Courbet, Proudhon et la Commune de Paris
Texte de Gustave Courbet paru dans le Journal Officiel de la Commune

Texte paru dans la revue la Griffe N° 19 (hivers 2000 - 2001) Une exposition qui s'est tenue au musée d'Orsay, à Paris, au printemps dernier, et deux ouvrages récents, rappellent non seulement l'engagement de Gustave Courbet dans l'expérience de la Commune, il est délégué du VI ème arrondissement , mais surtout les liens étroits que le peintre a entretenu avec Proudhon, et la façon dont sa conception de la peinture s'inscrit directement dans la pensée libertaire de ce dernier.
Comme le souligne Philippe Dagon dans Le Monde (17.03.00), les raisons et l'expression de l'engagement communard de Courbet ne sont pas extérieures aux activités artistiques du peintre, ni, autre forme d'extériorité, décelables dans les thèmes ou la perception anecdotique de ses tableaux.
Courbet, ce grand réaliste, n'est ni un compagnon de route des communards, ni "le" peintre de la Commune. A l'exception de quelques rares croquis privés, Courbet n'a rien dessiné, rien peint "sur" la Commune (barricades, insurgés, etc.).
Le caractère émancipateur de son oeuvre artistique et donc le lien intime que celle-ci entretient avec la Commune de Paris ne résident pas dans les apparences les plus visibles, les plus extérieures et donc les moins picturales de son travail. Ils sont à la fois intérieurs à sa peinture et à sa pratique.
La pratique artistique
Dès les années 1850, Courbet est un peintre célèbre mais qui a toujours prétendu se libérer et libérer l'activité artistique de sa dépendance vis à vis de l'Etat et des soit disant "pouvoirs publics ", de l'hypocrisie, de la servilité, du conformisme et du rôle de laquais que cette dépendance induit inévitablement dans le comportement des artistes comme dans la nature des oeuvres qu'ils produisent. C'est dans des termes sans équivoque qu'il met fin, en 1853, à une entrevue avec le directeur des Beaux arts (sorte de ministre de la culture de l'époque) qui avait demande à le rencontrer pour, au nom de l'Etat, lui commander un tableau: "Je répondis immédiatement que je ne comprenais absolument rien à tout ce qu'il venait de me dire, d'abord parce qu'il m'affirmait qu'il était un Gouvernement et que je me sentais nullement compris dans ce Gouvernement, que moi aussi j'étais un Gouvernement et que je défiais le sien de faire quoi que ce soit pour le mien que je puisse accepter. je continuai en lui disant que je considérais son Gouvernement comme un simple particulier, ( ... ) Ce à quoi il me répondit: M. Courbet, vous êtes bien fier !"
A cette affirmation apparemment individuelle (ou individualiste) du temps de l'Empire, succède, pendant la Commune, une affirmation collective ait caractère libertaire tout aussi net lorsque, avec d'autres peintres, Courbet invite les artistes à se doter de leur propre "gouvernements et à créer la Fédération des artistes : ,Je suis heureux de vous dire que les peintres, à mon instigation, viennent de prendre l'initiative dans cet ordre d'idées [le principe fédératif]. Que tous les corps d'état de la société suivent leur exemple, et à l'avenir aucun gouvernement ne pourra prévaloir sur le nôtre, Les associations s'appartenant et constituées selon leurs intérêts propres seront nos < cantons" à nous, et plus elles se gouverneront elles-mêmes, plus elles allégeront la tâche de la Commune. "
Comme pour la citation précédente, il faudrait s'arrêter sur presque chacun des mots employés. Rappelons que le terme " autogestion", n'existe pas encore et que les libertaires d'alors parlent "d'auto gouvernement" ou plus couramment de se "gouverner soi-même". Il y aurait ainsi beaucoup à dire sur ce texte, au regard des débats actuels sur le municipalisme libertaire (voir La Gryffe no 16). La Commune, pour Courbet comme pour tous les autres "fédéralistes" ou "proudhoniens" (Varlin, Vallès, Malon, etc.) est un véritable "gouvernement, c'est à dire un pouvoir autonome capable de se fédérer à d'autres communes, d'autres pouvoirs autonomes, à l'infini. Mais cette extension fédérale, par association avec des forces extérieures, suppose impérativement que la commune soit elle, même, à rebours cette fois, une force fédérée, l'expression commune et directe d'une infinité d'autres , "gouvernement", de "corps d'état", "d'associations", enchâssés les uns dans les autres et tout aussi autonomes; s'appartenant dit Courbet, "constituées selon leurs intérêts propres ", du plus grand au plus petit, mais de façon égale, dans un rapport d'analogie où, de façon saisissante, à la suite de Proudhon, Courbet peut dire à la fois que le simple particulier, au sens habituel du mot, est un "gouvernement", et que le Gouvernement, au sens étatique du mot, n'est lui-même qu'un "particulier", une force particulière dont la seule "généralité" apparente réside dans sa prétention exorbitante à vouloir se soumettre les autres forces, les autres "particuliers".
Le contenu des activités artistiques
Ce terme de "particulier" est essentiel pour comprendre la façon dont, avec Proudhon, Courbet conçoit la nature de l'activité artistique. Pour Courbet, l'art est un "travail". A l'artiste-prêtre de l'utopie et du romantisme, il oppose "l'ouvrier-artiste". Pour lui l'artiste est un " travailleur ".
L'atelier du peintre est un véritable " atelier ", cet atelierque Proudhon et les syndicalistes-révolutionnaires opposent au politique, comme alternative à la domination, comme fondement d'une société libre. Deux malentendus sont ici à éviter, deux malentendus aux quels J-H. Rubin n'échappe pas complètement, faute de bien saisir l'originalité des conceptions libertaires de Proudhon.
Le premier porte sur les notions de travail et de " travailleur". En assimilant l'artiste à un "ouvrier", Courbet et Proudhon ne rabattent pas l'activité et la création artistique sur la trivialité et l'aliénation du travail de leur temps 3. C'est au contraire au nom d'une conception d'un travail libéré, d'une activité créatrice libre, qu'art et travail peuvent être assimilés. Pour Proudhon l'homme est travailleur, c'est à dire créateur et poète.
Et c'est en ce sens que l'artiste, bien loin de devoir penser son activité sur le modèle du travail aliéné, constitue , au contraire lui-même un modèle de son émancipation, une des meilleurs voies possibles de J'activité humaine libre; pour peu que sa pratique artistique assume sa dimension d'activité physique et matérielle, "d'appropriation" particulière (ou singulière) de la nature; ce que Courbet et ses amis peintres appelle le "réalisme.
Et c'est ici qu'il faut éviter un second malentendu.
Si Proudhon et Courbet refusent le travail aliéné du capitalisme industriel naissant, s'ils cherchent auteurs d'eux dans le monde encore largement artisanal et rural de la France du milieu du XIXème siècle, les forces susceptibles de libérer l'être humain ?, le "travail" dont ils se réclament et dont ils saisissent la possibilité dans toute activité humaine (les "corps d'états de la société" dont parle Courbet en 1871) n'est assimilable ni au passé ni au présent, ni à l'artisanat ni à aucune autre forme do travail existant. Comme le montre très bien Robin dans les textes qu'il cite, mais contrairement à ce qu'il dit lui-même, le " travail " dont l'art et l'atelier de Courbet pourraient être une des expressions possible, est entièrement tourné vers l'avenir, vers des rapports interhumains et avec le monde, inconnus jusqu'ici, qu'il convient d'inventer entièrement, où le travail, assimilable à la création, à l'amour et au désir, est d'abord une force d'émancipation capable de s'approprier et de s'assimiler la nature, donc de se libérer de toute contrainte extérieure, de toute aliénation.
Dernière remarque, à l'intérieur d'une discussion qui exigerait d'être plus approfondie. Le passé n'est évidemment pas absent des perceptions de Proudhon et de Courbet, de l'importance, dans leur pensée, du monde semi rural de la Franche Comté dont ils sont issus tous les deux, avec ses préjugés et ses limites, mais aussi ses forces et ses ouvertures "particulières" dirait Courbet. Mais la courte vue la plus dommageable (et à laquelle Rubin n'échappe pas) serait justement de rabattre sur ce passé ce que la pensée proudhonienne a de plus novatrice: l'affirmation de l'autonomie des êtres, de la multiplicité des forces et des points de vue comme condition d'une recomposition libertaire de la réalité. Lorsque, faisant écho rétrospectivement aux analyses de Deleuze et Guattari, Proudhon proteste contre l'organisation mécanique, pars extra partes, des puissances productives et perceptives, qu'elle soit moderne au ancienne 7, et lorsque de façon concomitante et paradoxale, il se réclame d'une "spécialisation" du travail. Il ne se réfère ni au présent, ni au passé, mais à un possible où, à la suite de Spinoza, de Leibniz et, plus tard, de Nietzsche, l'anarchie des êtres, leur capacité à être tous (dans le vocabulaire de Courbet) des "gouvernements particuliers", des "associations s'appartenant", "constituées selon leurs intérêts propres", pourraient enfin prétendre composer un monde émancipé.
D. C.
Proudhon vu par Courbet
La Griffe : 5 rue Sébastien Gryffe 69007 Lyon - France
Notes :
1 Lettre à Bruyas oct 1853
2 Profession de foi pour l'élection à la Commune de Paris - 16 avril 1871
3 Sur cette aliénation, cf. Jacques Rancière, La nuit des prolétaires (Fayard 1981)
4 Système des contradictions Tome II
5 Des forces que le mouvement libertaire ne cessera jamais de réunir dans une multitude de contextes différents, à partir de conditions mulriples, sans rapports avec l'artisanat traditionnel
6 Capitalisme et schizophrénie, L'anti Œdipe (1972)
7 "l'homme ne veut plus que l'on organise, qu'on le mécanise. Sa tendance est à la désorganisation ( ... ), partout où il sent te poids d'un fatalisme ou d'un machinisme. Telle est l'œuvre la fonction de 1a liberté ". De la Justice, tome III, p.422
8 " Par cela même que te travail est divisé, il sa spécialise et se détermine dans chacun des travailleurs. Mais cette spécialité nu détermination ne doit point être considéré, relativement au travail collectif, comme une expression fractionnaire ce serait se placer au point de vue de l'esclavage ( ... ) Qui dit spécialité, dit pointe ou sommité ( ... ) t'ut spécialité dans le travail est un sommet du haut duquel chaque travailleur domine et considéra l'ensemble de l'économie sociale (-). Toute spécialité dans le travail est donc, par la multitude et la variété de, rapports, infinie. " Contradictions, cp. ciL, P. 374.

Aujourd'hui, Paris est libre et s'appartient, et la province est en servage.
Quand la France fédérée pourra comprendre Paris, l'Europe sera sauvée.
Aujourd'hui, j'en appelle aux artistes, j'en appelle à leur intelligence, à leur sentiment, à leur reconnaissance, Paris les a nourris comme une mère et leur a donné leur génie. Les artistes, à cette heure, doivent par tous leurs efforts (c'est une dette d'honneur), concourir à la reconstitution de son état moral et au rétablissement des arts, qui sont sa for. tune. Par conséquent, il est de toute urgence de rouvrir les musées et de songer sérieusement à une exposition prochaine; que chacun, dès à présent se mette à l'oeuvre, et les artistes des nations amies répondront à notre appel.
La revanche est prise, le génie aura son essor; car les vrais Prussiens n'étaient pas ceux qui nous attaquaient d'abord. Ceux-là nous ont servi, en nous faisant mourir de faim physiquement, à reconquérir notre vie morale et à élever tout individu à la dignité humaine.
Ah ! Paris, Paris la grande ville, vient de secouer la poussière de toute féodalité. Les Prussiens les plus cruels, les exploiteurs du pauvre, étaient à Versailles.
Sa révolution est d'autant plus équitable, qu'elle part du peuple.
Ses apôtres sont ouvriers, son Christ A été Proudhon. Depuis dix-huit cents ans, les hommes de coeur mouraient en soupirant; mais la peuple héroïque de Paris vaincra les mistagogues et les tourmenteurs de Versailles, l'homme se gouvernera lui-même, la fédération sera comprise, et Paris aura la plus grande part de gloire que jamais l'histoire ait enregistrée.
Aujourd'hui, je le répète, que chacun se mette à pauvre avec désintéressement: C'est la devoir que nous avons tous vis-à-vis de nos frères soldats, ces héros qui meurent pour nous. Le bon droit est avec eux. Les criminels ont réservé leur courage pour la sainte cause.
Oui, chacun se livrant à son génie sans entrave, Paris doublera son importance, et la ville internationale européenne pourra offrir aux arts, à l'industrie, au commerce, aux transactions de toutes sortes, aux visiteurs de tous pays, un ordre impérissable. Un pari de ses citoyens, qui ne pourra pas être interrompu par les ambitions monstrueuses de prétendants monstrueux.
Notre ère va commencer; coïncidence curieuse ! C'est dimanche prochain le jour de Pâques. Est-ce ce jour-là, que notre résurrection aura lieu !
Adieu le vieux monde et sa diplomatie !
GUSTAVE Courbet
Texte édité par le Journal Officiel de la Commune du 5 avril 1871
Outre G. Courbet, la fédération des artistes de la Commune compta dans ses rangs :
Edouard Manet , J-B Clément , Eugène Pottier ; Daumier ; Corot ; F. Millet ; André Gill ; …