque, cette décision fut ponctuellement appliquée par la masse des marins ce qui, vu la situation, eut une importance considérable. Le soviet de Cronstadt se tenait en contact permanent avec la place Yakornaïa qu'on appelait le Vetché (3) cronstadtien. Chaque soir y avaient lieu de grands meetings et l'on discutait en toute liberté des questions les plus actuelles. Selon des témoignages provenant de sources différentes l'assemblée, composée de marins et d'ouvriers constadtiens, était plus radicale que les orateurs, et très souvent ceux-ci devaient, pour ne pas perdre leur popularité, se soumettre au ton général. Le plus grand succès était en général acquis aux orateurs bolcheviques, anarchistes et à quelques révolutionnaires de gauche. Le Vetché cronstadtien, la place Yakornaïa, avec sa sensibilité extrême, servait pour ainsi dire de baromètre politique. Souvent, d'après ses oscillations, les partis déterminaient leur tactique. Cronstadt observait d'un oeil vigilant, la situation dans le pays et sur les fronts, se tenant en contact permanent avec Pétrograd. Chaque fois que la situation exigeait une décision prompte, Cronstadt envoyait des délégués aux renseignements. En revanche, Pétrograd, à chacune de ses entreprises, envoyait une délégation à Cronstadt pour s'assurer du soutien actif des marins. Ceux-ci ne se firent jamais prier, notamment lors des journées de juillet et d'octobre. Le 3 juillet une descente de plus de 2 000 marins armés défila dans les rues de Pétrograd semant la terreur dans la bourgeoisie de la capitale. En octobre, Cronstadt ainsi que d'autres centres de la flotte baltique, comme Helsingfors, envoyèrent à l'embouchure de la Néva des bâtiments de guerre, élément décisif de la marche de l'insurrection. Dans l'élaboration des plans insurrectionnels, Smolny (4) plaçait de grands espoirs dans les matelots de la Baltique, voyant en eux des détachements de combat qui combinaient la résolution prolétarienne avec une forte instruction militaire, dit Trotsky dans son Histoire de la Révolution Russe (Tome IV, page 304), ce sont encore des matelots qui occupèrent au cours des journées d'octobre l'agence télégraphique gouvernementale, les locaux de la banque d'Etat et d'autres points stratégiques de la plus haute importance pour l'issue de l'insurrection. Plus tard, les matelots prirent une part des plus actives à la consolidation du nouveau régime et leurs détachements militaires se battirent sur tous les fronts de la guerre civile.La production industrielle et agricole baissait à une allure vertigineuse.
Dans les usines, les matières premières étaient quasi absentes et les machines usées et non soignées ; le prolétariat passait son temps à ruser avec la famine. Les vols dans les usines, devenus une sorte de compensation pour un travail misérablement payé, étaient chose courante, et cela malgré les fouilles quotidiennes que les fonctionnaires de la Tchéka faisaient à la sortie. Les prolétaires, qui avaient encore des attaches à la campagne, y allaient échanger des vivres contre de vieux vêtements, des allumettes ou du sel. Les trains étaient pleins de ces gens (mechotchniki) qui, à travers mille difficultés, apportaient des vivres vers les villes affamées. Et grande était la colère des prolétaires, quand les barrages de milice leur enlevaient la farine ou les pommes de terre qu'ils portaient sur leur dos, pour ne pas laisser leurs gosses mourir de faim. Soumis à la réquisition, les paysans semaient moins, malgré les menaces de famine consécutive aux mauvaises récoltes. Or, les mauvaises récoltes n'étaient pas rares, seulement, en temps ordinaire, la surface ensemencée était beaucoup plus grande et les paysans pouvaient faire quelques réserves pour les années noires.
Nous pouvons donc résumer la situation d'avant l'insurrection de Cronstadt comme un formidable décalage entre les choses promises et la situation de fait. Ce décalage, subi par une génération n'ayant pas encore perdu le sens des droits acquis du fait de la révolution, forma le fond psychologique essentiel de la révolte. Mais un conflit secondaire souleva également la flotte.
Depuis la paix de Brest-Litovsk, le gouvernement avait amorcé une réorganisation totale de l'armée sur la base d'une discipline rigoureuse, incompatible avec le principe de l'éligibilité des officiers par les soldats ; on y introduisait toute une gamme hiérarchique chassant l'esprit de démocratisation en vigueur au commencement de la révolution.Mais, dans la flotte, pour des raisons purement techniques, pareille réorganisation était impossible, vu que les éléments d'une certaine qualification technique ne pouvaient être remplacés par de nouvelles recrues. C'est pourquoi les anciennes moeurs révolutionnaires y persistaient et les marins y jouissaient encore du reste des libertés acquises en 1917. Cet état de choses, en contradiction flagrante avec l'esprit régnant dans le reste de l'armée, ne pouvait durer ; les divergences entre la base de la flotte et le commandement supérieur de l'armée s'accentuèrent, devenant brusquement aiguës avec la liquidation des fronts de guerre civile en Russie européenne. Le mécontentement existait non seulement dans la masse des marins sans-parti, mais également parmi les matelots communistes. Les tentatives pour "discipliner" la flotte en y introduisant les "moeurs de l'armée" rencontrèrent, dès 1920, une active résistance de leur part. Un des auteurs de ces mesures disciplinaires, Zof, membre du conseil révolutionnaire de guerre de la flotte baltique, fut officiellement accusé par les marins communistes "d'esprit dictatorial".
Le bureaucratisme, le décalage très prononcé entre la " base et le sommet " fut constaté à plusieurs reprises lors de la seconde conférence de l'organisation des marins communistes en 1921.
Cet état d'esprit se manifesta également avec vigueur lors des élections pour le 8e Congrès des Soviets en décembre 1920, quand, à la base navale de Pétrograd, une grande partie des marins quittèrent démonstrativement la réunion électorale, protestant ouvertement contre l'envoi délégués de gens du sommet du Politotdiel et du Comflotte (c'est-à-dire de deux organisations qui détenaient entre leurs mains le contrôle politique de la flotte).
Ida METT.
(1) D'après le rapport de l'aumônier Valentine du bâtiment de ligne Sébastopol.
(2) A ce moment le soviet de Cronstadt comprenait environ un tiers de sans-parti, un tiers de socialistes-révolutionnaires, un tiers de bolcheviks.
(3) Vetché : assemblée populaire des villes libres hanséatiques russes, Pskov et Novgorod. Place Yakoznaïa - place de l'Ancre.
(4) Smolny - centre du parti bolchevique avant octobre, installé dans l'ancien Institut Smolny.
A lire : La révolution Inconnue (Voline) ; La Commune de Kronstadt (Editions Spartacus) ; Les Anarchistes dans la révolution russe (éditions La Tête de Feuilles) ;
les soviets trahis par les bolchéviques (Rudolph Rocker) ;
Kronstadt 1921 : prolétariat contre bolchevisme
Une coïncidence de dates a voulu que le 18 mars soit le premier jour de la Commune de Paris et aussi le dernier jour de la Commune de Kronstadt. Si le 25 octobre 1917 consacre la chute, par un coup d'État militaire, du gouvernement " modéré " et bourgeois de Kerensky, il y a bien eu, précédemment une véritable révolution sociale. Durant les mois qui précèdent, les soviets (ou Conseils de délégués ouvriers, soldats et paysans) avaient pénétré dans presque toutes les usines, sapant les bases économiques et sociales du régime bourgeois. Les comités et soviets de soldats avaient totalement désorganisé l'armée tsariste. Dans les campagnes, les paysans avaient exproprié collectivement les propriétaires terriens et avaient entrepris la culture commune de la terre. Pendant l'Octobre des ouvriers et des paysans, les slogans étaient sans ambiguïté : La terre aux paysans, l'usine à l'ouvrier. Le pouvoir aux soviets locaux et au centre des soldats, ouvriers et paysans.
La Contre-révolution bolchevique
Trois tendances inconciliables vont s'affronter : Il y avait le camp de la Réaction avec les "armées blanches" qui tentait de réinstaurer le tsarisme ; le camp des partisans d'une société dirigée sur tous les plans par un "État ouvrier" ; et il y avait aussi (et surtout) un mouvement populaire, porteur d'une dynamique et d'un projet autogestionnaire. L'Histoire va alors démontrer qu'entre autogestion sociale et étatisation, il n'y avait pas d'accord possible. Dès leur arrivée au pouvoir les bolcheviks vont mettre en œuvre leur fameuse conception de la " dictature du prolétariat " qui, bien évidemment, ne signifie pas autre chose que la dictature du Parti : La dictature de la classe ouvrière ne peut être garantie que sous la forme de la dictature de son avant-garde, c'est-à-dire du Parti communiste (Résolution du XIIè Congrès du Parti). Les organisations ouvrières sont mises au pas. En avril 1918, tous les clubs anarchistes à Moscou sont fermés (pris au canon) et 600 militants libertaires sont jetés en prison.
Le nouveau pouvoir va imposer une militarisation du travail et transformer des millions d'individus en exécutants soumis.
Militarisation du travail et fascisme rouge
Le renforcement de la discipline et la présence de l'armée à l'intérieur même des usines va provoquer de nombreux meetings de protestation. Les organisateurs de ces meetings seront dénoncés comme des "contre-révolutionnaires", des saboteurs, des espions etc. Pour Lénine et les bolcheviks les paysans sont incapables d'une prise de conscience révolutionnaire, et doivent donc être asservis à "l'État prolétarien". C'est ainsi que l'Armée rouge va organiser un pillage systématique des campagnes, créant artificiellement le conflit "ville-campagne". Au lieu de faire alliance avec la paysannerie, qui combat le retour des Blancs (tsaristes), et de respecter le slogan "La terre aux paysans, l'usine à l'ouvrier", le parti bolchevik déclenche l'hostilité générale de la paysannerie à son égard. Une fois le danger contre-révolutionnaire écarté, des révoltes armées embrasent le pays tout entier (dont le mouvement anarchiste makhnoviste). En février 1921, soit un mois avant l'insurrection de Kronstadt, un rapport de la Tchéka (police politique bolchevik) dénombre 118 insurrections paysannes.
Les grèves insurrectionnelles ouvrières de 1921
Rappeler tous ces éléments était nécessaire pour comprendre le vent de révolte qui va souffler en 1921 et la rage de tous ceux et celles qui aspiraient à une "troisième révolution" : la véritable révolution sociale et socialiste ! En effet, si la Révolution est victorieuse, les travailleurs se rendent compte que ses conquêtes leur échappent ! La famine s'installe : on estime à 5 200 000 personnes, mortes victimes de la famine et du froid en 1921. Alors que déjà les apparatchiks du pouvoir s'octroient de multiples privilèges, la décision gouvernementale du 22 janvier 1921, de réduire d'un tiers les rations de pain pour les citadins jette une étincelle sur un baril de poudre. Des grèves et des manifestations suivent les meetings, vite réprimées par les Koursantis (officiers de l'Armée rouge) et les unités spéciales de la Tchéka. Le mouvement prend une ampleur exceptionnelle à Petrograd. Les bolcheviks répondent par des arrestations et des fusillades. La plupart des mencheviks, Socialistes Révolutionnaires (S-R) et anarchistes encore en liberté sont arrêtés et rejoignent les centaines d'ouvriers déjà appréhendés.
Les échos de ces événements sont parvenus à Kronstadt. Lors des premières grèves de Petrograd, les kronstadtiens apprennent également que le pouvoir menace les ouvriers de l'intervention de "Kronstadt-la-Rouge", qui les forcerait à reprendre le travail s'ils continuaient à faire grève. Ainsi, les bolcheviks transformaient Kronstadt en épouvantail dans toute la Russie pour appuyer leur politique… Les marins envoient donc une délégation, afin de s'informer sur le caractère du mouvement. Le 1er mars, un meeting a lieu à Kronstadt, rassemblant 16 000 personnes (environ le tiers de la population totale de l'île). Les représentants du gouvernement s'y font copieusement critiqués et la résolution du 28 février est adoptée (qui sera le "testament politique" de la Commune). Alors, par la bouche de Trotsky et de Zinoviev, le Comité Central du Parti entame sa vieille rengaine et stigmatise aussitôt le mouvement comme une rébellion contre-révolutionnaire fomentée de l'étranger etc. Lénine écrit : Il est absolument évident que c'est l'œuvre des socialistes-révolutionnaires et des gardes blancs de l'étranger […], un mouvement petit-bourgeois anarchiste.
La Commune, du 2 au 18 mars 1921
Le 2 mars, 300 délégués de toutes les unités militaires des équipages et des fabriques, se réunissent dans le but d'élaborer les bases des nouvelles élections du Soviet. C'est le commencement de la Commune. Le 3 mars, parait le premier numéro des Izvestia (Les Nouvelles) de Kronstadt, journal quotidien de la Commune jusqu'au 16 mars. Toutes les prises de position des insurgés y paraîtront.
Pendant dix jours et dix nuits harassantes, les marins et les soldats de la ville tinrent bon contre un feu d'artillerie continu, venant de trois côtés, et contre les bombes, lancées par l'aviation. Pendant la Commune, tout le Petrograd socialiste (au sens réel du terme) et anarchiste est décimé, soumis sous la botte bolchevik. Les équipes de la Tchéka arrêtent tous les militants, les attroupements "de plus d'une personne" sont interdits !
Pour mettre Kronstadt à genoux, le gouvernement devra faire appel à des unités spéciales, laminées par la propagande officielle et d'une fidélité aveugle au Parti. Mais malgré cela, l'État-major de l'Armée rouge va subir de nombreux déboires. Dès les premières offensives, des démissions massives se produisent. Des régiments entiers refusent de monter à l'assaut ! Ces mouvements de refus vont s'intensifier les jours suivants : beaucoup de mobilisés veulent savoir ce que réclament les Kronstadiens et pourquoi on les envoie contre eux. La répression s'abat sur les régiments " indisciplinés " : dans de nombreuses unités, un soldat sur cinq est fusillé. Lors des attaques, afin de prévenir la reddition des troupes, des rangs " d'éléments sûrs " (Tchékistes, permanents du Parti) sont placés derrière les assaillants et leurs tirent dessus à la moindre hésitation. Le 16 mars, l'ordre est donné de s'emparer de la forteresse coûte que coûte. Quand les forces gouvernementales parviennent à rentrer dans Kronstadt, la bataille se transforme en combat de rue. Exténués par huit jours de résistance ininterrompue, affamés, à court de munitions, les kronstadiens décident d'évacuer la forteresse. 8 000 d'entre eux parviendront à se réfugier en Finlande. Ils seront arrêtés plus tard, à leur retour, et fusillés en nombre ou entassés dans des camps. Si le nombre de kronstadiens tombés au cours des combats est relativement peu élevé (comparativement aux pertes des attaquants), il va considérablement augmenter par le nombre de prisonniers et blessés exécutés sommairement par leurs ennemis. Les kronstadiens vont en effet être sauvagement pourchassés dans les rues de la ville, les blessés achevés sur place. Dybenko, le nouveau commandant de Kronstadt nommé par le pouvoir, revendique 900 exécutions pour la première journée où l'ordre fut rétabli dans l'île. Les kronstadiens étaient devenus des témoins gênants des contradictions de la dictature du prolétariat. Par conséquent leur seule existence continuait à représenter un danger pour le Parti, car ils pouvaient contaminer le reste de la population, en les informant de la nature et du caractère réels de leur mouvement.
La signification politique de Kronstadt
L'objectif des insurgés de Kronstadt était clairement une "troisième révolution". Cette troisième révolution fait suite à la première, contre le tsarisme, contre la noblesse féodale et l'autocratie et à la deuxième, contre la bourgeoisie, le parlementarisme et le capitalisme privé. La Troisième révolution se fera, elle, contre le césarisme bureaucratique de parti et le capitalisme d'État, pour établir le pouvoir des Conseils, sans parti guide. Si les Kronstadiens ne cèdent pas aux sommations et ultimatums lancés par Trostsky et ses sbires c'est donc parce qu'ils espèrent, jusqu'au dernier moment, que leur mouvement va servir de déclencheur à cette nouvelle révolution sociale. Le caractère libertaire et révolutionnaire de ce mouvement est donc indéniable. Mais pour saisir la signification précise de Kronstadt, il faut aller plus loin. L'insurrection marque un tournant décisif de la Révolution russe parce qu'elle consacre l'instauration définitive du bolchevisme. Lénine a su exploiter l'événement pour mater et écarter l'Opposition Ouvrière au sein de son propre parti ; le tout afin de passer à la N.E.P, la Nouvelle Politique, ce qui n'eût pas été possible sans la répression du dernier souffle révolutionnaire du prolétariat à Kronstadt.
Du fait de sa trop brève durée et de son isolement, Kronstadt n'atteint pas la même profondeur sociale et révolutionnaire que le mouvement makhnoviste ou la révolution espagnole de 1936-1937 par exemple, mais sa démarche spontanée de classe et la netteté de ses mots d'ordre en font un prototype accompli de toute lutte anti-autoritaire.
Groupe Kronstadt (Lyon)
A lire :
La révolution Inconnue (Voline) ; La Commune de Kronstadt (Editions Spartacus) ; Les Anarchistes dans la révolution russe (éditions La Tête de Feuilles) ; Histoire du mouvement makhnoviste (Pierre Archinov) ; le mythe Bolchévic (Alexandre Berkman) ; Nestor Makhno (Alexandre Skirda) ; les soviets trahis par les bolchéviques (Rudolph Rocker)