Travail immatériel et subjectivité
PAR Maurizio Lazzarato - Antonio Negri
Vers l’hégémonie du travail immatériel
Vingt ans de restructuration des grandes usines ont abouti à un étrange paradoxe. En effet, c’est à la fois sur la défaite de l’ouvrier fordiste et sur la reconnaissance de la centralité du travail vivant de plus en plus intellectualisé dans la production, que se sont constituées les variantes du modèle post-fordiste. Dans la grande entreprise restructurée, le travail de l’ouvrier est un travail qui implique de plus en plus, à des niveaux différents, la capacité de choisir entre diverses alternatives et donc la responsabilité de certaines décisions. Le concept d’« interface » utilisé par les sociologues de la communication rend bien compte de cette activité de l’ouvrier. Interface entre les différentes fonctions, entre les différentes équipes, entre les niveaux de la hiérarchie, etc. Comme le prescrit le nouveau management, aujourd’hui, « c’est l’âme de l’ouvrier qui doit descendre dans l’atelier ». C’est sa personnalité, sa subjectivité qui doit être organisée et commandée. Qualité et quantité de travail sont réorganisées autour de son immatérialité. Cette transformation du travail ouvrier en travail de contrôle, de gestion de l’information de capacité de décision qui requièrent l’investissement de la subjectivité, touche les ouvriers de manière différente selon leurs fonctions dans la hiérarchie dans l’usine, mais elle se présente désormais comme un processus irréversible.
Si nous définissons le travail ouvrier comme activité abstraite qui renvoie à la subjectivité, il nous faut cependant éviter tout malentendu. Cette forme de l’activité productive n’appartient pas seulement aux ouvriers les plus qualifiés : il s’agit plutôt de la valeur d’usage de la force de travail aujourd’hui et plus généralement de la forme de l’activité de tout sujet productif dans la société post-industrielle. On pourrait dire que chez l’ouvrier qualifié, le « modèle communicationnel » est déjà déterminé, constitué et que ses potentialités sont déjà définies ; tandis que chez le jeune ouvrier, le travailleur « précaire », le jeune chômeur, il s’agit d’une pure virtualité, d’une capacité encore indéterminée, mais qui participe déjà de toutes les caractéristiques de la subjectivité productive post-industrielle. La virtualité de cette capacité n’est ni vide ni a-historique. Il s’agit plutôt d’une ouverture et d’une potentialité qui ont comme présupposés et comme origines historiques la « lutte contre le travail » de l’ouvrier fordiste et, plus près de nous, les processus de socialisation ; la formation et l’auto-valorisation culturelle.
Cette transformation du travail apparaît encore de façon plus évidente quand on étudie le cycle social de la production (« usine diffuse », organisation du travail décentré d’un côté et les différentes formes de la tertiairisation de l’autre). Ici on peut mesurer jusqu’à quel point le cycle du travail immatériel a pris un rôle stratégique dans l’organisation globale de la production. Les activités de recherche, de conception, de gestion des ressources humaines, ainsi que toutes les activités tertiaires se recoupent et se mettent en place à l’intérieur des réseaux informatiques et télématiques, qui seuls peuvent expliquer le cycle de production et l’organisation du travail. L’intégration du travail scientifique dans le travail industriel et tertiaire devient une des sources principales de la productivité et elle passe à travers les cycles de production examinés plus haut qui l’organisent.
On peut alors avancer la thèse suivante : le cycle du travail immatériel est préconstitué par une force de travail sociale et autonome, capable d’organiser son propre travail et ses propres relations avec l’entreprise. Aucune « organisation scientifique du travail » ne peut prédéterminer ce savoir-faire et cette créativité productive sociale qui, aujourd’hui, constituent la base de toute capacité d’entreprenariat.
Cette transformation a commencé à se manifester de manière évidente : au cours des années 70, c’est-à-dire dans la première phase de restructuration, quand les luttes ouvrières et sociales, en s’opposant à la reprise de l’initiative capitaliste, ont consolidé les espaces d’autonomie conquis au cours de la décennie précédente. La subordination de ces espaces d’autonomie et d’organisation du travail immatériel à la grande industrie (« processus de recentralisation ») au cours de la phase de restructuration suivante (émergence du mode de production post-fordiste) ne modifie pas, mais reconnaît et met en valeur la nouvelle qualité du travail. Le travail immatériel tend à devenir hégémonique de manière totalement explicite.
Mais cette description sociologique des transformations du contenu du travail est-elle suffisante ? Une définition de cette force de travail comme étant riche de savoir-faire et de créativité dont la valeur d’usage peut être facilement appréhendée par un modèle communicationnel est-elle exhaustive ? En réalité, nous aurons avancé dans la vérification de notre thèse si nous réussissons à définir les conditions sous lesquelles dans le développement de la société post-fordiste :
1) le travail se transforme intégralement en travail immatériel et la force de travail en « intellectualité de masse » (les deux aspects de ce que Marx appelle le « general intellect ») ;
2) l’« intellectualité de massé » peut devenir un sujet socialement et politiquement hégémonique.
Pour ce qui est de la première question, des premiers éléments de réponse ont été déjà, en partie, définis par les développements récents de la sociologie du travail et de la science. Il reste maintenant à aborder le deuxième problème.
« Intellectualité de masse » et nouvelle subjectivité
Pour répondre à la deuxième questions, nous nous permettons d’introduire ici quelques références aux Grundrisse de Marx.
« Le développement de la grande industrie a pour conséquence que sa base, à savoir l’appropriation du temps de travail d’autrui, cesse de représenter ou de créer la richesse. Le travail immédiat en tant que tel cesse d’être le fondement de la production puisqu’il est transformé en une activité qui consiste essentiellement en surveillance et régulation ; tandis que le produit cesse d’être créé par le travailleur individuel immédiat et résulte plutôt de combinaison de l’activité sociale que de la simple activité du producteur ». (Fondements, II, pp. 226-227 ; édition allemande, pp. 596-7)
« A mesure que la grande industrie se développe, la création de richesses en vient à dépendre moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée que de la puissance des agents qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail. L’énorme efficience de ces agents est, à son tour, sans rapport aucun avec le temps de travail immédiat que coûte leur production. Elle dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie ou de l’application de cette science à la production ». (FondementsII,pp. 220-221/592)
« Dans la mesure même où le temps de travail - la simple quantité de travail - est posé par le capital comme le seul principe déterminant, le travail immédiat et sa quantité cessent d’être principe déterminant de la production - de la création des valeurs d’usage - et sont réduits quantitativement à des proportions infimes, qualitativement, à un rôle certes indispensable, mais subalterne eu égard à l’activité scientifique générale, à l’application technologique des sciences naturelles et à la productivité générale qui découle de l’organisation sociale de l’ensemble de la production - productivité, générale qui se présente comme don naturel du travail social (encore qu’il s’agisse de produit historique). C’est ainsi que le capital, comme force dominante de la production, oeuvre lui-même à sa dissolution ». (Fondements, II. p. 215/587-588)
« Avec ce bouleversement, ce n’est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l’homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production et de la richesse ; c’est l’appropriation de sa force productive générale, son intelligence de la nature et sa faculté de la dominer, dès lors qu’il est constitué en un corps social ; en un mot le développement de l’individu social représente le fondement essentiel de la production et de la richesse. Le vol du temps de travail sur lequel repose la richesse actuelle apparaît comme une base misérable par rapport à la base nouvelle, créée et développée par la grande industrie elle-même. Dès que le travail, sous la forme immédiate, a cessé d’être la source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d’être sa mesure, et la valeur d’échange cesse donc aussi d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail des grandes masses a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, tout comme le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des forces générales du cerveau humain. La production basée sur la valeur d’échange s’effectue de ce fait, et le procès de production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine, misérable et antagonique. C’est alors le libre développement des individualités. Il ne s’agit plus dès lors de réduire le temps de travail nécessaire en vue de développer le surtravail, mais de réduire en général le travail nécessaire de la société à un minimum. Cette réduction permet ensuite que les individus reçoivent une formation artistique et scientifique, etc., grâce autemps libéré et aux moyens créés au bénéfice de tous. Le capital crée une contradiction en procès : d’une part il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum et d’autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail sous sa forme nécessaire pour l’accroître sous sa forme de travail superflu. Dans une proportion croissante, il pose donc le travail superflu comme la condition - question de vie ou de mort (fr.) - du travail nécessaire. D’une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées par l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. Les forces productives et les rapports sociaux - simples faces différentes du développement de l’individu social - apparaissent uniquement au capital seulement comme des moyens, et des moyens pour produire une base limitée. Mais en fait ce sont les conditions matérielles capables de faire éclater cette base ». (FondementsII, p. 221-223/592-594).
Ces pages définissent la tendance générale d’un paradoxe qui est le même que celui sur lequel s’est ouverte notre argumentation. Le processus est le suivant : d’un côté, le capital réduit la force de travail au « capital fixe », en se la subordonnant de plus en plus dans le processus productif ; de l’autre côté, il montre par cette subordination totale que l’acteur fondamental du processus social de production est devenu maintenant « le savoir social général » (que ce soit sous la forme du travail scientifique général ou sous la forme de la mise en relation des activités sociales : « coopération ».
C’est sur cette base que la question de la subjectivité peut être posée comme la pose Marx, c’est-à-dire comme question relative à la transformation radicale du sujet dans son rapport à la production. Ce rapport n’est plus un rapport de simple subordination au capital. Au contraire, ce rapport se pose en termes d’indépendance du temps de travail imposé par le capital. Deuxièmement ce rapport se pose en termes d’autonomie d’exploitation, c’est-à-dire comme capacité productive individuelle et collective, se manifestant comme capacité de jouissance. La catégorie classique de travail se montre absolument insuffisante pour rendre compte de l’activité de la force de travail immatériel. Dans cette activité, il est de plus en plus difficile de distinguer le temps de travail du temps de reproduction ou du temps libre. On se trouve devant un temps de vie global, où il est presque impossible de faire le départ entre le temps productif et le temps de la jouissance. D’où, selon une autre intuition marxienne, le mérite de Fourier à ne pas opposer travail et jouissance.
Pour exprimer cela différemment, on pourrait dire que, quand le travail se transforme en travail immatériel et que le travail immatériel est reconnu comme base fondamentale de la production, ce processus n’investit pas seulement la production, mais la forme entière du cycle « reproduction - consommation » : le travail immatériel ne se reproduit pas (et il ne reproduit pas la société) dans la forme de l’exploitation, mais dans la forme de la reproduction de la subjectivité.
Le développement du discours marxien à l’intérieur d’une terminologie économiste ne nous empêche pas de saisir la formidable effectivité de la tendance. Bien au contraire, il nous permet de saisir toutes les articulations de la phase du développement capitaliste dans laquelle nous vivons et dans laquelle se développent les éléments constitutifs de la nouvelle subjectivité. Il suffit de s’arrêter sur deux de ses éléments : l’indépendance de l’activité productive face à l’organisation capitaliste de la production ; et le processus de constitution d’une subjectivité autonome, autour de ce qu’on a appelé « intellectualité de masse ».
Tout d’abord donc, l’indépendance progressive de la force de travail, en tant que force de travail intellectuelle et travail immatériel à l’égard de la domination capitaliste. Dans les usines post-fordistes et dans la société productive post-industrielle, les sujets productifs se constituent, tendanciellement, avant et de façon indépendante de l’activité de l’entrepreneur capitaliste. La coopération sociale du travail social dans l’usine, dans l’usine sociale, dans l’activité tertiaire, manifeste une indépendance vis-à-vis de laquelle la fonction entrepreneuriale s’adapte plutôt que d’en être la source et l’organisation. Cette fonction entrepreneuriale, « personnification du capital », au lieu de constituer une prémisse, doit plutôt reconnaître l’articulation indépendante de la coopération sociale du travail dans l’usine, dans l’usine sociale et dans le tertiaire de pointe et s’y adapter.
Au moment où le contrôle capitaliste de la société est devenu totalitaire, dans ce même temps, l’entrepreneur capitaliste voit ses caractères constitutifs devenir purement formels :en effet, il exerce désormais ses fonctions de contrôle et de surveillance de l’extérieur du processus productif, car le contenu du processus appartient de plus en plus à un autre mode de production, à la coopération sociale du travail immatériel. L’époque où le contrôle, de tous les éléments de la production dépendait de la volonté et du savoir-faire du capitaliste est révolue : c’est le travail qui, de plus en plus, définit le capital et non le contraire. L’entrepreneur, aujourd’hui, doit plus s’occuper de rassembler les éléments politiques nécessaires à l’exploitation de l’entreprise, que les conditions productives du processus de travail. Ces dernières deviennent, dans le paradoxe du capitalisme post-industriel, progressivement indépendantes de sa fonction. Ce n’est pas à nous de souligner, ici, comment la domination capitaliste exerce son « despotisme » et quelles en sont les conséquences dans cette phase du développement.
Abordons, en second lieu, le thème de la subjectivité. A ce propos, nous allons tenter de répondre à une question qui pourrait sembler secondaire - mais qui, certes, ne l’est pas : pourquoi à partir de 68 les étudiants tendent-ils à représenter de manière permanente et de plus en plus large l’« intérêt général » de la société ? Pourquoi les mouvements ouvriers et les syndicats s’engouffrent-ils souvent dans les brèches ouvertes par ces mouvements ? Pourquoi ces luttes, bien que brèves et désorganisées, parviennent-elles « immédiatement » au niveau politique ? Pour répondre à cette question, il faut certainement prendre en compte le fait que la « vérité » de la nouvelle composition de classe apparaît plus clairement chez les étudiants - vérité immédiate, c’est-à-dire à son « état naissant », donnée de façon telle que son développement subjectif n’est pas encore pris dans les articulations du pouvoir. L’autonomie relative du capital détermine chez les étudiants, entendus comme groupe social représentant le travail vivant au stade virtuel, la capacité de désigner le nouveau terrain de l’antagonisme. L’« intellectualité de masse » se constitue sans avoir besoin de passer à travers la « malédiction du travail salarié ». Sa misère n’est pas liée à l’expropriation du savoir mais, bien au contraire, à la puissance productive qu’elle concentre, non seulement sous la forme du savoir mais surtout en tant qu’organe immédiat de la praxis sociale, du procès de la vie réelle. L’« abstraction capable de toutes les déterminations », selon la définition marxienne, de cette base sociale permet l’affirmation d’une autonomie de projet, tout à la fois positive et alternative.
Ce que nous disons là, à propos des étudiants, sur le groupe social qu’ils constituent et sur leurs luttes révélatrices d’une alternative correspondant à la transformation de la composition sociale, ne constitue qu’un exemple. Un projet alternatif ne s’élabore pas dans l’immédiateté et l’indétermination, mais au contraire sur la capacité d’articuler et de mettre en mouvement les déterminations internes de la composition de classe. Mais l’exemple est malgré tout très significatif, car il est fondé sur la tendance du travail immatériel à devenir hégémonique et sur les modalités de subjectivation qui lui sont puissamment inhérentes.
Résonances philosophiques de la nouvelle définition du travail
Toute une série de positions philosophiques contemporaines tendent à s’approcher, à leur manière, du concept de travail immatériel et du nouveau sujet, vers lesquels s’orientait selon Marx - analyse qu’il avait commencé à élaborer - la société du capital.
C’est autour de mai 68 que s’opère le véritable déblocage épistémologique. Cette révolution, qui ne ressemble à aucun modèle révolutionnaire connu, arbore une phénoménologie impliquant toute une nouvelle « métaphysique » des pouvoirs et des sujets. Les foyers de résistance et de révolte sont « multiples », « hétérogènes », « transversaux » par rapport à l’organisation du travail et aux divisions sociales. La définition du rapport au pouvoir est subordonnée à la « constitution de soi-même » comme sujet social. Les mouvements des étudiants et les mouvements de femmes, qui ont ouvert et clôturé cette période, sont caractéristiques, dans leur forme et dans leurs contenus, d’une relation politique qui semble éviter le problème du pouvoir. En réalité, comme ils n’ont pas besoin de passer par le travail, ils n’ont pas besoin non plus de passer par le politique (si par politique on entend « ce qui nous sépare de l’état » selon la définition de Marx).
L’événement d’une nouvelle subjectivité et les relations de pouvoir qu’elle constitue sont à la base de nouvelles perspectives d’analyse en sciences sociales et en philosophie qui se présentent comme une relecture du « general intellect » marxien. Dans la lignée de l’école de Francfort, on peut trouver deux interprétations de ce passage. D’un côté Habermas saisit le langage, la communication intersubjective et l’éthique comme socle ontologique du « general intellect » et des nouveaux sujets, mais bloque la créativité du processus de subjectivation par la définition des transcendantaux formels de ce même processus. Par ailleurs, H.J. Krahl met l’accent sur la nouvelle qualité du travail pour élaborer une théorie de la constitution sociale qui se joue entre l’apparition du travail immatériel et sa transformation en sujet révolutionnaire. En tout cas la nouveauté de la nouvelle composition de classe est fortement affirmée.
En Italie, la permanence du mouvement de 68 jusqu’à la fin des années 70 pousse la tradition du marxisme critique, déjà fortement constituée dans les années 60, à rompre avec toute interprétation dialectique du processus révolutionnaire. Ce qui devient l’enjeu politique et théorique c’est la définition de la « séparation » du mouvement d’« auto-valorisation » prolétaire, entendu comme agencement positif et autonome du sujet dans les conditions de la production immatérielle.
Mais ce qui nous intéresse surtout ici c’est d’étudier comment cette nouvelle dimension de l’analyse du travail peut exister dans l’oeuvre de Foucault, de façon tout à fait indépendante de Marx - que Foucault semble lire selon une interprétation plutôt économiste. Ce qui nous intéresse ici, c’est de prendre en considération la découverte foucaldienne du « rapport à soi », en tant que dimension distincte des rapports de pouvoir et de savoir. Dimension qui est dégagée dans ses leçons des années 70 et dans ses dernières oeuvres, analyse indicative de la constitution de l’« intellectualité de masse ». « Intellectualitété de masse » qui se constitue indépendamment, c’est-à-dire comme processus de subjectivation autonome qui n’a pas besoin de passer par l’organisation du travail salarié pour imposer sa force : c’est seulement sur la base de son autonomie qu’elle établit son rapport au capital. Cette approche a été ensuite approfondie dans le travail de Deleuze. Chez Deleuze, il s’agit de comprendre comment l’interface communicationnelle qui s’impose aux sujets se transforme, s’insère (de l’extérieur de la relation) à l’intérieur de l’activité ; de dehors des rapports de pouvoir à l’intérieur de la production de puissance. Affronter ce thème métaphysique, cela signifie se placer au point central de l’intuition marxienne des « Grundrisse », là où l’ensemble du capital fixe se transforme en son contraire, en production de subjectivité.
Le concept marxien de force de travail qui, au niveau du « general intellect », est devenu « indétermination capable de toutes les déterminations », est ainsi développé par Deleuze et Foucault, en un processus de production autonome de subjectivité. La subjectivité comme élément d’indétermination absolue, devient un élément de potentialité absolue. Il n’y a plus besoin alors de l’intervention déterminante de l’entrepreneur capitaliste. Ce dernier devient de plus en plus extérieur aux processus de production de subjectivité. Le processus de production de subjectivité, c’est-à-dire le processus de production tout court, se constitue « hors » du rapport au capital, « au sein » des processus constitutifs de l’intellectualité de masse, c’est-à-dire dans la subjectivation du travail.
Nouveaux antagonismes : les alternatives de constitution dans la société post-industrielle
Si le travail tend à devenir immatériel, si son hégémonie sociale se manifeste dans la constitution du « general intellect », si cette transformation est constitutive de sujets sociaux, indépendants et autonomes, la contradiction qui oppose cette nouvelle subjectivité à la domination capitaliste (de quelque manière qu’on veuille la désigner dans la société post-industrielle) ne sera pas dialectique, mais désormais alternative. C’est-à-dire que ce type de travail qui nous semble à la fois autonome et hégémonique n’a plus besoin du capital et de l’ordre social du capital pour exister, mais se pose immédiatement comme libre et constructif. Quand nous disons que cette nouvelle force de travail ne peut être définie à l’intérieur d’un rapport dialectique, nous voulons dire que le rapport qu’elle entretient avec le capital n’est pas seulement antagonique, il est au-delà de l’antagonisme, il est alternatif, constitutif d’une réalité sociale différente. L’antagonisme se présente sous la forme d’un pouvoir constituant qui se révèle comme alternatif aux formes du pouvoir existant. L’alternative est l’oeuvre des sujets indépendants, c’est-à-dire qu’elle se constitue au niveau de la puissance et pas seulement du pouvoir. L’antagonisme ne peut être résolu en restant sur le terrain de la contradiction, il faut qu’il puisse déboucher sur une constitution indépendante, autonome. Le vieil antagonisme des sociétés industrielles établissait un rapport continu, bien que d’opposition, entre les sujets antagonistes et, par conséquent, imaginait le passage d’une situation de pouvoir donnée à celle de la victoire des forces antagoniques comme une « transition ». Dans la société post-industrielle, où le « general intellect » est hégémonique, il n’y a plus de place pour le concept de « transition », mais seulement pour le concept de « pouvoir constituant », comme expression radicale du nouveau. La constitution antagonique ne se détermine donc plus à partir des données du rapport capitaliste, mais dès le départ sur la rupture avec lui ; non pas à partir du travail salarié, mais dès le départ à partir de sa dissolution ; non pas sur la base des figures du travail mais de celles du non-travail.
Quand, dans la société post-industrielle, nous suivons (y compris empiriquement) les processus sociaux de contestation et les processus alternatifs, ce qui suscite notre intérêt scientifique, ce ne sont pas les contradictions qui opposent patrons et travailleurs, mais les processus autonomes de constitution de subjectivité alternative, d’organisation indépendante des travailleurs.
L’identification des antagonismes réels est donc subordonnée à l’identification des mouvements, de leurs significations, des contenus des nouveaux pouvoirs constituants [1].
Le concept même de révolution se modifie. Ce n’est pas qu’il perde ses caractéristiques de rupture radicale, mais cette rupture radicale est subordonnée, dans son efficacité, aux nouvelles règles de constitution ontologique des sujets, à leur puissance qui s’est organisée dans le processus historique, à leur propre organisation qui ne requiert rien d’autre que sa propre force pour être réelle.
Loin de vouloir fuir les objections qui peuvent être formulées à l’encontre de cette façon de considérer le processus révolutionnaire dans les sociétés post-industrielles, nous entendons les prendre ici en considération. La première objection met en avant le fait que le travail de type ancien est encore très important dans nos sociétés. La seconde insiste sur le fait que c’est seulement dans les zones, à travers le monde, où la dialectique capitaliste a produit ses fruits ultimes que le travail sous la forme du « général intellect » tend à devenir hégémonique. Le caractère tout à fait exact de ces objections ne peut en rien nier ou sous-évaluer la puissance de l’évolution. Si le passage à l’hégémonie du nouveau type de travail, travail révolutionnaire et constituant, n’apparaît que comme tendance, et si la mise en évidence d’une tendance ne doit pas êtreconfondue avec l’analyse d’ensemble, par contre une analyse d’ensemble ne vaut qu’en tant qu’elle est éclairée par la tendance qui préside à l’évolution.
Intellectuels, pouvoir et communication
La relecture de la catégorie de « travail » chez Marx, comme fondation ontologique des sujets, nous permet aussi de fonder une théorie des pouvoirs, si par pouvoir on entend une capacité des sujets libres et indépendants d’intervenir sur l’action d’autres sujets aussi libres et indépendants. « Action sur une autre action » selon la dernière définition du pouvoir chez Foucault. Les concepts de travail immatériel et d’« intellectualité de masse » définissent donc non seulement une nouvelle qualité du travail et de la jouissance, mais aussi de nouvelles relations de pouvoir et par conséquent de nouveaux processus de subjectivation.
Aujourd’hui, les apports des spécialistes de l’histoire des idées, revus à la lumière des intuitions de Foucault et de Deleuze, nous permettent de reprendre le schéma des trois époques de la constitution du politique moderne pour nous en servir dans notre travail. La première époque est celle de la « politique classique », ou encore de la définition du pouvoir en tant que domination :les formes extrêmes de l’accumulation primitive s’y combinent aux formes constitutionnelles d’un ordre social classiste et rigide. Sociétés et systèmes d’Ancien Régime sont caractéristiques de cette période dont les « tocquevilliens » et les apologistes de la tradition anglo-saxonne de la constitution parlent avec nostalgie.
La deuxième époque est celle de « la représentation politique » et des « techniques disciplinaires ». Le pouvoir se présente à la fois comme pouvoir juridique et représentatif des sujets de droit et comme assujettissement de corps singulier, c’est-à-dire comme intériorisation généralisée de la fonction normative. Mais la loi et la norme ont comme fondement le « travail ».
Pendant toute cette époque, l’exercice du pouvoir trouve sa légitimation dans le travail, qu’il s’agisse de la bourgeoisie (imposition de l’ordre de l’organisation sociale du travail), du capitalisme (comme organisateur des conditions de la production), ou du socialisme (comme émancipation du travail). S’ouvre maintenant une troisième période de l’organisation du pouvoir : celle de la politique de la communication, ou encore la période de la lutte pour le contrôle ou pour la libération du sujet de la communication. La transformation des conditions générales de la production, qui désormais incluent la participation active des sujets, considèrent le « general intellect » comme capital fixe subjectivé de la production et prennent comme base objective la société entière et son ordre, détermine un bouleversement des formes de pouvoir.
La crise des partis communistes occidentaux et du communisme soviétique (comme crise du modèle socialiste de l’émancipation du travail, qui est, contrairement à ce que l’on croit, non pas l’échec du socialisme mais sa réalisation), la crise des formes de la représentation (comme formes du politique) et des « technologies disciplinaires » (comme formes de contrôle), trouvent leur généalogie dans le non-travail du « general intellect ». Si dans le « travail », l’organisation de la société, du pouvoir et leurs formes de légitimation trouvaient un fondement et une cohérence, aujourd’hui ces fonctions sont données séparément et avec des formes de légitimation antagonistes. C’est à partir de là (et au sein même de ces transformations du politique) que se donnent et se sont données les transformations du caractère antagoniste de la société. Et, de même que lors de la période classique, la remise en question radicale était représentée par la révolte, et qu’à l’époque de la représentation elle était représentée par la réappropriation, à l’époque de la politique communicationnelle elle se manifeste comme puissance autonome et constitutive des sujets. Le devenir révolutionnaire des sujets, c’est l’antagonisme constitutif de la communication contre la dimension contrôlée par la communication elle-même, c’est-à-dire qui libère les machines de subjectivation dont le réel est désormais constitué. La révolte contre le contrôle, la réappropriation des machines de la communication sont des opérations nécessaires mais non pas suffisantes, elles ne feraient que reproposer sous de nouvelles formes la vieille forme de l’état, si la révolte et la réappropriation ne s’incarnent pas dans un processus de libération de la subjectivité qui se forme à l’intérieur même des machines de la communication. L’unité du politique, de l’économique et du social s’est déterminée dans la communication : c’est à l’intérieur de cette unité, pensée et vécue, que les processus révolutionnaires peuvent aujourd’hui être conclus et activés.
De la même façon, c’est en stricte relation avec les trois époques considérées que se modifie aussi la figure de l’intellectuel. Si pendant la période de la « politique classique » l’intellectuel était totalement étranger aux processus de travail et si son activité ne pouvait s’exercer que dans des fonctions épistémologiques et à vocation éthique - déjà au cours de la « phase disciplinaire » l’extériorité du travail intellectuel vis-à-vis des processus de travail devient mineure. Au cours de cette phase, l’intellectuel est contraint à s’« engager » (dans quelque direction que ce soit : Benda n’est pas moins engagé que Sartre). L’« engagement » c’est une position de tension critique qui, positivement ou négativement, contribue à déterminer l’hégémonie d’une classe sur l’autre. Mais aujourd’hui, dans la période où le travail immatériel est qualitativement généralisé et tendancieusement hégémonique, l’intellectuel se trouve complètement à l’intérieur du processus de production. Toute extériorité est révolue, sous peine de renvoyer son travail à l’inessentiel. Si, dans sa généralité productive, le travail appliqué à l’industrie est immatériel, ce même travail caractérise aujourd’hui la fonction intellectuelle et l’attire irrésistiblement dans la machine sociale du travail productif. Que l’activité de l’intellectuel s’exerce dans la formation ou dans la communication, ou dans les projets industriels, ou encore dans les techniques des relations publiques, etc. dans tous les cas, l’intellectuel ne peut plus être séparé de la machine productive. Son intervention ne peut donc être réduite ni à une fonction épistémologique et critique, ni à un engagement et à un témoignage de libération : c’est au niveau de l’agencement collectif même qu’il intervient ; il s’agit donc d’une action critique et libératoire qui se produit directement à l’intérieur du monde du travail ; pour le libérer du pouvoir parasitaire de tous les patrons et pour développer cette grande puissance de coopération du travail immatériel qui constitue la qualité (exploitée) de notre existence. L’intellectuel est ici en complète adéquation avec les objectifs de la libération - nouveau sujet, pouvoir constituant, puissance du communisme.
PS :
Copyright © 1991 Maurizio Lazzarato - Antonio Negri. Publié en français dans Futur antérieur, numéro 6, été 1991. Traduction de l’italien par Gisèle Donnard.
[1] Si on s’engage tans une « enquête ouvrière » pour retrouver ces données générales dans les conflits sociaux, il est possible de repérer un cycle de luttes qui coïncide avec l’apparition du modèle post-fordiste et dont on peut définir les principales caractéristiques de la façon suivante : l’organisation de la lutte au niveau subjectif n’est pas un résultat, mais un présupposé de la lutte ; la lutte n’est jamais une lutte radicalisée dont la direction est arrachée aux syndicats ; les syndicats comme tous les lieux institutionnels sont considérés, à la fois, comme adversaires et lieux de communication. Au refus de toute manipulation syndicale et politique, s’ajoute en effet une utilisation (sans problèmes) des circuits syndicaux et politiques ; la détermination des objectifs est caractérisée par le fait qu’à côté du salaire, sont revendiquées l’affirmation de la dignité de la fonction sociale exercée, la reconnaissance de son caractère irremplaçable et donc de sa rétribution, en fonction de la nécessité sociale ; refus politique exprimant une méfiance profonde quant à la capacité de représentation des syndicats et des partis et, par contre, nécessité de se rapporter au politique, car l’action des mouvements atteint un seuil où seul le politique peut décider. Les nouveaux mouvements sentent la nécessité d’être des lieux de redéfinition du pouvoir. Il y a donc là une première indication quant à la constitution d’un sujet politique autour du travail immatériel et d’une possible recomposition politique.