Anarchie, science et rationalisme (article du Monde)
S'interroger sur les rapports intimes entre la science et l'anarchie, c'est notamment poser le problème de la correspondance entre un discours scientifique et un discours politique ; discuter du "rationalisme" de l'anarchie, c'est poser celui de la "démonstration" rigoureuse de la validité de l'idéologie anarchiste. Ce genre de questions a beaucoup excité les théoriciens au tournant du siècle ; on peut maintenant leur apporter des réponses à peu près claires, ce que nous allons tenter ici.
Parmi les anarchistes célèbres du siècle dernier, on trouvait des scientifiques de haut niveau, comme Reclus et Kropotkine. La philosophie anarchiste elle-même s'est développée dans une ambiance positiviste, ou l'on supposait communément que les progrès de la science, et de la connaissance en général, étaient à la fois le levier de la révolution sociale ("connaître son aliénation pour mieux la combattre"), et la condition nécessaire à l'édification d'une société libertaire viable : on faisait confiance à l'intelligence pour gérer les rapports individuels et sociaux, et aux progrès techniques pour amener la société d'abondance tout en allégeant les impératifs de travail.
C'est Bakounine qui a probablement le mieux défini les limites d'une telle logique : la science est certes un facteur de progrès potentiel sur lequel s'appuyer, mais elle ne peut prétendre a elle seule nous gouverner : d'une part elle est n'est pas, et ne sera probablement jamais suffisamment développée pour englober la totalité des facteurs individuels et sociaux, d'autre part la "science" est une entité abstraite qui ne parle qu'a travers ceux qui en sont, ou s'en prétendent les dépositaires, c'est-à-dire les scientifiques, et leur donner un pouvoir sur nous est aussi dangereux sinon plus, que de le donner à n'importe quelle autre caste. Le
vingtième siècle a démontre à quel point Bakounine était visionnaire en la matière. Si une utilisation bénéfique des progrès de la science et de la technique a contribué, et encore maintenant, au mieux-être des individus (santé, confort domestique, communications, travail potentiellement moins pénible), les mêmes "progrès", en l'absence de perspectives sociales émancipatrices, ont provoque des effets pervers (la mécanisation entraînant le chômage en est un magnifique exemple), voire engendre une sophistication croissante des moyens d'oppression et de répression, depuis le flicage informatise jusqu'aux armements les plus perfectionnes.
Parallèlement, l'expérience a démontré que les indéniables compétences des scientifiques ne s'étendaient pas aux champs politique ni éthique (voir par exemple les Nobel ralliés au nazisme, la mise en coupe réglée -et consensuelle- de la recherche française au profit de l'industrie militaire...). Il faut donc faire la part des choses entre l'obscurantisme, par essence contraire à toute émancipation, et un positivisme béat. La science n'est en soi ni un bien, ni un mal, et il serait ridicule de prétendre en arrêter la progression. Il reste tout aussi vrai que l'épanouissement des potentialités intellectuelles de chacun est nécessaire à l'édification d'une société d'hommes et de femmes libres dans un environnement matériel sans cesse amélioré. Mais cela ne se produira pas sans une volonté sociale émancipatrice, qui est l'affaire de tout le monde, de tous les instants, qui est aussi une mise en perspective de la science par rapport aux besoins et aux désirs de la société. La science peut devenir un outil pour construire l'anarchie, mais il ne faut pas perdre de vue que cet outil est pour l'instant surtout utilisé (très efficacement, du reste) à des fins contraires aux nôtres.
Nos rapports avec le rationalisme sont, ce n'est pas surprenant, un peu du même style. Seulement, on se place cette fois sur un plan plus philosophique (et c'est un
des aspects remarquables de l'anarchisme que de faire le lien entre une pensée philosophique et un combat social). L'anarchisme s'est toujours réclamé du rationalisme, et a toujours refusé toute forme de transcendance (Dieu, la patrie, ...). Mais il a été dès le début évident que la complexité de l'être humain s'accommodait mal d'un raisonnement matérialiste "grossier" (que l'on pense aux phénomènes émotionnels artistiques ou amoureux, par exemple). Restait le rationalisme appliqué à l'échelle de la société. Là aussi, un bref retour en arrière s'impose. Un des grands challenges dans le monde des idées du début du siècle a été d'essayer de bâtir, au
moyen d'un langage strictement rigoureux, "la" logique absolue, qui s'appliquerait aussi bien aux mathématiques qu'a la philosophie, promue au rang de science exacte. Les conséquences en théorie politique risquaient d'être non négligeables : il s'agissait tout simplement de définir le système social non pas idéal, mais qui s'imposerait par la seule force d'un raisonnement implacable : en quelque sorte, l'application cohérente du rationalisme aux sciences politiques.
Que Bertrand Russell, qui affichait à l'époque de nettes affinités avec l'anarchisme, ait été un des principaux acteurs de ce courant de pensée philosophico-scientifique ne peut évidemment
pas nous être indifférent ! Du point de vue strictement scientifique, les théorèmes dits d'incomplétude de Gödel ont montre dans les années 30 que cette recherche ne pourrait pas aboutir. Pour ce qui nous intéresse, on peut interpréter les résultats de Gödel de la façon suivante : tout système de pensée, aussi rationnel cherche-t-il à être, repose sur des postulats qui ne relèvent pas du rationnel, et même si l'on identifie les postulats en question, ils ne permettront pas de répondre rationnellement a toutes les questions imaginables. En clair, si le rationalisme garde toute sa valeur en tant qu'outil de déduction, s'il est "scientifiquement" et
expérimentalement ce qui peut discriminer un raisonnement correct et une affirmation infondée, on ne peut pas affirmer que l'anarchisme est la seule philosophie "vraiment" rationaliste (il peut y en avoir d'autres), ni que l'anarchie se résume a un rationalisme. C'est sur ce dernier point qu'il me semble utile d'insister, parce qu'on y voit la nécessite de l'ancrage social, militant, de l'anarchisme.
Nous avons deux principes de base, que nous considérons comme des évidences, des tabous, des convictions viscérales, ce qu'on voudra : ce sont la liberté totale de l'individu d'une part, et l'égalité sociale entre les individus d'autre part. Notre anarchisme prétend construire un édifice cohérent a partir de ces deux postulats et se base sur le rationalisme pour en tirer les conséquences logiques, n'acceptant (éventuellement) de réfutation que rationnelle : on retrouve ici notre refus de l'argument de transcendance. Par exemple, il semble désormais clair que l'argumentation rationaliste est impuissante à "démontrer" l'inexistence de Dieu, qui est précisément un autre postulat, hors du champ rationnel. Mais, on peut encore se reporter a Bakounine pour le comprendre, cette idée de Dieu est incompatible avec notre idée de liberté ; notre problème n'est donc pas tant de nous interroger sur un hypothétique divin que de
combattre son irruption, nuisible de notre point de vue, dans les rapports humains.
De même, le combat économique ne peut pas se limiter a la recherche de "la"
théorie économique rationnelle : l'ultra-liberalisme, par exemple, est une doctrine extrêmement cohérente, contre laquelle nous luttons au nom du principe d'égalité sociale. Enfin, même avec autant d'ajouts que possible à nos principes de bases, on tombera toujours sur des questions auxquelles nous ne savons pas répondre par le seul truchement du rationalisme : il faudra alors faire un choix, arbitraire d'un certain point de vue, et ce choix pourra ne pas être le même d'un individu a l'autre : c'est, si l'on veut, la justification "scientifique" de la nécessaire diversité, non de l'anarchisme, mais de la société anarchiste, en fonction des désirs politiques, esthétiques ou éthiques des uns et des autres, pourvu que l'on prenne garde à maintenir la cohérence rationnelle avec les principes de liberté et d'égalité qui fondent l'anarchisme.
Le rationalisme et la science ne remplacent donc pas ce que chaque anarchiste ressent intimement, bien avant toute analyse philosophique : la révolte contre l'autorité
et les inégalités, et la nécessité de la lutte sociale. Simplement, si l'on veut que ces luttes ne soient pas un feu de paille sans lendemain, mais au contraire des jalons vers une société libertaire qui tienne la route, la méthode scientifique (sans parler des résultats, des progrès qui en résultent) et la critique rationaliste nous offrent des outils irremplaçables. En fait, la démarche constructive anarchiste se situe dans un va-et-vient perpétuel entre la révolte et la raison. Bien sur qu'on s'en doutait !