Émile Henry
LETTRE AU DIRECTEUR DE LA CONCIERGERIE
(extraits de Ni Dieu, ni Maître)
27 février 1894
Monsieur le Directeur,
Au cour de la visite que vous m'avez faite dans ma cellule le dimanche 18 courant, vous avez eu avec moi une discussion, d'ailleurs tout amicale, sur les idées anarchistes.
Vous avez été fort étonné, m'avez-vous dit, de connaître nos théories sous un aspect nouveau pour vous, et vous m'avez demandé de vous résumer par écrit notre conversation, afin de bien connaître ce que veulent les compagnons anarchistes.
Il vous sera facile de comprendre, Monsieur, que ce n'est pas en quelques pages que l'on peut développer une théorie qui analyse toutes les manifestations de la vie sociale actuelle, les étudie comme un docteur ausculte un corps malade, les condamne parce qu'elles sont contraire au bonheur de l'humanité et, en leurs lieu et place, échafaude une vie toute nouvelle, basée sur des principes entièrement antagoniste de ceux sur lesquels est bâtie la vieille société.
D'ailleurs, d'autres que moi ont déjà fait ce que vous me demandez de faire. Les Kropotkine, les Reclus, les Sébastien Faure [ont exposé] leurs idées, et ont poussé leur développement aussi loin que possible.
Lisez Évolution et Révolution de Reclus ; La Morale Anarchiste, Les Paroles d'un Révolté, La Conquête du Pain de Pierre Kropotkine ; Autorité et Liberté, Le Machinisme et ses conséquences de Sébastien Faure ; La Société mourante et l'Anarchie de Grave ; Entre Paysans (Fra contadini) de Malatesta ; lisez encore ces nombreuses brochures, ces innombrables manifestes qui, depuis quinze ans, ont paru tour à tour, chacune ou chacun développant des idées nouvelles, suivant que l'étude ou les circonstances les suggéraient à leurs auteurs.
Lisez tout cela, et alors vous pourrez vous former un jugement à peu près fondé sur l'Anarchie.
Et cependant, gardez-vous bien de croire que l'Anarchie est un dogme, une doctrine inattaquable, indiscutable, vénérée par ses adeptes à l'égal du Coran par les musulmans.
Non ; la liberté absolue, que nous revendiquons, développe sans cesse nos idées, les élève vers des horizons nouveaux (au gré des cerveaux des divers individus) et les rejette hors des cadres étroits de toute réglementation et de toute codification.
Nous ne sommes pas des "croyants", nous ne nous inclinons ni devant Reclus, ni devant Kropotkine, nous discutons leurs idées, nous les acceptons quand elles développent dans nos cerveaux des impressions sympathiques, mais nous les repoussons quand elles ne font rien vibrer en nous.
Nous sommes loin de posséder l'aveugle foi des collectivistes, qui croient en une chose, parce que Guesde a dit qu'il fallait y croire, et qui ont un catéchisme dont ce serait sacrilège de discuter les paragraphes.
Ceci bien établi, je vais essayer de vous développer, brièvement et rapidement, ce que j'entends, moi, par l'Anarchie, sans pour cela engager d'autres compagnons qui, par certains points, peuvent avoir des vues différentes des miennes.
Vous ne discuterez pas qu'aujourd'hui le système social est mauvais, et la preuve, c'est que chacun en souffre. Depuis le malheureux errant, sans pain et sans gîte, qui connaît la faim à l'état constant, jusqu'au milliardaire, qui craint toujours une révolte des meurt-de-faim venant troubler sa digestion, toute l'humanité éprouve des angoisses.
Eh bien ! sur quelles bases repose la société bourgeoise ? Abstraction faite des principes de famille, de patrie et de religion, qui n'en sont que des corollaires, nous pouvons affirmer que les deux pierres de voûte, les deux principes fondamentaux de l'état actuel sont l'autorité et la propriété.
Je ne veux pas m'étendre davantage sur ce sujet. Il me serait facile de démontrer que tous les maux dont nous souffrons découlent de la propriété et de l'autorité.
La misère, le vol, le crime, la prostitution, les guerres, les révolutions ne sont que des résultantes de ces deux principes.
Donc, les deux bases de la société étant mauvaises, il n'y a donc pas à hésiter. Il ne faut pas essayer d'un tas de palliatifs (voir socialisme) qui ne servent qu'à déplacer le mal ; il faut détruire les deux germes vicieux, et les extirper de la vie sociale.
C'est pourquoi, anarchistes, nous voulons remplacer la propriété individuelle par le Communisme, et l'autorité par la liberté.
Donc, plus de titres de possession ni de titres de domination : égalité absolue.
Quand nous disons égalité absolue, nous ne prétendons pas que tous les hommes auront un même cerveau, une même organisation physique ; nous savons fort bien que toujours il y aura la plus grande diversité entre les aptitudes, cérébrales et corporelles. C'est justement cette variété de capacités qui réalisera la production de tout ce qui est nécessaire à l'humanité, et sur elle aussi nous comptons pour entretenir l'émulation dans une société anarchiste.
Il y aura des ingénieurs et des terrassiers, cela est évident, mais sans que l'un ait aucune supériorité sur l'autre ; car le travail de l'ingénieur ne servirait de rien sans le concours du terrassier, et vice versa.
Chacun étant libre de choisir le métier qu'il exercera, il n'y aura plus que des êtres obéissant sans contrainte aux penchants que la nature a placés en eux (garantie de bonne production).
Ici une question se pose. Et les paresseux ? Chacun voudra-t-il travailler ?
Nous répondons : oui, chacun voudra travailler, et voici pourquoi :
Aujourd'hui, la moyenne de la journée de travail est de 10 heures*.
Beaucoup d'ouvriers sont occupés à des travaux absolument inutiles à la société, en particulier aux armements militaires de terre et de mer. Beaucoup aussi sont frappés par le chômage** . Ajoutez à cela qu'un nombre considérable d'hommes valides ne produisent rien : soldats, prêtres, policiers, magistrats, fonctionnaires, etc.
On peut donc affirmer, sans être taxé d'exagération, que sur 100 individus capables de produire un travail quelconque, 50 seulement fournissent un effort vraiment utile à la société. Ce sont ces cinquante qui produisent toute la richesse sociale.
D'où la déduction que, si tout le monde travaillait, la journée de travail, au lieu d'être de 10 heures, descendrait à 5 heures seulement.
Considérons, en outre que, dans l'état actuel, le total des produits manufacturés est quatre fois plus considérable, et le total des produits agricoles trois fois plus considérable que la somme nécessaire aux besoins de l'humanité ; c'est-à-dire qu'une humanité trois fois plus nombreuse serait vêtue, logée, chauffée, nourrie, en un mot aurait la satisfaction de tous ses besoins, si le gaspillage et d'autres multiples causes ne venait détruire cette surproduction.
(Vous trouverez cette statistique des produits dans la petite brochure : Les produits de la Terre et les produits de l'Industrie).
De ce qui précède, nous pouvons donc tirer la conclusion suivante :
Une société où chacun collaborerait au travail commun, et qui se contenterait d'une production ne dépassant pas énormément sa consommation (l'excès de la première sur la seconde devant constituer une petite réserve), n'aurait à demander à chacun de ses membres valides qu'un effort de deux à trois heures, peut-être moins.
Qui donc alors refuserait de donner une si petite quantité de travail ? Qui voudrait vivre avec cette honte d'être méprisé de tous et considéré comme un parasite?
(...) La propriété et l'autorité marchant toujours de pair, se soutenant l'une l'autre, pour tenir l'humanité esclave !
Qu'est-ce que le droit de propriété ? Est-ce un droit naturel ? Est-il légitime que l'un mange tandis que l'autre jeûne ? Non, la Nature, en nous créant, nous fit des organismes similaires, et un estomac de manoeuvre exige les mêmes satisfactions qu'un estomac de financier.
Et cependant, aujourd'hui, une classe a tout accaparé, volant à l'autre classe non seulement le pain du corps, mais encore le pain de l'esprit.
Oui, dans un siècle que l'on appelle de progrès et de science, n'est-il pas douloureux de penser que des millions d'intelligences, avides de savoir, se trouvent dans l'impossibilité de s'épanouir ? Que d'enfants du peuple, qui seraient peut-être devenus des hommes de haute valeur, utile à l'humanité, ne sauront jamais autre chose que les quelques notions indispensables que leur inculque l'école primaire !
La propriété, voilà l'ennemi du bonheur humain, car elle crée l'inégalité et, par suite, la haine, l'envie, la révolte sanglante.
L'autorité, elle, n'est que la sanction de la propriété. Elle vient mettre la force au service de la spoliation.
Eh bien ! le travail étant un besoin naturel, convenez avec moi, Monsieur, que nul ne se dérobera à la demande d'un effort aussi minimum que celui dont nous avons parlé plus haut.
(Le travail est un besoin si naturel que l'Histoire nous montre des hommes d'État s'arrachant avec bonheur aux soucis de la politique pour travailler comme de simples ouvriers. Pour n'en citer que deux exemples bien connus : Louis XVI faisait de serrurerie ; de nos jours, Gladstone, "the great old man", profite de ses vacances pour abattre lui-même quelques uns des chênes de ses forêts, comme un vulgaire bûcheron.)
Vous voyez donc bien, Monsieur, qu'il ne vous sera nécessaire de recourir à aucune loi pour éviter les paresseux.
Si, par extraordinaire, quelqu'un voulait cependant refuser son concours à ses frères, il serait toujours moins coûteux de nourrir ce malheureux, qui ne peut être qu'un malade, que d'entretenir des législateurs, des magistrats, des policiers et des gardes-chiourmes pour le mater.
Beaucoup d'autres questions se posent, mais elles sont d'un ordre secondaire ; l'important était d'établir que la suppression de la propriété, la prise au tas, n'amènerait pas un arrêt de la production par suite du développement de la paresse, et que la société anarchiste saurait se nourrir et se satisfaire en tous ses besoins.
Toutes les autres objections qu'on pourrait soulever seront facilement réfutées en s'inspirant de cette idée qu'un milieu anarchiste développera dans chacun de ses membres la solidarité et l'amour de ses semblables, car l'homme saura qu'en travaillant pour les autres il travaillera en même temps pour lui.
Une objection qui paraîtra plus fondée est celle-ci :
Si aucune autorité n'existe plus, s'il n'y a pas la peur du gendarme pour arrêter le bras des criminels, ne risquons-nous pas de voir les délits et les crimes se multiplier dans une proportion effrayante ?
La réponse est facile :
Nous pouvons classer les crimes commis aujourd'hui en deux catégories principales : les crimes d'intérêts et les crimes passionnels.
Les premiers disparaîtront d'eux-mêmes, car il n'y aura plus matière à ces délits, atteintes à la propriété, dans un milieu qui a supprimé la propriété.
Quant aux seconds, aucune législation ne peut les empêcher. Bien loin de là, la loi actuelle, qui acquitte le mari assassinant la femme adultère, ne fait que favoriser la fréquence de ces crimes.
Au contraire, un milieu anarchiste élèvera le niveau moral de l'humanité. L'homme comprendra qu'il n'a aucun droit sur une femme se donnant à un autre que lui, puisque cette femme ne fait qu'obéir à sa nature.
Par conséquent les crimes, dans la future société, deviendront de plus en plus rares, jusqu'à ce qu'ils disparaissent complètement.
Je vais vous résumer, Monsieur, mon idéal d'une société anarchiste.
Plus d'autorité, bien plus contraire au bonheur de l'humanité que les quelques excès qui pourraient se produire aux débuts d'une société libre.
Au lieu de l'organisation autoritaire actuelle, groupement des individus par sympathies et affinités, sans lois et sans chefs.
Plus de propriété individuelle ; mise en commun des produits ; travail de chacun selon ses besoins, consommation de chacun selon ses besoins, c'est-à-dire à son gré.
Plus de famille, égoïste et bourgeoise, faisant de l'homme la propriété de la femme, et de la femme la propriété de l'homme ; exigeant de deux êtres qui se sont aimés un moment d'être liés l'un à l'autre jusqu'à la fin de leurs jours.
La nature est capricieuse, elle demande toujours de nouvelles sensations. Elle veut l'amour libre. C'est pourquoi nous voulons l'union libre.
Plus de patries, plus de haines entre frères, jetant les uns contre les autres des hommes qui ne se sont même jamais vus.
Remplacement de l'attachement étroit et mesquin du chauvin à sa patrie, par l'amour large et fécond de l'humanité tout entière, sans distinctions de races ni de couleurs.
Plus de religions, forgées par des prêtres pour abâtardir les masses et leur donner l'espoir d'une vie meilleure alors qu'eux-mêmes jouiront de la vie terrestre.
Au contraire, développement continu des sciences, mises à la portée de chaque être qui se sentira attiré vers leur étude amenant peu à peu tous les hommes à la conscience du matérialisme.
Étude particulière des phénomènes hypnotiques que la science commence aujourd'hui à constater, afin de démasquer les charlatans qui présentent aux ignorants, sous un jour merveilleux et surnaturel, des faits d'ordre purement physique.
En un mot, plus d'entrave aucune au libre développement de la nature humaine.
Libre éclosion de toutes les facultés physiques, cérébrales et mentales.
Qu'une société ayant de telles bases arrive du premier jour à l'harmonie parfaite, je ne suis pas assez optimiste pour l'espérer. Mais j'ai la profonde conviction que deux ou trois générations suffiront pour arracher l'homme à l'influence de la civilisation artificielle qu'il subit aujourd'hui, et pour le ramener à l'état de nature, qui est l'état de bonté et d'amour.
Mais pour faire triompher cet idéal, pour asseoir une société anarchiste sur des bases solides, il faut commencer par le travail de destruction. Il faut jeter bas le vieil édifice vermoulu.
C'est ce que nous faisons.
La bourgeoisie prétend que nous n'arriverons jamais à notre but.
L'avenir, un avenir bien proche, le lui apprendra.
Vive l'Anarchie !
Emile Henry
source : http://www3.sympatico.ca/emile.henry/lettre.htm