Bernard Lazare
Textes divers
Envoi de Philippe Oriol
Textes tirés de son «Bernard Lazare anarchiste et nationaliste juif»(Champion)
Nécessité de la Révolution
Anarchie et Littérature
Lettre à Haïm Weizmann
La signification du 1er mai
Lettre ouverte à M. Trarieux
Nécessité de la Révolution
Almanach socialiste illustré pour 1896
Le Bourgeois. — Et vous croyez à la Révolution ?
Moi. — J’y crois ; comme vous, d’ailleurs.
Le Bourgeois. — Moi, vous voulez rire ! Est-ce qu’une révolution est possible, au temps où nous vivons. La force armée, la sagesse des prolétaires résolus à obtenir légalement l’amélioration de leur sort, la volonté bien arrêtée du parti républicain, qui a déjà tant fait pour l’ouvrier, de marcher résolument dans la voie des réformes sociales. Tout cela n’est-il pas une garantie pour vous ?
Moi. — Pas plus pour moi que pour vous. Je connais vos raisonnements, je sais combien vous vous voudriez y croire. Vous êtes semblable aux malades qui supputent les chances d’échapper à la maladie et calment leur peur en entretenant des espérances. Vous aurez beau faire, vous n’éviterez pas une révolution.
Le Bourgeois. — Mais pourquoi ?
Moi. — Parce que c’est l’issue fatale, et que dans les sociétés contemporaines tout y mène, tout y pousse, tout y conduit. Vous, bourgeois, actionnaire de grand magasin, de grande compagnie, vous en êtes un des acteurs, tout comme l’ouvrier syndiqué, comme les sans-travail dont le nombre croît à mesure que vos rangs de possesseur s’éclaircissent. L’heure est telle que, désormais, le capital, comme le travail, sont des agents de révolution.
Le Bourgeois. — N’estimez-vous pas que des réformes intelligentes puissent arrêter le mouvement ?
Moi. — Qu’appelez-vous réformes ? Qu’appelez-vous réformes intelligentes ? Ce sont des mots que des ministres prononcent dans des banquets. Pensez-vous, sérieusement, que de nouvelles lois fiscales, l’impôt progressif, un nouveau mode de taxation des héritages, des lois de retraite assurant à l’ouvrier fourbu cent francs par an — maximum — quand il aura atteint soixante-dix ans ; pensez-vous que cela pourrait enrayer notre marche ? Vous êtes des imprudents ! Vous avouez que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Par cet aveu, vous justifiez tout, car tout le monde n’est pas obligé d’accepter votre conception du mieux. Comme vous seriez plus forts si vous affirmiez que les relations du capital et du travail sont justes, bonnes, et qu’il ne peut en exister d’autres. Vous reconnaissez au contraire qu’on peut concevoir d’autres rapports entre ces deux puissances, et vous espérez vous sauver, en maintenant la subordination du travail au capital. J’ai grand pitié de vous.
Le Bourgeois. — Nous ne sommes pas morts encore.
Moi. — Non, mais vous êtes malades, et, ce qui aggrave votre cas, c’est que vous n’ignorez pas votre maladie. Chaque matin, en vous levant, vous regardez les progrès de votre jaunisse, et vous êtes impuissants à la guérir.
Le Bourgeois. — Nous tenez-vous pour des hommes incapables de nous défendre ?
Moi. — Non, certes, vous nous avez donné quelques satisfaisants exemples de férocité. Seulement — voyez combien ce que je dis est vrai — le jour où vous vous défendrez, vous donnerez le signal de la Révolution ; et si vous ne vous défendez pas, c’est la Révolution qui viendra vous éveiller. Vous êtes dans une impasse effroyable ? Si vous cédez quelques avantages aux misérables, vous reconnaissez la légitimité de leurs revendications et vous les encouragez à les pousser à l’extrême ; si vous n’accordez rien, vous légitimez toutes les exigences et tous les événements. Si vous louvoyez, vous vous trouverez aux prises avec d’autres difficultés.
Le Bourgeois. — Ne serons-nous donc pas soutenus ?
Moi. — Si, certes ! Vous avez encore de vieilles forteresses, l’armée, la magistrature, l’administration, mais tout cela s’effondre si vite à certaines heures ; vous avez des machines qui ont l’air de marcher et elles s’arrêteront cependant toutes seules. Le jour où le travailleur cessera de se battre avec des boulettes de papier, le jour où il cessera d’envoyer dans les Parlements des amuseurs et des temporisateurs, le jour où il dira à ceux-là mêmes qui ont la prétention de le représenter : tout ou rien, ce jour-là vous serez en danger.
Le Bourgeois. — Nous émigrerons.
Moi. — Non, car la Révolution sera à Coblentz aussi. C’est là ce qu’il y a de grave : le Révolution sociale sera européenne. Une révolution politique se localise, une révolution économique devient générale.
Le Bourgeois. — Vous êtes pessimiste.
Moi. — Pessimiste pour vous, assurément, mais optimiste pour les autres.
Le Bourgeois. — Allons, allons, nous aurons toujours notre bonne armée.
Moi. — Vous ne l’aurez pas toujours.
Le Bourgeois. — Pourquoi ?
Moi. — Parce que ce que vous appelez l’état de paix armée ne peut durer indéfiniment, et quelle que soit la solution que vous trouviez à ce problème, la révolution est inévitable. Si vous persistez à conserver les armées permanentes, c’est la banqueroute et la révolution ; si vous faites une guerre, c’est la révolution dans le pays vaincu, et elle se propagera atteignant le pays vainqueur, à moins que, dès la déclaration de guerre, les prolétaires des deux nations répondent par la grève générale, ou détruisent des deux côtés les lignes de chemin de fer, et c’est encore la révolution. Si vous licenciez les armées permanentes, vous libérerez immédiatement quelques centaines de mille hommes [sic],ouvriers ; vous augmentez fatalement ainsi la masse, toujours croissante, des sans-travail, mais vous l’accroissez d’une façon telle et si soudainement, vous aggravez si brusquement la misère totale, vous amenez si imprudemment une baisse générale des salaires — car vous voudrez profiter de l’excès des bras — que c’est encore la Révolution.
Le Bourgeois. — Vous me désespérez ! Dites-moi donc ce qu’il faut faire.
Moi. — Faites la Révolution avec nous.
Anarchie & Littérature
Lettres à quelques-uns
Le Peuple,18 janvier 1894
Nous venons, quelques-uns de mes amis et moi, de passer trois semaines un peu dures : nous avons subi des conseils, des objurgations, des menaces et des injures. Quelques personnages dénués de syntaxe et d’orthographe nous ont morigénés au nom de la littérature et plusieurs repris de justice qui occupent une honorable et enviée situation dans la presse, ont protesté contre nous au nom de la morale.
Pour nous désigner on a employé toutes les figures de rhétorique, conciliant ainsi la satisfaction de frapper sur un écrivain et la crainte de servir à sa popularité. On a, en termes voilés, invité le gouvernement à nous faire sentir la poigne des lois, on a invité à saisir nos revues et nos livres, on a insinué que nous devions cesser d’écrire dans les journaux qui nous font accueil. On nous a presque déclarés indignes d’être appelés les confrères de Lepelletier, de Peyrouton, de Canivet et du politique qui prudemment signe xxx dans l’Écho de Paris.J’avoue que cette dernière déclaration nous a laissés froids, attendu que nous avons passé une partie de notre existence à nous défendre de cette confraternité et non pas à la réclamer.
On a reproché aux uns l’élégance de leurs cravates, aux autres les souliers vernis qu’ils ne portent pas, à ceux-là on a fait un crime de n’être pas maigres ? n’est-ce pas Sarcey qui écrivit cela ? Même on a dit que je faisais une journalière propagande au café Napolitain, l’on m’a presque attribué la conversion de Scholl, et je suis soupçonné d’avoir ébranlé les convictions de plusieurs impénitents boulevardiers.
Pour mériter cette quasi universelle levée de boucliers, nous avons dû commettre de grands crimes. Sans doute, et contrairement aux mœurs courantes, pratiquons-nous coutumièrement le chantage ou la diffamation. Peut-être au milieu du troupeau sans tache des aristarques, vendons-nous notre critique et disposons-nous du blâme et de l’éloge contre monnaie sonnante, au lieu de prendre pour modèle l’honnête Fouquier, par exemple.
Non, et les reproches qu’on nous fait sont plus graves. Nous avons eu l’audace de croire que tout n’était pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, nous avons dit et nous disons encore que la société moderne était abominable, qu’elle était fondée sur le vol, sur la malhonnêteté, sur l’hypocrisie et sur la bassesse. Tel a attaqué le monstre dévorateur qu’est le militarisme, tel autre cette sanglante idole qu’on nomme la patrie, celui-ci a commis cette abominable action de repousser la guerre, les massacres, les perpétuels pillages, les haines de peuples et de races, et il en a appelé à l’universelle fraternité, et celui-ci a parlé en mauvais termes de l’état oppressif, de la cruelle domination des lois, de l’étroitesse et du mal fondé de la justice, de la vanité et de la propriété, de la vilenie et de la morale coutumière.
Et les griefs alors se précisent : nous sommes des anarchistes, ce qui est bien possible, mais des anarchistes dilettantes, c’est là-dessus qu’il faut s’expliquer. Dilettante est bientôt dit, encore est-il bon de s’entendre sur la valeur du mot, sur sa signification et sur les critiques qu’il implique. Si j’ai cru comprendre, on veut dire que nos idées, nos théories ou nos doctrines, sont des doctrines, des théories, des idées d’apparat, que nous les affichons par attitude, quelles remplacent pour nous le gilet rouge des romantiques, en un mot que nous les professons pour étonner le bourgeois et qu’en dernière analyse nous sommes des farceurs sans conviction.
Cette conception fait le plus grand honneur aux cervelles qui l’ont élaborée, et elle n’est pas pour me déplaire. De la part de ceux qui l’ont exposée, tout autre m’eût surpris. Il est de toute évidence qu’on ne juge les autres que d’après soi-même. Or, la plupart de nos accusateurs qui touchent à la fin d’une carrière bien remplie ou qui entrent dans la lice avec l’ambition d’imiter leurs aînés, ont toujours vécu de leurs opinions, ou même n’ont eu des opinions que pour en vivre. Ils les ont cotées, tarifées, et n’ayant jamais eu que des idées de rapport, il conçoivent difficilement qu’on puisse être désintéressé ou convaincu. S’il en est parmi ceux qui protestent contre nos écrits quelques-uns de sincères, ils sont alors conformés de telle façon que, concevant comme excellents les privilèges auxquels ils participent, ils ne peuvent comprendre qu’on les attaque autrement que par passe-temps ou par dépit de n’y point avoir part, ou encore pour se créer des prébendes nouvelles et personnelles. Le monde étant fondé sur le mensonge, nulle vertu n’est plus péniblement admise que la sincérité, d’autant plus que ceux qui prétendent à ce loyalisme idéologique ne le peuvent prouver que parce qu’ils écrivent et que c’est cela même qui est contesté. Nous n’avons d’autres preuves à apporter, à part celles incluses dans nos œuvres, que l’insincérité de nos adversaires, dont les reniements sont légendaires, et à nous demander si en nous combattant ils ne plaident pas indirectement leur propre cause, car reconnaître qu’il est des individus capables de se laisser guider par des raisons autres que celles d’ordre monétaire, ne serait-ce pas avouer une honteuse bassesse ?
Toutefois, le dilettantisme, le nôtre, n’est pas, dit-on, uniquement caractérisé par le manque de bonne foi et le désir de paraître. Nous témoignons de notre qualité de dilettantes en parlant, en écrivant et en n’agissant pas. C’est là vraiment une chose abominable de notre part et si Vaillant est un odieux criminel pour avoir lancé une bombe, nous sommes, nous, d’odieux sycophantes parce que nous n’en avons pas lancé d’abord, ensuite parce que nous avons armé son bras comme celui de Ravachol, comme celui de Léauthier, et que si on ne nous arrête pas, nous en armerons d’autres.
Ces deux arguments sont contradictoires, et leur contradiction vient de la façon dont on entend le mot agir et l’action elle-même. Agir ne veut pas seulement dire agir physiquement : manier le fusil, le poignard ou la dynamite ; il y a une action intellectuelle et on le sait si bien qu’on nous accuse de l’exercer sur ceux qui nous entourent. Donc le reproche d’inactivité n’est pas fondé et tout au plus peut-on nous dire que nous comprenons l’action plutôt à la façon de Diderot, de Rousseau ou des Encyclopédistes, que à la manière d’Orsini, de Fieschi, de Saint-Réjaut ? je prends des types d’actifs dans tous les partis. Cela n’est pas niable, et je pense qu’ainsi nous accomplissons notre rôle d’intellectuels ? j’emploie à dessein ce substantif que les acéphales de la chronique nous lancent en guise d’injure. Si, ainsi qu’on veut bien l’avouer, nous sommes la cause, ou une des causes, qui poussent les hommes à la révolte, il est indiscutable que nous sommes des êtres agissants. Nous ne serions des dilettantes que si nous repoussions la responsabilité de nos paroles et de nos écrits. Or, qui vous a dit que nous n’acceptions pas cette responsabilité ? Pour ma part, je l’accepte pleinement et hardiment et bien qu’elle soit minime, car elle ne fait que s’ajouter, infinitésimale, à la responsabilité qu’assument les poètes, les philosophes, les romanciers, les dramaturges, les penseurs et tous les écrivains indépendants de tous les âges, de tous les temps. Puisque vous nous condamnez, condamnez donc aussi nos aînés, condamnez Rabelais, condamnez Montaigne, condamnez La Bruyère, condamnez Voltaire, condamnez Heine, Hugo, Byron, Shelley, tous les révoltés, tous les libertaires.Nous serons certes en une compagnie qui vaut bien la vôtre et entre eux et vous, notre choix est fait depuis longtemps.
Il est possible que des simples, des primitifs, des êtres impulsifs déjà aigris par la misère, par les désespoirs, aient puisé dans une de nos pages le désir du mieux et que dans leur naïveté ils aient cru réaliser ce mieux en frappant. Mais ces aigris, ces misérables, ces désespérés, est-ce nous qui les avons créés ou bien vous ?
Est-ce nous qui sommes la cause que la détresse et le dénuement règnent encore sur des millions d’hommes ; est-ce grâce à nous, grâce à notre libertarisme, grâce à nos protestations que l’on ramasse par les rues, les boulevards et les places de pauvres hères crevant de faim et de froid ; et n’est-ce pas vous qui les avez ainsi préparés à nous entendre, vous les soutiens et les souteneurs de la société et de l’ordre ? Vous parlez de responsabilités, mais osez donc revendiquer les vôtres comme nous revendiquons les nôtres !
Faites donc un peu votre confession, chargez donc un jour un de vos syndics de cette besogne et nous en entendrons de belles, farouches mentors, honorables défenseurs de la force, que pourrez-vous dire ? Vous direz : « Nous n’avons cru qu’à une chose : l’argent ; nous avons employé notre existence à le défendre et à la conquérir, nous avons adulé les puissants et les riches, nous avons suivi les financiers voleurs, les politiciens louches et nous avons ramassé les écus qui tombaient de leurs poches, nous avons soutenu toutes les rapines, toutes les abominations, et si nous avons jamais manifesté notre pitié, cette pitié fut productive et nous en avons su tirer les bénéfices. Nous nous sommes vendus à tous ceux qui vinrent nous solliciter, à tous ceux qui surent nous payer ». Au fond, braves gens, si vous ne venez pas à la Révolution, c’est que vous pensez sans doute qu’elle ne pourra vous donner aucun profit immédiat.
Dès lors, que pouvons-nous vous dire et que nous importent vos criailleries, vos injures et vos sottises ? Nous croyons à tout ce que vous niez, nous aimons tout ce que vous détestez, nous haïssons tout ce que vous chérissez ; nous avons foi en nos idées et vous n’avez pas d’idées, mais des appétits ; nous sommes des cerveaux, et vous êtes des ventres, la moindre parcelle de notre être s’oppose à vous et nous vous méprisons autant que vous nous abominez.
Qui aura raison de nous ? L’avenir nous l’apprendra. Vous pensez peutêtre que demain vous appartiendra, que la curée que vous avez commencée ne finira pas et que, lassés par vos aboiements, empêchés par les liens que vous essayez de nous mettre, nous nous tairons. Détrompezvous, nulle loi n’arrêtera la pensée libre, nulle peine ne pourra nous empêcher de parler selon que nous croyons être la vérité et la justice, et bâillonnée, liée, frappée, l’Idée n’en sera que plus vivace, plus belle et plus forte.
J’ai dit tout cela parce qu’il fallait le dire et non pas certes pour vous convaincre, car nous n’avons que faire de vous ; vous continuerez demain comme hier à nous railler, à nous injurier.
Et après ?
Lettre à Haïm Weizmann
(Citée in Joseph Shatzmiller, « Bernard Lazare, Haïm Weizmann et les jeunes sionistes »,
Mélanges André Neher. Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient. Adrien Maisonneuve, 1975, pp. 412-413)
Paris, 24 juin 1901
Cher Monsieur,
Excusez le retard que j’ai mis à répondre à votre lettre, des circonstances indépendantes de ma volonté m’ont empêché de la faire plus tôt.
Je regrette beaucoup de ne pouvoir répondre à votre appel et je ne puis y répondre pour plusieurs raisons. Mais d’abord permettez-moi de vous dire que j’ai été très surpris de voir mon nom figurer, sans mon assentiment, sur la liste des rapporteurs de l’assemblée de Genève. Lors de votre visite je vous ai dit, devant M. Klugmann, que je réservais mon adhésion tant que je n’aurai pas eu connaissance du protocole de la conférence de Munich. Hors vous m’avez transmis un protocole où je figure déjà, avec une attribution déterminée, celle de rapporteur pour la question de la situation économique des Juifs. Avec ma grande surprise j’ai pu constater que ce protocole disait à l’avance de quelle façon je comprendrai le rapport que je n’avais pas accepté de faire. Laissez-moi vous dire sans aucune acrimonie que c’est une façon insolite de procéder. Mais laissons cela et croyez bien que je n’en garde rancune ni à vous, ni à vos amis.
Pour en revenir au fond même de la chose, je ne puis accepter de participer à aucun titre au Congrès des jeunes sionistes. Le Congrès accepte le programme de Bâle, et je ne l’accepte pas, il y a donc là une première raison et elle est telle qu’il est à peine besoin d’en formuler d’autres. Je suis bien déterminé à ne m’enchaîner par aucun programme par celui de Bâle moins que par tout autre car il n’a été que le programme d’une fraction de la bourgeoisie juive intellectuelle et il ne répond en aucune façon selon moi, à la réalité, à la situation du peuple juif ou à ses besoins.
Je suis convaincu que la tâche essentielle est avant tout de libérer le peuple juif, mais surtout de le libérer des entraves intérieures. Avant de donner un sol à un peuple, il faut faire de ce peuple un peuple libre. Le jour où j’ai vu au congrès de Bâle le troupeau des rabbins galiciens, j’ai compris que le sionisme Herzliste ne donnerait pas encore aux Juifs l’essentielle liberté. Conduire un troupeau d’esclaves en Palestine n’est pas une solution de la question. La seule façon dont ce troupeau accepte dès aujourd’hui de se laisser guider par un état-major gouvernemental qui use de toutes les tromperies des gouvernements et des états-majors prouve que l’oeuvre à faire est une oeuvre d’éducation. Il faut apprendre aux Juifs à penser, il faut les arracher aux superstitions ritualistes et talmudiques, il faut renouer pour eux la chaîne des penseurs rationalistes que le judaïsme a produits, il faut leur montrer que le fond même du judaïsme est la pensée rationnelle. Il faut extirper de leur cerveau toute la fausse croyance juive plus les préjugés chrétiens dont se sont encombrés ceux d’entre eux qui ont échappé au rabbinisme déprimant.
Pour faire une tâche pareille pas n’est besoin de Congrès. Ce ne sont plus que des réunions où l’on parle qui sont nécessaires mais des groupements où l’on agira et c’est dans les centres juifs, en Galicie et en Russie que ces groupement doivent se former et ce n’est surtout pas un étroit sentiment nationaliste qui doit les guider. Israël cosmopolite a souffert en tout temps de l’exclusivisme, du protectionnisme et du nationalisme ; il doit s’en garder et aider s’il le peut le monde à se débarrasser de ce fléau. Culture juive ne doit donc pas signifier culture propre à développer ou à exaspérer des sentiments de chauvinisme, bien au contraire, cela doit signifier culture propre à développer des tendances juives qui sont des tendances humaines dans le plus haut sens de ce mot. Que partout donc où je le dis de pareils groupes s’organisent et que partout où il existe soit organisé le prolétariat juif en tant que prolétariat autonome. C’est là me semble-t-il bien imparfaitement indiquée l’oeuvre que les « jeunes sionistes » devraient entreprendre. Ils ne l’entreprendront utilement qu’en rompant avec le Sionisme politico-diplomatique, capitaliste et bourgeois qui occupe la scène et fera des Juifs la risée de tous s’il ne les conduit pas à la catastrophe.
Vous pouvez faire, cher Monsieur, de ma lettre l’usage qui vous plaira, je vous prie d’assurer aussi de ma sympathie très vive tous vos amis. Dites-leur que si je me suis retiré de l’action sioniste au sens strict que l’on donne au mot action, le travail de toutes mes heures et de tous mes jours est consacré au peuple juif. C’est pour lui que je pense, pour lui que j’écris, quoi que vaillent et ces écrits et cette pensée.
Croyez-moi, cher Monsieur, bien cordialement vôtre.
Bernard Lazare
Signification du 1er mai
La Manifestation du 1er Mai. Organe officiel international du comité général d’organisation.
Avril 1895.
L’horreur, avouée ou dissimulée, des partisans du parlementarisme pour le 1er mai est significative, et elle doit rendre ce jour plus précieux au prolétariat.
Ceux qui veulent oublier que ce n’est plus une révolution politique que nous voulons faire, mais une révolution économique, juridique et morale ; ceux qui considèrent la conquête du pouvoir politique comme devant être le but de la classe ouvrière, et non pas seulement un moyen — moyen contestable — d’arriver à ce but : la création d’une société nouvelle ; ceux-là, en un mot, qui prétendent modifier l’ordre des choses existant par des combinaisons politiciennes, manifestent leur éloignement pour ce jour qui signifie : émancipation. Pourquoi ? Parce qu’ils comprennent que, par ce seul fait de chômer un jour — et le chômage durerait quelques heures qu’il aurait la même importance — les prolétaires affirment qu’ils doivent être eux-mêmes les ouvriers de leur émancipation. C’est, en effet, la haute valeur de cette journée : elle doit être une affirmation de puissance et de force, une affirmation libertaire aussi. Les bras s’arrêtent momentanément ; ils cessent pour un instant de faire œuvre ; c’est dire qu’ils pourront aussi bien, mus par la même volonté, lever et briser ce vieux décor, vermoulu, pourri et puant, qui est le décor de la société capitaliste.
Voilà quel doit être le symbole de ce 1er Mai ; et ce symbole, hélas ! est plutôt compris de ceux qui haïssent, redoutent ou raillent ce jour, que de ceux qui en devraient être les acteurs. C’est le symbole de l’union, de la libre entente et de la Révolution. Et c’est non seulement un symbole mais encore un enseignement. N’est-ce pas grâce au 1er Mai que les travailleurs peuvent comprendre, d’une façon saisissante et patiente qu’ils tiennent entre leurs mains les rouages fondamentaux de cette société qui vit de leur travail, et qu’il suffira un jour de leur volonté consciente et réfléchie pour arrêter la vie sociale et obtenir ainsi de ceux qui sont aujourd’hui leurs maîtres, plus en un jour qu’en vingt ans de régime parlementaire ils n’ont voulu accorder ?
Les bourgeois qui sont arrivés au pouvoir sur les ruines des régimes féodaux et monarchiques ; les petit-fils des bourgeois intelligents qui accomplirent l’œuvre utile et nécessaire de 89 et de 1830 ; les fils de ceux qui assirent leur autorité par les fusillades de 48 ; tous ces descendants de conventionnels, de terroristes, de massacreurs pensent sans doute que des générations ont peiné et souffert pour leur permettre de conquérir de nouveaux et plus abominables privilèges. Ils croient être le terme de la civilisation, et leur société leur semble être l’impasse de l’histoire, la fin de l’évolution humaine.
Qu’en se levant au 1er Mai le prolétariat leur apprenne que leur fortune est transitoire ! Qu’il leur dise que la Révolution est en marche !
Lettre ouverte à M. Trarieux,
président de la Ligue des Droits de l'Homme
L'Aurore, 7 juin 1899.
Monsieur,
Au lendemain de l'arrêt de la Cour de cassation, la Ligue des Droits de l'Homme a songé aux valeureux champions de la cause qui triomphait enfin, malgré tant d'obstacles, après trois années d'une lutte opiniâtre. Elle a envoyé son salut aux apôtres du verbe libérateur. Elle a acclamé Scheurer-Kestner, Picquart et Zola.
La Ligue vous a oublié, Monsieur, mais je suis sûr que vous n'avez pas dû en souffrir et vous vous êtes dit, sans doute, que la future gloire est faite d'un peu d'ingratitude temporaire et d'oubli momentané. Qu'importe, n'est-ce pas, que les acclamations aient d'injustifiables préférences, l'avenir et l'histoire sont là pour réparer et vous vous direz assurément qu'on a en vain donné à l'Amérique le nom de Vespuce, chacun sait aujourd'hui quelle fut découverte par Colomb.
Deux choses, d'ailleurs, pourraient vous consoler, si votre modestie n'y suffisait pas. D'abord ce n'est pas la Ligue des Droits de l'Homme qui tient le palmarès dans cette distribution de récompenses, pour laquelle elle a cru devoir se mandater ; puis, vous n'êtes pas le seul qu'elle ait oublié. Il en est d'autres auxquels l'hommage de la Ligue a manqué, au jour où le droit et la victorieuse justice s'imposaient enfin. Ainsi Forzinetti, qui souffrit des souffrances journalières de l'innocent et qui, simplement, héroïquement, rompant avec ses vieux préjugés militaires, sut se sacrifier pour proclamer hautement la vérité. Permettez-moi de lui envoyer mon salut en ce jour où le deuil l'empêchera de goûter la satisfaction du triomphe (1). Je l'ai vu en ces jours amers et doux où je connaissais la joie si âpre de lutter solitaire, sous la boue et les injures, pour cette vérité à laquelle, depuis, vous vous êtes tous ralliés, et s'il se souvient, sans doute, du jour où, comme un simple, comme un bel honnête homme, il est venu bravement, dédaignant tous risques, se mettre à mes côtés à l'aube de la bataille.
Vous n'avez pas songé à Leblois, qui fut aussi le bon ouvrier travaillant dans le silence, et vous avez oublié Demange, inoubliable cependant, celui-là, lui qui fut le premier à affronter l'insulte, lui dont le patient dévouement à l'innocence ne s'est jamais démenti.
A celui-là, cependant, vous deviez bien votre salut, ô ouvriers de la onzième heure ; vous le deviez à celui qui n'a jamais douté et qui, durant cinq ans, a attendu, plein de confiance en la force du vrai, la lumière qui vient de luire enfin. Il doit se remémorer les heures de 1894, quand il essayait d'arracher à la honte et au supplice le malheureux dont le crime de quelques-uns préparait le tombeau. Il doit songer à de tragiques, à de sombres, à de douces minutes, moments d'angoisse et moments d'espoir, dont j'ai vécu quelques-uns avec lui. Rappelez-vous, mon cher maître, le jour où, accouru à mon appel, vous êtes allé chez l'homme de la loi humaine, chez le sénateur Bérenger, pour le convaincre de cette monstrueuse communication de pièces secrètes dont la Cour de cassation vient de prononcer l'infamie.
Puis, cette journée de mai 1897, où j'amenai chez vous Scheurer-Kestner, que ma parole n'avait pas su assez convaincre, et que la vôtre, si pathétique pourtant, si pleine d'émotion que votre grand cœur avait su y mettre, ne peut pourtant encore entraîner. Mais vous allez avoir la suprême récompense, bientôt, et c'est votre verbe qui, devant le futur conseil de guerre, va libérer le martyr.
Et je ne veux pas parler, Messieurs de la Ligue, du frère admirable, vrai héros celui-là, auquel depuis cinq ans bientôt, depuis le lendemain de l'horrible supplice, me lient tant de liens faits d'affection profonde et d'admiration pour le courage indomptable, pour l'énergie jamais vaincue.
Vous me direz peut-être que je n'ai pas qualité pour vous reprocher vos oublis ? Mais non, puisque vous êtes une assemblée d'hommes qu'anime le souci de la vérité. D'ailleurs je n'aurais su me taire, et je vais vous dire pourquoi.
J'appartiens à la race de ceux qui, a dit Renan, ont introduit les premiers l'idée de justice dans le monde. C'est la foi au règne de cette justice qui a animé tous les miens, depuis les prophètes et les pauvres poètes qui chantaient les psaumes, jusqu'à ceux qui, comme Marx et Lassalle, ont revendiqué les droits du prolétariat, jusqu'aux humbles martyrs de la révolution qui ont expié leur croyance en l'idéal d'équité, dans les géhennes russes, sous le knout ou aux gibets tsariens. Tous, tous ceux-là, mes ancêtres et mes frères, ont voulu, fanatiquement, qu'il fût fait à chacun son droit, et que ne penchât jamais injustement le plateau de la balance. Pour cela ils ont crié, chanté, pleuré, souffert, malgré les outrages, malgré les insultes et les crachats.
Je suis des leurs et je veux l'être. Étant ainsi, ne pensez-vous pas que j'ai raison de parler, de parler de ceux auxquels vous n'avez pas songé ? Et je veux faire plus encore. N'est-ce pas qu'il n'est pas juste qu'au cours de la lutte ardente que nous venons tous de mener, on ait jeté tous les jours en opprobre à la face d'Israël les noms infâmes de Pollonais ou d'Arthur Meyer ? (2) Faut-il laisser croire à tous que cette collectivité israélite n'a trouvé parmi elle que d'abjects renégats et de louches coquins, valets de bourreau ou de filles ? Non. Aussi, pour les miens, je veux qu'on dise que le premier j'ai parlé, que le premier qui se leva pour le juif martyr fut un juif, un juif qui a souffert dans son sang et dans sa chair les souffrances que supporta l'innocent, un juif qui savait à quel peuple de parias, de déshérités, de malheureux, il appartenait, et qui puisa dans cette conscience la volonté de combattre pour la justice et pour la vérité.
Et si je dis cela, ce n'est pas par désir de vaine gloire, par ambition des hommages inutiles, c'est parce qu'il faut que ce soit dit aujourd'hui, parce qu'il faut que l'on sache que ce juif a trouvé parmi les siens des mains amies comme la vôtre, mon cher Reinach (3) pour se tendre vers lui au jour de la lutte solitaire, et qu'il a entendu battre à l'unisson des siens le cœur des humbles de sa race. Il devait en être ainsi, car Dreyfus n'a pas été pour moi et pour ceux qui ont pensé comme moi, uniquement un homme accablé par un inexorable destin et qu'il fallait sauver.
Dès ces sombres matinées de novembre 1894, où la meute atroce des Judet et des Drumont se rua sur lui, Dreyfus m'est apparu comme le symbole du juif persécuté. Il a incarné en lui, non seulement les séculaires souffrances de ce peuple de martyrs, mais les douleurs présentes. J'ai vu à travers lui les juifs parqués dans les ergastules russes, aspirant vainement à un peu de lumière et de liberté, les juifs roumains auxquels on refuse les droits d'hommes, ceux de Galicie, prolétaires que les trusts financiers affament, et qu'assomment les paysans fanatisés par leurs prêtres, malheureux se ruant sur de plus malheureux qu'eux. Il a été pour moi la tragique image des juifs algériens traqués et pillés, des malheureux émigrants mourant de faim dans les ghettos de New-York ou de Londres, de tous ceux dont la désespérance cherche un asile dans tous les coins du monde habité, un asile où ils trouveront enfin cette justice que les meilleurs d'entre eux ont tant appelée pour l'humanité entière.
Voilà pourquoi, Monsieur, Dreyfus m'a été cher, cher par ses origines et par celles qu'il incarnait ; voilà pourquoi j'ai voulu parler aujourd'hui, non pour dire ce que j'ai fait, mais pour affirmer ce que je veux faire, maintenant, demain, toujours, pour ceux de mes frères qui suent encore la sueur de sang qu'a suée le juif Jésus.
(1) Sa fille venait de mourir.
(2) Antidreyfusards, israélites bientôt convertis, et respectivement directeurs du Soiret du Gaulois.
(3) C'est au juif, que Lazare, à l'été 1896, s'était adressé en écrivant à Reinach :
« Talloires 28 août 1896
Monsieur
Je ne crois pas avoir parlé de vous dans mes ouvrages. Quoi qu'il en soit je n'en ai pas dit du mal, au sens que l'on attache à cette expression. Nous ne sommes pas en communion d'idées en politique et nos idées sociales diffèrent sensiblement. Cela n'est pas une raison pour que je me joigne à ceux qui vous attaquent d'une façon que j'ai toujours trouvée injuste et abominable. Leurs procédés me répugnent trop profondément. D'ailleurs mille choses séparent les hommes mais une peut les unir. Nous sommes attaqués l'un et l'autre comme juifs. Monsieur, voilà pourquoi nous pouvons oublier nos divergences économiques et philosophiques et être d'accord sur la lutte à soutenir contre l'antisémitisme. Vous avez raison Monsieur, je ne veux pas en rester là, et il faut comme vous le dites combattre ses ennemis à armes égales.
Je vous remercie de la sympathie que vous me témoignez, et vous prie de croire, Monsieur, à ma considération la plus distinguée.
Bernard Lazare 22, rue Brochant Paris » (Bibliothèque Nationale de France. N.a.fr. 24897, f. 180).