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Si on en croit l’Encyclopédie Larousse, la définition du terme écologie paraît simple. Il s’agit de « l’étude des êtres vivants en fonction du milieu naturel où ils vivent ». Mais voilà, rien n’est jamais aussi simple que le clerc le prétend !
Depuis des millions d’années, les rapports de la vie, donc de l’homme, avec son milieu se modifient, et pas seulement sous l’action de l’homme mais aussi sous l’impulsion d’une dynamique de la nature dont on connaît mal l’origine et dont les éléments subissent des transformations imprévisibles pour la connaissance que nous possédons. Nous savons que de cette masse de matière originelle surgirent des convergences dues au hasard, et que c’est l’organisation de ces convergences, nées de la nécessité de leur survie, qui constitue les particularités de notre planète et de la vie qui, sous des formes multiples, l’habite. Si l’on ne craint pas le paradoxe, on peut prétendre que depuis des millions d’années la vie et son environnement, pour des nécessités individuelles et sans se préoccuper du devenir, empiète l’une sur l’autre et que c’est le déséquilibre que cette situation procure qui constitue les grands cycles de l’humanité. On peut se poser le problème de l’importance respective de la vie et de son environnement, prétendre que l’environnement indiscipliné mange la vie, ou que la vie tue l’environnement. C’est l’étude de tous ces phénomènes qui constitue ce qu’on appelle l’écologie. Cependant, ce mouvement des êtres et des choses est une nécessité et détermine un mécanisme de survie de la nature ; par voie de conséquence, l’écologie doit construire des techniques qui maintiennent les équilibres nécessaires.
Mais quel équilibre ? L’équilibre originel ? Les modifications qu’il a subies ont échappé à l’homme. Des équilibres successifs ont abouti à celui qui, aujourd’hui, est à nouveau en danger pour la survie de l’espèce ; c’est de celui-là qu’il s’agit. Il est sûr que l’homme modifie cet équilibre plus pour nourrir son esprit que pour assurer sa survie qui pourrait être obtenue à moindres frais, encore qu’on peut penser que la nature, élaguée, a pu respirer et échapper à quelques-uns des bouleversements des premiers âges qui à la fois nous terrorisent et nous enchantent.
De toute façon, l’écologie se veut une science qui, en protégeant la nature, protège la vie en général et l’homme en particulier. C’est une science égoïste, dans le sens humain du terme. Car l’écologie qui, avec juste raison, pense à limiter la présence de l’homme pour ne pas détruire les moyens de se perpétuer ne va pas jusqu’à sacrifier l’espèce humaine au libre développement de son environnement. Lorsque l’écologiste parle de la nature, il se place au centre, et les distances qu’il mesure entre la nature et les autres espèces animales sont toujours entre elles et lui, lui, le centre. Cela découle naturellement de cette faculté qu’il est le seul à posséder et qui consiste à enregistrer l’événement, à le propager, en un mot à témoigner.
Les plantes sont belles, les montagnes majestueuses, le ciel est lumineux, les animaux sont curieux. Toutes ces constatations constituent son divertissement. Mais avant d’être une gymnastique intellectuelle du genre scientifique ou littéraire ce sont des éléments qu’il utilise pour vivre et pour alimenter l’énergie qui est indispensable au mouvement sans lequel toutes les choses meurent. C’est à travers ces réflexions banales qu’il faut apprécier les propositions multiples d’équilibre entre la nature et l’homme que nous font les écologistes. On voit tout de suite que la science écologique est incompatible avec le dogmatisme. Que les propositions qui nous sont faites vont engendrer des phénomènes naturels ou humains qu’il faut aborder de face. Cette science relève d’un certain pragmatisme, car elle n’est pas devant une page blanche, une toile vierge, elle trouve devant elle des intérêts illégitimes mais fortement charpentés pour défendre leurs privilèges ; mais d’autres intérêts, je dirais « innocents » en ce sens que ceux qui en bénéficient ne les ont pas créés mais ont été introduits à l’intérieur du système par une société sur laquelle ils n’avaient aucune prise, et que ce qui constitue leur univers dans le temps court qu’ils ont à passer sur cette terre leur paraît plus important - parce que ça les concerne, eux, directement - « que toutes les spéculations sur l’avenir de l’humanité ».
Ce sont quelques-uns de ces problèmes que les écologistes abordent bien volontiers, sans trop se préoccuper de leur retombée sociale, que je veux examiner ici.
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Lorsqu’on se penche sur les travaux du club de Rome ou des écologistes, on s’aperçoit qu’il est possible de les réduire, un peu arbitrairement peut-être, en trois groupes dont tous les autres découlent.
Le premier rassemble tous les éléments qui se rapportent à la démographie, le deuxième à la croissance et le troisième à l’environnement. Ces trois facteurs, dont le désordre écologique crée les crises, sont étroitement imbriqués. Les écologistes, dans de nombreux et savant ouvrages, les ont décortiqués. Le club de Rome nous a montré leur étroite dépendance et a avancé des solutions de caractère global avec une logique impeccable. Mais il est bien évident que s’ils ont su nous tracer un portrait sombre et convaincant des dangers des déséquilibres entre les divers éléments qui composent la nature, s’ils nous ont dit ce qui serait préférable, il se sont bien gardés d’aller au fond du problème qui est un problème de civilisation. Ils n’ont pas su ou pas voulu nous dire par quel moyen on pouvait aboutir à ce grand rêve d’un équilibre des diversités. Peut-être parce qu’ils sont les enfants de leur siècle, par crainte de poser les vrais problèmes sans quoi l’écologie n’est qu’un paradis qui, comme tant d’autres, berce la nostalgie des temps lointains que les légendes ont dorés et qui ne sont peut-être que le souvenir de la tranquillité de l’embryon dans le ventre de la mère. Peut-être parce qu’ils attachent une importance exagérée à la loi qui prétend que « la différence a toujours été le moteur de l’évolution ». Peut-être parce qu’ils ont reculé devant les tabous économiques, politiques, moraux.
Entre les dangers qu’ils décrivent et ce que pourrait être une société consciente des équilibres nécessaires entre la nature et la vie, c’est le trou, le vide le plus complet. Et lorsqu’on suit leur démarche, ils nous donnent l’impression qu’après avoir construit le scénario, ils n’attendent plus que la bonne fée qui, d’un coup de sa baguette écologique, guérira les plaies qui rongent l’humanité. C’est dérisoire. Parfois même, comme pour les hommes du club de Rome, il semble que cette bonne fée puisse être la dirigeante des grands États touchés par la grâce qui se dégage de leurs travaux remarquables. Alors là, c’est désolant.
Ils me font songer à tous ces hommes de bonne volonté qui ont sérié des problèmes qui étaient complémentaires, qui espèrent en résoudre un en attendant que d’autres soient mûrs, et qui sont libres-penseurs, pacifistes, éducateurs, etc. Mais le rationalisme n’a pas empêcher les cultes d’abrutissement, mais le pacifisme n’a pas empêché la guerre, mais les progrès de l’éducation n’ont pas empêché les classes. Ils ne pouvaient pas aboutir, car la morale religieuse, la guerre, les classes et, par conséquent, le désordre écologique ont des racines profondes, ce ne sont pas des données, mais les conséquences d’une civilisation, les fruits d’un comportement, l’aboutissement logique d’idées reçues, implantées à partir de la nécessité pour l’homme de vivre en s’accommodant d’un milieu et en essayant de tirer son épingle du jeu.
Les écologistes en général, et les hommes du club de Rome en particulier, semblent croire que le bon sens, que l’éducation, que la solidité de leur argumentation, que la peur même doivent suffire à ramener la raison chez les dirigeants ou chez une masse d’hommes qui sont conditionnés par le système. Ils font l’erreur de tous les réformistes, car la limite de la réforme c’est la pérennité du système, et la pérennité du système, quelles que soient les réformes qu’il subit, c’est l’aggravation du déséquilibre écologique et c’est la prolongation de la crise jusqu’à la catastrophe finale.
« L’orientation vers la croissance organique intéresse la survie de l’espèce », nous informe le club de Rome, qui ajoute : « Rien ne le montre mieux que le dilemme posé par la croissance démographique. » Tout le monde en a aujourd’hui conscience, et dans cette même revue mon ami Maurice Laisant nous en fait la démonstration. Pour ma part, je veux y ajouter quelques considérations.
Chacun connaît la parabole du nénuphar. Sur une pièce d’eau, un nénuphar apparaît. Chaque jour il en engendrera un autre et, au bout de vingt-neuf jours, la moitié du plan d’eau sera recouvert de végétation. Il suffira d’une journée supplémentaire, la trentième, pour que le plan eau disparaisse complètement. C’est la loi des grands nombres. Dans son second rapport, le club de Rome nous informe que si à l’instant même toutes les nations décidaient de prendre des mesures pour limiter les naissances et pour freiner cette progression géométrique, les effets ne s’en feraient sentir que dans sept ans et que, pendant ce délai la démographie galopante aurait conduit la population à la saturation. C’est à la fin du siècle que l’augmentation de la population, malgré le freinage et sur sa lancée naturelle, se ferait sentir et voisinerait la catastrophe.
Je disais plus haut que chacun avait conscience de ce danger, et la conférence qui s’est réunie en Autriche pour étudier les effets de la démographie sur les équilibres naturels qui conditionnent la survie de l’humanité le démontre avec éloquence. Pourtant cette conférence fut un échec. Elle ne pouvait ne pas être autre chose qu’un échec, car une constatation comme une proposition resteront lettre morte s’il n’existe pas entre elles cette articulation indispensable qui est le moyen.
Ecoutons Michel Debré, qui est un homme politique jacobin, conservateur bien dans le style de cette classe moyenne qui, depuis 1789, dirige le pays et représente la classe au pouvoir.
Debré reconnaît que l’accroissement de la population est un danger pour la survie de l’humanité. Mais il situe ce danger en dehors des pays surindustrialisés et en particulier de la France. Il pense non seulement que la France peut nourrir cent millions de Français, mais qu’une telle population est nécessaire pour assurer son rayonnement dans le monde. Il s’agit d’une politique impérialiste à la fois économique, politique, sociale et, le cas échéant, militaire. Cette politique n’est pas seulement la politique de Debré mais aussi celle de la classe au pouvoir, avec des variantes bien sûr, qui veut se continuer. Cette politique passe par une économie surdéveloppée au détriment des autres pays ravalés au rôle d’acheteurs des produits fabriqués. Elle est voulue par une hiérarchie qui maintient une classe dominante nantie, appuyée sur une population elle-même hiérarchisée de façon qu’elle épouse les intérêts de cette classe au sein de laquelle elle conserve un espoir de se hisser. La limite des propositions de Dumont et de ses amis écologistes, acceptables par le pouvoir, c’est le maintien du système de classe, que garantit le nationalisme exaspéré. Dans ce pays, si l’on veut limiter la croissance de la population, on ne peut le faire qu’en supprimant les intérêts de classe qui la justifie. Les racines mêmes de la politique de la natalité, ouverte ou camouflée, plongent dans la société de classe, dans la volonté de continuer un système économique de classe, dans le maintien de l’exploitation de classe. On pourra bien, à la faveur de circonstances, arracher une loi sur la liberté de la procréation, si en sous-main on favorise par des moyens financiers et par une politique appropriée, qui s’appuie sur des facteurs religieux, moraux, impérialistes, l’augmentation des naissances dans le sens où le préconise la bourgeoisie au pouvoir représentée par Debré ou par des éléments moins tranchants dont le but est identique : le maintien d’une politique de classe à des fins impérialistes ! La limitation des naissances dans notre pays passe par la suppression d’un régime économique qui compte sur une surpopulation pour assurer la pérennité du système. Tout le reste est bavardage et sert à recréer des mythes de consolations et d’espoirs qui sont de la même veine que ceux que nous offrent les religions révélées.
Si le problème de la population qui se pose en France est le même que celui de tous les pays aux économies surdéveloppées à vocation impérialiste, celui des pays sous-développés repose, à travers des conditions différentes, sur les mêmes bases. Lorsque le club de Rome fait appel à la raison des dirigeants pour prendre conscience des dangers de la surpopulation, pense-t-il être suivi par des dirigeants des pays sous-développés comme l’Inde, la Chine ou quelques autres ?
Les classes dirigeantes des pays sous-développés n’ont qu’un but, atteindre le développement des pays économiquement nantis de façon à assurer leur domination de classe. Certains y parviennent en monnayant leurs richesses naturelles, et ils s’industrialisent en échangeant ces richesses contre des usines. Mais ils ont besoin d’une forte population pour des raisons multiples. D’abord les possibilités de la sélection technique, plus facile dans un réservoir humain plus vaste. Puis, comme les autres pays moins favorisés, ils sont obligés d’avoir recours aux bras qui suppléent aux déficiences de la technique ; la Chine, par exemple, à côté d’une industrie de pointe emploie sa population, à travers des techniques artisanales, à des fabrications essentielles à la vie du pays. Dans tous ces pays, la main-d’œuvre nombreuse et les bas salaires permettent de compenser la déficience technologique. Enfin, le poids du nombre joue dans les rapports de ces États avec les puissances impérialistes. Les scientifiques peuvent bien prétendre, avec raison, que contre la bombe atomique les gros bataillons ne comptent plus, les derniers affrontements internationaux nous ont bien démontré l’importance du nombre pour la politique des pays sous-développés face aux impérialistes. Le cas de l’Inde, par exemple, donne à réfléchir.
Le problème de la surpopulation dans les pays industrialisés comme dans les pays sous-développés est un problème de classe, et la limitation des naissances dans un cas comme dans l’autre passe d’abord par la suppression des classes dirigeantes qui traînent dans leur sillage l’impérialisme économique et politique qui se nourrit des gros bataillons de travailleurs, des gros bataillons de scientifiques, des gros bataillons de bureaucrates et des gros bataillons de militaires. Les constatations irréfutables, comme les principes moraux qui sont les armes essentielles de l’écologie, ne pèsent pas lourd en face de la mystique impérialiste de Debré ou la volonté de Mme Ghandi de rattraper les grands pays impérialistes.
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La croissance est un élément de l’évolution de la vie, en ce sens que, en dehors des biens parfois discutables qu’elle produit, elle constitue l’aliment qui projette l’homme autre part, graisse son imagination, constitue sa raison de ne pas rester assis en regardant le temps passer. Et puis, avec prudence, on peut penser que ce mouvement, qui crée et transforme, constitue le complément de l’évolution de la nature elle-même qui, d’un mouvement lent et irrésistible, n’a cessé d’évoluer depuis que s’est constituée la « grande soupe originelle » d’où tout est parti.
La croissance, oui ! Mais quelle croissance ? Les démiurges, les philosophes et les poètes ont imaginé des sociétés harmonieuses où régnerait l’équilibre parfait et où les écologistes seraient éternellement en vacances. Ils ont même inventé pour réaliser ce rêve la foi et la raison. Les hommes en ont jugé autrement dès les premiers âges, et la croissance n’a pas été ce développement équilibré dont le bénéfice devait être réparti entre tous, mais celui d’un développement au profit de quelques-uns : les prêtres, les chefs puis leurs clients, les classes. Aujourd’hui, cette croissance, mise au profit d’une classe, que cette classe appartienne à un pays riche ou à un pays pauvre et quel que soit le moyen qu’emploie cette classe pour en percevoir le profit, plonge l’humanité dans une crise qui pourrait bien être la dernière.
Avec juste raison, les écologistes ont remis en cause la croissance. Certains ont proposé de l’arrêter, d’autres d’harmoniser la croissance entre les pays pauvres et les pays riches ; enfin, je crois que ceux-là ont raison, quelques-uns proposent de la réorienter.
Réorienter la croissance consiste à arrêter ou à freiner certaines productions jugées néfastes ou simplement pléthoriques au profit d’autres. Parfait ! Comment ?
Je ne sais pas si l’intensité de la réflexion que nécessitent les travaux scientifiques de nos écologistes ne leur masque pas un peu les réalités sociales de notre époque. Il est possible d’ailleurs que les classes dirigeantes se laissent convaincre sur un point : celui de produire tel objet plutôt que tel autre si elles y retrouvent leur profit. Pourtant elles ne le feront pas, car ce système économique capitaliste dont elles tirent, à travers la croissance, leur profit, est construit de telle manière qu’elles en sont elles-mêmes les prisonnières. Et je m’explique :
La société capitaliste moderne est organisée sur les bases de l’économie de profit. Les hommes sont insérés dans chaque industrie par une hiérarchie qui les situe au-dessus d’autres hommes sur lesquels ils exercent une autorité, soulignée par un salaire supérieur, et au-dessous d’autres hommes dont l’autorité et le salaire sont supérieurs aux leurs, mais qu’ils peuvent espérer atteindre. Cette chaîne qui les insère dans le système leur fait non seulement accepter ce système mais aussi le défendre, car il représente pour eux une promotion souhaitable. « Chaque soldat a dans sa giberne son bâton de maréchal », selon l’adage bien connu !
Une politique écologique de réorientation de la croissance, comme le voudrait le club de Rome, obligerait les dirigeants à opérer dans le revenu national des coupes claires, des transferts douloureux non seulement pour les chefs d’industrie mais également pour toute la clientèle de cette industrie, depuis le haut de la pyramide jusqu’à sa base. Elle poserait non seulement le problème du profit que cette industrie procure à ses dirigeants mais également celui des miettes distribuées à chaque échelon. Pratiquement, cette politique est impossible dans le cadre du système parlementaire, car à chacun de ces échelons le monde politique entrerait en ébullition pour défendre contre l’intérêt général une fraction d’électeurs qui assurent sa présence dans les assemblées. Mais même si un certain nombre d’industries néfastes ou simplement discutables acceptait le transfert, la masse d’hommes libérés de leur profession se trouverait à la charge d’une collectivité qui verrait remise en cause cette promotion à chaque échelon qui est à la base de la vie sociale.
La seule solution au problème de la réorientation de la croissance, ce n’est pas son blocage qui arrêterait le mouvement sans lequel la nature meurt, ce n’est pas l’adaptation du système capitaliste libéral, c’est sa suppression. C’est l’abolition du profit économique, c’est l’abolition de la concentration capitaliste, c’est la révolution sociale qui établit une page blanche sur laquelle on peut dessiner une civilisation différente.
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La protection de l’environnement est incontestablement la proposition écologique la plus populaire. Elle le doit à son caractère parcellaire, et elle a l’appui non seulement des populations mais aussi d’une petite bourgeoisie intellectuelle gênée dans ses aises par la pollution qui l’incommode et dont la suppression dans le secteur qui la préoccupe, par son caractère parcellaire, ne met pas en cause le système économique dont cette bourgeoisie locale bénéficie. La bourgeoisie locale refuse l’usine qui pollue l’atmosphère de sa résidence secondaire. Ne croyez pas qu’elle demande la suppression de l’industrie polluante ! Elle demande simplement qu’on la mette autre part !
Mais dans ce village où une industrie va s’établir, les hommes ont besoin de vivre. Les fumées vont envahir le ciel pur, les déchets vont troubler les eaux claires de la rivière, la route va être sillonnée par des camions bruyants, un raccordement de chemin de fer va détériorer le paysage. Bien sûr. Mais les hommes ont besoin de vivre. Alors on éloignera la pollution du bourg. On créera une zone industrielle. Le village sera protégé, mais le site détruit. Et puis, tout naturellement, autour et à proximité de cette zone industrielle, les ouvriers se réinstalleront pour être près de leur travail, lorsque ce ne sera pas les patrons qui, pour avoir le personnel sous la main, construiront pour eux des « logements ouvriers ». Regardez, par exemple, une ville comme Rouen. Le grand patronat vit sur les collines riantes qui dominent la Seine. Les cadres dans des H.L.M. somptueux sur la route du Havre au milieu d’une forêt, et les travailleurs au Petit Quévilly, au Grand Quévilly, dans la vallée étroite où depuis longtemps le rouge des briques des cités a disparu sous une épaisse couche de suie déposée par les hauts fourneaux. Depuis plus de cent ans des familles vivent dans l’enfer du Nord. Mieux, la puissance du milieu est telle que beaucoup s’y trouvent à l’aise et refusent d’en sortir.
Le milieu ? Le mot est lâché. Le milieu colle à la peau de l’homme. Il y est plongé depuis sa plus tendre enfance. Tout ce qui peut l’écarter de ce milieu lui paraît aventure ! Il lui faudrait reconstruire un environnement, s’y adapter, se créer de nouvelles raisons d’exister qui effacent le souvenir. Oui, bien sûr, pas tous les hommes ? Mais ceux qui abordent l’aventure humaine, sociale, politique sont peu nombreux. Ils forment cette poignée d’hommes qui, à chaque génération, buttent contre la puissance d’inertie du milieu. Ce milieu-là, pour que l’environnement devienne un fait national cohérent, pour que se pose le problème des industries, de la politicaillerie locale, de la publicité et des mythes nationaux ou religieux (rester près de la tombe des siens !), ce milieu il faut le briser, et seule la révolution qui abolit les mythes, les profits ou les commodités d’une classe dirigeante peut le faire !
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Je sais que les écologistes sentent bien que leur problème est un problème de civilisation, mais ils ne le disent pas ou ils le disent mal. Le club de Rome, quelque part dans son épais rapport, parle du mondialisme, du socialisme, de son caractère libertaire indispensable. Comme ça, en passant, sans insister et comme si ça allait de soi, sans nous expliquer qu’il faut que disparaisse l’économie capitaliste. « La différence est le moteur de l’évolution ! » (sic).
Certes les travaux des écologistes sont capitaux mais, après tout, ils pensent peut-être que c’est à nous, les révolutionnaires, d’en tirer la substance pour nourrir le projet révolutionnaire. Minute !
Pour des raisons qui tiennent à l’inquiétude de la crise de civilisation qui secoue le monde capitaliste et la classe des notables qui, à tous les échelons, sur toute la surface du globe, en bénéficient sous une forme ou sous une autre, l’écologie a soulevé un intérêt immense. Elle est apparue pour le plus grand nombre comme le moyen de réformer, c’est-à-dire de revenir aux époques paradisiaques sans toucher à l’essentiel qui est la continuité de leurs privilèges. L’écologie, comme la religion, comme le socialisme frelaté, donne à la bourgeoisie bonne conscience et espoir de sortir de la crise à moindre mal. Et l’écologiste, dans sa démarche actuelle, comme le prêtre ou le secrétaire de la cellule du coin, fait miroiter des félicités auxquelles on peut atteindre à peu de frais. En conservant le système, « amélioré » pour la classe dirigeante. En faisant la révolution en triturant tous les quatre ans un morceau de papier à cul pour les populations enchantées d’échapper à l’effort révolutionnaire.
Comme les pacifistes, les libres-penseurs, d’autres encore, les écologistes croient qu’en écartant ou en passant rapidement sur la suppression du système capitaliste ils rassembleront autour de leur projet le plus de monde possible. Ils pensent que les populations ne sont pas mûres, pas en état par leur mode de vie actuel d’accepter les sacrifices que cela comporte. Ils font l’erreur fondamentale de tous les réformistes. Ils créent l’illusion. Illusion qui fut fatale à toutes les civilisations antérieures qui crevèrent ensevelissant sous leurs ruines les bons et les mauvais, les conservateurs et les réformateurs, et qui laissèrent place aux Barbares !
Les problèmes de la civilisation, de la « différence » entre les hommes et entre les classes ne se divisent pas. Ce sont les branches du même tronc pourri ; c’est aux racines qu’il faut chercher le mal. L’audience des écologistes dans l’opinion publique leur fait un devoir de dire tout haut ce que tout bas ils se répètent entre eux. C’est que les équilibres nécessaires à la survie de l’humanité passent par la suppression des classes, la dénonciation des mythes politiques ou religieux qui sont leur alibi, et que le dernier et indispensable maillon de la chaîne écologique qu’ils enroulent autour de notre monde est et ne peut-être que le socialisme libertaire, et que le moyen d’y parvenir reste la révolution sociale.
M. J.