LE RÔLE DE LA VIOLENCE DANS LES SOCIÉTÉS PRIMITIVES1
Thomas LEPELTIER,
Quand les Européens débarquèrent sur les côtes du Nouveau Monde, ils furent stupéfaits de découvrir des peuples vivant en dehors de toute structure politique hiérarchisée. Certes, partout ils trouvèrent des chefs mais jamais ces derniers ne commandaient, et personne n’obéissait à personne. Ce ne fut pas l’unique surprise. Ces peuples semblaient indifférents aux richesses et s’adonnaient en permanence à la guerre. La raison profonde fut rapidement entendue : ces hommes vivant à l’état de nature n’avaient point encore fondé de véritable société. Ce n’était en quelque sorte que des sauvages, des primitifs. Ce constat alimenta les réflexions théoriques d’un Thomas HOBBES (1588-1679) pour qui l’homme à l’état de nature se définit par "la guerre de chacun contre chacun". Curieusement l’ethnologie contemporaine reste silencieuse sur la présence permanente de la guerre reconnue par les premiers observateurs. Pierre CLASTRES (1934-1977) pense que ce silence provient de l’incapacité des ethnologues à penser la guerre dans sa dimension purement politique. Leurs a priori les empêcheraient en effet d’en reconnaître le rôle essentiel. Il nous propose donc, dans ce petit livre, une réflexion générale sur les sociétés dites "primitives" qui donne une place prépondérante à la guerre. Il en ressort que ces sociétés plutôt que d’être sans État — c’est-à-dire, n’étant pas encore arrivées au stade de l’État —, seraient des sociétés contre l’État... Pierre Clastres considère qu’il existe trois types de discours sur la guerre, mais qu’aucun n’est à même de penser la guerre comme phénomène inhérent aux sociétés primitives. Selon le premier, dont le principal représentant fut André LEROI-GOURHAN (1911-1986), la violence humaine aurait ses racines dans l’être biologique de l’homme. L’homme serait violent comme le serait l’animal. D’où l’identification de l’économie primitive à une économie de la prédation. Leroi-Gourhan peut alors concevoir la guerre comme une extension de la chasse, c’est-à-dire comme une chasse à l’homme. Le social est ainsi rabattu sur le naturel, l’institutionnel sur le biologique. Or, Pierre Clastres fait remarquer que l’agressivité du guerrier est inconnue du chasseur. L’appétit, qui est la motivation de ce dernier, n’apparaît donc pas comme le moteur de la guerre.
Le deuxième type de discours s’appuie sur une vision économique. Partant de l’idée populaire que les "sauvages" vivent dans un état de misère, on considère souvent que l’économie primitive est une économie de subsistance. Ne parvenant pas à dominer le milieu dans lequel ils vivent, les primitifs ne pourraient que se procurer juste de quoi survivre. Le conflit armé serait alors un moyen d’obtenir, aux dépens des autres, les rares ressources disponibles. Or, pour Pierre Clastres, cette vision ne correspond pas aux observations ethnologiques. Le primitif y apparaît plutôt comme quelqu’un qui, ayant peu de besoins, trouve facilement de quoi vivre convenablement. La société primitive produit ainsi, sans y passer beaucoup de temps et sans dépenser beaucoup d’énergie, exactement ce dont elle a besoin. D’aucuns y ont vu pour cette raison la première société d’abondance, ou de loisirs. L’explication de la guerre par la pénurie devient alors incompréhensible. D’ailleurs, si les primitifs étaient engagés à plein temps dans une recherche épuisante de la nourriture, où trouveraient-ils le temps supplémentaire pour guerroyer contre leurs voisins ?
Après les explications biologique et économique est présentée l’amorce d’une explication politique. Celle-ci, formulée par Claude LÉVI-STRAUSS (né en 1908), présente la guerre comme l’issue de transactions malheureuses. Cette interprétation découle de sa conception de la société qui stipule que cette dernière est fondée sur l’échange entre communautés. Mais en contrepartie de la priorité accordée à cette activité, la guerre ne peut plus être pensée en elle-même. Si ce qui est premier et vital pour une société c’est effectivement l’échange, la guerre n’est plus qu’un simple accident. Cette interprétation sous-entend donc que la société primitive serait pensable sans elle. Or ceci semble contredit par les données ethnographiques puisqu’elles indiqueraient, unanimement selon Pierre Clastres, que la place de la guerre n’est pas secondaire par rapport à celle de l’échange. La guerre ne pourrait donc pas être considérée comme la simple conséquence d’un échange raté.
Après l’analyse des différents discours sur la guerre, Pierre Clastres peut alors montrer qu’il n’est pas possible de penser la société primitive sans la guerre. Considérant que la vie matérielle des sociétés primitives se déroule sur fond d’abondance, et que le mode de production tend vers un idéal d’autarcie, il estime que chaque communauté aspire à produire elle-même tout ce dont elle a besoin et exclut par là même la nécessité de relations économiques avec les groupes voisins. Cette recherche d’autarcie s’accompagnerait d’un fort sentiment d’appartenance et d’un idéal d’indépendance politique. Et c’est bien sûr face à l’étranger que chaque communauté affirmerait son droit exclusif sur un territoire déterminé.
L’autarcie économique et l’indépendance politique devraient permettre à chaque groupe de vivre sans contact avec les autres, la violence ne pouvant surgir que dans les rares cas de violation de territoire. Mais cela ne donnerait que des guerres défensives, alors qu’elles sont souvent offensives. C’est pourquoi il faut aussi prendre en compte, toujours selon Pierre Clastres, le fait que la société primitive est une société sans hiérarchie où personne n’obéit à personne. La guerre devient alors le moyen de maintenir son unité.
La société ne peut se penser comme une totalité qu’en excluant l’Autre (de la dimension territoriale, économique, politique) et ne peut lutter contre ses propres tendances à la division qu’en se ressoudant dans le conflit armé. Mais autant une politique fondée sur l’échange ou l’amitié ferait perdre à chacun son autonomie et sa spécificité, autant une guerre généralisée risquerait de laisser en présence un vainqueur et un vaincu. Or, selon Pierre Clastres, rien n’est plus important pour une société primitive que son autonomie et son homogénéité. C’est pourquoi si elle cherche la guerre, elle se doit aussi d’empêcher que le conflit ne débouche sur une défaite définitive qui entraînerait la dépendance des vaincus et ainsi des divisions sociales. D’où la nécessité d’assurer ses arrières au moyen d’entreprises diplomatiques. Mais, en raison du rejet d’une politique fondée sur l’amitié, ces alliances nouées avec certaines communautés voisines ne reposeraient pas sur la confiance. Elles ne seraient consenties qu’à contrecœur, et uniquement en raison du danger qu’il y aurait à s’engager seul dans des opérations militaires. L’alliance ne serait en quelque sorte qu’une tactique.
Quant aux échanges, ils s’inscrivent pour Pierre Clastres dans les réseaux d’alliance. Les partenaires échangistes seraient les alliés, la sphère de l’échange recouvrirait exactement celle de l’alliance. Il y aurait échange parce qu’il y aurait alliance et l’échange n’irait pas au-delà de l’alliance. C’est pourquoi Pierre Clastres considère que Lévi-Strauss se trompe quand il affirme que la société primitive veut l’échange, ou que l’échange est l’acte fondateur de toute société humaine. Tant au plan de l’économie (idéal autarcique) qu’au plan politique (volonté d’indépendance), la société primitive développerait au contraire une stratégie destinée à réduire le plus possible la nécessité de l’échange. Ce que la société primitive rechercherait c’est à maintenir son indépendance et son homogénéité. La guerre en serait un moyen qui, pour ne pas présenter d’effets trop néfastes, exigerait que soient contractées des alliances. L’échange ne serait donc qu’un mal nécessaire.
En raison de ce refus de la division sociale et de la dépendance, la société primitive se serait opposée à l’émergence de l’État. Ce dernier est en effet l’organe séparé du pouvoir politique : quand il y a État, la société est divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n’est plus indivisée, elle est un corps morcelé, un être social hétérogène où des dépendances se mettent en place. C’est pourquoi le rejet de l’État est, pour Pierre Clastres, un refus de la soumission ; et inversement, l’émergence de l’État un danger pour la société primitive. Pierre Clastres nous invite donc à considérer que la société primitive n’est pas une société sans État, mais une société contre l’État. Elle n’est pas une société qui ne serait pas encore arrivée à former un État en son sein, comme le pensait Hobbes, mais une société qui aurait fait un choix politique autre...
Voilà, résumé à gros traits, un petit livre très intéressant qui nous montre comment la guerre serait consubstantielle à la société primitive et comment le refus de la division sociale aurait présidé à sa naissance. Cela laisse entrevoir sur quels renoncements notre société se serait bâtie. Néanmoins, face à cette thèse de Pierre Clastres, aussi stimulante qu’elle soit pour la réflexion, on peut émettre quelques doutes. La permanence de la guerre est-elle vraiment attestée partout ? Y a-t-il vraiment une absence de division sociale dans les sociétés primitives ? L’échange et l’alliance se recoupent-ils vraiment ? Pour toutes ces questions, on peut penser que Pierre Clastres a tendance à faire des généralisations peut-être hâtives et à recourir à des catégories trop tranchées. Il a toutefois le mérite de bousculer certaines de nos façons de penser et l’éclairage qu’il apporte sur les sociétés dites "primitives" peut encore être fort utile pour la réflexion ethnologique ou politique. Il ne faut donc pas s’en priver.
1 À propos de : Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives. de Pierre CLASTRES