STRUCTURALISME

ou

ETHNOLOGIE

Pour une critique radicale de l’anthropologie de Lévi-Strauss

Raoul et Laura MAKARIUS

Introduction

Malgré plus d'un siècle d'enquêtes sur le terrain, de recherche et d'enseignement, l'ethnologie est aujourd'hui l'objet d'une démission collective. Face à des faits qui résistent toujours à l'élucidation, les ethnologues préfèrent restreindre leurs ambitions et, amputant leur travail de son but essentiel, la compréhension des phénomènes, considèrent le champ de leur étude comme un domaine "à sens perdu". Se canton-nant dans la description, ou se réfugiant dans des disciplines auxiliaires, ils laissent l'ethnologie se dissoudre en diverses techniques et spécialisations, dont aucune ne touche aux problèmes essentiels.

Ce désarroi manifeste une crise, vieille et profonde. Crise théorique qui s'est ou-verte il y a plus de cinquante ans, avec le rejet des principes évolutionnistes et com-paratifs des fondateurs et qui, ayant immédiatement débouché sur l'intensification de l'observation ethnographique de sociétés en voie de disparition, est restée latente ; les effets s'en font sentir à longue échéance, à mesure que s'élargit le hiatus entre l'abon-dance de l'information et l'insuffisance de la compréhension, entre la quantité et la qualité du savoir.

Après s'être longtemps stabilisée dans l'acceptation d'un fondement théorique négatif, la crise s'exprime aujourd'hui sous forme de doutes et d'insatisfaction, de re-mise en question des méthodes, des perspectives, des valeurs, "crise d'identité" d'une discipline qui se demande quel est son être, du moment qu'elle cherche son objet. Car l'objet d'une discipline se voulant scientifique ne peut être de recueillir indéfiniment des éléments d'information épars que, manquant d'une conceptualisation adéquate, elle ne sait ni interpréter, ni coordonner en connaissance.

La convention de "non-savoir", qui a sous-tendu l'enseignement dispensé à trois générations, et qui se manifeste dans les diverses tendances contemporaines, répond-elle à une analyse exhaustive, à un jugement méthodologiquement fondé ? Est-il certain que le "sens perdu", et qui semble également perdu pour les membres des sociétés primitives, soit vraiment irrécupérable ? Avant d'être en droit de l'affirmer, attribuant ainsi à des faits sociaux une nature mystérieuse qui les vouerait à rester inconnaissables, on a le devoir de se demander ce qui a été fait en vue de les rendre intelligibles. Un regard sur l'histoire de l'ethnologie nous l'apprend : loin que tout ait été mis en œuvre pour la récupération du sens, la recherche explicative a été systé-matiquement découragée. La raison en est simple.

Le champ d'investigation de l'ethnologie est celui des sociétés à infrastructure primitive, en principe sociétés sans classe. La recherche ethnologique est donc en mesure, non seulement de fournir des représentations d'une vie collective disparue de nos civilisations, mais aussi de mettre en évidence les facteurs sociaux et idéologi-ques qui ont déterminé le caractère des institutions humaines. Pour le savoir qu'elle revendique, pour l'enjeu qui est le sien, l'ethnologie est apparue bien vite dangereuse. Il n'est pas surprenant qu'une confluence d'intérêts soit venue favoriser les distor-sions et les diversions pouvant la détourner de sa vocation naturelle, la connaissance des phénomènes se présentant à sa réflexion.

Un des effets de cette concertation qui se manifeste à tous les échelons de l'orga-nisation académique et professionnelle, exerçant une influence négative sur la pensée anthropologique et sur la vie culturelle, est par exemple le traitement réservé à H. L. Morgan qui, bien qu'universellement reconnu comme le fondateur de l'anthropologie sociale, est cependant toujours soumis à cette conspiration du silence que dénonçait Engels en 1891.

C'est à Morgan, d'ailleurs, qu'il faut se référer quand on évoque la rupture qui, dans les pays anglo-saxons, à la veille de la première guerre mondiale, a inversé le courant de la pensée ethnologique en portant à rejeter les vues évolutionnistes des anthropologues du siècle passé. Dans les formes abruptes et excessives qu'elle a assu-mées, cette rupture a été rendue possible, si elle n'en a pas été déterminée, par la représentation de l'évolutionnisme comme une schématisation rigide et forcée du processus historique, formée à partir d'une lecture hâtive, et sans doute tendancieuse, de l'œuvre de l'anthropologue d'Aurora.

L'insertion de ses schémas dans l'Origine de la Famille... d’Engels, a porté à les considérer comme partie intégrante du marxisme, leur donnant une coloration révo-lutionnaire fort éloignée de la pensée de l'auteur ; et la victoire de la révolution russe, en faisant du marxisme une doctrine d'État, a rendu la figure de Morgan encore plus inquiétante. Dans le climat de l'époque, les milieux conservateurs devaient tendre à empêcher que la pensée anthropologique ne débouchât sur le marxisme et sur ces formes de connaissance qu'il aurait rendues possibles. (Cf. R. Makarius, 1971, pp. VII-XLI). D'autre part une anthropologie fondée sur le principe que les hommes, issus de l'animalité sans le secours d'une grâce spéciale, sans être les dépositaires d'aucune révélation, sont seuls à faire leur histoire - se situait, sur le terrain social, dans le prolongement de l'évolutionnisme darwinien. Il était inévitable que les forces qui avaient âprement combattu celui-ci sans parvenir à l'étouffer, se joignent aux autres forces hostiles à une anthropologie sociale se prévalant d'un même concept d'évolution.

Au rejet de l'évolutionnisme en sciences sociales est lié le rejet de l'explication, parce que l'un et l'autre concourent à réintégrer les peuples dans une histoire commu-ne, ainsi qu'à faire la clarté sur la nature des croyances et des institutions. À ces deux refus est hé un troisième, celui du comparatisme, sans lequel on ne peut ni constituer un fait ethnologique, ni espérer le comprendre.

Ces positions de principe n'ont pas tardé à se transformer en dogmes et à s'accom-pagner d'intimidations et de pressions, tant sur le plan intellectuel que professionnel, en vue de réaliser une mise en condition des ethnologues, assurant leur passivité, et plus souvent leur adhésion, à une sorte de "révolution d'académie". Révolution feu-trée, qui a entrepris de démanteler l'appareil conceptuel de l'ethnologie, le remplaçant par une série de contre-vérités, telles notamment, que la substitution, au groupe tribal, de la famille nucléaire en tant qu'élément de base de l'organisation sociale. (Cf. R.M., 1971, pp. Illii - IlIxlv et 1973, pp. 26 sq.).

Il s'agissait, bien sûr, de remplacer le fait collectif par le fait individuel, et dans le cas de la famille conjugale d'en affirmer la pérennité. Mais il s'agissait aussi de ré-duire le caractère spécifique des faits de la société primitive : la tribu disparaît der-rière la famille, qui ressemble à la nôtre, actuelle. Quant à ces phénomènes dont l'ori-ginalité est irréductible, qu'il est impossible de banaliser, parce qu'ils ne peuvent appartenir qu'au monde tribal, comme le système classificatoire de la parenté, ou le totémisme, leur réalité a été niée. À mesure d'ailleurs que s'éloigne la possibilité d'ex-pliquer les phénomènes, leur réalité s'estompe et l'on peut se permettre de les déclarer fictifs. Détournés de l'investigation théorique, les chercheurs étaient orientés vers les tâches, effectivement urgentes, de l'ethnographie ; celle-ci fut confondue avec l'ethno-logie, la description venant remplacer l'explication. "Une bonne description, affir-mait Malinowski, est la meilleure forme de l'explication".

En Grande-Bretagne, le courant hostile à la recherche explicative s'est manifesté notamment dans l'école fonctionnaliste, auxiliaire efficace de l'administration colo-niale, qui a concentré l'intérêt sur les équilibres de structures et de fonctions, et surtout sur les conditions assurant leur maintien. Les résultats, sur le plan théorique, s'avérant décevants, et la décolonisation aidant, le fonctionnalisme s'est trouvé en crise. Comme il portait sur des réalités qu'une ethnographie extensive avait, presqu'à son corps défendant, mis en évidence, la question de l'explication risquait de se poser en termes, non plus de finalités, mais de causalités sociologiques. Il fallait dégager une voie permettant de sortir de l'impasse. Ce rôle échut au structuralisme.

Par sa critique du fonctionnalisme, le structuralisme en constitue le dépassement, non la remise en cause ou la négation. Sa critique ne porte pas sur le bien-fondé de la problématique fonctionnaliste, mais élève celle-ci à un tel niveau de représentation que, les faits s'y inscrivant en termes d'équations et de formulations abstraites, la question de leur détermination sociale ne peut plus se présenter et les problèmes ne risquent plus d'être posés en termes de causalités sociologiques. La valeur explica-tive, démystificatrice, de l'ethnologie est une fois de plus dérobée.

Loin de reconduire la pensée ethnologique sur les voies menant à l'explication, le structuralisme reprend, dans une autre clé, les thèses stériles et défaitistes de Lowie et de ses disciples, avec l'avantage d'être débarrassé d'une relative obligation de rigueur à laquelle ces derniers étaient tenus par le respect traditionnel des faits. Semblable à l'héritier d'un latifundium qui fait fortune en le laissant en friche, afin de l'exploiter comme domaine de chasse, le fondateur du structuralisme a su tirer un parti specta-culaire de l'héritage d'incompréhension qu'il avait fait sien.

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Dans le structuralisme, la recherche de l'explication est éliminée par l'élimination de tout ce qui tient au caractère concret, empirique, des faits. A ceux-ci, il substitue les relations qui les unissent. Dès lors, l'effort tendra à la mise en relation des relations entre les faits, qui seraient par là intégrés au vaste système dont toutes ces relations relèveraient ; le structuralisme accomplirait ainsi, en allant d'un ordre de faits à un autre, la tâche qu'il assigne à l'ethnologie (Lévi-Strauss 1958a, p. 347). Or non seulement cette démarche élude le problème de l'explication, puisque la mise en relation de faits inexpliqués ne les rend pas plus explicables, mais introduit le plus grand risque d'erreurs. Car au hasard d'une association secondaire, ou accidentelle, ou simplement imaginaire, toutes les relations, comme tous les faits, étant pris au pied de la lettre et mis sur le même plan, une relation fictive ou peu consistante sera inévita-blement présentée comme logique et nécessaire, par conséquent comme fondamen-tale et signifiante, même si sa signification au niveau des faits est tenue pour incon-naissable. Il en résulte, ainsi qu'il apparaîtra des études réunies dans ce volume, que les "explications" structuralistes non seulement n'expliquent rien, mais embru-ment les voies de l'explication, quand elles n'aboutissent pas à accréditer des erreurs, même au niveau empirique. Un exemple, ici, sera utile.

Au cours du troisième volume des Mythologiques, la monotonie du discours est soudain interrompue par les cris de joie de l'auteur, heureux d'avoir rencontré, au cours de la quête extensive à laquelle il se livre, une relation qui n'est pas due, pour une fois, à un effort d'imagination. "L'analyse structurale, écrit-il, éclaire subitement, et par des voies inattendues, des pans restés obscurs de mythes et de coutumes aux-quels une signification fondamentale doit pourtant s'attacher, puisqu'on les retrouve identiques dans les régions du monde les plus éloignées" (Lévi-Strauss, 1968b, p. 331). De quoi s'agit-il ? De la "connexité" entre femmes et scalps, qui se manifeste dans l'usage de remettre ces trophées aux femmes, ou de les laisser s'en emparer. Cette relation entre femmes et scalps serait la manifestation d'une mentalité combina-toire hantée par une exigence de permutation : "la pensée indigène assimile la chasse aux têtes à la chasse aux femmes" et assimile "en retour l'épouse indisposée à un scalp temporairement conquis par les donneurs sur les preneurs [de femmes]" (1968b, p. 330).

L'usage de donner les scalps aux femmes met en relation deux autres relations : la relation entre scalps et sang versé, et la relation entre la femme et ses règles. Mais pourquoi s'arrêter là ? En vertu de cette relation entre relations on établira une autre relation : celle entre la remise des scalps aux femmes et les relations qui s'établissent par le mariage entre les guerriers et leurs parents, d'une part, et les parents de leurs épouses, devenus leurs alliés, d'autre part. Si les scalps sont donnés "aux épouses des guerriers ou aux parents de celles-ci," (c'est-à-dire au camp des alliés), cela corres-pondra à un paiement en retour à ces donneurs pour avoir cédé leurs filles aux guerriers 1. Si, par contre, les scalps sont donnés par les guerriers à leurs sœurs (c’est-à-dire au camp de leurs propres parents), cela voudra dire, symboliquement, qu'elles retournent aux donneurs après avoir été données aux preneurs. A ce jeu, avec l'aide d'un peu de symbolisme et d'imagination, le structuralisme gagne à tous les coups.

La perdante est l'explication ethnologique, car si la relation entre femmes et scalps est réelle, ce n'est pas en raison de la relation que les unes et les autres entretiennent séparément avec le même objet, le sang, vu comme un simple terme commun, mais en raison de la signification sociologique du sang versé, qui confère aux scalps la qualité qui les associe aux femmes, et non seulement aux femmes, celle d'inspirer les mêmes craintes. De telles relations d'affinité se notent aussi entre scalps, ou têtes coupées, et clowns rituels et griots (L. Makarius, 1970a, p. 59 et N. 45 ; 1969b, pp. 626 et 630), deux catégories d'êtres placés, comme les femmes, sous le tabou du sang. La relation entre femmes et scalps est donc réelle, et se constate fréquemment dans l'ethnographie, mais elle est d'un caractère beaucoup plus général que ne le suppose Lévi-Strauss. De plus., elle est étrangère à l'échange matrimonial, comme l'indique d'ailleurs le fait que les scalps sont offerts aussi bien aux beaux-parents des guerriers qu'à leurs parents de sang.

Pour l'auteur des Mythologiques, cependant, le seul fait d'avoir saisi le reflet d'une relation vraie, de laquelle il propose une interprétation illusoire, prend valeur d'expli-cation probante, témoigne de la fonction éclairante de l'analyse structurale, alors qu'ayant enfermé cette relation dans une "mise en situation" tout artificielle, au sein d'une présumée "chasse aux femmes" et des tensions engendrées par l'échange de mariage, il s'est mis dans l'impossibilité d'expliquer les comportements concernant les scalps en dehors d'un circuit matrimonial. Or la signification "fondamentale" d'un phénomène devrait se révéler dans toutes les situations dans lesquelles il apparaît, alors que la signification structurale est toujours relative, parce que toujours dépen-dante de "systèmes" attribués aux structures mentales.

Un autre exemple du profit que tire le structuralisme d'un contexte ethnologique qu'il ne comprend pas, et qu'il disloque pour en exploiter les éléments à sa guise, est donné par le tour d'illusionnisme auquel Lévi-Strauss s'est livré lors de sa leçon inau-gurale aux cours du Collège de France (1960a, pp. 30-35).

Le point de départ est un mythe iroquois. Un jeune homme, dont la sœur s'était accouplée avec son double, tue celui-ci et s'unit incestueusement à celle-là. Meurtre et inceste sont dénoncés par les hiboux à la mère de la victime, magicienne maîtresse de ces oiseaux.

Grâce à une cascade de transformations et d'inversions, le mythe iroquois appa-raît, dans le prisme structuraliste, comme "un mythe œdipien inversé", les hiboux deviennent "un sphinx américain transposé", l'énigme œdipienne (dont un modèle a été construit) se définit comme "une question à laquelle on postule qu'il n'y a pas de réponse", qui trouve "sa symétrique inverse" dans "une réponse pour laquelle il y a pas de question". Perceval n'ayant pas posé une certaine question, le héros du Graal devient "un Oedipe inversé", sa chasteté est opposée à l'inceste, et l'on peut con-clure que "les mythes de type œdipien... assimilent toujours la découverte de l'inces-te à la solution d'une énigme vivante, personnifiée par le héros, sur des plans et dans des langages différents, leurs épisodes se répètent ; et ils fournissent la même démonstration qu'on retrouve, dans les vieux mythes du Graal, sous une forme inver-sé...." (1960, p. 35). Amené on ne sait trop comment, le "rythme saisonnier" se voit attribuer la même fonction que l'échange de femmes dans le mariage et l'échange de mots dans le langage, avec l'inévitable opposition entre l'ordre naturel et l'ordre social, pour terminer sur le ton confidentiel par un éloge de la franchise...

La démonstration est frappante. Les images mythiques s'évoquent les unes les autres comme par enchantement, les mythes s'ordonnent en un ensemble signifiant, le lien entre inceste et solution de l'énigme apparaît, de lui-même : "Comme l'énigme résolue, l'inceste rapproche des termes voués à demeurer séparés : le fils s'unit à la mère, le frère à la sœur, ainsi que fait la réponse en réussissant, contre toute attente, à rejoindre sa question" (p. 34).

Qu'on y regarde de plus près ! Le mythe iroquois associe les hiboux à l'inceste. L'inceste constitue la violation de tabou typique et les hiboux sont un symbole de la violation parce que, dormant le jour et veillant la nuit, ils renversent l'ordre naturel. Pour cette raison ils se trouvent associés à des personnages violateurs. (Cf. infra p. 164; aussi p. 166 avec la chouette). La violation de tabou, et en particulier du tabou de l'inceste, confère les pouvoirs magiques (Cf. infra). Associés à la violation, les hiboux le sont aussi à la magie.

Notons que la mère du jeune homme tué est à la fois magicienne et "maîtresse des hiboux". Elle est également associée à l'inceste, en tant que mère d'un inces-tueux, puisque son fils, en s'accouplant avec la sœur de son double, duquel il était si proche que tous les accidents qu'il subissait se transmettaient à sa propre personne (ils étaient donc interdépendants) avait commis, du point de vue ethnologique, un inceste.

Participant des pouvoirs magiques que confère la violation, les hiboux ont la faculté de résoudre les énigmes, et à ce titre sont aussi habilités à les poser. Il en est de même des Koyemshi, auxquels fait allusion Lévi-Strauss, bouffons cérémoniaux qui incarnent, dans le rituel zuni du Shalako, la violation du tabou de l'inceste. (Cf. L. M., 1970a, pp. 53-56)

L'ensemble d'idées que nous venons d'exposer et qui a valeur universelle, expli-que l'association faite par le mythe œdipien entre inceste et solution de l'énigme. Mais d'autres caractéristiques des héros violateurs sont mises en évidence par le plus célèbre des mythes. L'une d'entre elles est la vocation de détruire les monstres qui menacent les humains, et le sphinx de Thèbes pourrait représenter l'ensemble des monstres que ces héros ont coutume de pourfendre. Une autre caractéristique est l'ambivalence, qui se manifeste dans le fait que le roi Oedipe provoque la peste à Thèbes, mais favorise la fertilité des champs à Colone. Ces divers traits de la figure œdipienne sont organiquement liés à la violation d'interdit ; l'analyse structurale est incapable d'en donner une ombre d'explication, ni "interne et de raison", ni "exter-ne et de fait", dirions-nous si ces discriminations avaient un sens autre que de brouiller le plus possible le concept d'explication.

Incarnant les monstres que le héros va détruire, le sphinx ne peut être réduit à la seule fonction de poseur d'énigmes. Par ailleurs la transformation des hiboux iroquois en sphinx américain n'a pas de raison d'être, puisque les hiboux du mythe en question se limitent à dénoncer ce qu'ils ont vu, probablement parce qu'ils veillent pendant la nuit, et n'ont posé aucune énigme, de même que l'Oedipe américain n'en a eu aucune à résoudre. Sous cet aspect, la comparaison terme à terme entre mythe grec et mythe américain est dénuée de fondement.

L'énigme, d'autre part, ne peut être définie comme une "question sans réponse" que par une interprétation réductrice typique du structuralisme. Bien au contraire, l'énigme ne se définit que comme une question à laquelle la réponse doit être trouvée. C'est la réponse qui est en jeu, tout l'intérêt est centré sur elle et, dans les contes, comme dans les mythes, la réponse est toujours donnée. Loin de correspondre à une relation interne, la relation formulée par Lévi-Strauss entre inceste et solution de l'énigme est toute extérieure et formelle ; et, loin d'être une vérité de raison, elle contraint à se demander à quoi répond l'inceste quand - comme dans le mythe qui sert de terme de comparaison à celui d'Oedipe - il s'accomplit sans qu'aucune énigme ne vienne réunir la réponse à sa question... L'inanité de la proposition structurale apparaît dès qu'est reconnue la liaison réelle, de raison et de fait, entre la violation du tabou de l'inceste et la capacité de résoudre les énigmes.

À la prétendue "question sans réponse", Lévi-Strauss entend opposer une "ré-ponse sans question". Mais la "réponse", où est-elle ? Seules des "questions non posées" sont citées, ce qui est tout autre chose que des "réponses sans question". L'inversion symétrique de l'énigme, ou plutôt de sa manipulation au moyen du modèle, n'apparaît pas à l'analyse : elle n'est que question non prononcée, c'est-à-dire silence, c'est-à-dire rien... Elle a servi quand même de ficelle pour faire entrer en scène l'attirail des vieux cycles du Graal, nécessaire à la prestigieuse performance. Se servant, d'un côté, d'un ensemble de relations réelles, qu'il ne reconnaît pas et desquelles il fausse le sens, et d'un autre côté de supports purement illusoires, Lévi-Strauss a porté au crédit de l'anthropologie structurale un chèque moitié d'emprunt et moitié sans provision, dont aucun critique n'a songé jusqu'ici à vérifier la validité.

Il faut se demander si, par ces jeux de mots sur les questions sans réponses et les réponses sans questions, desquels réponses et questions sont également absentes, l'auteur de Tristes Tropiques n'a pas trahi inconsciemment - échappant ainsi au con-trôle imposé à ses expressions conscientes - son intime horreur des questions posées et des réponses à donner. Pour le structuralisme, en effet, l'explication ethnologique est l'ennemie, non seulement pour les raisons idéologiques que l'on sait, mais parce qu'elle est incompatible avec la possibilité de mettre en œuvre la méthode d'analyse qu'il préconise.

L'analyse structurale entend démontrer, à travers des relations d'opposition qu'elle met en évidence et qui en seraient la manifestation, la réalité de structures incon-scientes qui, en dernière instance, détermineraient les comportements humains. Or ces oppositions ne peuvent être postulées qu'à partir de phénomènes incompris, c'est-à-dire de phénomènes dont on ne sait à quoi ils se rattachent, et au sujet desquels, donc, les relations qui les relient à d'autres phénomènes restent inaperçues. Du mo-ment où les relations réelles sont révélées par l'explication, les oppositions que l'on y faisait apparaître se dissolvent dans la signification, et les jeux structuraux deviennent impossibles. Mais le fait même de parler d'explication à propos du structuralisme induit en erreur, car le structuralisme, s'il flirte avec la "signification" telle qu'il la comprend, ne donne pas d'explications. En leur lieu, il offre ce qu'il considère être la manifestation d'une structure mentale et en constituerait la vérification. La structure, en se manifestant, est censée expliquer tout, du moins tout ce qui n'est pas contingent.

Les études réunies dans ce volume ont le but d'apporter, dans des domaines diffé-rents de la pensée ethnologique, la démonstration de ce que nous venons d'exposer. Qu'il s'agisse de la main gauche, du chef d'une tribu africaine, du héros culturel, des rites de la chasse aux aigles, du panthéon géorgien, de la cryptie lacédémonienne ou de la malchance amazonienne, les constructions structurales ne peuvent s'élever que sur le vide de contenu. Dans chaque cas, l'interprétation ethnologique a permis de reprendre les éléments d'un contexte qui restait ignoré et de les mettre à la place qui leur convient, démontrant par la cohérence du puzzle ainsi reconstruit, la futilité de l'hypothèse structurale. Dans le meilleur des cas, c'est-à-dire quand elle n'est pas porteuse d'erreurs ou de confusions, celle-ci apparaît comme entièrement gratuite, et barre toujours le chemin de l'explication.

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Le tort que porte à la connaissance l'exigence de dépouiller les faits de leur si-gnification, se manifeste avec une évidence particulière dans le cas de la prohibition de l'inceste, problème fondamental de l'anthropologie. À cet égard, la condition néga-tive, que la prohibition demeure inexpliquée, se serait trouvée réalisée si, parmi les diverses solutions proposées et non retenues, il ne s'en était trouvée une qui, au prix d'une reconsidération à partir d'un angle nouveau, pouvait se révéler acceptable. Il s'agit de l'interprétation proposée par Durkheim.

D'après ce dernier, la prohibition de l'inceste - qui, dans sa forme primitive, est la prohibition des relations sexuelles entre les membres d'un même groupe - provient de la peur qu'inspire à ces derniers l'écoulement sanguin de chacun d'entre eux, parce que dans le sang de chacun résiderait l'être totémique, ancêtre clanique vénéré et redouté. D'où la crainte du rapport sexuel avec les femmes de leur groupe, puisqu'il impliquerait le contact avec un organe qui est le lieu d'un épanchement de ce sang divin et commun à tous. Alors que le contact avec les femmes d'un autre clan, qui ne s'identifie pas à l'être totémique que l'on craint, ne serait pas redouté (sauf par les hommes de leur clan, pour la même raison) et l'union avec elles, ne comportant pas de danger, serait permise (Durkheim, 1897, pp. 52-54 sq).

Dans les termes dans lesquels Durkheim l'a conçue, sa théorie est irrecevable, en premier lieu à cause du recours à un donné religieux offrant comme principe d'expli-cation ce qu'il faudrait commencer par expliquer, à savoir le fait totémique. C'est à l'ancêtre totémique du clan que pour Durkheim remonterait, en dernière analyse, la crainte du sang, de laquelle on a tant d'exemples en dehors de ce contexte. En outre, en faisant dépendre la prohibition de l'inceste du fait totémique, Durkheim présup-pose l'antécédence de ce dernier, et fait reposer le phénomène universel de l'interdit de l'inceste sur le totémisme, dont l'universalité n'est pas démontrée.

Pourtant Durkheim avait saisi le lien entre crainte du sang, en particulier du sang menstruel, et prohibition de l'inceste, et avait su mettre en évidence ces conceptions de "identité substantielle" qui font que les membres du groupe se ressentent comme formant une seule chair et un seul sang, conceptions dont le fondement objectif est l'unité collective du groupe. "Tout ce qui atteint l'un retentit dans l'autre" (p. 51). A partir de là, et de sa conception du danger commun créé par le sang versé (1897, p. 49), il était possible de préciser la notion d'interdépendance organique des déposi-taires du même sang, se considérant comme mis en danger par les épanchements du sang de l'un d'eux, qui peut provoquer des saignements mortels chez les autres. Les femmes consanguines sont craintes à cause de cette interdépendance, qui fait tenir les saignements des consanguins pour les plus dangereux. La crainte générale du sang étant d'autre part expliquée, non par la présence de l'être totémique, mais par l'expé-rience quotidienne des dangers, et surtout des dangers de la chasse, on se trouve en possession d'une solution du problème de l'inceste concrète et sociologique, et en accord avec les faits. (Makarius, 1961, pp. 38-39, 52-65, 69-75).

Ce "repensement" de la théorie de Durkheim a permis de restituer à l'anthro-pologie la solution, vainement cherchée, du problème de la prohibition de l'inceste qui, étant donné le caractère universel et fondamental de l'interdit, constitue la con-dition de tout progrès dans la connaissance des faits ethnologiques. Soumise à une sorte de "désacralisation", la théorie de Durkheim devenait l'axe d'une interprétation de l'évolution sociale ne faisant aucun recours à de présupposés religieux (Makarius, 1957).

Dans l'œuvre de Lévi-Strauss, le problème de l'inceste occupe également la place centrale, mais dans ce cas il fallait, non que la raison prohibant l'inceste fût connue, mais qu'elle restât inexpliquée. Reconnaissant que la théorie de Durkheim "constitue la forme la plus consciente et la plus systématique d'interprétation par des causes purement sociales" (Lévi-Strauss, 1967, p. 23), (ce qui n'est d'ailleurs pas tout à fait exact, puisqu'en dernière analyse elle attribue la peur de l'inceste à la croyance en l'être totémique, comme donné religieux), et appréciant "la force" d'une interpréta-tion apte à organiser en un seul et même système des faits différents (Id. p. 24), l'auteur des Structures élémentaires s'est employé à la réfuter, à l'aide d'arguments dont nous ne tarderons pas à constater la faiblesse.

L'élimination de la seule théorie de la prohibition de l'inceste qui fût de caractère - bien qu'imparfaitement - sociologique et qui pouvait se prêter à faire l'objet d'une récupération, était la condition sine qua non de la mise en chantier des Structures élémentaires de la parenté. Pour que la prohibition de l'inceste pût être présentée comme l'émanation d'une structure de l'esprit qui, s'agençant à d'autres structures de même nature, fournit le schème fondamental auquel se ramènent les différents systè-mes matrimoniaux, il fallait qu'aucune explication sociologique ne vînt encombrer le terrain. Il importait de pouvoir démontrer, à partir d'un fait postulé comme universel et fondamental, que les comportements humains sont gouvernés non par les condi-tions et les nécessités de la vie sociale, mais par des "structures" inscrites dans la matière cérébrale. Précisément pour la force explicative qu'elle contenait, la théorie de Durkheim devait être mise au rebut.

Lévi-Strauss passe rapidement sur les objections que suscite l'hypothèse totémi-que et, comme prévoyant dès avant 1949 le caractère "amovible" de celle-ci, con-centre ses critiques sur le rôle attribué au tabou du sang et, en particulier, au tabou du sang menstruel, arguant que : 1) Celui-ci ne serait pas universel ; 2) rien ne prouverait que le sang menstruel menace en particulier les dépositaires du même sang ; 3) la prohibition de l'union sexuelle avec la femme consanguine quand elle a ses règles devrait suffire à prévenir les risques de pollution (1967, p. 25 sq.).

La démonstration du premier point mérite une attention particulière. Le caractère universel de l'horreur du sang menstruel serait réfuté par l'observation que chez les indiens Winnebago les jeunes gens visitent leurs maîtresses en profitant du secret où les condamne l'isolement prescrit pendant leurs règles (Lévi-Strauss, 1967, p. 25). L'absurdité du raisonnement découle du fait qu'il a pour condition l'affirmation de ce qu'il veut nier. En effet si les femmes Winnebago sont condamnées à l'isolement pen-dant leurs règles, c'est à cause de l'horreur et de la peur qu'inspire le sang menstruel. Que des jeunes gens surmontent cette peur ne change en rien le fait que la ségrégation des femmes est fondée sur elle, pas plus que les infractions aux tabous, qui ont lieu dans toutes les sociétés, ne prouvent que les tabous, et la peur qui les fonde, soient inexistants.

L'aptitude à découper de la réalité une parcelle qui parait la contredire et à s'hy-pnotiser sur elle, en ignorant tout le reste, est bien révélatrice de l'automatisme de la pensée structurale. Ce rétrécissement du champ visuel permet aussi à Lévi-Strauss de faire l'usage négatif qui lui convient du texte auquel il se réfère, qui cependant ne laisse place à aucune équivoque. En effet, ce texte, dû à un informateur, commence par l'observation que de la première menstruation à la ménopause une femme devait toujours se retirer dans la hutte menstruelle chaque mois pendant quelques jours... et se termine en concluant que : "si l'on peut dire que les Winnebago sont effrayés par quelque chose, c'est bien par cela - le flux menstruel des femmes - car même les esprits meurent de ses effets" (Radin, 1923, pp. 137-138).

Comme cela arrive souvent, Lévi-Strauss altère le sens du passage qu'il cite, car il ne s'agit pas de "maîtresses" visitées par des jeunes amants, mais de jeunes filles à peine pubères, qui épouseront par la suite leurs visiteurs, d'où la remarque de Radin que "cela ne se produit que peu de fois dans la vie d'une femme, parce qu'elle est mariée peu après avoir quitté la loge" (Radin, 1923, p. 138). Cependant, le rensei-gnement lui paraît si "Singulier" qu'il se sent tenu d'ajouter qu'il l'aurait considéré comme infondé, si son informateur n'était pas exceptionnellement digne de foi, et n'éprouvait une telle révulsion envers l'écoulement menstruel, qu'il le jugeait incapa-ble d'attribuer aux hommes une intimité avec des femmes en cette condition, au cas où il aurait nourri quelque doute à ce sujet. Radin ajoute toutefois qu'il "n'aurait guè-re été surpris d'apprendre que l'informateur avait grandement exagéré le nombre d'individus prêts à s'exposer aux risques de malchance et d'affaiblissement que consti-tue le contact des femmes pendant leur période menstruelle" (1923, pp. 137-138 et p. 138, n° 6). Mais Lévi-Strauss fait délibérément abstraction du sens général du texte qu'il utilise.

Les autres arguments ayant trait aux rapports avec les femmes menstruantes sont développés, dans la réfutation de la thèse de Durkheim, avec tout autant de sérieux et dans le même respect des faits ethnographiques (Cf. Makarius, 1961, pp. 65-66). Nous n'y revenons que pour observer qu'après avoir déclaré, sur la foi d'un exemple, que "c'est pour elle [la fille ayant ses règles], non pour lui [son père] que sont tous les dangers", dix-neuf ans plus tard, oublieux de cette affirmation, Lévi-Strauss écrira que les sauvages déclarent "avec une impressionnante unanimité", que les périls sont pour les autres (1968b, p. 418).

Tous ces arguments sont marqués par le refus de reconnaître la réalité du phé-nomène de la "participation", décrit par Lévy-Bruhl. Par une exigence inhérente à sa méthode, le structuraliste est contraint de repousser la "participation", parce que l'interpénétration des termes opposés (précisément en vertu de ce qui les oppose) réduit à néant la valeur qu'a pour lui la séparation absolue qu'impliquent les opposi-tions binaires. Il ne peut, par conséquent, admettre que le danger, émanant de la femme sanglante, particulièrement redouté par les hommes, rejaillisse aussi sur la femme elle-même, investissant non seulement son organe sexuel mais son corps tout entier, faisant craindre les relations sexuelles même en dehors de la période d'écoule-ment sanglant, et aussi, comme l'a vu Durkheim avec acuité, toutes les relations avec l'élément féminin, introduisant le principe de la ségrégation des sexes. De même il ne peut admettre que ce danger, qui effraie spécialement les consanguins, soit ressenti aussi par les non-consanguins.

L'incompatibilité entre structuralisme et ethnologie est rendue manifeste par le ca-ractère mécaniste des arguments avancés dans la réfutation, expéditive et irrespon-sable, de la thèse de Durkheim sur la prohibition de l'inceste. On trouvera dans ce volume d'autres exemples de démarches du même acabit, qui ont permis d'accréditer l'idée que le totémisme soit une illusion d'ethnologues attardés. Cela ne doit pas faire négliger des opérations de moindre envergure, qu'on pourrait prendre pour de simples tics, mais qui visent le même but, à savoir la suppression de la spécificité des phéno-mènes ethnologiques, par d'autres moyens : non par leur négation, explicite ou implicite, mais par leur aplatissement . Ainsi, le totem assimilé à un nom de famille (Lévi-Strauss, 1962b, p. 285) ; le tabou des beaux-parents assimilé au respect dû au président de la république (p. 352) ; les churinga australiens comparés à nos docu-ments d'archives (pp. 318-319) ; l'emploi des sécrétions corporelles homologué au ... léchage des timbres-poste (Id. p. 118) ; la position des forgerons "castés" identifiée à celle des spécialistes ou des savants dans nos sociétés (Lévi-Strauss, 1961c, p. 52) ; les interdits et les coutumes alimentaires des Indiens d'Amérique du Sud définis comme des "manières de table" et des "règles du savoir vivre", etc.

Si l'on sait que chacun des thèmes ainsi banalisés introduit un ensemble de pro-blèmes sans la solution desquels l'ethnologie ne saurait trouver la voie d'une systéma-tisation scientifique, on comprendra que ces comparaisons ingénues ne sont pas que coquetteries de savant, s'amusant à déconcerter par des rapprochements inattendus. Elles tendent à vider des phénomènes signifiants de leur substance et de leur spéci-ficité. D'une touche désinvolte, le structuraliste se débarrasse des problèmes qui lui obstruent la voie, et en même temps les réduit à l'état de matériaux bruts, et cela discrètement, en sourdine, sans avoir besoin de recourir aux grandes manœuvres qui risquent de mettre en éveil la critique.

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Les matériaux bruts répondent à l'exigence structurale que les faits soient permu-tables, éléments toujours disponibles d'une combinatoire agissant à tous les niveaux. L'ambition extrême du structuralisme a été formulée par Lévi-Strauss en 1953, dans l'euphorie d'un symposium réunissant à l'Université de Chicago les plus grands noms de l'ethnologie. La "seconde révolution anthropologique", chargée d'introduire l'ap-proche scientifique dans les sciences humaines, devrait rendre possible de surmonter la dualité établie par Kant entre "loi morale" et "ciel étoilé", en permettant de comprendre l'une et l'autre par le même principe. "Les linguistes nous ont déjà dit, enchaînait-il, que dans notre pensée phonèmes et morphèmes tournent les uns autour des autres plus ou moins de la même manière de laquelle tournent les planètes autour du système solaire" (Lévi-Strauss, 1953, pp. 350-351). Dans l'attente et l'espoir de voir se réaliser une telle unification, il exprimait la conviction que l'anthropologie pouvait réellement avoir une fonction significative et importante non seulement dans le développement de la sociologie moderne, mais aussi dans celui de la science au sens large.

Quelle serait cette contribution du structuralisme à la science, sinon de parvenir à démontrer que l'ensemble des phénomènes sociaux, à commencer par les femmes échangées dans les systèmes de mariage et par les objets de la nébuleuse mythique, obéissent, à l'instar des éléments linguistiques, au même mouvement mécanique qui préside à la gravitation des sphères ?

La comparaison laissant entendre que les phonèmes seraient gouvernés par des lois naturelles semblables à celles qui règlent le mouvement des astres, est aussi fausse que l'autre comparaison dont les phonèmes constituent également un terme, celle entre phonèmes et faits ethnologiques.

En déclarant que ces derniers sont comme les phonèmes, le structuraliste veut dire qu'ils n'ont que valeur de position. Il affirmera, par exemple, que "en accord avec la linguistique moderne, le contenu des mythes n'a jamais une signification en soi : c'est seulement la manière selon laquelle les différents éléments du contenu se combinent, qui donne une signification" (Steiner, 1966).

La référence à la linguistique ici n'est pas due au hasard. Le système structu-raliste se fonde sur le principe qu'un fait n'a pas de signification propre, mais que ce sont ses rapports avec d'autres faits qui lui confèrent un sens. C'est pourquoi ce qui compterait ne seraient pas les faits, mais les relations entre les faits. Comme c'est l'évidence même qu'un fait possède un sens, sans quoi on ne pourrait l'identifier, Lévi-Strauss, pour sortir du contresens dans lequel il s'est enfermé, invoque la lin-guistique. Celle-ci enseigne qu'alors que les phonèmes n'ont pas de sens, le mot formé par leur combinaison en a. Ce que Lévi-Strauss ne dit pas, ou qui lui échappe, est que, pour cette raison, le sens du mot est arbitraire. Il n'en est pas de même quand il s'agit des faits. ]Les faits peuvent acquérir un sens nouveau par leur combinaison, mais ce sens nouveau ne sera pas arbitraire. Il pourra être différent de leur sens premier, mais sera déterminé par lui et par conséquent commandé par une nécessité.

Pour prendre un exemple emprunté à la nature, si l'eau possède des propriétés différentes de celles des éléments qui la composent, celles-ci ont tout de même dé-terminé celles-là, et par conséquent une nécessité relie les propriétés de l'eau à celles de l'oxygène et de l'hydrogène. Dans ce cas, nous ignorons comment les propriétés des éléments déterminent celles de leur combinaison. Dans le domaine du social, par contre, il est possible de comprendre comment le sens nouveau qu'un ensemble de relations confère aux faits est déterminé par la signification de chacun d'eux. Or, le postulat fondamental du structuralisme, qui justifierait sa méthode d'analyse, est que le sens n'est donné que par la combinaison, la structure.

Il est vrai que les faits sont connaissables par la détermination des rapports qui les relient à d'autres faits, et les situent à la place qui est la leur dans un contexte donné. Mais cela n'est vrai que dans la mesure où ces rapports obéissent à une nécessité et non au hasard, nécessité définie par la nature intrinsèque des faits concernés. Par con-séquent, contrairement à ce que prétend le structuralisme, c'est dans la mesure où les faits ne sont pas permutables à loisir, et où leurs rapports sont soumis à une nécessité, que ces rapports nous instruisent sur la signification des faits. Comme le structura-lisme, ainsi que nous l'avons vu, exige que celle-ci soit écartée, il est con-traint d'aplanir et de banaliser les phénomènes, en somme de les niveler en les dé-pouillant de toute signification, afin d'en rendre le sens à chaque fois tributaire de la permu-tation concernée, de l'attribuer à la position qu'ils occupent dans une combi-natoire et non à leur caractère propre et spécifique.

Ceci, nous l'avons vu, est vrai des phonèmes, dénués de sens et se combinant entre eux pour produire un mot doué de sens, et explique que Lévi-Strauss trouve dans la métaphore linguistique le biais lui permettant d'assimiler les phénomènes eth-nologiques aux phénomènes du langage. Or, parce que les mythes - phénomènes eth-nologiques - servent à leur manière, à communiquer un message, et parce que, d'autre part, ils s'expriment par des mots, ils se prêtent à être confondus avec le lan-gage. Ainsi ils deviennent des "êtres linguistiques", et en tant que tels sont "formés d'unités constitutives" (1958a p. 232). Et leur sens "ne peut tenir aux éléments iso-lés qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés".

Si, par contre, les mythes ne sont pas des phénomènes linguistiques, leur sens, en tant que phénomènes ethnologiques, ne tiendra pas uniquement à la manière dont les "éléments constitutifs" des récits mythiques entrent dans la composition de ces derniers, mais également à la signification propre de ces éléments. Ainsi, "lune" par exemple, pourra figurer dans le récit mythique, pour désigner la menstruation (que le récit ne mentionne pas), en vertu de la relation que la lune, au sens propre du mot, entretient avec les règles mensuelles. De même, l'ocre rouge, qui revient souvent dans les matériaux mythiques pour désigner le sang, acquiert cette signification symbo-lique en vertu de la couleur qui est la sienne. C'est le rapport de périodicité entre la lune et la menstruation, la couleur commune à l'ocre rouge et au sang, qui fondent leur signification dans le récit mythique, et non leur position. Cette signification leur est conférée par l'expérience ethnologique, et non par la structure linguistique.

Si donc on retient que le mythe - phénomène ethnologique - s'exprime à l'aide du récit -phénomène linguistique - sans se confondre avec lui, il devient possible de voir comment et pourquoi le récit mythique remplit une double fonction et sert à une dou-ble communication. D'abord à communiquer une histoire, qui est le récit du mythe, à être compris selon la signification courante des mots, (et ainsi, le langage qu'em-prunte le mythe accomplit sa fonction de communiquer les significations que les mots expriment). Ensuite à communiquer le message du mythe, compris non plus au niveau du vocabulaire, mais à celui de l'expérience ethnologique, qui rend compte du sens symbolique donné à certains mots, à certains objets.

Tout s'embrouille dans la perspective structuraliste. Du moment que les phéno-mènes ethnologiques sont considérés comme des phénomènes linguistiques, le mes-sage du mythe -phénomène ethnologique - s'exprimera dans la forme linguis-tique. Celle-ci n'est plus que l'histoire racontée par le mythe, au niveau du vocabu-laire. A ce niveau, l'histoire présente un tissu d'incohérences et d'absurdités, qui ne délivre aucun message. Or Lévi-Strauss se prévaut précisément du caractère impénétrable du récit mythique pour affirmer que ses mots, "éléments constitutifs", sont dénués d'un sens qu'ils doivent acquérir en vertu de leur combinaison ; mais l'analyse structurale ne livre pas ce sens, comme elle serait censée le faire, car elle ne décolle pas de ce qu'il appelle le niveau du vocabulaire, et donc laisse forcément échapper le sens eth-nologique qui est derrière les mots.

Dans son analyse du mythe d'Oedipe, par exemple, Lévi-Strauss remarque que "les Spartoi s'entretuent mutuellement", que "Oedipe tue son père Laos" et que "Etéocle tue son frère Polynice". S'attachant au sens textuel de chacun de ces faits, il constate qu'ils décrivent des cas où des parents par le sang subissent un traitement que les lois n'autorisent pas. Parce que ce genre de traitement est illustré à trois reprises, il se croit en droit d'en conclure que c'est là l'information que le mythe veut communiquer. Mais cette information reste toujours au niveau du vocabulaire, et Lévi-Strauss se garde bien de se demander si les faits racontés ne seraient pas porteurs d'une information ethnologique et d'implications diverses qui, échappant à ce niveau, contiendraient le message du mythe. Si par contre on quitte le niveau linguis-tique pour le niveau ethnologique, on constate que le meurtre commis par Oedipe ne s'associe pas au récit des deux autres meurtres : car il vient compléter la caracté-risation d'Oedipe en tant que violateur de tabou qu'illustrent d'autres parties du mythe, et aide à comprendre la signification de ses divers aspects, par exemple, comme nous l'avons vu, sa capacité de résoudre les énigmes et détruire les monstres, en vertu des pouvoirs magiques acquis par ses actes violateurs. Alors que pour l'interprétation des mythes il s'agirait précisément de rechercher leur être ethnologique derrière l'être linguistique sous la forme duquel ils se présentent, leur caractérisation en tant qu'êtres linguistiques leur surajoute un blindage qui rend leurs messages impénétrables.

Ce que le structuralisme pense avoir accompli dans le cas des mythes, leur impu-tant certaines propriétés du langage, il s'efforce de l'étendre à d'autres domaines ethnologiques, en les considérant comme des champs de communication. Les com-portements sociaux, par exemple ceux qui dépendent des systèmes de mariage aux-quels se réfèrent Si volontiers les structuralistes, répondent à un ensemble de nécessités pratiques, et ne peuvent être comparés ni à des "messages", ni à des "systèmes de communication". On trouve cependant dans l'ethnographie des com-portements n'ayant d'autre fonction que d'exprimer un certain état, une certaine situation. On en voit un exemple, entre autres, dans les cas où des individus font rituellement le contraire de ce qu'ils seraient censés faire, disent le contraire de ce qu'ils entendent exprimer, affectent d'entendre le contraire de ce qui leur est dit - dans le but de rendre manifeste qu'ils invertissent une règle générale, étant des violateurs de tabou (L. M., 1970a, pp. 63-65). D'autres comportements symboliques expriment l'impossibilité d'exercer la violence. Le structuralisme ignore les comportements de ce type parce que, liés à un contexte donné, ils s'inscrivent dans une rationalité ethnologique relevant de la pratique, et non dans une combinatoire d'actes dénués de sens. C'est précisément en tant qu'ils possèdent un sens sociologique précis, qu'ils sont saturés de signification - qu'ils peuvent, en certaines situations, signifier ce qu'un discours ne saurait ou ne pourrait exprimer.

Parce qu'un fait social peut servir à la communication, on veut le voir comme un fait de communication, et par là comme un fait linguistique. Mais alors qu'il ne peut servir à la communication qu'en vertu de son contenu signifiant précis, c'est pour le dépouiller de cette signification qu'il est assimilé au fait linguistique qui, lui, se définit comme tel par l'absence de signification propre, lui permettant de s'investir de n'importe quel contenu signifiant. En comparant les faits sociaux à la linguistique "moderne", Lévi-Strauss a voulu donner un air de rigueur scientifique à l'anthro-pologie sociale ; or la comparaison elle-même, loin d'être rigoureuse, est fausse, puisqu'elle se fonde non pas sur ce que fait sociologique et fait linguistique ont de commun, mais sur ce qui les distingue et les oppose.

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Toujours pour satisfaire à l'exigence de permutabilité, le structuralisme se saisira de certains phénomènes inexpliqués, les considérant comme dépourvus de sens, pour les réduire à des éléments privilégiés de la combinatoire, servant de passe-partout, tel le joker des jeux de cartes. C'est un élément de ce type que Lévi-Strauss a cru pouvoir identifier dans le mana, qu'il a caractérisé en tant que signifiant flottant, que valeur symbolique zéro (1966b, p. L), apte donc à se charger de toute signification.

Lowie trahissait le même esprit quand il définissait le "comportement à l'en-vers", qu'adoptent cérémonialement certains Indiens d'Amérique, de "élément libre, prêt à entrer dans n'importe quelles différentes combinaisons" (Lowie, 1912-1916, p. 937). Pour Lévi-Strauss le mana, pour Lowie le comportement "à l'envers", sont des phénomènes en soi, sans attaches avec d'autres phénomènes, donc pouvant se situer n'importe où.

La conséquence de ces conceptions serait de mettre un point final aux recherches sur le mana, principe central de la magie, ou sur un comportement symbolique obser-vé des centaines de fois au nord et au sud des États-Unis, ainsi que dans d'autres régions. Mais il aura suffi de situer le mana dans l'ensemble des conditions qui déter-minent ses manifestations, pour qu'il ne flotte Plus du tout, et apparaisse, au contraire, bien ancré dans une réalité précise et rien que dans celle-là. De même, l'explication a épinglé à la place qui lui revient l'élément libre de Lowie. Si ces phénomènes ont pu sembler des éléments flottants, existant pour signifier n'importe quoi, cela tient au manque de compréhension des ethnologues, transformé en manque de contenu projeté sur l'objet. Mais il ne s'agit pas que d'incompréhension ; de même que par Lévi-Strauss le phénomène non compris du mana a été qualifié de "élément zéro" afin de le réduire aux exigences de son système, chez Lowie la caractérisation du comportement inversé en tant qu'élément libre, bien qu'occasionnellement suggérée, est révélatrice d'une conception qui fait de cet auteur le véritable précurseur de l'anthropologie structurale. Lévi-Strauss a écrit que la première tâche à laquelle, selon lui, Lowie s'est appliqué "consistait à démontrer ce que les faits n'étaient pas . Il a donc "courageusement entrepris de désintégrer les systèmes arbitraires et les prétendues corrélations. Il a ainsi libéré - si l'on peut dire - une énergie intellectuelle où nous n'avons pas fini de puiser..." (1958a, pp. 340-341). Métaphore nucléaire pour dire qu'il a dépouillé les faits et les concepts de leur contenu, les rendant dispo-nibles pour les jeux combinatoires. En 1919, en effet, Lowie "pulvérise le complexe matrilinéaire en utilisant une méthode qui devait conduire à deux résultats essentiels pour le structuraliste. En niant que tout trait d'apparence matrilinéaire dût être inter-prété comme une survivance ou un vestige du “complexe”, il permettait sa décompo-sition en variables. En second lieu, les éléments ainsi libérés devenaient disponibles pour dresser les tables de permutations entre les caractères différentiels des systèmes de parenté... De deux façons également originales, il ouvrait ainsi la porte aux études structurales..." (Lévi-Strauss, 1958a, p. 341).

Un exemple montrera que Lowie a fait plus que "ouvrir la porte" aux "études structurales". Son disciple lui a emprunté jusqu'au canevas d'un de ses ouvrages. Un rapprochement suffit à le montrer.

En opposition à la classification, historique et évolutionniste, établie par Morgan des systèmes de parenté qu'il avait découverts, Lowie en a proposé une autre, fondée sur des critères de classification de caractère strictement logique, et indépendamment de tout contexte historique, critères "structuraux" permettant d'accéder à la permu-tation. D'après lui, les systèmes de parenté se classent nécessairement en quatre caté-gories, répondant aux seules manières logiques par lesquelles il est possible de désigner, dans ces systèmes, le frère du père par rapport au père et au frère de la mère. Il sera désigné ou 1) par un terme qui lui est propre ; ou 2) par un terme dési-gnant également ses deux autres apparentés ; ou 3) par un terme désignant le Père, mais non le frère de la mère ; ou 4) désignant ce dernier, niais lion le père. Quatre catégories classificatoires sont logiquement disponibles, et chaque système de parenté doit trouver sa place dans l'une d'elles (Lowie, 1926, pp. 263-267).

Dans son exposé de la conception structurale du totémisme, Lévi-Strauss a pro-cédé de la même manière (1962a, pp. 22-25). Dans le cadre de l'opposition logique entre le collectif et l'individuel, la relation entre l'être totémique et ses associés hu-mains sera susceptible de quatre permutations donnant lieu à quatre types de rela-tions : la relation de groupe à groupe (une espèce animale totémique à un groupe humain, le clan) ; la relation d'individu à individu (un animal particulier à un individu particulier) ; et les deux relations d'individus à groupe (d'un animal totémique particulier à un groupe humain, le clan ; et d'une espèce totémique à un individu particulier) .

Ce genre de permutation sera appliqué par Lévi-Strauss dans d'autres domaines. Mais le procédé de base avait été établi par Lowie. L'inspiration de ce dernier était d'ordre philosophique. Se réclamant de la pensée néo-positiviste, dont son ami, le physicien autrichien Ernst Mach, s'était fait le champion, et selon laquelle la réalité objective des phénomènes est une notion métaphysique, il considérait que l'entreprise scientifique a la tâche de déterminer les relations ou corrélations de nécessité existant non entre les faits, mais entre les idées, c'est-à-dire la tâche d'insérer celles-ci dans des structures logiques. Lévi-Strauss a fait un pas de plus : ces structures doivent s'inscrire à leur tour dans les profondeurs de l'inconscient.

En réduisant les systèmes classificatoires de parenté à la manière de classer les oncles paternels, Lowie se saisissait d'un aspect particulier du phénomène de la pa-renté sur lequel il concentrait l'attention, en restreignant ainsi l'importance du phé-nomène général et en en réduisant la spécificité. Lévi-Strauss parvient au même résultat en procédant de manière inverse : en élargissant le fait totémique (fait organi-sationnel qui structure les clans à l'intérieur des "moitiés" par un rapport particulier entre groupes humains et espèces, ou individus, zoologiques) à l'ensemble indéfini-ment extensible des relations entre humains et animaux. Cette généralisation indue lui offre un champ de manœuvre large à souhait. Elle lui permet, par exemple, de voir dans Tylor un précurseur de l'inexistence du totémisme quand celui-ci s'opposait, au nom de la spécificité du fait totémique, à ce que fussent définies de totémiques des relations qui ne l'étaient pas (s'élevant précisément contre les démarches du type de celle de Lévi-Strauss) (infra, p. 85-86 sq.). Ou encore d'accuser de "distorsion du champ sémantique" du totémisme, des anthropologues (lire Frazer) qui, soucieux d'en préserver la nature spécifique, considéraient comme des ébauches ou des vesti-ges., des phénomènes n'ayant pas acquis ou ayant perdu le caractère organisationnel qui caractérise sociologiquement le fait totémique.

Alors que Lowie fait disparaître la spécificité de la parenté classificatoire en la particularisant de manière à la réduire à une de ses manifestations, Lévi-Strauss dis-sout la spécificité du phénomène totémique en le diluant dans une relation indûment généralisée. Le caractère inverse de leur démarche ne doit pas cacher le fait que le second suit les traces du premier, dans le même dessein idéologique, systèmes classi-ficatoires de parenté et totémisme étant deux faits spécifiquement primitifs qu'il est essentiel de bannir de l'horizon ethnologique.

Sans approfondir la question de la descendance spirituelle du fondateur du struc-turalisme, on aperçoit à première vue une autre dette contractée par lui envers l'anthropologue américain. Car elle semble bien empruntée à la fameuse définition de la culture comme "un assemblage de pièces et de morceaux" donnée par Lowie, cette image qui jouit d'une tout aussi triste popularité, l'image de la pensée mythique, "cette bricoleuse" utilisant "des bribes et des morceaux", résidus épars de l'histoire (Lévi-Strauss, 1962b, p. 32) et, plus généralement, la conception de l'activité intel-lectuelle comme "bricolage", par laquelle l'auteur de la Pensée sauvage a su toucher le cœur de nombre de ses lecteurs.

Bricolage et pensée mythique n'est qu'une des diverses métaphores qui suivent en cortège la métaphore linguistique, telles que cuisine et langage, mythes et musique, classification totémique et code, etc. Tout comme l'emprunt systématique de métho-des propres à d'autres disciplines, génétique, informatique, physique des métaux, chimie moléculaire, etc. - ces métaphores, dont l'ethnologie fait les frais, viennent de J'effort systématique de désintégrer les structures cohérentes, concrètes, de la vie réelle, pour reconstruire à partir de leurs débris des structures imaginaires, comme on se plaît à imaginer que travaille la bricoleuse des mythes.

Du fait que les hommes créent, dans leurs cultures, des systèmes différentiels d'éléments permutables - alphabets, chiffres, notes de musique, cartes à jouer, etc. -et de l'autre fait que des combinatoires infiniment complexes se rencontrent dans la nature, il ne s'ensuit nullement que les phénomènes sociaux relèvent de systèmes du même type. Si on prétend les y enfermer, c'est afin d'occulter leurs déterminantes historiques et économiques, dans un but fort clair de conservatisme et de diversion. Car le comportement des humains, aussi démentiel qu'il puisse paraître, n'a jamais la vacuité et la gratuité que lui présuppose l'anthropologie structurale.

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Réduit à l'état d'élément permutable, le phénomène-jeton est apte à recevoir n'im-porte quelle signification, qui sera en fait celle qui convient à l'opération structurale en cours. Nous en voyons un exemple dans la conclusion donnée au dernier volume des Mythologiques. "En même temps, écrit l'auteur, que nous entrevoyons un systè-me de catégories se prêtant à des transformations multiples et qui, dans son essence, pourrait être universel (car en relèvent sans doute aussi les épreuves d'initiation ou de passage ...) nous comprenons comment l'humble récit d'une querelle familiale, qui nous a servi de point de départ, le contient tout entier en germe, et que le geste deve-nu pour nous insignifiant d'enflammer un combustible en approchant une allu-mette perpétue, jusqu'au cœur de notre civilisation mécanique, une expérience qui, pour l'humanité entière jadis et de nos jours encore pour d'ultimes témoins, fut ou reste investie d'une gravité majeure, puisqu'en ce geste s'arbitrent symboliquement les oppositions les plus lourdes de sens qu'il soit d'abord donné à l'homme de concevoir, entre le ciel et la terre dans l'ordre physique, entre l'homme et la femme dans l'ordre naturel, entre les alliés par le mariage dans l'ordre de la société" (197 1, p. 558).

Le mythe de référence des Mythologiques (qui n'est "l'humble récit d'une querelle familiale" que par l'aplatissement infligé à toute chose ethnologique, s'agissant de l'histoire d'un garçon qui viole sa mère, est persécuté par son père, sauvé par les vautours-charognards, et qui finit par tuer, semble-t-il, ses deux parents, (Lévi-Strauss, 1964, pp. 43-45) contiendrait "tout entier en germe" le "système de caté-gories" qui est l'essentiel du structuralisme ; s'il en était bien ainsi, l'univers des mythes, et aussi l'ensemble des pratiques rituelles, relèveraient de ce même système général qui, selon les Structures élémentaires de la parenté, régit les règles de l'alli-ance par le mariage. La seconde étape, entièrement consacrée à la mythologie, étant bouclée, la vérification serait obtenue, que l'esprit obéit à des lois, même là où il semble le plus libre de s'abandonner à sa spontanéité créatrice. Le doute ne serait plus possible : les contraintes viennent "du dedans", l'esprit est enchaîné et déterminé dans toutes ses opérations, partout, puisqu'il l'est dans la mythologie (Cf. Lévi-Strauss, 1963b, p. 630 ; 1964, p. 18). Ceci étant démontré, les vingt années passées à étudier les mythes, les 2020 pages qui leur sont consacrées n'auront pas été vaines.

Regardons ce texte de plus près. Demandons-nous quel est le rapport entre le my-the de référence (le point de départ) auquel fait allusion l'auteur des Mytholo-giques, et "le geste d'enflammer un combustible en approchant une allumette...". De toute évidence, c'est le fait que, dans "l'humble récit", la nuit du retour du héros à son village, une tempête ayant noyé tous les feux, sauf celui de sa grand-mère, sa protectrice, c'est à elle que le lendemain matin tout le monde vient demander des braises (1964, pp. 44-45). L'épisode fait allusion au don, ou plutôt à la restitution, du feu par le héros, qui devient ainsi donateur du feu aux humains. On commence alors à entrevoir pourquoi, "en ce geste d'enflammer un combustible..." "s'arbitre", entre des oppositions génériques comme ciel et terre, hommes et femmes, celle, spécifique, des "alliés par le mariage". C'est que, dans Le Cru et le Cuit, un autre donateur du feu, un félin ayant une femme indienne, avait été présenté en tant que "preneur de femme", récompensant les hommes de ses dons : c'était le jaguar Gé, "auquel les hommes ont donné une femme, et qui, en échange, cède le feu et la nourriture cuite à l'humanité" (1964, p. 99) . En 1968, nous nous élevions contre une telle conception du héros culturel, incompatible avec les données de la mythologie et avec le texte du mythe (V. infra, pp. 150-151 ). On pouvait avoir l'impression d'une querelle sur un thème mineur, alors que quatre ans plus tard il apparaît que la critique portait sur un fil conducteur des Mythologiques, repris à leur conclusion pour les relier aux volumes précédents, afin de démontrer que les mêmes catégories mentales président à la struc-turation tant des mythes que des systèmes d'alliance et de parenté .

Dans le discours final des Mythologiques, ce jaguar Gé est le double invisible du héros du mythe de référence, qui n'est pas Gé, mais Bororo, et qui est loin d'être caractérisable en tant que "preneur de femmes", puisqu'il est incestueux. Ce n'est que par la médiation du donateur de feu Gé, se profilant derrière le donateur de feu Bororo et lui servant de caution, que l'on peut dire que le mythe qui "a servi de point de départ"... "contient tout entier en germe"... "... un système de catégories se prê-tant à des transformations multiples et qui, dans son essence, pourrait être universel..." (1971, p. 558).

Du moment qu'il apparaît que le jaguar Gé, donneur du feu, n'agit en fonction de sa situation de "preneur de femmes" que par une interprétation captieuse du texte cité ('infra, p. 150-51), ainsi que par une représentation dérisoire faisant du héros qui donne le feu aux humains, figure prométhéenne campée au centre de toutes les mythologies, le terme d'une relation de réciprocité où il se trouve on situation de débiteur, ce qui renverse du tout au tout la situation mythique, à ce moment le frêle appui que représentait le jaguar Gé dissimulé derrière le garçon Bororo est soustrait, et le château de cartes s'écroule. On ne peut plus dire que "un des traits communs aux mythes sud et nord-américains est le fait que l' "armature sociologique" de ces mythes - c'est-à-dire les rapports sociaux idéaux qui relient les uns aux autres les protagonistes imaginaires des mythes - prend la forme d'un réseau de parenté, d'un ensemble de rapports de consanguinité et d'alliance. Les conflits, les accords entre ces personnages sont analogues à ceux qui opposent des donneurs et des preneurs de femmes, des époux, des parents et des enfants, des frères et des sœurs, des aînés et des cadets, etc." (Godelier, 1971, p. 543) . Rien de tel n'a été démontré. Le pari pris dans Le Cru et le Cuit (p. 18), n'a pas été gagné, les chaînes qui devaient "déterminer l'esprit dans toutes ses manifestations" se délient et la spontanéité créatrice retrouve ses droits avec ses déterminations sociales et psychologiques.

La distorsion qui prétend faire du jaguar Gé le terme d'une relation de réciprocité confirme, encore une fois, l'exigence que les faits restent mal connus, donc plasti-ques. Car on peut déclarer que le jaguar Gé donne les biens culturels aux humains en échange de la femme que ceux-ci lui ont donné, et cela peut paraître logique et satis-faisant tant qu'on ne connaît d'autre héros culturel que ce jaguar. Mais pour peu que l'on soit familier de cette figure mythique, le jaguar Gé cesse d'être le jeton sur lequel on peut inscrire n'importe quoi - en l'occurrence, preneur de femmes - car cela est contraire à la nature du héros, dont le propre est de donner les biens et les arts civili-sateurs aux hommes et de les donner sans contrepartie. La situation mythique du héros culturel est assez connue, pour que la représentation faussée qu'en donne l'ana-lyse structurale ne risque pas de passer dans l'ethnologie ; mais l'exemple suffit à démontrer que, du niveau d'abstraction auquel s'effectuent les dissociations, permuta-tions et mises en relation structuralistes, erreurs et aberrations chutent sur le terrain ethnologique, où elles risquent de s'incruster si elles ne sont pas dénoncées. Le carac-tère abstrait des opérations structurales n'empêche pas leurs retombées d'introduire dans l'ethnologie proprement dite des conceptions fondamentalement erronées.

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Nous avons ainsi indiqué les trois moments d'une démarche qui se saisit d'un fait incompris ou tenu pour tel, le considère, en vertu de la métaphore linguistique, com-me vide de signification et devant le rester, et enfin lui attribue la signification utile à l'opération en cours. Soumis à ce traitement, les faits apparaissent comme disconti-nus, donc aptes à former des couples binaires et à entrer dans des schèmes d'opposition. Mais rien ne saurait être plus éloigné de la réalité qu'une telle repré-sentation de la pensée, en particulier de la pensée "à l'état sauvage".

Le caractère de la pensée des peuples "ethnographiques" est l'obstacle de fond contre lequel échoue l'anthropologie structurale. La pensée procède à l'aide d'asso-ciations d'expériences subjectives, d'associations d'idées suggérées par des analogies quelles qu'elles soient, par n'importe quelle similarité, et même par des rapproche-ments fortuits. Elle est participante et continue ; elle passe, comme en un système de vases communicants, d'un être ou d'un objet à d'autres êtres et d'autres objets, qu'elle relie en les investissant des mêmes propriétés. Pour désigner ce phénomène de propa-gation ou de transmission, on a parlé de "contagion" : par exemple, les dangers d'impureté ne se communiquent pas seulement par contact direct, mais aussi par le regard, par l'ombre, par la parole, par l'alimentation commune, par le fait d'employer le même feu, par la fumée, etc. Une telle pensée peut être dite "magique" (qu'elle s'exprime ou non par des actes de ce type) en cela qu'elle s'attribue une force agis-sante, causale : on présume que les actes accomplis sur des objets substitutifs se transmettent aux objets évoqués mentalement, comme dans l'envoûtement, et même que l'intention suffit à l’obtention du but désiré. Ce caractère actif, propre à toute pen-sée, apparaît avec une clarté particulière chez les peuples des sociétés à infra-structure primitive, parce que leur système d'idées (en raison de leur faible domina-tion sur les forces de la nature) est fondé sur une mentalité associative dynamique et participante, toute leur culture en étant imprégnée. Il n'est pas d'ouvrage ethnogra-phique qui n'en témoigne par de nombreux exemples.

Sans nier le rôle de la pensée analogique, le structuralisme la limite à l'opération exclusivement conceptuelle qui consiste en une mise en parallèle des relations qu'elle suggère . Ainsi, comme nous l'avons vu, s'établit le rapprochement entre scalps sanguinolents et femmes indisposées. Mais la charge concrète, émotionnelle, du sang - la crainte qu'il inspire, notion élémentaire de l'ethnologie - n'est pas prise en consi-dération. Les données restent figées et inertes dans la vision structurale, pour consti-tuer des unités "discrètes" et opposables. La participation est soit ignorée, soit explicitement repoussée ; mais, étant donné qu'elle empreint chaque fait ethnogra-phique, le refus de la reconnaître revient comme un boomerang, contraignant le fondateur du structuralisme à des efforts perpétuels pour protéger ses positions.

Nous avons constaté, par exemple, en examinant les arguments par lesquels Lévi-Strauss s'est cru fondé à réfuter la thèse de Durkheim sur la prohibition de l'inceste, qu'ils étaient tous fondés sur la méconnaissance, ou le refus, de la participation. S'il a pu, par exemple, affirmer que les dangers de la menstruation n'étaient que pour la femme qui saigne, c'est en faisant abstraction de la pensée participante, qui étend à la femme le danger qu'elle représente pour les autres (Cf. supra, p. 21). Nous relevions que, bien d'années plus tard, il disait le contraire, affirmant, d'après les déclarations unanimes des intéressés, que "les périls étaient pour les autres". Mais la réalité ethnologique n'est pas unilatérale et, sur ce point, elle est bien connue. Se référant à Frazer, l'auteur des Manières de Table finit donc par convenir que le danger constitué par les jeunes filles pubères et les femmes menstruantes menace les autres, et que ces femmes et ces filles sont considérées comme étant elles aussi en danger. Cependant, afin de sauvegarder la polarité entre la femme qui saigne et l'homme qui craint son saignement, et de repousser la participation, qui rend compte de cette double direc-tion du danger (ainsi que d'une plus grande intrication de ces rapports qu'il n'apparaît ici), il instaure un "dualisme" sans lequel "on ne comprendrait rien à ce système" (p. 420) : les deux types de sanctions réservées d'une part à ceux qui enfreindraient le tabou qui les éloigne des femmes, et d'autre part, aux femmes enfreignant les tabous qui leur sont imposés, sont "mutuellement exclusifs". Il s'agit de facteurs internes pour les femmes, dont le cours de l'existence subirait une accélération, de facteurs externes pour les autres, dont l'existence subirait une interruption. Ainsi donc, où agit la participation on fait apparaître une opposition. Mais, pour arriver à ce résultat, il a fallu retenir, parmi les dangers de toutes sortes dont la femme inattentive aux tabous est menacée, un seul d'entre eux, le danger de vieillissement précoce, qui, accélérant le cours de la vie, peut être opposé à la mort, qui l'interrompt, comme si les hommes commettant les mêmes infractions n'étaient pas menacés souvent du même danger de vieillissement. (Par exemple chez les Wogeo de la nouvelle Guinée, Hogbin, 1940, p. 84).

C'est que le vieillissement précoce des femmes a un autre avantage : il permet de renouer un des fils conducteurs de la grande oeuvre, puisque "nous savons depuis la première partie de ces Mythologiques, que les mythes utilisent le thème du vieillis-sement pour introduire une catégorie fondamentale : celle de la périodicité...". Et comme il s'agit de la périodicité "des grands rythmes physiologiques qui ont leur siè-ge dans l'organisme féminin", on explique par l'exigence d'une périodicité régu-lière (donc non contrariée par le vieillissement précoce) la présence des objets imposés par le tabou – gratte-têtes, mitaines, fourchettes, etc. - et, en pratique, l'aspect du tabou en ce qui concerne la personne qu'il isole. Lévi-Strauss n'ignore pas, cepen-dant - puisqu'il l'a écrit à la page précédente (p. 419) - que les prohibitions frappant les fem-mes pubères ou menstruantes, frappent aussi parfois des individus de sexe masculin, tels que "les meurtriers, les fossoyeurs, les officiants de rites sacrés ou profanes", les veufs, et que leur est imposé l'emploi des mêmes "ustensiles de table et de toilette". Comment dès lors attribuer les prohibitions frappant les personnes des deux sexes au souci exclusivement féminin de la périodicité ?

Quant à la nature du danger contre lequel les tabous de ce type ont été institués, point n'est besoin de recourir aux vieilles métaphores "électriques" (potentiel char-geant les deux pôles, courant alternatif, décharge catastrophique, etc. (pp. 421, 470). Le danger que l'on craint est que le sang ne s'épanche. Il est suggéré par la souillure sanglante de la menstruation ou de l'accouchement ; par la souillure qu'a contractée l'officiant, à la suite de quelque contact rituel, réel ou symbolique, avec le sang, ou le guerrier au cours du combat, ou encore par la contagion de la mort, dont sont porteurs les veufs et les fossoyeurs. C'est pour éviter tout risque d'épanchement sanglant - en vue du danger qu'elles courent elles-mêmes, ainsi que du danger que l'écoulement de leur sang représenterait pour les autres - qu'il est défendu aux personnes tabou de se gratter (Cf. infra p. 245) ou du moins prescrit de se servir d'un bâtonnet pour le faire. Pour cette raison il est parfois défendu aux personnes tabou de marcher pieds-nus de crainte de s'égratigner aux ronces, ou encore de manier des instruments tranchants. C'est afin d'éviter la formation d'un lien de communauté alimentaire qui, en vertu de la participation, mettrait également les autres en danger, qu'on impose aux personnes tabou toutes sortes de restrictions destinées à différencier leur nourriture de celle des autres (Cf. Makarius, 1961, p. 92, sq. 225 sq.) Dans le cas de l'eau, objet de con-sommation commune, on atténuera le danger qu'implique le lien créé par son absorp-tion, en prescrivant l'usage du chalumeau. La médiation d'un instrument pour absor-ber la nourriture permet d'éviter de la toucher des mains (et en effet souvent la per-sonne tabou prend sa nourriture directement de sa bouche ou est nourrie par d'autres) ; ces précautions répondent au double souci d'éviter d'un côté que l'eau ou les aliments, qui seront aussi absorbés par les autres, ne soient souillés par le contact de mains impures, et d'éviter, d'un autre côté, que la personne déjà impure n'aggrave son état en touchant de ses mains les aliments qu'elle absorbe . On voit les manifes-tations multiformes de la participation.

À l'origine de ces manifestations variables on trouve le fait constant, l'état de danger causé par la souillure sanglante et la peur qu'il inspire.

Variables sont aussi les conséquences de ce danger : risques de saigner sans arrêt, de vieillir prématurément, de perdre les forces, de perdre l'usage des jambes, de devenir aveugle ou fou, etc. Mais le structuralisme ne distingue pas entre les faits : il les met tous sur le même plan, qu'ils soient constants ou variables, primaires ou se-condaires, nécessaires ou contingents, rendant toute analyse raisonnée impossible ; puis il se prévaut de la confusion créée, pour procéder à des systématisations par-tielles et inexactes, comme nous venons de le voir.

Parce que la participation contrarie les exigences théoriques et pratiques de l'ana-lyse structurale, et à la limite la rend impossible, nous lirons dans la Pensée sauvage que "... contrairement à l'opinion de Lévy-Bruhl, cette pensée procède par les voies de l'entendement, non de l'affectivité ; à l'aide de distinctions et d'oppositions, non par confusion et participation" (p. 355). Il y sera même affirmé, en tentant d'en faire endosser la responsabilité à Durkheim et à Mauss, que "la pensée dite primitive" serait "une pensée quantifiée". L'attribution aux peuples tribaux d'une pensée de ce type, enrobée dans une "psychologie intellectualiste", est la tâche du Totémisme aujourd'hui et de la Pensée Sauvage. L'auteur y déploie toute l'ingéniosité de son dis-cours pour parvenir, sans formuler des contre-vérités trop criantes, à créer l'im-pression que cette pensée soit, non celle que nous révèle l'ethnographie, mais telle que la veut l'anthropologie structurale. Il dira par exemple que "... la manière dont les primitifs conceptualisent le monde est, non seulement cohérente, mais celle même qui s'impose en présence d'un objet dont la structure élémentaire offre l'image d'une complexité discontinue." (1962b, pp. 354-355). Sa dextérité dans l'art de la compa-raison lui permettra de mettre les primitifs "plutôt de plain-pied avec les modernes théoriciens de l'information" (354). Il en fera valoir les facultés spéculatives et classificatrices, que les ethnologues n'ont d'ailleurs jamais mises en doute, car non seulement il n'y a pas de contradiction entre pensée associative et facultés spécula-tives et classificatrices, mais celles-ci sont des manifestations de celle-là, et du symbolisme qui en découle. Sans elle, elles ne seraient pas. Dire de la pensée primi-tive qu'elle procède à l'aide de distinctions et d'oppositions, n'est pas la valoriser, mais équivaut à ravaler la pensée humaine, quels que soient les condi-tionnements culturels acquis, au niveau de la démarche binaire qu'elle a en commun avec les espèces animales.

Comme la participation, ainsi que l'avait bien vu Lévy-Bruhl, a pour terrain l'af-fectivité, Lévi-Strauss - ne se contentant pas de répéter que "jamais et nulle part" le "sauvage" n'a été "cette conscience dominée par l'affectivité et noyée dans la confusion et la participation" (1962b, p. 57) - fera un pas de plus : il niera à l'anthro-pologie le droit de prendre en considération les phénomènes affectifs. On connaît le texte, singulièrement explicite, dans lequel -il se refuse à suivre Mauss quand celui-ci "va chercher l'origine de la notion de mana dans un autre ordre de réalités que les relations qu'elle aide à construire" en prétextant que "sentiments, volitions et croyances... sont, du point de vue de l'explication sociologique, soit des épiphéno-mènes, soit des mystères, en tout cas des objets externes au champ d'investigation" (1966b, p. XLV).

L'équivoque ainsi créée à propos de la subjectivité est des plus graves pour les sciences humaines. La recherche de l'objectivité scientifique se retourne contre ses principes quand elle fait abstraction d'aspects propres à l'objet de son étude. La subjectivité, avec ses ordres de "sentiments, volitions et croyances", fait partie, que cela plaise ou non, de la réalité objective qui s'offre à ces disciplines, de sorte qu'une étude qui n'en tiendrait pas compte s'appliquerait à une réalité mutilée ; arbitrairement qualifiées de "épiphénomènes" ou de "mystères", ses manifestations ne disparaî-tront pas parce qu'on proclame qu'elles tombent en dehors du champ scientifique. C'est celui-ci qu'on aura rétréci, en l'appauvrissant de ce qui distingue les sciences humaines des sciences naturelles, et fait par conséquent leur intérêt spécifique.

L'attribution aux hommes des sociétés primitives d'une pensée discontinue repré-sente une contrevérité si flagrante, que Lévi-Strauss a été contraint par ses critiques à y revenir dans la finale de l'Homme nu. Le problème auquel il fait face est celui de la magie. S'il était vrai, en effet, que la pensée primitive ne procède pas par voie d'asso-ciations dynamiques et participantes, la démarche mentale et la praxis de la magie ne pourraient en découler, ni le rituel à leur suite. Ils existent, cependant, et occupent une place prépondérante dans nos matériaux. De quelle manière Lévi-Strauss, qui ne peut évidemment pas renoncer à la conception d'une pensée discon-tinue, placée à la base de sa massive recherche sur les mythes, va-t-il résoudre ce problème ?

Comme si on avait appuyé sur un bouton, un processus de réduction se déclen-che : pensée et activité magiques sont réduites au rituel et celui-ci, vidé de tous ses contenus (qui relèveraient de la "mythologie implicite") est à son tour réduit à trois manifestations pratiques : "paroles proférées, gestes accomplis, objets manipulés" (1971, p. 600) qui ne posent qu'un seul problème, celui de savoir en quoi elles diffè-rent des mêmes actes dans la vie quotidienne. Gestes et objets remplacent des paroles, et quant aux "paroles proférées", elles font appel à deux procédés spécifiques, le morcellement et la répétition.

À ce point, l'univers multiforme de la magie et du rituel primitifs a déjà été recou-vert de la bâche structuraliste. Il n'est plus que langage, et langage "morcelé", donc discontinu, et différentiel (nous passons sur la métaphore cinématographique qui a permis d'arriver à ce résultat) bien qu'il s'agisse de différences "devenues infini-tésimales" et qui "tendent à se confondre dans une quasi-identité" (p. 602). Nous voici réinstallés dans le climat habituel. Il s'agissait cependant non de réduire magie et rituel à l'état de hachis propre à l'analyse structurale, mais d'en reconnaître le carac-tère continu et totalisant. Cela sera fait par le recours à un autre procédé familier, l'opposition. "Au total, l'opposition entre le rite et le mythe est celle du vivre et du penser, et le rituel constitue un abâtardissement de la pensée consenti aux servitudes de la vie. Cette tentative éperdue, toujours vouée à l'échec, pour rétablir la continuité d'un vécu démantelé sous l'effet du schématisme que lui a substitué la spéculation mythique constitue l'essence du rituel" (p. 603) .

Ainsi le tour est joué. Le caractère discontinu du mythe, essentiel pour les Mytho-logiques, comme pour l'ensemble de l'œuvre, est sauvé, et le caractère continu de la pensée magique est reconnu par le biais du rituel. Mais de quel prix est payé ce tour de force de la virtuosité structurale ? 1) Au prix de la réduction du monde magique au rituel, du rituel à un de ses aspects secondaires, purement mécaniques, parmi lesquels on ne retiendra que la récitation, ramenée à une sorte de balbutiement (morcellement + récitation), qui est loin d'être typique ; 2) au prix de la négation du fait que rite et mythe sont étroitement intégrés.

Pas plus qu'on ne peut opposer "le vivre et le penser", on n'a le droit d'opposer le mythe et le rite. Produits d'une même société, expression d'une problématique iden-tique, le mythe et le rite sont pensés par les mêmes têtes, retenus dans le même fond de mémoire et d'imagination collectives, explicités par les mêmes symboles, mani-festés par un même scénario et incarnés en un même héros, qu'ils créent d'une même voix. S'il s'agissait de sauver la discontinuité du mythe et la continuité du rite, en mangeant le chou, la chèvre est morte d'indigestion.

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La démonstration que nous venons d'esquisser, datée de 1971, marque, du moins dans l'expression, un recul notable par rapport à la Pensée sauvage. En 1962, la "pensée mythique", cette bricoleuse agençant les mythes à partir de débris de matériaux détournés de leur destination première, n'était que la figure de proue d'un navire qui abordait à tous les rivages. À l'image de "la théorie de l'information", la pensée dite "quantifiée" était censée rendre compte des échanges de mariage, du "prétendu" totémisme, et de tout ce qui pouvait encore ressembler de près ou de loin à un "message" C'est en tant que pensée générale des peuples de l'ethnographie qu'elle était opposée, par l'idéologie structurale, à la représentation qu'en avait pro-posé Lévy-Bruhl.

Au terme de l'enquête destinée à démontrer par les Mythologiques les énoncés de la Pensée sauvage, celle-ci est représentée, plus discrètement, par la "pensée mythique", dont toutefois le rôle hégémonique est réaffirmé. "Tandis que le mythe tourne résolument le dos au continu pour découper et désarticuler le monde au moyen de distinctions, de contrastes et d'oppositions, le rite suit un mouvement en sens inverse : parti des unités discrètes qui lui sont imposées par cette conceptualisation préalable du réel, il court après le contenu et cherche à le rejoindre, bien que la rupture initiale opérée par la pensée mythique rende la tâche impossible à jamais" (1971, p. 607). La substitution de la partie au tout n'est d'ailleurs qu'un expédient formel, puisque, à ce point, mythe et rite ne sont plus ce que l'on entend commu-nément par ces mots, mais deux termes conventionnels, sous le couvert desquels on désigne, par le premier la pensée telle que l'entendent les structuralistes, et par le second tout ce qui lui échappe et s'y rebelle. De cette manière il devient possible d'affirmer que "le rituel n'est pas une réaction à la vie, il est une réaction à ce que la pensée a fait d'elle. Il ne répond directement ni au monde, ni même à l'expérience du monde ; il répond à la façon dont l'homme pense le monde. Ce qu'en définitive le rituel cherche à surmonter n'est pas la résistance du monde à l'homme mais la résistance, à l'homme, de sa pensée" (1971, p. 609). Ce serait donc en fonction de cette pensée que tout se déterminerait.

Que le mythe puisse être instrumentalisé en double fonction, considéré à la fois en lui-même et comme la pensée au sens large, ne peut faire problème pour qui est familier des modes de la pensée straussienne. Prendre la partie pour le tout n'est pas un procédé différent de celui qui consiste à prendre la similitude pour l'identité, ou à faire abstraction de l'ensemble pour n'en retenir qu'un aspect. Par une revanche prévisible de la réalité, les démarches du fondateur du structuralisme relèvent souvent de ces aspects de la pensée primitive qu'il s'efforce de nier. Il est cependant évident que pour pouvoir traiter le mythe avec cette liberté, il faut en ignorer la réalité de produit historique de l'esprit humain. En effet la représentation que s'en fait le structuralisme est à la fois, et seulement, métaphysique et zoologique.

Métaphysique, puisque le mythe existe, incréé : "il faut se pénétrer de la convic-tion que derrière tout système mythique se profilent, comme facteurs prépondérants qui les déterminent, d'autres systèmes mythiques : ce sont eux qui parlent en lui et se font écho les uns aux autres, sinon à l'infini, au moins jusqu'au moment insaisissable où, voici quelques centaines de milliers d'années et peut-être dira-t-on un jour davan-tage, l'humanité débutante proféra ses premiers mythes" (1971, p. 562). Ne sachant provenir de l'infrastructure, son contenu étant en dehors de lui et "postérieur à cet élan premier", l'origine de la nécessité du mythe se perd au fond des âges, elle gît au tréfonds de l'esprit. A l'origine était le mythe.

Représentation zoologique, d'autre part, puisque Lévi-Strauss ayant convenu que le code binaire de la pensée est précisément ce que nous avons en commun avec les espèces animales (p. 611), il lui incombe de faire savoir comment cette démarche rudimentaire, la plus humble qui soit, aurait pu faire surgir l'univers mythique. La réponse, comme d'habitude, recourt à l'image : "sous la forme de mythes", "un jeu combinatoire dont l'entendement est le siège", "déroule de soi-même un spectacle d'idées non moins fantasmatiques que les travaux d'une poésie indicible auxquels, lors de la pariade, le génie de l'espèce astreint les oiseaux paradisiers-jardiniers" (pp. 611-612).

Le raccord est ainsi fait sur le plan de la suggestion poétique, mais qu'en est-il sur le plan du raisonnement ? L'image d'un automobiliste roulant à toute allure sur une route goudronnée ne nous conduit pas à entrevoir le rapport postulé entre pensée binaire et création mythique ; au contraire, elle semblerait plutôt l'exclure. A moins que dans cette obscurité ne se dissimule une grande pensée, difficile à expliciter à notre époque, mais qui s'harmoniserait avec certaines idées maîtresses du structura-lisme : d'une part avec l'affirmation que "l'analyse structurale ne peut émerger à l'esprit que parce que son modèle est déjà dans le corps" (1971, p. 619) ; et, d'autre part, avec la notion de la prohibition de l'inceste émanant des structures de l'esprit, indépendante de toute détermination, intemporelle et marquant par son apparition l'apparition de l'esprit humain. Ce passage de la nature à la culture ne serait-il encore mieux marqué s'il s'accompagnait de l'apparition du mythe ? Nous serions alors en pleine théologie, le surgissement impromptu de l'homme s'accompagnant à la fois de la loi et de la révélation du verbe. Cela se raccorderait à la réhabilitation de la téléo-logie et à la justification du sentiment religieux, que nous rencontrerons plus loin. N'oublions pas cependant que nous sommes en présence "d'une libre rêverie", non d'une thèse et encore moins de l'ébauche d'une philosophie (p. 619), ces précautions oratoires s'expliquant facilement.

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Laissant aux articles réunis dans ce volume la tâche de démontrer, à partir d'as-pects divers de l'œuvre de Lévi-Strauss et de quelques disciples, le caractère factice de la plupart des oppositions suscitées par la démarche structuraliste, il importe de répondre ici à la conception que la pensée continue, c'est-à-dire associative, active et participante, serait une réaction à la pensée discontinue, c'est-à-dire procédant par distinctions et oppositions. La réalité est exactement le contraire de ce propos : c'est la pensée associative, et non quelque imaginaire "structure de l'esprit", qui explique l'usage des oppositions dans la vie sociale et mentale des peuples tribaux.

Il serait évidemment faux de dire que les oppositions sont absentes des matériaux ethnographiques. Bien au contraire, elles s'y trouvent et certaines d'entre elles se regroupent avec constance (par exemple : féminin, gauche, rouge/masculin, droit, blanc) ; parfois elles jouent un rôle en certaine mesure structurant, comme l'a montré Radcliffe-Brown au sujet des "moitiés" australiennes ; mais, ainsi qu'on le verra à propos de l'antithèse "droite/gauche", elles ont leur histoire ethnologique, connais-sable si l'on se réfère au monde de l'expérience primitive, vécue à travers la pensée magique.

Se prenant pour la réalité, cette pensée attribue à la réalité les démarches qui lui sont propres. Les croyances issues de cette confusion déterminent, dans la vie prati-que comme dans l'activité magique, des conduites qui ont le but d'infléchir la réalité dans le sens évoqué par la pensée. Les idées magiques viennent en contraste avec la réalité objective, avec les exigences économiques, parfois avec les données de l'expé-rience immédiate. Il arrive que ces idées magiques soient en elles-mêmes contradic-toires, ou qu'elles se contredisent. De plus, des formes différentes d'activité magique entrent en contradiction. La participation œuvre souvent en directions opposées. Des processus de symbolisation et de surdétermination, par définition inconscients, abou-tissent à des résultats que le conscient ne reconnaît pas, et qui sont également généra-teurs de contradictions. Il faut y ajouter celles qui proviennent de l'ambivalence. Enfin, cette matière déjà hautement contradictoire est soumise aux contradictions venant de la diachronie, qui modifie les coutumes, les changeant parfois en leur con-traire, ou leur attribue une signification secondaire en les "rationalisant" et les reconstruisant sur cette base nouvelle.

La contradiction est partout dans l'univers mental primitif, et tout, y compris les tentatives pour s'en extirper, concourt à son foisonnement. Dans un univers mental rendu déconcertant par la coexistence des contraires, la transmission des qualités, la mobilité des limites, l'irruption, de phénomènes procédant de l'inconscient, l'ambiva-lence, etc. - les oppositions réelles, dont les termes s'excluent mutuellement, repré-sentent des îlots de certitude : ce qui est à gauche n'est pas à droite, le masculin n'est pas le féminin, la nuit n'est pas le jour, etc. Par rapport à l'indistinction et à la parti-cipation, elles apparaîtront comme un recours possible, serviront de références, marqueront un point de repère. Parfois elles acquerront un rôle "classificateur" pour d'autres oppositions, comme dans le cas de l'antithèse droite/gauche, ce qui aura des effets structurants dans l'organisation sociale : les femmes se placent généralement à gauche, elles occupent le côté gauche de la hutte, etc.

Nous constatons donc que si les oppositions ont un rôle à jouer, c'est précisément parce que l'esprit n'est pas structuré par elles, et parce qu'y gardent un rôle pré-dominant ces processus de "confusion et de participation" que le structuralisme tient pour inexistants. Le rôle des oppositions dans la pensée ne peut être saisi qu'à partir de ce qui s'oppose à elles, précisément à partir de cette pensée participante que le structuralisme voudrait nier, et de son caractère dynamique et contradictoire.

L'analyse structurale, qui concentre l'attention sur les oppositions, ignore les con-tradictions, parce que celles-ci découlent du contenu signifiant de la réalité objective. Elles représentent des nœuds de signification et en effet quand ces nœuds sont défaits par l'analyse, la contradiction résolue livre d'un coup la signification d'un fait et celle du fait qui le contredit, ce qui est la meilleure vérification d'une interpré-tation ethno-logique. L'analyse structurale, par contre, recherche les oppositions formelles, qui permettent de j'aire abstraction du contenu, et peuvent paraître dictées par les "struc-tures mentales" justement parce qu'elles n'envisagent que l'aspect extérieur, le plus abstrait possible, des phénomènes. Ainsi le structuralisme comprend les contra-dictions comme étant extériorité, ce que le mythe a fonction de résoudre, de surmon-ter ou seulement d'évoquer.

L'analyse structurale du mythe d'Oedipe illustre, de la manière la plus claire, à quels résultats aboutit la méthode qui refuse la contradiction en faveur d'oppositions formelles. Dans le tableau de mythèmes établi à partir du mythe œdipien, la première colonne, sous l'intitulé de "rapports de parenté surestimés", s'oppose à la seconde, "rapports de parenté sous-estimés". La première colonne groupe deux exemples de piété familiale, et le fait qu'Oedipe a épousé Jocaste ; alors que, dans la colonne qui lui fait face, s'inscrivent, comme nous l'avons vu, les cas où des parents s'entretuent. Ainsi on fait apparaître une opposition dont le cadre de référence est l'estimation, excessive ou insuffisante, des rapports de parenté. Mais, pour parvenir à cet aligne-ment de mythèmes opposés, l'un d'entre eux au moins, celui relatant le fait qu'Oedipe épouse Jocaste, a dû être vidé de son contenu signifiant : alors que si Cadmos recher-che Europe, si Antigone enterre Polynice, c'est parce que l'un et l'autre reconnaissent un parent - si Oedipe épouse Jocaste, c'est parce qu'il ignore la parenté qui les unit. S'il l'avait connue, elle ne l'aurait pas conduit au mariage, le lien de parenté étant en contradiction flagrante avec le lien conjugal . Cette contradiction, l'inceste, est l'es-sence du mythe ; mais, pour pouvoir se donner libre cours, l'analyse structurale doit la faire disparaître, gommant du même coup l'autre contradiction qui donne un sens de fatalité tragique au récit, le fait qu'Oedipe a été conduit à commettre l'inceste par les efforts faits afin de l'éviter.

Ayant écrasé les contradictions réelles au cœur du mythe, l'analyse structurale doit aller en chercher une autre, factice, le problème de l'autochtonie, qu'elle place en dehors de lui. Cela, afin de donner un semblant de sens, ou du moins de raison d'être, au tissu de contradictions résultant de la suppression de la contradiction véritable, du détournement du sens du mythe, et de la superposition de thèmes postiches à ses éléments résiduels. Et c'est précisément par l'impossibilité qui en résulte, de "mettre en connexion" des matériaux faussés, que devrait se vérifier l'assertion que le mythe offre "une sorte d'instrument logique" permettant de dégager des corrélations symé-triques à celles de la situation sans issue créée par le dilemme de l'autochtonie ! Le délire devrait trouver sa justification dans ses manifestations délirantes.

Ainsi il devait échoir précisément à un ethnologue, et entre tous à celui qui a placé l'interdit de l'inceste au cœur de son œuvre et de sa conception de l'hominisation - de soustraire au plus célèbre des mythes de l'inceste son centre de gravité, de le dépouil-ler de sa signification anthropologique et psychologique, comme de sa résonance tragique, et de le réduire à une problématique qui lui est étrangère.

La relation de la contradiction au mythe ne peut qu'échapper au structuralisme. Comme l'exemplifie la légende œdipienne, il s'agit d'une relation génétique, la contra-diction étant, pour ainsi dire, mère du mythe, ainsi que d'autres créations symbo-liques. Ce qu'il est tenu d'exprimer devant être refoulé, le mythe énonce ce qui ne peut être dit ou pense en dehors des formulations qu'il est apte à trouver. Il est le langage de la contradiction. Exactement à l'opposé, donc, de ce que dit Lévi-Strauss du caractère logique de la pensée mythique.

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Nous avons vu que l'élimination de la subjectivité du champ d'investigation sociologique - que le structuralisme exige afin d'éliminer, avec le caractère affectif de la pensée, ce caractère participant qui fait obstacle à l'exercice de son analyse - a été présentée par Lévi-Strauss comme une exigence scientifique. L'élimination de la subjectivité entraînant, naturellement, la désubjectivation de l'homme, nous ne serons pas surpris d'apprendre que cela aussi se produit en conformité aux exigences de la rigueur. "L'effacement du sujet - écrit l'auteur de l'Homme nu -représente une néces-sité d'ordre, pourrait-on dire, méthodologique ; il obéit au scrupule de ne rien expli-quer du mythe que par le mythe..." (1971, p. 562). Présentation justificative du vide sur lequel le structuralisme débouche nécessairement puisque, ayant donné con-gé à la subjectivité, ayant dépouillé mythes, rites et comportements de leur sens, il faut bien qu'il revienne à un homme aussi "vacant" que ses œuvres. Conclusion qui s'identifie d'ailleurs au postulat initial, les présumées "structures mentales", indé-pendantes de tout ce qui n'est pas elles-mêmes, ne pouvant produire que des effets externes et étrangers à la subjectivité humaine, qui devient superfétatoire.

Cette désubjectivation de l'homme, inscrite a priori dans la boucle de la théorie structurale, est bien. la marque de sa connivence avec la société réifiée et réifiante de notre époque. De la société surindustrialisée du capitalisme monopoliste, le structu-ralisme à fait siennes les méthodes, les perspectives et les ambitions. Il s'en est assimilé le langage, le style et ce qu'il appellerait la manière de percevoir le sensible.

Sous quelque aspect qu'on la regarde, la théorie structurale renvoie les reflets de la société technocratique, dont elle est l'expression la plus achevée. Traduisant et forma-lisant en ses termes propres la complexité de structures artificielles d'antagonisme et d'oppositions, à partir de leurs exigences elle transforme en impératifs méthodolo-giques les traits sociaux découlant de leur hégémonie : parcellisation de l'espace et du temps, nivellement des valeurs, travail morcelé, répétitif et permutable, banalisation des êtres et des œuvres, compression de l'initiative, réduction de la réussite aux effets d'une combinatoire d'éléments en nombre fini, caractère abstrait et général des rela-tions, absence de participation, isolement et non-communication des unités indivi-duelles, rigidité des écarts différentiels, exclusion des affects, perte de sens du lan-gage, décollage progressif du plan du réel, dénaturation de la culture par l'infor-matique, suprématie de l'échange sur l'usage, etc. Parce qu'il recrée en un mythe scientiste la réalité sociale de son temps, et qu'il en projette un modèle transposé à sa façon, le structuralisme simule, en quelque sorte, une anthropologie.

Mais de quel temps s'agit-il ? Là est le leurre essentiel. Du passé qui se mue en avenir le miroir structural fait un présent figé où il n'en laisse filtrer que des éléments appauvris alors que de son cercle de plomb il exclut l'avenir. Dans ce présent immo-bile où rien ne peut arriver, il ne reste à l'homme dénudé et privé de ses armes qu'à anticiper "le crépuscule des hommes, après celui des dieux qui devait permettre l'avènement d'une humanité heureuse et libérée" (1971, p. 620), en attendant le moment où "avec sa disparition inéluctable de la surface d'une planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses œuvres devien-dront comme s'ils n'avaient pas existé, nulle conscience n'étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d'un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu'ils eurent lieu c'est-à-dire rien" (p. 621). L'évocation de la vanité des choses, dernier thème de dissua-sion depuis que les religions existent, vient compléter l'image du rôle que joue le structuralisme dans l'idéologie et la praxis de sa société.

Ce retournement de l'anthropologie contre elle-même est en quelque sorte la rançon d'une dette qu'elle traîne depuis ses débuts ; car même à ses jours les mieux inspirés, elle a souffert d'une approche mécaniste qui, de Morgan à Lévi-Strauss, de l'âge de la locomotive à celui de l'atome et de l'ordinateur, est allée en s'accusant au rythme de la croissance technologique. Sur cette courbe, le structuralisme a atteint le point limite. Il s'agit maintenant de provoquer un nouveau retournement, par lequel l'anthropologie puisse rejoindre les buts dont elle s'est tant éloignée, et redevenir la source d'un renouveau d'identité pour une humanité de plus en plus menacée de réification.

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Il va de soi que l'élimination de la subjectivité du champ de l'investigation, qu'im-pose le structuralisme, entraîne, avec la désubjectivation de l'homme, la répudiation des sciences humaines. Lévi-Strauss exprimait déjà en 1960 tout l'inconfort qu'elles lui inspirent. En inaugurant sa chaire au Collège de France, il déclarait que l'anthro-pologie sociale se résigne à faire son purgatoire auprès des sciences sociales, dans l'espoir de se réveiller parmi les sciences naturelles à l'heure du jugement dernier.

Aux sciences humaines il ne concède aucune chance : "des sciences humaines vraiment dignes de ce nom ne seraient plus que l'image des autres aperçues dans un miroir : apparitions impalpables qui manipulent des fantômes de réalités" (1971, P. 575). Et encore : "c'est au moment où elles tendent à se rapprocher davantage de l'idéal du savoir scientifique qu'on comprend le mieux qu'elles préfigurent seulement, sur les parois de la caverne, des opérations qu'il appartiendra à d'autres sciences de valider plus tard, quand elles auront enfin saisi les véritables objets dont nous scrutons les reflets"

Deux affirmations péremptoires se lisent dans ces phrases imagées : 1) qu'il n'est pas de sciences humaines "vraiment dignes de ce nom", "se rapprochant de l'idéal du savoir scientifique", qui ne soient structurales ; et 2) que précisément en tant qu'elles sont structurales, elles sont condamnées à s'effacer devant d'autres sciences.

L'effacement des sciences humaines devant les sciences naturelles augurerait, selon Lévi-Strauss, de la réintégration de l'homme dans la nature, ou plutôt au sein du finalisme dont la nature serait empreinte. "Le structuralisme", en effet, "est résolu-ment téléologique... c'est lui qui a restitué sa place à la finalité et l'a rendue à nouveau respectable" (1971, p. 615). Or, dit-il à ceux qui le critiquent au nom d'une foi religieuse, les implications d'une telle position mériteraient d'être mieux pesées. Et il les invite indirectement à tirer les conséquences du fait que, si la finalité que postu-lent toutes ses démarches n'est ni dans la conscience ni dans le sujet, où peut-elle être sinon en dehors d'eux ? "Qu'ils ne le fassent pas montre bien que... leur moi compte davantage que leur dieu" (1971, p. 615). Comme s'il était persuadé que l'anthropo-logie n'offre désormais d'autre alternative qu'un dieu sans homme ou un homme sans dieu, il semble vouloir suggérer que, pour ingrat qu'il leur paraisse, le choix auquel il s'est déterminé devrait lui valoir quelques égards...

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Si l'anthropologie n'a plus le visage de l'anthropos, si elle vient à se nier et à préconiser sa prise en charge par d'autres sciences, si l'homme renonce à créer son histoire pour s'en remettre à l'apparent finalisme de la nature - serait-ce qu'elle trouve sa fin historique dans le moment structuraliste ?

En fait, le structuralisme ne marquera que la fin d'une anthropologie pervertie dont il est l'extrême point de chute. En tant que tel, il sera aussi le lieu d'une rupture définitive, agissant en révélateur du processus qui lui a donné naissance, qui l'a porté dans son courant et dont il est l'aboutissement, aux yeux de certains méconnaissable.

De toutes les disciplines, l'ethnologie était la moins apte à s'accommoder du traite-ment structuraliste, dont l'approche mécaniste, brutalement réductrice, en violente et détruit la matière dialectique. C'est pourtant dans l'ethnologie que le structuralisme s'est affirmé, cette jeune science, pour les raisons que nous avons dites, se trouvant en retard et méthodologiquement désarmée. Achevant le périple initié par Lowie, le structuralisme de Lévi-Strauss en démontre les erreurs par l'absurde de ses propos, et par une suite de renversements spectaculaires. Ainsi une anthropologie ayant com-mencé par brandir les faits afin de détruire les concepts finit par décoller résolument de la réalité factuelle et par se cantonner dans l'abstraction. Une anthropologie qui avait mis au ban le comparatisme aboutit aux comparaisons échevelées des Mytholo-giques. Une anthropologie qui avait commencé par proscrire les théories parce qu'elles risqueraient de déformer les faits, s'achève dans la distorsion systématique de tout ce à quoi elle touche. Une anthropologie qui s'interdisait les généralisations et prescrivait de s'en tenir à l'observation de micro-sociétés, devient le lieu d'une généralisation à la dimension du cosmos...

Pour en avoir inverti, il y a plus d'un demi-siècle, les concepts fondamentaux, on se retrouve aujourd'hui avec une anthropologie qui contredit sur tous les points les données de l'ethnographie, pour laquelle le manque de sens est l'alpha et l'oméga, et qui a fait amplement la preuve de sa stérilité fondamentale et de son influence stérilisante.

Le projet antimatérialiste qui, par crainte du marxisme, a tenté d'opposer au ratio-nalisme évolutionniste une anthropologie de rechange, fondée sur l'inversion systé-matique des faits les mieux attestés, a donc fini par donner le jour à sa propre parodie. Le mouvement par lequel toute chose se change en son contraire, quand des réalités de base sont violentées, fait du phénomène structuraliste la loupe grossissant les erreurs et les tromperies de l'ethnologie du XXe siècle. Cela permet d'espérer que le dépassement de l'expérience structurale suscitera un réveil du sens critique et de l'initiative des anthropologues, préludant à un renouvellement de l'ethnologie sur des bases conformes à sa spécificité.

Questions et réponses *

Question : Vous avez publié en 1961 un ouvrage traitant de l'origine du toté-misme. Dans un livre paru l'année d'après, Lévi-Strauss a soutenu que le totémisme est une "illusion" des ethnologues. Cela vous a-t-il amenés à modifier votre point de vue à l'égard du phénomène totémique ?

Réponse : Au contraire, ce livre de Lévi-Strauss est venu confirmer la justesse de notre point de vue. A la première page de l'ouvrage dont vous parlez nous écrivions, en effet, qu'à partir de certaines positions méthodologiques il devient impossible de résoudre les problèmes posés par l'ethnologie, et que l'incapacité de les résoudre finit par entraîner l'incapacité de les percevoir. Car s'il est vrai qu'un problème n'apparaît que quand sa solution est en vue, il doit être également vrai que quand sa solution s'éloigne il cesse d'être perçu. En soutenant que le totémisme ne répond pas à une réalité, Lévi-Strauss se donne en exemple de ce que nous disions. Il devait en venir là, étant donné les positions doctrinales qui sont les siennes.

Question : Par "positions doctrinales" vous faites sans doute allusion au struc-turalisme ?

Réponse : Le "structuralisme" tel que le conçoit Lévi-Strauss porte nécessai-rement à vider l'ethnographie de son contenu factuel, donc à faire apparaître comme "illusoires" les objets de l'ethnologie. Dans notre ouvrage, cependant, nous ne faisions pas allusion au "structuralisme", mais à l'anti-évolutionnisme, dont le "structuralisme" est l'extrême point de chute.

Si l'on considère la recherche des lois de développement des sociétés comme illu-soire, soit qu'on tienne ces lois pour inexistantes, ou inconnaissables, soit qu'on pense qu'elles ne s'appliquent pas aux sociétés tribales, il n'y a plus lieu de rechercher l'ex-plication d'un phénomène ethnologique dans le processus qui lui a donné naissance, ni de suivre ses transformations et les conditions qui ont présidé à celles-ci. On se bornera à observer les faits tels qu'ils se présentent dans chaque société, à noter leurs corrélations et à tenter de définir les fonctions des coutumes et des institutions. Mais, tant qu'on ignore comment elles sont venues à être ce qu'elles sont, coutumes et institutions restent des phénomènes incompris. Us relations entre ces phénomènes ne pourront être saisies que sous leur aspect le plus superficiel, et les fonctions qu'on leur attribuera seront probablement autres que celles qu'elles soutenaient antérieure-ment. Car nous savons que les conditions de vie changent et, en changeant, modifient les organes de la vie sociale ; ceux-ci assument des fonctions nouvelles, et cette modification entraîne à son tour la modification des structures.

Ce processus de transformation est particulièrement rapide et étendu quand il s'agit du totémisme. Issu de certaines contradictions existant dans les sociétés primi-tives, le totémisme dicte des comportements qui se heurtent aux nécessités pratiques de la vie, et est donc en état de continuelle réadaptation. En tant qu'institution déjà instable, il est extrêmement sensible aux modifications dans l'organisation sociale et dans les conditions de l'habitat, qui contribuent à multiplier les contradictions qui lui sont inhérentes et à remodeler ses formes. Au cours de ses transformations, le toté-misme perd les caractères qui lui étaient propres à un stade donné pour en acquérir d'autres, différents, qui suggèrent aux totémites des interprétations nouvelles de leurs conduites. Et comme les changements dans les complexes totémiques ne sont pas réglés par un mécanisme d'horlogerie, on se trouve en présence de conduites qu'on est incapable de superposer. Cela explique les difficultés que rencontrent les ethnologues à saisir et à définir le fait totémique.

Une théorie toute personnelle

On sait qu'en 1910, A. A. Goldenweiser (pp. 171-293), comparant des complexes totémiques pris à l'Australie et à la Colombie britannique, et constatant qu'ils ne pré-sentaient pas d'élément commun, concluait que le terme "totémisme", dont aucun aspect ne paraît être nécessaire ou caractéristique, pouvait difficilement être appliqué "à un contenu ethnique concret". Il proposait alors sa propre définition, fondée sur la relation entre "unités sociales définies" et "objets ou symboles ayant une valeur émotionnelle". Huit ans plus tard, cependant, il corrigeait des vues qui "à la limite logique" auraient porté à considérer "le concept et le terme de totémisme comme une abstraction injustifiée, basée sur une connaissance superficielle du matériel com-paré... destinée à devenir désuète une fois ces erreurs corrigées" (1918, pp. 280-295). L'ethnologue américain relevait que les représentations totémiques, malgré leurs variations, présentent de grandes ressemblances, qu'elles sont signifiantes pour les individus qui les partagent et qu'elles ont une saveur spécifique (flavour) qui les rend acceptables (congenial) à certaines sociétés, et il concluait : "Des considéra-tions telles que celles-ci font apparaître le totémisme comme une des institutions les plus caractéristiques et les mieux définies de la société primitive, justifiant ainsi qu'il revendique un concept et un terme à part" (p. 290).

C'est dans la foulée du premier article de Goldenweiser (avec lequel Boas devait se déclarer d'accord, et dont l'influence se retrouve dans un article publié en 1929 par Radcliffe-Brown) que procède l'auteur du Totémisme aujourd'hui. Mais Lévi-Strauss joue constamment sur la confusion entre mise en question de l'unité du concept totémique et mise en question de la réalité objective du fait totémique, pourtant attes-tée par une documentation ethnographique de grande ampleur et qui est loin de relever de l'imagination. Contester qu'il soit possible de ramener à une même source des faits qu'on n'arrive pas à superposer est une chose, et affirmer que ces faits n'exis-tent que dans la pensée de l'ethnologue, sont illusions et phantasmes, est une tout autre chose. Cette confusion est pourtant entretenue par Lévi-Strauss jusqu'au mo-ment où il déclare : "Mais c'est la notion même de totémisme qui est illusoire et non pas seulement son unité" (1962a, p. 66). Sous le couvert du débat pour l'unité du concept, il introduit ainsi sa théorie, tout à fait personnelle, de l'inexistence du fait. Ce qui importe en réalité à Lévi-Strauss n'est pas de débattre de l'unité du concept toté-mique, mais de faire place nette des comportements totémiques tels que la pratique sociale nous les montre, pour les faire apparaître comme un "effet" de la pensée classificatoire. A ce niveau d'abstraction, il veut bien retrouver l'unité de "l'effet" pseudo-totémique. C'est ce qu'il appelle "reprendre... l'interprétation systématique" du totémisme "sur nouveaux frais" (p. 67).

Une "révolution" restée inaperçue

Question : Quels sont les autres arguments qui permettent à Lévi-Strauss d'affir-mer que le totémisme est une invention des ethnologues, un "fantôme", un "mort qu'il vaudrait mieux ne pas réveiller" ?

Réponse: A vrai dire il ne se donne pas beaucoup de mai pour en chercher, car dès les premières pages de son livre il tient pour acquis que "la ruine de l'hypothèse totémique" est un fait accompli, puisque "elle s'effondrait déjà, au moment où elle paraissait le mieux assurée" (p. 5). Or, si les constatations de Lévi-Strauss en ce qui concerne la perte d'intérêt des ethnologues pour le problème totémique (mais de même que pour d'autres problèmes de fond, et pour les raisons que nous avons dites) sont exactes, il n'est pas vrai, par contre, que le totémisme soit considéré comme un phénomène sans réalité objective, comme "un problème... diaphane et insubstantiel" auquel on aurait donné de l'importance "à cause d'un certain goût de l'obscène et du grotesque, qui est comme une maladie infantile de la science religieuse" (Lévi-Strauss, 1960b, pp. 39-40). Le seul à s'être prononcé sans ambages sur la nature "fantomatique" du totémisme est Lowie, reprenant le cheminement de Boas, qui lui-même suivait Goldenweiser... Quant aux autres auteurs cités par Lévi-Strauss à l'appui de ses affirmations, il semble, comme le dit E. R. Leach à propos d'une autre de ses œuvres, "avoir parfois fort mal compris ses sources".

Radcliffe-Brown précurseur malgré lui

Prenons le cas de Radcliffe-Brown. Lévi-Strauss dit qu'il a, au cours d'une con-férence faite en 1951 (Radcliffe-Brown, 1951-52), développé "une seconde théorie du totémisme" qui "ne parachève pas seulement la liquidation du problème totémique" mais "met à jour le véritable problème qui se pose à un autre niveau et en des termes différents et qui n'avait pas encore été clairement aperçu..." (Lévi-Strauss, 1962a, p. 119). Qu'on se réfère au texte de cette conférence, et on constatera qu'il ne s'agit pas du tout du problème totémique. Il est vrai que l'auteur évoque rapidement le problème totémique, mais c'est pour dire aussitôt à son auditoire : "Le problème sur lequel je désire ici attirer votre attention est un problème différent". La question qu'il propose, d'ailleurs familière aux ethnologues, est celle des couples symétriques et opposés que forment, auprès de certaines tribus australiennes, les oiseaux emblématiques des "moitiés" et des "sex-totems". Dans ce texte qui repré-sente, dans l'esprit de l'auteur, une illustration de la méthode comparative, allant du particulier au général, il parle de l'antagonisme entre les deux "moitiés" de la tribu, de parenté à plaisanteries, de coutumes de mariage, de prestations réciproques, d'Héraclite et de l'unité des contraires, du jeu du football, du Yin et du Yang et d'autres choses encore, mais (si l'on excepte un passage purement descriptif consacré aux "sex-totems" qui sont un phénomène particulier), le terme "totémisme" ne revient que deux fois (pp. 17 et 22), dans les deux cas pour dire qu'il n'entend pas parler du totémisme mais d'un autre problème. En fait, on ne relève, dans ce texte, rien de ce qu'y voit l'auteur d'Anthropologie Structurale. Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls à ne pas voir ce qu'il ne contient pas. Lévi-Strauss a reproché à son collègue anglais Evans-Pritchard de ne pas "avoir mesuré l'importance de la révolution accomplie... par Radcliffe-Brown...". En effet, huit ans après la publi-cation de cette conférence, Evans-Pritchard ne paraissait pas avoir compris qu'il s'agissait "d'une contribution au problème du totémisme" (1962a, pp. 118-119 et p. 119, n° 1).

Nous avons cité ce cas comme un exemple. Il en est d'autres. La tentative de faire passer l'anthropologue anglais Tylor pour un précurseur de la "liquidation" du totémisme n'a pu s'effectuer qu'au prix d'une interprétation très personnelle de ce que Lévi-Strauss appelle les "dix pages prophétiques" de cet auteur...

Question : Comment expliquez-vous que Lévi-Strauss se permette de telles libertés ?

Réponse : Peut-être, par ce même fond de candeur qui se fait jour dans les remar-ques adressées à Evans-Pritchard, que nous venons de citer. Dans certains cas, Lévi-Strauss semble se substituer à l'auteur et lui faire dire ce qu'il aurait dit à sa place. Il aura suffi que Radcliffe-Brown, par exemple, mentionne deux symboles symétriques et opposés, motif favori de l'analyse structurale, pour que Lévi-Strauss, considérant que l'auteur anglais "ouvre la voie" "à une véritable analyse structurale" (pp. 123-124), parle de "révolution", déclare que "vers la fin de sa vie, Radcliffe-Brown devait contribuer de façon décisive à liquider le problème totémique, en réussissant à isoler et à dévoiler les problèmes réels qui se dissimulaient derrière les fantasma-gories des théoriciens" (p. 84). Comme en vertu d'une de ces participations primi-tives auxquelles il dit ne pas croire, il suffit que Lévi-Strauss découvre une coïn-cidence, réelle ou imaginaire, entre ses vues et celles d'un autre auteur, pour -qu'il s'identifie à lui et lui prête ses opinions.

Dans le cas de Radcliffe-Brown, cela est d'autant plus surprenant que, déjà en 1954, ce dernier s'inquiétait de la tentative d'annexion de son structuralisme natura-liste par le "structuralisme" de Lévi-Strauss. Tenant à repousser toute possibilité de confusion entre sa conception de la structure et celle de ce dernier, il lui écrivait : "Comme vous l'avez reconnu, j'emploie le terme "structure sociale" dans un sens si différent du vôtre, que la discussion devient difficile au point que je doute qu'elle soit profitable. Alors que pour vous, la structure sociale n'a rien à faire avec la réalité mais se réfère aux modèles qu'on construit, je considère la structure sociale comme une réalité" (Murdock, 1953, p. 109).

Il est à peine croyable que, malgré cette mise au point, sept ans après la mort de Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss affirme encore que celui-ci était plus proche de sa pensée qu'il ne voulait le reconnaître. Bien que "guetté par la vieillesse et la mala-die", il aurait été "structuraliste" en dehors de sa conscience et en dépit de ses convictions.

De même, Tylor "liquide" le totémisme, non pas parce qu'il a effectivement pro-cédé à son analyse et constaté qu'il était inexistant, mais parce qu'à travers quelques-unes de ses lignes, par l'action d'on ne sait quelles associations d'idées, Lévi-Strauss aperçoit une amorce de ses propres conceptions. Le fait que Tylor écrive que "les totems ont exercé une action efficace pour consolider les clans et les allier les uns aux autres" est, pour Lévi-Strauss, "une façon de poser le problème de la puissance logique des systèmes dénotatifs empruntés aux règnes naturels" (1962a, p. 19). Or, du fait que Tylor révèle, ou semble révéler, une parenté de pensée avec Claude Lévi-Strauss, il ne peut être qu'un pourfendeur du totémisme, bien que rien ne soit plus éloigné de la vérité.

Imprudents amalgames

Question : Pourriez-vous vous expliquer, d'une manière détaillée, sur cette ques-tion, vu la place qu'occupe Tylor dans l'anthropologie et l'ensemble des sciences de l'homme ?

Réponse : Il suffit de comparer les deux textes. Comme nous l'avons vu, Lévi-Strauss n'hésite pas à attribuer à l'anthropologue anglais le rôle historique de prophète de la "liquidation" du concept totémique. Il adresse, par exemple, des reproches au doyen des ethnologues australiens, A. P. Elkin, parce qu'il n'a pas conclu "après Tylor et après Radcliffe-Brown lui-même... que la notion du totémisme est incon-sistante et qu'une révision attentive des faits conduirait à la dissoudre" (p. 65).

"On sait que l'inventeur du totémisme sur le plan théorique - écrit Lévi-Strauss, toujours dans le Totémisme aujourd'hui - fut l'Écossais McLennan dans ses articles dans la Fortnightly Review intitulés "The Worship of Animals and Plants", où se trouve la formule célèbre : le totémisme, c'est le fétichisme plus l'exogamie et la filiation matrilinéaire. Mais 30 ans à peine ont été nécessaires, pour que fussent formulés, non seulement une critique proche jusque dans les termes de celle de Boas, mais encore les développements que nous avons esquissés à la fin du précédent paragraphe . En 1899, Tylor publiait dix pages sur le totémisme : ses "remarques" auraient évité bien des divagations, anciennes ou récentes, si- elles n'étaient pas allées tellement à contre-courant" (p. 18).

Or, l'article de dix pages publié par Tylor en 1899 (McLennan écrivait en 1869-1870) intitulé "Remarks on Totemism..."  non seulement ne suggère aucunement que "la notion de totémisme" soit "inconsistante" et ne contient aucune critique à la définition du totémisme formulée par Mc Lennan, mais abonde dans le sens contraire : car ce que Tylor reproche à McLennan, c'est de s'être écarté de la con-ception du totémisme proprement dit, dont il était parti, au sujet de laquelle Tylor ne fait aucune observation et qu'il semble considérer comme commune à tous deux (Tylor, 1899, p. 139).

Dans l'article en question, Tylor critique Mc Lennan "pour la tentative de considérer "les grandes divinités" de l'humanité comme ayant évolué des rangs plus humbles des animaux totémiques" et s'élève contre le fait que "une autre grande province de la religion est annexée par une théorie voulant que les dieux incarnés ou personnifiés en des espèces animales sacrées soient considérés comme des divinités ayant évolué de ces animaux en tant que totems" (p. 141). Il cite en exemple des dieux fidjiens représentés par le serpent et le vautour. Le même reproche est adressé à Frazer qui, dans Totemism, (1887), "suivant le même rai-sonnement, mais en allant plus loin", considère comme totémiques des dieux familiers et domestiques de Samoa, alors qu'on ne trouve dans cette île ni totems ni clans totémiques.

Tylor proteste donc contre l'extension du terme "totémique" à des représen-tations qui, en vertu précisément du concept du totémisme qui est celui de McLennan, ne sont pas totémiques. Il reproche à ce dernier de ne pas avoir tenu compte de ce que pourtant il connaissait bien : "ce qui est le propre du totem en Amérique du Nord". Cela, continue-t-il, "implique la division des tribus en clans totémiques, chacun avec son propre animal totémique, et la règle d'exogamie, qui défend le mariage dans le clan de manière à rendre nécessaire le mariage entre clans ; les animaux totémiques étant considérés aussi comme apparentés et protecteurs des gens des clans, qui les respectent et s'abstiennent de les tuer et de les manger". Il remarque que ces totems se retrouvent auprès de deux groupes de tribus très éloignées les unes des autres : les Indiens d'Amérique et les indigènes d'Australie, et qu'on peut croire que plusieurs autres exemples en seront découverts. "Je mentionne cela - ajoute-t-il - pour montrer qu'il (Mclennan) avait au départ une idée nette de ce qui peut être appelé totémisme au sens propre, avec la division des tribus en clans alliés aux espèces animales, etc. entre lesquelles et les hommes existaient des règles de mariage, de protection et de respect. On verra maintenant comment - conclut-il - en partant de ce totémisme proprement dit, McLennan a procédé en y incorporant d'autres formes d'adoration d'animaux et de plantes, en en faisant une doctrine élargie qu'il a continué d'appeler totémique" (p. 139). Peut-on écrire plus clairement ? Tylor ne met aucunement en question le totémisme ni la définition qu'en propose l'auteur écossais : il ne reproche à celui-ci que de ne pas lui être resté fidèle et d'avoir fait, de sa propre doctrine, un usage qui la contredit. En somme, il reproche à McLennan précisément ce que fait Lévi-Strauss : élargir le totémisme (phénomène sociologique) à tout le champ des rapports, quels qu'ils soient, entre hommes et espèces animales.

Lecture comparée des textes

Question : Comment donc Lévi-Strauss a pu écrire (comme nous le lisons aux pages 18-19) que "en évaluant la place et l'importance du totémisme", Tylor, avant Boas, "a souhaité que l'on tienne compte de la tendance de l'esprit humain à épuiser l'univers au moyen d'une classification" ?

Réponse : Simplement en appelant "évaluation de la place et de l'importance du totémisme" ce qui n'est pas cela mais tout autre chose. Le texte de Tylor dont la phrase que vous citez est extraite est le suivant : "En m'élevant contre des conjec-tures prématurées sur l'origine des divinités, je suis soucieux que l'investigation des causes opérant dans cette direction ne subisse pas de limitations. Le développement des idées de la divinité dans la religion primitive n'est qu'imparfaitement compris et, pour autant que l'on en sache quelque chose, semble avoir résulté de causes variées et complexes. Parmi celles-ci, il est nécessaire de considérer la tendance de l'humanité à classifier l'uni-vers, en supposant que chaque classe d'objets ou d'actions soit "coiffée" par un être mythique de rang approprié, son ancêtre, créateur, soutien, chef" . Il déclare ne pas avoir de préjugés contre "cette conception du processus de formation des dieux" et donne comme exemple le "Frère aîné" de chaque genre animal des Indiens d'Amérique, "qui serait le principe et l'origine de tous les individus, merveil-leusement grand et puissant..." (Tylor, 1899, p. 143). Il classe de telles représen-tations avec les archétypes astraux péruviens des tigres et des ovins, comme des "divinités d'espèce", en opposition à Frazer, qui veut les considérer comme totémiques.

On est donc contraint de constater 1) que dans ce paragraphe, Tylor ne parle pas de totémisme mais de l'origine des divinités ; 2) que la classification dont il parle n'est pas celle qu'a en vue Lévi-Strauss. La confusion dans l'esprit de ce dernier entre classification qui aurait abouti au totémisme et classification qui, comme le dit Tylor, aboutirait à la formation de divinités non totémiques (en dehors donc du processus totémique) n'a pu se créer que parce que la phrase de Tylor a été extraite de son con-texte et amputée de son second membre, qui lui donne précisément cette significa-tion. Il est donc tout à fait faux d'arguer, comme le fait Lévi-Strauss (tou-jours à la p. 19) que : "De ce point de vue, le totémisme peut être défini comme l'association d'une espèce et d'un clan humain", car 1) Tylor ne fait pas d'allusion à un clan, et 2) ce qui ne serait que le lieu commun le plus commun du totémisme est dit ici dans un contexte où Tylor ne parle pas de totémisme mais de divinités non totémiques.

Il est si vrai d'ailleurs que Lévi-Strauss est obnubilé par l'intensité de ses propres convictions, qu'il a lu "tendance de l'esprit humain à classifier" là où l'auteur parle de "tendance de l'humanité" etc. ce qui est quelque peu différent.

On n'y trouve que le contraire de ce qu'il y voit

Question : Lévi-Strauss fait conclure à Tylor que "il est plus sage d'attendre... jusqu'à ce que le totem ait été ramené aux proportions qui sont les siennes dans les schèmes théologiques de l'humanité". Est-ce exact ?

Réponse : Ainsi découpé ce texte semble dire que ce qui doit attendre, est une évaluation du totémisme. Dans son intégrité, il est le suivant : "Dans ces remarques, il a paru plus sûr de ne pas poursuivre des analogies, des développements, ou des sur-vivances du totémisme dans les religions du vieux monde civilisé, Égypte, Babylonie, Inde. Il vaudrait peut-être mieux remettre ces enquêtes jusqu'à ce que l'adoration des animaux, sauvage ou barbare, ait été plus strictement classifiée et que le totem ait été réduit aux dimensions qui sont les siennes dans les schèmes théologiques de l'humanité". Ce n'est donc pas, une fois de plus, du totémisme qu'il s'agit, mais de la recherche des "analogies, des développements et des survivances du totémisme dans les religions de l'Égypte, de Babylonie, de l'Inde". La mise en garde de l'auteur anglais s'adresse, non pas à la conception du phénomène totémique, mais à l'exten-sion abusive du totémisme à l'interprétation d'autres phénomènes impliquant une adoration des animaux.

Continuons à lire la citation dans "Le Totémisme aujourd'hui". Elle donne l'impression que, de même que Tylor souhaite une réduction de l'importance attribuée au totémisme sur le plan religieux, il souhaite aussi qu'on ne donne pas au totémisme "une importance sociologique encore plus grande que sur le plan religieux". Or, c'est exactement le contraire qui est conforme au texte. Ce que l'auteur entend souli-gner, en des termes qui peuvent prêter à une certaine confusion mais que le contexte se charge d'éclairer, est la grande importance du totémisme sur le plan sociologique, en opposition à son importance réduite sur le plan religieux. "Je ne me propose pas -écrit Tylor - d'entreprendre une discussion détaillée des conséquences sociales sur la base desquelles le totémisme revendique une bien plus grande importance en socio-logie qu'en religion, relié comme il l'est à l'alliance entre clans, alliance qui découle de la loi d'exogamie qui permet seulement le mariage entre les différents clans, déterminés par les totems de clan". Et il enchaîne : "L'exogamie peut exister, et en fait existe, sans totémisme, et pour autant qu'on le sache, en était à l'origine indé-pendante, mais la fréquence de leur étroite combinaison sur les trois quarts de la terre indique combien ancienne et puissante a dû être l'action des totems en même temps pour consolider les clans et pour les allier les uns aux autres à l'intérieur du cercle plus large de la tribu. Ce processus pourrait bien avoir été un des processus les plus efficaces du développement social et la race humaine à ses débuts" (Tylor, 1899, p. 148).

Relevons, avant de terminer, un "effet de traduction" du texte anglais qui, tout en paraissant minime, n'est pas sans importance. Lévi-Strauss traduit le terme within (dans : within the larger circle of the tribe qui, comme on le sait, veut dire à l'intérieur de) par «jusqu'à former le cercle plus large de la tribu". Il fait dire ainsi à Tylor que la tribu est formée d'un assemblage progressif de clans totémiques, en excluant que ceux-ci aient pu, à l'inverse, se former à l'intérieur de la tribu ou de la "moitié". Nous n'entrerons pas ici dans les implications théoriques qu'entraînerait cette "modification" de l'expression textuelle, pour le lecteur qui y verrait la conception tylorienne de la formation des tribus et des clans totémiques.

En conclusion, trouvons-nous, dans l'article de Tylor, la formulation "d'une criti-que proche jusque dans les termes de celle de Boas" et qui s'adresserait, à peine trente ans après, à la formule du totémisme donnée par McLennan ? Comme nous l'avons vu, on n'y trouve que le reproche, adressé à McLennan, de ne pas être resté fidèle "à l'idée distincte de ce que peut être le totémisme proprement dit" qu'il avait au départ et qu'il a négligée par la suite. Y trouvons-nous une mise en question du totémisme, pour faible qu'elle soit ? Nous y trouvons, au contraire, le souci de voir respecter, dans le maniement du concept du totémisme, les caractéristiques sociales propres au totémisme, et la redéfinition du totémisme dans son acception classique. Pouvons-nous saisir, dans cet écrit, la moindre indication que, pour l'auteur, "la notion de totémisme est inconsistante et qu'une analyse des faits conduit à la dissou-dre" ? Pas le moins du monde. Le rapprochement entre totémisme et "tendan-ce de l'esprit humain à classifier" est-il fait par Tylor ? Il se réfère à cette tendance non pas dans le contexte du totémisme mais dans celui de la formation de divinités non totémiques. Trouve-t-on enfin dans le texte "les développements que nous [Lévi-Strauss] avons esquissés à l'a fin du précédent paragraphe ?". On a beau chercher, on ne trouve rien qui puisse donner un semblant de fondement à cette affirmation, qui vise à faire de Tylor un précurseur de la métho-de "structuraliste".

Par contre, dans les pages 18-19 du Totémisme aujourd'hui, nous trouvons un texte découpé et interprété de manière à faire dire à son auteur non seulement ce qu'il ne dit pas, mais le contraire de sa pensée clairement exprimée .

Faire table rase de l'explication

Question : Pouvez-vous nous dire en quelques mots à quel but tend Lévi-Strauss à travers ces surprenantes acrobaties interprétatives ?

Réponse : Claude Lévi-Strauss est un homme hanté par un grand dessein : rame-ner le plus grand nombre possible de manifestations de la vie sociale à des tendances inhérentes à l'esprit humain. Nous ne nous occuperons ici que du domaine de l'ethno-logie. Le totémisme doit s'effacer au profit des "classifications primitives" qu'il veut tenter de présenter, à tort et en flagrante opposition avec la pensée de Durkheim et Mauss, comme un résultat des tendances susdites. Maintenant il s'attaque aux mytho-logies. Dans le Cru et le Cuit, comme dans les autres essais mythologiques, les mythes sont considérés comme les variations mécaniques d'un modèle structural que l'esprit humain porte en lui Comme toute autre expression de la vie sociale, le mythe devrait répondre "à cette logique originelle, expression directe de la structure de l'esprit (et, derrière l'esprit, sans doute du cerveau), et non pas d'un produit passif de l'action du milieu sur une conscience amorphe" (Lévi-Strauss, 1962a, p. 130). Les choses étant ainsi, il n'y a plus lieu de rechercher leur signification. "D'accord avec la linguistique moderne - déclare Lévi-Strauss dans son interview à la revue britan-nique Encounter - je crois que le contenu [des mythes] n'a jamais une signification en soi : c'est seulement la manière selon laquelle les différents éléments du contenu se combinent, qui donne une signification. C'est-à-dire, je ne crois pas que eau, soleil, feu, aient une signification. Je crois que ce qui est important, ce sont les mots, les mots mythiques, que chaque culture se construit, en employant ces éléments qui, eux-mêmes, sont entièrement dénués de significations" (Steiner, 1966, pp. 32-38).

Il nous semble que la gravité de telles déclarations n'a pas encore été mesurée. Elles reviennent à dire - ce que Lévi-Strauss entend des mythes s'appliquant aussi au reste - que tout le contenu de la vie sociale que nous présente l'ethnographie échappe aux déterminations de la nature, de l'économique, de l'affectif et du conscient, pour être déterminé par des structures inscrites dans l'inconscient. Non seulement Lévi-Strauss arrache les superstructures à leurs infrastructures, sociales et matérielles, mais dans l'élaboration des superstructures il réduit à néant le rôle de la conscience, lui substituant un inconscient qui ne serait même pas conditionné et nourri par l'expé-rience, mais serait aussi indépendant des matériaux qu'il organise, que le carton perforé d'un métier à tisser est indépendant de la couleur des fils dont il commande l'ouvrage.

Indéfendable sur le plan théorique, une telle position est néfaste sur le plan prati-que, à cause de l'incompatibilité entre les exigences de l'interprétation "structu-raliste" et les buts de la recherche ethnologique. Le mythe, ou tout autre phénomène, doit être dépourvu de signification pour être justiciable du traitement "structu-raliste". Qu'on pense aux thèses inspirées à Lévi-Strauss par le mythe d'Oedipe : elles ne peuvent être édifiées qu'à condition d'ignorer les raisons de la relation, établie par la pensée tribale, entre l'inceste et la capacité de résoudre les énigmes. Que cette relation soit expliquée sur le plan de la pensée empirique, et toute la "structure" dont on prétend en faire l'expression apparaîtra futile. De même, les démonstrations contenues dans Le Cru et le Cuit non seulement masquent parfois des comportements dictés par les tabous alimentaires, mais doivent ignorer ceux-ci pour avoir une apparence de validité. Or, on peut ignorer les tabous alimentaires tant qu'ils se pré-sentent comme des faits isolés, dont on ne perçoit ni l'origine, ni la nature, ni la raison : mais que l'on reconnaisse la nécessité logique qui les dicte, en accord avec le système de croyances et de comportements en vigueur dans les sociétés tribales, et il deviendra impossible d'attribuer les conduites alimentaires à "cette logique originelle de l'esprit".

En somme, pour montrer les phénomènes ethnographiques comme résultant de lois structurales gravées dans l'esprit, la première condition est qu'ils soient dépour-vus de "signifiance" et de logique au niveau empirique. Mais ici un dilemme se pose : ou bien on reconnaît qu'ils sont dépourvus de "signifiance" et de logique parce qu'ils sont mal connus et incompris, et alors il faut admettre que le "structu-ralisme" part de faits mal connus et incompris pour déchiffrer les structures idéales dont ces faits seraient la projection, et dont il ne sait rien en dehors de ce que ces faits lui apprennent. Ou, pour échapper à cette peu flatteuse constatation, il faut être prêt à reconnaître que ces faits que l'ethnographie nous présente comme dépourvus de "signifiance" et de logique n'ont pas perdu "signifiance" et logique au cours de l'évolution, mais en ont toujours été dépourvus. Voilà pourquoi nous disions que le "structuralisme" est l'aboutissement de l'antiévolutionnisme. D'abord on se met dans une position qui rend impossible d'expliquer un phénomène, ensuite on déclare que l'explication est impossible, puis on affirme que le phénomène n'a pas, et n'a pas eu, d'explication, et finalement on construit un système d'interprétation fondé sur la nécessité de faire table rase de toute explication empirique, avec l'espoir qu'on se satisfera d' "explications" transcendant la réalité.

Équivoques sur l'inconscient

Question : Pouvez-vous nous dire quelque chose de la conception de l'inconscient qui est celle de Lévi-Strauss et qui nous semble tout à fait particulière ?

Réponse : Étant donné sa prise de position antiévolutionniste et en tournant par conséquent le dos à une interprétation des faits ethnographiques en termes de leurs propres développements, Lévi-Strauss fait remonter les comportements des hommes au jeu des prétendues structures de l'inconscient. Cette démarche se justifie par une équivoque d'une naïveté déconcertante : le fait que la vie sociale est déterminée par des facteurs échappant à la conscience des hom-mes est confondu avec la notion que ces facteurs sont inconscients et par conséquent déterminés par l'inconscient .

Lévi-Strauss parle volontiers d'inconscient, plutôt que de "esprit humain", par exemple, dans la tentative d'écarter l'hypothèque subjectiviste ou idéaliste qui pèse sur sa doctrine. En disant que les structures idéales reposent dans l'inconscient, donc dans le cerveau, il tente de donner à sa thèse l'apparence de reposer sur une base ma-térielle, objective. Il décrit l'inconscient comme un terrain de rencontre entre l'objet et le sujet, parce que "en même temps qu'il recèle notre moi le plus secret", il serait gouverné par des lois qui sont en dehors de l'expérience subjective, et qui sont les mêmes pour tous les hommes, constituant ainsi une réalité objective. Terrain de ren-contre qui serait providentiel pour ceux qui étudient les sciences sociales, dont l'objet est à la fois objet et sujet... si ce n'était précisément le contraire qui est vrai. Loin d'être un terrain de rencontre, l'inconscient est le terrain où l'opposition, voire l'incompatibilité, entre la connaissance objective de l'expérience humaine et son appréhension subjective mène à l'éclipse de celle-ci. Si l'inconscient est inconscient, c'est parce que sur ce terrain-là l'expérience échappe à l'appréhension subjective, Par définition, à notre avis, l'inconscient fournit la preuve que c'est seulement sous son aspect objectif que l'expérience s'offre à la connaissance scientifique.

Pour Lévi-Strauss, l'inconscient est l'ensemble des structures sous-jacentes en fonction desquelles s'organisent la vie psychique et toutes les expériences et expres-sions humaines. "Organe d'une fonction spécifique, il se bornerait à imposer des lois structurales, qui épuisent sa réalité, à des éléments inarticulés, qui provien-nent d'ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs..." (1958a, p. 224).

Il semble donc clair, si ceci peut être clair, que les prétendues lois structurales doivent être universelles, les mêmes pour tous les hommes, en tout temps et en tout lieu. On est donc curieux de savoir ce qu'elles sont. Dans un cas, Lévi-Strauss nous révèle leur nombre et leur être. Elles seraient "au nombre de trois" : une exigence ("l'exigence de la règle") ; une notion ("notion de réciprocité") ; un fait ("le carac-tère synthétique du don") (1967, p. 98). Par quelle démarche l'auteur a-t-il découvert ces "structures" ? Pourquoi celles-là et pas d'autres ? Quelles preuves nous fournit-il de leur existence et de leur identité ? Autant de questions qui demeu-rent sans réponse...

"Logique" ou ethnologie de l'échange

Question : Ces structures sont bien les "structures élémentaires de la parenté" ?

Réponse : En fait, toute la première partie des Structures Élémentaires vise à montrer que les systèmes de parenté résultent de ces structures, que l'auteur considère comme sous-jacentes à l'organisation dualiste, ou à d'autres structures du même ordre.

Le mariage, par exemple, serait fondé sur l'échange qui en serait "la structure universelle, permanente et fondamentale à la fois" (p. 157). Et l'échange à son tour serait "un aspect de la structure globale de réciprocité qui fait l'objet d'une appré-hension immédiate et intuitive de la part de l'homme social" (p. 159). Comme on le voit, il n'est pas question, une fois de plus, d'admettre qu'on puisse considérer une institution - ici le mariage - comme découlant d'un processus historique qui suffit à en rendre compte : une fois de plus, il faut faire appel à des intuitions structurées par l'inconscient.

Or, si de l'approche "logique" de l'échange, qui met sur un même plan échange d'objets, échange de femmes dans le mariage et échange de messages dans le langage, on passe à l'approche ethnologique, on constate que cette généralisation se heurte à de grandes difficultés.

La notion de réciprocité, l'échange d'objets et le mariage ont une histoire, en ter-mes de l'évolution du groupe humain, qu'il est possible de retracer à travers les cou-tumes, et qui rend superflue l'hypothèse d'une pulsion intérieure portant à échan-ger. On constate que, non seulement le mariage ne découle pas d'une prétendue structure globale de réciprocité, mais que le contraire est vrai : des pratiques sociales, dont cer-taines se sont institutionnalisées dans le mariage, ont engendré la notion de récipro-cité. Loin d'être "objet d'une appréhension immédiate et intuitive", la réciprocité est le résultat d'une situation du groupe dont le processus de l'évolution est apte à rendre compte, et qui ne va pas sans rencontrer, de même que les pratiques d'échange, des difficultés et des obstacles qui sont, eux, d'origine subjective.

Des "structures" inconscientes à la place de l'infrastructure

Question : En conclusion, comment situez-vous le structuralisme ?

Réponse : Débarrassée de l'évolutionnisme, l'ethnologie cesse d'être une science de la réalité sociale dans son mouvement, pour devenir l'étude des formes que prend cette réalité, formes qui seront étudiées indépendamment de leur contenu, comme si, loin d'être déterminées par celui-ci, elles lui préexistaient, inscrites dans les formu-lations abstraites qui les expriment. Ainsi envisagée, l'ethnologie se réduirait au jeu des permutations et des combinaisons auxquelles des structures inconscientes se prêteraient. Elle serait donc susceptible d'un traitement mathématique et relèverait de la théorie des communications.

Alors que, pour la plupart des ethnologues, l'étude des structures sociales, par exemple des systèmes de parenté, porte sur les phénomènes tels qu'ils se présentent dans les sociétés qu'ils étudient, pour Lévi-Strauss et ceux qui le suivent, les structu-res sociales expriment la configuration logique idéale à laquelle les phénomènes sociaux se plient pour prendre respectivement leurs formes particulières. "Quand on parle de structure sociale - écrit-il - on s'attache surtout aux aspects formels des phénomènes sociaux ; on sort donc du domaine de la description pour considérer des notions et des catégories qui n'appartiennent pas en propre à l'ethnologie... Le princi-pe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d'après celle-ci... Les relations sociales sont la matière pre-mière employée pour la construction des modèles qui rendent mani-feste la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait donc être rame-née à l'ensemble des relations sociales observables dans une société donnée" (1958a, pp. 303-306).

Le modèle n'est donc pas, pour Lévi-Strauss, un schéma ayant le but de transposer la réalité sociale en termes abstraits, pour mieux en saisir les aspects essentiels, mais devient le moule, et même la matrice, des comportements sociaux. Loin de voir dans le modèle une description du réel, les "structuralistes" voient dans le mode du réel une description du modèle. "Il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution ou à chaque coutume, pour obtenir un principe d'inter-prétation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes" (p. 28).

Ainsi, on part de l'emploi du modèle et on aboutit à des structures idéales, sous-jacentes à chaque institution et à chaque coutume, et qui, en dernière analyse, déter-minent pêle-mêle le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion... Les structures sous-jacentes prennent la place des infra-structures matérielles.

Mais qu'on n'accuse pas Lévi-Strauss d'idéalisme ! Il veut bien, citant Marx, nous rappeler que "les hommes font leur propre histoire, mais - continuant la citation - ils ne savent pas qu'ils la font". Or, leur histoire, les hommes la feraient, selon l'auteur de Anthropologie Structurale, d'après "une architecture logique" assemblant des possibilités inconscientes, qui n'existent pas en nombre illimité. Puisque, comme on l'a vu, ces possibilités sont données par les structures de l'inconscient, elles sont limitées par celles-ci, et les développements historiques auxquelles elles donnent lieu "peuvent être imprévisibles, sans être jamais arbitraires" (pp. 30-3 1). Ainsi, alors que pour Marx, les hommes ne savent pas qu'ils font leur propre histoire parce que celle-ci est déterminée par des forces matérielles qui échappent à leur conscience, pour Lévi-Strauss, si l'histoire échappe à la conscience des hommes, c'est parce qu'elle est régie par des déterminations inconscientes préfigurées dans leur esprit.

"La célèbre formule de Marx - écrit Lévi-Strauss -justifie, dans son premier terme, l'histoire et, dans son second, l'ethnologie". Non seulement donc il sépare l'histoire de l'ethnologie, mais il réduit cette dernière à être le champ d'expression de l'inconscient. Or l'ethnologie n'est pas, comme il le pense, "d'abord une psycho-logie". Elle étudie et interprète les faits et les processus sociaux au niveau même où ils se manifestent, sans les dénaturer en les réduisant à des niveaux qui n'entrent pas dans leur détermination et qui échappent à leur spécificité. Sans doute, les motiva-tions subjectives qui médiatisent les structures sociales ont recours à des symbo-lisations, mais si ces symbolisations constituent un langage, il s'agit d'un langage dont la grammaire et la syntaxe sont données par la situation sociale objective et non par une configuration de l'esprit humain.

Structuralisme ou ethnologie

La notion de structure sociale et son rôle idéologique dans le structuralisme

Raoul Makarius

Le structuralisme considère que la réalité sociale ne peut être analysée, interprétée et comprise que par l'étude des modèles qui en sont extraits. Les modèles étant des constructions logiques, leur analyse exige que la recherche soit portée au niveau d'abstraction qui leur correspond, ce qui pose d'emblée le problème de la relation entre le modèle, au sein duquel les faits ethnologiques et les structures sociales sont analysées, et la réalité empirique au niveau de laquelle ils se manifestent. Sur cette question les avis des structuralistes divergent : le concept de modèle de Leach, par exemple, n'est pas celui de Lévi-Strauss . Tous s'accordent cependant pour récuser la position des ethnologues qui, bien qu'ayant recours aux modèles, s'appliquent à interpréter les faits ethnologiques au niveau de leur manifestation sociale. Tous s'ac-cordent pour dénoncer, non sans un certain mépris, ce qu'ils appellent "la tradition naturaliste anglaise" qui remonte au matérialisme du 17e siècle, tradition à laquelle pourtant l'anthropologie britannique doit ce qu'elle a donné de meilleur.

La notion de structure sociale

Au cours d'une polémique avec Gurvitch, en 1955, à propos des rapports entre modèle et réalité, et de la notion de structure sociale, Lévi-Strauss rappelait que la paternité de cette dernière revient à Herbert Spencer. Mais alors qu'aujourd'hui les structures sociales sont considérées comme des ensembles de relations fixes et déterminées, Spencer les voyait sous un angle dynamique, corps vivants et concrets, comparables en essence aux organes biologiques, en évolution constante vers une plus grande spécialisation, et subissant continuellement des réorganisations internes sans en être pour autant destructurés.

Cette conception de la structure sociale, avec ses analogies biologiques, a été reprise par Radcliffe-Brown après qu'il en eut éliminé la dimension historique. La structure sociale s'immobilise alors dans la synchronie, créant une illusion de stabilité et d'équilibre , et se justifiant par un finalisme d'un autre temps.

Le rejet de l'histoire a été repris par le structuralisme . Mais pour Lévi-Strauss, contrairement à Radcliffe-Brown, la structure sociale ne se rapporte jamais à la "réa-lité empirique" (supra, p. 82). Seules les relations sociales, à partir desquelles sont construits les modèles, se rapportent à elle. Ce n'est qu'ensuite que les modèles ren-dent manifeste la structure sociale (Lévi-Strauss, 1958 a, pp. 305-306).

Mais si les relations sociales utilisées pour la construction des modèles rendent manifeste la structure sociale, cela signifie que la représentation de l'ensemble de ces relations, quelles que soient les transformations qu'elles subissent, n'est autre que la représentation de la structure sociale, relations et structures sociales se rapportant également à la "réalité empirique". Or, c'est ce que Lévi-Strauss nie catégorique-ment.

Le projet structuraliste, en effet, implique cette dénégation et ses conséquences théoriques et pratiques. Ne pouvant tolérer que la structure sociale se manifeste au niveau de la "réalité empirique", le structuralisme opère sur les modèles et pose comme principe fondamental, d'une manière qui ne laisse planer aucun doute, que la structure sociale relève des modèles. Il atteint ainsi le but idéologique de faire obstacle à l'explication marxiste des phénomènes sociaux . Car bien que tirés de la réalité sociale qui, elle, est en évolution permanente, les modèles n'évoluent pas parallèlement et les faits sociaux portés à leur niveau d'abstraction ne peuvent se prêter à une interprétation historique, la seule en mesure de démasquer les impostu-res, la seule que redoutent, en dernière analyse, privilégiés et esprits conservateurs. En astreignant la recherche à s'en tenir à l'analyse des représentations figées et stati-ques des faits sociaux dans les modèles, le structuralisme écarte du champ de l'observation l'étude de leur évolution, et rend ainsi un singulier service aux intérêts voulant que cette évolution demeure inconnue. La synchronie, inhérente à la nature du modèle, se substitue alors à la dialectique de l'histoire, et les changements dans la réalité sociale, se présentant dans un enchaînement déterminé, sont projetés dans les modèles sous la forme de variantes résultant de différentes permutations et combi-naisons, d'après les règles de la logique classique, appelée alors logique interne des modèles.

Du point de vue méthodologique, l'éviction de la structure sociale du champ de la réalité concrète, pour la porter au niveau d'abstraction où se situent les modèles, comporte pour le structuralisme un double avantage. D'abord la confrontation avec la réalité - la vérification - devient impossible : puisque la structure sociale n'est rendue manifeste que dans les modèles, elle et ceux-ci ne trouvent leur propre vérification qu'en eux-mêmes. Comme le dit Lévi-Strauss, le modèle est la "seule réalité" (Lévi-Strauss, 1953, p. 115). Il se pose alors la question de savoir quelle est la garantie que cette autovérification ne soit pas trompeuse. Il n'en est aucune, en dehors de la logique qui préside à la construction des modèles, et qui se vérifie d'après la rigueur avec laquelle ses lois ont été observées . "Méthodologiquement, observe Burridge (1968, p. 114), la procédure de Lévi-Strauss semble représenter une imposture du mê-me genre que celle de nos prédécesseurs qui, en définissant à leur manière la religion, la loi, l'économie et les systèmes politiques, pouvaient en conclure que tel ou tel peuple n'avait pas de lois, de religion, de système politique ou d'économie... Il s'agit de savoir si la pratique au niveau empirique, c'est-à-dire le travail sur le terrain, peut invalider la méthode de Lévi-Strauss - et je ne vois pas comment - et si des formules [comme celles de Lévi-Strauss] telles qu'elles sont fabriquées, s'expliquent d'elles-mêmes ou peuvent être rapportées à autre chose qu'à elles-mêmes. Si le travail sur le terrain ne peut invalider une méthode, faut-il la poursuivre ?" .

Le modèle étant la "seule réalité", il ne s'agit plus de le vérifier en partant de la réalité "empirique", mais de vérifier celle-ci en partant du modèle. Il est vrai que Lévi-Strauss déclare que "les hypothèses structurales sont vérifiables du dehors. En droit sinon toujours en fait on peut les confronter à des systèmes indépendants et bien déterminés, dont chacun jouit pour son compte d'un certain degré d'objectivité qui met à l'épreuve la validité des constructions théoriques".

Mais si la structure sociale rendue manifeste dans les modèles ne se rapporte pas à la réalité "empirique", à quelle réalité indépendante et bien déterminée, possédant une certaine objectivité, pourra-t-elle être confrontée ? La vérification ne pourra être qu'indirecte. Ce n'est pas la structure sociale qui peut être confrontée à la réalité empirique, afin que le modèle soit aussi parfait que possible, mais la repré-sentation dans le modèle des relations sociales dont elle est dérivée. On objectera que la dis-tinction entre structure sociale et relations sociales est de toute évidence purement verbale, et a été introduite pour les besoins de la cause, et qu'en confrontant les rela-tions sociales à la réalité (empirique), c'est en fait la structure sociale elle-même que l'on confronte avec celle-ci. Ce serait oublier que pour le structuralisme la structure sociale se distingue nettement des relations sociales. C'est précisément parce qu'elle s'en distinguerait qu'elle peut ne pas coïncider avec la réalité ; alors que les relations sociales représentées dans les modèles et desquelles la structure sociale est tirée, doivent coïncider avec elle (être vérifiées) pour que la structure sociale soit rendue dans sa vérité.

Ceci permet aux tenants du structuralisme, chaque fois que la structure sociale, rendue manifeste dans le modèle, s'écarte de la réalité, et que sa vérité est mise en question, de faire valoir que la validité du modèle ne dépend pas de sa correspon-dance avec la réalité : seules les relations sociales sont censées correspondre à celle-ci.

Mais si, contrairement à Lévi-Strauss, qui appelle structure sociale la représen-tation de celle-ci dans le modèle (créant ainsi la plus grande confusion), on considère qu'elle se manifeste au niveau de la réalité concrète ; et ensuite qu'elle est constituée par l'ensemble des relations sociales, à ce moment la vérification de la représentation de cet ensemble confirmera la validité du modèle et de la représentation de la struc-ture qu'il donne, ce qui ne signifie pas, comme on le verra, que la représentation de la structure sociale donnée par le modèle doive coïncider toujours avec la réalité "em-pirique". Cette dernière remarque reflète bien la position structuraliste, mais pour Lévi-Strauss elle découlerait du fait que la structure sociale n'est pas constituée par l'ensemble des relations sociales, parce que, selon lui, elle ne se rapporterait pas à la réalité "empirique" : si elle devait se rapporter à celle-ci, elle cesserait d'être valable dès qu'elle ne lui correspondrait plus.

En fait, comme nous venons de dire et devons répéter, la représentation de la structure sociale dans le modèle peut ne pas correspondre à la réalité sans pour cela perdre sa validité ; par conséquent, la distinction introduite par Lévi-Strauss entre relations sociales et structure sociale, afin de maintenir la validité de cette dernière même quand elle ne correspond pas à la réalité empirique, est superflue. Elle est par contre nécessaire dans un tout autre dessein.

Si la représentation de la structure sociale dans le modèle peut ne pas corres-pondre à la réalité sans cesser d'être valide, c'est que des facteurs externes et contin-gents, dont le modèle par définition ne peut tenir compte, sont intervenus sur le plan de la réalité. Quand les changements intervenant sur ce plan sont dus à des causes relevant de l'évolution sociale, donc non-contingentes, le modèle cesse d'être valide. Seule l'analyse de la réalité est capable de révéler la nature des changements et de fournir un critère de validité au modèle. Or, la distinction de Lévi-Strauss entre struc-ture sociale ne se rapportant pas à la réalité, et relations sociales se rapportant à elle, a pour effet de considérer, premièrement, que toute confrontation entre structure socia-le et réalité est impossible ; deuxièmement, que l'écart entre le modèle et la réalité est toujours dû à des facteurs contingents ; et que par conséquent, troisième-ment, le modèle, une fois construit, est toujours valable .

C'est pour atteindre ce triple résultat que Lévi-Strauss insiste sur le fait que la structure sociale se rapporte au modèle et non à la réalité "empirique", car si elle devait se rapporter à cette dernière, premièrement la confrontation deviendrait possi-ble ; deuxièmement, il apparaîtrait que l'écart n'est pas toujours dû à la contingence ; et, troisièmement, que le modèle peut être invalidé par la réalité.

Dans sa lettre à Lévi-Strauss (V. supra, p. 82 sq), Radcliffe-Brown repousse la discussion sur la notion de structure sociale comme futile. En effet, si une structure est un ensemble de relations, une structure sociale est un ensemble de relations socia-les. Marx lui-même ne voyait pas les choses autrement, puisque pour lui la structure économique était donnée par l'ensemble des relations de production, donc de relations économiques (Marx, 1965, p. 272). Barnes rapporte que les anthropologues britan-niques, devant lesquels Lévi-Strauss exposait sa conception de structure sociale en 1952, ne parvenaient pas à comprendre l'ardeur qu'il mettait à démontrer que celle-ci se réfère au modèle et non à la réalité empirique (Barnes, 1971, p. 109). En effet, il doit sembler bizarre qu'alors que les relations, quand elles sont dites "sociales", se réfèrent à cette réalité, une structure qualifiée pareillement de "sociale" ne se rap-porterait plus à elle. De plus, si l'on se refuse à appeler "structure sociale" l'ensem-ble de relations sociales, de quel terme le désignera-t-on ? Gurvitch avait bien vu que ce que Lévi-Strauss nommait "structure sociale" n'était rien d'autre que le modèle idéal de celle-ci. Si donc Lévi-Strauss insiste tellement sur ce qui peut paraître au premier abord comme une simple question de langage, c'est afin de rendre la structure sociale tributaire non de déterminations sociologiques au niveau de la réalité concrète, mais de la logique des modèles au niveau d'abstraction de ceux-ci, et, par là, tributaire des structures de l'esprit. Le but idéologique, qui consiste à écarter l'inter-prétation matérialiste et sociologique en faveur d'une interprétation idéaliste, est ainsi atteint.

Mariage prescriptif et mariage préférentiel

En ethnologie, cette rupture entre modèle et réalité mène droit à la confusion et ne sert qu'à embrouiller les idées. Considérons par exemple la conception structuraliste des mariages prescriptifs et préférentiels avec la cousine croisée. On appelle dans ce contexte mariage prescriptif l'union obligatoire d'un homme avec l'une de ses deux cousines croisées et non l'autre (avec la fille du frère de sa mère, et non la fille de la sœur de son père, ou vice versa, selon le cas), et mariage préférentiel son union préférée, mais non obligatoire, avec elle (ou l'inverse, comme dans le cas précédent). Pour Lévi-Strauss, le système est prescriptif au niveau du modèle, mais préférentiel au niveau de la réalité "empirique" (1965, p. 17) - prescriptif en théorie, préférentiel en pratique. Dans le modèle, le mariage serait toujours prescriptif, obligatoire ; mais au niveau de la réalité, des facteurs contingents empêcheraient le mariage avec la cousine croisée désignée, et le mariage avec une autre serait alors accepté : il est donc préférentiel.

Sans entrer dans une discussion sur une question qui est bien plus complexe qu'elle ne paraît à première vue, il suffira d'observer que lorsque le mariage avec la cousine croisée, prescriptif au niveau du modèle, n'est pas effectué, c'est soit que la règle prescriptive est délibérément enfreinte, soit que quelque obstacle en empêche l'application. Mais en tout cas, volontairement ou involontairement, il y a infraction à la règle. Si par contre il s'agit d'un mariage préférentiel, et la cousine préférentielle est délaissée, volontairement ou involontairement, aucune infraction n'est commise. Dans les deux cas le mariage ne se fait pas avec la cousine désignée, prescrite dans un cas, préférentielle dans l'autre : le résultat est le même au niveau de la réalité. Mais il en va tout à fait autrement au niveau du modèle : dans un cas il y a écart et infraction de la règle prescriptive, dans l'autre la règle n'existe pas. Contrairement à ce qu'avan-ce Lévi-Strauss, le mariage est donc prescriptif dans le premier cas, et ne l'est pas dans le second. Il n'est pas prescriptif dans les deux cas.

Le mariage préférentiel, n'étant pas soumis à une règle, le modèle construit à par-tir des règles, ne peut l'exprimer : ou bien il est prescriptif, ou il ne l'est pas . Le mariage préférentiel échappe donc au modèle structuraliste, et c'est bien pour le récupérer qu'il est considéré, au niveau de la réalité, comme la variante, appelée préférentielle, du modèle prescriptif qui ne peut être réalisé pour des raisons contin-gentes. En fait, si le mariage préférentiel échappe au modèle, c'est parce qu'il exprime un processus de transformation que le modèle est par définition incapable de reproduire.

En portant l'étude des mariages prescriptifs et préférentiels sur le terrain abstrait des modèles, le structuralisme atteint dans un cas précis son objet qui est, comme nous l'avons vu, de détourner l'attention de la dialectique du changement pour l'en-chaîner au jeu interne synchronique des modèles. Des questions fondamentales com-me : pourquoi les mariages prescriptifs et préférentiels ? d'où viennent-ils ? que signifient-ils ? sont éludées.

Or les mariages prescriptifs et préférentiels représentent des étapes différentes dans l'évolution d'un même phénomène. En considérant que le mariage préférentiel au niveau de la réalité, s'exprime en tant que mariage prescriptif au niveau du modèle, le structuralisme affirme l'identité du phénomène, mais la relation diachronique entre une phase prescriptive du phénomène, et une autre préférentielle, ne peut plus s'expri-mer et disparaît. Elle reparaît alors sous la forme fallacieuse d'une relation synchro-nique d'opposition entre mariage prescriptif dans le modèle et mariage préférentiel dans la réalité.

Ceci dans le cadre particulier des systèmes prescriptifs et préférentiels ; mais il en va de même pour les pratiques et les règles matrimoniales en général : le structu-ralisme porte leur étude sur les modèles. Appelés "systèmes de parenté", ils sont séparés du contexte sociologique et historique auquel ils appartiennent et qui les détermine. Bien sûr, ils obéissent aux contraintes des règles et de leurs implications logiques, mais uniquement dans la mesure où celles-ci ne contrarient pas trop les exi-gences de la société dans son ensemble - exigences qui sont du même ordre que celles qui leur ont donné naissance. Ce sont ces exigences, en effet, qui en se transformant, transforment à leur tour règles et systèmes de parenté. Les faits montrent que ces derniers ne se transforment pas en vertu de leur logique structurelle interne, ou des voies que cette logique leur permet de suivre, mais qu'ils se transforment d'après les exigences sociales qui leur sont externes et qui, lorsqu'elles font violence à cette logique, la poussent à se transformer, sous peine de son éclatement et, par consé-quent, de l'éclatement des systèmes de parenté .

Pour le structuralisme, les règles (relations sociales) qui commandent chaque type de système de parenté et permettent la construction des modèles rendant manifeste la structure sociale (système de parenté) sont des données premières, recueillies par l'observation. Comme, d'une part, les systèmes de parenté, en tant que structures so-ciales, ne se réfèrent pas, d'après la conception structuraliste, à la pratique, et que, d'autre part, leur logique interne

ne peut prévoir leur transformation et leur évolution, le structuralisme se trouve incapable de rendre compte de ces dernières, et s'interdit de s'interroger sur leur déter-mination. Pour justifier cette démission, Lévi-Strauss dit (1958 a, p. 373) que des questions du type de "pourquoi les sociétés se structurent-elles différemment ?" portant sur l'origine des différents systèmes de parenté "sont des questions très perti-nentes, et nous aimerions pouvoir y répondre. Dans l'état actuel de nos connaissances, nous n'estimons être en mesure de le faire que pour des cas précis et limités". Mais cette raison n'est qu'un prétexte qui en invoquant, avec une humilité de nature à désarmer la critique, l'état actuel de nos connaissances, cache la raison véritable. C'est que - pour reprendre le raisonnement employé par Lévi-Strauss dans un contexte quelque peu différent - si l'on ne veut se résoudre à voir dans les systèmes de parenté des variétés spécifiques dans l'évolution des différentes sociétés, et si l'on sent trop ce que tous ces systèmes ont de commun, il faut analyser chaque système pour retrouver derrière le foisonnement de règles et de coutumes un schème unique agissant dans des contextes différents. Ce schème ne saurait correspondre à un modèle particulier des systèmes de parenté, mais plutôt à une structure fondamentale dont les différents systèmes de parenté offrent des exemples à variantes particulières (Cf. Lévi-Strauss, 1958, p. 29).

Dans l'optique structuraliste, ce schème se ramène aux structures inconscientes de l'esprit. Mais alors, si "l'on ne veut se résoudre à voir dans les systèmes de parenté des variétés spécifiques dans l'évolution des différentes sociétés", ce n'est pas parce que "dans l'état actuel de nos connaissances", l'entreprise serait vaine, c'est parce que pour le structuraliste elles ne sont pas des variantes d'un processus d'évolution, historique-ment déterminé, mais des variantes d'un schème présent dans les structures de l'inconscient.

Le schème unique

Dès lors, on saisira mieux la justification de la conception structurale des modè-les. Chaque type de système de parenté comporte une série spécifique de règles de mariage - règles d'interdits et de prescriptions - et de catégories de parenté. Ce sont les relations sociales avec lesquelles le système de parenté est reconstruit dans le modèle. Mais il s'agit toujours, dans les sociétés tribales, et quel que soit le système de parenté dont il s'agit, de catégories de parenté d'une part, de règles de mariage d'autre part. Le modèle dans chaque cas est censé nous permettre de déployer la struc-ture logique du système de parenté en question, que le résultat se reflète ou non dans la pratique. Comme il s'agit toujours de règles de mariage et de catégories sociales, dans tous les systèmes de parenté les règles auront en commun le motif de l'Interdit, et ne se distingueront que par les modalités de son application ; de même, dans tous, quatre catégories de parenté au moins seront présentes (deux imposées par la "natu-re", en raison de la dichotomie sexuelle de l'espèce ; et deux imposées par la "cultu-re", en raison des structures inconscientes de l'esprit, dont la notion de réciprocité qui exige une division bipartite de la société).

Le schème unique, dont les différents systèmes de parenté nous offrent des exem-ples à variantes particulières, représenterait la combinatoire des structures incon-scientes de l'esprit. Celles-ci ont été fixées au nombre de trois : la notion de récipro-cité qui, afin de s'extérioriser, donne naissance à la deuxième dichotomie, s'ajoutant à celle de la différenciation sexuelle ; la prohibition de l'inceste, qui repré-sente l'Inter-dit de base et désigne son lieu d'application ; et enfin le soi-disant caractère synthéti-que du don, par lequel, une fois les deux premières structures réalisées, le mariage synthétise un échange de femmes.

Nous avons donc devant nous une première hypothèse que rien ne vient étayer et qui traduit une prise de position idéologique bien plus que scientifique, à savoir que le schème unique en question relève des structures de l'esprit ; puis une deuxième hypothèse à trois volets pour la compléter, et rendue nécessaire malgré son caractère fantaisiste parce que la référence à ces structures serait "vide de sens, si nous étions incapables d'apercevoir en quoi consistent ces structures" (Lévi-Strauss, 1967, p. 98).

Le but de cette seconde hypothèse est de justifier l'universalité de l'Interdit dont chaque système de parenté réglemente l'application à l'aide d'une série de règles. A la base des systèmes de parenté se trouve donc la prohibition de l'inceste, prohibition dont l'effet est de fonder la famille, représentée dans sa forme la plus simple par la famille monogame.

La prohibition de l'inceste, d'après l'hypothèse structuraliste, est nécessaire afin que l'échange imposé par la notion de réciprocité puisse se réaliser. Comme il s'agit d'échange, la prohibition de l'inceste vise les mariages incestueux et non les relations incestueuses, car l'interdiction de ces dernières ne conduirait pas nécessairement à l'échange de femmes, ni au mariage et à la constitution de la famille ; tandis que l'in-terdiction des mariages incestueux fait que le mariage permis entraîne un échange de femmes. Le mariage, rendu non-incestueux par l'interdit, représente ainsi le méca-nisme par lequel la notion de réciprocité se réalise par l'échange des femmes. La théorie structuraliste rendrait compte non pas de la prohibition des relations inces-tueuses, mais de la prohibition des mariages incestueux. Celle-là, dans l'optique structuraliste, ne serait qu'une extension de celle-ci. Or, les faits montrent que, bien au contraire, les interdits visent avant tout les relations incestueuses, et que, subsidi-airement, les mariages ne peuvent être permis que lorsque les relations sexuelles le sont (l'inverse n'est pas nécessairement vrai : le mariage peut être interdit, alors que les relations sexuelles ne le sont pas).

L'hypothèse structuraliste invoquant les structures inconscientes de l'esprit a été avancée pour rendre compte du schème unique à la base des différents systèmes de parenté. Elle ne peut être retenue : d'une part, elle ne jouit d'aucune présomption en sa faveur ; d'autre part, elle est affaiblie par la série de suppositions, également dénuées de fondement, auxquelles elle fait appel pour se soutenir, notamment en ce qui concerne le nombre des structures inconscientes dont il est question, leur nature, leurs caractéristiques, leur action, etc.

L'option philosophique que l'hypothèse structuraliste trahit ainsi, au mépris d'une démarche qui se voudrait rigoureuse, n'est pas étrangère au souci idéologique de repousser à tout prix la dialectique marxiste de l'histoire . Issu d'un développement matériel se déroulant dans le temps, le fait social, quelles que soient la dimension de la réalité à laquelle il appartient et la spécificité de sa propre dialectique interne au niveau où il se manifeste, est soumis aux conditions qui l'ont précédé et qui l'accom-pagnent, alors que la vision synchronique de sa configuration le détache du processus dont il dépend. Utile pour les besoins pratiques de l'analyse, cette vision doit être comprise pour ce qu'elle est : une abstraction de la réalité, laquelle, contrairement aux apparences, relève toujours de la diachronie .

À l'accusation d'idéalisme que le primat accordé à l'esprit porte à adresser au structuralisme, la réponse est que celui-ci ne suppose pas que l'esprit soit indéterminé. Bien au contraire, "l'activité mentale serait entièrement déterminée, jusque dans ses manifestations les plus insignifiantes" (Nur Yalman, 1968, p. 74). L'esprit est enchaîné et déterminé dans toutes ses opérations. Par conséquent il est second par rapport à ce qui le détermine, et c'est donc à ce dernier que reviendrait la primauté. Or ce dernier est donné par "les contraintes internes de nature catégorique et logique", à savoir les structures inconscientes de l'esprit. Il ne s'agit pas de l'esprit, mais de ses structures internes !

Théorie structurale et interprétation évolutionniste

La solution du problème posé par les différents systèmes de parenté ne consiste pas à les ramener au schème unique relevant de structures de l'esprit. Elle doit être vue dans le fait qu'ils sont les produits diversifiés d'un même processus d'évolution et portent son empreinte à travers leur diversité. L'interdit principal dans les systèmes de parenté est l'interdit exogamique et non la prohibition de l'inceste, telle que celle-ci est habituellement comprise, en tant qu'interdiction de relations sexuelles entre parents et enfants, frères et sœurs, alors que chez les peuples tribaux elle désigne toute violation de la loi d'exogamie. Selon l'interprétation évolutionniste, cette loi, pour qu'elle puisse être appliquée, exige que la société soit divisée en deux groupes au moins, de sorte que les membres de chaque groupe, considérés comme parents, n'auront droit aux relations sexuelles qu'avec les membres de l'autre groupe, qu'ils considéreront comme leurs non-parents. La loi d'exogamie se trouve ainsi histori-quement située à la source commune de tous les systèmes de parenté, ces derniers se développant les uns à partir des autres, selon les exigences de chaque société, en déterminant chaque fois d'une façon particulière les modalités d'application de la loi d'exogamie.

C'est donc à deux niveaux que s'opposent théorie sructuraliste et interprétation évolutionniste. Alors que la première fonde les systèmes de parenté sur la prohibition de l'inceste, l'interprétation évolutionniste les fonde sur la loi d'exogamie. Dans la vision structuraliste, la prohibition de l'inceste émanerait des structures inconscientes de l'esprit. Elle ne dépendrait d'aucun déterminisme historique ; elle serait intempo-relle et relèverait de la nature de l'esprit humain. Elle représenterait sinon l'essence de J'esprit, l'une de ses propriétés. Par conséquent, son apparition sur la scène de l'his-toire marquerait l'apparition de l'esprit humain. Avant la prohibition de l'inceste l'homme n'existe pas encore, nous sommes en plein règne animal, ou, pour employer le terme, dans le règne de la "nature". L'apparition de la prohibition de l'inceste marque donc le passage de la "nature" à la "culture". Nul processus de transition n'est possible. Le saut qualitatif de l'animal à l'homme n'est pas l'aboutissement d'une évolution quantitative graduelle et ne s'explique que par lui-même .

Dans la perspective évolutionniste, il ne peut y avoir de discontinuité entre le règne animal et le règne humain. Aucune étincelle ne vient allumer dans un cerveau pré-humain les lumières de l'esprit, le dotant subitement de structures inconscientes qui dicteront à son possesseur les nonnes de sa conduite. Ce n'est que lorsque l'ancê-tre de l'homme se tourne vers la fabrication des outils que la culture et le développe-ment cérébral prennent leur essor. Rien n'indique que dès ces temps, qui remontent à plus de deux millions d'années, une loi d'exogamie ou d'interdiction de l'inceste soit venue peser de son poids sur l'organisation sociale. Au contraire, dans "l'état actuel de nos connaissances" bien des raisons portent à croire que l'introduction de la loi d'exogamie ait accompagné la transition, au cours de la préhistoire, du paléolithique inférieur au paléolithique supérieur (R. M., 1971, p. lllxiv).

En plus de l'opposition, entre la théorie structuraliste et l'interprétation évolu-tionniste, quant à l'origine de l'Interdit, il s'en manifeste une autre concernant le déve-loppement des systèmes de parenté. Dans l'optique structuraliste, la "seule réalité" se trouve dans les modèles, puisque ceux-ci se ramènent au schème émanant des structures inconscientes. Par conséquent, quelles que soient les règles matrimoniales que se donne une société, elles s'agenceront et s'articuleront d'après la logique du schème, de façon à réaliser la notion de réciprocité dans un type d'échange donné. Le structuralisme ne s'interroge guère sur l'origine des règles de chaque société. Les modèles sont construits d'après ces règles telles qu'elles ont été distinguées dans la pratique, comme autant de données tirées de l'expérience et rassemblées pour rendre manifeste la structure, la logique interne des systèmes de parenté concernés. Par définition donc, ces systèmes ne se transforment pas et n'évoluent pas les uns des autres selon un processus déterminé. Si au cours de son histoire une société connaît successivement plus d'un système de parenté, cette succession ne peut relever d'un quelconque processus d'évolution, mais d'un remodèlement du modèle, si l'on peut dire, renouvelé chaque fois à partir de la base, en obéissance au schème fondamental qui commande aussi l'ordonnement des nouvelles règles d'où qu'elles proviennent. La terminologie de la parenté, au dire de Lévi-Strauss, n'évolue pas de manière progres-sive, et les systèmes de parenté passent par secousses violentes d'une forme à la forme opposée (Barnes, 1971, p. 111). Cette position n'est pas sans rappeler les "cataclysmes" de Cuvier.

Du moment que les différents systèmes de parenté doivent se structurer selon un schème fondamental, on comprendra pourquoi le structuralisme refuse que la struc-ture sociale, rendue manifeste dans les modèles (déployant la logique interne d'un système de parenté) puisse se référer à la réalité. Ce serait admettre que le dévelop-pement des systèmes de parenté soit soumis au déterminisme de l'histoire. Les modèles appartenant à un autre univers, le structuralisme affirme avec force que d'eux seuls relèvent les structures sociales, afin de soustraire une fois pour toutes les systèmes de parenté à l'interprétation évolutionniste et marxiste.

Dans la perspective évolutionniste marxiste, c'est le processus du développement d'un phénomène qui livre la compréhension de sa nature réelle, concrète, tout phéno-mène s'offrant à l'observation comme un moment de son propre développe-ment. Loin d'être une extériorisation d'un schème issu de l'inconscient, qui se réalise ainsi, les structures des systèmes de parenté, dont la logique interne peut s'étudier effecti-vement sur les modèles, ne tiennent leur raison d'être, leur origine, leur développe-ment, leurs transformations, ni des modèles, ni d'une quelconque logique combina-toire. Elles apparaissent en réponse à de multiples exigences concrètes de la société, et se structurent en se conformant aux règles que ces mêmes exigences imposent his-toriquement. Dans leur fonctionnement, elles obéissent bien sûr à la logique interne de la structure, que rendent manifeste les modèles construits d'après les règles auxquelles elles ont été appelées à se conformer ; mais cette logique relève de leurs structures mêmes et des règles y attenantes, issues, les unes et les autres, du déve-loppement historique.

Le modèle est construit à partir des règles et d'autres conditions pertinentes obser-vées au niveau de la réalité. Ces règles et ces conditions sont ses données premières. La structure que rend manifeste leur intégration en système n'est pas la structure sociale, mais sa représentation, quand son comportement au niveau empirique se conforme aux règles et aux conditions mentionnées, et non à d'autres qui les contra-rient. Par conséquent, commandé par la formulation de ces règles et par rien d'autre, le modèle ne peut rien prévoir dans la réalité qui ne soit rigoureusement conforme à la cohérence et à la logique interne de la structure représentative qu'il rend manifeste, rien qui sorte du cadre de ces règles et qui toucherait, par exemple, à leur détermi-nation . La structure ainsi construite est immuable et ne peut prévoir sa propre transformation. En revanche, la réalité sociale qui a fourni au modèle ses règles est fonction de l'histoire, c'est-à-dire en mutation constante. Sa dialectique est celle qui fait et défait sociétés et systèmes de parenté. Le système de parenté qui formalise le comportement exigé par une société donnée à un moment donné, se trouve pris en défaut dès lors que ce comportement varie afin de répondre à des exigences nou-velles. Dès ce moment, le modèle cesse de coïncider dans toutes ses parties avec la réalité, à moins que le système ne subisse les modifications correspondantes, ou soit remplacé par un autre qui formaliserait les nouveaux comportements . Les exemples des écarts entre modèle et réalité ont ceci d'intéressant qu'ils peuvent marquer des phases de transition aptes à nous instruire sur la nature et le développement des systè-mes de parenté, aussi bien que sur le développement général des sociétés concernées. Comme le dit Leach, "la réalité présente une situation pleine de contradictions, et ce sont précisément ces contradictions qui sont susceptibles de nous faire comprendre le processus de transformation sociale" (1964, p. 8).

La position de Leach

Bien que structuraliste, Leach ne partage pas la conception du modèle de Lévi-Strauss. Il lui reproche de considérer que "l'anthropologie sociale est une branche de la sémiologie, ce qui voudrait dire que son principal souci se porte sur la structure logique interne des significations d'un ensemble de symboles", alors que pour Leach, "la véritable matière qui forme le sujet de l'anthropologie sociale demeure toujours le comportement réel des êtres humains" (1970, p. 98). Pour lui le modèle cesse d'être valable quand il ne peut se référer à la réalité empirique, à la suite des changements intervenus dans celle-ci.

D'après Leach, le modèle ne se construit pas nécessairement en fonction d'oppo-sitions binaires, émanant de structures inconscientes de l'esprit. Se retranchant derriè-re une position plus conforme au néo-positivisme classique, il soutient que "lorsque l'anthropologue entreprend de décrire un système social, c'est nécessaire-ment un modèle de la réalité sociale qu'il décrit" (1964, p. 8). Dans un sens, pour lui, l'ultime réalité rejoindrait l'Inconnaissable spencérien, et l'on arrive ainsi à la définition du sociologue néo-positiviste américain, Lundberg, pour qui "une structure sociale ne consiste jamais d'êtres humains, mais d'images, de représentations et de concepts que l'on peut ramener à des rapports" (Lundberg, 1939, p. 36). Le glissement se fait d'une position qui se veut scientifiquement rigoureuse à une position nettement idéaliste, puisqu'il n'est plus question de reconnaître l'existence d'une réalité objective - la structure sociale - même inconnaissable. Leach se rapproche donc de cette position quand il déclare que "les structures sociales que l'anthropologue décrit sont des modèles qui n'existent qu'en tant que constructions dans son esprit" (1964, p. 5). Ce n'est évidemment pas la position de Lévi-Strauss, pour qui le modèle a des déterminations spécifiques relevant de la nature de l'esprit, et qui en sépare nettement la réalité empirique reconnue en tant que telle. Le modèle lévi-straussien devrait être pour Leach le modèle du modèle (V. p. 103, n° 1). Mais les néo-positivistes, bien qu'en apparence avertis et sceptiques, ne sont pas rigoureusement conséquents avec eux-mêmes. Le modèle, remarque Leach, modifiant quelque peu sa position, "repré-sente l'hypothèse que fait l'anthropologue concernant la manière dont le système social fonctionne" (1964, p. 8). Par conséquent, le modèle peut être faux. Ou bien parce qu'il contient des contradictions qui ont échappé à l'anthropologue, ou bien parce qu'il ne correspond pas à la réalité à laquelle il se réfère (qui cependant, selon l'hypothèse néo-positiviste, ne serait connaissable que par le modèle). Notons que pour Leach le critère d'exactitude du modèle semble être en définitive sa confor-mité avec la réalité (quelle que soit sa nature). La voie de la vérification reste donc ouver-te, alors que dans l'optique lévi-straussienne le seul intérêt que présente la réalité empirique est de fournir le matériel et les règles pour la construction des modèles, dont l'architecture est commandée par des schèmes de l'esprit.

Nous avons déjà vu que lorsque la réalité s'écarte du modèle, ce dernier n'est pas pour autant invalidé, tant qu'il continue d'être reconnu comme modèle. Cet écart n'inquiète donc pas les structuralistes - du moins ceux d'entre eux qui s'alignent complètement sur les positions de Lévi-Strauss - même si la réalité ne devait jamais coïncider avec le modèle. Ce que Lévi-Strauss toutefois ne semble pas envisager - contrairement à Leach - c'est qu'un tel écart finit par rendre le modèle caduc : celui-ci, cessant d'être considéré comme modèle, cesse d'être valable et doit alors être rem-placé par un autre, répondant mieux à la nouvelle réalité. Ainsi, parlant de certaines relations matrimoniales qui s'introduisent dans les coutumes des Jinghpaw, "même si elles ne sont pas encore considérées comme orthodoxes", Leach observe qu'il doit venir un moment "où les divergences entre la pratique et l'idéal sont si importantes qu'une contradiction fondamentale les sépare ; ceci doit donner lieu à un regrou-pement terminologique et à une reconstruction du schème idéal", c'est-à-dire du modèle 1963, p. 53 ; cf. supra, p. 127, n° 14).

Notons que Leach ne répudie pas les oppositions binaires auxquelles Lévi-Strauss attribue un rôle fondamental, puisqu'il a entrepris lui-même des analyses -s'inspirant de son exemple. Toutefois, il est plus que douteux qu'il leur impute la même valeur, du moment qu'il reproche à Lévi-Strauss de manifester "une tendance croissante à affirmer en tant que dogme que ses découvertes se rapportent à des traits universels des processus inconscients de la pensée humaine" (Leach, 1970, p. 117). Il est égale-ment douteux que les oppositions binaires aient la même signification pour Leach que pour Lévi-Strauss. Selon Leach, elles ne seraient guère autre chose, quand on leur ajoute les termes médiateurs, "que la triade hégelienne, de la thèse, l'antithèse et la synthèse". Or rien n'est plus éloigné des oppositions de Lévi-Strauss que ces triades, et l'assimilation de celles-ci à celles-là relève d'une extraordinaire cécité de la part de l'anthropologue anglais.

Les oppositions binaires

Pour plus d'une raison, la représentation des oppositions binaires a exercé une fascination sur les esprits attirés par la manipulation de figures abstraites : ils croient y percevoir une parenté avec les mathématiques, les symbolisations mystiques, la dialectique, la logique formelle, l'informatique, etc., d'autant plus que des oppositions se manifestent effectivement sur différents plans de la réalité, et qu'on les rencontre communément sous divers revêtements dans l'expérience quotidienne. De plus, la dichotomie que ces oppositions manifestent repose sur un fondement sociologique concret et matériel dans la dichotomie de l'organisation tribale exogamique qui re-prend, en la structurant sur le plan social, la dualité sexuelle introduite dans la nature vivante par l'évolution biologique (Makarius, 1961, pp. 340-341). Les oppositions qui en résultent en sont des prolongements à tous les niveaux, aussi bien matériels que psychologiques et idéologiques. Pour la pensée idéaliste, qui se saisit de ces oppo-sitions, leur essence métaphysique va de soi, et de là à les considérer comme données immédiates de l'inconscient le pas est vite fait. C'est bien ce qu'accomplit le struc-turalisme, avec l'avantage de donner un semblant de rigueur à l'entreprise. En indi-quant les oppositions dans la réalité, il invoque leur matérialité, et en refoulant et faisant disparaître leurs origines dans l'inconscient, il justifie ainsi leur absence du champ de l'observation, et masque le caractère imaginaire de leur existence.

Quand il réduit les phénomènes ethnologiques à des relations d'opposition, le structuraliste se berce dans l'illusion d'avoir finalement résolu le problème de l'objec-tivité. Toutes les qualités que no-us percevons dans les choses, par lesquelles nous les reconnaissons, nous les classons etc., seraient faussées par notre subjectivité dans la représentation que nous nous en faisons. Dans l'opposition binaire ces qualités se dissipent : la seule qui reste est celle par quoi l'opposition existe et se définit en ter-mes d'elle-même, sans référence à quelque élément extérieur. Tout être implique une opposition par laquelle il existe et se définit, son existence ne se réalisant que par la négation de sa négation d'exister. Il est donc donné en même temps que son opposé, et à cette limite le problème de l'objectivité ne se pose plus.

Néanmoins quand tout cela a été dit, le fait demeure que les notions d'objectivité, d'existence et d'opposition relèvent elles-mêmes de nos catégories sociales et de la relativité de nos connaissances, aussi bien que les symboles par lesquels nous les désignons et dont la fonction est de nous permettre de faire abstraction du contenu sociologique des entités qu'ils représentent. Mais même s'il ne se méprend pas sur l'origine sociale de toute pensée humaine, si abstraite soit-elle, le structuraliste qui, par l'emploi de la symbolique mathématico-logique des oppositions binaires, s'imagi-ne avoir libéré l'essence relationnelle des faits ethnologiques de leur enveloppe d'origine empirique et non-relationnelle, oublie que les signes symboliques, à l'aide desquels il révèle les ultimes oppositions, lui sont imposés par ces données de la réalité qu'il s'est évertué à écarter. Il a beau dire que ce qui compte ce sont les rela-tions entre les termes, et non les termes eux-mêmes, il n'en demeure pas moins qu'en premier lieu lorsqu'il désigne les relations d'opposition, l'opposition est celle entre les termes ; et que, deuxièmement, ce sont les qualités ou propriétés des termes qui décident de celles des relations.

Si l'on veut faire appel à la logique des oppositions, le moins qu'on puisse exiger c'est d'appliquer cette logique. En d'autres termes, si l'on veut invoquer les relations d'opposition, on doit nécessairement évoquer les relations d'identité qui leur sont opposées, car les unes ne peuvent exister, en vertu de la logique des oppositions, sans les autres. En effet, qu'est-ce qui nous permet de déterminer une relation d'opposition sinon la relation d'identité sous-jacente ? Une relation entre deux termes (ou deux relations) ne se détermine qu'après que ces termes ont été réunis par une relation d'identité, sinon par quoi pourrait-on distinguer une relation d'opposition d'une rela-tion de simple différence ? La relation d'opposition est une relation spécifique qui ne peut être reconnue que dans le cadre d'une relation générique d'identité.

Dans l'analyse d'un mythe sud-américain, Lévi-Strauss oppose un récit (V. infra, p. 144) où :

"un beau-frère (allié), irrité par un garçon, l'abandonne, croit-il, définitivement etc.",

au récit d'un autre mythe, où :

"une mère (parente), irritée par une fillette, l'abandonne, croit-elle, provisoire-ment etc.". Or, le beau-frère a pu être opposé à la mère parce qu'ils sont tous deux des apparentés ; le garçon à la fille parce qu'ils sont tous deux des enfants sexués ; et le "définitivement" au "provisoirement" parce qu'il s'agit dans les deux cas d'une durée. Ces deux relations dites d'opposition recouvrent donc une relation d'identité, car dans les deux cas :

"une personne parente, irritée par un enfant, l'abandonne, croit-elle, pour une durée donnée, etc.".

Remarquons que dans cet exemple l'opposition se rapporte aux termes, et aux ter-mes uniquement : les relations (indiquées par les verbes "irritée" et "abandonne") sont identiques dans les deux cas.

On ne peut donc affirmer que les relations d'opposition soient les ultimes types de relations ; ni que les relations entre les termes aient la primauté sur les termes eux-mêmes ; ni, enfin, qu'elles soient indépendantes et dissociées de la réalité sociale à laquelle elles se rapportent.

Structuralisme sans structures

Mais ce n'est pas uniquement par rapport aux relations d'opposition que le struc-turalisme va à contre-sens dans ses fondements mêmes, c'est également dans sa prétention de rendre manifestes les structures. A supposer que les oppositions qu'il relève soient réelles, elles ne nous renseignent pas quant aux structures. "Dire sim-plement que les structures des mythes sont faites d'oppositions et de médiations, remarque Mary Douglas, n'est pas dire ce que sont les structures. C'est tout simple-ment dire qu'il existe des structures" (1968, p. 65). En réalité, c'est parler d'autre chose. Les oppositions que désigne l'analyse structurale ne se rapportent qu'aux arti-culations entre différentes parties d'un mythe, au niveau moléculaire de la structure, si l'on peut dire ; elles ne portent aucune information quant à la structure proprement dite. Le schéma complet, la configuration structurée, le modèle qui commande l'or-donnement et la place de chaque partie dans le tout et confère à ce tout la cohérence qui permet de reconnaître en lui une structure, échappe à la prise du structuralisme. Cette incapacité n'est pas accidentelle. Quelles que soient les conditions et les forces externes qui interviennent pour donner naissance à une structure, celle-ci est recon-nue pour telle en vertu de l'autonomie dont elle jouit, qui la définit et qui la distingue d'autres entités structurées. Son architecture n'est pas déterminée par un agent qui lui est extérieur, mais émane de son contenu sociologique propre. Si une structure est déterminée à la fois par les propriétés de ses parties et par les relations entre celles-ci ; et si les relations sont soumises aux règles - à la limite mathématisables - ces règles sont commandées par la nature des parties qu'elles relient ensemble pour for-mer la structure du tout.

Ainsi, dans le cas des systèmes de parenté, les règles sont tirées du contenu socio-logique de la parenté, qui définit les prescriptions et les interdits, et c'est en obéis-sance à ceux-ci que les relations de parenté s'établissent et le système se structure. Dans le cas des mythes, la symbolique, sous le déguisement de laquelle le mythe nous livre son message, tout en commandant le développement du récit mythique se-lon une logique qui pour la plupart du temps nous échappe, est elle-même déterminée par les contraintes qui forcent la pensée à dissimuler ses intentions derrière le récit. Or, du moment où le structuralisme refuse d'attribuer au contenu sociologiquement significatif d'une entité structurée la détermination des règles régissant sa logique interne, il s'ensuit que le sens et la signification de cet ensemble structuré, qu'il attri-bue exclusivement aux combinaisons relationnelles, doivent lui échapper. Car ce n'est jamais la simple combinatoire des relations internes qui nous permet de saisir la signification d'une structure. C'est toujours l'étude directe de ses propriétés sur le plan de la réalité concrète, c'est-à-dire ethnographique. L'attribution de la signification au seul jeu des relations demeure une hypothèse non démontrée, que l'analogie - d'ail-leurs fallacieuse - avec la linguistique ne justifie aucunement. Voilà pourquoi, quand le structuralisme aborde l'étude d'une structure, cette étude laisse inévitablement échapper son contenu significatif. Au lieu de nous éclairer sur les structures, le struc-turalisme nous renvoie à des formules algébriques d'oppositions relevant d'une autre dimension et vides de toute signification.

Parce qu'elles sont vides de sens, les relations d'opposition peuvent s'investir de tout sens et coiffer toute relation. Autrement dit, la relation entre deux faits peut toujours apparaître comme une relation d'opposition. Ceci est rendu possible parce que tout fait est en relation d'opposition avec tout autre fait du moment que ce dernier est un fait "autre". L'altérité entre deux faits signifie que du moment qu'ils existent tous deux, mais en tant qu'entités distinctes et séparées, chacun en soi et par la circonstance de son existence est la négation de l'existence similaire de l'autre, sinon les deux se confondraient. C'est cette négation qui rendrait possible, théoriquement, leur prise en charge par l'ordinateur, dont la fonction repose sur les oppositions binaires (V. infra, p. 291 sq.); mais notons qu'un phénomène est compris dans la mesure où sont perçues les relations nécessaires qu'il soutient avec d'autres phéno-mènes. La mise en relation d'un phénomène avec d'autres, dans la mesure où elle se développe, s'étend et embrasse un nombre croissant de relations, précise la place qu'il occupe dans un réseau de plus en plus signifiant, ainsi que les rôles multiples qu'il peut jouer par son insertion dans les différentes chaînes de causalités qui le croisent. Les conditions se trouvent ainsi réunies, qui permettent une compréhension toujours plus grande et plus complète de sa nature, de son essence, etc.

Inversement, tant qu'un fait se montre rebelle à cette mise en relation, son isole-ment se traduit par l'incompréhension qui l'entoure. A la limite, c'est-à-dire quand l'incompréhension est totale, seule sa relation d'opposition avec sa négation permet de l'identifier et de le définir. Tant qu'il demeure incompris, sa mise en relation avec tout autre fait lui sera une relation d'opposition. Il suffira à ce moment qu'à un fait donné un autre fait soit assimilé par l'observateur, par rapport à un trait commun (leur rela-tion d'identité) pour que la différence qui les sépare soit perçue comme une oppo-sition spécifique.

On en verra un exemple dans la question des attributions opposées de la main gauche et de la main droite. Tant qu'on ne sait pourquoi, dans les sociétés primitives ou archaïques, les deux mains ont des connotations différentes, seule l'opposition symétrique par rapport au corps dont elles dépendent, s'offre à l'observation ; mais dès que l'on constate que la main gauche doit son caractère spécifique au rôle prati-que qui est le sien, et est mise en relation avec lui, le rapport entre les deux mains n'est plus vu comme l'expression d'une opposition symétrique. Le structuralisme ne pouvait attribuer la prise de conscience d'une opposition fondée sur la symétrie physi-que à la structure de l'esprit, que tant que la raison des croyances attribuant un carac-tère particulier à la main gauche, et au côté gauche, restait inconnue. Cette raison identifiée dans le rôle particulier dévolu à la main gauche, afin de laisser propre et pure la main droite, on constate qu'il s'agit non pas d'une opposition de caractère logique, mais d'un partage des fonctions entre les deux mains. Il n'y a plus lieu de recourir à l'interprétation structurale, et la "structure de l'esprit" dont l'opposition logique aurait été la manifestation, retombe dans le néant.

La même incompatibilité entre analyse structurale et analyse ethnologique se manifeste au sujet de la chasse aux aigles chez les Hidatsa en Amérique du Nord (V. infra). L'analyse structurale s'articule autour de l'opposition entre le haut - l'aigle volant dans le ciel - et le bas - le chasseur tapi dans la fosse - alors que l'analyse eth-nologique décrypte la signification cachée de ce complexe pratique, rituel et mythique. Il apparaît tout de suite que la position dans l'espace du chasseur et de sa proie n'est dans ce cadre aucunement pertinente, alors qu'elle peut paraître essentielle quand en a été éliminé tout ce qui n'est pas l'aspect formel de la chasse. On s'en tient alors à une. optique où l'aigle, mû par le réflexe qui le porte à fondre sur l'appât, et l'homme, participant créateur d'un ensemble de méthodes de chasse, de rites et de mythes, apparaissent comme deux abstractions de même valeur, objet d'un traitement identique.

Nous constatons donc que l'opposition saute aux yeux, et qu'elle peut être consi-dérée comme l'articulation d'un phénomène tant que celui-ci reste incompris. Quand sa place dans un réseau de relations pertinentes apparaît, le caractère de discontinuité s'efface et l'opposition est résorbée dans un ensemble signifiant. En atteignant les composantes objectives de l'opposition, et en en résolvant sociologiquement les deux pôles, l'explication en élimine l'aspect symétrique : toute prise disparaît alors pour l'analyse structurale.

L'analyse structurale ne trouve son champ d'application qu'à condition que les faits sur lesquels elle opère soient et demeurent incompris. A ce moment, elle les fige dans des oppositions qu'elle renvoie aux structures inconscientes et irréductibles de l'esprit, structures élémentaires de l'incompréhension.

Des jaguars et des hommes

Raoul et Laura Makarius

Occupée à cuisiner et irritée par les pleurs de sa fillette, une Indienne confie celle-ci à un jaguar ayant pris la forme de la grand-mère. La fillette, vainement cherchée, est considérée comme perdue. Par la suite, les parents constatent que des objets disparaissent de leur habitation. Le voleur est le jaguar, qui les prend pour les donner à sa protégée, devenue entre-temps une jeune fille, et qu'il nourrit abondamment de viande.

Le jaguar se plaît, à la manière des jaguars et des chiens, à lécher le sang mens-truel de la jeune fille, avec laquelle il n'a pas d'autres formes d'intimité, et ses deux frères font de même. Trouvant ce comportement étrange et désirant s'en aller, la jeune fille fait remarquer à son protecteur qu'il se fait vieux et qu'elle craint, s'il venait à mourir, de rester seule avec ses frères. Le jaguar lui donne raison, et lui indique le chemin du retour chez les siens. Quelques jours après, prétextant qu'une marmite dégage trop de chaleur, elle prie le jaguar de la retirer du feu. Quand le fauve s'exé-cute, elle renverse le contenu du récipient sur son mufle, et il meurt ébouillanté. Elle s'enfuit, retourne au village et avertit les gens de partir, car les jaguars viendront les tuer pour venger la mort de leur frère. Les Indiens se préparent au départ, mais un cousin de la jeune fille, voulant emporter une lourde pierre à aiguiser, l'enroule dans son hamac qu'il lance étourdiment par-dessus son épaule, de sorte qu'elle vient frapper sa colonne vertébrale et la brise. Les gens sont si pressés de s'enfuir qu'ils abandonnent son cadavre.

Choisi parmi les 353 mythes * cités dans les deux premiers volumes des Mytholo-giques, ce récit des Warrau d'Amérique du Sud a été raconté par Claude Lévi-Strauss lors d'une récente émission télévisée . Il faut donc croire qu'il revêt, à ses yeux, la valeur d'un exemple permettant d'illustrer sa méthode et les résultats auxquels elle parvient.

Ce mythe, a déclaré Lévi-Strauss, est un mythe sur l'origine du cannibalisme. Car il est présumable que lorsque les frères du jaguar arriveront sur les lieux, ils trouveront le cadavre du cousin de la jeune fille et s'en repaîtront. En tant que mythe étiologique du cannibalisme, il pourra être opposé à des mythes ayant trait à d'autres formes de nutrition.

Les mythes que Lévi-Strauss oppose à celui que nous venons de résumer (MC 213)  et qui proviennent d'un groupe d'Indiens de langue Gé (CC 74-82) , peuvent à bon droit être considérés comme formant un mythe unique, car ils sont autant de variantes d'un même récit traitant de l'origine du feu et d'autres biens culturels. Dans ses grandes lignes, ce récit est le suivant.

Un homme invite son jeune beau-frère à grimper au sommet d'un rocher, ou d'un arbre, pour dénicher de petits aras. Mécontent de son comportement, il lui retire les moyens de redescendre et l'abandonne à hauteur des nids. Selon certains mythes, le garçon se nourrit alors de lézards pourris, ou de ses excréments ; selon d'autres, il est recouvert par la fiente des oiseaux. Survient un jaguar qui l'aide à redescendre, le transporte chez lui, le présente à sa femme, l'adopte et le nourrit de viande cuite.

L'épouse fait mauvais accueil au nouveau venu, le menace, le griffe, etc. Celui-ci s'en plaint au jaguar qui lui donne un arc et des flèches, lui conseillant de s'en servir contre elle, si besoin en est. Le garçon la tue (dans certains mythes il ne fait que la blesser) rentre au village, raconte ses aventures aux siens qui retournent avec lui chez le jaguar et, parfois aidés par des animaux, emportent le feu, de la viande cuite et d'autres biens culturels que les humains ne possédaient pas.

Ainsi que l'observe Lévi-Strauss, les six récits Gé (que nous considérerons doré-navant comme un mythe unique) et le récit Warrau présentent des analogies et des oppositions, et ceci pose à l'ethnologue le problème de savoir pourquoi il existe une telle correspondance dans les oppositions. Pour le "structuraliste", comme on le sait, elle découlerait de la "structure logique" de l'esprit, qui s'exprimerait en recourant à l'antinomie. Pour nous, elle provient du caractère contradictoire du contenu d'expé-rience vécue qui s'exprime dans le mythe.

Il est aisé de voir que cette question met en cause le "structuralisme" tout entier, car elle porte à la fois sur ses présupposés doctrinaux, sa méthode et ses résultats. Pour y répondre, nous nous proposons d'examiner les rapports entre les mythes Gé et le mythe Warrau, sujet qui a été choisi et délimité par Lévi-Strauss lui-même. Nous commencerons par étudier comment cet ensemble mythique est traité dans les Mytho-logiques. Nous exposerons ensuite de quelle manière on peut rendre compte de son contenu sémantique et des oppositions qu'il présente en partant des données ethnogra-phiques qui s'y relient, sur la base d'une interprétation ethnologique, insérée dans un contexte général. À la suite de cette confrontation, nous soumettrons à l'analyse la doctrine de Lévi-Strauss sur la "structure du mythe".

I

Les épisodes du récit Gé et ceux du récit Warrau sont opposés par Lévi-Strauss (MC 215) de la manière suivante  :

A :Mythes Gé B: Mythe Warrau 1. Un beau-frère (allié), irrité par un garçon, l'abandonne, croit-il, définitivement. 1. Une mère (parente), irritée par une fillette, l'abandonne, croit-elle, provisoirement. 2. Le garçon est recueilli par un jaguar qui élimine l'ordure externe dont le garçon s'était nourri ; 2. La fillette est enlevée par un jaguar qui recherche l'ordure interne dont elle le nourrira ; 3. et qui nourrit l'enfant de viande, lui donnant des biens culturels que les hommes ne possè-dent pas. 3. et qui nourrit l'enfant de viande, volant aux hommes, pour les lui donner, des biens culturels qu'il ne possède pas. 4. L'épouse humaine du jaguar utilise la viande cuite à des fins meurtrières, la déniant au gar-çon. 4. L'humaine non-épouse du jaguar utilise la viande cuite à des fins meurtrières, la "prodi-guant" au jaguar. 5. Femme du jaguar tuée ; retour au village, dont les habitants visitent les jaguars. 5. Jaguar tué ; retour au village, dont les habi-tants fuient les jaguars. 6. Les hommes obtiennent la viande animale cuite par le moyen d'une bûche embrasée, vo-lontairement chargée par des animaux qui ont fait preuve de la solidité de leur échine. 6. Les jaguars obtiennent la viande humaine crue par le moyen d'une pierre "à mouiller", involontairement chargée par un homme, et qui brise sa trop faible échine.

En comparant ces colonnes, on constate que les deux résumés présentent une même "structure logique". Les ternies de l'un coïncident parfois avec les termes correspondants de l'autre, et parfois s'y opposent diamétralement, ou expriment des relations "symétriquement inverses" à celles que ceux-ci soutiennent. En mettant en évidence des relations de similarité et d'opposition, l'analyse structurale se propose de rendre manifeste la structure interne du mythe.

Or, quand on examine ce tableau, en se référant aux textes dont les termes ont été extraits, on constate que certaines des relations qu'il relève, et des plus importantes, sont fondées sur des inexactitudes.

Au paragraphe 2A, par exemple, il est dit que "le jaguar élimine l'ordure externe dont le garçon s'était nourri" ; mais le jaguar n'élimine que la fiente des oiseaux (ordure externe) dont le garçon ne s'est pas nourri ; alors qu'il s'est nourri d'ordure interne (ses propres excréments) que le jaguar n'élimine pas.

Au paragraphe 2B, il est dit que la jeune fille "nourrit" le jaguar de son "ordure interne", alors que le mythe spécifie qu'il "lèche" cette ordure. L'équivalence entre "lécher" et "être nourri de" n'est pas implicite dans les faits et résulte, comme on le verra plus loin, d'une interprétation abusive.

Au paragraphe 3, l'opposition, pour être correcte, devrait mettre en regard de 3A "le jaguar nourrit l'enfant de viande, lui donnant des biens culturels que les hommes ne possèdent pas", la proposition 3B formulée ainsi "[Le jaguar] nourrit l'enfant de viande, lui donnant les biens culturels qu'il ne possède pas et qu'il a volés aux hommes". Au paragraphe 4A, il est dit que "l'épouse humaine du jaguar utilise la viande cuite à des fins meurtrières", mais on ne trouve pas de trace d'une telle utilisation dans les récits Gé. Au paragraphe 4B, il est dit que la jeune fille utilise de la viande cuite pour le meurtre du jaguar, alors que le texte du mythe ne dit pas qu'il s'agissait précisément de viande.

Au paragraphe 5A, la femme du jaguar étant tuée, lorsque les habitants du village iront chercher le feu, ils ne trouveront qu'un seul jaguar ; mais ce jaguar est mis au pluriel afin d'harmoniser 5A avec 5B.

Au paragraphe 6B, la pierre à aiguiser devient une pierre "à mouiller", parce qu'on la mouille pour s'en servir lors de l'aiguisage. Ce détail, que le mythe ne men-tionne pas, devrait soutenir l'opposition capitale, dans les Mythologiques, de l'eau et du feu. De plus, le mythe ne dit pas que la pierre a été chargée involontairement, ni qu'elle a brisé l'échine de l'homme parce que celle-ci était trop faible : à l'inverse, il est précisé, comme pour écarter d'avance l'interprétation de Lévi-Strauss, que l'échine se brise parce que l'homme "n'était pas préparé à recevoir ce poids", et non à cause de la faiblesse de son dos. D'autre part, aucun récit ne dit que les animaux portent la bûche sur leur dos, faisant ainsi la preuve de la solidité de leur échine (6B).

Que les animaux aident les hommes à porter la bûche embrasée ne fait pas plus la preuve de la "solidité de leur échine" que de leur existence, de leur capacité de marcher, de leur volonté de collaborer avec les humains ou de n'importe quoi d'autre. Cette opposition paraît donc forcée. Quant à celles indiquées aux paragraphes 2 et 4, elles s'écroulent d'elles-mêmes, par suite de l'élimination d'un des termes dans lesquels elles s'expriment : en 2A, parce que le jaguar "n'élimine pas l'ordure dont le garçon s'était nourri", et en 4A parce que l'épouse du jaguar n'utilise pas "la viande cuite à des fins meurtrières".

On remarquera que sur les six paragraphes composant ce tableau, il n'en est qu'un, le premier, qui échappe à la critique. Il est d'ailleurs porteur d'une opposition assez faible, entre la croyance à un abandon définitif et la croyance à un abandon provi-soire, et encore il faut admettre qu'une mère "abandonne" son enfant quand elle le donne en garde à la grand-mère.

Les inexactitudes ne s'arrêtent pas là. Au contraire, leur nombre s'accroît, à me-sure que l'analyste participe à leur élaboration. Ainsi, une opposition ayant un rôle important est la suivante : "le jaguar et l'homme sont des termes polaires... l'un man-ge cru, l'autre mange cuit" (CC 91). Or, si le jaguar mange, évidemment, cru dans la nature, il mange cuit dans les mythes cités, qui font de lui le héros civilisateur don-nant aux hommes la viande cuite, le feu et enseignant les techniques de la cuisson. Pour établir la polarité qu'elle recherche, et qu'elle entend élargir de proche en proche, du cru à la nature et du cuit à la culture, l'analyse structurale a besoin que, contrairement à ce que disent les mythes, le jaguar mange cru dans les mythes et non seulement dans la nature. C'est pourquoi elle doit le ramener, du plan mythique du cuit et de la culture où il se trouve, au plan mythique du cru et de la nature.

Pour effectuer cette opération, le mythologue se substitue aux créateurs de my-thes, développant et prolongeant le récit d'après sa manière d'appréhender les choses, comme ceux-ci le font d'après la leur. Ayant besoin de démontrer que le jaguar est un mangeur de viande humaine crue, il ajoute au mythe une rallonge : "Arrivés au village, les deux jaguars y trouvèrent au moins un cadavre et on peut supposer qu'ils le mangèrent en lieu et place de la jeune fille" (qu'ils auraient mangée, prédit le mythe, si elle était restée en leur compagnie) (MC 214). Or le mythe ne dit pas que les jaguars vinrent effectivement au village, donc ne précise pas ce qu'ils y trouvèrent et ce qu'ils y firent. Le texte se limite à mentionner que la jeune fille avait dit aux siens qu'elle craignait que les frères du jaguar ne viennent les tuer par vengeance (in payment). Mais, même en accordant à la coda de Lévi-Strauss le bénéfice de la vrai-semblance, on ne peut lui laisser dire que le mythe prédit que les jaguars se seraient adonnés à l'anthropophagie, parce que le texte (Roth, 1924, p. 202) ne dit pas, comme il l'affirme, que le jaguar craignait que ses frères ne dévorent la jeune fille, mais qu'il craignait qu'ils ne la déchirent (tear her) . Ce n'est donc pas le mythe qui offre l'interprétation congrue aux besoins de l'analyse, mais l'imagination mythi-sante de l'opérateur.

Dans le deuxième volume des Mythologiques (p 219), et lors de l'interview télé-visée, Lévi-Strauss a présenté comme un fait allant de soi que le mythe reste inachevé parce que "il baisse discrètement le rideau, avant qu'elle ne commence, sur une scène horrible" - celle qu'il s'est chargé de restituer. La supposition est infondée, une "discrétion" de ce genre n'étant pas conforme au style des récits mythiques. S'il arri-ve que, pour d'autres motifs, ceux-ci escamotent parfois certains faits, ils ne montrent guère le souci d'épargner, à ceux qui les écoutent, des descriptions répugnantes ou pénibles. Il n'y a aucune raison pour que le mythe Warrau s'interdise de mentionner que des jaguars se repaissent du cadavre, si c'est là ce qu'il entend exprimer. Si ce développement ultérieur n'est pas raconté, c'est que le sort prévisible d'un cadavre dans un village abandonné - être dévoré par des fauves, vengeurs ou pas - ne concer-ne pas le thème du mythe, lui reste marginal, sinon extérieur.

Il est surprenant par ailleurs qu'un ethnologue puisse admettre que les Warrau, qui sans être anthropophages ont des voisins qui le sont, puissent confondre, ainsi que le permet notre vocabulaire, l'anthropophagie telle qu'ils la craignent - des humains mangeant des humains - avec celle, purement lexicale, des jaguars mangeant des humains. Et qu'il pense et donne à penser qu'un mythe ait pu être créé pour faire état d'un fait aussi banal - que des carnassiers mangent parfois des humains, morts ou vifs.

Quoi qu'il en soit, ayant "établi" l'opposition entre les jaguars mangeurs de cru et les hommes mangeurs de cuit, Lévi-Strauss s'emploie à mettre sur pied l'opposition plus élaborée entre d'un côté le jaguar preneur de femme (que les humains lui concèdent) et donneur en échange de nourriture cuite et, d'un autre côté, le jaguar qui ne fait pas son épouse de la femme qu'il ravit (qui n'est donc pas preneur de femme) et auquel "corrélativement" les hommes cèdent de la nourriture crue. (MC 214). Or cette inversion n'en est pas une : "corrélativement", nous devrions trouver non que "les hommes cèdent de la viande humaine crue", mais qu'ils ravissent au jaguar de la viande cuite qu'ils ne mangeront pas. À une relation devrait correspondre, corréla-tivement, une relation inverse, alors que ce qui nous est présenté comme "corrélatif" est en réalité l'effacement de toute relation, puisque aux hommes sont soustraites en même temps la femme qui leur est ravie et la viande qu'ils sont censés céder, sans qu'il leur soit donné rien en échange.

Si nous nous sommes arrêtés sur les inexactitudes et les inconséquences qui se révèlent dès qu'on se penche sur la trame tissée par l'analyse structurale - c'est qu'elles nous semblent devoir être attribuées, plutôt qu'à un esprit brouillon et distrait, à la nature de la méthode et des buts "structuralistes". En nous réservant de revenir sur ce point, nous passerons d'abord à examiner ce que Lévi-Strauss déduit des prémisses qu'il a posées. Ces interprétations ont leur importance, parce qu'elles ne sont pas que structurales : qu'on le veuille ou non, elles portent sur le réel, et sont donc aptes à le déformer.

L'une de ces interprétations est celle qui veut considérer le jaguar du mythe Gé comme "preneur de femme" et donateur, en échange, des biens culturels. Nous estimons par contre que, comme le montrent des matériaux ethnologiques dont nous ferons état plus loin, le jaguar est un héros culturel et que le propre du héros culturel est de donner aux hommes les biens civilisateurs et de les donner librement, sans contrepartie. Mais il est difficile à un auteur qui a fondé son œuvre théorique sur la "réciprocité" d'admettre que l'on puisse donner sans recevoir en échange. C'est pourquoi il affirme que les mythes Gé "mettent en scène non pas une mais deux paires de beaux-frères : d'abord le dénicheur d'oiseaux (qui est un donneur de femme) et le mari de la sœur auquel il refuse (intentionnellement ou non) les oisillons ; ensui-te, le même dénicheur d'oiseaux (mais agissant en ambassadeur de l'espèce humaine) et le jaguar, auquel les hommes ont donné une femme et qui, en échange, cède le feu et la nourriture cuite à l'humanité". (CC 99).

Une telle formulation porte tout de suite à se demander pourquoi le jaguar se sen-tirait tenu, en tant que preneur de femmes, à donner aux hommes tous les biens qu'il possède, alors que le preneur de femmes humain (le beau-frère du dénicheur d'oi-seaux) non seulement n'offre rien au donneur, mais exige de lui les œufs et les oisillons, et de plus l'abandonne après l'avoir mis en mauvaise posture.

Plus grave encore que cette inconséquence, toutefois, est le fait que l'auteur, obsé-dé par la notion de réciprocité, n'a pas pris garde à ce que dit le mythe, car le mythe dit que la relation entre le jaguar et le dénicheur d'oiseaux est celle de père à fils adoptif. En M7 il est dit que "le jaguar, qui est sans enfants, décide de l'adop-ter" ; l'épouse du jaguar est la marâtre. (CC 75). "J'ai adopté ton fils" - dit avec bienveil-lance le jaguar au père du garçon, et il fit don du feu aux hommes." (M9, CC 78).

La relation de père à fils est tout à fait conforme au rapport entre le héros culturel et les hommes , alors qu'il n'en serait rien d'une relation entre beaux-frères ; et celle-ci ne peut pas avoir préexisté à une adoption, les deux relations étant incompatibles.

Rien, enfin, dans les mythes Gé, ne fait allusion à une relation d'alliance matrimo-niale du jaguar avec les hommes, sauf le fait que, dans un cas sur six, l'épouse est dite être une Indienne. (M7, CC 75). Cette unique indication pourrait suffire, à la rigueur, à établir qu'il s'agit bien d'une humaine, si les autres mythes Gé n'insistaient pas sur l'aspect contraire : il n'est question que de ses rugissements, de ses pattes et de ses coups de griffe. Dans un récit elle insiste pour que le garçon la regarde, afin de l'ef-frayer par sa nature fauve (Métraux, 1960, p. 8-10). D'autre part, si le jaguar est "preneur" de femme, il ne semble pas beaucoup tenir à celle qu'il a prise, puisqu'il conseille à son fils adoptif de la tuer.

Un mythe Ofaie, cité dans Le Cru et le Cuit (M14, 90-91) montre bien, par contre, le jaguar allié par le mariage à une famille indienne et ravitaillant sa belle-famille comme tout gendre doit le faire, avec la différence que la viande est grillée. Époux d'une jeune humaine, qui l'a suivi parce qu'avide de viande, il ne donne le gibier qu'à ses alliés immédiats, les beaux-parents et le beau-frère, et cela est explicité par le mythe : il viendra le déposer sur le toit de leur hutte et il faut se préoccuper qu'il soit assez solide pour ne pas s'effondrer sous son poids. La provision est renouvelée constamment. Le jaguar, pour ne pas avoir à charrier la viande, vient s'installer dans le village de sa femme, mais construit sa hutte assez loin de celle de ses beaux-pa-rents pour ne pas les effrayer. L'épouse, qui se transforme progressivement en jaguar, est tuée, par les "donneurs de femme", et précisément par sa grand-mère (alors que dans les mythes du dénicheur, la grand-mère est secourable). La famille qui a donné la femme se sent coupable et endettée envers le mari lésé. Son beau-frère va le trouver et lui propose une sœur de la défunte pour remplacer la femme dont il a été privé. Le jaguar préfère s'en aller, bien que "irrité par le meurtre". Dans ce mythe, la femme du jaguar joue bien le rôle de trait d'union, de médiatrice entre le jaguar et sa famille. Mais le jaguar ne joue que le rôle du gendre chasseur, n'apparaît pas en tant que héros culturel, et, s'il donne de la viande grillée, il ne donne pas le feu.

Le mythe Ofaie et les mythes Gé dépeignent deux situations tout à fait différentes. Loin que le premier soit une "transformation" du second (CC 91), il représente l'image témoin de ce que le second n'est pas. Cela, non pas parce que, comme le dit Lévi-Strauss, "les mythes se pensent entre eux", mais parce que les hommes repen-sent les mythes, surtout quand ceux-ci présentent des situations en contradiction avec la réalité, comme celle montrant le jaguar en possession du feu et faisant cuire la viande, en contraste avec les hommes n'ayant pas le feu et mangeant leur viande crue. Le mythe tente alors d'expliquer cette situation mythique absurde (due à une raison que nous rencontrerons plus loin) par quelque rationalisation. La tentative du mythe Ofaie ne réussit qu'à moitié : le mythe explique pourquoi le jaguar donne à ses alliés la viande grillée, mais non pourquoi il la détient et, par la suite, la perd.

L'explication du fait que le jaguar perd le feu est donnée par un autre mythe, pré-cisément par le premier des mythes Gé examinés au long de ces pages. Les Indiens, alertés en pleine nuit par le garçon, décident de s'emparer du feu, et l'em-portent en l'absence du jaguar. Celui-ci, rendu furieux par l'ingratitude de son fils adoptif... "restera plein de haine envers tous les êtres, et surtout le genre humain. Seul le reflet du feu brille encore dans ses prunelles. Il chasse avec ses crocs et mange sa viande crue, car il a solennellement renoncé à la viande grillée". (M7, CC 75). Malgré son caractère rationalisant, cette conclusion du mythe Gé ne peut être traitée par le mépris, car elle indique que les hommes créateurs de ces mythes sont parfaite-ment conscients de la contradiction constituée par le fait que le jaguar mange cru dans la vie réelle et cuit dans l'univers mythique. Or, s'il en est ainsi, on n'a pas besoin de solliciter le mythe Warrau, en lui faisant dire ce qu'il ne dit pas, et de l'opposer labo-rieusement à un groupe de mythes d'un autre peuple, pour trouver, en fin d'analyse, ce qu'exprime en clair le premier de ceux-ci. L'opposition aux mythes Gé se trouve au sein d'un seul mythe, le premier mythe Gé, et elle est explicite : la qualité de mangeur de cru du jaguar y est largement affirmée et légitimée.

C'est ainsi toute la procédure opposant les mythes Gé au mythe Warrau qui se trouve court-circuitée. Lévi-Strauss affirme : "En opposition diamétrale avec les mythes Gé sur l'origine de la cuisine, M273 [le mythe de la jeune fille] ne peut être de ce fait qu'un mythe sur l'origine du régime alimentaire le plus complètement opposé : celui où l'animal mange l'homme, au lieu que ce soit l'homme qui mange l'animal, et où l'homme est mangé cru tandis que l'animal est mangé cuit". (MC 219). On ne voit pas comment un récit (Warrau) qui ne dit pas ce que Lévi-Strauss voudrait lui faire dire, peut être mis "en opposition diamétrale" avec un récit (le premier mythe Gé) qui dit cette même chose, mais clairement, et que Lévi-Strauss ignore .

D'autre part, les mythes Gé ne sont des "mythes sur l'origine de la cuisine" que par une réduction quelque peu arbitraire. Ils racontent également l'origine d'autres biens essentiels comme l'arc et la flèche et les filés de coton. S'il avait plu à l'auteur de s'exercer sur l'industrie au lieu que sur la cuisine, il aurait pu les considérer comme des mythes sur l'origine des produits manufacturés. En troisième lieu, l'opposition établie n'est même pas logiquement correcte : si le jaguar mange l'homme, ce que l'homme devrait manger c'est le jaguar, et comme il n'en est rien, on passe du terme particulier "jaguar" au terme général "animal" - en couvrant ainsi du terme com-mun "animal" deux objets différents, le jaguar dans un cas, la viande dans l'autre.

Par ailleurs, il s'agit du "régime alimentaire" de qui ? S'il s'agit de celui des jaguars, ceux-ci ne se nourrissent pas essentiellement de chair humaine, crue ou cuite ; s'il s'agit du régime alimentaire des hommes, le mythe Warrau n'en souffle mot, si ce n'est pour dire que le jaguar nourrissait la jeune fille de viande qui, d'après Lévi-Strauss, devait être cuite, puisqu'il écrit qu'une "énorme marmite pleine de viande" bouillait sur le foyer. En cela, il renchérit sur la version originale, qui dit seulement que la marmite était pleine de nourriture de toute sorte (all kinds of food), ce qui n'implique pas obligatoirement qu'elle ait contenu de la viande, et en tout cas exclut qu'elle en fût pleine. Mais, dans une autre conjoncture, l'auteur des Mytholo-giques avait besoin que ce fût de la viande, pour que la jeune fille puisse "l'utiliser à des fins meurtrières". Il faut se demander avec quelle légitimité on peut considérer comme un mythe sur le régime alimentaire cru un récit où l'unique allusion à l'alimentation ne se réfère qu'à de la viande cuite.

Enfin une autre et dernière thèse qui résulte de l'analyse structurale de cet ensem-ble de mythes est celle concernant l'identification à de la "nourriture" du sang menstruel léché par le jaguar.

Référons-nous au paragraphe 2 du tableau établi par Lévi-Strauss. Nous avons déjà montré que sa proposition A, disant que le jaguar "élimine l'ordure externe dont le garçon s'était nourri", ne pouvait être retenue. En réalité (comme on le verra par la suite) en regard de l'épisode du jaguar léchant le sang menstruel de la jeune fille, il aurait dû se trouver, du côté Gé, un épisode que ces mythes ont escamoté. Ignorant ce vide, l'analyste recourt à une opposition qui, ethnologiquement, pourrait se justifier : il considère comme équivalente à "l'impureté" de la jeune fille (son sang menstruel) "l'impureté" dont le garçon a été souillé (fiente des oiseaux ou ses excréments propres) et appelle l'une et l'autre "impureté", "ordure". Mais une telle relation, n'étant pas d'opposition, ne suffit pas aux besoins de l'analyse structurale. D'autre part, il était nécessaire, pour les thèses développées dans Le Cru et le Cuit, de réduire ces termes en termes d'alimentation. On dira donc, que "en évitant avec la jeune fille qu'il a enlevée tout autre contact physique que celui consistant à savourer son sang menstruel, le jaguar de M273 transpose en termes alimentaires une relation sexuelle". (MC 218). L'auteur transforme l'ordure, qu'était le sang menstruel, en nourriture.

L'identification du sang menstruel (ordure interne) à une nourriture dispensée au jaguar par la jeune fille sert évidemment l'analyste en quête d'oppositions, mais n'est aucunement autorisée par le texte du mythe, lequel, à la phrase "quando-cumque menstruavit sanguinem lambavit" ajoute "incepit femmam olfacere" renifler ou flairer l'organe féminin. Le léchage du sang menstruel indique, dans ce contexte, le contact intime avec la sexualité féminine dans ce qu'elle a de plus impur, à la manière précisément des chiens (que nous savons être au centre d'un vaste complexe ethno-graphique "d'impureté") et, comme nous le verrons plus loin, du coyote. On comprendra également dans les pages suivantes que c'est pour exprimer ce contact interdit que l'étrange scène du jaguar léchant le sang de la jeune fille se trouve dans le mythe. Cependant, pour Lévi-Strauss, elle s'y trouverait pour expliciter le caractère de mangeur de cru du jaguar, le sang menstruel étant choisi, parmi toutes les choses crues qui abondent dans la nature, pour représenter une nourriture crue.

L'identification "sang menstruel = nourriture" est introduite au moyen d'expres-sions étrangères au mythe : le jaguar savoure le sang menstruel... il en est glouton... ce sang est pour lui un miel". (MC 217). Lévi-Strauss identifie le sang menstruel au miel, en s'exprimant ainsi : "Dans la systématique indigène... le miel provient d'une cuisine naturelle d'ordre végétal et il est clair que la cuisine naturelle, d'où provient le sang menstruel est, elle, d'ordre animal". Proposition sur laquelle, il fera reposer l'interprétation disant que le jaguar mange cru (et "cannibalistiquement") dans les mythes (MC 217-9) contrairement à l'homme qui, lui, mange cuit.

Comme nous l'avons indiqué, il faut prendre garde au fait que, incapable de se soustraire à l'emprise du réel, l'analyse déclarant qu'elle "n'a pas et ne peut avoir pour objet de montrer comment pensent des hommes" (CC 20) finit par attribuer à ceux-ci des conceptions qui risquent fort d'être éloignées des leurs. Car la méthode qui se désintéresse du contenu de la pensée, et donc de sa cohérence, ne fournit aucun moyen de vérifier le bien-fondé de ses assertions, quand celles-ci touchent à ce con-tenu.

Postuler l'identification du sang menstruel avec la nourriture, sans mettre cette identification sous le signe d'une manifestation absolument interdite, donc délibéré-ment violatrice, c'est accréditer une grosse contrevérité ethnologique, car s'il est une opposition bien attestée par les faits, c'est celle qui exige la séparation du sang menstruel de l'alimentation, considérés comme des termes incompatibles. Dire que l'incompatibilité du sang menstruel avec la nourriture concerne les hommes et non les jaguars n'arrangerait rien, du moment que le sang menstruel est considéré comme équivalent au miel qui n'est pas, autant qu'on sache, une nourriture pour les jaguars.

En fin de compte, il résulte qu'une longue série d'inexactitudes, d'affirmations infondées ou ethnologiquement fausses débouche sur la constatation que le mythe Warrau n'existerait que pour signifier ce qu'il ne raconte pas et ne suggère d'aucune façon : que les jaguars sont mangeurs de viande crue, et, à l'occasion, de chair hu-maine. N'est-il pas surprenant, par ailleurs, qu'un mythe ait été élaboré pour dire qu'un animal mange ce que de tout temps il a été de sa nature de manger ? La fonction du mythe serait alors de rendre compte de vérités d'évidence - conclusion à laquelle Lévi-Strauss ne souscrirait peut-être pas, mais à laquelle il est inévitablement conduit par son analyse.

II

Or la fonction du mythe n'est pas de rendre compte de vérités d'évidence. Le mythe raconte une histoire en termes symboliques afin de délivrer un "message" caché, qu'il s'agit à présent de déchiffrer dans les termes des mythes Gé et du mythe Warrau. Les symboles par lesquels ces mythes s'expriment, de même que leur enchaînement, l'histoire racontée par le mythe, découlent de leur contenu d'expé-rience vécue et se réfèrent aux croyances, aux coutumes, aux comportements dont ce vécu d'expérience est inséparable.

La Violation du tabou

On sait que dans les sociétés tribales les membres de la communauté se soumet-tent à de nombreux tabous (alimentaires, sexuels, de contact, etc.), les per-sonnes, les situations et les objets tabous étant chargés de dangers redoutables. Le sang étant considéré comme particulièrement dangereux, son emploi et son contact (quand il n'est pas investi d'un sens qui en écarte le danger) sont généralement placés sous le signe du tabou, de même que ce qui lui est associé (Makarius, 1961, p. 52 ; Durkheim, 1897, p. 5 1). Le sang se présente sous sa forme la plus redoutable dans l'état d'écoulement - surtout lorsqu'il s'agit du sang d'un consanguin - comme dans le cas du sang des règles, de la défloration, de l'accouchement ; et le danger qui s'en dégage s'étend aux complications de la naissance (fausses couches, avortons, enfants nés de naissances anormales, multiples ou posthumes, etc.) aux matières fœtales, à l'inceste (Makarius, 1961, p. 61 sq) et aux matières cadavériques. Tout cela repré-sente la "souillure", "l'impureté" - sans que ces termes revêtent en ethnologie la signification qu'ils portent dans notre langage ; car ils désignent, plus que quelque chose de sale ou de dégoûtant, quelque chose de dangereux. A l'opposé de ce qui est "impur" on trouvera donc ce qui est "exempt de danger" ou "ce dont le danger a été neutralisé".

Par conséquent, si la force dangereuse et nocive représentée par le sang (et par ce qui lui est allié) est dirigée contre des éléments adverses, de nocive elle deviendra utile et donnera des résultats bénéfiques, en éloignant par exemple les ennemis à la guerre ou les insectes nuisibles. (Voir par exemple la coutume de faire courir une femme menstruante, parfois nue, à travers les champs pour les débarrasser de la vermine qui les infeste). De bénéfique en ce sens qui est en quelque sorte négatif - puisqu'il implique uniquement l'éloignement des dangers et des adversaires - la force du sang (par un processus que nous ne pouvons exposer ici) (V.L.M., 1968) sera considérée comme bénéfique en un sens positif, c'est-à-dire comme apte à dispenser des biens en soi, tels que la chance et la prospérité. On emploiera des talismans conte-nant des chiffons imprégnés de sang menstruel, par exemple, non seulement pour se protéger du danger, mais pour s'assurer le succès dans les actions que l'on entreprend.

L'utilisation du sang, ou de ce qui lui est allié, à de telles fins comporte, par défi-nition, la violation du tabou qui les investit afin d'en interdire le contact. Une telle violation - même accomplie délibérément, dans l'intention d'acquérir des pouvoirs magiques - représente un acte extrêmement dangereux, susceptible de se retourner contre son auteur, qui en subira les conséquences. Ainsi le héros culturel, violateur typique de tabou, détenteur des pouvoirs magiques qui lui permettent de dispenser aux humains le feu et les biens qui amélioreront leur vie, reste exposé aux dangers découlant de sa violation, même si les pouvoirs qu'elle lui a donnés sont mis en œuvre au bénéfice de la collectivité.

Le tabou qui défend l'approche, le contact, le maniement, parfois même la vue du sang et des autres matières interdites n'a pas uniquement une valeur magique. Il a une valeur sociale : agissant sur le plan subjectif, sur le plan de la conscience, il interdit l'inceste, impose l'exogamie et justifie la division sexuelle du travail, fournissant les motivations nécessaires aux comportements qui répondent aux exigences objectives de la vie en société. En l'absence de toute forme organisée de coercition, l'ordre social repose uniquement sur la force de l'interdit : si la violation d'interdit devait se géné-raliser, l'ordre social serait sapé et la société risquerait de cesser d'exister en tant que groupe organisé. Le violateur de tabou fait donc figure d'individu antisocial et doit être puni. Cette punition ne viendra pas nécessairement de la société. Elle viendra, le plus souvent, en quelque sorte par la force des choses, l'acte du violateur contenant déjà en puissance le châtiment qu'il devra subir.

La contradiction se trouve donc au cœur du phénomène de la violation de tabou et cela indépendamment du caractère ambivalent qu'elle possède à cause de l'ambiva-lence de "l'impureté" qui donne en même temps le bien et le mal. Le tabou, comme nous l'avons dit, est la condition indispensable de l'ordre social, mais par sa violation le groupe croit pouvoir se procurer ce qui est propre à assurer sa protection, à satis-faire ses besoins et ses désirs : la santé, l'invulnérabilité, la victoire sur les ennemis, la chance à la chasse et à la pêche, la fertilité des champs et du bétail et, en général, le succès de ses entreprises. La violation étant un acte antisocial, la société ne peut l'accomplir collectivement. Elle doit s'en remettre à un individu, qui l'accom-plira au bénéfice du groupe - et qui en devient, ainsi, le héros. Héros qui sera en même temps aimé et détesté, respecté et moqué, avili pour la souillure qui lui est inhérente et vénéré pour son audace ainsi que pour les bienfaits qu'il apporte aux siens. Et finalement, en général, puni pour son acte méritoire mais illégitime : il expiera en sa personne la culpabilité du groupe entier et composera, par sa mort, la contradiction dont sa geste est l'expression.

Le mythe du jaguar, violateur de tabou et héros culturel - que nous présentent les mythes Gé et Warrau - est donc une expression mythique, parmi beaucoup d'autres, du thème universel de la violation de tabou. Si le récit présente des aspects contra-dictoires, c'est parce qu'est hautement contradictoire la péripétie dont le jaguar est le héros. Nous allons procéder à l'étude de cet ensemble mythique en le situant dans le contexte que nous venons d'esquisser et nous commencerons par caractériser, à l'aide des données fournies par l'ethnologie, les trois personnages principaux de l'histoire : la fillette pleurnicheuse, le dénicheur d'oiseaux et le jaguar.

La Fillette pleurarde

Le mythe Warrau commence par les pleurs d'une fillette, que Lévi-Strauss assi-mile d'emblée à un "bébé pleurard", ce que le texte, en lui-même, ne permet pas d'affirmer, car il dit que dès que la fillette commença à pleurer, le jaguar, déguisé en grand-mère, vint la prendre. Nous acceptons toutefois la définition de "bébé pleu-rard" à cause du contexte dans lequel ces pleurs se présentent : un animal vient prendre la fillette, parce qu'elle pleure et,. par son déguisement, cet animal est mis en rapport avec la grand-mère. Or, comme on le verra, ce contexte se trouve dans d'au-tres mythes, avec une même signification.

La petite fille Warrau est donc bien un "bébé pleurard". Elle peut être assimilée à d'autres "enfants pleurards" et, pour commencer, à une petite fille qui pleurait sans cesse et qui nous est connue par un mythe des Indiens Menomini d'Amérique du Nord (Skinner, 1913, p. 149).

Parce que cette petite fille ne cessait pas de pleurer, même la nuit, sa mère mena-çait toujours de la donner aux hiboux. Une nuit, pour l'effrayer, elle* la met dehors. La fillette disparaît, prise par les hiboux. Au plus profond de la forêt, sa grand-mère hibou, qui l'a placée dans une tente de fantaisie (a fancy wigwam), lui enseigne le secret d'une puissante médecine de chasse.

À la fin de l'hiver, la petite fille est renvoyée chez ses parents, occupés en ce mo-ment à recueillir la sève de l'érable. Le hibou a recommandé à sa protégée de se faire dresser une petite tente loin de la plantation, dans un endroit où elle doit rester toute seule, "propre et pure", et en silence, pendant quatre jours. Pendant les quatre jours suivants elle devra également rester confinée sous la tente, et son père devra venir à elle pour être instruit de l'usage de la médecine, qui doit s'accompagner de chants rituels.

La médecine doit être préparée par une jeune fille "pure", dans une petite tente spécialement dressée. Les chasseurs se réunissent en sa présence, vêtus de leur seule chemise, et se font imprégner par les vapeurs médicinales. De petits enfants doivent être présents, "car leur pureté attirera l'aide des Êtres Sacrés". Des chants invoquent le pouvoir sacré des hiboux. Des animaux viennent autour de la tente, car le charme est si puissant qu'il attire immédiatement le gibier.

A première vue, ce mythe semble mettre l'accent sur la "pureté". La petite fille n'a pas plus de six ans (elle en avait cinq quand elle a été ravie) elle devrait donc être impubère et elle doit se garder "propre et pure". D'autres enfants sont appelés, et nous savons que les enfants, comme les vieillards, représentent symboliquement la "pureté", parce qu'ils n'ont pas de fonctions ni de relations sexuelles.

D'autres éléments, toutefois, contredisent une interprétation qui verrait dans la "pureté" l'élément essentiel du récit. Le contraire est vrai. La petite tente (qui revient trois fois), la prescription de l'isolement (pour une période de huit jours) et du silence évoquent la ségrégation des filles pubères et des femmes menstruantes placées, comme on le sait, dans des loges spéciales, sous un strict interdit. Et le père qui "va à sa fille" précisément sous cette tente, évoque la plus grave des violations de tabou, l'inceste, encore plus fortement caractérisé en tant que violation parce qu'accompli précisément dans l'abri menstruel, quand une femme est intouchable.

Nous savons d'autre part que les "médecines" efficaces, qui doivent assurer le succès des entreprises, et en particulier les médecines de chasse, sont généralement obtenues au moyen de quelque violation de tabou. Les hiboux sont associés à la violation et en sont symboliques : ils représentent l'inversion et la violation est une inversion de la règle et de la nonne. Les guerriers "Contraires" Cheyennes, par exemple, ainsi dénommés parce qu'ils adoptent un comportement à l'inverse du normal, portent une coiffure en plumes de hibou et imitent le chant de cet oiseau quand ils se lancent à l'attaque (Grinnell, 1923, vol. 2, pp. 81-82 et p. 109, Cf. supra, p. 17). Dans certains contextes, la nudité est aussi un signe de violation, parce qu'elle implique un contact qui normalement devrait être évité . La semi-nudité des chas-seurs, qui recherchent justement le contact avec la "mé-decine", est une indication dans le sens de la violation (ce qui ne veut pas dire que la nudité doive être automati-quement associée à la violation de tabou).

Ces divers traits nous révèlent qu'un récit qui, en apparence, souligne la "pureté" de la petite fille, porte en réalité sur "l'impureté" menstruelle qui donnera son pou-voir à la "médecine" de chasse.

Le mythe Menomini nous dit (à la manière symbolique du mythe qui tend à dissimuler et à révéler à la fois ce qui ne peut être dit mais ne doit pas être oublié) qu'à l'origine de la médecine de chasse se trouve "l'impureté" féminine, qui s'attache à la fillette, caractérisée en ce sens, malgré son jeune âge, par "des pleurs qui ne s'arrêtent pas". Des pleurs qui ne peuvent être arrêtés semblent bien être équivalents à des écoulements sanglants qui ne cessent pas. Il en est ainsi du rire continuel. Un mythe sud-américain cité par Lévi-Strauss (M 50, CC 132) parle d'une jeune fille qui ne pouvait S'arrêter de rire et dont le sang menstruel ne cessait de couler. Il est vrai aussi que tout comportement qui semble anormal, comme tout défaut- physique, évoque "l'anormalité" de l'être "impur" ou du violateur de tabou.

Il a été expliqué pourquoi des traits de "pureté" se trouvent inévitablement mêlés aux opérations "impures" du violateur de tabou (V. sur ce point, L. M., 1968). Ces coutumes de "pureté", qui répondent en réalité à des exigences de sécurité qui ne sont plus comprises, sont parfois interprétées comme des conditions de la réussite. Dans le mythe Menomini, cela mène au paradoxe des enfants qui, par leur "pureté" devraient obtenir l'aide des hiboux sacrés, lesquels représentent la violation de tabou et "l'impureté". De telles inversions sont typiques d'une pensée prise dans les contradictions créées par les idées fausses qui la dominent.

La caractérisation de "pleurnicheuse" de la fillette Menomini est donc une indication symbolique de son "impureté".

Les exemples d'enfants "pleurards" cités par Lévi-Strauss se réfèrent tous, en effet, à des enfants "impurs". Le bébé Amazonien (M86a, MC 327 sq) est né du cadavre d'une femme épouse du jaguar, adultère et assassinée par ses beaux-frères. Cet enfant "qui ne cessait de pleurer et de hurler à l'instar d'un bébé qui vient de naître" aura des pouvoirs magiques et - ce qui est un trait propre au violateur de tabou - introduira la mort chez les humains (V. L. M., 1973). Les animaux sont con-voqués pour calmer ses pleurs, mais seule la chouette y parvient. La valeur symbolique de l'oiseau nocturne est soulignée par la phrase qui l'accueille quand elle se présente : "C'est toi assurément qui saura le faire taire". La chouette se balance avec l'enfant dans le hamac, en lui chantant dans sa langue : "Ne pleure pas, dors maintenant, quand tu seras grand tu vengeras ta mère que tes oncles ont tuée". C'est bien ce qui se passera : le garçon tue ses oncles et ses tantes et se transforme en cons-tellation. "Quand vous me verrez apparaître -dit-il -envoyez tous les garçons se baigner pour qu'ils soient heureux à la chasse et à la pêche et qu'ils sachent tout faire" (Cf. Tastevin, 1925, pp. 188-190) . C'est-à-dire qu'il dispense le succès à la chasse et à la pêche et les qualités d'intelligence, d'astuce et d'efficacité qui sont propres au violateur.

Trois autres exemples d'enfants pleurards cités par Lévi-Strauss concernent également des enfants de naissance "impure". Deux d'entre eux sont nés de l'inceste d'un frère et d'une sœur : celui du mythe japonais (qui en réalité n'est pas un enfant mais un adulte) et qui manifeste des propensions incestueuses et l'aptitude à scanda-liser et à souiller, et l'enfant du mythe des Dené Peaux-de-Lièvre. L'enfant du mythe Cashinawa a également une naissance anormale, puisqu'il disparaît du sein de sa mère au cours d'un orage. (MC 327 et n° 1 et 328).

La fillette pleurarde du mythe Tukuna, prise par une grenouille (MC 165-166) apprend de sa ravisseuse lès arts magiques, "ceux qui guérissent et ceux qui tuent" - ambivalents donc comme "l'impureté". Elle introduit la sorcellerie dans le monde, ce qui est encore une caractérisation du violateur d'interdit.

Dans trois des cas cités, l'enfant pleurard est en relation avec son grand-père ou avec sa grand-mère. La relation avec la grand-mère se rencontre souvent dans les mythes de violation de tabou, surtout quand il s'agit d'enfants ou de jeunes gens. Elle est en quelque sorte nécessaire quand l'enfant est né d'une femme morte, ou qui meurt en couches, et les enfants nés de l'inceste sont généralement éloignés de leurs parents. De plus, des allusions à quelque rapport intime du héros avec la vieille femme repré-sentent une exagération symbolique de la violation de tabou .

Ce qui précède nous mène à reconnaître que la petite pleureuse Warrau ravie par le jaguar se caractérise depuis sa première enfance comme un être "impur". Le my-the ne précise pas quel est ce supplément d' "impureté" qui vient s'ajouter à "l'im-pureté" de toutes les femmes, mais il est sans doute en rapport avec la menstruation - soit que les règles soient venues plus tôt que la norme, soit qu'elles soient trop fré-quentes ou abondantes, ou qu' "elles ne s'arrêtent pas". Soit encore que le mythe qui entend mettre en évidence l'acte "impur" du jaguar léchant les règles d'une femme veuille souligner d'avance "l'impureté" féminine de l'héroïne.

Le Dénicheur d'Oiseaux

Le héros des six mythes Gé, opposés par Lévi-Strauss au mythe de la fillette ravie par le jaguar, n'est pas un "enfant pleurard", mais un "dénicheur d'oiseaux". Pour comprendre ce que cela signifie, nous commencerons par nous référer au premier mythe cité dans Le Cru et le Cuit, appelé "mythe de référence", et qui concerne également un dénicheur d'aras (pp. 43-5).

Dans le récit Bororo, un garçon commet l'inceste avec sa mère (et ce forfait est encore aggravé par la circonstance qu'il le commet avant d'avoir subi l'initiation qui, en général, en principe du moins, devrait précéder tout commerce sexuel). Le père tente de se débarrasser de lui en le chargeant de missions dangereuses, mais en vain : il les accomplit avec succès . Il l'invite alors à aller capturer des nids d'aras à flanc de rocher. Le jeune homme grimpe sur une perche qui est retirée par le père aussitôt qu'il est arrivé à hauteur des nids, de sorte qu'il reste suspendu dans le vide.

Dans le mythe des Dené Peaux-de-Lièvre cité par Lévi-Strauss au chapitre des "enfants pleurards", le père incestueux de cet enfant est également un "dénicheur". Il s'installe dans l'aire des aigles et la dévaste, en massacrant les aiglons. Comme le héros du mythe précèdent finit par tuer sa mère incestueuse, celui-ci finit par tuer sa femme-sœur (Petitôt, 1887, p. 123 sq).

Nous connaissons deux autres mythes de "dénicheurs d'oiseaux" qui viennent à se trouver en danger. L'un appartient aux Arapaho (Sioux) (J. Sapir, 1929, p. 253), l'autre aux Yurok de Californie (Dorsey et Kroeber, 1903, pp. 78-81). Dans les deux cas, l'homme qui entreprend de grimper à un arbre ou d'escalader un sommet pour parvenir aux nids, y est poussé par un personnage qui a intérêt à se débarrasser de lui pour s'approprier sa femme, et qui, après l'avoir poussé à cette aventure périlleuse, le met en difficulté et l'abandonne.

Dans les six mythes Gé, l'homme qui invite le garçon à dénicher les oiseaux, puis le laisse sur l'arbre, lui ayant retiré les moyens d'en descendre, et s'en va, est le mari de sa sœur. Dans le second de ces mythes (M8) il ment à sa femme, inquiète sur le sort de son frère et, pour la calmer, feint de se mettre à la recherche du jeune homme tout en se gardant bien de le faire. On est en droit de penser que cet homme veut se débarrasser de son jeune beau-frère parce qu'il connaît, suppose ou craint ses relations incestueuses avec sa sœur, sa propre épouse. C'est pour cela qu'il est "irrité," par le jeune homme et que "il l'abandonne, croit-il, définitivement" afin de se débarrasser de lui, comme dans les trois autres cas cités.

Le héros du mythe de référence, ayant commis l'inceste avec sa mère, manifeste des pouvoirs magiques : il réussit dans les entreprises dont son père l'a chargé, rapporte les objets rituels, parvient à se tirer d'affaire quand il est en danger, obtient l'aide des animaux et acquiert la faculté de déchaîner le vent et la pluie. Car il ne s'agit guère là d'un mythe "sur l'origine de l'eau" comme le croit Lévi-Strauss (CC 208) (puisque le héros avait dû traverser l'eau pour rapporter des instruments liturgi-ques, comme il le dit distraitement quelques lignes plus bas, c'est qu'elle existait déjà) - mais de l'art du faiseur de pluie, qui s'acquiert souvent par violation de tabou.

Le jeune héros des six mythes Gé, que nous soupçonnons d'avoir commis l'inceste avec sa sœur, fait également preuve des pouvoirs magiques propres au violateur : il se tire d'embarras, reçoit l'aide des animaux et obtient du jaguar et donne aux siens le feu et les biens culturels : l'arc et les flèches, les filés de coton, la viande cuite et l'art de la faire cuire. Pouvoirs magiques dispensés par sa violation de tabou, éludée et suggérée par le mythe . Ce qui "signe" symboliquement le "message" caché du texte, est "l'impureté" matérielle dont le garçon est souillé, par les lézards pourris dans le mythe de référence (qu'il n'aurait pas besoin de garder sur lui), par la fiente des oiseaux dans les autres mythes (à laquelle, par une surcharge toute symbolique, s'ajoute la vermine qui s'y met) et par le fait qu'il doit manger ses propres excréments. Et aussi, dans le mythe de référence, par la conduite ambivalente des vautours charognards, donc "impurs" qui en même temps l'attaquent et le sauvent.

Ces idées sur la relation entre violation du tabou et pouvoirs magiques ne sont pas étrangères aux Indiens d'Amérique du Sud, comme d'ailleurs elles ne sont étrangères à aucun peuple. On les retrouve en effet dans le second mythe conté dans Le Cru et le Cuit (M2, p. 56 sq). Un homme, dont la femme a accompli l'inceste avec un parent défendu, tue ce dernier en lui perçant le corps de flèches jusqu'à ce que la dernière lui ôte la vie - donc de la manière la plus sanglante possible, alors que le sang des inces-tueux ne doit pas couler. De plus, alors que les cadavres des incestueux doivent être éloignés, ou enterrés furtivement, il ensevelit le corps de l'épouse incestueuse, qu'il a étranglée, sous le lit de celle-ci, donc présumablement dans sa propre habitation . De ces actes, par lesquels il s'approprie, en quelque sorte, la force déclenchée par l'inceste, il acquiert les pouvoirs magiques qui feront de lui le créateur des lacs et des rivières, un des actes typiques du héros culturel. Il se retire au loin, avec un compa-gnon (qui, dans un autre mythe, est son frère jumeau) et ils deviennent les héros culturels de leur groupe. Ils ne viendront plus visiter les leurs que pour leur faire don des parures, des ornements et des instruments qu'ils inventent et s'emploient à fabri-quer dans leur exil volontaire (CC 57). Cet exil est en réalité nécessaire, car "l'impureté" dont le chef s'est chargé ne lui permettrait pas de vivre au milieu des siens sans les mettre en danger.

Le jaguar, Héros Culturel

Le dénicheur d'oiseaux du mythe de référence a un nom dont la dernière partie (atugo), signifie "jaguar" . Les mythes Gé mettent en évidence la relation étroite entre le héros violateur humain et le jaguar. Quelles sont la nature et la fonction mythiques de ce fauve ?

Sans entamer à ce sujet une recherche approfondie, nous commencerons par une comparaison qui s'impose : la comparaison entre la fonction mythique du jaguar en Amérique du Sud et celle du coyote en Amérique du Nord, constamment représenté comme un violateur d'interdit.

"Coyote trouve qu'il est opportun que les femmes menstruent. Il prend un peu de sang et le jette sur sa fille. Elle commence à menstruer et va à la loge de ségréga-tion", dit un mythe des Shoshoni du Wyoming. (Lowie, 1909, pp. 248-250).

Les Oglala (Dakota) ont la croyance que les coyotes, émissaires d'Iktomi (qui est un dieu d'inversion) s'emparent, pour les livrer à celui-ci, des linges menstruels des jeunes filles arrivées à la puberté. (Walker, 1915, p. 143).

Chez les Apaches, les hommes masqués qui vont danser aux fêtes de puberté des jeunes filles, disent qu'ils craignent d'enfiler le costume rituel "comme ils craignent le coyote" (Opler, 1941, p. 100).

lshi, le dernier survivant des Yahi de Californie, appelait "Docteur Coyote" la mauvaise influence que les femmes, et surtout les femmes à leurs périodes, exercent sur la santé des hommes (Th. Kroeber, 1963, p. 176).

La réputation d'amateur de sang menstruel du Coyote est si bien établie que même les trappeurs blancs du Texas mettent dans leurs pièges des morceaux de linges menstruels, convaincus qu'il ne saurait résister à l'attrait de cet appât. (Dobie, 1949).

Coyote rêve de peindre de sang le monde entier. Dans un mythe de création des Maîdu de Californie il s'écrie : "Je veux peindre le monde avec du sang... ce sera comme si le sang était mêlé au monde et ainsi le monde sera beau !" (Dixon, 1912, p. 9 sq).

Le prédateur est constamment représenté comme incestueux à outrance, commet-tant cet acte même avec sa petite fille au berceau ou avec sa belle-mère. Il est symbo-lique de l'inceste. "Par le passé - écrit Gladys Reichard - les Navajo qui avaient contracté un mariage endogame, en enfreignant l'interdit de l'inceste, portaient des queues de coyote, parce que les coyotes épousent leurs sœurs et leurs frères". (1928, p. 146).

Coyote est représenté comme celui qui a volontairement introduit dans ce monde le coït, l'accouchement douloureux, le travail pénible et la mort. C'est à lui que les Maïdu font remonter le premier mensonge, la première mort et les premières larmes (Dixon, 1912, p. 42-44). Pour les Apaches, ceux qui font le mal "suivent la piste de Coyote" (Opler, 1941, p. 197).

Sans doute à cause de sa nature de charognard, qui l'associe aux cadavres, Coyote est la souillure même. Son urine, ses excréments, les traces de ses griffes souillent la terre entière (Dixon, 1912, p. 29, 33, 49, 51, 53, 67).

Pourtant les Indiens reconnaissent à Coyote des pouvoirs magiques et voient souvent en lui le héros culturel. Pour les Wishram (Californie), il a mis les poissons dans le fleuve Columbia et donné aux hommes les lances et les pièges permettant d'attraper les saumons. L'informateur fournissant ces renseignements à Sapir ajoutait que "malgré ses aspects lascifs et risibles, Coyote était digne du plus grand respect (E. Sapir, 1909, vol. 2, p. xi, 3-7 28-29)". Pour les Sia, les Wintu, les Lehmi, les Apaches et de nombreux autres groupes d'Indiens, Coyote est celui qui a volé le feu au profit des hommes. Or le vol du feu est l'exploit typique du violateur de tabou.

Le jaguar ne semble pas être aussi nettement caractérisé, dans les mythes sud-américains, que le Coyote dans ceux d'Amérique du Nord. Mais dans le récit com-posé par les mythes Gé et Warrau, on voit apparaître les traits principaux qui dessi-nent le mythe du Coyote. Le jaguar est "impur" de "l'impureté" même de Coyote : la prédilection pour le sang menstruel. Cette "impureté" est fortement caractérisée : le jaguar a deux frères qui, comme lui, lèchent le sang menstruel de la jeune fille, ce qui surcharge l'indication que la coutume est propre à l'espèce. Le mythe rappelle que le chien fait comme eux, et le chien est "impur" dans toutes les aires ethnogra-phiques. Enfin le mythe a soin de préciser que le jaguar n'a pas d'autres relations avec sa protégée : il ne veut d'elle que son "impureté" .

D'autre part, le jaguar est, comme le prédateur de l'Amérique du Nord, marqué de "l'impureté" du mangeur de proies mortes. Et il se présente, comme Coyote, en tant que Héros Civilisateur, puisqu'il donne aux hommes volontairement, par l'entremise d'un autre violateur, qu'il sauve, adopte et protège, en le préférant à sa propre femme, "les biens du jaguar", ses "secrets", qui faciliteront leur vie, et leur fait don du feu. Ce rapport entre "l'impureté" et la possession du feu est signalé également par d'autres mythes sud-américains, où le feu est détenu par les vautours-charognards et d'autres oiseaux mangeurs de proies mortes. (CC 149 sq).

Explication du mythe Gé

Dans les récits Gé (comme dans le mythe de référence, plus complet) le garçon est présenté, d'entrée de jeu, sous le signe de la violation. Sa relation avec le beau-frère est une relation de rivalité, qui donc décèle l'inceste avec la sœur, réel ou pro-jeté ; et son comportement à son égard est moqueur et malicieux. Le jaguar vient à son secours non pas, comme le dit Lévi-Strauss, "en tant que second beau-frère" et parce que le garçon n'a pas ri de son comportement ridicule  ou lui a donné une réponse véridique (CC 116-117), mais pour une raison organique et non circons-tancielle : parce que le garçon s'identifie à lui, étant comme lui un violateur et un futur héros culturel. Identification qui s'harmonise parfaitement à la relation d'adop-tion du jeune homme par le jaguar, alors qu'elle serait inconcevable entre beaux-frères, alliés mais étrangers l'un à l'autre par définition. C'est à cause de cette iden-tification que le jeune homme ne ment pas au jaguar et lui livre les oisillons.

C'est parce que le dénicheur est en quelque sorte son alter ego, un autre lui-même, que. le jaguar s'approche de lui avec bienveillance, le rassure quant à ses intentions, lui offre sa protection, l'aide à sortir de la position périlleuse dans laquelle il se trouve, l'emmène chez lui, l'adopte, prend son parti contre son épouse, lui donne armes, feu, viande et d'autres biens culturels.

La pensée mythisante - qui a été conduite, par les représentations de la violation de tabou, à faire d'animaux "impurs" et sauvages comme le jaguar et le coyote des héros culturels, en raison précisément de leur "impureté" - est contrainte de présen-ter comme amis des humains des animaux que le mythe dépeint comme tels, puisqu'il en a fait les porteurs de biens culturels, mais qui en réalité ne le sont pas. Le médiateur de ce rapport amical entre le fauve violateur et les humains sera un humain qui participe de sa nature violatrice (et non pas, comme le croit Lévi-Strauss, une humaine qui participe de sa nature fauve, son épouse). Ce sera par l'entremise du jeune dénicheur d'oiseaux, aidé par des animaux qui participent de la nature animale du jaguar, que les biens de celui-ci seront donnés aux hommes, qui jusque-là ne les possédaient pas.

Explication du Mythe Warrau

Le rapport entre le jaguar et la fillette Warrau est de tout autre nature. Si le jaguar vient à elle également en tant que violateur - attiré par ses pleurs, dont nous avons indiqué la valeur symbolique - ce n'est pas parce qu'elle représente comme le garçon la violation de tabou, mais parce qu'elle est porteuse de l'objet de la violation, "l'impureté", dont le contact, défendu par l'interdit, représente la violation.

Le sang menstruel attire le jaguar parce que, comme pour le Coyote, tout ce qui est "impur" s'apparente à lui. Possesseur du feu (puisque la marmite bout sur son foyer) et héros culturel en puissance, il trouve dans la fillette "l'impureté" dont il doit violer l'interdit pour s'assurer le pouvoir magique. Le jaguar n'est donc pas l'équivalent de la fillette, mais son ravisseur, et pour l'enlever il doit se présenter sous un déguisement (qui fait allusion à "l'impureté" de la petite fille, puisque nous savons que les enfants "impurs" vivent avec la grandmère). Il n'en fera pas son épouse, comme le mythe prend soin de le souligner ; tout ce qu'il recherche c'est l'acte interdit, le contact, le plus interdit qui soit, entre la bouche, organe de l'alimentation, et le sang menstruel.

Mais si le jaguar est bien, à l'instar du coyote d'Amérique du Nord, le héros culturel d'Amérique du Sud (ce qui n'empêche pas la représentation de héros culturels humains) - dans sa qualité de violateur il risque toujours d'être puni par la violation se retournant contre lui. C'est là ce que montre le mythe Warrau qui, en opposition aux récits Gé, peut être considéré comme l'autre face du mythe du jaguar. Et il est châtié précisément par ce qui a été l'instrument de sa violation. C'est la jeune fille qui, per-turbée par l'étrangeté du comportement du fauve (et la conduite violatrice paraît toujours "étrange") le punit d'une manière qui évoque sa faute. L'eau liquide et chaude comme le sang ébouillante précisément le mufle (le texte dit "la face"), l'organe coupable de l'animal. De manière caractéristique, le violateur est conduit, par celle qui représente la violation, à collaborer en retirant la marmite du feu, à sa propre perte, qu'il a en quelque sorte recherchée, en commettant la violation de tabou.

Cette punition est typique du châtiment qui guette le violateur. Nous avons vu qu'il doit être puni en tant qu'individu antisocial, mais que la punition est générale-ment représentée comme déclenchée par l'action des forces mêmes qu'il a eu l'audace de mettre en branle, et non par l'action de la société. Parfois, la force magique acquise par le violateur est si grande, qu'elle lui permet d'échapper au châtiment, qui sera remplacé par l'obligation surnaturelle de quitter le monde des humains et de disparaî-tre. Mais le mythe Warrau a précisément le but de présenter le cas du violateur de tabou qui échoue dans l'acquisition des pouvoirs magiques et subit les conséquences de son acte violateur. Son échec se traduit par la faiblesse magique qui l'oblige à voler, pour les donner à sa protégée, les biens culturels qui normalement auraient dû lui appartenir et dont il aurait dû faire don aux humains. Faiblesse magique qui rend vulnérable à l'eau bouillante (alors que les violateurs manient symboliquement l'eau bouillante sans en souffrir) celui qui aurait dû être le "maître du feu".

La faiblesse magique du jaguar du mythe Warrau explicite peut-être une contra-diction sous-jacente : ce qui est violation d'interdit aux yeux des hommes ne l'est pas pour les jaguars, étant la coutume et la nonne de leur espèce, comme le souligne le mythe. C'est là une contradiction implicite à toute la mythologie des mangeurs de proies mortes, qu'il s'agisse du jaguar, du coyote, du chien, ou des vautours charo-gnards : ce qui cause leur "impureté" aux yeux des hommes - leur maniement et leur consommation de charognes - est la loi de leur vie, donc ne peut être considéré, en ce qui les concerne, comme l'écart de la nonne. D'autre part, le jaguar des mythes Gé et Warrau, "tout en étant resté jaguar" (comme le dit le récit Warrau), participe de la nature de l'homme, ce qui accentue le flottement de la pensée mythique s'exerçant sur les récits qu'elle possède, qu'elle modifie et qu'elle recrée sans cesse.

Magiquement impuissant, le jaguar subit le châtiment, qui lui vient de sa proté-gée, fidèle à sa nature de porteuse de danger. La nourriture cuite se répand sur le sol et ne parviendra jamais à fa tribu de la jeune fille qui, les mains vides, rentre à son village.

Ici se produit une mort qui, pour être accidentelle, n'est pas due au hasard : le ca-ractère incongru et invraisemblable qu'elle présente entend suggérer qu'il s'agit d'une mort magique, rendant manifeste une situation critique. La mort stupide du cousin, tué par sa pierre à aiguiser, veut indiquer le danger mortel qui émane de la jeune fille, à cause de son "impureté" et qui est particulièrement redoutable pour ses appa-rentés.

Nous avons d'autres exemples de ces morts magiques, tendant à mettre symboli-quement en évidence le danger qui émane de certaines personnes ou de certaines situations. Rappelons, par exemple, dans les légendes des Nartes, la mort du petit garçon accourant au-devant de son père incestueux, qu'il voyait pour la première fois : "Comme il arrivait devant Uryzmaeg, il trébucha, tomba en avant et l'épée lui perça le cœur. Il s'effondra, pareil à une belle fleur brillante et, après quelques convulsions, sa jeune âme s'en alla" (Dumézil, 1965, p. 46) .

Si, "après que le rideau est tombé" on nous concédera le droit de faire à notre tour une hypothèse - qui portera non sur une fin imaginaire à ajouter au récit, mais sur les faits mêmes qu'il expose - elle sera la suivante : les gens lèvent le camp et s'en vont, non par crainte de la vengeance des jaguars, mais parce qu'ils craignent le retour parmi eux de la jeune fille "impure" et dont "l'impureté" s'est manifestée avec éclat dans ses rapports avec les jaguars et dans le châtiment qu'elle a infligé à son ravisseur. La crainte de la vengeance des jaguars serait surajoutée au mythe comme une rationalisation de la crainte et de la fuite des gens devant un danger que le mythe n'explicite pas.

Rappelons que, quand le héros incestueux du mythe de référence retourne à son village, il le trouve abandonné, sans qu'il y ait eu de jaguars vengeurs à l'horizon. "Longtemps, il erre à la recherche des siens". Les ayant repérés, il craint de se montrer et ne se décide à se manifester à eux que beaucoup plus tard. (CC 44). Dans un des mythes Gé cités, le garçon préfère ne pas retourner tout de suite chez lui et se cache . Le héros du second mythe Bororo, qui a pris sur soi la force dangereuse de l'inceste, doit vivre confiné, loin de son village. (CC 57). Un mythe des Wintu de Californie montre, comme le mythe Warrau, un groupe d'Indiens qui, sur le conseil de leur chef, prennent hâtivement leurs affaires et abandonnent le camp. C'est qu'ils ont appris que la fille du chef, allée cueillir de l'écorce alors qu'elle était indisposée, s'est blessée à un doigt et saigne incoerciblement. Elle est encore loin dans la forêt, mais la nouvelle de l'accident sanglant suffit à décider les gens à partir (Dubois et Demetracopoulou, 1930, p. 362).

Ainsi interprété, le mythe Warrau est complètement achevé, et il n'est plus néces-saire de lui surajouter une conclusion imaginaire.

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Le mythe du jaguar est devenu immédiatement intelligible, dès qu'il a été situé dans un contexte réel. L'analyse ethnologique du mythe s'est montrée apte à en révéler le sens caché sous l'histoire en apparence déroutante qu'il raconte.

Au seuil du mythe, nous trouvons un garçon et une fille. Dès le début le garçon est présenté (à la manière symbolique des mythes) en tant que violateur de tabou et héros culturel. Le jaguar vient à lui, comme un père à un fils, comme un autre lui-même, étant violateur comme lui. Il le sauve, l'adopte, le protège, lui donne les biens culturels pour les hommes.

La jeune fille est présentée, dès le début, sous le signe de l'impureté. Le jaguar vient à elle en tant que ravisseur déguisé. Elle représente l'impureté, la matière inter-dite que le jaguar doit s'approprier en tant que violateur de tabou. C'est ce qu'indique la scène du léchage du sang menstruel.

Dans les mythes Gé, comme dans le mythe Warrau, il s'agit de violations de tabou. Dans les mythes Gé, la violation (l'inceste avec la sœur) est escamotée et indirectement suggérée par le mythe. Dans le mythe Warrau, le mythe dépeint la scène de violation.

Dans les mythes Gé, la violation confère au violateur les pouvoirs surnaturels du héros culturel. Dans le mythe Warrau, la violation appelle le châtiment. Dans les deux cas, nous trouvons le même personnage mythique, le jaguar, dans le même rôle de violateur. Dans un cas il réussit, dans l'autre il échoue.

L'opposition éclate dans les deux finales : le garçon rentre chez les siens pour les combler de dons, la jeune fille rentre à son village les mains vides, porteuse de mau-vaises nouvelles et du danger qui émane d'elle. Dans un cas nous avons une happy ending, une fin heureuse ; dans l'autre, une mort tragique, la terreur et la débandade.

Possédant des propriétés similaires et opposées, le garçon et la jeune fille figurent dans des mythes différents pour articuler des "messages" similaires et opposés. L'opposition que nous trouvons au début du mythe, celle entre un garçon et une fille, est nécessaire en vue de ce que l'histoire veut raconter, et trouve immédiatement son explication. La fille représente la souillure, l'impureté dans sa forme typique, le sang menstruel, qui ne peut être incarnée que par une femme ; alors que le violateur d'interdit ne peut être qu'un garçon, parce que c'est pour les hommes, en principe, que la souillure sanglante constitue un danger, et donc peut devenir une force magi-quement efficace. Ensemble, le garçon et la fille représentent les deux termes du rapport dialectique - impureté féminine/appropriation masculine de cette impureté - qui sous-tend la violation de tabou.

Nous conclurons donc que, s'il y a dans ces mythes une grande richesse d'oppo-sitions, il n'est toutefois pas exact de dire qu'ils sont "symétriquement inverses". Les analogies se présentent là où le mythe décrit des situations semblables, les opposi-tions là où il entend présenter des situations contraires. Pivots de situations similaires et opposées, le garçon et la fille révèlent un rapport de complémentarité quand ils représentent, ensemble, les deux termes de la violation de tabou.

Loin de découler de la nécessité de recourir à l'antinomie pour exprimer "l'archi-tecture de l'esprit" (quel que soit le sens que l'on veut donner à cette expression, la science n'en fournissant aucune), les oppositions qui ont été notées sont la manifestation du caractère contradictoire du contenu d'expérience vécue que le mythe exprime symboliquement.

III

L'analyse structurale envisage les mythes sous un angle différent. Elle ne nie pas que le mythe soit porteur de "message", mais ne cherche pas ce "message" dans son contenu. Partant du principe que l'esprit s'exprime au moyen d'oppositions multi-ples - dont le sens, quel qu'il soit, ne donne pas celui du "message" - elle considère que celui-ci s'exprime au moyen de la série d'oppositions qui composent le mythe, indépendamment du contenu sémantique. Le contenu du mythe est donc en principe négligé. C'est que, loin d'être considéré par l'analyse structurale comme un être ethno-logique, le mythe constitue pour elle un être linguistique.

Le mythe, d'après Lévi-Strauss, (1958a, p. 232-3) est langage, mais un langage qui travaille à un niveau très élevé. Comme tout être linguistique, il est formé d'unités constitutives, les mythèmes, qui se situent au niveau de la phrase. Les mythèmes joueraient dans le mythe le même rôle que les phonèmes dans le langage ; mais diffé-rant en cela des phonèmes qui sont vides de signification, les mythèmes sont "des éléments déjà chargés de signification sur le plan du langage et qui sont exprimables par des mots du vocabulaire". Ces éléments du mythe, ces mythèmes, sont des mots, "mais à double sens : des mots de mots qui fonctionnent simultané-ment sur deux plans : celui du langage, où ils continuent de signifier chacun pour soi, et celui du méta-langage [mythe] où ils interviennent comme éléments d'une super-signification qui ne peut naître que de leur union". (1960a, p. 35).

Or, si l'on peut dire que le mythe est un "méta-langage", c'est parce que, alors que dans le langage le signifiant renvoie à un signifié, dans le mythe il renvoie à un signifié qui joue à son tour le rôle de signifiant par rapport à un autre signifié, le sens secret du mythe. C'est seulement par ce biais que l'on peut parler de méta-langage à propos du mythe, comme d'ailleurs à propos de tout texte ou discours ésotérique. Mais il s'agit là d'une comparaison qui n'autorise pas à affirmer que les mythèmes jouent dans le mythe le rôle des phonèmes dans le mot, c'est-à-dire qu'ils sont vides de signification. Lévi-Strauss pousse la comparaison jusqu'à dire que "si les mythes ont un sens, celui-ci ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur compo-sition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés". (1958a, 232). Les mythèmes bien que "chargés de significations", se voient attribuer le même rôle que les phonèmes, qui en sont vides. Ils ne peuvent donc avoir qu'une valeur de position. Croyant à tort que le mythe peut acquérir une signification en dehors des mythèmes qui le composent, Lévi-Strauss a sans doute négligé de se demander si, du fait que ceux-ci ont une signification, ne serait-ce que sur le plan du langage, ils n'auraient pas un rôle intrinsèque à jouer dans la détermination de la signification du mythe. En se basant sur l'analogie, linguistique, il a été conduit à faire à la fois une fausse analyse et un raisonnement fallacieux. Un raisonnement fallacieux, parce que si les phonèmes n'interviennent pas dans la détermination du sens du mot il ne s'ensuit nullement que les mythèmes n'interviennent pas dans la détermination du sens du mythe. Et une fausse analyse, parce que ni dans le cas du mot, ni dans celui du mythe, le sens ne tient à la manière dont leurs éléments constitutifs se trouvent combinés. Dans le cas du mot, ces éléments - les phonèmes - apportent des sons à la combinaison sonore desquels un sens sera donné arbitrairement ; il en résultera qu'une même combinaison pourra revêtir des significations différentes (exemple les homonymes) et que la même combinaison recevra des significations différentes dans des langues différentes. Dans le cas du mythe, la combinaison des mythèmes (qui ne se reconnaissent qu'à leur signification) reproduira leurs significations individuelles, et ce n'est donc qu'en se référant à celles-ci que le mythe pourra faire usagé des mythèmes pour élaborer sym-boliquement son sens caché. Le sens du mythe ne pourra donc pas être attribué à une combinaison de mythèmes de la même manière arbitraire que la signification est attri-buée au mot. La même combinaison aura toujours le même sens, et cela en passant d'une langue à une autre.

Lévi-Strauss reconnaît que la substance du mythe se trouve dans l'histoire qui y est racontée. (1958a, 232). Or l'histoire est une succession de significations et non pas, comme le mot, un terme ayant un sens propre. Par conséquent, si les unités cons-titutives du mot, les phonèmes, peuvent ne pas avoir de sens, les unités constitutives du mythe, les mythèmes, ne peuvent en être dépourvus, l'histoire étant la somme de leurs significations individuelles. Pris dans sa totalité, le mythe a bien une signi-fication autre que celle de l'histoire racontée par l'ensemble des mythèmes qui la composent, et c'est précisément ce qui en fait un mythe et le distingue du discours. Mais cette signification, qui constitue son "message" caché, n'est pas pour cela indépendante de la signification de ses "unités constitutives". C'est parce que les phonèmes sont dépourvus de sens que la signification du mot peut être arbitraire ; et c'est parce que les mythèmes ont un sens que celle du mythe ne peut l'être.

Si la signification du mythe n'est pas donnée dans la signification textuelle des mythèmes dont il est composé, c'est qu'elle s'y trouve cachée. Cachée, mais connais-sable, car elle n'est pas sans rapport avec le sens qu'ont les mythèmes au niveau du langage. Contrairement à ce qui se passe dans le cas du mot, signifiant arbitraire, sans rapport ni ressemblance avec le signifié, le sens textuel du mythème se rattache à sa signification et nous guide vers elle. C'est précisément la relation entre le sens caché et le sens apparent du mythème qui permet au premier de se manifester dans le second, et qui permet donc, en partant du second, d'atteindre le premier. L'analyse structurale entre donc en contradiction avec le principe même qu'elle emprunte à la linguistique pour en faire son fondement, notamment le principe saussurien du caractère arbitraire du signe, constitué par des phonèmes dépourvus de signification. Contradiction fondamentale dans laquelle elle s'enferme, puisqu'au moment même où elle fait abstraction de la signification du mythème, elle doit recourir à elle pour identifier celui-ci.

Non seulement l'analyse structurale doit tenir compte de la signification des my-thèmes afin de les identifier et de débiter le mythe en une série "d'unités consti-tutives" déterminées par leur sens, mais elle doit également se référer à leur signification pour leur attribuer les signes contraires qui permettront de les opposer les uns aux autres. Car la comparaison avec la linguistique implique que, les mythes étant formés de mythèmes, comme les mots de phonèmes, ils "résulteraient d'un jeu d'oppositions binaires ou ternaires" (1960a, 35) comme les mots résultent d'un jeu d'opposition des phonèmes. Quand on oppose, par exemple, "garçon" et "fille", les signes opposés sont cueillis au niveau du langage. Or, c'est précisément à ce niveau-là, et non au niveau du sens interne et caché du mythème, que l'analyse structurale est contrainte de se tenir, pour faire des termes des mythèmes les supports d'oppositions qui constituent pour elle l'étoffe du mythe. C'est donc le sens textuel qui est consi-déré, et le sens intérieur qui se perd : en d'autres termes, le symbole est désintégré, le signifiant confisqué à d'autres fins que les siennes, le signifié n'a plus la possibilité de se rendre perceptible, et la signification symbolique du mythe s'efface définitivement. On a beau jeu alors de déclarer que les mythèmes sont dépourvus de sens au niveau du mythe.

Nous avons eu l'occasion de remarquer que l'établissement de ces fameuses oppo-sitions laissait à désirer du point de vue logique. La méthode qui paraît si rigoureuse concède en réalité une large marge à l'opérateur. Observons, en premier lieu, qu'il est toujours possible de présenter comme une opposition une différence entre deux termes : il suffit d'évoquer implicitement un cadre de référence par rapport auquel ces termes porteront des signes opposés. Ainsi, au terme "homme" on peut opposer celui de "femme" par rapport au sexe ; de "enfant" par rapport à l'âge ; de "fils" par rapport à la parenté ; de "animal" par rapport aux êtres vivants ; de "dieu" par rapport aux êtres surnaturels, etc. Et il est facile de voir que chacun des termes opposés à "homme" par rapport à une relation donnée peut se multiplier largement. Par rapport aux êtres vivants, par exemple, il est possible d'opposer à "homme" non seulement "animal" en général, mais tout être vivant non humain. Nous avons rencontré ce procédé (bien qu'inverti) dans l'opposition au "jaguar qui mange l'hom-me", de l'homme qui ne mange pas le jaguar, mais génériquement l'animal. En définitive, comme une différence peut être tournée en une opposition, et qu'il existe des différences partout, on pourra partout trouver des oppositions.

Mais il est encore plus aisé de produire des effets verbaux, qui ne recouvrent pas d'oppositions réelles, quand à la relation antinomique entre deux termes on substitue l'antinomie entre des relations d'opposition. La complexité que peut atteindre un tel agencement masque son caractère artificieux. Nous en avons vu un exemple quand à un échange (humaine (épouse) contre viande cuite) on a opposé, en tant qu'autre relation d'échange, ce qui est en réalité une double prestation (humaine (non épouse) cadavre (viande crue) contre rien du tout).

Quand ces oppositions ne sont pas données dans le mythe, l'analyste se trouve contraint au moyen d'une intense élaboration et à l'aide d'interprétations forcées et d'inévitables inexactitudes, de soumettre les mythèmes aux torsions nécessaires pour les aligner en opposition les uns aux autres. Nous avons vu que dans l'opposition entre "élimination de l'ordure externe dont le garçon s'était nourri" et "recherche de l'ordure interne dont le jaguar s'était nourri" une entorse a été faite à la signification du contact du jaguar avec le sang menstruel, pour qualifier ce sang de nourriture interne, et une entorse correspondante a été faite sur le plan des faits, où le garçon a été erronément représenté comme mangeant la fiente des oiseaux, afin de définir cette dernière comme nourriture externe. Dans d'autres cas des oppositions inexistantes sont introduites subrepticement à la faveur d'une tournure verbale. Au paragraphe 3B du tableau analytique, une habile manipulation fait apparaître deux oppositions, là où il n'y en a qu'une seule.

On voit ainsi qu'inexactitudes et fausses interprétations sont nécessaires à l'analy-se structurale. Car si le mythe, en théorie, ne prend forme qu'en vertu d'oppositions qui se succèdent, s'il n'est qu'une chaîne constituée d'anneaux oppositionnels, alors qu'en pratique les oppositions entre les mythes ne se manifestent qu'entre certaines de leurs parties respectives, l'analyste sera en peine de parvenir à la "mise en oppo-sition" du mythe entier. La méthode exige plus que les faits ne peuvent lui accorder, et doit recourir à l'artifice ou à l'invention afin de suppléer aux carences de la réalité

Il est évident que des interprétations fondées sur des constructions de ce type ne cherchent pas à atteindre le sens caché des épisodes relatés par le mythe, mais le niveau d'abstraction auquel on parviendra à leur faire produire l'effet recherché. Plus ce niveau s'éloignera du texte du mythe, plus on s'éloignera du sens réel qu'il contient, et plus l'interprétation se rapprochera des vues de l'esprit de l'analyste. D'autre part, quand Lévi-Strauss parle d'oppositions, il faut se demander : oppositions par rapport à qui ? aux créateurs des mythes, à l'ethnologue ou à un Absolu ? Car il est évident que ce qui est opposition pour Lévi-Strauss ne l'est pas nécessairement pour les créateurs de mythes, et qu'inversement ces derniers peuvent percevoir des oppositions là où même l'auteur des Mythologiques n'en verrait aucune. Ensuite, il s'agit de savoir comment les créateurs des mythes appréhendent les oppositions qui ne sont pas, comme dans le cas garçon/fille, immédiatement données. Devons-nous croire que l'inconscient procède à un travail d'analyse pour percevoir, entre une multitude de faits, que la fiente des oiseaux peut être considérée comme une ordure externe, le sang menstruel comme une ordure interne et qu'ainsi les deux notions peuvent être mises en opposition ? ou bien faut-il croire que la perception en soit immédiate et intuitive ? Lévi-Strauss semble penser que les oppositions qu'il dégage ne sont pas du tout appréhendées comme telles par les sujets de son étude. "Il est pour le moins douteux, affirme-t-il, que les indigènes du Brésil central conçoivent réellement... les systèmes de rapports auxquels nous-mêmes les réduisons (CC 20) ". Il déclare ne pas prétendre "montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes", et même comment ils se pensent, car "d'une certaine manière, les mythes se pensent entre eux". Si donc le mythe, qui se sert d'oppositions pour se construire, ne présuppose pas une conscience de ces oppositions par ses créateurs, et si les oppositions ne se manifestent dans les récits mythiques qu'en vertu de la signification que leur donne le langage - l'esprit, quelle que soit l'architecture qu'on lui suppose, ne pourra faire usage des oppositions sans la médiation d'un appareil cognitif pour les reconnaître, les trier, les rassembler, les permuter et les exprimer. Malgré l'attrait d'une formule anthropomor-phique empruntée aux primitifs , les mythes sont incapables de se penser mutuelle-ment, et il ne suffit pas qu'ils se pensent dans les hommes : ils ont besoin d'un organe qui pense pour eux. En l'occurrence, cet organe sera le cerveau de l'analyste lui-même, car "cela revient finalement au même, dit Lévi-Strauss, que, dans ce livre, la pensée des indigènes sud-américains prenne forme sous l'opération de la mienne, ou la mienne sous l'opération de la leur" (CC 2 1). Peu importe donc la réalité des oppositions que l'analyste a fait ressortir de son laborieux traitement des mythes : l'essentiel est que ces mythes aient été traduits en. séries d'oppositions qui s'imbri-quent dans un système ayant les apparences de la viabilité.

L'argument peut sembler cohérent ; mais sa portée scientifique risque d'être mise en doute. S'il existe une "architecture de l'esprit" qui se révèle dans les oppositions, il faut que ces oppositions se manifestent effectivement. Mais si les systèmes d'opposition mis en évidence découlent en fin de compte de la manière de voir de l'analyste, celui-ci ne peut plus prétendre avoir fait la démonstration du rôle de la structure de l'esprit humain, mais d'une vue de l'esprit qui est la sienne propre. Et s'il dit que cette vue de son esprit reflète la structure de l'esprit humain dont elle découle, c'est qu'il prend pour acquis ce qu'il lui incombe de démontrer.

Dire que les différents mythes offrent des exemples de parallélisme, d'opposition, de symétrie, etc. est un truisme ; dire que par les mythes est engendrée une image déjà inscrite dans l'architecture de l'esprit est une absurdité. Si différents mythes peuvent se référer les uns aux autres, c'est qu'ils renferment le même "message", et non qu'ils trahissent une même configuration de l'esprit. Et si, à force d'ingéniosité, on parvient à simuler en termes abstraits cette prétendue configuration, sous forme de structure du mythe, on n'aboutira qu'à un autre mythe cachant le même "message" et le rendant tout à fait inaccessible par l'élimination du contenu signifiant des mythes originaux. Il est faux de dire avec Lévi-Strauss que "tout peut arriver dans un mythe". Tout ne peut arriver dans un mythe que tant que son contenu reste incom-pris. L'analyse structurale, qui écarte ce contenu pour atteindre les "structures de l'esprit", détourne l'attention des véritables problèmes de la mythologie. Elle fausse le concept de structure parce qu'elle cherche celle-ci ailleurs que dans ce qui fait la cohérence et l'intégralité du mythe. Elle est mystifiante, enfin, parce qu'elle renvoie à une mystérieuse "architecture de l'esprit", alors que la tâche de l'ethnologue, qui se propose d'étudier les mythes, est de les rendre intelligibles, grâce à l'apport de l'ethnologie.

Le symbolisme de la main gauche

Raoul et Laura Makarius

Le problème du symbolisme de la main droite et de la main gauche, exposé par Robert Hertz il y a presque soixante ans, connaît de nos jours un regain. d'intérêt. Rodney Needham, professeur à l'Université d'Oxford, qui a traduit en anglais La prééminence de la main droite, a publié dans Africa deux articles dans lesquels il s'emploie à résoudre, au moyen de l'analyse structurale, des questions suscitées par l'application de la thèse de Hertz à des faits ethnographiques africains. Dans la même revue, pour ne citer que celle-là, ont paru divers articles sur le rôle de la droite et de la gauche dans les "classifications symboliques" d'autres sociétés africaines.

Ce grand intérêt pour le symbolisme de la latéralité découle d'un article de foi du "structuralisme" pour lequel la relation antithétique entre droite et gauche serait, comme le dit Needham, "une opposition logique élémentaire"... "un reflet concep-tuel d'un élément nécessaire dans la structure de la pensée" (1967, p. 449) . Ainsi, cette question déjà vieille acquiert un poids nouveau. Car si le symbolisme droite/gauche était réellement préfiguré dans l'esprit humain, il fournirait la première démonstration que des "structures idéales" existent et qu'elles peuvent être identifiées par l'étude de comportements, de croyances et de symboles qui en seraient la projection.

Nous nous proposons de prendre en examen les deux problèmes posés par Needham. au sujet de la main gauche, ainsi que les solutions qu'il y apporte. Étant relativement simples, ces problèmes permettent de mettre à l'épreuve, dans les limites d'un article, la validité de l'analyse structurale. Tout en nous efforçant de rester fidè-les à la pensée de l'auteur, nous ne retiendrons de ses écrits que les éléments qui intéressent directement la question de la droite et de la gauche.

I

Nous commencerons par l'article le plus récent (1967), intitulé "Droite et gauche dans la classification symbolique Nyoro". Le problème que l'auteur soulève est le suivant : alors que, chez les Nyoro (Ouganda), la main gauche est inférieure et "détestée", le devin, auquel les gens s'adressent afin de résoudre leurs difficultés, et qui devrait donc exercer une action bénéfique, lance les coquillages divinatoires de la main gauche et non de la main droite. Ce fait constitue un problème théorique, parce qu'il ne paraît pas être en accord avec les valeurs symboliques de la droite et. de la gauche, telles qu'elles ont été exposées par Hertz : la main droite, prééminente et de bon augure, aurait dû être celle employée par le devin. "La capacité inattendue de la main gauche de préserver ou libérer les gens de leurs ennuis, écrit Needham, a une signification que l'ethnologue a la tâche de découvrir" (p. 427).

Ce propos a tout pour nous plaire, mais pour découvrir la signification du rôle "inattendu" de la main gauche, l'auteur aurait dû se poser certaines questions de caractère ethnologique. Il aurait dû se demander, par exemple, pourquoi la main gau-che est considérée comme inférieure et néfaste, et pourquoi le signe gauche est attribué au devin. Au lieu de faire cela, il prend la voie de l'analyse formelle, qui re-garde les faits de l'extérieur, sans se soucier de leur contenu. Considérant que le signe gauche qui caractérise le devin représente une inversion, comme en bonne orthodoxie "structuraliste", à une inversion doit en correspondre une autre, symé-trique, il cherche dans la société Nyoro un autre phénomène qui lui fera pendant. Et il le trouve dans le fait qu'alors que toutes les femmes (la reine-mère comprise) sont associées au côté gauche, les princesses Nyoro sont constamment associées au côté droit, comme les hommes.

La thèse qui se présente inévitablement à un esprit formé par le "structuralisme" est que le devin physiquement mâle mais symboliquement associé au féminin et à la gauche, est la contre partie de la princesse, physiquement femelle mais symboli-quement associée au masculin et à la droite (p. 432). Et l'auteur de déclarer que "la relation entre la princesse et le devin peut être considérée comme illustrant, par leurs remarquables inversions du statut symbolique, la relation perpétuelle entre les fonctions complémentaires du pouvoir séculier et de l'autorité mystique. Ainsi, à leur tour, à l'intérieur de la hiérarchie de la société Nyoro, ils (la princesse et le devin) pourraient préfigurer une opposition complémentaire plus importante entre chefs et prêtres des clans, et entre le roi et les "prêtres de la nation". "À la fin, peut-être - ajoute-t-il - nous pourrons ainsi isoler un principe définitif d'ordre dans l'idéologie et l'organisation sociale des Nyoro" (p. 438).

Cette mise en relation est ingénieuse, mais on est en droit de se demander si elle ne serait pas une vue de l'esprit de l'auteur : car elle ne repose pas sur une étude de la réalité, mais sur une vision toute formelle des apparences . Pour Needham, le devin est associé au féminin par une sorte de nécessité structurale abstraite, provenant d'une "inférence analogique". Le féminin étant associé à la gauche (et le "structura-lisme" ne sait dire pourquoi, sinon que le masculin est associé à la droite) et le devin étant également associé à la gauche (pourquoi, le "structuralisme" ne sait pas le dire non plus), il en résulte que structuralement le devin est associé au féminin. "L'infé-rence analogique" renvoie une inconnue à une autre, explique l’inexpliqué par l'inex-pliqué.

Or, si la gauche et le féminin se trouvent associés, ce n'est pas par quelque "infé-rence analogique" fondée sur le fait, également à expliquer, que la droite est associée au masculin, mais comme on te verra plus loin, pour des raisons concrètes qui ne relèvent d'aucun système structural. Ces raisons connues, il apparaîtra que le carac-tère féminin et gauche du devin n'a absolument rien à voir avec une inversion, alors que l'attribution du caractère masculin et du signe droit à la princesse constitue une inversion "conventionnelle", une manipulation intentionnelle qui invertit le symbo-lisme normal, comme Needham à juste titre l'aperçoit, mais qui ne place aucunement la princesse en rapport, structurel ou pas, avec le devin.

Dans le cas du devin, le signe gauche indique sa nature et celle de sa fonction magique ; dans le cas de la princesse, le signe droit rend ostensible un aspect de sa situation. Il est donc erroné d'établir entre les deux cas une relation antithétique qui les suppose situés à un même niveau et doués d'une valeur égale ; et il est illégitime d'en inférer une opposition entre pouvoir religieux et pouvoir séculier. Pourquoi d'ailleurs ce devin, entre tous les devins, guérisseurs, magiciens et "prêtres" Nyoro, deviendrait-il le symbole de l'autorité religieuse ? Pourquoi la petite princesse et non la reine-mère, ou le roi lui-même, assumerait-elle la dignité de symbole du pouvoir séculier ? L'inférence ne serait pas soutenable même si l'opposition entre pouvoir religieux et pouvoir séculier était effective dans la société Nyoro. Or il n'en est rien. La démarche suivie aboutit à inventer des antagonismes que la réalité ne connaît pas ; mais permet-elle d'accomplir la tâche que s'était assignée l'ethnologue, celle de "découvrir la signification de la capacité inattendue de la main gauche à préserver ou à libérer les gens de leurs ennuis ?".

*

* *

Le problème traité par le même auteur en 1960 (pp. 20-33) est le suivant : chez les Imenti, sous-tribu des Meru du Kenya, tout le pouvoir rituel du chef, le Mugwe, semble être concentré dans sa main gauche et être symbolisé par elle. C'est de cette main qu'il tient les insignes du pouvoir et qu'il bénit les gens. Il lui suffit de la lever pour repousser tout ennemi attaquant son peuple. Cette main est toujours cachée, même dans les circonstances ordinaires de la vie du Mugwe. Personne ne doit la voir. Celui qui l'apercevrait en serait puni par une mort soudaine (pp. 74-110).

Or, dit Needham, du moment que nous savons, par le texte classique de Hertz (ainsi que par d'autres sources), que la main droite est considérée comme prééminente et que d'autre part un ethnographe digne de foi, Bernardi (1959, p. 74), nous apprend que c'est la main gauche du Mugwe qui est sacrée et employée exclusivement pour des fonctions religieuses, nous avons toutes les raisons d'être surpris et de rechercher une explication.

En bref, l'explication proposée est la suivante le Mugwe étant placé à gauche (par inférence analogique, comme nous le verrons tout à l'heure) le caractère prééminent et sacré de sa main gauche est attribué au désir d'intensifier le caractère "gauche" qui est le sien. Marqué du signe gauche qui l'oppose aux autres vieillards, marqués eux du signe droit, le Mugwe représenterait l'autorité religieuse opposée au pouvoir séculier représenté par ces derniers.

Pour formuler cette hypothèse et en même temps l'expliciter et la soutenir, Needham recourt (comme dans l'article sur le devin Nyoro) à une colonne de rela-tions antithétiques extraites de l'ethnographie Meru, qui est la suivante :

gauche droite sud nord Umotho Urio Nkuene Igoki clans noirs clans blancs nuit jour seconde épouse première épouse junior senior division d'âge division d'âge subordonnée dominante femme/enfant homme inférieur supérieur ouest est coucher du soleil lever du soleil lune ? soleil obscurité lumière (cécité) vue (yeux) noir ...... Mugwe aînés autorité religieuse pouvoir politique prédécesseurs successeurs plus jeunes plus vieux homme noir homme blanc collecte du miel cultivation

Cette méthode qui consiste à mettre en évidence des relations jouit du double avantage de se donner l'air de découvrir des rapports cachés, des "structures" inaperçues, et de produire, en avançant des relations et non des faits, un effet de "dis-tanciation" qui semble offrir le maximum d'impartialité, excluant toute interpré-tation subjective. Soustraites, par leur apparente vacuité, au rôle de soutien de quel-que thèse préconçue, les relations semblent parler le langage de l'incontestable. Mais ce prestige illusoire ne tarde pas à se dissiper quand les schèmes "structura-listes" sont soumis à l'analyse.

Avant d'étudier la colonne de Needham du point de vue structurel et du point de vue ethnographique, nous commencerons par examiner comment elle a été édifiée.

Quand on analyse les deux séries de couples en relations antithétique, on constate les faits suivants :

1 - Les sept premiers couples d'oppositions (de gauche/droite à seconde épouse/première épouse) sont soit synonymes soit équivalents. Les termes se grou-pent à droite ou à gauche non d'après une analogie entre rapports d'oppositions, mais par quelque association "factuelle" ou quelque rapport commun entre termes de chaque série. Ainsi, le mot Urio signifie main droite, désigne les clans situés au Nord et aussi (dans la sous-tribu Igembe) la première épouse. Igoki qui, comme Urio, désigne la division tribale rattachée au nord, englobe les clans blancs (appelés ainsi parce que, selon une légende, au cours de leurs migrations ils auraient traversé l'eau pendant le jour). Les sept termes cités sont pris dans la série de la droite, mais les mêmes remarques s'appliquent à ceux qui leur sont opposés dans la série de gauche.

2 - Le second groupe est formé de quatre couples (de junior/senior à inférieur/supérieur) liés par un même rapport quantitatif entre les propriétés com-munes aux termes opposés. Junior est inférieur (en âge) à senior ; la division d’âge subordonnée est inférieure (en statut, autorité, prestige, etc.) à la division d’âge dominante. La femme est inférieure (en statut, en valeur, etc.) à l'homme, et l'enfant est associé à la femme parce que, comme elle, il n'est pas admis aux cérémonies du Mugwe. (Remarquons en passant qu'il n'est pas expliqué à quoi se réfèrent les termes junior et senior). Les termes supérieurs se rangent, évidemment, dans la série de droite, prééminente.

3 - Les six couples qui suivent (de ouest/est à (cécité)/vue (yeux) sont reliés à Mukuna Ruku, personnage légendaire, venu de l'est, possédant un corps qui est "tout yeux" et qui donne sa lumière au soleil. Un vieux dicton Meru dit que "le soleil se lève là où réside Mukuna Ruku, et se couche là où réside le Mugwe" . Ceci suggère à Needham que le Mugwe, associé à l'ouest et au coucher du soleil, l'est également à une lune douteuse, à l'obscurité, à la cécité, et au noir, termes qui font pendant à l'est, au lever du soleil, au soleil lui-même (qui entraîne l'hypothèse de la lune), à la lumière, à la vue (déduite à son tour des yeux nombreux de Mukuna Ruku, et qui fait inscrire à son opposé une cécité inexistante) puis au vide représenté par l'opposé du noir, qui fait ethnographiquement défaut.

4 - À ce point, nous trouvons dans la série de gauche le terme Mugwe associé analogiquement aux six termes que nous avons énumérés. Nous nous attendrions à trouver dans la série de droite son "vis-à-vis", Mukuna Ruku. Par contre, nous y trouvons les aînés et, à l'échelon inférieur, le pouvoir politique opposé à l'autorité religieuse.

5 - En venant aux quatre derniers couples d'oppositions, on constate que la relation prédécesseurs/successeurs s'applique aussi aux couples qui suivent. D'après un mythe Meru, lors de la traversée d'un passage ouvert dans l'eau par le bâton du Mugwe, les plus jeunes, et de ceux-ci les filles, précédèrent les plus vieux. Selon un autre mythe, l'homme noir fut créé avant l'homme blanc, et une troisième référence dit que la collecte du miel précéda la cultivation.

6 - Enfin cette colonne, de laquelle est absent Mukuna Ruku, pivot d'une oppo-sition commandant celle de onze autres termes, compte une lacune encore plus grave. Il y manque la relation antithétique entre la main gauche du Mugwe, préémi

nente et "sacrée", sujet de l'étude, et la main droite du même personnage. Nous verrons tout à l'heure pourquoi cette opposition essentielle a été négligée.

Il est évident que les faits qui soutiennent les rapports entre les termes sont le résultat d'un choix. Car on aurait pu trouver d'autres faits. Si l'on a classé, par exem-ple, les enfants avec les femmes parce que les uns et les autres sont exclus des cérémonies du Mugwe, on aurait pu tout aussi bien les classer avec les vieillards en vertu d'un mythe qui, dans deux versions, classe les petits (des animaux, il est vrai) avec les vieillards (pp. 54, 60). Mais même en acceptant les choix de l'auteur et en restant à l'intérieur de sa classification, on y découvre des inconséquences de taille. Ainsi, du moment qu'a été mis en œuvre, pour l'agencement de la colonne, le principe de la "précédence", la seconde épouse, qui par définition succède à la première devrait se trouver dans la série des successeurs, à droite ; et les Igoki, dont on nous dit qu'ils "voulaient toujours être les premiers à faire paître leur bétail et à l'abreuver", donc qu'ils exigeaient la précédence, devraient être classés à gauche, avec les prédé-cesseurs. La même question se pose à propos du lever du soleil (et par conséquent de la lumière, du jour) qui devrait figurer alors dans la liste de gauche avec les prédé-cesseurs, puisqu'il précède le coucher du soleil. Et si les plus jeunes ont précédé les plus vieux lors de la traversée de l'eau, en revanche la naissance des plus vieux a précédé la leur, comme celle de l'homme noir a précédé celle de l'homme blanc, ce qui prouve que même un critère unique donne des résultats contradictoires. Comment se fait-il, enfin, que la "précédence" ne soit pas associée, par la meilleure des analo-gies, à la prééminence reconnue ex hypothesi à la main droite, et que l'auteur reste insensible à la contradiction ? Cette inversion d'une notion universelle ne serait-elle pas due au besoin d'accentuer la prétendue infériorité du Mugwe, et de justifier sa classification avec la division dâge subordonnée, par le fait qu'il est venu avec la première classe d'âge, qui aurait été inférieure parce que première ? Pourtant, dans les traditions ethnologiques, les héros culturels, les ancêtres royaux, etc., dont on veut souligner l'importance, précèdent habituellement les autres.

Enfin, il faut noter que si nous avons dégagé les critères qui gouvernent les oppo-sitions de vingt couples de termes, il en reste deux dont le critère d'opposition n'est pas identifiable, à moins qu'on ne se fonde sur ce qu'il faut démontrer : il s'agit des deux relations Mugwe/aînés et autorité religieuse/pouvoir politique, relations sur lesquelles repose précisément tout le poids de la thèse de Needham.

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Quand on passe à l'analyse ethnologique des faits et des rapports classés dans la colonne de l'auteur anglais, d'autres difficultés apparaissent.

Needham fait état de divisions "subordonnées" et "dominantes". Mais cette opposition est imaginaire, elle n'existe pas dans la société Meru. Us classes d'âge, rangées entre les deux divisions, sont appelées à se succéder en alternance, mais rien ne permet de supposer qu'elles soient en relation d'opposition. Quand l'une d'elles "vient au pouvoir", c'est-à-dire commence à participer aux affaires publiques, l'autre se retire, mais n'est pas subordonnée à la première.

Dans certaines sous-tribus, le Mugwe vient au pouvoir avec la classe d'âge successive à la sienne propre (mais de la même division), et l'on dit que cela fait de lui l'anneau de conjonction entre les classes d'âge qui se succèdent. Il est dit "être généré" par le système des classes d'âge, en être le père, le leader et le protecteur (pp. 90, 32). C'est dans la liaison étroite avec le système des classes d'âge que Bernardi voit le fondement du caractère politique de l'autorité du Mugwe (p. 48). Il dit par ailleurs : "Le Mugwe est un leader ayant de grands pouvoirs religieux et poli-tiques, plutôt qu'un prêtre" (p. 140). Son caractère de chef religieux ne peut donc être opposé à celui d'un chef politique, puisqu'il réunit les deux pouvoirs. Quant à l'opposition présumée entre autorité religieuse et pouvoir politique, l'ethnographe écrit : "La nature de son office (du Mugwe) est en même temps religieuse et sécu-lière. Dans la société Meru, comme dans toute société humaine, il n'est pas possible de tracer une distinction nette entre le religieux et le séculier. Les deux conceptions se confondent et sont intimement associées dans la vie réelle, surtout dans une société primitive où toutes deux constituent la base théorique de l'action et le fondement institutionnel de la structure sociale" (p. VIII).

Il est tout aussi erroné d'imaginer une opposition entre le Mugwe et les "aînés", du groupe desquels il fait partie intégrante. Ceux-ci l'entourent, le protègent, le vénè-rent, saisissent toutes les occasions pour le louer et exalter sa supériorité. Ils portent des vêtements noirs, comme lui, et c'est pourquoi dans la colonne, au terme noir, attribué au Mugwe, correspond un vide dans la série en face. Il n'y a pas d'opposition entre le Mugwe et les autres aines qui se reconnaissent en lui.

Il résulte, en somme, de la colonne, toute une série de contre-vérités. Le Mugwe, déclaré incomparablement supérieur à tous, est classé avec les "inférieurs" ; protec-teur et leader des classes d'âge, il est classé avec les classes "subordonnées" ; sou-vent comparé au père, on le retrouve en compagnie des femmes, qui sont pourtant exclues de ses cérémonies et ne doivent pas s'approcher de lui. Toujours en compa-gnie des vieillards, il se trouve opposé à eux. Alors qu'en sa qualité de héros culturel le premier Mugwe aurait enseigné l'art de cultiver les champs (Bernardi, 1959, pp. 66-67) , nous trouvons la cultivation inscrite dans la série de droite. Plus surprenant encore, celui qui représente l'autorité religieuse par excellence, se voit classer dans la catégorie opposée à celle de la droite, donc, d'après la dichotomie acceptée, opposée à celle du "sacré". Doué de grands pouvoirs politiques, il en apparaît dénué et est opposé à ceux qui les détien-draient. De plus, en vertu du schéma, le pouvoir poli-tique apparaît comme supérieur au pouvoir rituel, alors qu'en réalité c'est le pouvoir rituel, magique, qui, dans les sociétés tribales, enveloppe et recouvre le pouvoir effectif.

Or il faut se demander : si par le jeu d'analogies partielles (des termes très diffé-rents coïncidant par un seul côté) on aboutit à composer un tableau présentant des discordances aussi criantes avec la réalité, ne faut-il pas mettre en question les règles du jeu, ou le jeu lui-même ? Ce jeu est-il légitime ? Est-il scientifique ? Ne risque-t-il pas d'égarer et d'induire en erreur ? Car, en dernière analyse, Needham passe des abstractions structurales au terrain empirique, quand il affirme le dualisme entre Mugwe et aînés, entre autorité religieuse et pouvoir politique, et la suprématie du politique sur le rituel. Il introduit ainsi dans la vie sociale des Meru des schémas non fondés sur les faits et en contradiction avec ceux-ci.

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Au départ, Needham se proposait d'expliquer pourquoi la main "sacrée" et prééminente du Mugwe était sa main gauche. Ayant classé le Mugwe à gauche, l'ayant caractérisé, à tort ou à raison, de la manière que nous avons indiquée, comment a-t-il avancé vers la solution de ce problème ?

L'auteur a raisonné ainsi : le fait que la main prééminente et "sacrée" du Mugwe, pour les Imenti et deux ou trois groupes voisins, soit la main gauche, est un fait inhabituel. Pour les autres groupes, la main "sacrée" sera sans doute la main droite. La distinction fondamentale doit être celle entre main sacrée et main profane, et on n'a pas le choix quant à leur assignation à l'une ou à l'autre des deux séries. La main sacrée, efficace, doit être inscrite dans la série de la droite avec ce qui est socialement et mythiquement dominant. Si, chez les Imenti, c'est la main gauche qui est sacrée, en accord avec son caractère déterminant (qui est d'être sacrée) elle doit être assignée à la série de la main droite... Car, écrit-il, "il est évident que si l'on assignait la main gauche du Mugwe à la série de la main gauche, simplement parce qu'il s'agit de la main gauche, ce qui est un fait mais non nécessairement un attribut symbolique, cela renverserait l'attribution de valeur symbolique et constituerait une contradiction direc-te à l'ordre symbolique... Dans le cas du Mugwe des Imenti, la main profane est physi-quement sa droite, de sorte que, en ce qui concerne les attributs symboliques, sa main droite est sa gauche" (p. 28-29).

La main gauche devrait donc être inscrite à droite ; mais l'auteur se rend compte que s'il mettait la gauche à droite, le principe même de la distinction disparaîtrait, en-traînant dans la débâcle la donnée même du problème. Il s'avise alors que l'attribution du caractère sacré et prééminent à la main gauche du Mugwe, a le but d'accentuer le caractère symboliquement gauche de ce dernier. Sa main pourrait donc être inscrite dans la liste de gauche, mais alors la série des choses "inférieures" contiendrait une chose prééminente, tandis que s'il l'inscrivait à droite, la liste des choses de "droite" contiendrait une chose gauche. Devant ce dilemme, l'auteur s'en tient au parti le plus prudent : il classe dans les deux séries tout ce qui lui tombe sous les yeux, excepté ce qui constitue le centre du problème. Et il se tire d'affaire, tant bien que mal, en distinguant entre symbolique et "factuel".

Il est d'autre part surprenant que, alors que l'emploi de la main gauche dans l'exer-cice de son activité principale suffit à placer d'emblée à gauche le devin Nyoro - dans le cas du Mugwe, où l'utilisation de la main gauche est encore plus constante et accentuée, cette main est dissociée de son propriétaire, pour être ensuite ramenée à lui en tant que moyen d'intensifier le symbolisme gauche dont il est empreint.

L'analyse de la colonne a en effet montré que le Mugwe est situé à gauche non pas, comme le voudraient l'analogie la plus immédiate et la logique suivie dans le cas Nyoro (après sept ans de réflexion, il est vrai !) à cause de l'importance de sa main gauche, mais en vertu de problématiques associations avec l'ouest, la couleur noire et la division Umotho, (bien que le Mugwe des Tigania réside chez les Igoki). C'est que si l'auteur avait admis que le caractère gauche du Mugwe dépend, en premier lieu, du fait que sa main gauche est prééminente, alors que cette prééminence, parce qu'elle est en contradiction avec son interprétation unilatérale de la thèse de Hertz, est considérée par Needham comme un trait spécifique aux Imenti - toute la construction opposant l'autorité religieuse du Mugwe au pouvoir politique des aînés n'aurait été soutenable que pour les Imenti et non pour l'ensemble des tribus Meru. Et il n'aurait plus eu la possibilité d'évoquer le caractère général d'une opposition des pouvoirs au sein de la souveraineté, ni un présumé "ordre conceptuel de la société Meru".

Quand Needham écrit qu'il n'est pas nécessaire de placer la main (gauche) du Mugwe dans la série de gauche simplement pour son caractère gauche, "qui est "factuel" mais non nécessairement symbolique", il semble vouloir dire que c'est la valeur symbolique des termes qui détermine leur catégorisation. Il condamne ainsi d'un trait de plume toute sa construction qui est bâtie sur des éléments de fait. Or, la distinction entre symbolique et "factuel" est illusoire. L'opposition gauche/ droite est une opposition de fait qui acquiert une valeur symbolique en cela qu'elle peut servir à indiquer d'autres oppositions, comme celle entre les sexes (et il en est de même des couleurs). Les autres relations antithétiques ne s'élèvent pas au niveau symbolique et restent uniquement "factuelles". D'autre part, toute analogie entre deux termes, ou entre deux relations, doit reposer sur ce qu'ils ont de commun, sur quelque propriété, même conçue en termes abstraits, qu'ils possèdent l'un et l'autre. L'auteur cependant affirme que l'association des termes "provient de l'analogie... non de la possession de propriétés spécifiques qui permettraient de déduire le caractère ou la présence d'autres termes" (p. 26). Pourtant, il fait exactement le contraire : c'est en raison de leurs propriétés que les termes de sa colonne sont associés. Mais Needham est contraint de recourir à des distinctions factices pour y trouver des portes de sortie aux contradictions suscitées par ses catégories. Le Mugwe, paternel, se trouve-t-il associé au féminin ? Qu'à cela ne tienne, il n'a pas à être déduit des propriétés du terme "femme", classé dans la même série. La main gauche ne peut être classée à gauche car cela "constituerait une contradiction directe à l'ordre symbolique" ? C'est qu'en tant que main gauche, elle ne se présente pas comme un phénomène sym-bolique, mais "factuel".

Notons encore l'emploi d'une autre échappatoire à laquelle recourt constamment l'analyse structurale : la confusion entre les notions de "distinction", "d'oppo-sition" et de "complémentarité". Les distinctions sont prises pour des oppositions, et quand on fait remarquer, comme dans le cas où le Mugwe est opposé aux aînés, qu'il n'y a pas de trace d'opposition dans la réalité, alors on recourt à la "complé-mentarité", terme commode puisque dans une société chaque fonction peut être dite en relation de complémentarité avec d'autres. Mais si la notion d'opposition, d'antago-nisme, existe certainement dans la pensée des peuples étudiés par les ethnologues, rien ne prouve qu'elle soit équivalente à celle de "complémentarité", ni que celle-ci joue le rôle de celle-là.

Si la méthode est captieuse et les conclusions dérisoires, c'est aussi parce que le problème n'était qu'un des faux problèmes que crée le "structuralisme", parce que ses présomptions logiques ne correspondent pas à la réalité et entrent en contradiction avec elle. Pour expliquer la cassure logique, il doit faire appel soit à une logique autre que la sienne, soit à la réalité empirique qui le rejette. Traitée "structuralement", '-a question de la main "sacrée" du Mugwe n'a pas plus de solution que la quadrature du cercle. Cette main n'a le droit d'exister ni à gauche ni à droite. Elle existe, hélas ! et cela suffit à dissiper les fantasmagories "structuralistes"

II

Là où l'analyse structurale échoue, une recherche non formelle, une recherche "ethnologique" parviendra peut-être à montrer que le caractère "sacré" de la main gauche du Mugwe, le caractère "sacré" du Mugwe lui-même, son association avec les femmes et avec certains symboles, enfin la caractérisation particulière de la main gauche et la valeur symbolique qui lui est attribuée ont une origine commune.

Quelles questions devons-nous poser si nous voulons, comme Needham, obtenir des réponses aptes à livrer une solution commune aux deux problèmes apparentés qu'il a proposés ? Initialement, pour avancer vers l'intelligibilité, il nous faudra poser les questions suivantes : 1) pourquoi la main gauche est-elle associée à la féminité ? 2) pourquoi est-elle associée à ce que notre auteur appelle le "mystique" ? Si ces deux réponses sont correctes, elles devront nous laisser apercevoir le troisième côté du triangle, le lien unissant le "mystique" et le féminin. Hertz a mis en évidence les associations de la main gauche avec le féminin et avec le magique et le rituel, sans toutefois les expliquer ; d'autre part il n'a pas explicité, pas plus que ne l'ont fait Durkheim ou Hubert et Mauss, le rapport, qu'ils pressentaient pourtant, entre féminin et magie.

Que nous disent les matériaux ethnographiques sur les fonctions particulières aux deux mains ? Pour T.O. Beidelman (1961, p. 252 sq.), qui a étudié le sujet auprès des Kaguru (peuple bantou du centre oriental du Tanganyka, matrilinéaire) ceux-ci consi-dèrent la main et le côté droit comme propres et forts, la main et le côté gauche com-me malpropres et faibles. Les qualités masculines sont pensées comme appartenant à la droite, les féminines à la gauche. Les Kaguru se servent de la main droite pour manger, pour saluer, pour donner et recevoir des cadeaux, ce qu'il serait impoli de faire de la main gauche. Celle-ci est la main employée pour manier des choses malpropres, comme pour la toilette intime, ou pour effectuer des besognes désa-gréables. C'est aussi la main que les hommes emploient dans le love play et ce n'est que de cette main qu'ils touchent le sexe féminin. On ajoute que l'homme accomplit l'acte sexuel couché sur le côté droit et couvrant sa main droite, qui reste ainsi libre d'activités "malpropres". Il sera enterré dans la même position et la femme dans la position inverse, couchée sur le côté gauche. Dieu, disent les Kaguru, créa d'abord l'homme à droite, puis la femme à gauche.

Cette distinction est étendue aux deux groupes majeurs de la parenté, le lignage maternel étant caractérisé comme gauche, le paternel comme droit. Elle marque éga-lement les conduites des deux lignées lors d'un mariage, de l'héritage, de l'assignation des noms. Par le passé, elle intéressait aussi la distribution du "prix du sang" remplaçant la vendetta.

Dans un autre article paru dans la même revue, Peter Rigby a étudié le même sujet chez une peuplade proche des Kaguru, les Gogo (1966, pp. 3-5), qui sont patrili-néaires, et a retrouvé chez eux la configuration de comportements et de pensée qui a été relevée chez les précédents. Chez les Gogo aussi, dit-il, "il y a une relation direc-te et explicite entre les termes de droite et de gauche et ceux de mâle et femelle", relation qui se retrouve dans la langue. Le partage des fonctions entre la main droite et la main gauche est le même que chez les Kaguru et, comme chez eux, la valeur symbolique de la distinction investit les deux lignages.

L'association de la droite avec les hommes et de la gauche avec les femmes se constate partout en Afrique. Chez les Swazi d'Afrique sud-orientale (Beidelman, 1966, pp. 381-382) ; chez les Thonga où dans la hutte tous les objets appartenant à la femme sont placés à gauche (Junod, 1936, vol. I, p. 133, 177 ; vol. 2, p. 103, 371) ; chez les Fan de la Rhodésie du Nord (Colson, 1958, p. 217) ; chez les Nyoro (Needham, 1967, p. 429) ; au Cameroun (Jeffreys, 1946, p. 166) ; chez les Akan du Ghana (Meyerowitz, 1958, p. 108) chez les Lele du Kasai (Douglas, 1955, pp. 389-390) chez les Nuer (Evans-Pritchard, 1956, pp. 233-234), etc. Hocart, qui revient en faveur pour avoir été le précurseur des "colonnes", l'a notée chez les Hindous (1954, p. 91) ; Best l'a mise en relief chez les Maori (1914, p. 132) , Margaret Mead chez les Arapesh de la Nouvelle Guinée (1938, pp. 172-173). L'antithèse mâle/femelle et droite/gauche est comprise dans la table des contraires des Pythagoriciens lesquels, écrit Hertz, ont simplement défini et mis en forme des représentations populaires extrêmement anciennes. Hertz tient avec raison cette double relation pour universelle (1928, p. 116, n° 3).

L'identification systématique des sexes aux deux côtés du corps humain ne peut être due à l'association du sexe le plus fort, le mâle, à la main la plus forte, la droite - car il n'est pas établi que, par un don de la nature, la main droite soit plus forte et plus habile que la main gauche (Cf. Hertz, p. 102). Par contre - en tenant compte de l'aversion et de l'horreur qu'inspire aux hommes le sang des fonctions sexuelles féminines - un motif de la caractérisation féminine de la main gauche peut être aperçu dans le fait que les femmes prennent les linges menstruels de la main gauche, et qu'elles emploient cette main pour se laver. C'est ce contact qui, pour la pensée que nous étudions, est réellement "malpropre", (unclean), malpropreté qui se traduit dans notre langage par "impureté".

La main gauche, écrit Eva Meyerowitz, est considérée malpropre parce qu'em-ployée par les femmes pour les torchons menstruels, et par les deux sexes pour se laver (loc. cit.). Chez les Lele, la main gauche est associée au hama ("impureté") (loc. cit.). Chez les Arapesh, où la culture des ignames est rigoureusement séparée de tout ce qui touche à la menstruation, les hommes doivent protéger du contact des femmes leur bras droit, avec lequel ils plantent les ignames et chassent (loc. cit.). Pour cette raison beaucoup d'Africains ne touchent le sexe féminin que de la main gauche . D'après les lois de certaines sociétés archaïques, cette main seule doit être employée pour la purification des ouvertures du corps situées "au-dessous du nombril" (Hertz, p. 122, n° 3). Parfois il est interdit aux femmes de toucher leur mari de la main gauche . De la droite, par contre, maintenue aussi exempte d'impureté que possible, elles se servent pour les travaux domestiques, et surtout pour tout ce qui a trait à la nourriture, et c'est la droite que les hommes emploient pour manger et pour chasser.

L'assignation de fonctions différentes à la main droite et à la main gauche serait donc dictée par l'exigence d'éviter aux hommes le contact féminin considéré comme "impur" parce qu'il implique un rapport, réel ou potentiel, avec le sang des fonc-tions sexuelles féminines. Nous ne reviendrons pas ici sur tout le complexe, bien connu d'ailleurs, des craintes qu'inspire le sang des menstruations et celui de la déflo-ration et de l'accouchement et dont nous avons traité longuement ailleurs (Makarius, 1961, pp. 52, 59). Qu'il nous suffise de rappeler, avec Durkheim, que, le sang inspi-rant toujours la peur, le sang des femmes apparaît comme particulièrement effrayant et que le danger qu'il représente s'étend à l'organe dont il découle, à l'acte sexuel et à la femme eh général (Durkheim, 1897, p. 38 sq). Le sang devient symbolique de tous les dangers et le tabou du sang qui, comme on le sait, s'applique avec une rigueur particulière aux jeunes filles pubères, aux femmes menstruantes et aux accouchées - bien qu'il frappe également les hommes qui saignent ou qui ont versé le sang, tels que les blessés, les circoncis aux plaies encore ouvertes et les meurtriers - est institué afin de protéger la collectivité des dangers provenant de contacts sanglants.

Vue dans cette perspective, la distinction entre les tâches attribuées aux deux mains apparaît comme un aspect du tabou du sang, qui impose d'éviter le contact avec l'impureté féminine. En particulier, le fait de réserver la main droite à l'alimen-tation découle du tabou alimentaire, qui sépare le sexe de la nourriture, et qui est également déterminé par le tabou du sang (Cf. Makarius 1961, p. 88 sq). "Semblable à ces panas sur qui l'on se décharge de toutes les tâches impures, la main gauche doit seule vaquer aux besognes immondes", écrivait Hertz (p. 122, n° 3), faisant sans le savoir plus qu'une métaphore, un rapprochement de fond. Car les besognes immondes réservées à la main gauche sont bien celles qui forment le lot des parias : les besognes impliquant le contact avec le sang ou les autres matières dites "impures", parce qu'elles participent du sang et de ses dangers. Ainsi se trouve expliqué le caractère trouble et inquiétant du côté gauche et, par contraste, rassurant du côté droit, l'aspect "compulsif" du partage des besognes entre les deux mains et des comportements qui s'ensuivent, et l'universalité de ces conduites et des croyances dont elles s'assortissent.

D'autre part, la dualité "main gauche/main droite", instrument du tabou, se prê-tait admirablement à devenir une expression symbolique de la distinction entre les deux sexes, un moyen de signaler, classifier, catégoriser ce qui est femelle et ce qui est mâle, ce qui est impur et dangereux et ce qui est exempt de impureté et donc de danger.

La première question que nous avons posée, celle de savoir pourquoi la main gauche est associée à la féminité, trouve ainsi sa réponse.

Ces considérations permettent de s'orienter vers la solution de la seconde ques-tion, qui est de savoir pourquoi la main gauche est associée à ce que Needham appelle le "mystique" et que nous appellerons le "magique".

La perspective dans laquelle il se place n'a pas permis à Needham, qui a non seulement lu mais traduit l'essai sur La prééminence de la main droite, d'en retenir le passage (p. 118-120) rappelant qu'il est un domaine rituel dans lequel la main gauche prévaut. C'est, il est vrai, "un domaine ténébreux et malfamé" et "sa puissance a toujours quelque chose d'occulte et d'illégitime", mais il comprend "toute une partie du culte et non la moins importante, (qui) tend à contenir et à apaiser les êtres surnaturels méchants ou irrités, à bannir et à détruire les influences mauvaises". Déjà Hertz pressentait l'usage positif de ce pouvoir négatif, protecteur : "N'est-il pas juste de retourner parfois contre les esprits malins les pouvoirs destructeurs du côté gauche, qui leur servent en général d'instrument ?" (p. 119). Obnubilé par l'obsession dualiste, Needham n'a saisi, de l'étude complexe de l'auteur français, que la dichoto-mie entre le sacré et le profane, entre la prééminence de la main droite et l'infériorité de la main gauche - schéma dont la rigidité est quelque peu estompée par les considé-rations que nous venons de rappeler et qui auraient pu suggérer un abord différent des problèmes Meru et Nyoro.

À notre avis, le "domaine ténébreux et malfamé" de la main gauche n'est pas, comme Hertz paraît l'avoir imaginé, une sorte de dépendance, une géhenne placée dans l'ombre d'un "sacré" pur, lumineux et bienfaisant - mais est le lieu même où le "sacré" s'élabore par le processus que Hertz a indiqué, et qui consiste à "retourner les pouvoirs destructeurs du côté gauche" contre les esprits malins, ou les influences malfaisantes, ou, plus concrètement, contre les ennemis, les maladies, les accidents, ou les insectes infestant les champs.

Que peuvent-ils être, ces "pouvoirs destructeurs du côté gauche", sinon les pouvoirs de l'impureté, associée, comme nous l'avons vu, à la main gauche ? Et qu'est-elle, l'impureté, sinon le sang et surtout "illa ipsissima res" que l'on craint par-dessus tout, le sang des règles et des lochies et les autres matières organiques qui lui sont associées ? L'action effrayante et maléfique, que l'imagination prête à l'impu-reté sanglante, apparaît rassurante et bénéfique quand ses pouvoirs destructeurs se tournent vers ce qui est adverse : l'armée ennemie, les influences qui provoquent la maladie, tout ce qui menace et nuit et doit donc être éloigné et détruit. Divers auteurs ont montré la valeur efficace du sang dans la magie qui fait courir à travers les champs une femme menstruante pour détruire la vermine, ou fait attacher au cou des enfants chétifs les chiffons menstruels qui tiendront à distance les maladies (Briffault, 1952, vol. 2, p. 409 sq. ; Caillois, 1963, p. 52 sq ; Durkheim, 1897, p. 56 Frazer, 1911-1915, vol. 10, p. 98 sq et n° 1). Le pouvoir négatif, protecteur, du sang, se mue, par un processus qui a été identifié, en pouvoir positif, propre à assurer les résultats que l'on souhaite, les biens qu'on désire. Ce pouvoir du sang est une seule et même chose que le pouvoir magique, dont le caractère ambivalent s'explique par l'ambiva-lence inhérente au pouvoir du sang.

Pour maîtriser ce pouvoir, pour employer sa présumée efficacité aux fins voulues, il est inévitable de transgresser le tabou qui interdit le contact avec le sang. La magie agissant au moyen du pouvoir du sang a donc pour procédé essentiel la violation de tabou (Cf. L. M., 1968, p. 33 sq et supra p. 159 sq) Considérée, par conséquent, com-me antisociale, illégitime, subversive - puisque le tabou du sang représente la poutre maîtresse soutenant l'ordre de la société - elle doit rester occulte. Elle est hautement dangereuse et on n'y recourt que pour atteindre des résultats importants. Puisqu'elle tire sa force du danger qui s'attache au sang et de la rigueur du tabou qui couvre celui-ci, le tabou doit être généralement maintenu et violé seulement par voie d'exception. La violation magique du tabou ne peut donc constituer qu'un acte rare, singulier, exceptionnel. Cette magie, qui emploie "des agents (magiques) proprement dits" fournis par les femmes (Hubert et Mauss, 1966, p. 20), est associée tout naturel-lement au sexe féminin. Ainsi s'explique qu'une certaine forme de magie, la magie d'efficacité qui s'exerce en violation de tabou, soit associée au côté gauche, côté de la féminité et que parfois les hommes qui l'exercent soient assimilés aux femmes.

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En revenant au puzzle du devin Nyoro, nous n'aurons plus de difficulté à com-prendre pourquoi il lance ses coquillages divinatoires de la main gauche. La voyance est un don, un art magique qui s'acquiert par la violation de tabou. Pline attribuait de grands pouvoirs de voyance aux femmes menstruantes, dont les prédictions, en général funestes, se réalisaient inévitablement (VII-XIII). Eliade rappelle qu'autour des sites des trois Sybilles il y avait de la terre rouge (1956, p. 42-43), et l'identi-fication de la terre rouge au sang, en particulier au sang menstruel, est bien attestée. Les violateurs de tabou ont souvent des pouvoirs divinatoires.

Ce pattern traditionnel se retrouvant partout, la même association des devins au côté gauche se retrouve chez les anciens Arabes. Dans la croyance de ceux-ci, les prophètes et les devins sont inspirés par leurs "acolytes", mais tandis que les premiers reçoivent la parole de leurs compagnons invisibles par l'oreille droite et il leur est ordonné de porter des robes blanches, les devins sont sollicités du côté gauche et il leur est demandé de porter du noir (Chelhod, 1964, p. 530). De -cette manière, le fait religieux, successif, se distingue du fait magique par les signes inverses à ceux qui caractérisent celui-ci.

Le signe gauche du devin Nyoro est donc une marque de la féminité qui, selon la pensée primitive, est sinon naturelle, du moins connaturée aux magiciens. Car le pouvoir magique qui les distingue (et. qui, dans ce cas, permet la voyance) a été obtenu par la violation de tabou, donc par l'appropriation, de la part des hommes, de quelque chose qui originairement appartenait au domaine féminin. Le caractère gauche du devin, le fait qu'il emploie la main gauche dans son activité magique, ne représentent pas une inversion. Par contre, le signe droit caractérisant la princesse Nyoro résulte bien d'une manipulation du symbolisme traditionnel qui a justement le but d'exprimer le phénomène d'inversion qui l'investit. Car ces princesses, qui s'unissent à leurs demi-frères, sont dites "être des hommes" ; elles sont élevées comme des garçons, ont des comportements masculins, et ne doivent ni se marier ni avoir d'enfants. Le signe droit n'est qu'une expression symbolique du statut d'inver-sion qui est le leur, dû à la violation de tabou qu'elles commettent, comme le veut la tradition de l'inceste royal, en s'unissant à leurs demi-frères. Ces relations incestueu-ses leur interdisent de se marier et d'avoir des enfants et l'impossibilité de vivre une vie de femme les fait assimiler à des garçons - de même que chez les Sara, par exemple, la femme indisposée dit "je suis homme" parce qu'elle ne cuisine pas et ni attend pas d'enfant (Jaulin, 1967, p. 202). Du même coup, le fait que la nature féminine de la princesse soit niée atténue le danger que représente son inceste.

Il ne peut donc être question d'un rapport structural entre deux inversions symétri-ques et opposées, et la présumée opposition entre pouvoir séculier et autorité reli-gieuse, qui aurait dû reposer sur ce rapport, n'a pas plus de base structurale qu'elle n'en a dans la réalité.

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Quand nous passons au Mugwe des Meru, nous nous trouvons en face non d'un problème, mais d'une parfaite illustration de la théorie de la violation magique du tabou. Car la puissance magique qui émane du Mugwe et qui se concentre dans sa main gauche a bien les caractéristiques du pouvoir du sang.

Comme la force émanant du sang, la force émanant du Mugwe est dangereuse. Nous savons que le Mugwe inspire la crainte et que les gens n'osent pas s'approcher de son habitation, que même le bétail ne doit pas traverser une rivière au même gué que lui, que la maison dans laquelle il a passé une nuit devient impropre à être habitée et est brûlée (Bernardi, p. 120). La force du Mugwe éloigne le mal : nous savons qu'il lui suffit de lever la main gauche pour repousser une armée ennemie. Il s'agit d'une force hautement ambivalente : le rôle du Mugwe est d'assurer le bien-être de ses sujets, la fertilité des femmes, du bétail et des champs, de rendre les guerriers invulnérables. Mais il peut aussi faire mourir les arbres et prononcer des malédictions dévastatrices. Comme tout violateur de tabou, le Mugwe est entouré de tabous qui imposent des comportements réciproques, dont l'interdit de sa main gauche est un exemple évident. Il doit la tenir toujours couverte et cachée, les autres ne doivent pas la regarder. L'effet qui suivrait ce contact visuel est la mort soudaine, provoquée, comme nous le lisons souvent dans les textes ethnographiques, par une force "fou-droyante". La crainte de telles manifestations "foudroyantes" est toujours mention-née dans des contextes comprenant la violation du tabou et le danger de sang qui en découle.

Nous savons que cette force ne s'obtient qu'en violation de tabou. Il faut donc présumer que le Mugwe doit accomplir quelque violation et le fait que sa main gauche soit interdite et "sacrée" laisse penser que la violation dont il tire son pouvoir soit en rapport avec cette main, ce qui est d'ailleurs conforme aux relations que nous avons discernées entre la gauche, l'impureté et le "sacré". Or que tient la main du Mugwe ? Elle tient les Kiragu, les insignes de la royauté, et c'est pour cela, dit-on, qu'elle doit être couverte et cachée.

Le terme Kiragu exprime chez les Imenti divers concepts. Le Kiragu est "ce qui fait le Mugwe" et désigne aussi le pot de médecine dont celui-ci se sert. Ces méde-cines seraient des graines diverses, mais les gens disent que personne ne sait ce que contient réellement le Kiragu, car personne, sauf le Mugwe,, ne peut le voir. Comme le Kiragu des Tharaka est de la bière de miel qui, à l'instar du Kiragu des Imenti, "ne doit pas se dessécher" et comme, selon Bernardi, la bière de miel "sacrée" est en général un insigne du Mugwe, et que celui-ci en prend de petites gorgées qu'il recrache sur les gens pour les bénir -il faut considérer que le Kiragu contenu dans le pot que le Mugwe cache dans sa main gauche soit de la bière de miel (Cf. Bernardi, pp. 100-104). Telle semble aussi être l'opinion de Needham.

Objet de tabou et du plus grand secret, possédant la puissance que le Kiragu com-munique à la main du Mugwe et à toute sa personne, cette bière ne peut pas être une bière ordinaire. Elle doit contenir un élément qui lui donne son caractère "sacré", la puissance de bénir et de tuer . Il y a donc lieu de se demander ce que nous savons de la préparation et de l'usage rituel de la bière dans les sociétés tribales.

Il est évident qu'une telle question exige une recherche qui ne peut être entamée ici ; mais quelques notes à ce sujet donneront une idée des rapports que la bière peut soutenir avec la violation du tabou.

Deux témoignages concordent sur un traitement très spécial de la bière rituelle chez les Luba du Congo. Lorsqu'une fille a déjà eu par trois fois ses menstruations, écrit Burton, les siens invitent le voisinage à une danse accompagnée d'une beuverie de bière. Dans cette bière écumante on presse les vieux chiffons dont la jeune fille s'est servie pendant ses indispositions (1930, p. 221). Theeuws, de son côté, dit que dans la bière préparée pour la même occasion et destinée aux hommes, on jette le morceau d'igname avec lequel la fille pubère a été déflorée (1960, p. 149).

Chez les Niakyusa du Tanganyika, la bière qui sera bue par les personnes qui se sont occupées des rites concernant la jeune fille pubère est ainsi préparée : on deman-de à la jeune fille de se tenir debout au-dessus d'un van et on détache le pagne d'écorce qu'elle porte, souillé par le premier écoulement menstruel, le laissant tomber sur le mil déposé au fond du récipient et avec lequel la bière sera brassée. Le breuva-ge est laissé fermenter dans la hutte où la jeune fille est recluse, sur la couche où elle gît (Wilson, 1957, pp. 119-122).

La bière a aussi un rôle à jouer dans les rites de circoncision des garçons. Chez les Ndembu de Rhodésie, on distingue entre bière de miel, dite "forte" ou "violente" (fierce), "boisson des hommes", et la bière de maïs qui est dite "bière des femmes" parce que "douce". Seule cette bière "douce" est donnée aux novices "pour les rafraîchir", car on croit que la "bière forte" fera saigner leurs plaies d'une manière incontrôlable (Turner, 1962, pp. 140-158). Or on sait que les personnes en danger de saigner, comme les circoncis aux plaies encore ouvertes, doivent s'abstenir de tout contact avec ce qui est en rapport réel ou symbolique avec le sang et pourrait donc provoquer des écoulements sanglants. Le fait que la bière de miel est refusée aux novices offre par conséquent une indication qu'elle est mise en rapport avec le sang, ce qui doit être dû, comme dans les cas précédents, à quelque violation de tabou présidant à sa préparation. Pour la même raison, elle n'est pas bue par les femmes, virtuellement toujours sanglantes.

Chez les Wiko du Haut Zambèze, la bière est préparée rituellement pour la fête qui suit la guérison des circoncis. Les Makishi, personnages "impurs" et masqués qui s'occupent des novices, se rendent au village pour aider les femmes dans cette besogne, qui est accompagnée par des danses obscènes. Les hommes viennent cher-cher le breuvage "en chantant le grand chant sur l'inversion des choses de la nature". Au cours d'une danse accompagnée de violations diverses et à laquelle participent les Makishi, la bière sera bue pour "libérer les consanguins de l'impureté de la loge" (Gluckman, 1941, pp. 152-153, 158). La "loge" étant celle de la circon-cision, où le sang des novices a été versé, mettant surtout en danger leurs consanguins, la bière préparée en violation de tabou, "purifie les consanguins", c'est-à-dire éloigne d'eux le danger de sang, en vertu de la notion que deux violations de tabou se neutralisent. Chez les Bugisu, les femmes emploient le bras d'un mort pour brasser la bière qui est alors considérée comme particulièrement "forte" (La Fontaine, 1963, p. 197).

C'est précisément à cause de ce caractère violateur qu'assume parfois la bière que chez les Gogo de Tanzanie, alors que tous les aliments doivent être donnés et reçus de la main droite, elle peut parfois être donnée et reçue de la main gauche (Rigby, 1966, p. 4) .

Ces données permettent de présumer quelle peut être la nature de la bière "sa-crée", Kiragu du Mugwe des Imenti. La thèse que cette bière de miel soit, réelle-ment ou symboliquement, associée à quelque matière "impure" en violation du tabou du sang, explique à la fois son caractère dangereux, sa puissance, son ambi-valence, le secret qui l'entoure et le tabou qui la couvre. Nous savons, en outre, que la possession de "médecines" de telle nature est un des traits qui caractérisent les rois et les chefs de l'Afrique.

Le Kiragu du Mugwe Imenti est une "médecine de la royauté", non dissem-blable, par exemple, de celle que confectionne le chef des Masaï ; il est seul à en connaître le secret et elle rend la victoire infaillible (Frazer, 1920, p. 121). Le chef des Ambo de Rhodésie possède une médecine considérée si puissante qu'elle peut dévaster le pays. Elle contient du sang menstruel (Stefaniszin, 1964, p. 71). Les médecines du roi des Bushong, douées de la même ambivalence, risquent de faire pourrir les récoltes dans les champs qu'il traverse (Vansina, 1964, p. 102). Chez les Thonga, chaque chef de clan a une médecine magique fort dangereuse, rendant ses hommes invinci-bles (Junod, vol. I, pp. 336, 367-373, 435 ; vol. 2, pp. 359-362).

Les "médecines de la royauté" sont faites avec du sang humain, souvent avec des matières fœtales ou d'autres ingrédients tirés du corps humain, graisse, peau, chair, viscères, prélevés sur des sacrifiés ou des ennemis, parfois aux cadavres des chefs eux-mêmes. Elles sont puissantes, dangereuses, ambivalentes, tout comme la force du sang et comme elle, génératrices d'interdits (L. M., 1970, pp. 680-683).

Le rapport qui intervient entre ces médecines obtenues en violation de tabou et la royauté ne peut être pleinement compris que dans un contexte explicatif de la royauté dite "divine", qui ne peut être évoqué ici. Il n'est toutefois pas nécessaire d'aller si loin pour que soit devenu intelligible quelle est la nature du Kiragu du Mugwe, pourquoi il le tient de la main gauche, pourquoi cette main est "sacrée" et pourquoi sa vue et son contact sont interdits. Il est même possible, à partir de ces conclusions, d'entrevoir quelques-unes des raisons qui rendent le Mugwe dangereux, donc ef-frayant et interdit, magiquement puissant donc "sacré", et qui le font assigner, comme le devin Nyoro, au "royaume ténébreux et malfamé" de la main gauche.

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Le rapport entre le côté gauche, la féminité et le "magique" (ou ce que notre auteur appelle "le mystique") a été expliqué ici par l'emploi dans la magie de matières impures d'origine féminine qui dans la vie quotidienne sont touchées de la main gauche. Notons que les auteurs qui se sont penchés sur ce problème se sont approchés de cette solution. Hertz, comme on l'a vu, a indiqué l'importance du "re-tournement des pouvoirs du côté gauche". Needham a frôlé le thème de la violation quand à propos d'un mythe Nyoro qui "souligne le triomphe du négatif et du désor-donné", il a rappelé un problème de valeur universelle, celui de situations "dans lesquelles des sociétés, ou des institutions ou des personnes sont créées précisément par ces moyens qui sont actuellement les plus abhorrés et desquelles la descendance d'unions mythiques incestueuses est un bon exemple" (1967, p. 446). Chelhod, se souvenant des "inversions fréquentes dans la sorcellerie" entrevoit que "le yasâr (gauche) serait alors le côté du corps en relation avec le sacré impur" et "de ce fait jouirait de plus d'efficacité". Mais s'étant approché de cette "explication labo-rieuse" avec "beaucoup d'hésitation", il s'empresse de s'en éloigner pour en propo-ser une autre (1964, p. 446) . C'est comme si le caractère sacrilège et en quelque sorte horrifiant de la violation de tabou portait à s'écarter de l'étude de ce phénomène qui est cependant toujours pressenti, en dehors de la conscience claire.

Un aspect mineur du problème de la latéralité se trouve incidemment éclairci par la présente explication : celui "du contraste entre la stabilité du signe droit - qui a toujours les mêmes connotations, et ce que l'on a appelé "l'instabilité" du signe gauche, qui parfois est funeste et parfois de bon augure. Ainsi chez les Arabes, bien que chimâl, gauche, annonce des malheurs et que la main gauche soit porteuse de mauvais présages, le mot yasâr se réfère à la fois à la gauche et à la prospérité ; yusra qui dans la langue désigne le côté maléfique de l'espace, est en rapport avec des idées de prospérité et de bien être. "On se trouve donc manifestement en présence de termes ambivalents dans lesquels se côtoient des représentations collectives de sens contradictoire. La gauche, chez les Arabes - et dans d'autres civilisations aussi – témoigne donc d'une certaine instabilité quant à la valeur mystique qui lui est sous-jacente, contrairement à celle de la droite qui ne serait pas sujette à de telles varia-tions" (Chelhod, 1964, p. 531).

L'instabilité des termes indiquant la gauche, qui avait été signalée par Meillet à Hertz, est attribuée par ce dernier au caractère inquiétant de la gauche, qui porterait à user d'antiphrases (1928, pp. 110-111 et notes), et Chelhod se range à la même opinion. Il est clair que le langage ne fait que traduire l'ambivalence qui est dans la pensée et dont l'instabilité des termes est l'effet. Que la main gauche soit chargée d'ambivalence, et la main droite ne le soit pas, indique que le symbolisme gauche/droit, calqué sur l'opposition impur/pur, a sa raison d'être à partir de la gauche et de l'impur ; l'ambivalence est celle inhérente à l'impur qui peut être, comme le sang, malfaisant ou bienfaisant. Le pur n'étant que "l'exempt de danger", il ne peut avoir d'ambivalence et il en est de même pour le côté droit. La main droite n'est symbolique que par opposition aux significations dont est chargée la main gauche.

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C'est dans l'expérience des efforts et des dangers quotidiens, dans l'angoisse de survivre, coulée dans les craintes imaginaires qui devaient fournir les médiations aptes à introduire les comportements les mieux ajustés aux exigences de l'évolution sociale - que les humains ont élaboré la coutume d'attribuer aux deux mains des fonctions distinctes et opposées. Cette distinction était un moyen immédiatement offert de symboliser la dichotomie entre les sexes et la manière transposée dont elle était vécue : la dichotomie entre ce qui est impur donc dangereux, le sexe féminin - et ce qui est "exempt de danger", le pur, le sexe masculin. L'impur ayant acquis, par la violation rituelle du tabou, une valeur d'efficacité magique, le symbolisme de la latéralité se configure dans les concrétions : "gauche, féminin, impur, dangereux, magiquement efficace" et "droite, masculin, exempt de danger, pur ou purifié".

L'interprétation du symbolisme de la gauche et de la droite, qui se résume ainsi, ne permet plus de considérer la distinction entre la droite et la gauche, ainsi que le voudraient les "structuralistes", comme "une opposition logique élémentaire" ou comme "le reflet conceptuel d'un élément nécessaire dans la structure de la pensée". Cette interprétation nous a permis, par contre, d'apercevoir la solution des deux problèmes posés par Needham. Ceci devrait contribuer à démontrer que si l'on se penche sur les faits ethnographiques en les saisissant au niveau empirique qui est le leur, pour les étudier à l'aide d'autres faits et d'autres contextes ethnographiques - en ayant toujours en vue la recherche du sens de ces croyances dans les sociétés où elles se manifestent - des relations finissent par devenir perceptibles, permettant de déceler le système dont ces faits relèvent. Alors s'ouvrent des voies vers la. compréhension des phénomènes ethnologiques, phénomènes sur lesquels la réflexion ne peut que s'épuiser en vain, quand elle s'est rendue prisonnière de méthodes et de principes étrangers à la matière à connaître.

La chasse aux aigles chez les hidatsa

Laura Makarius

La chasse aux aigles par la méthode des fosses-pièges, telle que la pratiquent, ou la pratiquaient aux États-Unis, des tribus indiennes aussi éloignées les unes des autres que les Nez Percés et les Seneca, les Blackfoot et les Cherokee, les Dakota et les Apaches (Wissler, 1929, pp. 105-107) , s'accompagne d'un grand nombre de com-portements cérémoniaux assez obscurs, dont la signification mérite d'être recher-chée.

Le chasseur tapi dans sa fosse et l'aigle planant dans le ciel évoquent une vision spatiale, opposant le haut et le bas, ce qui offre un sujet d'élection à l'analyse structurale . Le trappeur et sa proie représentent un écart maximisé auquel répon-dront les aspects mythiques et rituels de la chasse. Ils sont vus comme deux points dans l'espace, d'abord écartés puis conjoints. Ce qui se passe dans la tête de l'homme n'a pas plus de poids que ce qui se passe dans la tête de l'oiseau. L'aigle fondra sur l'appât, mû par son appétit carnivore, et l'homme inventera une foule de rites et de mythes, parce que l'écart qui le sépare de sa proie est "l'opposition la plus forte concevable, dans le domaine de la chasse, sous le rapport du haut et du bas". "L'ex-traordinaire complication des rites qui précèdent, accompagnent et concluent la chasse aux aigles, est donc la contrepartie de la position exceptionnelle occupée par celle-ci au sein d'une typologie mythique, qui fait d'elle l'expression concrète d'un écart maximum entre le chasseur et son gibier" (Lévi-Strauss, 1962b, p. 69).

À une telle interprétation, caractéristique d'une méthode qui recherche l'abstrac-tion et considère les faits sous leur aspect formel, géométrique, s'oppose l'interpré-tation ethnologique qui s'efforce de saisir les phénomènes dans la praxis et d'en découvrir le sens réel, sous la signification que leur prêtent les acteurs du drame cérémonial, les conteurs de mythes et en général, les membres de la société. Ce sens est caché - qu'il soit transformé, refoulé ou simplement oublié - mais n'est pas irrécu-pérable par les voies d'une analyse collant aux faits et tentant de les éclairer à partir du contexte dans lequel ils sont situés.

Le rapport le plus complet que l'on possède sur la chasse aux aigles et les cérémonies qui l'entourent concerne les Hidatsa du Haut Missouri. Il est dû à G. L. Wilson, qui a recueilli ses renseignements en 1915, d'un Hidatsa né vers le milieu du siècle passé. La description se réfère donc à une époque où les Indiens des villages vivaient encore conformément à leurs anciens usages et à leurs traditions.

Les trappeurs d'aigles, en nombre assez restreint, installent leur camp, générale-ment à l'automne, dans un lieu considéré comme propice, à quelques dizaines de milles de leur village. Ils sont accompagnés de leurs femmes qui logent à part, dans une tente commune, alors que les hommes couchent dans un abri, la "loge" de chas-se. L'intérieur de la loge est aménagé selon un plan rituel ; au centre est creusé un foyer qui représente symboliquement la fosse dans laquelle se tiendra le chasseur.

Ces fosses individuelles sont recouvertes d'un treillis camouflé par des herbes. Chez les Hidatsa, le chasseur s'étend, les jambes légèrement repliées, dans la fosse, au-dessus de laquelle est fixé l'appât. Quand l'aigle descend en vol et, comme le disent les Indiens, "s'assied" sur l'appât , l'homme soulève le treillis de sa tête et attrape des deux mains les pattes de l'oiseau. Les aigles sont recherchés pour le pres-tige et la valeur de leurs plumes. Les douze plumes caudales d'un jeune aigle doré pouvaient être échangées contre un cheval .

I

La chasse aux aigles est entourée d'un grand nombre de rites, destinés à la favoriser et en même temps à en limiter les dangers réels et magiques. Le cérémonial Hidatsa présente un aspect qui, à première vue, peut paraître aberrant : contrairement aux croyances et aux coutumes répandues chez les chasseurs, le sang menstruel ne semble pas être considéré comme néfaste, et les rites comportent, quand l'occasion s'en présente, la participation d'une femme indisposée. "Quand une femme dans le camp menstrue, écrit Wilson, elle le fait savoir à la loge des chasseurs, que ce soit de jour ou de nuit" (pp. 168-169).

Le chef de la chasse place alors, dans l'ordre prescrit, quatre braises aux quatre coins de la fosse symbolique, et sur chaque braise met une boule de sauge. La femme est introduite dans la loge rituelle ; elle avance en jetant sa robe par dessus la tête et déambule autour du foyer, en inhalant la fumée aux quatre coins, cependant que le chef agite son hochet rituel en chantant : "Je les ai peintes en rouge", mots qui se réfèrent aux boules de sauge, qu'il a en effet peintes de cette couleur . De son hochet, il fait des gestes imitant le lancement d'un lasso.

Ce rite a une correspondance mythique : un être surnaturel, aigle à front humain, appelé FrangeAilée (Fringed-Wing), descendu du ciel, a enseigné aux Hidatsa "à chanter ce chant quand une femme menstrue, à mettre de la sauge aux quatre coins du foyer et à faire marcher la femme autour..." (Wilson, 1929, p. 216) "vous attraperez alors beaucoup d'aigles" - dit Frange-Ailée . L'informateur de Wilson, tout de suite après. avoir décrit ce rituel, déclare : "Quand ces cérémonies avec la femme mens-truante avaient eu lieu, nous étions sûrs que nous capturerions beaucoup d'aigles" (Wilson, 1929, p. 169).

Le lien de cause à effet, aussi instamment souligné, nous éclaire déjà sur la nature du rite : il s'agit d'une violation de tabou délibérément commise, dans le but d'obtenir un résultat favorable . Le tabou violé par les trappeurs Hidatsa est le tabou que l'on trouve dans toutes les sociétés tribales, celui qui défend le contact avec les femmes menstruantes (ou accouchées), dont l'écoulement sanglant est considéré comme impur et dangereux  . Dans ce cas, le but de la violation est la capture d'un grand nombre d'aigles. Ailleurs, il sera la venue de la pluie, ou la guérison des maladies, la réussite d'une opération artisanale, la victoire à la guerre, etc.

On constate ces violations rituelles dans la plupart des sociétés étudiées par les ethnologues. Un grand danger - ce danger même contre lequel le tabou est censé pré-munir - s'attache à ce procédé et par conséquent on n'y recourt qu'en cas exceptionnel, afin de parvenir à des résultats importants. Nous avons eu l'occasion d'indiquer par quels mécanismes un pouvoir magique de haute efficacité a été attribué à la per-pétration d'actes défendus par la règle tribale , actes parmi lesquels il faut compter l'inceste et certains meurtres, en particulier le meurtre de consanguins et de proches parents .

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Dans la chasse aux aigles des Hidatsa, la violation de tabou représentée par l'appa-rition de la femme indisposée n'est pas un fait isolé, unique, mais s'insère dans un tissu cérémoniel qui comporte d'autres violations de tabou, d'autres inversions des règles.

Comme la plupart des chasseurs (et malgré le rite dont nous avons parlé), les trappeurs d'aigles Hidatsa établissent une séparation rigoureuse entre l'élément fémi-nin et ce qui touche à la chasse. Les femmes vivent à part. Une règle inviolable interdit les rapports sexuels (Wilson, 1929, p. 216, n.l.). L'accès à la loge rituelle leur est interdit ; quand elles viennent apporter la nourriture, elles doivent s'annoncer à haute voix, la déposer devant la porte fermée et s'éloigner immédiatement. A la capture du premier aigle, le chef leur ordonne de rentrer au plus vite dans leur tente et de ne rien regarder de ce qui se passe (p. 169) .

Cependant, quand certaines cérémonies sont célébrées, les femmes sont invitées à entrer dans la loge rituelle. Assises près de la porte, elles assistent aux rites que le chef, le visage et le cheveux teints en rouge, accomplit devant le crâne de buffle, qui est l'objet sacré principal, et elles sont invitées à danser en même temps que les hommes (Wilson, p. 174 sq) .

Au cours de cette séance, telle que la décrit l'informateur, des actes ont lieu qui sont ordinairement défendus. Alors que d'habitude il est prescrit de ne pas passer devant le crâne de buffle, de ne pas marcher entre les "bâtons-serpents" (snake-sticks), placés le long de la fosse et de ne pas les toucher (Wilson, pp. 152, 165) , maintenant les chasseurs "n'évitent pas" de passer devant le crâne, et "marchent tout droit" sur les "bâtons-serpents". C'est que "toutes les règles sont alors suspen-dues" (p. 176). A l'occasion d'une autre cérémonie, celle de la Dernière Chasse, toutes les règles sont suspendues quand on offre la fumée de la pipe sacrée à la "patte d'ours" (Foot-bone) (p. 198). Comme on le voit, la transgression délibérée des règles est présente dans le rituel des trappeurs Hidatsa même en dehors du rite de la femme menstruante, où la violation de tabou est plus flagrante parce que le tabou enfreint est le plus rigoureux.

Comme l'a montré Durkheim (1897, p. 41 sq.) au siècle passé (et sa thèse n'a jamais été sérieusement contestée), le tabou sur les femmes, leur éloignement en cer-taines circonstances sociales, sont en quelque sorte une extension du tabou menstruel - les femmes (celles ayant dépassé la ménopause et les fillettes mises à part) étant toujours virtuellement sanglantes. Les tabous excluant les femmes des activités de la chasse et proscrivant les rapports sexuels lorsqu'une entreprise périlleuse est en cours, ou même en vue, sont dictés par l'exigence de bannir tout risque de contacts avec le sang menstruel et avec l'organe dont il provient, car on pense que ce contact aggra-verait les dangers réels ou imaginaires qui vont être affrontés.

La violation d'interdit représentée par le rite de la femme indisposée (le fait qu'elle soulève sa robe et qu'elle inhale ostensiblement la fumée souligne que le contact entre son corps et le monde extérieur n'est pas évité ainsi qu'il devrait l'être) est donc une violation de tabou de même nature, mais d'un degré plus élevé, que celle faisant entrer les femmes dans la loge rituelle, qui leur est habituellement défendue. Le contraste est peut-être accentué à plaisir entre le comportement qui leur est imposé après la capture du premier aigle, quand elles doivent se coucher et se couvrir la tête d'une couverture pour éviter que leur regard effleure le chasseur ou sa proie, et l'ordre qui leur est donné ensuite d'entrer dans la loge, où les queues des oiseaux dépecés sont étalées sur le crâne du buffle. Elles assistent (on ne dit pas si elles y participent) au rite qui consiste à goûter rituellement à ces plumes en les mordant à la base où une goutte de sang apparaît quand on les arrache aux oiseaux (p. 237). De plus, les femmes consomment rituellement, en même temps que les hommes, la boulette de quatre céréales, alors que d'habitude elles mangent à part.

Si la séparation des sexes est généralement observée quand les hommes vont au devant de quelque entreprise dans laquelle le sang risque de couler, cette règle est encore renforcée, bien que cela paraisse paradoxal, quand le tabou a été rituellement violé. Le tabou, conçu comme une barrière protégeant d'un danger, généralement un danger d'effusion sanglante, ayant été un moment écarté, un état d'imminence de danger s'est instauré : l'effusion sanglante est à craindre, avec ses conséquences in-contrôlables. Le tabou, exceptionnellement violé, doit être respecté avec une vigueur accrue (L. M., 1968, p. 3, 45, 46 sq.).

Dans le mythe que nous avons cité, après avoir instruit les Indiens sur le rite de la femme menstruante, Frange-Ailée enchaîne immédiatement : "Mais je dois vous imposer une nouvelle règle. Ne permettez à aucun homme de toucher à une femme dans la loge de la chasse aux aigles. Cela peut vous sembler difficile, mais on ne peut faire autrement. Si un jeune homme touche une femme, il lui arrivera malheur !" (p. 216). Le danger que l'on craint est un danger sanglant : "Il sera égratigné par les aigles ou blessé d'une autre manière" (p. 168).

Les chasseurs d'aigles sont évidemment exposés à de graves dangers d'écoule-ments sanglants. Les becs tranchants, les griffes acérées de ces rapaces peuvent déchirer et mutiler le trappeur distrait ou maladroit . Comme cela arrive toujours, quand le danger de sang est imminent, en plus des mesures pratiques tendant à éviter les accidents, des mesures magiques sont imposées pour exclure les autres causes d'écoulements sanglants.

La plus commune de ces mesures est l'éloignement des femmes, l'interdiction des rapports sexuels : nous avons vu qu'elle est en vigueur dans le camp des trappeurs. Une autre mesure qui se rencontre souvent (elle frappe généralement les jeunes filles à la puberté) est l'interdiction de se gratter : elle est imposée aux trappeurs (Bowers, 1950, p. 238) . L'usage d'instruments pointus ou tranchants est parfois interdit quand le danger de sang est imminent. Une interdiction "sacrée" défend au trappeur d'ai-gles Blackfoot, ainsi qu'à sa femme, pendant qu'il est à la chasse, d'employer une alène (Grinnell, 1893, p. 238).

Des mesures d'un autre ordre tendent à éviter le danger de sang. Elles proscrivent l'exercice de la violence (L. M., 1968, p. 41, 59) ; la violence est interdite, ou du moins désapprouvée, dans un campement de trappeurs d'aigles. Un mythe dit qu'un homme, qui avait décidé de tuer sa femme, remit ce projet, "ne voulant pas exercer la violence dans le camp". (Wilson, p. 192) Beckwith fait état d'une interdiction qui est fréquente lors des célébrations indiennes : "Si vous êtes tenté de vous mettre en colère, éloignez de vous la tentation, et montrez du contentement au lieu que de la haine. Humiliez-vous, jeûnez et faites pénitence, car ces choses vous porteront bon-heur" (1938, p. 199). Il ne s'agit pas d'une simple règle de respect ou de bienséance. L'interdiction de se mettre en colère est un des aspects de la "non-violence", et la suggestion que la conduite inverse porte bonheur indique que la colère porterait malheur, malheur qui serait sanglant.

La défense de porter des armes dans la fosse et les dispositions prises afin d'éviter les disputes (Bowers, 1950, p. 210, 236) , sont d'autres signes de la "non-violence". C'est au même ordre de préoccupations que répondent les trêves qui s'établissent, quand la chasse est en cours, entre groupes habituellement hostiles. Le motif en est bien explicité : "une convention tacite voulait qu'il ne se produisît pas d'effusion de sang entre deux tribus pendant la saison de la chasse ; sinon, les chasseurs seront malchanceux..." (Bowers, p. 210) . On sait que d'autres trêves sont appliquées dans des circonstances semblables, par exemple chez les Bantous, à l'époque des circon-cisions  : car l'état sanglant des adolescents rend dangereux tout autre écoulement de sang.

Dans un ensemble de comportements visant à ce que le sang ne coule pas, vient s'inscrire la règle que les aigles soient supprimés de manière non-sanglante, par étouf-fement ou strangulation (ce qui toutefois n'empêche pas qu'on leur coupe les ailes).

Logiquement, la crainte d'écoulements sanglants, qui donne lieu à ces diverses manifestations symboliques, devrait bannir tout rite de violation du tabou du sang, qui ne peut qu'aggraver le danger de sang imminent. Cependant il n'en est pas ainsi. La violation de tabou, rite suprême d'efficacité, apparaît nécessaire à la réussite de toute opération hasardeuse, d'autant plus indispensable que celle-ci comporte plus de risques. Elle est même censée assurer l'invulnérabilité. Elle aura donc lieu mais, en même temps, elle aggravera l'état de danger, et imposera l'exigence de respecter encore plus rigoureusement les tabous qu'elle vient de briser. Nous touchons là à une contradiction génératrice des confusions qui ont contribué à faire obstacle à la compréhension de ce phénomène essentiel .

La présente interprétation permet d'expliquer la nature et les buts du rite de la femme menstruante et de montrer qu'il s'inscrit dans un ensemble de rites violateurs ayant leur raison d'être dans la chasse en général et dans la chasse aux aigles en particulier ; la série de comportements concomitants à la chasse et au rituel a alors trouvé sa signification. Que nous apporte par contre l'interprétation structurale ?

En affirmant que les rites accompagnant la chasse aux aigles "doivent avoir pour objet principal d'assurer une médiatisation entre des termes polaires, d'abord donnés comme dissociés" le structuraliste ne fait que répéter, en termes différents, que ces rites doivent permettre au chasseur d'attraper sa proie. Toute chasse, en effet, ainsi que toute poursuite et même toute rencontre, peut être décrite comme la "réduction d'un écart" entre le chasseur et le gibier, et finalement comme leur "conjonction". Ici comme ailleurs, le structuralisme ne fait que reformuler un phénomène en termes abstraits, formels, généraux, qui l'éloignent de la possibilité d'expliquer quoi que ce soit. Vouloir rendre compte, par exemple, du rite de la femme menstruante en écri-vant que "la conjonction est si lointaine qu'elle se présente comme une disjonction insurmontable sauf, précisément, par le sang", c'est recourir à une circonlocution pour signifier que les trappeurs Hidatsa accomplissent un rite sanglant, mais cela ne permet pas de dire pourquoi c'est le sang le plus interdit et non n'importe quel sang qui est considéré comme nécessaire à la capture des aigles, ce qu'il aurait fallu expliquer. D'autre part, l'affirmation que "l'analyse du rituel... vérifie, dans tous ses détails, ce dualisme d'une proie céleste et d'un chasseur chtonien qui évoque aussi l'opposition la plus forte concevable, dans le domaine de la chasse, sous le rapport du haut et du bas" (Lévi-Strauss 1962, p. 69) n'a pas le moindre fondement dans les faits ethnographiques.

II

L'interprétation des rites des trappeurs d'aigles à la lumière de la violation d'inter-dit permet de saisir le sens de certains mythes qui, sous des déguisements divers, font le récit d'une autre et encore plus grave violation, le meurtre d'un con-sanguin ou d'un proche parent, perpétré afin d'obtenir le succès dans la chasse aux aigles.

L'idée qu'un meurtre de ce type facilite la capture des aigles, est répandue parmi les Indiens. Les Cheyennes, par exemple, soupçonnaient un vieillard de la tribu d'avoir sacrifié sa fille dans ce but (Grinnell, 1923, p. 303). Nous voyons là un cas particulier de la croyance, répandue dans le monde entier, que le meurtre d'un con-sanguin ou d'un proche parent constitue un moyen extrêmement efficace de réussite magique.

Tout meurtre, à moins qu'il ne soit investi d'une intention différente, peut s'appa-renter à la violation de tabou, mais le meurtre d'un consanguin constitue la violation d'un tabou fondamental, celui qui défend de faire couler le sang d'un membre du groupe consanguin. La motivation d'un tel interdit est la notion, compréhensible dans le cadre de la croyance à l'interdépendance organique des membres du même groupe, que l'épanchement du sang de l'un d'eux met les autres en danger de perdre également leur sang. Le rôle social d'un tel interdit stabilise et renforce l'ensemble des croyances qui en forment la motivation. Le meurtre d'un consanguin permet de réaliser le con-tact avec le sang consanguin qui, étant le sang le plus dangereux, confère la plus haute puissance magique à celui qui l'emploie (Cf. L. M., 1969a).

L'interdit s'étend aux meurtres non sanglants, et les consanguins peuvent être remplacés par des proches ou par des conjoints. La violation suit les extensions de l'interdit. Une rationalisation porte à penser que la vie d'un être proche est le prix que l'on paie pour obtenir la révélation de certains secrets et l'initiation à certaines pratiques magiques. Comme l'écrit Kluckhohn, "l'assassinat d'un proche, normale-ment d'un consanguin, fait partie du pattern général de la magie..." (1944, p. 58) .

Dans le mythe de Frange-Ailée, chef surnaturel des aigles, sa capture par Vieil Ours fait suite, à une année de distance, à l'enlèvement par les aigles du fils de ce leader. Menacée de mort, Frange-Ailée promet aux chasseurs qu'elle leur enverra beaucoup d'aigles et, comme nous l'avons vu, leur enseigne le rite qui permettra de mieux les attraper. "Mais - observe le mythe en guise de conclusion - le père, Vieil Ours Noir, ne se vit pas restituer son fils. Nous croyons que les aigles l'ont mangé ; l'histoire ne dit pas qu'ils le firent, mais nous inférons qu'il en fut ainsi" (p. 216).

L'exégèse indique que le mythe ne dit pas toute la vérité : un fait essentiel, le meurtre commis par les aigles sur la personne du jeune fils du chef, est escamoté. Il est escamoté parce qu'il ne s'agit pas d'un accident : le père et les autres chasseurs ont bénéficié de la mise à mort de l'enfant, ayant obtenu par ce moyen les secrets de la chasse. Certes, le mythe ne dit pas que l'enfant a été délibérément sacrifié. Il raconte que les aigles l'ont enlevé parce qu'il s'était endormi dans la fosse, mais la vérité est dévoilée par le fait que Vieil Ours, tout en tenant en son pouvoir le chef des ravis-seurs de l'enfant, n'en réclame pas la restitution. Le silence est maintenu sur sa disparition, à laquelle a fait suite la révélation du secret principal de la chasse, le rite de la femme indisposée. Le lien de cause à effet que le mythe établit entre la dispari-tion de l'enfant et la capture de Frange-Ailée est une affabulation qui cache un rapport de causalité tout différent. Frange-Ailée ne descend pas sur terre parce qu'un père inconsolable réussit à la capturer pour tenter de retrouver son enfant ou en venger la mort ; elle vient payer la dette qu'elle a contractée en s'emparant du fils du chef, avec l'accord implicite de celui-ci. La vérité étant inacceptable, et de plus devant rester secrète, les mythes, qui ont pourtant fonction de la conserver, la dissimulent ou la taisent, et cela leur donne l'allure boiteuse qui trahit, précisément, leur caractère ésotérique.

Le motif du meurtre magique commis afin d'assurer le succès de la chasse aux aigles se retrouve dans un mythe Mandan-Hidatsa dont nous connaissons trois ver-sions différentes.

Dans la version racontée par Pepper et Wilson, un jeune Hidatsa va dans la forêt, chez les ours chasseurs et mangeurs d'aigles, se lie avec eux et se prend d'affection pour un petit ours dont il devient le frère adoptif et qu'il ramène dans son village. Ne s'entendant pas avec l'épouse de son frère humain, l'ourson retourne à la forêt et l'homme le suit. Le père ours invite le jeune Indien à mettre à mort son "frère", en le chatouillant jusqu'à le faire mourir de rire, et lui promet qu'un an plus tard les ours viendront au village, lui apporter la peau de l'ourson, qui servira de fétiche pour la chasse aux aigles .

L'Indien exécute le meurtre, puis retourne chez les siens et y accomplit des mira-cles : il fait venir la pluie et approcher les buffles et il assure la victoire sur les enne-mis. Une nuit, les ours viennent le voir, et au cours d'une séance solennelle lui communiquent les secrets et les techniques de la chasse aux aigles, lui laissant divers objets rituels, dont l'ourson empaillé (Pepper et Wilson, 1907-1915, p. 306-318).

Dans la version Mandan, recueillie par Frances Densmore, le jeune homme égaré dans la forêt rencontre un petit carcajou (wolverine) qui se tient dans une fosse, occu-pé à attraper des aigles (Densmore, 1923, pp. 64-69) . Ce dernier appelle "frère" le visiteur et, comme dans le récit précédent, entre eux s'établit une affectueuse amitié. Le père du carcajou  adoptera le jeune Indien. Un jour celui-ci décide de rentrer chez les siens. Le carcajou lui apprend alors la phrase qu'il devra prononcer quand il reviendra voir son père adoptif : "Je désire mettre à sécher sur un cadre la peau d'un petit animal". Comme nous le verrons il s'agit de sa propre peau, évoquant la peau de carcajou qui se trouve dans les sachets rituels des trappeurs d'aigles Mandan. Ainsi, la petite wolverine accepte sa propre condamnation.

Quand l'Indien revient, en criant la phrase qui lui a été enseignée par le carcajou, le père de ce dernier fait, un long moment, semblant de ne pas le voir. Il se décide enfin, comme à regret, à le faire entrer dans la loge, où sont réunis les carcajous, les noirs d'un côté, les bruns de l'autre. Le chef, qui porte le nom de Old Wolverine, leur soumet la demande de son fils adoptif, en ajoutant : "Voyez ce que vous pouvez faire pour le satisfaire". La pipe cérémoniale est passée de l'un à l'autre, à travers les rangs, sans qu'aucune décision ne soit prise. Au troisième tour, le petit carcajou saisit la boulette de céréales qui accompagne rituellement la pipe, mais ne prend pas celle-ci ; son père lui enjoint rudement de l'allumer. La jeune wolverine s'exécute, allume la pipe et partage la boulette avec les autres - acte rituel par lequel il exprime qu'il accepte d'être sacrifié - tout en déclarant qu'il n'aurait pas voulu le faire.

Le lendemain, comme dans le récit Hidatsa, l'Indien est invité par Old Wolverine, son père adoptif, à tuer le petit carcajou, à l'empailler et à s'en faire un fétiche de chasse. Il obéit et l'autre lui ordonne de faire les préparatifs nécessaires, car il se ren-dra chez lui quatre jours plus tard pour "faire de la médecine".

La troisième version, rapportée par Martha Beckwith, est due au même informa-teur Mandan (Ben Benson), qui avait raconté le mythe à Frances Densmore une dizaine d'années auparavant. Elle diffère de la version précédente surtout en cela que Benson ne mentionne plus les carcajous, mais semble se référer à des humains. Le caractère volontaire du sacrifice du jeune frère adoptif est encore mieux explicité. Ce dernier dit au visiteur, qui va le quitter. "Quand tu reviendras, rapporte une boule de céréales, et crie : je veux que la peau soit arrachée du corps ! Continue à insister sur cela, ne l'oublie pas !" .

Ayant fait à son camp les préparatifs nécessaires, l'Indien revient chez ses hôtes, en criant la phrase que son frère adoptif lui a apprise. Les hommes se tiennent debout, en rang, devant la porte pour le recevoir. La scène de la pipe se répète comme dans la version précédente, jusqu'à ce que le jeune frère se désigne en disant : "Hommes, je vous désapprouve, mais prenez ce blé et partagez-le". Il leur tend une petite partie de la boulette.

Le lendemain, alors que le garçon joue dehors, le vieil homme dit à son fils adoptif : "Va, cherche ton frère et en jouant avec lui, fais-le dormir en le chatouil-lant". Il lui indique ensuite comment écorcher le corps sans déchirer la peau. "L'Indien sort et commence à chatouiller l'enfant. Celui-ci supplie, hurle et rit jusqu'à ce que, épuisé, il s'endorme . Le jeune Indien prend son couteau en silex et coupe la peau d'un genou à l'autre et en-dessous, la dépouille, la bourre d'herbes et la recoud, en lui donnant une position assise. Quelques jours plus tard elle sèche". Le père pro-met d'aller chez l'Indien pour lui apporter "son frère" et "lui montrer le mystère". Le corps empaillé restera auprès du frère adoptif "afin qu'il ait du succès pour attraper les aigles, prendre les oiseaux au piège et pêcher le poisson" (Beckwith, 1938, pp. 206-214) .

Considérés en eux-mêmes, ces récits sont déconcertants. Il est étrange que des pères invitent un visiteur à mettre à mort leurs enfants, et que le visiteur tue de ses propres mains des êtres jeunes et amicaux, pour lesquels il éprouve tant d'affection qu'il s'est uni à eux par des liens de fraternité. D'autre part, assassiner le fils de son hôte est contraire aux coutumes de l'hospitalité. Ce dernier, enfin, se trouve donner son enfant, plus l'initiation à la chasse aux aigles, alors que normalement, comme dans le cas de Frange-Ailée, l'instructeur devrait recevoir une offrande. Si l'on admet, comme semblent l'admettre informateurs et ethnologues, qu'un petit animal empaillé soit le fétiche indispensable de cette chasse, il faut se demander pourquoi sa capture et sa mise à mort sont insérées dans une trame aussi contradictoire.

Placée dans le contexte de la violation rituelle de tabou, et en particulier du meur-tre consanguin, et rapprochée du mythe de Frange-Ailée, l'histoire a déjà commencé à s'éclairer. Nous savons, du moins, pourquoi un meurtre est considéré comme néces-saire à l'apprentissage de la chasse aux aigles et au succès de celle-ci, et nous savons aussi que le meurtre, en principe, devrait être celui d'un consanguin ou d'un proche parent. Or, dans ce mythe la victime ne se trouve pas dans le camp du demandeur mais dans celui du détenteur des secrets. Cela s'explique par le caractère en partie étiologique des récits, qui veulent non seulement retenir le souvenir du meurtre magique des consanguins, mais aussi expliquer la présence de la peau d'ours dans les sachets sacrés des trappeurs Hidatsa, celle de la peau de carcajou dans les sachets Mandan .

Pour que le meurtre de ces animaux garde son sens magique, il faut faire d'eux des consanguins du tueur, d'où les affabulations sur l'affection qui les lie à ce dernier et sur leur fraternité, affabulations qui accentuent le caractère contradictoire du récit. Mais pourquoi, alors que les victimes auraient dû être consanguines ou du moins proches de ceux au profit desquels elles ont été tuées, sont-elles représentées comme étant d'une autre espèce ? La question étant ainsi posée, une hypothèse se présente : dans l'esprit des Indiens, ces victimes animales remplaceraient les victimes humaines considérées en principe comme nécessaires. Les peaux et les pattes d'ours et de carcajou qui président aux rites de la chasse aux aigles auraient précisément le rôle de témoigner de cette substitution. Rappelons que chez les Blackfoot, au sujet desquels nous citerons un mythe de meurtre humain en relation avec la chasse aux aigles, les trappeurs ont pour objet rituel un crâne humain, qu'ils emportent dans la trappe, ou gardent dans la loge aux aigles, et auquel ils adressent des prières (Grinnell, 1893, p. 238) .

L'explication que nous venons de formuler suggère que les chasseurs s'identi-fieraient aux Petits Ours Noirs ou aux wolverines, afin de donner une apparence de réalité à l'apparentement fictif qui lie aux êtres tués les bénéficiaires de leur meurtre. Une fiction en entraînant une autre, après avoir substitué le meurtre animal au meurtre humain, ils substitueraient à des chasseurs humains des chasseurs animaux, afin de se mettre de plain-pied avec les animaux sacrifiés et de recouvrer toute la valeur efficace du meurtre magique.

Ainsi, l'adoption mythique du jeune Indien par le Vieil Ours ou la Vieille Wolverine, (nécessaire pour transformer en meurtre consanguin le meurtre d'une créa-ture d'une autre espèce et non apparentée), préfigurerait l'identification des chasseurs à ces espèces animales ; et le consentement de la victime désignée, qui non seulement accepte sa propre perte mais œuvre à la rendre inévitable, acquiert tout son sens, puisqu'il élimine l'hostilité que provoquerait un meurtre non consenti, et qui ferait obstacle à la fraternisation entre humains et ours ou wolverines.

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Il est intéressant de rapprocher de ces hypothèses un mythe Blackfoot sur l'origine de la chasse aux aigles, qui fait état de l'exigence d'un meurtre humain, ainsi que de la tentative d'y substituer un meurtre animal. Dans ce cas, le meurtre est expliqué par la nécessité d'appâter les aigles avec de la chair humaine.

Dans sa fosse, un chasseur malchanceux entend la voix d'une "personne de rêve" (Dream-person) qui chante d'une fosse voisine : "J'ai le pouvoir de faire venir les aigles à cet endroit". Cette voix suggère au trappeur : "Si tu tues ta femme et si tu t'en sers comme appât, la chasse ira mieux". L'homme est sur le point de suivre ce conseil, mais une rencontre avec sa femme l'en détourne. Il met à mort un petit chien, sans que l'expédient trompe son interlocutrice, qui proteste : "Mais moi je veux une personne à manger !". Le chasseur tue alors un Indien d'une autre tribu, un Assineboine, en met la chair dans les deux fosses en guise d'appât, et entend la voix déclarer avec satisfaction : "Je suis en train de manger une personne ! Je te donne le pouvoir de la chasse aux aigles !". Elle lui indique les dispositions à prendre pour la chasse. "Alors les aigles volent vers lui et finalement la fosse est remplie d'oiseaux" (Wissler et Duvall, 1908, pp. 135-136).

Dans ce cas comme dans les précédents, le chasseur ne doit pas commettre n'im-porte quel meurtre : il lui a été prescrit de tuer sa femme. Lui étant proche, celle-ci aurait remplacé un parent consanguin. Grâce à un stratagème qui a réussi, un étranger lui a été substitué, mais l'exigence première était le meurtre de l'épouse.

L'idée qu'il faut appâter les aigles avec de la chair humaine provient d'une réinter-prétation qui rationalise la nécessité du meurtre. Car, d'après le récit lui-même, la venue des aigles n'est pas due à la nature de l'appât mais aux indications reçues par le chasseur. L'appât, en effet, est mangé non par les aigles mais par la "personne de rêve" elle-même, qui, en le proclamant, révèle la distorsion subie par le mythe, ou par l'idée dont le mythe procède.

Ce mythe Blackfoot apporte à notre hypothèse la double confirmation de l'exi-gence d'un meurtre humain et de la tentative de substituer à celui-ci un meurtre animal. Un autre mythe de meurtre humain pour la chasse aux aigles est l'histoire d'un Indien Pawnee qui, désirant que les aigles lui révèlent leurs secrets, décide de leur offrir son neveu. Il entraîne le petit garçon dans la forêt et le fait asseoir sur le tas de duvet qui cache l'entrée du nid souterrain des aigles, de sorte qu'il tombe au milieu des oiseaux. "Qui que vous soyez, Êtres qui vivez en ce lieu - dit l'homme -je vous offre mon neveu pour que vous le dévoriez. Je vous demande en échange de me prendre en pitié et de me donner le pouvoir que vous possédez...". Les aigles mani-festent leur indignation. Ils se préparaient à introduire l'Indien dans leur demeure pour lui enseigner les secrets de la chasse, et voilà que, poussé par une coupable impa-tience, il leur jette en pâture son neveu, dont les parents sont dans le désespoir, et réclame en échange la révélation des secrets. Les oiseaux décident de ne pas faire de mal à l'enfant et de le garder. Ils le changent en aigle et finalement le rendent à sa famille. Quant à l'impétrant, ses prières restent vaines et un jour les aigles le sai-sissent, l'emportent dans le ciel et le laissent tomber dans leur tanière. Ils le démembrent, le dévorent en entier et dispersent ses os sur toute la terre (Dorsey, 1906, pp. 394-402, N. 105, How the Pawnee got the Eagle Dance).

Il s'agit évidemment d'un mythe destiné à faire rejeter une vieille coutume, en la dépeignant comme immorale et de plus comme vaine et dangereuse. En tant que mythe de dissuasion, il porte un témoignage probant sur la réalité d'une tradition de sacrifice humain pour la chasse aux aigles. Ces meurtres, s'ils ont réellement eu heu, sont restés des actes sporadiques, accomplis à la dérobée. Ils ne semblent pas avoir donné lieu, même dans la forme substitutive du meurtre animal, aux immolations ritualisées qui se constatent dans d'autres aires ethnographiques. Il n'en reste pas moins que l'exigence du meurtre, et en particulier du meurtre consanguin, pour assurer le succès de la chasse aux aigles, est bien attestée. L'interprétation qui met en évidence cet aspect fondamental et méconnu de la chasse aux aigles, perce à jour l'affabulation qui présente un meurtre rituel comme une mort accidentelle ; elle identifie les expédients symboliques qui transforment les meurtres d'animaux en meurtres de consanguins des humains. La compréhension des mythes a éclairé les comportements rituels, suggérant pourquoi les chasseurs s'identifient aux animaux instructeurs, et livrant le secret des objets rituels employés dans la chasse. La même interprétation, enfin, montre que ces mythes s'intègrent parfaitement au complexe des rites de la chasse aux aigles, parce que, comme ceux-ci, ils s'inspirent de la violation magique du tabou, dont ils nous montrent une des faces, celle de la mise à mort magique d'un proche parent ou d'un consanguin.

Cette lecture des mythes a fait apparaître une signification là où on ne voyait que non-sens, une cohérence là où l'incongruité semblait régner ; elle nous a permis de saisir le caractère tragique de récits qui frappent autant par l'invention d'images sym-boliques inquiétantes, que par lés réticences, les maladroits replâtrages, et les vides soudains qu'ils présentent. Elle confirme enfin que le mythe se caractérise par le "langage masqué" résultant de la tâche contradictoire qui est la sienne, retenir une réalité refoulée ou oubliée, l'exprimer tout en la dissimulant (V. supra, p. 66).

III

L'étude structuraliste ne recourt à ces mythes que pour faire du carcajou le seul inventeur et instructeur de la chasse aux aigles. Une telle identification permet d'affirmer que le chasseur d'aigles s'identifie à cet animal, caractérisé comme "maître des fosses" et comme "chasseur infra-terrestre" (Lévi-Strauss, 1961). On tiendrait dans ce cas une indication, pour modeste qu'elle soit, que le trappeur Hidatsa se pense lui-même en position basse et "chtonienne", à la suite de quoi on pourrait inférer qu'il se ressent en opposition au gibier céleste évoluant au firmament. D'une part, le carcajou figurera comme protagoniste des mythes racontés et, d'autre part, par ses déterminations spatiales, il entrera dans les représentations inconscientes des Hidatsa. Seul point de contact possible entre la représentation objective de la chasse aux aigles que trace le structuraliste, et la copie conforme qu'il attribue à la subjectivité Hidatsa, le carcajou, en tant qu'instructeur unique de la chasse, est indispensable à la démons-tration. Nous lisons donc dans la Pensée sauvage que de l'identification de cet animal mythique "dépend toute l'interprétation du rituel" (p. 67) et, dans l'Annuaire dé l'École Pratique des Hautes Études que "les Hidatsa considèrent le carcajou comme indispensable à la capture des aigles".

Nous avons vu que les mythes se référant à l'enseignement de la chasse aux aigles font état de divers animaux instructeurs. Frange-Ailée est un aigle à front d'homme. La "personne de rêve" du mythe Blackfoot est, "en réalité", un corbeau. Les trois versions du mythe relatant le sacrifice du jeune frère adoptif font successivement de celui-ci un ours, une wolverine ou carcajou, et un être indéterminé, dont l'informateur parle en termes humains. D'autres animaux se voient attribuer le rôle d'instructeurs, comme les serpents, qui sont représentés dans la loge rituelle par des bâtons sacrés symboliques" (snake sticks) . Le crâne du buffle est la pièce la plus importante de la panoplie des trappeurs et le coyote est également associé à cette chasse (Densmore, 1929, p. 69 ; Beckwith, 1938, p. 210).

Il n'y a donc pas d'espèce animale ayant l'exclusivité de l'enseignement de la chasse aux aigles, et il faut se demander quels éléments ont permis, à la suite "d'une rapide enquête", de "trancher en faveur de cet animal" (le carcajou) (Annuaire).

Le problème de l'identification des animaux instructeurs se présente ainsi : il n'y aurait pas de difficultés à reconnaître que les Mandan ont pour patron de la chasse la wolverine  et les Hidatsa le petit ours noir, comme semblent l'affirmer les deux versions de mythe, si les deux animaux, l'ours et le carcajou, n'étaient désignés, par les auteurs, d'un même terme. Hacida est le mot employé par Wilson pour désigner le petit ours noir, mot que Bowers orthographie Acira. Martha Beckwith, par contre, écrit que son informateur Bear's Arm "insiste sur le fait qu'il s'agit bien de la wolverine". Le nom qu'il emploie est Ha-sida i-ta-ka "Grand-Père Wolverine", ce que Wilson traduit par "ours noir" . Donc, ou ces Indiens confondent deux animaux différents sous une même appellation, ce qui est peu vraisemblable, ou bien ils étendent abusivement ce terme d'un animal à l'autre. Dans ce dernier cas, ou le terme hacida indique l'ours, comme le soutiennent Wilson et Bowers, et les Mandan l'éten-dent à la wolverine ou carcajou ; ou bien il désigne ce dernier animal dans lequel les Hidatsa veulent voir un petit ours noir. S'il n'y a pas de confusion entre termes sem-blables, ce flottement semblerait indiquer un conflit entre tendances mythisantes.

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À s'en tenir aux notions théoriques, on serait tenté de pencher en faveur de la wolverine. Le carcajou est, comme le coyote, un animal trickster , et il serait donc normal de le trouver associé à des rites de violation d'interdit, ainsi qu'à l'invention d'une technique astucieuse ; alors qu'il semble difficile, au premier abord, d'expliquer les rapports que les ours entretiennent avec la chasse aux aigles.

Cependant, quand on examine les matériaux de plus près, de bonnes raisons appa-raissent de croire que, pour ces Indiens, l'origine de la chasse à l'aigle remonte aux ours et que secondairement elle a été associée par les Mandan aux carcajous. Martha Beckwith, qui décrit "la cérémonie de la Wolverine ou du Petit Ours Noir effectuée par les trappeurs d'aigles", dit que le chef de la chasse est appelé Old Wolverine, que pendant la période de la chasse toutes les personnes qui se trouvent au camp person-nifient les wolverines mâles ou femelles ou font précéder leur nom de ce terme, et que l'objet représentant le "mystère" principal de la cérémonie est une patte de wolverine désséchée (Boney-feet). Mais quand elle décrit la loge cérémo-niale, elle affirme qu'on y trouve, en tant qu'objet sacré, un crâne d'ours "parce que la céré-monie de la Wolverine est une branche de la cérémonie de l'Ours". De plus, les trappeurs emploient, dans leur "mystère", la dépouille d'un petit ours noir. "Très sacrée", cette peau est suspendue à un bâton fourchu et gardée dans la loge, avec une patte griffue, séchée, du même animal.

L'auteur ayant mentionné, comme nous l'avons vu, une patte désséchée de wolverine (Boney-feet), on est porté à croire que cette dépouille d'ours est en réalité celle d'un carcajou, en d'autres termes que les petits ours noirs sont des wolverines appelées parfois "petits ours" ; mais une histoire racontée dans le même texte nous détrompe. Un Indien Crow s'étant montré irrévencieux envers Boney-feet, le chef de la chasse demanda à celui-ci de se manifester au mécréant, afin- de le convaincre de son existence. Quelques jours après, le Crow fut attaqué par un ours, qui le terrifia au point qu'il ne mit plus jamais en question la réalité de Boney-feet (Beckwith, 1938, pp. 197-204). Une wolverine n'aurait guère effrayé un Indien. Il semble donc que, même quand les Mandan précisent qu'il s'agit de la wolverine, cette wolverine est, dans la réalité du mythe, un ours.

Un autre point de repère nous est fourni par le fait que l'assistant, ou "homme à tout faire" (utility man) des cérémonies de la chasse aux aigles représente, chez les Mandan comme chez les Hidatsa, l'ours grizzly. La présence de ce type d'ours, dans un rôle secondaire mais indispensable, apparaît comme un vestige d'un état de choses appartenant au passé. Bowers, qui relate un mythe où l'ours grizzly enseigne les secrets de la chasse à un jeune Indien, dit qu'aux temps historiques les sachets sacrés de l'ours grizzly ne confèrent plus les droits à la chasse aux aigles, qui "vont" avec les sachets des Petits Ours Noirs .

Cet ensemble de données porte à penser qu'originairement rattachée aux ours, la chasse aux aigles a été par les Mandan mise en relation avec les wolverines soit pour se différencier des Hidatsa, soit pour favoriser l'intérêt de quelque possesseur de sachet sacré, et que ce transfert de pouvoir a été facilité par la caractérisation de la wolverine en tant qu'animal trickster, ce qui la rend -apte à jouer le rôle d'instructeur de cette chasse.

Certes, une enquête sur le vocabulaire Hidatsa et Mandan serait nécessaire pour déterminer la signification d'un terme qui semble désigner chez les uns l'ours et chez les autres le carcajou, mais il est certain qu'on ne peut affirmer que le carcajou soit l'animal instructeur chez les Hidatsa. Loin de le considérer comme "indispensable à la capture des aigles", les Hidatsa ne le mentionnent même pas. Wilson, dont l'ou-vrage est pris comme texte de référence, ne fait allusion à cet animal qu'une fois, pour dire que Miss Densmore donne de l'origine de la chasse aux aigles une version différente de la sienne, l'attribuant aux wolverines (p. 187, ri. 2) ; l'informateur de Densmore est un Mandan et, comme nous l'avons vu, ce sont les Mandan, et non les Hidatsa, qui identifient les chasseurs aux wolverines et réfèrent leurs rites, non sans quelques flottements, à ces animaux.

Quand on explicite le fait que le carcajou n'est pas l'instructeur de la chasse aux aigles chez les, Hidatsa, on voit s'écrouler tout l'échafaudage bâti dans la Pensée Sauvage mettant le carcajou en rapport avec la souillure (p. 69-72), car ce ne sont pas les Mandan mais les Hidatsa qui ont le rite de la femme menstruante, par lequel l'interprétation structurale fait passer le rapport entre carcajou et souillure. Us Hidatsa ont le rite de souillure mais pas de carcajou, les Mandan ont le carcajou mais pas de rite de souillure. Il est vrai que nous avons mis en évidence que des concepts viola-teurs sont présents dans les mythes Mandan, mais ces éléments échappent à l'analyse structurale.

Le carcajou serait si fortement marqué par la souillure que sa "fonction mythi-que" retentirait sur les autres mythes de souillure, même quand il n'y figure pas "explicitement", c'est-à-dire quand il en est à mille lieues, et même si ces mythes ne comportent la présence d'aucun animal . Il se crée ainsi le "mythe structural" du carcajou.

Comme les autres mythes, ce mythe aussi a une base dans la réalité, mais non dans la réalité que voit et présente le conteur. S'il est en effet permis de pressentir un certain apparentement entre les mythes de souillure (qui sont innombrables et se trouvent dans le monde entier) et le carcajou, c'est parce que le carcajou fait partie du nombre des animaux tricksters et donc est impur et souillé (L. M., 1969a) et non par son identification en tant que patron de la chasse aux aigles. Pour pouvoir soutenir qu'il existe un lien entre le carcajou d'une part et d'autre part la chasse aux aigles des Hidatsa et plus généralement la souillure, l'auteur aurait dû montrer que le carcajou est un animal impur et souillé, et non qu'il est un animal chtonien, un chasseur infraterrestre ; ce qu'il n'a pas fait parce qu'il est préoccupé par les concepts de haut et de bas et non par ceux qui sont dans la pensée des Indiens, et qu'on ne peut courir deux carcajous à la fois.

La réalité ethnologique est remplacée par une nécessité structurale ; défini, à tort ou à raison, comme animal chtonien et infraterrestre, le carcajou devient inévitable-ment le terme opposé à l'objet céleste qu'est l'aigle et, en tant qu'un de ces deux termes polaires, il entre en rapport avec l'appât sanguinolent et le rite de sang qui médiatisent l'opposition. Cette construction imaginaire, qui substitue des effets automatiques à l'ensemble de motivations faisant agir les chasseurs (et jusqu'à leurs proies) nous éloigne, au lieu de nous rapprocher, du rapport entre carcajou et souillu-re, qui passe par le thème du carcajou trickster ou décepteur, indiqué pour mémoire (p. 68) mais ignoré dans la démonstration. Ainsi, l'interprétation structurale se pré-sente comme un faux mythe, ou plutôt comme la dernière rationalisation des faits primitifs ; mais alors que les rationalisations des indigènes nous renseignent du moins sur l'évolution de leur pensée, les rationalisations de l'anthropologue nous en éloi-gnent irréparablement.

IV

Le même parti pris de rationalisation est décelé dans la résolution de laisser les ours en dehors du tableau. "Par rapport à la chasse aux aigles - déclare l'auteur de la Pensée Sauvage - il n'y a rien à tirer des ours ; pour les carcajous... c'est une autre affaire" (pp. 67-68).

"Rien à tirer", bien entendu, pour les desseins de l'analyse structurale. Du point de vue ethnologique, par contre, le fait que tant d'indications désignent les ours com-me instructeurs impose de se pencher sur le folklore de ces animaux.

Un mythe Pawnee, comparable à ceux que nous avons précédemment étudiés, donne un aperçu du contexte rituel dans lequel la pensée mythisante inscrit les Ursidés (Dorsey, 1906, pp. 346-355 ; N. 91, The Bear Medicine).

Une femme Skidi qui avait perdu tous ses enfants se rend à l'endroit où a été inhu-mé son dernier-né et trouve la fosse vide : elle aperçoit le cadavre qui avait été déterré et l'ensevelit à nouveau. Après avoir passé quelques nuits en pleurant sur la tombe, elle rencontre un ours qui lui manifeste sa compassion et la conduit dans sa tanière, auprès de sa famille. L'ours et son épouse proposent à la femme d'essayer d'attraper leurs petits : autant d'oursons elle parviendra à prendre dans ses bras, autant d'enfants elle mettra au monde. Elle ne réussit à en saisir que deux. Les ours lui confèrent le pouvoir de guérir les malades et les blessés et lui donnent les objets rituels nécessaires. Quand la femme les quitte pour rentrer à son village, elle emmène les deux oursons, qu'elle est autorisée à tuer. L'un d'eux s'échappe, mais elle parvient à garder l'autre, qui est très docile. La mère ourse lui apparaît en rêve et l'invite à le tuer. La femme le fait mettre à mort par un de ses frères , en tanne la peau, la peint et la fait sécher au soleil. Alors qu'elle effectue une cure, elle est vue portant à la main la dépouille d'un petit ours (p. 352).

Elle continue à soigner malades et blessés, tout en s'identifiant aux ours par ses grognements. Un jour, son mari est blessé dans une escarmouche et on l'appelle pour le soigner. En toute hâte, elle parcourt le camp, cherchant parmi les femmes s'il n'y en a pas une "qui soit malade avec le sang". Le nièce du blessé s'avance, en disant : "Je le suis". Les deux femmes se mettent en route mais quand elles arrivent sur les lieux, le blessé est déjà mort.

Ce récit est parallèle au mythe Hidatsa-Mandan. La femme Pawnee a acquis l'art de guérir au moyen du meurtre du petit ours, dont la dépouille est l'instrument magique de son succès, comme la dépouille de l'ours dans les rites de chasse aux aigles. En ce cas aussi, la victime se trouve dans le camp des détenteurs et non du demandeur, mais elle a été rendue consanguine du bénéficiaire par un acte symbo-lique. La femme avait dû prendre les oursons dans les bras et ils avaient été identifiés à ses futurs rejetons. La volonté d'identification s'exprime avec force dans ce détail : la mère ourse avait dit à sa protégée de tuer les petits ours et de faire de leurs peaux des sortes de caisses (caskets) dans lesquelles ses enfants auraient pu se glisser (p. 349). Identifiés à ses propres enfants, les oursons deviennent ses fils, et la mise à mort de l'un d'eux prend la valeur d'un meurtre consanguin. Le thème a été évoqué au début du mythe par la perte de tous les enfants de la femme ; et si la scène du réen-sevelissement ne suggère pas le meurtre magique d'un fils par sa mère, elle représente de toute façon une violation de l'interdit sur la mort et sur les cadavres, qualifiant déjà la femme qui l'a commise comme apte à recevoir l'enseignement magique des ours.

Les instructions de ceux-ci, du moins pour les soins aux blessés, comportent l'em-ploi du sang menstruel. C'est là une violation magique de tabou, conforme à l'autre violation de tabou qu'est le meurtre consanguin, et semblable à celle qu'effectuent les trappeurs Hidatsa en célébrant le rite de la femme indisposée.

Les matériaux ethnographiques présentent d'autres exemples de l'association des ours avec le sang menstruel.

La médecine rituelle dont font usage les Indiens Menomini dans la grande céré-monie dite Medawiwin représente le sang de l'ours mythique Owasse, tué d'une flèche par le trickster Manabozo. Son sang a coulé au flanc de la montagne, en la teignant de sorte que la trace en est encore visible aujourd'hui : c'est là que les Menomini vont chercher une partie de la médecine employée dans la cérémonie.

Dans le même contexte Menomini, le sang de l'ours est responsable de l'origine de la menstruation et des fausses couches. La grand-mère de Manabozo a un ours pour amoureux. Le trickster, qui vit avec elle, le tue alors qu'il est couché avec la vieille, puis offre à la veuve la chair du mort, qu'elle refuse. "Prenant un caillot de sang de l'ours, Manabozo le lui jette sur le ventre, en disant : "Tiens ! Attrape ça !" Elle réplique : "A cause de cela tes tantes (les femmes en général) auront toujours des ennuis à chaque lune et elles donneront naissance à des caillots de sang pareils à celui-ci" (Hoffman, 1892-1893, p. 89, 175). L'association entre sang des ours et sang des menstruations et des fausses couches se manifeste clairement.

L'association entre ours et menstruation se trouve aussi en dehors du continent américain. Les Lapons identifient sang d'ours et sang menstruel, puisque ces deux sangs sont expressément comparés au jus de l'écorce d'aulne (alder bark) (Collinder, 1949, p. 161). Les Ainos de Sibérie, qui ont l'habitude de recueillir les gouttes de sang menstruel sur un morceau de papier et de s'en frotter la poitrine pour se ren-forcer (Briffault, 1952, vol. 2, p. 409) ont également la coutume d'envoyer à un malade quelques gouttes de sang d'ours sur un papier, en guise de remède (Batchelor, 1908, vol. 1, p. 250). Chez ce peuple le sang d'ours est objet d'un tabou rigoureux, comme le sang des règles.

On sait que dans la Grèce antique, l'ours était l'animal d'Artémis. Les jeunes filles, qui sacrifiaient à cette déesse leurs premiers linges tachés de sang menstruel, étaient vêtues de tuniques safran et dansaient à la manière des ours. Les vêtements des fem-mes mortes en couches, qui constituent une très grave pollution, étaient égale-ment consacrés à l'Artémis de Brauron.

Enfin, dans le langage populaire français, "les ours" signifient "les mens-trues" .

Si l'on sait que les médecines employées dans les cures magiques sont souvent en rapport réel ou symbolique avec le sang menstruel, l'association des ours avec cette matière permet d'expliquer pourquoi ils sont considérés par les Indiens comme des medicine-men et des guérisseurs. Chez les Hidatsa, les ours étaient considérés comme de grands médecins. "Les sachets de l'Ours servaient surtout à soigner les malades. Parfois ils contenaient les flèches sacrées employées pour saigner certains patients" (Bowers, 1965, p. 357). Les Indiens de Californie et du Nouveau-Mexique attri-buaient aux grands magiciens la faculté de se changer en ours (Parsons, 1939, p. 135, 170, 189) et la patte d'ours est souvent le symbole de la médecine magique .

Nous constatons donc que même une incursion extrêmement rapide dans la my-thologie et le folklore des Ursidés révèle des éléments qui justifient l'association de ces animaux aux rites violateurs et sanglants de la chasse aux aigles.

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La recherche portant sur les comportements, les rites et les mythes des chasseurs d'aigles d'Amérique du Nord nous a permis de mettre au jour un ensemble cohérent d'idées et de croyances qui présente un intérêt certain pour la mythologie et l'histoire des religions. Cet ensemble signifiant s'imbrique dans un contexte plus vaste, par lequel il s'éclaire, en même temps qu'il contribue à l'éclairer. L'ethnologie ne peut, ni ne doit, envisager l'étude d'une multitude de faits artificiellement isolés les uns des autres : dans la réalité, les manifestations de la vie sociale sont sous la dépendance indirecte des exigences de l'infrastructure qui s'imposent par la médiation d'un ensemble de motivations de caractère magique, modelant les superstructures. Le contexte sera reconstitué à partir de faits bien établis et des relations qu'ils présentent, la cohérence de l'ensemble fournissant le critère de validité des concepts qui soutien-nent l'explication. Cette manière de procéder donne la possibilité de faire et refaire la preuve d'une théorie, dans des situations ethnologiques différentes *. La recherche des motivations subjectives, à travers leurs transformations, est indispensable si l'ethno-logue veut voir dans les comportements qu'il observe autre chose que des gesticula-tions, s'il veut considérer les humains qu'il a vocation d'étudier comme des êtres pouvant être compris dans les termes d'une expérience communicable.

De tels objectifs sont incompatibles avec la méthode structuraliste. D'abord parce qu'en substituant à la complexité des faits leur abstraction formalisée, elle exclut la richesse de contenu qui leur est propre, écartant ainsi d'emblée la poursuite de la signification. Fondamentalement inapte à rendre compréhensibles les faits ethnolo-giques, elle porte, comme on a pu le constater ici, au rétrécissement et à l'appau-vrissement de la recherche . De plus, ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de l'indiquer, elle mène fatalement à déformer la réalité. Pour donner un semblant de consistance à l'interprétation structurale, la wolverine a dû être détachée de la faune mythique évoluant autour de la chasse aux aigles et on a dû lui conférer une hégé-monie que rien ne vient justifier, alors qu'étaient écartés d'autorité les ours, en dépit de leur bon droit. La promotion du carcajou, d'autre part, ne s'est pas faite sur la base de sa qualité, pourtant reconnue, d'animal décepteur , mais sur la présomption de sa nature chtonienne.

En choisissant, pour caractériser la chasse aux aigles, les traits distinctifs du haut et du bas, d'après les positions respectives du gibier et du chasseur, l'analyse struc-turale dissocie cette activité des autres formes de chasse, des autres entreprises exigeant des rites d'efficacité, et des autres situations dans lesquelles le danger de sang est à craindre. Elle l'isole, pratiquement, de toute manifestation de la vie igno-rant la verticalité, de sorte que ses coutumes ne reçoivent aucune lumière du contexte dans lequel elles s'inscrivent. Ce contexte empirique lui-même s'efface et l'homme, dépouillé de sa nature sociologique et psychologique, apparaît comme déterminé non par les éléments concrets de sa condition, mais par des aspects formels découpés dans son univers. Étrange anthropologie sans anthropos, par laquelle la recherche et son objet sont en même temps abolis.

Tristes structures

Raoul Makarius

Dans l'étude des sociétés humaines, l'analyse structurale part du principe qu'il "suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution ou à chaque coutume, pour obtenir un principe d'interprétation valide pour d'autres insti-tutions et d'autres coutumes..." (Lévi-Strauss, 1958a, pp. 28-30 ; Cf. supra, p. 99). A cette fin, l'analyste procède à "une sorte de filtrage laissant passer ce qu'on pourrait appeler le contour lexicographique des institutions et des coutumes". Dans le domai-ne de la parenté, par exemple, il dégagera "les éléments structuraux des organisa-tions dualistes", qui seraient "au nombre de trois" - trois structures élémentaires spécifiques de la parenté. Ces structures seraient à leur tour décomposables en "cer-taines relations de corrélation et d'opposition, inconscientes sans doute, même des peuples à organisation dualiste, mais qui, parce qu'inconscientes, doivent être égale-ment présentes chez ceux qui n'ont jamais connu cette institution". C'est ainsi qu'on obtiendrait "un principe d'interprétation valide pour d'autres institutions".

Notons que ce principe ne peut être immédiatement obtenu par l'examen d'une institution donnée. Il faut d'abord, par un procès d'abstraction, en dégager la structure inconsciente. Celle-ci, du moment qu'elle se rapporte à une institution, retient un élément de spécificité qui la relie à un aspect de la réalité empirique ; mais, en revan-che, elle se situe à un niveau d'abstraction qui permettrait d'en extraire des relations de corrélation et d'opposition valides pour l'étude d'autres institutions. L'analyse structurale vise donc à ramener un ensemble de relations sociales, qui s'offrent à l'observation, aux structures inconscientes qui les déterminent, et par delà ces structures, aux relations de corrélation et d'opposition qui les fondent.

Il est évident que cette méthode représente une rupture avec celles poursuivies jusqu'ici par les sciences anthropologiques qui examinent les faits dans leur mani-festation concrète, directement observable et comparable dans le réel, et tentent d'en rendre compte en termes de faits déjà connus, que la perspective soit diachronique ou synchronique.

Dans le premier cas, il en résulte les interprétations évolutionnistes ou historiques. Les relations entre les faits, étudiées dans leur dimension temporelle, sont des relations de séquence, et fournissent des explications causales. Chaque phénomène est déterminé par ses antécédents : il apparaît au cours d'un processus de dévelop-pement et disparaît dans les nouvelles formes qu'il revêt. Dans la perspective syn-chronique s'inscrivent les interprétations fonctionnalistes. Les relations entre les faits, étudiées dans leur dimension spatiale, sont des relations de coexistence, et fournissent des explications structurelles. Au lieu de faire partie d'un procès gouverné par la causalité, chaque phénomène apparaît comme faisant partie d'un système gouverné par la corrélation : il s'explique et se définit par la fonction qu'il remplit et qui l'intègre à ce système .

Bien que ces deux démarches se distinguent nettement du point de vue métho-dologique et se placent à angle droit l'une de l'autre, elles sont complémentaires. Car toute évolution, pour pouvoir se réaliser, doit se plier aux exigences d'une logique de la structure, et, inversement, un ensemble de relations ne peut fonder un système que par un processus historique de différenciations et d'intégrations permettant aux diverses structures qui le composent de s'ajuster les unes aux autres.

Le structuralisme écarte résolument la première de ces démarches, déclarant que, du moment que les faits sociologiques" sont médiatisés par la pensée, "nous sommes en plein symbolisme". Par conséquent, s'il est "légitime et en un sens inévitable d'avoir recours à l'interprétation naturaliste pour essayer de comprendre l'émergence de la pensée symbolique (comme dans le cas de la linguistique), l'explication doit changer aussi radicalement de nature que le phénomène nouvellement apparu diffère de ceux qui l'ont précédé et préparé" (Lévi-Strauss, 1958a, p. 62). En d'autres ter-mes, du moment que l'étude est portée sur la pensée "symbolique", à un certain niveau d'abstraction, l'approche historique ou évolutionniste, propre à l'analyse des faits concrets dans leur succession matérielle, est automatiquement éliminée, l'étude ayant été élevée à un niveau d'abstraction d'où ces faits sont exclus ; en revanche, les relations de corrélation observables au niveau empirique, n'étant pas gouvernées par les lois historiques agissant à ce même niveau elles pourront se manifester également à un niveau supérieur d'abstraction.

Dans l'esprit de Lévi-Strauss, ce dépassement de "l'interprétation naturaliste" semble jouer dans le domaine de l'ethnologie le même rôle que le dépassement de la physique classique par la physique moderne. En réalité, il ne s'agit pas autant d'un "dépassement" que d'un bouleversement des méthodes ethnologiques prenant appui dans une nouvelle notion de la structure sociale. Celle-ci, dans la perspective struc-turaliste, ne se rapporte plus à l'ensemble des relations sociales observables dans chaque société au niveau empirique, mais est tirée des modèles construits à partir de ces relations.

En fait, il n'est rien de nouveau dans la construction de modèles qui seraient utiles, voire indispensables, à l'analyse des structures réelles, surtout quand il s'agit des systèmes de parenté. C'est quand la structure sociale est définie en termes de ces modèles et ne désigne plus l'ensemble des relations sociales, que la méthode struc-turale se distingue de la méthode ethnologique classique, et se pose comme un renou-vellement, un dépassement de celle-ci. Dès ce moment, ce qui est affirmé de la struc-ture sociale ne se rapporte plus à l'ensemble des relations sociales, mais au modèle qui en est tiré. Or, si ce modèle peut manifester une structure, celle-ci ne peut, sans abus de langage, être qualifiée de "sociale", pas plus que la phrase "la société possède une structure", n'a une structure qui peut être qualifiée de "sociale" parce qu'elle possède une structure se référant à la société.

Ce bouleversement qui voudrait faire de l'ethnologie, science sociale, une psy-chologie, ne représente, en fait, dans l'histoire de cette discipline, que l'aboutis-sement d'un courant de pensée qui remonte aux débuts du siècle, époque qui a été témoin d'une hostilité de plus en plus violente à l'égard de l'évolutionnisme sociolo-gique. A l'ère du colonialisme militant, les théories évolutionnistes ouvraient des perspectives de changement et de progrès qui ne pouvaient convenir aux intérêts d'un conservatisme institutionnalisé. En Grande-Bretagne, première puissance coloniale, l'ethnologie, prise en charge par l'école dite fonctionnaliste, eut tôt fait d'acquérir l'appui du Colonial Office. Consi-dérant que les sociétés primitives forment des systèmes dont l'équilibre et la stabilité se fondent sur l'interdépendance fonctionnelle de leurs parties, l'école fonctionnaliste assignait à l'ethnologie, comme seule tâche valable, l'étude des conditions assurant cette interdépendance. L'effet pratique de cette prise de position devait permettre à la puissance colonisatrice d'obtenir de meil-leurs résultats dans l'administration des territoires sous son contrôle, et de consolider les éléments d'équilibre et de stabilité de ces sociétés, de manière à perpétuer leur sujétion. Aux yeux des fonctionnalistes, d'autre part, les doctrines évolutionnistes et historiques, qui attirent l'attention sur les facteurs de changement, et pour lesquelles les états d'équilibre et de stabilité sont les moments d'un processus de transformation, apparaissent comme porteuses d'influ-ences perturbatrices, interférant avec l'étude méthodique des comportements observa-bles, et créant des diversions théoriques pour n'aboutir, finalement, à aucun résultat utile dans la praxis.

Mais les sociétés changent et se modifient, sous l'action des tensions internes et externes, et les travaux des fonctionnalistes, idéalisant la stabilité, les harmonies et les équilibres, postulés comme fondement des sociétés, devaient se révéler vulnérables aux critiques venant d'anthropologues qui se préoccupaient, précisément - comme Julian Steward, par exemple - de processus de transformation et de changement sociaux, critiques aptes, malgré leurs réticences, à favoriser un retour aux tendances évolutionnistes.

C'est à ce carrefour que se situe le structuralisme qui, dans la perspective ouverte par le fonctionnalisme, s'efforce d'en sauver les principes en appliquant sa méthodo-logie à un niveau d'abstraction où la critique qui s'exerce au niveau de la réalité empirique ne peut plus les atteindre. C'est ainsi qu'il formule sa critique du fonction-nalisme, sous la forme du "dépassement" de ce dernier (V. supra, p. 11 sq.). En ce sens, le structuralisme représente un raffinement du fonctionnalisme, qualifié, en effet, par Lévi-Strauss, de "forme primaire du structuralisme" (Lévi-Strauss, 1958a, p. 357). A Radcliffe-Brown est adressé le reproche d'être resté "fidèle à l'inspiration naturaliste de l'école anglaise". "En fait, toute son œuvre réduit la structure sociale à l'ensemble des relations sociales existantes dans une société donnée" (pp. 334-335).

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Transcendant l'objectivité matérielle des faits sociaux et leur substituant les for-mules abstraites apurées par l'analyse, pour ensuite attribuer à ces formules une existence propre en tant que manifestations des structures inconscientes de l'esprit, le structuralisme part à la reconstruction idéale de la réalité sociale. Que ces "structures inconscientes de l'esprit" puissent suggérer la primauté d'un objet matériel - le cerveau - n'ôte rien au caractère idéaliste de la reconstruction proposée, tant que l'existence des structures en question et leur articulation aux mécanismes cérébraux n'auront pas été démontrées. Telle qu'elle est introduite par le structuralisme, la notion de structures inconscientes ne vise qu'à cacher sous la forme d'un concept psychologique, ayant prétendument trait à une réalité matérielle, un principe d'ordon-nement logique dépourvu de substance. En ramenant à ce principe, en quelque sorte immanent à la nature humaine, les diverses manifestations de la vie sociale, l'interprétation structuraliste échappe à la nécessité de l'histoire. Les faits sociaux ne sont plus déterminés par la nécessité qui commande leur succession. Leur apparition ne dépend plus d'un développement où chaque fait est le produit de l'action de ceux qui l'ont précédé mais, dans chaque cas, il s'agit de la manifestation de structures inconscientes agissant sur la matière sociale mise par l'histoire à leur disposition. Elles s'en emparent, la découpent, l'ordonnent et l'organisent selon leurs propres impératifs logiques et inconscients, indépendamment de toute nécessité historique. Le structuralisme reconnaît volontiers que la réalité a une histoire, qu'elle se présente sous l'aspect chronologique et s'accroche à une succession de dates, et il n'est pas sans prêter une certaine valeur à ce système de repérage qui met en place la matière sociale à être "structurée". Il reconnaîtrait même un certain ordonnement diachro-nique de la réalité sociale, à condition qu'il soit agencé par les structures incon-scientes ; mais en aucun cas il ne peut admettre le principe essentiel, que les faits sociaux s'interprètent totalement et exclusivement en termes de leur propre déve-loppement. C'est donc nécessairement une interprétation placée en dehors du temps historique qui nous est proposée en vertu d'un découpage de la réalité sociale où les faits ethnologiques, tout en demeurant incompris, peuvent néanmoins être reliés les uns aux autres et ordonnés pour fournir des schémas abstraits, au moyen de leurs articulations logiques. De la sorte, une certaine intelligibilité abstraite, plus ou moins apte à satisfaire des esprits en quête de cohérence conceptuelle, tiendra lieu, pendant un laps de temps, de l'intelligibilité réelle des faits sociaux.

En se plaçant ainsi hors du devenir historique, le structuralisme ranime les ancien-nes interprétations mystiques, spiritualistes ou théologiques de la vie sociale, leur procurant une phraséologie toute faite et d'apparence scientifique. Du moment que la société n'est plus sujette au déterminisme de l'histoire et qu'on s'autorise, pour rendre compte de phénomènes jusqu'ici inexpliqués, à faire appel à des prétendues structures de l'esprit, il devient loisible d'invoquer l'intervention de forces extérieures aux processus naturels d'évolution, qu'il s'agisse de forces cachées, ou surnaturelles, ou même de la providence divine. Il n'est donc pas surprenant que le structuralisme se trouve solidaire des positions les plus réactionnaires en matière d'ethnologie, telles que la négation des lois d'évolution, l'affirmation d'une monogamie primitive, le par-ticularisme culturel, la liquidation des faits sociaux compréhensibles en termes de leur évolution, l'insistance sur le primat de l'esprit, etc. Positions qui se fondent tou-tes, en fin de compte, sur le refus de reconnaître le déterminisme inhérent à la société comme à la nature, et qui est supposé dans la logique même de la pensée scientifique.

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Considérons les structures inconscientes, sous-jacentes que l'analyse structurale s'efforce de dégager afin "d'obtenir un principe d'interprétation" à l'aide de modèles, en partant de la réalité empirique dont elle reproduira les traits essentiels par des schémas. Ceux-ci seront inévitablement entachés d'empirisme, comme nous l'avons vu, puisque chacun d'eux, du moment qu'il "concerne un aspect, ou un niveau de la réalité sociale", doit s'y référer. Ce n'est qu'à la suite de l'élimination de toute trace d'empirisme que se dégageront, à un niveau supérieur d'abstraction, les "relations de corrélation et d'opposition inconscientes". Les schémas sont toutefois nécessaires, d'abord du point de vue opérationnel, pour aligner les traits tirés de modèles cons-truits d'après la réalité sociale, et les ordonner de façon à rendre évidentes les soi-disant relations de corrélation et d'opposition qui les commandent ; et ensuite pour que puisse leur être attribuée une réalité, en tant que représentant des structures mentales, sous-jacentes aux divers aspects de la réalité sociale et mises en place par la combinaison des relations de corrélation et d'opposition à la base de l'activité de l'esprit.

Mais ces "structures", telles que la soi-disant notion de réciprocité, en ce qui concerne les systèmes de parenté, ou la relation entre le haut et le bas, en ce qui concerne certaines pratiques rituelles, se définissent et se distinguent les unes des autres par le côté empirique qu'elles doivent à une réalité sociale correspondante. Ce caractère empirique est acquis de l'expérience et non de l'inconscient. Par conséquent, les "structures" ne déterminent rien, puisque pour rendre compte de leur spécificité, il faut recourir à la réalité sociale au niveau empirique, ce qui est précisément ce que la méthode structurale a pour objet d'éviter.

Il faut donc que l'analyse se poursuive afin d'épurer ces "structures" de tout empirisme résiduel. Mais ce faisant, on verse dans le formalisme - que Lévi-Strauss distingue du structuralisme - car au terme de l'analyse on se trouverait en présence de pures relations de corrélation et d'opposition, en présence d'une forme parvenue à "un tel niveau d'abstraction qu'elle ne signifie plus rien et qu'elle n'a pas davantage de valeur heuristique" (Lévi-Strauss, 1960a, p. 22 ). En effet, dire que globalement tous les aspects de la réalité sociale se ramènent à des relations, ne nous éclaire pas quant à la nature de chacun de ces aspects : c'est les fondre en une représentation abstraite oblitérant leurs caractères spécifiques, les mettant hors du champ d'inves-tigation qui devrait nous permettre de mieux les connaître et de mieux les com-prendre. Les schémas des structuralistes, par contre, en se rapportant chacun à un aspect ou à un niveau spécifique de la réalité, sont censés nous révéler comment, dans chaque cas, des relations de base, communes à tous, s'articulent d'une manière dis-tincte. Mais alors le projet structuraliste de faire abstraction de la réalité empirique se retrouve en défaut.

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Dans le cas des systèmes de parenté, où l'étude nécessite la construction de modè-les, Lévi-Strauss a fourni un travail considérable, mais vicié à la base par des options philosophiques et méthodologiques qui, comme l'a signalé Davy (1948-1949), mè-nent nécessairement à l'apriorisme. Une seule des prétendues structures de l'in-conscient qui, au nombre de trois, fonderaient les systèmes de parenté, peut être con-sidérée comme une relation d'opposition relevant du mental ; celle qualifiée de notion de réciprocité. Les deux autres - la "Règle", d'une part, c'est-à-dire la prohibition de l'inceste qui sépare les femmes permises des femmes interdites, rendant possible dans la pratique l'accomplissement de la notion de réciprocité, et "le caractère synthétique du don", d'autre part, rendant effectif cet accomplissement de la notion - ne relèvent pas du mental, mais du social . Afin d'écarter tout recours à l'interprétation sociolo-gique, les conditions théoriquement suffisantes à la mise en place des systèmes de parenté et à leur fonctionnement sont présentées comme étant réalisées dans des structures inconscientes de l'esprit bien qu'aucun argument à l'appui ne puisse être fourni.

Cette défaillance de la méthode n'a pas échappé à Lévi-Strauss. "Dans le domai-ne de la parenté, écrit-il, les contraintes ne sont pas d'ordre purement interne. Je veux dire qu'il n'est pas certain qu'elles tirent exclusivement leur origine de la structure de l'esprit : elles peuvent résulter de l'exigence de la vie sociale, et de la manière dont celle-ci impose des contraintes propres à l'exercice de la pensée" (1963, p. 630). Cet aveu anéantit en quelques lignes des pages entières des Structures élémentaires de la parenté. Si toutefois il a été fait, c'est que l'auteur a pensé pouvoir récupérer dans un autre domaine ce qu'il a concédé au sujet de la parenté -ce qui n'était pas certain dans ce cas l'étant devenu par la suite dans le domaine des mythes. Alors que s'agissant des règles de mariage "on pouvait encore se poser la question de savoir si les contraintes viennent du dehors ou du dedans, le doute ne sera plus possible en ce qui concerne la mythologie : si dans ce domaine l'esprit est enchaîné et déterminé dans toutes ses opérations, a fortiori il doit l'être partout".

Partout, donc aussi, et surtout, dans les règles de mariage. Mais, de toute éviden-ce, le raisonnement boite, car même en admettant que la pensée mythisante ne soit pas soumise à des contraintes externes (ce qui est faux, bien que ces contraintes ne soient pas immédiatement perceptibles), il ne s'ensuit pas qu'il doive en être de même dans le domaine des règles matrimoniales qui, elles, ne sont pas de la nature des mythes. L'esprit peut être dit "enchaîné et déterminé dans toutes ses opérations", mais ce déterminisme se vérifie surtout dans les contraintes extérieures, que Lévi-Strauss est obligé de reconnaître ; quant aux contraintes internes, rien ne prouve qu'elles proviennent des prétendues structures de l'esprit.

Tenter de regagner sur le terrain mythique ce qui a été concédé sur celui de la parenté est d'ailleurs une étrange gageure ! Car si l'esprit est "enchaîné et déterminé dans toutes ses opérations" par ses structures inconscientes, comment expliquer que l'inceste constitue dans les mythes du monde entier un motif fondamental, alors qu'il est formellement interdit dans le domaine de la parenté ? Cette question n'est certes pas posée par l'anthropologie structurale, et la comparaison entre structures du mythe et structures de la parenté est soigneusement évitée. De plus, dans l'étude des mythes, faute de pouvoir identifier et définir des structures générales, seules des relations d'opposition sont relevées, chaque relation, ou groupe de relations, tenant lieu d'une structure.

Dans son essai sur les mythes, datant de 1955, Lévi-Strauss extrait du mythe d'Oedipe des groupes de relations, chaque groupe étant formé de segments du mythe, vus comme l'expression d'une même idée, et se situant en diverses relations d'oppo-sition par rapport aux groupes constitués de même manière. Les oppositions entre ces groupes sont ensuite présentées comme ayant pour but final de proposer des solutions ou simplement de formuler une contradiction ressentie comme telle par les intéressés. (in 1958a, pp. 227-255).

Une démarche différente est suivie dans l'analyse de la Geste d'Asdiwal où le mythe est décomposé en des séries séparées d'oppositions, mais les oppositions homologues, si l'on peut ainsi dire, ne sont pas cette fois groupées. L'effort considé-rable déployé pour identifier ces oppositions débouche sur la conclusion, plutôt décevante, que "les antinomies géographiques, économiques, sociologiques et même cosmologiques, laborieusement mises au jour par l'analyse structurale à travers une affabulation enchevêtrée, doivent être assimilées à l'antinomie que le mariage avec la cousine matrilinéaire cherche à surmonter sans y parvenir" (Lévi-Strauss, 1961a, p. 1107). Somme toute, on est invité à croire que les aventures du héros et de ses compagnons ont été tissées dans la seule intention d'aligner des oppositions dont chacune doit marquer une antinomie ressentie comme telle dans une forme de mariage.

L'analyse des mythes sud-américains, qui fait l'objet des Mythologiques, procède selon une troisième démarche méthodologique. Un mythe choisi parmi d'autres est décomposé en schémas d'oppositions et ceux-ci sont mis en correspondance avec des schémas pris à d'autres mythes. Ainsi, une série de "transformations" d'un mythe à l'autre est censée montrer comment "d'une certaine manière, les mythes se pensent entre eux" (Lévi-Strauss, 1964, pp. 20-21).

Ces trois variantes de l'analyse structurale présupposent que les mythes sont tous construits par les permutations des relations d'opposition imposées par les structures de l'esprit. Les relations d'opposition que met en évidence l'analyse sont du type père/mère, nature/culture, cru/cuit, droite/gauche, etc. On les a appelées "couples binaires", terme évocateur des couples binaires des ordinateurs, et par conséquent laissant supposer, dans les permutations auxquelles ces oppositions peuvent être sujettes, la même rigueur dont témoignent les grandes calculatrices électroniques. Mais ceci est propre à induire en erreur ; car, alors que l'ordinateur est construit de manière à ne fonctionner que selon la logique la plus rigoureuse, les oppositions conceptuelles que manie notre cerveau témoignent de toute la plasticité dont est douée la matière organique. L'opposition binaire de l'ordinateur est une opposition formelle, absolue, tandis que celles décelées par les structuralistes couvrent toute la gamme allant de l'opposition contradictoire à l'opposition la plus fragile que peut esquisser une fantaisie capricieuse. Or, les couples binaires d'opposition tiennent tant de place dans la "doctrine" structuraliste, et l'assimilation tacite ou proclamée de la démarche qui s'en prévaut à l'objectivité des prestigieuses "machines à penser" est si propice à la confusion, qu'il n'est pas inutile d'approfondir quelque peu la question.

L'ordinateur, en principe, ne connaît pas l'opposition père/mère, par exemple, mais l'opposition père/non-père, qui est tout autre chose. Il oppose un terme, "père" à l'infinité de termes dont celui-ci se distingue formellement, tandis que le structu-ralisme oppose le plus souvent un terme à un autre terme, choisi dans cette infinité. Ainsi, "non-père" s'applique à tout terme autre que "père". Tout terme autre que ce dernier est en opposition avec lui, parce que l'ordinateur ne connaît, en dehors de lui, que l'opposition qui le nie formellement, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas ce terme. En revanche, si le terme "non-père" s'applique à tous les termes autres que "père", il ne se réfère qu'à celui-ci et ne s'exprime que par lui. Il n'existe que par lui et est dans un sens engendré par lui. Il est implicite dans le terme "père" (comme "non-père"), mais ne peut s'exprimer sous une forme positive que s'il est objectivé, et à ce moment il pourrait prendre le sens spécifique contradictoire à "père". Mais le terme "père" ne connaît pas de terme contradictoire qui lui soit opposé (sauf dans un cadre approprié où tous les termes "opposés" à père, sauf un, seraient écartés). Ainsi "mère" n'est pas le contraire de "père" parce que, bien que "mère" soit incom-patible avec "père", "non-mère" ne signifie pas nécessairement "père" : l'un n'implique pas l'autre. Par contre, un terme comme "ouvert" a pour contraire "fer-mé" qui objective le terme "non-ouvert" : "non-fermé" coïncide avec "ouvert" .

Un terme (nom, relation, qualité) évoque sa propre négation parce qu'en fait il l'exprime implicitement ; mais cette négation ne peut s'exprimer explicitement et de manière positive qu'en s'objectivant dans un autre terme : ce que l'esprit humain, par la capacité sensorielle du système nerveux, et à l'aide du langage, peut faire, mais que ne peut faire l'ordinateur, à moins d'être instruit à cet effet .

Dans la pratique, les termes se rapportent à des objets réels ou imaginés, concrets ou abstraits, qui se distinguent les uns des autres par les attributs qu'on leur reconnaît. Deux termes se réfèrent à des objets ayant en commun une série d'attributs, qui tendront à confondre un terme avec l'autre ; mais ces deux termes se distingueront l'un de l'autre par les attributs des objets auxquels ils se réfèrent et qui sont incompa-tibles. Chaque paire d'attributs incompatibles formera un couple d'oppositions, et l'on pourra établir une opposition différente entre chaque paire de termes toutes les fois que l'on relèvera une paire d'attributs incompatibles. Un cube rouge sera en relation d'opposition, d'un côté, avec une sphère rouge, par rapport à la forme, prise comme cadre de référence, alors que la couleur tend à les confondre ; et en relation d'oppo-sition avec un cube bleu, par rapport à la couleur, alors que la forme tend à les confondre. (Notons, en passant, que sphère rouge et cube bleu renferment deux oppo-sitions).

Dans deux termes, opposés ainsi par une série d'attributs incompatibles, les oppo-sitions se multiplient, se superposent, se recouvrent au point que les couples d'oppo-sitions individuelles risquent de ne pas se distinguer clairement. Les deux termes apparaissent alors comme des termes simplement différents et non opposés. Il suffira à ce moment, pour dégager entre eux une relation d'opposition et la rendre évidente, d'invoquer le cadre de référence qui lui est spécifique, c'est-à-dire la relation d'iden-tité à l'intérieur de laquelle se manifeste l'opposition entre deux attitudes incompa-tibles (supra, p. 133 sq.), les deux termes paraîtront alors comme opposés et non plus comme simplement différents. "Mère" et "beau-frère", bien qu'incompatibles, ne révèlent pas au premier abord l'opposition qui les sépare. L'analyste dégagera les deux relations d'opposition imbriquées l'une dans l'autre : la mère est une parente de sexe féminin, alors que le beau-frère est un allié de sexe masculin, et les deux termes n'apparaîtront plus comme simplement différents mais comme doublement opposés.

Deux objets aussi disparates qu'une colombe et une locomotive se disent diffé-rents plutôt qu'opposés. Mais on peut les placer en opposition dès que l'on désigne une des relations d'opposition suivantes : organique/inorganique, céleste/terrestre, léger/lourd, petit/grand, nourriture/charbon, blanc/noir, voler/rouler, etc. Du moment qu'une différence distingue deux faits l'un de l'autre, il suffira de les placer dans le cadre de référence approprié pour que cette différence apparaisse comme une oppo-sition ; de même qu'il suffit de se placer entre deux points de l'espace pour que ceux-ci apparaissent comme occupant des positions opposées. Les cadres de référence peuvent se rapporter à la couleur, à la dimension, à la forme, au volume, au rôle, à la substance, etc.

Dans le petit jeu qui consiste à mettre en évidence des oppositions, jeu qui pour eux remplace l'analyse ethnologique, les "structuralistes" tirent parti de toutes les confusions et équivoques qui entourent la notion d'opposition et de toutes les facilités qu'elles offrent. Ce sont précisément ces confusions, ces facilités, qui rendent possi-bles les constructions structurales ; sans elles, aucun des tableaux et des schémas figurant dans les textes structuralistes n'aurait pu être dressé.

Les relations d'opposition que le structuraliste s'ingénie à extraire de la réalité sociale ne sont pas plus imposées par la nature de l'esprit que les modèles par lesquels if les formule ne sont des schémas de structures inconscientes. Les oppositions relè-vent des termes mêmes, du moment qu'ils sont différents, et les schémas résultent de leur juxtaposition, suivant un choix habilement agencé. Le caractère artificiel de ces schémas est démontrable par le fait que plus d'un pourrait être extrait d'un même contexte factuel : il suffit de varier les cadres de référence pour obtenir autant de schémas divers, dont chacun semblera apte, à l'exclusion de tout autre, a refléter la structure sous-jacente à la réalité (V. Leach, 1970 ; Richard, 1967 ; supra p. 188) .

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Bien que le structuralisme semble reconnaître que les mythes sont porteurs de messages, il fait peu de cas de leur contenu, en justifiant ce manque d'intérêt par le rôle anecdotique, sinon dérisoire, qu'il entend leur attribuer, à savoir celui de pré-senter la solution de quelque contradiction prétendument ressentie dans la vie sociale. La relation entre mythes et rites, la fonction médiatrice du mythe entre exigences sociales et pratique humaine, son rôle idéologique tendant à justifier les compor-tements sociaux, ou encore à servir d'instrument d'explication, de description, de commémoration - toutes ces considérations sont écartées d'un trait de plume. Les mythes, qui occupent une place de premier plan dans la vie primitive -ce qui prouve qu'ils répondent à des nécessités sociales qu'on ne peut feindre d'ignorer - sont dégradés au rang d'exercices imaginatifs devant satisfaire à un besoin de cohérence logique ressenti par des esprits torturés par le principe de non-contradiction !

Il n'est donc pas surprenant que, pour le structuraliste, "ce qui importe" ne soit pas "tellement ce qu'il y a dans les mythes" (Lévi-Strauss, 1964, pp. 20-21). On pourrait même dire que "ce qui importe" c'est de détourner l'attention de leur contenu, de faire obstacle, par toutes sortes de diversions, à leur compréhension. Tant qu'un mythe est incompris, les résultats de l'analyse structurale, bien qu'ils ne contri-buent pas, et ne prétendent d'ailleurs pas contribuer, à sa compréhension, tiennent lieu de celle-ci, comme nous l'avons indiqué, par l'exercice qu'ils procurent à l'esprit, et par la sorte d'intelligibilité algébrique qu'ils proposent à la place d'une intelligibilité authentique. Il suffit d'atteindre l'intelligibilité réelle du mythe, par l'analyse ethno-logique qui en découvre la signification, pour que la démonstration soit faite du caractère à la fois artificiel et tendancieux de l'analyse structurale.

À la question de savoir d'où proviennent les structures auxquelles l'esprit fait appel pour donner sa forme à un ensemble d'activités ou d'idées, le structuralisme répond : du subconscient quant au contenu - de l'inconscient quant à la forme. En effet, le subconscient serait, pour Lévi-Strauss, "le lexique individuel où chacun de nous accumule le vocabulaire de son histoire personnelle" (1958a, pp. 224-225), et l'inconscient organiserait ce "lexique suivant des lois". Tout le problème de la créativité est en réalité posé ici, mais alors que celle-ci s'accomplit dans l'interaction dialectique du monde extérieur et de l'esprit, le structuralisme entend l'enfermer dans un cadre kaléodoscopique interne, où se joueraient des combinaisons et des permu-tations imprimant leur originalité à des ensembles d'activités ou d'idées contingentes. Il nous faut donc supposer, par exemple, que dans une activité empreinte de rituel, comme la chasse aux aigles des Indiens Hidatsa, l'esprit se saisisse de l'image de l'aigle et de celle du chasseur, et les soumette aux lois de l'inconscient d'après les-quelles une structure de relations d'oppositions internes fera se placer le chasseur dans une fosse, pour établir avec l'aigle planant au ciel une relation d'opposition ex-terne entre le "bas" et le "haut". Il nous faut supposer, quant aux mythes, que pour en produire un, l'esprit se saisisse d'éléments significatifs contingents et les combine selon des formules inconscientes, pertinentes et universelles. Que l'esprit humain, par une capacité qu'on ne lui connaissait pas jusqu'ici, choisisse d'abord, d'après les critè-res qui lui sont propres, "le matériel d'images qu'il met en œuvre" ; ensuite, qu'il détermine par intuition les oppositions appropriées que ce matériel lui procure, mais que l'analyse ne rend évidentes qu'à grand-peine ; qu'il ordonne ces oppositions sui-vant les prétendues structures de l'inconscient, adaptées à la circonstance de manière spontanée ; et enfin qu'il les mélange pour mieux les dissimuler sous la forme racontée par le mythe.

S'il est vrai que chaque mythe pose un problème - celui du déchiffrement de son "message" - ces problèmes ne sont pas posés, moins encore résolus, par l'analyse structurale. Seule l'analyse ethnologique du contenu peut jeter une lumière expli-cative sur leurs structures. Les parallélismes se présentent là où les mythes décrivent des situations (empiriques) analogues ; les oppositions, là où les situations sont incompatibles ou contradictoires. Quand les mythes se réfèrent les uns aux autres, c'est qu'ils sont porteurs de messages similaires. Il en va de même pour les autres phénomènes de la pratique sociale, révélant des oppositions et des corrélations qui découlent des conditions de leur évolution et des nécessités objectives de leurs fonctions, ainsi que des contradictions entre idées et réalités, ou entre idées magiques elles-mêmes, et non de prétendues structures universelles enfouies dans le labyrinthe de l'inconscient.

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Un des phénomènes sociaux auxquels s'est attaquée l'analyse structurale est, comme on le sait, le totémisme. Il s'agissait d'abord d'éponger une difficulté initiale, faisant obstacle à ce type d'analyse. Les phénomènes totémiques se présentent, pour employer l'expression de Lévi-Strauss, comme tenant leur substance "du dehors" (1962a, p. 149), et en tant que tels ne sont pas réductibles aux structures de l'esprit. Il fallait donc démontrer qu'ils relèvent "de l'entendement" et que les exigences auxquelles ils répondent "sont d'abord d'ordre intellectuel". Pour substituer cette conception du totémisme à la conception courante, selon laquelle le totémisme cor-respond à une réalité objective, celle-ci a été qualifiée d'illusoire. La "vérité" du totémisme serait "en nous", et le totémisme ne serait "qu'un cas particulier du pro-blème général de la classification". L'interprétation lévi-straussienne du totémisme consistera donc à démontrer qu'une tendance classificatoire émanant de l'esprit - c'est-à-dire de "nous", des relations d'opposition et des structures inconscientes - donne lieu au phénomène dit totémique. À ce moment, le totémisme cesserait d'être une illusion.

Pourtant, Lévi-Strauss ne se lasse pas de parler du "prétendu totémisme" et de "l'illusion totémique". En fait, il introduit par cette expression une des nombreuses ambiguïtés avec lesquelles ses textes nous ont familiarisés. Il faut entendre par là ou bien que le phénomène totémique n'a pas d'existence dans la réalité et est une pure fiction qui "existe seulement dans la pensée de l'ethnologue" (1962a, p. 14) et c'est le sens généralement donné à l'expression dans Le totémisme aujourd'hui ; ou bien il faut croire que le totémisme est un phénomène réel, mais que la représentation que les ethnologues s'en font est fausse et, partant, illusoire, et c'est le sens généralement donné au terme "prétendu" dans La pensée sauvage. Grâce à cette ambiguïté, un glissement est effectué, de la conception du totémisme en tant que phénomène social, qu'il s'agit de déconsidérer, à sa conception en tant que phénomène mental, qu'il s'agit d'accréditer.

Durkheim et ses contemporains avaient bien compris en quoi consistait l'essence du totémisme : "D'abord la défense de tuer et de manger l'animal ou la plante totémique... ensuite l'exogamie ou prohibition du mariage entre individus porteurs d'un même totem" (Durkheim, 1969, p. 316). Mais cette conception toute sociologi-que ne peut convenir au structuralisme, elle lui est diamétralement opposée. D'après elle, la classification totémique est une conséquence de l'organisation sociale, et en aucun cas ses fondements ; alors que, pour le structuralisme, la primauté revient à une activité classificatrice inhérente à l'esprit humain. Si donc le totémisme désigne les groupes humains par des espèces animales et végétales, c'est parce que celles-ci "proposent à l'homme une méthode de pensée", car "l'esprit... postule une homo-logie... entre les écarts différentiels qui existent, d'une part, entre l'espèce X et l'espèce Y et, d'autre part, entre le clan A et le clan B" (Lévi-Strauss, 1962a, p. 18).

Cette interprétation de la nature des classifications, par laquelle le structuralisme voudrait étayer une théorie du totémisme se présentant comme une nouveauté, avait été pressentie par Durkheim et Mauss et réfutée par eux en son temps. "Quand des distinctions commencent à apparaître, écrivent-ils, elles sont toutes fragmentaires. Ceci est à droite et ceci est à gauche, ceci est du passé et ceci du présent, ceci ressemble à cela, ceci a accompagné cela... On voit toute la distance qu'il y a entre ces distinctions et ces groupements rudimentaires, et ce qui constitue vraiment une classification. Bien loin donc que l'homme classe spontanément et par une nécessité naturelle, au début, les conditions les plus indispensables de la fonction classifica-trice font défaut à l'humanité... Une classe c'est un groupe de choses ; or les choses ne se présentent pas d'elles-mêmes ainsi groupées à l'observation. Nous pouvons bien apercevoir plus ou moins vaguement leurs ressemblances. Mais le seul fait de ces similitudes ne suffit pas à expliquer comment nous sommes amenés à assembler des êtres qui se ressemblent ainsi, à les réunir en une sorte de milieu idéal, enfermé dans des limites déterminées et que nous appelons un genre, une espèce, etc." (Durkheim, 1969, p. 399, souligné par nous).

Quelle en est donc l'explication ? "On peut penser que les conditions dont dépen-dent ces classifications très anciennes ne sont pas sans avoir joué un rôle important dans la genèse de la fonction classificatrice en général. Or, il ressort de toute cette étude que ces conditions sont de nature sociale. Bien loin que... ce soient les relations logiques des choses qui aient servi de base aux relations sociales des hommes, en réalité ce sont celles-ci qui ont servi de prototype à celles-là. Selon lui (Frazer) les hommes se seraient partagés en clans suivant une classification préalable des choses ; or, tout au contraire, ils ont classé les choses parce qu'ils étaient partagés en clans" (Durkheim, p. 456). Par ailleurs, remarquent-ils, tout comme s'ils s'adressaient aux structuralistes de notre temps, "rien ne nous autorise à supposer que notre esprit, en naissant, porte tout à fait en lui le prototype de ce cadre élémentaire de toute classifi-cation" (p. 399). On est "loin [d'être] fondé à admettre comme une évidence que les hommes classent tout naturellement, par une sorte de nécessité interne de leur entendement individuel" (Durkheim, p. 400).

Ce qui est une façon (bien claire) de réfuter le postulat d'une origine interne des systèmes classificatoires de pensée empruntés aux structures inconscientes de l'esprit.

Lévi-Strauss tente de neutraliser cette critique avant la lettre en s'efforçant de faire apparaître Durkheim comme d'accord, en principe, avec la conception du totémisme correspondant "à certaines modalités arbitrairement isolées d'un système formel..." (Lévi-Strauss, 1962b, p. 101). En affirmant que le "meilleur Durkheim... admettait que toute vie sociale, même élémentaire, suppose, chez l'homme, une activité intel-lectuelle dont les propriétés formelles ne peuvent, par conséquent, être un reflet de l'organisation concrète de la société" (Lévi-Strauss, 1962a, pp. 138-139), il suggère que "la perspective inverse, trop souvent adoptée par Durkheim quand il affirme le primat du social sur l'intellect", était génératrice de contradictions. "Sa pensée reste donc déchirée entre des exigences contradictoires". En somme, de même qu'il y aurait eu deux Radcliffe-Brown, il y avait eu deux Durkheim : le "meilleur", dont les vues sont compatibles avec celles de Lévi-Strauss, et le "moins bon" celui qui - avec Mauss, dont Lévi-Strauss se pose paradoxalement comme une sorte de continua-teur - condamne formellement la conception d'après laquelle "la catégorie de genre et la notion d'opposition" seraient "des données immédiates de l'entendement, utilisées par l'ordre social pour se constituer".

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On sait tout le parti que le structuralisme, dans sa tentative de donner une crédibi-lité scientifique à la théorie des structures inconscientes de l'esprit, a tiré de certaines tendances de la linguistique de notre siècle. Troubetzkoy, dit Lévi-Strauss, a ouvert des perspectives nouvelles aux sciences sociales. Il ramène la méthode phonologique à quatre démarches fondamentales. Passer de l'étude des phénomènes linguistiques conscients à celle de leurs infrastructure inconsciente ; prendre comme base de l'ana-lyse les relations entre les termes plutôt que les termes eux-mêmes ; admettre la notion de système ; découvrir les lois générales (Lévi-Strauss, 1958a, p. 40). Lévi-Strauss invite les sociologues à utiliser une méthode analogue à l'égard de phéno-mènes de même type que les phénomènes linguistiques, qui se manifestent dans un autre ordre de réalité .

L'ethnologue voulant s'inspirer de la méthode phonologique devra commencer par déterminer jusqu'à quelle limite il peut considérer les phénomènes ethnologiques comme étant de même type que les phénomènes phonologiques, en ayant surtout à l'esprit le fait que les "termes", en matière d'ethnologie, représentent une "existence sociologique", selon l'expression de Lévi-Strauss ; de sorte que la question se pose de savoir si, comme en phonologie, il est légitime de "prendre comme base de l'ana-lyse les relations entre les termes plutôt que les termes eux-mêmes".

E. Benvéniste rappelle opportunément que Saussure "voulait faire comprendre l'erreur où s'était engagée la linguistique depuis qu'elle étudie le langage comme une chose, comme un organisme vivant ou comme une matière à analyser par une techni-que instrumentale, ou encore comme une libre et incessante création de l'imagination humaine", c'est-à-dire comme les autres phénomènes culturels ou comme la société même. Alors qu'il faut "... découvrir cet objet qu'est le langage, à quoi rien ne saurait être comparé" (1966). Explicitant encore la pensée de Saussure, le même auteur poursuit : "On peut prendre comme objet de l'analyse linguistique un fait matériel, par exemple, un segment d'énoncé... Croire que nous tenons là une substance est illusoire : ce n'est précisément que par une opération d'abstraction et de généralisation que nous pouvons délimiter un pareil objet d'étude. Saussure y insiste, seul le point de vue crée cette substance".

Entre les phénomènes culturels, qui se définissent et se distinguent par leur spécificité, et dont la spécificité relève d'une substance qui leur est propre, et non d'un point de vue, et les phénomènes linguistiques, l'écart se porte donc sur la substance. Puisque "la langue est forme, non substance... les unités de la langue ne peuvent se définir que par leurs relations" (1966, p. 93). Il en va autrement des faits culturels. Bien sûr, dans chaque ordre de faits on isolera les relations pour mieux les étudier, mais on n'oubliera pas que les propriétés de ces dernières sont déterminées en grande partie par la nature des faits auxquels elles se rapportent, par leur histoire et leur évolution et que de ce point de vue les enseignements de la linguistique structurale ne peuvent être que d'un médiocre secours.

D'autre part, Benvéniste rappelle que, bien que Saussure ait été appelé le pré-curseur du structuralisme moderne, il n'a jamais employé, en quelque sens que ce soit, le mot structure. À ses yeux, "la notion essentielle est celle de système". La langue forme un système. Dans le domaine ethnologique, par contre, seul le système de parenté peut être considéré comme comparable au système linguistique, car les termes qu'il met en relation sont assumés en dehors de leur substance, sociologique ou autre. Encore cela n'est-il vrai que jusqu'à un certain point, parce que les termes qui n'ont qu'une valeur de position dans le système de parenté sont, en dépit de cela, des individus, et le système les situe en référence à leur sexe, à leur niveau de génération, à leur état de consanguins ou d'alliés. De sorte que si ce sont les rapports entre les termes que l'on étudie, on trouvera que ces rapports répondent toujours à une donnée biologique (la différence entre les sexes) et à une donnée sociale (la règle de mariage). Cette dernière étant variable, les systèmes de parenté varieront dans la mesure où elle varie. En d'autres termes, les propriétés des relations entre les termes de parenté sont déterminées par leur contenu sociologique, par la nature des "termes" en tant que représentant des individus biologiques, socialement motivés dans leur comportement. On ne peut donc épuiser l'étude de la parenté et des systèmes de parenté uniquement par celle des rapports de parenté. Cette dernière étude ne peut que nous révéler le mécanisme des systèmes de parenté dans des limites déterminées.

Par conséquent il est illégitime de conclure, comme le veut Lévi-Strauss, sans mutiler l'objet de l'étude, que "à partir du moment où de nombreuses formes de la vie sociale - économique, linguistique, etc. - se présentent comme des rapports, la voie s'ouvre à une anthropologie conçue comme une théorie générale des rapports, et à l'analyse des sociétés en fonction des caractères différentiels, propres aux systèmes de rapports qui les définissent les uns et les autres (1958a, p. 110).

Une théorie générale des rapports se réduit immédiatement à une théorie fondée sur l'étude des relations d'opposition, et relevant en dernière analyse des structures inconscientes de l'esprit. C'est bien pourquoi, en parlant des mythes, et en voulant en dégager des systèmes de rapports, il nous est dit que ceux-ci nous permettront d'atteindre à "des élaborations inconscientes".

De ce point de vue, sans doute, la linguistique structurale occupe une position pri-vilégiée. Par sa matière, relevant des relations entre les termes, elle se rapproche de l'idéal recherché bien plus que l'ethnologie, dont les données sont de caractère empirique. Lévi-Strauss se défend de vouloir "réduire la société ou la culture à la langue", formulation qui ferait éclater l'absurdité de son projet. Cependant, du moment qu'il considère les mythes - qui sont des faits culturels - comme un langage, il lui paraît logique de les réduire aux phénomènes linguistiques. Grosse imprudence car, nécessairement, il ne peut manquer de se heurter à ce qui distingue les phéno-mènes culturels, comme les mythes, des phénomènes du langage. C'est le caractère arbitraire du signe, au sens saussurien, alors que ce qui, dans le mythe, correspond au signe linguistique, est loin d'être arbitraire : il tient sa substance du contenu du mythe et se définit par lui. Il disparaît donc dès que ce contenu est écarté pour dégager des rapports, et l'entreprise échoue au moment où elle devrait aboutir.

Mais, pas plus que les mythes et les autres faits culturels, le phénomène linguisti-que ne saurait être interprété en termes des prétendues structures inconscientes de l'esprit. Tout au plus, comme le fait remarquer Benvéniste avec beaucoup de péné-tration, il s'agirait d'une "illusion", due au "fait que la langue est un ensemble ordonné, qu'elle révèle un plan, incite à chercher dans le système formel de la langue le décalque d'une "logique" qui serait inhérente à l'esprit, donc extérieure et antérieure à la langue" (1966, p. 73).

Le problème ne relève pas de l'ethnologie ; si Lévi-Strauss y revient constam-ment, c'est que la méthode phonologique, qui consiste "à passer de l'étude des phé-nomènes conscients à celle de leur infrastructure inconsciente", indique à ses yeux le chemin à suivre pour l'ethnologie, sinon pour toutes les sciences sociales. La phonologie écrit-il, a su "au-delà des manifestations conscientes et historiques de la langue, toujours superficielles, atteindre des réalités objectives... systèmes de rela-tions, qui sont eux-mêmes le produit de l'activité inconsciente de l'esprit" (Lévi-Strauss, 1958a, p. 67). Mais en quoi, d'après lui, consisterait cette activité ? Toute la question est là. Elle consiste, dit-il, à "imposer des formes à un contenu" formes qui seraient "fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés..." (1958a, p. 28). En même temps, cette activité est "la fonc-tion symbolique" de l'inconscient. Pour préciser sa pensée, et prévenir toute con-fusion, il dénie à l'inconscient cette qualité qui en ferait "un réservoir des souvenirs et des images collectionnés au cours de chaque vie... un simple aspect de la mémoi-re... le lexique individuel où chacun de nous accumule le vocabulaire de son histoire personnelle" (1958a, pp. 224-225). Cette caractérisation définirait la nature du subconscient, dont il faut marquer qu'il se distingue de l'inconscient. Ce dernier "est toujours vide... il se borne à imposer des lois structurales... à des éléments inarticulés qui proviennent d'ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs...". Ces lois sont les mêmes pour tous les individus.

Ce sont là de précieuses précisions : elles écartent l'ambiguïté qui s'attachait à "l'activité inconsciente" de l'esprit ; mais elles montrent en même temps que Lévi-Strauss ne peut plus, comme il s'efforce de le faire, identifier sa conception de l'inconscient avec celle des linguistes dont il invoque l'autorité. Celle-ci se rapproche beaucoup plus de sa définition du subconscient, qu'il prend soin de bien distinguer de l'inconscient. Lévi-Strauss cite Troubetzkoy, Boas, Mauss et d'autres auteurs pour souligner l'importance qu'ils attribuaient au rôle de l'inconscient dans les phénomènes linguistiques ; mais ce rôle est, dans leur conception, tout autre que celui que lui prête l'auteur de la Pensée Sauvage. Le point de vue de Boas, par exemple, diffère sensible-ment du sien ; quant à celui de Mauss, il lui est diamétralement opposé.

"En appliquant les principes de la phonologie à beaucoup de langues, toutes différentes, et en étudiant la structure de ces systèmes, observe Troubetzkoy, on ne tardera pas à remarquer que certaines combinaisons de corrélations se retrouvent dans les langues les plus diverses, tandis que d'autres n'existent nulle part. Ce sont là des lois de la structure des systèmes phonétiques" (Benvéniste, 1966, p. 25). Il est sous-entendu que ces lois sont inconscientes - ce qui ne veut pas dire qu'elles sont des lois imposées par des structures de l'esprit, ou dépendant de l'activité de l'inconscient. D'une manière générale, une fois le phénomène linguistique donné, il semble bien que la structure du système se trouve soumise à ses propres lois, lois qui sont incon-scientes pour les utilisateurs de la langue et, pour la même raison, indépendantes de leur inconscient. Une langue, du moment qu'elle est dotée d'une existence objective, est Soumise aux lois de sa propre objectivité, et de ce fait ne dépend pas de préten-dues structures inconscientes de l'esprit.

Boas, rappelle Lévi-Strauss, a "avec une admirable lucidité, défini la nature in-consciente des Phénomènes culturels... les assimilant de ce point de vue au langage" (1958a, p. 26). Suit la citation, où l'anthropologue américain parle du "caractère inconscient des phénomènes linguistiques", comme de l'origine inconsciente des phénomènes ethnologiques. Mais rien n'est plus éloigné de sa pensée que la notion de prétendues structures inconscientes de l'esprit. "L'origine inconsciente des phénomè-nes ethnologiques" écrit-il - et l'on verra ce qu'il entend par "origine inconsciente" - peut être démontrée en faisant appel à notre expérience. On constatera alors "que certains groupes de nos activités... se développent à part chez chaque individu et chez un peuple dans son ensemble d'une manière tout à fait subconsciente (souligné par nous)... Ainsi, les manières de table... vigoureusement imprimées dans l'esprit de l'en-fant encore jeune... deviennent très tenaces (have a very fixed form)" (Boas, 1911, pp. 67-73). D'autres exemples du même type sont donnés de comportements qualifiés d'inconscients, ou ayant une origine inconsciente, parce qu'ils résultent de la coutume, de l'habitude, ou de leur "répétition automatique". Si donc, poursuit Boas, nous devions dans ces cas établir un parallèle avec les phénomènes linguistiques, il sem-blerait que des actes sans rapports entre eux "soient mis ensemble... sans réflexion". Pour lui, le phénomène culturel ou linguistique est d'origine inconsciente quand un ensemble d'idées ou d'actes sont réunis non de propos délibéré, mais "inconsciem-ment", par la force de l'habitude, de la coutume, ou par associationnisme. Il n'est pas question de faire appel à des structures inconscientes, ayant à donner une forme à un contenu, telles que les entend Lévi-Strauss.

Persévérant dans l'effort de trouver des répondants autorisés pour cautionner sa doctrine, Lévi-Strauss invoque le nom prestigieux de Mauss d'après lequel "tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage" (Lévi-Strauss, 1966b, p. xlix). En traitant du mana, Mauss aurait tenté d'atteindre "une sorte de "quatrième dimension" de l'esprit... un plan où se confondraient les notions de "catégories incon-scientes" et de "catégories de la pensée collective"" (p. xxxi). On en arrive ainsi, par le biais de la linguistique, et sous l'autorité de Mauss, aux structures inconscientes et innées de l'esprit. Mais ici Mauss est explicite. Considérant le mana comme une "catégorie inconsciente de l'entendement humain", il souligne cependant qu'il s'agit d'une catégorie qui "n'est pas donnée dans l'entendement individuel" (Mauss, 1966, p. 112). Pour lui, "les catégories ne sont que des symboles généraux, qui comme les autres, n'ont été acquis que lentement par l'humanité... Ce travail lui-même fut complexe, hasardeux, chanceux. L'humanité a édifié son esprit par tous les moyens... en se servant de son esprit (sens, sentiment, raison), en se servant de son corps ; ... au hasard des nations et de leurs œuvres ou de leurs ruines" (1966, p. 309). Ces catégories, qui comprennent les catégories du langage, ont un caractère bien différent de celui que leur attribue Lévi-Strauss. Elles sont acquises au cours de la longue péri-pétie historique.

Par conséquent, il est tout à fait illégitime de laisser croire que les thèses structu-ralistes ne font que reprendre, pour mieux les développer, les conceptions de Mauss sur la nature des activités inconscientes, parce qu'il dit, par exemple, que "en magie comme en religion comme en linguistique, ce sont les idées inconscientes qui agissent" (Lévi-Strauss, 1966b, p. xxx). Si les catégories linguistiques, comme toutes les catégories, se situent à l'étage de la pensée inconsciente, ainsi que le dit Lévi-Strauss, il ne s'ensuit pas qu'elles tiennent leur origine de l'inconscient qui les impo-serait selon ses lois. Bien au contraire, tout sert à démontrer - et c'est le sens du passage de Mauss que nous venons de citer qu'elles y ont été introduites du dehors "au hasard des choix, des choses et des temps".

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Malgré ses ambiguïtés d'expression, qui visent à désarçonner et à intimider la critique, le cheminement de la pensée de Lévi-Strauss n'est pas difficile à retracer. Les faits ethnologiques ne sont pas importants en eux-mêmes. Leur caractère spé-cifique est soumis aux hasards et aux accidents de l'événement et ce serait vaine présomption que de vouloir les comprendre historiquement et sociologiquement, c'est-à-dire dans le concret. Seules comptent les relations entre les faits ; la nature des faits, elle, ne relève que du contingent. La vie sociale groupe à nos yeux des ensem-bles de faits qui nous apparaissent comme des systèmes doués d'objectivité et structurés par les rapports qui les relient entre eux. Étant dus à l'activité des hommes, ces faits sont médiatisés et commandés par l'esprit d'une manière qui nous échappe, c'est-à-dire par les structures de l'inconscient. Les lois qui gouvernent leurs combi-naisons sont donc des lois inconscientes de l'esprit, les lois de la pensée, les lois de la logique. On serait mal avisé de croire que cela relève de quelque forme d'idéalisme philosophique, car l'esprit a une base matérielle dans le cortex cérébral, également commandé par les lois de la logique. Toute la nature est commandée par ces lois, et l'action de celles-ci s'offre à l'observation directe dans le jeu des combinaisons qui se font entre phénomènes. Par conséquent, les sciences sociales et humaines ne seront de véritables sciences qu'en se débarrassant du fatras d'empirisme qui enveloppe et cache les relations profondes fondant les structures réelles de l'objet de leur recherche. "Elles seront structuralistes ou ne seront pas" (Lévi-Strauss, 1968a, p. 36).

On découvrira alors - et c'est ce que la linguistique (la phonologie) et l'anthropo-logie structurale ont découvert - que les relations entre les phénomènes se réduisent en fin de compte à des relations d'opposition. Ceci était d'ailleurs à prévoir, puisque, à la base, on a affaire à la logique, et les lois logiques gouvernent les combinaisons et les permutations entre faits discrets, c'est-à-dire entre faits opposables (alors que s'ils n'étaient pas tels ils tendraient à se confondre les uns dans les autres, et n'existeraient plus comme tels. C'est pourquoi l'idée de la "participation" ne peut être retenue. Elle tend justement à confondre les opposés et à rendre les lois logiques inopérantes : elle est donc illogique). Par conséquent, lorsqu'on aborde l'étude des relations, il devient possible de faire utilement usage des mathématiques et de machines logiques et à calculer, c'est-à-dire d'ordinateurs. La possibilité d'employer des mathématiques a d'ailleurs été démontrée dans Les structures élémentaires de la parenté.

Ce que nous venons d'exposer n'est pas une simplification abusive de la pensée structuraliste, mais représente un schéma de la structure logique sous-jacente à celle-ci, bien que, cette fois, consciente. Schéma qui contribue à dévoiler une confusion majeure à la base de la vision structuraliste, la confusion entre lois de la pensée et lois logiques, qui permet d'interpréter les faits qui relèvent de la réalité sociale en termes d'une logique des prétendues structures de l'esprit, interprétation dont le caractère idéaliste est évident.

"Lévi-Strauss, écrit Leach, postule que la structure et les opérations du cerveau humain sont analogues à celles d'un ordinateur très compliqué" (1965, p. 23) dont -le "programme" serait donné par les traits caractéristiques du "cerveau de homo sapiens", traits qui seraient en partie un produit de l'hérédité, donc innés. En effet, pour Lévi-Strauss, l'esprit est "une chose" et est par conséquent gouverné par les mêmes lois qui gouvernent les choses, parmi lesquelles l'ordinateur. Mais les lois qui gouvernent l'esprit sont les lois de la logique, puisque ces lois, comme il nous le dit, en citant Auguste Comte, "finalement gouvernent le monde intellectuel" et sont "de leur nature invariables et communes, non seulement à tous les temps et à tous les lieux, mais aussi à tous les sujets quelconques, sans aucune distinction même entre ceux que nous appelons réels et chimériques" (1962a). Aussi, dans la Pensée Sauvage, nous lisons que l'esprit étant "une chose, le fonctionnement de cette chose nous instruit sur la nature des choses" (1962b, p. 328). Or, le fonctionnement de cette chose qu'est l'esprit, gouverné par les lois logiques, c'est le fonctionnement "des cellules du cortex cérébral relativement affranchies de toute contrainte extérieure, et obéissant à leurs lois propres". Les lois propres de ces cellules sont donc les lois de la logique ; il en va de même pour les lois propres aux "choses". de sorte que la "réflexion pure... sous une forme symbolique... illustre la situation de l'en dehors" (id.).

Mais les lois de la logique sont-elles vraiment des lois de l'esprit ? La logique est communément dite science du raisonnement. Par conséquent, les lois de la logique sont des lois du raisonnement. Comme le raisonnement est une activité de l'esprit, on en arrive à dire que les lois du raisonnement sont les lois de l'esprit, que la logique étudie les lois de l'esprit, les lois de la pensée. Dans un sens cela est vrai : pour qu'un raisonnement soit exact, la pensée doit se conformer aux lois de la logique. Mais c'est confondre la nature de ces lois avec l'usage que l'on en fait que de les définir comme des lois de la pensée. Car si la pensée raisonnante se réfère aux lois logiques, celles-ci ne se réfèrent nullement à elles. Les lois logiques n'ont rien à voir avec la pensée, les processus de la pensée et le raisonnement, mais se rapportent aux relations objectives qui existent dans la nature, hors de l'esprit et indépendamment de lui. Si deux quan-tités (deux mesures, deux poids, etc.) égales à une autre sont par conséquent égales entre elles, ce n'est pas initialement par une nécessité de la pensée, mais par une nécessité de la réalité objective : il en est ainsi dans les faits tels qu'ils sont perçus expérimentalement. La formulation symbolique de cette nécessité (que si A = B, et A = C, donc B = C), n'en fait pas une nécessité de la pensée, car cette formulation n'est qu'une abstraction tirée de l'expérience empirique, c'est-à-dire des données du monde objectif. C'est sa formulation axiomatique qui nous fait dire immédiatement qu'il s'agit d'une nécessité de la pensée. Mais si nous faisions le raisonnement mathéma-tique suivant : "si A égale B, C égale D ; or A n'égale pas B, par conséquent C n'égale pas D", nous commettrions une erreur de raisonnement que la nécessité logique, supposée être inhérente à l'esprit, ne vient pas spontanément corriger ou empêcher.

La confusion qui mène à dire que les lois de la logique sont des lois de la pensée provient de ce que, dans le raisonnement, la pensée se conformant effectivement à ces lois, celles-ci apparaissent comme des lois de l'esprit qui commandent la démarche de la pensée raisonnante - alors qu'elles ne font que formuler les conditions du bon rai-sonnement consistant à établir entre les idées des relations conformes aux relations entre les choses. La démarche de la pensée, loin d'être commandée par ces lois, est déterminée par des conditions qui relèvent de la psychologie et, à aucun moment, dans le raisonnement déductif par exemple, les opérations mentales ne suivent le che-minement représenté par la figure du syllogisme.

Confondre les lois de la logique avec les lois de la pensée aboutit à considérer les faits objectifs de la vie sociale, gouvernés par les lois logiques, comme gouvernés par les lois de la pensée, donc commandés par les structures de la pensée, les prétendues structures inconscientes de l’esprit qui se trouveraient à la base de toute activité humaine. Si par contre l'on reconnaît que les lois de la logique sont des lois du monde de la nature, on reconnaîtra du même coup que la vie sociale ne relève pas des lois de la pensée, elle relève des lois qui lui sont spécifiques en vertu de sa propre objec-tivité, et que les lois logiques viennent généraliser. Mais à ce moment les structures inconscientes de l'esprit n'ont plus de rôle à jouer dans la détermination des faits sociaux : elles disparaissent et l'échafaudage structuraliste s'écroule. (Ajoutons que les lois logiques, qui gouvernent les corrélations entre relations objectives dans le monde naturel, sont pour cette raison les lois qui gouvernent les "choses", qui gouvernent le fonctionnement des cellules du cortex cérébral et de la pensée ; mais elles ne sont pas des lois de la pensée. Elles déterminent la démarche de la pensée, ce qui ne veut pas dire qu'elles la rendent par là nécessairement logique. La pensée commet des erreurs de raisonnement, des erreurs logiques ; mais ces erreurs sont déterminées, elles ont leurs causes et, en théorie, il est possible d'en rendre compte logiquement)  

En définitive, tout se ramène à la réponse que l'on donnera à la question suivante : les lois propres à l'esprit et en même temps aux choses, puisque l'esprit est une chose, sont-elles des lois de l'esprit qui gouvernent les choses, ou des lois des choses qui gouvernent l'esprit ? La différence n'est pas sans importance, car elle départage idéa-lisme et matérialisme, du moins du point de vue marxiste. L'examen des positions et de la démarche des structuralistes ne laisse planer aucun doute sur ce que serait leur réponse.

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Lévi-Strauss, cependant, se défend d'avoir aligné sa doctrine sur des positions idéalistes. Affirmant qu'il faut répondre comme il convient "à l'empirisme de certains auteurs contemporains qui ne fait que répéter, sur un autre plan, l'erreur d'un idéalisme périmé", il s'appuie sur l'autorité d'Engels, dont il cite un passage de La dialectique de la nature : "C'est de l'histoire de la nature et de celle des sociétés humaines que sont abstraites les lois de la dialectique. Car elles ne sont pas autre chose que les lois les plus générales de ces deux aspects du développement historique et de la pensée elle-même... L'erreur (de Hegel) provient de ce qu'il a essayé d'imposer ces lois à la nature et à l'histoire en tant que lois de la pensée, alors qu'il fallait les en déduire... Bon gré, mal gré, le système de l'univers doit se conformer à un système de pensée qui n'est en fait que l'expression d'une certaine étape de l'évolution humaine. Si l'on remet les choses à l'endroit, tout devient simple, et les lois dialectiques, qui paraissent si mystérieuses quand on les envisage d'un point de vue idéaliste, deviennent limpides, et aussi lumineuses que le soleil en plein midi" (1967 (1949) pp. 519-520). Car, conclut Lévi-Strauss, "les lois de la pensée - primitive ou civilisée - sont les mêmes que celles qui s'expriment dans la réalité physique et dans la réalité sociale, qui n'en est elle-même qu'un des aspects".

Cette conclusion étant équivoque, puisqu'elle n'indique pas à quel ordre de lois (lois de la pensée ou lois de la réalité physique et sociale) revient le rôle déterminant, on se référera à l'assertion d'Engels qui a permis de "remettre les choses à l'endroit", les rendant aussi limpides et lumineuses que le soleil de midi. C'est avec ce propos, de toute évidence, que Lévi-Strauss manifeste son accord. L'identité de vue entre le collaborateur de Marx et le fondateur du structuralisme n'est-elle pas totale ? Mais cette phrase que nous lisons dans une citation textuelle : "Bon gré, mal gré, le système de l'univers doit se conformer à un système de pensée qui n'est en fait que l'expression d'une certaine étape de l'évolution humaine" a toutefois de quoi sur-prendre un lecteur d'Engels tant soit peu averti. C'est que loin d'exprimer la pensée d'Engels, elle représente l'idée qu'il impute sarcastiquement à Hegel. Le texte non découpé se lit en effet ainsi : "L'erreur (de Hegel) provient de ce qu'il a essayé d'imposer ces lois à la nature et à l'histoire en tant que lois de la pensée, alors qu'il fallait les en déduire. Il en résulte toute cette construction forcée, à faire souvent dresser les cheveux sur la tête : bon gré, mal gré, le système de l'univers doit se conformer, etc." (Engels, 1955, p. 69). L'omission de ces deux lignes introduit une équivoque et conduit le lecteur à s'aligner sur des positions idéalistes en présumant qu'elles relèvent du matérialisme dialectique.

Nulle part les positions idéalistes de Lévi-Strauss ne se manifestent avec autant d'évidence que quand il se place, bien qu'abusivement, sous le parapluie de l'autorité de Mauss. "À la suite d'une transformation dont l'étude ne relève pas des sciences sociales - écrit-il dans l'Introduction à l'œuvre de ce dernier - un passage s'est effec-tué, d'un stade où rien n'avait de sens, à un autre où tout en possédait...". "Autre-ment dit, au moment où l'univers entier, d'un seul coup, est devenu significatif, il n'en a pas été pour autant mieux connu...". "C'est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires mais que la connaissance, c'est-à-dire le processus intellectuel qui permet d'identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié ne s'est mise en route que fort lentement...". "L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce qu'il signifiait... il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l'humanité peut s'attendre à en connaître. Ce qu'on appelle le progrès de l'esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n'a pu et ne pourra jamais consister qu'à rectifier des découpages, pro-céder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d'une totalité fermée et complémentaire avec elle-même" (1966b, p. xlviii).

Ces lignes nous donnent l'essence du structuralisme lévi-straussien, et en décri-vent le contour. La précédence y est clairement accordée à la pensée dans son imma-térialité. L'univers aurait signifié avant qu'on ne sache ce qu'il signifie, avant la connaissance qui, elle, serait venue plus tard, graduellement. Mais si les catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément, le signifiant a dû, lui aussi, préexister à la connaissance. Ce qui veut dire que les lois de la pensée auraient pré-cédé la pensée (d'autant plus que l'univers qui a préexisté à l'apparition de la pensée serait gouverné par ces lois). Les lois de la pensée ne dépendraient pas de la pensée, aussi étrange que cela puisse paraître, et ne présupposeraient pas l'existence de l'esprit humain. Le moment historique venu, la pensée humaine serait apparue dans l'univers, découvrant les lois qui la gouverneraient et gouverneraient le monde. Elle établirait progressivement, par la connaissance qu'elle atteint, la correspondance entre les catégories du signifié et du signifiant qui lui auraient préexisté;

"Avant toute existence humaine, avant toute pensée humaine, il y aurait déjà un savoir, un système que nous découvrons" a écrit Michel Foucault développant la même idée. Pour Henri Lefebvre, le paradoxe voulant que "la pensée-pensée précède la pensée-pensante", que le système, qui se saisit en lui-même dans et par le langage, soit la raison de la pensée du système -représenterait la position à laquelle serait arrivé Foucault en poussant à ses conséquences logiques une systématisation que Lévi-Strauss aurait eu la prudence de ne pas poursuivre aussi loin (Lefebvre, 1966, pp. 29-30, cf. L. M. 1967). Mais en réalité ce qui serait un aboutissement pour Foucault a été pour Lévi-Strauss un point de départ.

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Ce point de départ identifié, la vision structuraliste s'éclaire. On comprend alors la place de premier plan qu'y occupent les oppositions binaires, et la fonction privilégiée de la prohibition de l'inceste, en tant qu'opérateur de ces oppositions apparaît clai-rement. En vertu des lois logiques qui gouvernent les structures inconscientes de l'esprit, celles-ci doivent s'organiser autour des oppositions qui découlent des principes d'identité, de contradiction et du tiers exclu. C'est ainsi que l'homme se définit par la possession d'un inconscient dont les structures logiques déterminent les formes de ses activités et de sa pensée. L'émergence de l'homme à partir de la nature -le soi-disant passage de la nature à la culture - doit donc s'accomplir par la projection de ces structures dans la pratique sociale. Définissant l'homme dans le concret, elles seraient universelles et trouveraient leur manifestation immédiate dans le langage ainsi que dans la prohibition de l'inceste. Mais les mots sont devenus "la chose de tous". Leur fonction de signe a supplanté leur caractère de valeur et a limité leur action à cette fonction, alors que "à l'inverse du mot, devenu intégralement signe, la femme est... restée, en même temps que signe, valeur" (Lévi-Strauss, 1967, p. 569). La prohibition de l'inceste peut donc déboucher sur les autres phénomènes sociaux.

De même que pour le langage, la prohibition de l'inceste relèverait de la nécessité logique imposée par les structures inconscientes de l'esprit. Le langage une fois écarté, elle devient la première objectivation des oppositions binaires et sert de pierre angulaire à l'édifice des comportements sociaux. Les différentes règles de conduite, les différents interdits en découlent structurellement, et c'est à partir de là que les sociétés humaines se construisent en quelque sorte par des dédoublements en série de l'opposition qu'elles incarnent, suivies de leurs combinaisons et permutations. Pas plus que pour le langage, il n'est question de rechercher les causes et les conditions matérielles de son origine.

Il n'y a pas lieu ici de discuter le bien-fondé de l'affirmation qui situe la prohibi-tion de l'inceste à l'apparition de la société humaine, ni de considérer les difficultés théoriques qu'elle soulève pour l'anthropologue, et les implications idéologiques qu'elle entraîne. Il nous suffira de remarquer que jamais Lévi-Strauss n'a été moins libre, plus asservi à ses principes que dans cette page des Structures élémentaires de la parenté que la musicalité de sa langue a rendue célèbre. Ne pouvant d'une part in-voquer les structures inconscientes de l'esprit sans poser pour acquis ce que le struc-turalisme prétend démontrer, et ne pouvant d'autre part envisager une solution matérialiste, évolutionniste de la prohibition de l'inceste sans pour cela renoncer à l'expliquer par les structures inconscientes, il ne lui est resté qu'à l'interpréter dans les termes de ses propres données. L'origine de la prohibition se trouverait dans la culture ("la prohibition de l'inceste n'est ni purement d'origine culturelle, ni purement d'origine naturelle... (1967, pp. 28-29). En un sens, elle appartient à la nature... mais en un sens, elle est déjà la culture" qui aurait à son tour son origine dans la prohibition de l'inceste (avant elle "la culture n'est pas encore donnée ; avec elle la nature cesse d'exister" ; elle fonde la culture, étant "en un sens la culture elle-même").

L'image du passage de la nature à la culture vise à fournir une justification du rôle attribué à la prohibition de l'inceste et à expliquer la culture en termes des structures inconscientes de l'esprit. Mais il n'est pas de passage de la nature à la culture (la formulation étant elle-même, pour cette raison, obligatoirement mise au sens figuré). Ce n'est que graduellement que la culture, introduite par l'activité productrice, arrache l'homme à l'empirisme de la nature, sans jamais parvenir à l'en libérer complètement.

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Le structuralisme se présente comme une méthode scientifique. L'analyste détecte les oppositions que présente la matière sociale et en tente l'explication en les ren-voyant à de prétendues structures inconscientes et innées. Les phénomènes sont ainsi nécessairement isolés de ceux qui les ont précédés, comme de ceux qui les entourent à des niveaux divers, tandis que leurs manifestations, dans le contexte de la réalité empirique, ne sont pas considérées comme déterminées par leur interaction, ni par leur dialectique interne, mais comme relevant de contingence historiques. Isolés, ils sont tributaires, quant à leurs traits essentiels, des structures inconscientes. Une telle démarche, en apparence scientifique, puisqu'elle va des faits à la théorie, n'est que l'image inversée de la pensée idéaliste qui postule au départ des structures incon-scientes, dont les oppositions dans la vie sociale seraient l'objectivation formelle. Seule une vue idéaliste, d'ailleurs, est de nature à conduire l'enquêteur qui découvre des oppositions dans la vie sociale, à en rechercher les raisons non dans la connais-sance de celle-ci, mais dans les inconnues de l'esprit.

Le structuraliste se trouve alors aux prises avec des difficultés que tous les artifi-ces qu'il mettra en œuvre ne lui permettront pas de surmonter. Car si la vie sociale était réellement une objectivation de structures inconscientes, les oppositions binaires devraient se rencontrer partout. Or, les oppositions que le structuraliste découvre dans un ordre donné de phénomènes sont toujours insuffisantes à ramener l'ensemble de ces phénomènes à des structures inconscientes. C'est pourquoi il se trouve contraint de manipuler les faits, d'en forcer l'interprétation et, finalement, de les déformer, voire les inventer (V. supra p. 188).

Les oppositions dans la vie sociale sont en nombre infini, et à tous les niveaux de l'expérience. Mais elles découlent de la structure matérielle de l'organisation sociale et non de prétendues- structures de l'esprit. Toutes les sociétés existantes ont connu dans leur passé, comme l'atteste leur présent, l'organisation exogamique, dont la pro-hibition de l'inceste est la forme résiduelle. Fait social, produit de l'évolution sociale, n'ayant aucun besoin d'être justifié par le recours aux structures inconscientes, l'exogamie introduit dans la société un principe de dichotomie et d'opposition for-melle qui se prolonge dans les faits, matériels et idéologiques. Mais le structuralisme ne peut envisager ainsi la prohibition de l'inceste - ni aucun phénomène issu de la société humaine - sans nier sa propre essence. Il ne peut que repousser une méthode qui cherche à comprendre la société dans son évolution, comme un organisme vivant et en perpétuel devenir, et non comme "quelque chose de mécaniquement assemblé, et permettant ainsi toutes sortes de combinaisons arbitraires des divers faits sociaux". Par cette phrase, Lénine a caractérisé la conception réactionnaire toujours agissante en sociologie (1966, p. 55) - qui, de nos jours, a trouvé dans le structuralisme son expression la plus achevée. Car, au-delà de ses prétentions scientifiques, le structura-lisme a bien le but dernier de déconsidérer l'interprétation matérialiste de l'histoire . Il projette sur l'objet de son étude un immobilisme stérilisant. La position de Lévi-Strauss "revient à dire", dans ses propres mots, que les "hommes ont toujours et partout entrepris la même tâche en s'assignant le même objet ; et que, au cours de leur devenir, les moyens seuls ont différé ; depuis des millénaires, l'homme n'est parvenu qu'à se répéter" (1955, p. 424). Tout élan est perçu comme un piétinement, et l'avenir se fige dans des commencements sans issue.

L'apothéose de cinna

Mythe de naissance du structuralisme

Laura Makarius

L'opposition société/nature est un atout essentiel de l'anthropologie structurale. Se profilant sur le plan des réalités objectives comme l'opposition la plus ample, puis-qu'elle épuise l'univers entre ses pôles, elle fournit à l'analyse la charnière idéale à laquelle agencer toutes les oppositions voulues. En même temps, elle semble repré-senter, au niveau théorique, la manifestation la moins contestable des prétendues "structures inconscientes de l'esprit". Ainsi, l'opposition société/nature offre, tant sur le plan opératoire que conceptuel, l'utile ubiquité d'une dichotomie omniprésente, dont on voit mal comment les maîtres d'œuvre structuralistes pourraient se passer.

"Le dualisme ontologique culture/nature, écrit Luc de Heusch,... est peut-être le fondement de la logique classificatoire de toute "pensée sauvage" (1964, p. 93) . Ce dualisme articule en effet les conceptions exposées par Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté, le Totémisme aujourd'hui et les Mythologi-ques, et est attribué, par lui et par ses disciples, à la subjectivité des hommes étudiés. Or, l'antithèse qui sépare et met en opposition société et nature est radicalement étrangère à la pensée primitive. Car s'il est vrai que celle-ci connaît un ensemble de notions antithétiques à société, il s'agit toujours de connaissance empirique et de notions qui n'ont rien à voir avec la nature. L'antithèse est une autre, reflet non d'une vue spéculative de l'univers, mais d'une situation qui s'est configurée dans la société, sous l'effet des multiples contradictions engendrées par la pensée magique, la contraignant à un choix déchirant entre l'aspiration à satisfaire des besoins et des désirs pressants, et l'exigence également impérative de respecter l'ordre qu'elle s'est donné. C'est dans l'abîme d'une telle problématique, hanté par l'obsession de l'impu-reté, que tombent la tête la première ceux qui se lancent de la plate-forme société à la recherche d'une introuvable nature.

Auteur d'une œuvre qui, malgré ses vices structuralistes, est du point de vue ethnologique une des plus enrichissantes qui soient, Georges Charachidzé a entrepris de systématiser à partir de l'antithèse société/nature les cultes et les mythes des mon-tagnards géorgiens (Charachidzé, 1968) . Leur religion, encore imbue de paganisme, constituerait un ensemble cohérent, dont chaque aspect représenterait "une compo-sante indispensable", et dont "l'armature logique" s'articulerait en deux séries antithétiques divisant l’univers, impliquant l'une, sous le terme société, l'intérieur et le continu - l'autre, sous le terme nature, l'extérieur et le discontinu . La disjonction de ces deux notions, que la vie quotidienne réunit pourtant constamment, contraindrait la pensée géorgienne à réaliser, en des combinaisons diverses, des formes mythiques et rituelles aptes à incarner les contrastes, soit pour les réduire, soit pour les accentuer.

Nous avons fait ailleurs, avec l'attention qu'exige une œuvre de poids, le procès ethnologique d'une thèse dont le point de départ est déjà irrecevable, puisqu'il postule que ces montagnards s'adonnent à leurs cultes non parce que ceux-ci représentent un développement historique dont ils sont les héritiers, et parce que les conditions géo-graphiques, économiques, sociologiques, culturelles et psychologiques dans lesquel-les ils se trouvent en font le seul horizon de leur vie -mais parce que leur esprit comporterait, tel un sillon naturel, une dichotomie entre nature et société, ainsi que le besoin de l'exprimer à travers les représentations de leurs saints, des mythes qui s'y rapportent et des cultes qu'ils leur dédient. De plus, si en ce qui les concerné un tel postulat pouvait être retenu, l'histoire des religions serait à refaire selon le même schéma, rien ne les caractérisant en tant que détenteurs exclusifs d'une structure mentale qui, si elle avait une ombre d'existence, ne pourrait être qu'universelle.

L'étude de G. Charachidzé permet, et c'est pourquoi nous y revenons, d'apercevoir ce que recouvre l'antithèse société/nature plaquée sur le système commun, pour l'essentiel, aux peuples à infrastructure archaïque. Comme nous l'avons observé, l'au-teur étend la notion de nature, par delà celle de terre non cultivée et de monde et gens de l'extérieur, à ce qui s'oppose à société en tant que violation des règles sociales. En fait, l'opposition société/nature, dont les structuralistes ont une conception rigide en théorie et fort élastique dans ses applications, se calque gauchement sur une autre antithèse qui domine véritablement l'esprit des peuples dont ils nous entretiennent.

Il s'agit d'une antithèse qui ne se prête aucunement à être instrumentalisée en ter-mes de structures mentales, étant le produit d'une expérience vécue par les membres de la société, dans leur activité rituelle collective, autant que dans leur réflexion ; mais qui se prête, par contre, à être confondue avec l'opposition majeure qu'affection-nent les structuralistes, parce que l'un de ses pôles est également constitué par le social. Elle pourrait se formuler dans la simple observation que, la société reposant sur le respect des interdits, l'opposé du social est ce qui porte atteinte à ce respect, ce qui viole les interdits. Cela est exprimé si clairement par les matériaux ethnologiques, que même les auteurs qui se sont enfermés dans le carcan de l'antithèse structurale reconduisent celle-ci, tant bien que mal, à l'opposition entre le respect et la violation des interdits.

Ainsi fait Charachidzé qui, ayant emprunté au répertoire structuraliste le terme nature, l'a intuitivement employé pour couvrir ce qui, dans l'esprit des sujets de son étude, constitue l'antithèse de société. Cela, tout à l'honneur de sa sensibilité, va à l'encontre de la logique du système dont il a présumé l'existence, et qui impliquerait une tendance à l'équilibre entre nature et société, alors que cet équilibre ne se vérifie aucunement. Les dieux du panthéon géorgien, qui, selon l'auteur, personnifient la société, devraient plutôt (à l'exception d'un seul d'entre eux, Kviria, qui représente effectivement l'ordre social, bien qu'il offre aussi des aspects opposés) être inscrits sur la liste des dieux de la nature, puisque étant des génies de la transgression ils sont antisociaux. La soi-disant nature envahit donc tout le tableau et le système se dissout. La contradiction éclate : Saint Georges, par exemple, considéré comme représentant de la société, parce qu'il a les aspects de maître des abeilles et d'exterminateur des diables, est cependant systématiquement incestueux, frère-juré du forgeron démo-niaque et amateur d'excursions au pays des dénions.

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La réalité que recouvre, chez G. Charachidzé, l'antithèse société/nature, est sem-blable à celle d'après laquelle Mireille Guyot a classé les mythes des Selk'nam et des Yamana, deux peuples de la Terre de Feu (1968)  : l'antithèse ordre/désordre. Cette charnière d'oppositions est plus proche de la réalité que celle choisie par l'au-teur précédent, dans la mesure où certains ethnologues ont recours à ces catégories conventionnelles pour caractériser des phénomènes de violation d'interdit, dont le "désordre" est un des aspects extérieurs, alors que ce qui le détermine leur reste inconnu ; mais ne comprenant ni l'équivoque introduite par l'emploi de ces termes (d'ordre et désordre) ni la nature des faits auxquels ils voudraient faire allusion, Mireille Guyot ne parvient pas à se servir de la dichotomie ainsi formulée dans le sens qui serait valable. Elle tombe dans les mêmes pièges qui s'ouvrent sous les pas de Charachidzé.

La pratique du structuralisme les rendant insensibles au caractère contradictoire des phénomènes qu'ils étudient, l'un et l'autre finissent par voir des représentants de l'ordre et de la société dans des personnages qui, pour la mentalité dont ils sont issus, sont l'incarnation du désordre et de l'asocialité. Comme Charachidzé, faisant du violateur Giorgi le représentant de la société, Mireille Guyot doit classer le person-nage obscène du trickster Kwanipe dans la catégorie de l'ordre, au lieu de reconnaître en lui un héros du désordre. En somme, la contradiction inhérente à ces héros prota-gonistes du désordre, foncièrement asociaux - mais aussi, et pour la même raison, porteurs de la culture, fondateurs, civilisateurs - infirme les classifications de ces auteurs à la base, c'est-à-dire dans les catégories sur lesquelles elle sont fondées ; elle met en évidence que des couvertures, trop courtes et taillées sur un modèle étranger, ne peuvent s'ajuster à la réalité, et sont rejetées par elle.

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La panema est un terme indiquant, en Amazonie, un état où l'on a de la mal-chance. "Quand un homme "perd" à la chasse ou à la pêche, il invoque la panema" (Da Matta, 1967, pp. 5-24). Elle frappe, semble-t-il, le chasseur et le pécheur quand ont été commis certains actes en rapport avec le gibier et le poisson ou avec les instruments de la chasse et de la pêche. Exemple : "si une femme enceinte mange du gibier ou du poisson, le chasseur ou le pêcheur deviendra panema".

Pour l'ethnologue, l'état de panema est l'état dans lequel on se trouve si on contracte quelque souillure, généralement à la suite d'une violation d'interdit. L'état de panema ressemble à l'état de luswua ou de wusixu des Bantous du Kavirondo, de malweza des Tonga de Rhodésie du Nord, de mahano des Nyoro, de kerek et de simwek des Nandi, de mushawara des Nubiens, etc. Chaque cause de panema correspond à un interdit qui risque d'être violé et dans le cas étudié par da Matta, le problème de l'ethnologue sera de savoir pourquoi ces interdits se réfèrent presque tous à la chasse ou à la pêche et pourquoi les conséquences de leur transgression retombent non sur celui qui transgresse, mais sur le pêcheur et le chasseur. Il essaiera de se renseigner sur l'ensemble des interdits en vigueur à Ità, et orientera sa recherche en direction des croyances motivant les interdits (par exemple ceux se rapportant aux femmes enceintes), des coutumes qui s'y réfèrent, des idées et des conduites entourant la chasse et la pêche, du rôle de ces activités dans la vie collective.

Le structuraliste, lui, ne s'encombre pas de connaissances ; il agit comme s'il n'avait jamais entendu parler d'interdits et de leur violation. Du point de vue ethno-logique, sa table est rase, sa page blanche. Il s'en tient à l'aspect extérieur, matériel, que présentent les éléments qu'il a sous les yeux, les cas de panema. Il agit comme le comptable, ou mieux, comme la machine à calculer, enregistrant des chiffres sur lesquels il n'a pas à raisonner. Il range dans une colonne, A, ce dont te contact est cause de panema, dans une autre colonne, B, ce qui subit le contact, gibier ou poisson et instruments de chasse et de pêche, et, dans une troisième colonne, C, les chasseurs et pêcheurs subissant la panema. Observant que tous les cas se rapportent à une nourriture à l'état naturel, gibier ou poisson, l'auteur se considère en droit d'inscrire l'ensemble de la question dans la dichotomie société/nature, l'homme, représentant la société, étant opposé au gibier qui, lui, relève de la nature. Discontinus dans une première phase, l'homme et l'animal se rapprochent dans la seconde, quand le chasseur poursuit le gibier, pour se séparer définitivement dans la troisième, lorsque le gibier disparaît, étant mangé - bien qu'on pourrait dire que les deux termes se rapprochent alors définitivement, du fait que le chasseur assimile sa proie.

On remarquera que ce schéma est inspiré par celui d'une autre chasse, la chasse aux aigles des Indiens Hlidatsa, établi par Lévi-Strauss dans la Pensée Sauvage (1962b, pp. 64-72) . Mais dans la vision de ce dernier, l'élément médiateur est la femme menstruante qui apparaît rituellement, homologue de l'appât sanglant attirant l'oiseau, et la troisième phase, celle où le chasseur attrape sa proie, est représentée comme la conjonction. Dans l'agencement de R. da Matta, la seconde phase est, également, celle de la médiation, mais la médiation est représentée par le chasseur ou le pêcheur qui, "pour se procurer de la nourriture, doivent faire un mouvement en direction de la nature. Ainsi le chasseur ou le pêcheur et ses instruments assurent-ils une liaison entre la société et la nature" ; ou encore "le chasseur ou le pêcheur cherche à réduire, à l'aide de ses instruments, l'opposition société/nature, qui explique les croyances associées à la chasse et à la péché". Quant à la troisième phase, celle de la capture, pour l'auteur de la Panema elle est la disjonction définitive : l'homme "se sépare définitivement de l'animal qu'il distribue et qui sera consommé". "La dernière phase correspond à la séparation totale de l'homme et de l'animal, quand celui-ci accomplit sa destinée, qui est d'être consommé par celui-là". Alors que la dernière phase est la conjonction chez Lévi-Strauss. D'où l'on voit qu'une opération identique : la poursuite et la capture d'une proie, peut être représentée par les structuralistes en termes contraires, qu'on peut donc dire n'importe quoi . De tels exemples montrent la dépendance de l'anthropologie structurale de la pensée néo-positiviste. Il suffit que soit esquissé un système, ayant l'air de fonctionner, son contenu de réalité importe peu. La réalité sociologique, objective, des phénomènes étudiés, qui devrait être le but de la recherche, est la grande absente des rallyes structuralistes.

Parmi les éléments classés par da Matta dans la catégorie A, dont le contact donne la panema, on trouve les femmes enceintes et indisposées, en compagnie des animaux domestiques, des excréments et de l'urine, des désirs frustrés, des contacts avec une personne étrangère et des cours d'eau (p. 10, tableau). Ces éléments sont dits "ambigus" et "empreints de dualité", parce qu'ils tiennent en même temps de la so-ciété et de la nature. Les femmes indisposées, ou enceintes, "sont réputées capables de perturber l'ordre social, et d'entrer en rapport avec des réalités qui échappent au contrôle de la société humaine. Telle est la situation typique de la femme enceinte ou indisposée des forces naturelles opèrent dans son corps, sans qu'aucune règle élaborée par le groupe humain puisse arrêter le processus ou intervenir en aucune façon. Les femmes, pendant ces périodes, outrepassent nettement les limites de la société hu-maine en raison de leur association avec un monde inconnu : la menstruation et la grossesse rendent manifeste leur ambiguïté : elles sont dans la société, mais aussi dans la nature".

Seule la grande diversion structuraliste, qui projette l'attention loin des faits pri-maires de la condition humaine, explique qu'un anthropologue puisse ériger des humains en groupe distinct et particulier, parce qu'ils se trouveraient à la fois dans la société et dans la nature ! A ce titre, ne sommes-nous pas tous, comme tout ce qui existe dans la société, "empreints de dualisme et d'ambiguïté" ? D'autre part, les femmes enceintes et indisposées peuvent être représentées comme opposables à la société, non parce que leur corps est le théâtre de processus naturels qu'on ne sait pas arrêter, mais parce qu'elles représentent ce danger d'impureté que l'ordre social tend à neutraliser et à repousser. Quand la femme menstruante touche les instruments de la chasse ou de la pêche, une des formes de l'interdit qui soutient l'ordre social est violée . Un acte antisocial est accompli dont, en Amazonie, la conséquence est la panema : des états semblables à la panema sont la conséquence d'actes de violation similaires dans toutes les sociétés primitives ou archaïques, parce que toutes ces sociétés ont des tabous qui doivent être respectés, et donc s'y élaborent des représentations collectives des suites fâcheuses résultant de leur violation, tant pour le coupable que pour l'ensemble des membres de la communauté, ou encore pour ceux qui seraient en rapport de contiguïté magique avec l'objet de la violation, comme le chasseur et son fusil souillé.

Conséquence d'un tabou violé, l'état de panema ressortit entièrement à l'ordre social ; la nature n'a rien à voir dans le tableau. Une fois de plus, nous constatons que ce que l'on oppose à société, sous l'étiquette de nature, n'est pas le naturel, ni même le surnaturel, mais l'antisocial, sous les espèces de la violation de l'interdit social. Loin d'expliquer les croyances associées à la chasse et à la pêche, le recours à l'opposition nature/société fait obstacle à leur compréhension.

Des matériaux traités par da Matta, cependant, on peut entrevoir la manière dont les gens de Ità conçoivent une opposition, beaucoup plus modeste, toute pratique, entre ce que nous pourrions faire remonter à la société d'une part et à la nature de l'autre : entre l'aire habitée et la zone inculte qui l'entoure. A Ità, la forêt est le lieu où l'on peut se débarrasser des restes du gibier et de son sang, alors que les sentiers et les cours d'eau, s'ils étaient pollués, rendraient impur, donc dangereux, l'habitat social. Pour la même raison, c'est souvent dans la brousse, dans les forêts, sur les montagnes, dans les lieux lointains et isolés, que les sorciers s'adonnent à leurs manœuvres impures, ou que l'on se débarrasse des souillures, par exemple des cadavres parti-culièrement impurs des jumeaux, des circoncis ou des femmes mortes en couches. En ce sens limité seulement on peut admettre que, pour le primitif, "la nature s'oppose à la société" ; mais, même dans ce cas, la pensée n'est pas contrainte par les catégories du naturel et du social, mais par celles, obsédantes, de l'impur et du pur.

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C'est encore à l'antithèse société/nature que se réfère Pierre Vidal-Nacquet dans sa tentative d'interpréter, en clé structuraliste, le problème de la cryptie lacédémonienne (1968, pp. 59-62) .

On sait que la coutume spartiate voulait que les jeunes gens appartenant à la couche sociale supérieure des Homoioi (les Égaux), dussent s'imposer une période d'isolement dans la montagne : ces Cryptoi (ou "hommes cachés") ne devaient se laisser voir par personne, sous peine de mort ; ils vivaient d'expédients et de ruses et, par ruse aussi, nuitamment, étaient tenus de tuer clandestinement des hilotes, mem-bres de la couche inférieure de la population. Plus tard, ils devenaient des guerriers, les hoplites.

D'accord avec les sources classiques, les historiens ont considéré la cryptie com-me une préparation à la vie militaire, jusqu'à ce qu'en 1913, Henri Jeanmaire eût rejeté cette thèse et proposé une interprétation fondée sur les coutumes africaines d'initiation des adolescents, en rappelant que souvent ces derniers doivent avoir tué un homme, ou du moins répandu du sang humain, pour être admis dans la société des adultes.

Après l'interprétation réaliste des anciens, et celle, ethnologique, du début du siè-cle, P. Vidal-Nacquet a tenté de faire valoir l'hypothèse "moderne", structuraliste, indiquant que "ce que il [H. Jeanmaire] n'a pas pu voir, et que nous pouvons voir à la lumière de certaines analyses des structuralistes, c'est que la cryptie n'est pas étran-gère à la vie de l'hoplite. Elle est, par rapport à l'hoplite, une institution symétrique". L'auteur a donc dressé un tableau des oppositions présentées par la vie du crypte et par celle de l'hoplite, concluant que : "du côté de l'hoplite tout est ordre, tout est ce que le Grec appelle Taxis, et du côté du crypte, tout est ruse, en grec, Apaté, tout est désordre, tout est déraison" Et il conclut : "Dans le langage de Lévi-Strauss, je dirai donc que l'hoplite est du côté de la culture, du côté du "cuit", et que le crypte est du côté de la nature, du côté du "cru", étant entendu que cette nature, ce côté sauvage, est lui-même aménagé".

Or la carence de l'interprétation de Jeanmaire ne tient pas au fait qu'il ne pouvait connaître les analyses structurales, mais à l'incapacité où il se trouvait d'expliciter sa comparaison, pourtant pertinente, de la cryptie avec les initiations dans les sociétés primitives, par l'explication de certains faits qui auraient permis de faire la lumière sur les aspects les plus déconcertants de la coutume spartiate. Si une telle explication avait été fournie, non seulement la thèse de l'initiation aurait dû être retenue, mais l'interprétation structuraliste n'aurait pu s'esquisser, parce que les oppositions dont elle se soutient ne seraient pas apparues, justifiées qu'elles auraient été par le contexte général, montrant que les conditions de vie particulières des cryptes sont subor-données à un fait principal, le meurtre des hilotes. De ce meurtre délibéré et marqué par la ruse (la ruse a un sens symbolique précis en ethnologie) découle pour les meurtriers l'interdiction de se laisser voir, donc la nécessité de vivre isolés, de nuit, en hiver, aux frontières du pays, de manger à la sauvette et aussi (élément que Vidal-Nacquet ne relève pas) de subsister grâce à des larcins, une conduite qui marque symboliquement leur situation d'êtres violateurs et impurs. Le principe de causalité ainsi introduit situe les faits à trois niveaux différents - les cryptes *accomplissent un meurtre ; l'acte sanglant les rend impurs, interdits et cet état explique les particularités de leur comportement - alors que l'analyse structurale les prend en vrac et, ne leur reconnaissant pas de sens intrinsèque, leur attribue celui de s'opposer à des faits situés dans un autre contexte. On se heurte ainsi à une palissade d'oppositions plus apparen-tes que réelles, mais qui barrent la voie à la recherche d'explication.

Nous avons là un exemple du danger de recourir à l'analyse structurale, car si celle-ci avait quelque pouvoir d'explication, elle tendrait à accréditer l'une ou l'autre, ou les deux ensemble, des propositions suivantes, également indéfendables. Soit que les jeunes cryptes tuent par ruse, nuitamment, les hilotes et se cachent dans la montagne - par opposition à ce qu'ils feront plus tard quand, hoplites, ils se mesure-ront loyalement à l'ennemi, en été, en plein jour, au cœur du pays, dans la plaine. Soit, inversement, que les hoplites fassent tout cela non parce que Sparte a besoin de légions régulières, mais pour invertir le comportement des cryptes. Deux hypothèses qui font table rase de toute exigence pratique, dont la seconde laisse la cryptie totale-ment inexpliquée, et qui, de plus, soudent en une relation symétrique et nécessaire phénomène crypte et phénomène hoplite, ce qui ne tarde pas à recevoir sa dénégation par l'auteur lui-même, affirmant que "avant même l'apparition des hoplites, une telle structure [semblable à la cryptie] existait..." (p. 62). Les deux structures ne sont donc pas en fonction l'une de l'autre, l'assomption structurale est déniée, tout est à repren-dre sur une autre base...

C'est donc un leurre de croire que "la méthode qui consiste à définir des couples d'oppositions peut être utilisée en histoire, à condition cependant de la placer dans ce qu'est l'histoire, c'est-à-dire, l'évolution". Il se démontre, au contraire, que les "cou-ples d'oppositions", constitués comme nous l'avons vu, en dehors de toute réalité sociale, donnent, de quelque fragment que ce soit de celle-ci, une image nécessai-rement faussée, donc qui ne peut s'articuler à l'histoire. Croire qu'histoire et analyse structurale puissent se concilier par l'insertion de la seconde dans la perspective de la première, c'est vouloir croire que l'analyse structurale permet d'élucider des structures du réel ; or pour faire cela, elle devrait se saisir du phénomène social et non de ses prétendues matrices mentales ; en d'autres mots, cesser d'être structurale.

En revenant à notre préoccupation initiale, concernant le dualisme société/nature, nous reconnaîtrons que même dans le cas de la cryptie lacédémonienne, en apparence si éloignée des croyances amazoniennes ou des mythes de la Terre de Feu, cette dichotomie n'acquiert un sens, et une valeur opérative, que si on la délivre de ce qu'elle cache : l'opposition entre la société et ce qui relève de l'acte antisocial par définition, la violation du tabou social. Si les cryptes ne doivent pas se laisser voir sous peine de mort, c'est qu'ils sont l'objet d'un interdit majeur (l'interdit qui dans les sociétés archaïques frappe les meurtriers), parce qu'ils ont rituellement commis le meurtre des hilotes. Ils sont bannis de la société, opposés à elle et exilés dans la nature, non pas à cause d'une opposition logique qui serait vue entre société et nature, mais parce que tant qu'ils sont considérés comme impurs et souillés ils représentent un danger de contagion sanglante, et doivent donc être tenus à l'écart de la collectivité. Vidal-Nacquet a donc raison quand, intuitivement, il place le crypte du côté opposé à celui de la société, parce que le crypte, commettant un meurtre délibéré, enfreint le tabou du sang, règle de base de la société, et tombe sous le coup d'un tabou rigoureux ; mais ce côté n'est pas nécessairement celui de la nature, puisque la montagne, l'hiver et la nuit n'appartiennent pas davantage à la nature que la plaine, l'été et le jour. Nous dirons donc, en paraphrasant l'expression qu'il emploie à l'égard de Jeanmaire, que s'il a "profondément raison" d'opposer le crypte à la société, il a "profondément tort" de voir cet opposé dans la nature, et non dans le caractère antisocial de l'acte qu'il a commis, et qui entraîne un état également antisocial.

Les deux aspects du phénomène - l'instauration des tabous et leur violation-appar-tiennent tous deux à la vie sociale, étant issus d'un processus contradictoire qui se produit au sein de celle-ci ; ils n'ont rien à voir avec la nature. La coïncidence avec la nature n'intervient que parce que l'acte que commet le crypte l'empreint d'un caractère dangereux pour les autres et le contraint à l'isolement, comme tout être frappé de tabou. Il sera donc obligé d'éviter les lieux cultivés et habités et de se confiner dans la montagne qui, par opposition à ceux-là, est assimilée à la nature. A Sparte, le crypte doit se cantonner dans la montagne et en Amazonie le sang du gibier ne peut être jeté que dans la forêt : c'est que l'un et l'autre représentent un danger pour la collectivité. Dans les deux cas, comme dans tous les autres, l'interprétation en fonction de l'opposition société/nature a été étendue, comme une couverture mal bordée, au-dessus de l'opposition société/violation du tabou social, que l'analyse structurale ne parvient ni à saisir ni à dissimuler, tout en venant inévitablement buter contre elle.

Il ne peut en être autrement, en effet, du moment où l'on cherche à établir, pour l'analyse d'un contexte ethnographique quel qu'il soit, la structure d'opposition dont l'un des pôles serait le terme société : le pôle opposé ne peut être identifié dans la nature, ce dualisme étant étranger à la vision primitive du monde, qui s'organise tout entière en fonction de la société. Dans une vision du monde totalement sociale, de laquelle la nature est absente, l'opposé de société n'est vu (ce qui est d'ailleurs beau-coup plus conforme à la logique mathématique dont se réclame Lévi-Strauss) que dans ce qui nie la société, la menaçant dans son être, et dans ceux qu'elle exclut : la violation des interdits qui soutiennent son ordre, et les individus violateurs, avec leurs connotations de souillure et d'impureté. C'est cela, et ce n'est que cela, que trouvent les structuralistes quand ils cherchent ce qui s'oppose à la société, et qu'ils baptisent du terme de nature, leur ignorance des faits ethnologiques et le bandeau que la méthode leur met sur les yeux les empêchant de révoquer en doute la présomption que le contraire de la société ne peut être que la nature. La confusion qui s'ensuit est difficile à dissiper, parce que les êtres que la collectivité rejette en tant que violateurs et impurs, apparaissent souvent, de par les conditions de leur existence, comme "entièrement du côté de la nature" ; alors que ce n'est qu'un faux semblant, une retombée du jeu des processus culturels et sociaux dont résultent les interdits et leur violation.

Ainsi, par une ironie propre aux revanches de la réalité sur les représentations qui viennent la fausser, pour une fois qu'une structure subjacente transparaît de schémas habituellement opaques, il ne s'agit pas d'une "structure mentale", mais d'une opp-sition issue d'une expérience collective entièrement déterminée par les conditions sociales, de laquelle rendent compte de façon exhaustive les données de l'ethnologie. En se démarquant de l'inventé, le réel atteint le structuralisme en un point vital tant pour ses ambitions que pour ses artifices opératoires.

Nous ne voulons pas dire, bien sûr, que l'opposition entre la société et la nature soit une invention structuraliste ; sans constituer une "structure mentale", le dualis-me nature/société a joué un rôle dans la formation de la pensée moderne, et sa carriè-re historique est connue. Ce qui relève de l'invention, est d'en avoir fait une "struc-ture mentale inconsciente" - prototype, peut-être, de toutes les autres -et de l'avoir prêtée aux peuples à infrastructure primitive, sans tenir compte de tout ce qui, dans la théorie ethnologique comme dans les données du "terrain", s'inscrit en faux contre une telle attribution . Or cette invention nous a été racontée en des termes ne laissant pas douter de leur authenticité, qu'il s'agisse d'histoire ou de mythe.

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La scène se situe sur un plateau désolé du Mato-Grosso occidental, et la date aux environs de 1939 (Lévi-Strauss, 1955, pp. 408-412). Le climat est déprimant et l'ethnologue désœuvré, car les indigènes, qui nourrissent pour lui des sentiments peu tendres, se dérobent à sa vue, sous prétexte d'expéditions de chasse ou de cueillette. Il attend, piétine, tourne en rond, s'impose des tâches dérisoires... surtout il se ronge, s'interrogeant sur sa profession et sur l'avenir qui l'attend : "J'avais quitté la France depuis bientôt cinq ans, j'avais délaissé ma carrière universitaire ; pendant ce temps, mes condisciples plus sages en gravissaient les échelons ; ceux qui, comme moi jadis, avaient penché vers la politique étaient aujourd'hui députés, bientôt ministres. Et moi, je courais les déserts en pourchassant des déchets d'humanité. Qui ou quoi m'avait donc poussé à faire exploser le cours normal de ma vie ? Était-ce une ruse, un habile détour, destinés à me permettre de réintégrer ma carrière avec des avantages supplé-mentaires et qui me seraient comptés ? Ou bien ma décision exprimait-elle une incompatibilité profonde vis-à-vis de mon groupe social dont, quoi qu'il arrive, j'étais voué à vivre de plus en plus isolé ?".

Un jour où les Indiens avaient disparu, où tout dormait sous l'écrasante chaleur, il sembla à l'ethnologue, abrité sous sa moustiquaire, que les problèmes qui le tourmen-taient fournissaient la matière d'une pièce de théâtre. Il l'écrivit sous l'effet d'une inspiration soudaine, qui le quitta ensuite brusquement. L'auteur ayant chargé deux personnages historiques, Auguste et Cinna, d'incarner les termes du conflit qui l'oppressait, la pièce qui en résulte assume, en quelque sorte, le rôle d'un psycho-drame, rôle éclairant, résolutif, sinon thérapeutique. C'est dans son inconscient que s'est jouée l'Apothéose d'Auguste, avant d'être reprise de la manière qu'on verra, et cela est si vrai qu'avant de l'écrire, il la concevait "aussi précise que si elle eût été déjà écrite".

Amis d'enfance, Auguste et Cinna se retrouvent au moment crucial pour chacun d'eux, de leurs carrières divergentes : l'un est "marqué dès la naissance pour la vie sociale et ses honneurs" ; l'autre, "qui avait pensé opter contre la civilisation, décou-vre qu'il a employé un moyen compliqué d'y entrer, mais par une méthode abolissant le sens et la valeur de l'alternative devant laquelle il s'était jadis cru placé" . Jadis, Cinna avait opté pour la nature contre la société, choix inverse de celui qui devait conduire Auguste à l'empire. "Et ils cherchent tous deux, dans la destruction de l'un par l'autre, à sauver, même au prix de la mort, la signification de leur passé".

L'appartenance d'Auguste et de sa sœur Camille, dont Cinna est épris, à la société est donc fortement marquée ; Camille est même devenue pour Cinna "un symbole du seul lien désormais possible entre lui et la société". Cinna, lui, est "du côté de la nature", et il trouve insupportable l'idée que l'empereur, qui est à la veille d'être divi-nisé, "puisse tout rassembler : la nature et la société, qu'il obtienne la première en prime de la seconde, et non au prix d'une renonciation". (On comprendra par la suite pourquoi Cinna identifie divinité et nature). "Il assassinera Auguste, pour attester l'inéluctabilité de son choix".

Pour des raisons qui apparaîtront également plus loin, Auguste propose que Cinna, comme il le projette, l'assassine. "Chacun y gagnera l'immortalité qu'il a rêvée : Auguste l'officielle, celle des livres, des statues et des cultes ; et Cinna, la noire immortalité du régicide, par quoi il rejoindra la société tout en continuant à la contredire". Toutefois Camille persuadera son frère que Cinna est le messager des dieux. Dès lors, Auguste entrevoit une solution politique. S'il parvient à duper Cinna, les dieux seront trompés du même coup. Contrairement à ce dont ils étaient convenus, il fait secrètement doubler les gardes. Cinna ne parviendra même pas jusqu'à lui. "Confirmant le cours de leurs carrières respectives, Auguste réussira sa dernière entreprise : il sera dieu, mais chez les hommes, et il pardonnera à Cinna : pour celui-ci, ce ne sera qu'un échec de plus". (Les aspects obscurs de ce passage s'éclaireront dans les pages suivantes).

S'il est difficile d'imaginer une représentation plus parfaite de la société qu'Auguste écartant, même au prix de sa vie, une identification à la divinité qui lui paraît incompatible avec son être social et n'acceptant d'être dieu "que chez les hommes" - les choses sont moins simples quand il s'agit de Cinna.

Il faut noter, en premier lieu, que lorsque l'auteur de Tristes Tropiques cherche, parmi les figurants de l'histoire, celui qu'il pourrait opposer au symbole de société, il ne trouve pas un être ensauvagé, un homme des selves, des landes et des océans : il trouve le régicide, qui s'oppose certes à la société, mais par une démarche tout entière inscrite dans la sphère de celle-ci. Pour mettre en évidence le caractère rebelle du héros, dont Corneille a fait un régicide par amour, il doit même en accentuer le rôle de contempteur des règles. La gratuité du défi qu'il lui prête indique bien qu'il s'agit d'obéir à une exigence symbolique. Alors qu'il n'aurait tenu qu'à Cinna d'épouser Camille, "il lui était impossible de l'obtenir selon les règles de la vie sociale ; il la lui fallait contre l'ordre, non par lui. D'où cette quête d'un prestige hérétique qui lui permettrait de forcer la main à la société pour en recevoir, en fin de compte, ce qu'elle était prête à lui accorder". Et pour que ce caractère asocial ne fasse pas de doute, l'indication stéréotypée, d'ordre et désordre, est inscrite au ta-bleau : Camille souhaite que la visite de Cinna retienne son frère "près de verser irrévocablement du côté de l'ordre" ; Livie s'y oppose : "dans la carrière d'Auguste, Cinna n'a fait qu'introduire un élément de désordre". (Souligné par nous).

Mais l'antithèse qui obsède l'esseulé du Mato Grosso n'est pas celle que propose cette version pseudo-historique de l'affrontement entre Auguste et Cinna. Ce qui le préoccupe n'est pas le désir de changer la société en s'attaquant à ceux qui la représentent, mais la crainte de se trouver exclu de sa société et rejeté dans la nature. Pour que les deux acteurs puissent endosser les problèmes qui le tourmentent, il faut qu'en opposition au symbole de société incarné par Auguste, Cinna représente non la négation de celui-ci, mais la nature. Son rôle sera donc infléchi dans ce sens. Il sera promu explorateur de terres inconnues, ethnologue, et deviendra l'alter ego de l'auteur, lequel, pour combler le hiatus, sera amené à forcer quelque peu, de son côté, sur la touche de la violation.

Ainsi, en face de l'image sans faille présentée par Auguste, Cinna est un personna-ge fourchu, à double fonction, tantôt représentant le négateur de l'ordre social, tantôt simplement la nature qui, en elle-même, ne s'oppose à rien et ne nie rien. Nous le voyons passer sans cesse d'une fonction à l'autre, représentant merveilleusement, dans la division de son être, l'équivoque qui vicie à la base toute construction structurale, alors que celui qui l'a condamné à cette dissociation en quelque sorte schizophré-nique, s'est créé pour son compte un autre supplice, contraint qu'il est de tenter de fondre ces deux fonctions en une seule et, en même temps de les dissocier selon les exigences de l'intrigue - le viol de la réalité commençant à exercer ses représailles dès le moment où il est perpétré.

L'oscillation de Cinna entre ses deux emplois, comme l'effort de l'auteur pour les unifier, confère à l'intrigue qu'elle sous-tend la profondeur et la densité d'un mystère ; on s'avise alors que ce scénario de saveur scolaire, qui dans le tissu de Tristes Tropi-ques fait l'effet d'une pièce rapportée, est en réalité la clé non seulement du livre, mais de l'attitude et de l'œuvre à venir de l'auteur, ainsi que de la doctrine anthro-pologique dont il achève la mise au point.

À la fin du premier acte, Auguste s'était trouvé, inopinément, en tête-à-tête avec un aigle, dont les propos l'auraient "éveillé au problème des rapports entre la nature et la société". Nous devons, à ce point, nous excuser de nos trop nombreuses citations ; c'est que chaque mot a ici sa valeur. A la lumière du psychodrame, l'auteur de la pièce a trouvé, parmi d'autres instances résolutives, son moment de vérité jus-qu'en ethnologie. L'aigle qu'il fait apparaître - parent des thunderbirds et des oiseaux-charognards souillés du sang de leurs proies et donateurs du feu aux humains - n'est pas l'animal conventionnel, attribut de la divinité, mais une véritable création mythique : "... une bête farouche, au contact tiède et au voisinage malodorant. C'est pourtant lui,, l'aigle de Jupiter ; celui-là même qui a enlevé Ganymède après une lutte sanglante, où l'adolescent se débattait vainement". A Auguste incrédule, l'aigle explique que son imminente divinité consistera précisément à ne plus éprouver la répulsion qui le domine en ce moment où il est encore homme. Auguste ne s'aper-cevra pas qu'il est devenu dieu à quelque sensation rayonnante ou au pouvoir de faire des miracles, mais quand il supportera sans dégoût l'approche d'une bête sauvage, tolérera son odeur et les excréments dont elle le couvrira. Tout ce qui est charogne, pourriture, sécrétion lui paraîtra familier. "Les papillons viendront s'accoupler sur ta nuque et n'importe quel sol te semblera assez bon pour y dormir : tu ne le verras plus comme à présent, tout hérissé d'épines, grouillant d'insectes et de contagions".

Un pas décisif est fait vers la reconnaissance de ce qui est antithétique à société. Car que signifie dire que Auguste "reconnaît avec effroi dans Cinna les propos de l'aigle", sinon que l'impureté intrinsèque du sacré, du divin est homologuée au "prestige hérétique" et au mépris des règles sociales ? N'ayant pas, jusque-là, été éveillé au problème des rapports entre nature et société, qui n'a pas lieu de se poser à un homme "marqué dès la naissance pour la vie sociale et les honneurs", Auguste est ouvert au discours de l'aigle, qui d'ailleurs l'intéresse personnellement et dans l'immédiat. Cette "divinité" dont on vient de montrer si crûment le caractère abject, à laquelle s'identifie tout ce qui est charogne, pourriture, excréments, sécrétions, grouillement d'insectes, épines qui font couler le sang - ne se situe pas du côté de la société, mais du côté de ce qui la viole et la nie. Elle ne peut convenir a Auguste, qui préfère mourir assassiné plutôt que de voir s'altérer le symbole qu'il représente.

Il n'en est pas de même pour Cinna, "tête brûlée qui se plaît seulement chez les sauvages". Pendant dix ans, il a erré dans des terres lointaines. Il a contemplé une infinité de feuilles et de fleurs, mangé des lézards, des sauterelles et des serpents, éprouvé les impressions que procurent la peur, le froid, la faim, la fatigue et que ceux qui vivent "dans des maisons bien closes, près de greniers abondants", ne connaî-tront jamais. Pour combler le vide de journées interminables, il s'est récité les vers des tragiques grecs, en lesquels, sans doute, il lui semblait que tout ce qu'il avait laissé derrière lui se résumait. Ses pensées allaient à la société qu'il avait quittée, celle de son pays et de ses pairs, d'Auguste et de Camille, qui lui devenait symbolique de toute société, le reste se confondant dans la nature qui l'entourait de toutes parts, avec les échantillons d'humanité sauvage qu'elle englobait. Et la nature... "ce n'était rien ; la terre était semblable à cette terre et les brins d'herbe à cette prairie".

Telle était la vision de poussière que Cinna avait ramenée de ses voyages, reflet ponctuel de l'anthropologie vide de moëlle sociologique, professée par ses maîtres d'outre-océan. Mais, pour déconfit qu'il soit, l'homme ne se laisse pas rejeter du côté de la nature. S'y retrouvant, il fallait bien qu'il se persuade "qu'il avait opté contre la société, au risque de démentir le sens qu'il avait donné à sa vie". Cela le contraignait à agir "contre l'ordre, non par lui", alors qu'il croyait n'obéir qu'à son option nature.

Des propos de l'aigle qui, selon la convention de la pièce, lui ont été rapportés par Auguste, Cinna ne retiendra que ce à quoi son expérience l'a sensibilisé, et qui d'ail-leurs intéresse sa situation en ce moment. La divinité dont l'aigle disserte est opposée à la société : elle doit par conséquent être homologuée à ce qu'il connaît en dehors de celle-ci, à la nature . On comprend dès lors l'équivalence qu'il établit entre la divinité qui va être offerte à Auguste et la nature dont il considère être le seul tenant. On comprend également que cela lui soit insupportable : d'une part il se voit frustré d'une originalité qui faisait son prestige, et d'autre part le passage d'Auguste de la sphère de la société à celle de la nature rend plus problématique sa réintégration dans la société, qui ne pouvait se faire que par lui. Il n'aura désormais plus rien à perdre en assas-sinant son ami et en risquant sa propre vie.

Quand Auguste se laisse persuader par Camille que Cinna, et non l'aigle, est le messager des dieux, il opère un choix entre deux conceptions anthropologiques de la société, de la nature et de la religion, et aussi entre deux voies à suivre dans l'immé-diat, choix par lequel se déterminera son avenir. Écarter l'aigle en faveur de Cinna signifie sortir du dilemme dans lequel il se trouve enfermé, sauvant à la fois la chèvre et le chou : le symbole qu'il représente, et la divinisation qu'il n'a plus de raison de refuser puisque, n'étant pas structuraliste, il n'est pas tenu d'opposer nature et société. Au contraire, ne symbolisera-t-il pas d'autant mieux la seconde qu'il régentera aussi la première ? De plus, par son choix, il sauvegarde sa vie et celle de son ami, et sans doute aussi le bonheur de sa sœur, car il pardonnera volontiers à Cinna, le retrouvant de son côté et non, comme il l'avait cru, du côté effrayant de l'aigle. Dieu de la société et aussi de la nature, Auguste sera "dieu chez les hommes", non vrai dieu, ou dieu de l'antisocial, comme le suggérait l'oiseau de Jupiter. L'affirmation qu'en dupant Cinna il tromperait les dieux est une rationalisation destinée à lui dissimuler qu'en refoulant dans la néscience les propos de l'aigle, c'est lui-même qu'il trompait, s'aveuglant devant l'évidence d'une révélation essentielle. Quant à l'échec de Cinna, il est tout relatif. Il épousera Camille et ils auront beaucoup d'enfants.

Ainsi le nouveau Cinna est tout autant tributaire des quiproquos qu'une banale comédie de boulevard. Partageant des soucis inverses, les deux compères les tiennent pour réciproquement compréhensibles, alors que les mots qu'ils échangent ont des significations différentes, et qu'à chacun des antagonistes échappent les raisons de l'autre, qu'il s'agisse de l'entente ou du désaccord, de la rancune ou du pardon, de la trahison ou de l'attentat, du refus ou de l'acceptation de l'apothéose.

Comédie des erreurs et en même temps, dans la mesure où elle se rapproche du psychodrame, "opération vérité", l'Apothéose d'Auguste doit avoir laissé perplexes nombre de lecteurs de Tristes Tropiques. Le jeu de passe-passe d'antithèses diffé-rentes, que l'on parvient à confondre parce qu'elles ont un même pôle, le concept de société, en explique l'intrigue dans ses tréfonds, ses inconséquences et ses omissions, mieux que ne saurait le faire celui qui l'a imaginée. Une autre trame se lit encore en filigrane, le drame d'un esprit trahi par lui-même : l'inspiration de l'ethnologue - l'image de l'aigle, venant affirmer le caractère impur et antisocial du sacré - récusée par le dogmatisme du doctrinaire, soucieux d'écarter de son chemin toute notion empirique pouvant faire obstacle à l'avancée structurale.

D'un point de vue psychologique on pourrait dire que, dégagé de ses mécanismes de défense par le semblant de psychodrame auquel il se livrait, l'auteur de Tristes Tropiques s'est libéré, par la création d'une image symbolique, d'un agrégat de con-naissances gênant pour les systématisations abstraites auxquelles il entend désormais se consacrer. Certes, ce qu'il fait dire à l'aigle n'est que la conclusion d'un discours qui reste informulé, dont la conceptualisation lui échappe, mais qu'il sent être incom-patible avec cet autre discours qu'il entend tenir ; et, pour commencer, avec l'attri-bution à la pensée primitive de l'opposition société/nature, qui doit être sauvegardée en tant qu'articulation essentielle d'une nouvelle mise en forme de l'ethnologie. L'aigle serait donc évoqué pour être censuré, exorcisé pour toujours, afin que la définition du sacré - inséparable de l'impureté, et donc de la violation - dont il est porteur, soit écartée et remplacée par celle, dont le porteur est Cinna, d'un sacré assimilé à la nature.

Sous la forme symbolique que le drame leur imprime, deux options se présen-taient à l'ethnologue. Soit recueillir le message de l'aigle, risquant d'être entraîné vers une aire malodorante, d'y voir des choses qui ne sont pas du goût de tout le monde, et de ne pas se retrouver du bon côté, du côté de la société. Soit suivre la politique non de l'aigle mais de l'autruche : oublier la visite de la bête, faire comme si elle n'avait rien dit, et l'échanger contre Cinna, qui ne pose pas de problèmes aquilins sur la nature du sacré, mais au contraire, par le symbole dont il est affublé, place automati-quement l'affaire sous le signe structural. Et édifier ainsi une anthropologie du non-savoir, par laquelle on ne courra d'autres risques que la "perte d'intérêt" dont souffre Cinna.

Il est saisissant de voir que dans ce cas - qui n'est pas un cas parmi d'autres, mais un cas extrêmement privilégié, révélateur entre tous - la confrontation entre les deux antithèses à société (l'aigle impliquant par ses propos que l'opposé de la société est la violation d'interdit, Cinna n'ayant de rôle que pour proclamer que c'est la nature, bien qu'en fait il n'agisse que dans le sens de la première antithèse), que cette confron-tation, disions-nous, semble condenser en elle deux options méthodologiques cont-raires, deux conceptions de l'ethnologie diamétralement opposées. Celle qui part du contenu, se propose de le comprendre au niveau empirique et de parvenir à une con-naissance théorique, sociologique, des faits primitifs ; et celle qui s'emploie à gom-mer les faits, pour n'en saisir qu'un aspect imaginaire d'oppositions qui permettra d'ignorer tout le contenu, instructif et démystificateur, de l'ethnologie, en faveur d'une pseudo-description formelle.

Le choix est celui qu'ont fait, l'un comme l'autre, Auguste et Cinna. L'envoyé de Jupiter n'avait aucune chance. Désavoué par le premier, il devait être supplanté par le second. Ce choix ne pouvait qu'être marqué par la mauvaise foi de la fausse con-science, puisque tant Auguste que Cinna, qui à première vue paraissaient des paran-gons d'intégrité, prêts à mourir plutôt que de renier leur passé, se révèlent être une paire de fieffés opportunistes. Le premier, pressé de duper à la fois son ami, les dieux et leur messager, se prête à une divinisation dont l'authenticité est douteuse, mais qui lui épargnera à la fois les risques de l'assassinat et les désagréments de l'impureté, lui donnant, de surcroît, l'auréole d'une clémence, rançon de la trahison. Le second, qui médite de longue date "la ruse ou l'habile détour", "le moyen nouveau" lui permettant de réintégrer le groupe privilégié dont il s'était amusé, jadis, à malmener quelque peu les normes, n'hésite pas à tenter d'assassiner son ami d'enfance, frère de la femme qu'il aime, afin de parvenir, au moins dans l'au-delà, à "rejoindre la société sans cesser de la contredire". Bref, l'un est pour l'éternité un pilier de l'ordre social, l'autre n'aspire qu'à s'en faire récupérer, tout en se donnant l'air de le défier. A l'égard de l'aigle qui, entre ces deux marionnettes conceptuelles, remplit l'espace scénique de sa présence incommodante et de son affreuse sagacité, l'accord des deux compères est immédiat. L'aigle de Jupiter ? Ni vu ni connu... Le messager des dieux est Cinna.

Il faut admirer l'adresse par laquelle l'intrigue procède à l'escamotage de l'aigle, qui paraît dû à une exigence inhérente au déroulement du récit. L'entente entre Auguste et Cinna, pour que le premier soit assassiné par le second, était due à la situation créée par les propos de l'envoyé de Jupiter, révélant à Auguste la vraie nature, à lui inacceptable, de la divinité dont l'apothéose allait l'investir. Pour que la trame historique fût rétablie, il fallait que Cinna manquât l'assassinat et qu'Auguste lui pardonnât, et le seul moyen de parvenir à ce retournement de situation était que l'aigle fût oublié au profit de Cinna, porteur d'une autre conception, acceptable celle-là, de la divinité. Le rejet de l'aigle paraît donc inscrit dans la logique de la narration, et trouve ainsi son camouflage. Seule l'invraisemblance criante de l'offense faite à Jupiter, par la fin de non recevoir opposée à son messager, à la veille de l'apothéose d'un empereur romain, est propre à avertir le lecteur qu'il s'agit d'une histoire à fond multiple.

Comme cela arrive souvent, c'est une contradiction, quelque chose qui boite ou qui "ne colle pas" dans le récit, qui indique que l'on se trouve en présence d'un mythe. Car la "fable" légère et divertissante recèle une richesse de motifs concep-tuels et psychologiques étroitement tressés. Conçue au moment crucial d'une exis-tence et d'une carrière, quand le voyageur n'est plus ici et n'est pas encore là-bas - sous l'effet précisément de ce "dérèglement de l'esprit" dû à la fatigue et à la solitude, qui favorise l'orage intérieur - elle témoigne d'une franchise brutale mêlée à la "mauvaise foi" typique de l'inconscient, ainsi que de l'admirable adresse du mythe tant à dissimuler la réalité qu'à l'exprimer sous forme symbolique.

C'est le Mythe de naissance du structuralisme, et c'est en la considérant en tant que mythe que nous devons nous demander si cette étrange tragédie n'est pas tout entière construite afin d'escamoter une réalité gênante que l'aigle vient représenter ; et en admettant qu'il en soit ainsi, s'il s'agit alors de substituer, au meurtre manqué d'Auguste, le meurtre (symbolique) réussi de l'oiseau sacré ; enfin, si ce meurtre, en quelque sorte rituel, est celui de l'animal émissaire, auquel cas l'aigle incarnerait une certaine ethnologie qui doit disparaître pour permettre le triomphe de Cinna ; ou s'il constitue simplement un sacrifice propitiatoire, devant assurer son succès.

Une seconde lecture, toutefois, fait apparaître un autre schéma, plus conforme à notre propre interprétation de la genèse des mythes (supra p. 260 et 66). L'aigle serait évoqué afin de retenir quelque chose qui risque de se perdre à jamais et qui est d'un intérêt primordial pour Cinna ; au moment surtout où il s'apprête à saborder l'ethno-logie avec sa cargaison de leçons potentielles, la leçon de l'aigle doit être recueillie, pour lui servir de viatique. Quand le souci l'étreint et l'angoisse du temps perdu le saisit, l'aigle a la fonction de dissiper son inquiétude, de le rassurer en profondeur. Il est là pour témoigner, avant de disparaître, que le héros ne s'est pas trompé. Il a pris le meilleur chemin, qualifié qu'il est pour le suivre par le dédain des règles sociales qu'il affiche et le "prestige hérétique" qui l'entoure. C'est la voie qui mène à l'apo-théose, la vraie, qu'indique le regard de l'aigle. Ainsi, loin d'être frustré, Cinna aura tout eu : la nature (ou ce qu'il appelle ainsi), et la société . Dans ce qu'il croyait n'être "qu'un échec de plus", il trouvera, grâce à l'aigle, sa revanche définitive.

Les deux lectures du mythe ne sont pas exclusives l'une de l'autre ; les diverses intentions que nous y avons distinguées se chevauchent et s'appuient mutuellement, en vue d'un dessein final, qu'aucune d'elles ne vient contredire. Et il n'est pas exclu que les psychanalystes en donnent, à un niveau plus général et profond, une inter-prétation supplémentaire, venant s'emboîter dans les précédentes.

Il s'agit, bien entendu, d'un mythe individuel, alors que l'ethnologue se trouve d'habitude aux prises avec des mythes dont la création est collective. Mais si ce mythe-ci démontre que des soucis d'ordre pratique et des préoccupations profes-sionnelles et méthodologiques sont aptes à déclencher les mécanismes de la création mythique, il laisse voir aussi que ces mécanismes ne diffèrent pas, fonctionnellement, de ceux que l'on voit jouer dans la genèse des mythes collectifs. De plus, l'Apothéose d'Auguste propose aux psychologues l'étude des rapports entre mythe et création littéraire, et entre ces fonctions créatrices et certains états de crise intérieure.

Enfin, dans ce cas, nous constatons que le mythe a une fonction prémonitoire, sinon préparatoire. Au lieu de suivre l'histoire, il la présage, s'il ne la fonde. Pour une fois l'histoire couronnera le mythe. Cinna, comme chacun sait, fera don aux hommes d'une nouvelle anthropologie, et marchera à l'apothéose entre Auguste et Camille, entre le symbole du pouvoir et celui de l'amour, plus sûr qu'eux de son bon droit, pour offrir à l'ordre impérial un soutien d'autant mieux assuré qu'il aura su donner l'impression de le contester.

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1 L'offrande du scalp à la belle-mère, qui permettra de lever le tabou empêchant le gendre de lui parler, ne permet pas de dire que "il compense le don qui lui fût fait d'une femme par la remise d'un scalp aux parents de cette femme, qui sont devenus ses alliés" (1968b, p. 329). Le don du scalp à la belle-mère interdite découle du principe qu'une violation de tabou en neutralise une autre. (cf. infra. p. 180). Le scalp étant un objet tabou, le don qui en est fait à la belle-mère repré-sente une violation d'interdit, laquelle neutralise la violation qui résulterait du fait de lui parler. De même, à Eddystone, aux Iles Salomon, la veuve d'un chef sort de l'endroit caché de la maison, où l'a contraint l'interdit de son deuil, quand le meurtrier lui apporte une tête ennemie pour sa délivrance. (Barrault, 1972, p. 72). L'offre du scalp relève donc d'un ordre d'idées différent des corrélations supposées par l'auteur des Mythologiques.

2 J. F. Revel a employé (par rapport à Lévi-Strauss), la notion de "aplatissement" pour indiquer l'idéalisation des faits et la suppression de la perspective historique, l'oubli des transformations et des conflits sociaux et "des concepts d'évolution et de révolution" (1957, p. 144). Il redéfinit plus tard ce concept (1965, pp. 113-114). Nous employons le même terme dans un sens différent, pour exprimer la réduction d'un phénomène ethnologique à un fait banal, privé de son caractère spé-cifique.

3 J. F. Revel remarque que, dans le but de tout ramener au langage, Lévi-Strauss "est coutumier d'une démarche logique dont le schéma est le suivant : il montre d'abord que la réalité dont il s'occupe n'est pas telle ou telle chose... puis il conclut de là qu'elle ne saurait plus, dès lors, être qu'un système de relations sur le modèle de ceux du langage" (1965, p. 114).

4 Dans le cas des systèmes de parenté, comme dans celui du totémisme, les classifications lowie-straussiennes se conforment malaisément aux faits. Au lieu d'être distribués avec équité entre les quatre catégories classificatoires, les systèmes de parenté se trouvent dans leur grande majorité réunis dans deux d'entre elles. Cette distribution inégale ne s'explique pas par la logique, elle s'ex-plique historiquement. Répondant à des nécessités sociales élémentaires et d'ordre général, les systèmes de parenté, au lieu de se diviser en quatre groupes pour se conformer à des impératifs lo-giques, se sont répartis entre deux groupes selon leur degré d'évolution, comme Morgan l'avait démontré. Ceux qui se classent dans les deux catégories minoritaires ont subi l'action de forces locales et particulières, donc exceptionnelles. Dans le cas du totémisme, "logiquement, écrit Lévi-Strauss, les quatre combinaisons sont équivalentes, puisqu'elles sont engendrées par la même opé-ration" (1962a, p. 24). Mais comme les systèmes totémiques ne relèvent, dans leur écrasante majorité, que de deux combinaisons, il dira que "les deux autres n'ont été rattachées au totémisme que de façon indirecte, l'une comme une ébauche.... et l'autre comme un vestige". Pourquoi cette anomalie ? Repoussant une interprétation sociologique, l'auteur du Totémisme aujourd'hui l'attri-bue à une perversion des ethnologues, responsables d'une "distorsion du champ sémantique" ; "certains aspects du champ totémique ont été privilégiés au dépens d'autres, pour leur conférer une originalité et une étrangeté qui ne leur appartenaient pas en propre : car on les rendait mysté-rieux du seul fait qu'on les soustrayait au système dont ils faisaient intégralement partie comme ses transformations" (p. 25). Ainsi, en coulant sa pensée dans le moule de celle de Lowie, Lévi-Strauss s'est heurté à la difficulté qui avait déjà gêné celui-ci : la résistance du réel aux manipu-lations structurales. S'il attribue l'inégale distribution des faits totémiques dans les quatre catégo-ries qu'il postule à une perversion d'ethnologues, comment explique-t-il que dans les tables de permutation établies par son devancier, les systèmes de parenté se rangent dans leur grande majo-rité dans une ou deux des quatre catégories les concernant ?

5 Regrettant que l'autour des Mythologiques n'apporte pas plus de soin a établir ses textes et leur contexte, D. Maybury-Lewis observe que la thèse développée dans les deux premiers volumes repose sur l'affirmation que le jaguar donateur de feu soit marié à une humaine, alors qu'il n'en serait ainsi que dans un seul cas sur six. Il ajoute que des enquêtes menées à ce sujet chez des peuples du Brésil central (Kayapo, Apinayé, Sherenté et Shavanté) qui tous connaissent bien ce mythe, ont eu pour résultat l'affirmation catégorique que l'épouse du jaguar était bien de son espèce. Cela le porte à considérer que Levi-Strauss a fondé son argumentation plus sur une anoma-lie curieuse que sur un texte typique (1969, p. 117). Nous avons également indiqué que l'épouse du jaguar n'était dite être humaine que dans ce seul cas. (V. infra, pp. 151-152). Nous nous réservons d'établir, dans l'avenir, pourquoi, en dépit de l'affirmation (entre parenthèses) qu'en ce cas elle est une indienne, l'épouse du jaguar ne peut être que de la même espèce que ce dernier.

6 Voir le texte : “ Des jaguars et des hommes ”, la partie commençant par le paragraphe suivant : "Si nous nous sommes arrêtés sur les inexactitudes et les inconséquences […]…»

7 Il est vrai que l'auteur ne s'est pas imprudemment obstiné dans l'argument du héros culturel, puis-qu'au dernier moment il propose, pour sauver à tout prix le lien entre mythes et structures d'allian-ce, une relation nouvelle : les femmes, obligées dans certains groupes d'Indiens de s'occu-per du four-de-terre, exerceraient par là la même fonction de médiatrices (entre le feu et la terre) qu'elles assument "en vertu de la même logique du système qui les échange par le jeu des alliances matri-moniales" (1971, p. 557). Mis à part le caractère improvisé d'une argumentation "suppléant coutures et reprises aux endroits faibles" (Id. p. 503), selon l'expression de l'auteur, comment se justifie, si l'on soustrait le recours au héros culturel prenant la femme et donnant le feu, le rapport établi dans la péroraison entre le geste d'enflammer et le mythe de référence ?

8 Remarquons que "l'armature sociologique", telle que la définit Godelier - l'ensemble des rapports de parenté auxquels il attribue une valeur sociologique essentielle - ne correspond pas à la défini-tion qu'en donne Lévi-Strauss, pour lequel "l'armature" est le contenu textuel, comparable, de deux ou plusieurs mythes (V. 1964, p. 205). Ce qui ne veut pas dire qu'il ne prétende pas à la dé-monstration que Godelier considère comme acquise. Nous avons vu qu'impossible dans le cas du donateur de feu sans tordre le cou à la réalité ethnologique, cette démonstration s'est avérée également fantaisiste dans le cas de la remise des scalps aux femmes.

9 En jouant sur ces deux conceptions du rôle de l'analogie dans la pensée primitive, Godelier s'est employé à présenter la vision straussienne de celle-ci de manière à la rendre compatible avec celle de la majorité des ethnologues ; mais quelques mois plus tard la parution de l'Homme nu, avec les positions tranchées de l'auteur sur la pensée mythique, venait rendre vain cet effort (Godelier, 1971, pp. 544 et sq.)

10 La fourchette joue le rôle du chalumeau, pour les nourritures solides. Quant aux mitaines, elles ont le rôle à la fois du chalumeau et du grattoir : protéger la nourriture du contact des mains, protéger le corps, et les autres gens, du contact impur.

11 Sur la même lancée, ayant affirmé que "l'aspect affectif n'es pas une donnée primitive" (1971, p. 608), l'auteur tente de se débarrasser de l'anxiété, qu'il a convenu avec lui-même de considérer comme en quelque sorte, un parasite du rituel ; car "l'homme ne ressent pas ne peut ressentir d'anxiété devant l'incertitude de situations simplement vécues...". L'anxiété, qui embarrasse gran-dement le fondateur du structuralisme, ne relèverait pas, d'après lui, de la peur des animaux dangereux et des ennemis, de la crainte du sang qui s'écoule, bref à la fois de l'instinct, de l'expérience et de l'imagination. Elle relève, pour Lévi-Strauss, "d'un tout autre ordre, qui n'est pas existentiel mais, pourrait-on dire, épistémologique. Cette anxiété tient alors à la crainte que les découpages opérés sur le réel par la pensée discrète en vue de le conceptualiser ne permettent plus de rejoindre... la continuité du vécu" L'anxiété aussi serait sous la coupe de la pensée "discrète". Ne serait-ce pas plutôt que l'auteur de l'Homme nu identifie à l'anxiété son anxiété personnelle, sa crainte que "la continuité du vécu" ne lui permette plus d'affirmer la réalité des "découpages opérés sur le réel par la pensée discrète", etc. ?

12 Mireille Guyot reprend la même erreur quand elle considère l'inceste du guanaco mythique de la Terre de Feu, qui s'accouple avec toutes ses filles, comme n'étant "guère que l'exagération d'une qualité, à savoir: l'esprit de famille". (Cf. L. M., 1971, p. 209). Nous mentionnions aussi l'usage illégitime de l'élément quantitatif dans les oppositions, observation valable également dans le cadre de référence de Lévi-Strauss, rapports de parenté "sur ou sous-estimés".

* Dans le cadre d'un débat sur le structuralisme, l'Homme et la Société a adressé aux auteurs une série de questions concernant l'impact de l'anthropologie structurale sur l'ethnologie, et en parti-culier sur la question du totémisme, dont la réalité a été mise en doute par l'auteur du Totémisme aujourd'hui.

14 La "fin du précédent paragraphe" dit : "La connexion entre le rapport de l'homme à la nature et la caractérisation des groupes sociaux que Boas estime contingente et arbitraire, ne semble telle que parce que la liaison réelle entre les deux ordres est indirecte et qu'elle passe par l'esprit. Celui-ci postule une homologie, non pas tellement au sein du système dénotatif, mais entre les écarts différentiels qui existent, d'une part, entre l'espèce x et l'espèce y, d'autre part, entre le clan a et le clan b". (Italiques de l'auteur).

15 Le titre complet est "Remarks on Totemism, with Special References to some Modern Theories respecting it.", Journal of the Anthropological Institute, Vol. 28, 1899, p. 138-148. Tylor fait précéder cet article par une brève étude sur un poteau totémique des Haida, dans laquelle il expose l'organisation totémique de ce groupe.

16 Il est bien révélateur de la négligence générale envers les auteurs classiques que la fausse inter-prétation donnée par Lévi-Strauss de la pensée de Tylor sur le totémisme ait pu être traduite et publiée en anglais sans susciter, du moins à notre connaissance, de commentaires de la part du traducteur ou de la critique britannique.

17 Au moment où ce texte a paru, nous n'avions pas connaissance des remarques faites à ce sujet par J. F. Revel, qui écrit : "... de ce que l'Histoire a découvert que les sociétés sont mues par des forces dont l'individu a rarement conscience, M. Lévi-Strauss conclut que ces forces, dont on n'a pas conscience, sont des structures psychiques dans l’Inconscient. C'est là tout simplement jouer sur les mots. De plus, l'Histoire a surtout montré la dépendance des représentations conscientes et des structures inconscientes par rapport aux structures réelles (économiques, sociales, techniques), c'est-à-dire exactement le contraire de la leçon que M. Lévi-Strauss veut y lire" (1965, pp. 112-113). Plus loin, Revel définit "la faute logique consistant à identifier “Je n'ai pas conscience d'une chose” et “cette chose est une partie de mon inconscient psychique” de "l'identification qui est à la racine de tout idéalisme et de l'idéalisme kantien dès qu'on prête à cet élément inconscient un pouvoir constituant, ce que fait M. Lévi-Strauss" (p. 116).

18 Pour le néo-positiviste, la réalité au niveau empirique se présente à l'esprit de l'observateur sous la forme de modèle, et c'est donc un modèle qui est étudié même si l'étude est dite directe. On obtien-drait alors à la fois un modèle, et un modèle du modèle. Ces deux genres de modèles finissent par se confondre, et l'on se perd dans des discussions interminables sur la notion et la signification de modèle.

19 "Les modèles conceptuels de la société sont nécessairement des modèles d'équilibre" - (Leach, 1954, p. 4).

20 Structuraliste, Leach proclame : "La génération d'anthropologues à laquelle j'appartiens a fière-ment fait état de sa croyance que pour comprendre l'organisation sociale, l'histoire ne sert à rien" (1954, p. 282).

21 "Il s'agit de constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx" - (Sartre, 1966, p. 87 ; Cf. Abdel Malek, 1972, pp. 27-30, 358).

22 Ici l'on rejoint le structuralisme d'Althusser. "La pratique théorique, selon lui, est bien à elle-même son propre critère, contient bien en elle... les critères de la scientificité des produits de la pratique scientifique" (Althusser, 1968, I, p. 71). Car, "dans la pratique réelle des sciences : une fois qu'elles sont vraiment constituées et développées, elles, n'ont nul besoin de la vérification de pratiques extérieures pour déclarer "vraies"... les connaissances qu'elles proclament". Par exemple, "la vérité du théorème du mathématicien lui est fournie à 100 % par des critères pure-ment intérieurs à la pratique de la démonstration mathématique, donc par le critère de la pratique mathématicienne".

En admettant que cela soit vrai pour une science abstraite, nous lie pouvons l'affirmer des sciences expérimentales. Le critère de leur théorie, selon Althusser, "ce sont leurs expériences" -ce qui est exact. Mais celles-ci, contrairement à ce qu'il affirme, ne constituent pas "la forme de leur pratique théorique". Ce n'est pas parce que les expériences des sciences expérimentales, ou l'étude pratique des données concrètes des sciences naturelles, humaines et sociales sont commo-dément assimilées au corps de la théorie générale de ces sciences, qu'elles deviennent pour autant théoriques, quand même elles feraient usage de la théorie ; bien au contraire, c'est par l'usage qu'elles font de cette dernière que celle-ci est vérifiée.

Une théorie peut être considérée comme vraie dans la mesure où elle est capable de rendre compte (d'être vérifiée par) des faits. A la place de cette vérification par l'expérience, le structura-lisme veut substituer la vérification par référence aux critères internes fournis par la logique de la structure étudiée. Il barre la route à la contestation permanente que représente la possibilité de faire toujours appel au verdict de l'expérience (la pratique), comme moyen de vérification. Il se révèle être ainsi aussi un dogmatisme.

Il ne faut pas - suivant l'exemple des néo-positivistes – confondre le contenu d'une théorie avec sa vérification. Or, c'est un exemple de cette confusion qu'Althusser nous présente. "C'est parce que la théorie de Marx était "vraie" qu'elle a pu être appliquée avec succès, nous dit-il, ce n'est pas parce qu'elle a été appliquée avec succès qu'elle est vraie". Sans doute. Mais comment le savons-nous et pouvons-nous l'affirmer, si ce n'est parce qu'elle a été appliquée avec succès ? En d'autres termes, c'est parce qu'elle a été appliquée avec succès (c'est-à-dire vérifiée) que nous nous jugeons fondés à penser qu'elle est vraie, bien que ce succès ne soit pas la preuve définitive de sa vérité. (En revanche, la théorie aurait pu ne pas être appliquée avec succès, sans être pour cela moins vraie. A ce moment toutefois elle serait restée non vérifiée, à moins que son insuccès eût pu être expliqué dans les termes de la théorie elle-même).

23 "Lévi-Strauss, écrit Maybury-Lewis, se réfère à ses règles de méthode, de prévision, de confir-mation. Il expose sa méthode dans une série de diagrammes, d'équations, de graphiques, em-ployant une notation qui confère un air scientifique, ou au moins, de rigueur logique à son entre-prise. Ce qu'on peut dire de plus charitable à l'égard de telles prétentions est qu'elles ne sont que métaphores lévi-straussiennes. Elles ne doivent, ni ne peuvent, être prises au sérieux. Les règles, discutées avec tant d'éloquence, sont toutefois formulées de manière imprécise et appli-quées intuitivement. Les "vérifications" dépendent d'un tissu de présupposés que le lecteur est censé admettre par un acte de foi... Le problème de la validation est la difficulté centrale, non seu-lement dans les analyses lévi-straussiennes des mythes, mais dans tout son structuralisme. Malheu-reuse-ment, il ne le reconnaît pas", (1969, p. 119). Sur la difficulté ou l'impossibilité de la vérification des thèses des structuralistes, voir Nathorst, 1970, pp. 54-57, et Barnes, 1971, p. 134.

24 Ainsi, quand il choisit l'exemple d'écart entre réalité et modèle qui n'invalide pas ce dernier, il s'agira forcément d'un écart dû à des facteurs contingents. "Le modèle, dit Lévi-Strauss, ne peut davantage tenir compte des conditions démographiques, que la définition que donne le physicien des cristaux ne tient compte des conditions locales de chaleur, de pression et de l'intrusion des corps étrangers" (Lévi-Strauss, 1965, p. 16). Ce n'est pas par hasard si cet exemple est emprunté à la physique. Le modèle du physicien ne peut être comparé à celui de l'ethnologue, En plus du fait que la condition d'existence des structures sociales dépend de leur déstructuration et restructura-tion permanentes, ces structures ne peuvent se maintenir qu'en vertu de leur fonctionnement en interaction avec des forces qui ne dépendent pas d'elles - ce qui n'est pas le cas pour les cristaux. Ne pouvant tenir compte de ces forces, le modèle cesse de coïncider avec les structures sociales données, dans la mesure où leurs propriétés et leurs caractéristiques sont modifiées par les forces externes.

25 Souvent plus lévi-straussien que Lévi-Strauss, et donc plus conséquent avec lui-même, Needham considère qu'au niveau des modèles, "il est très douteux que nous puissions parler de systèmes préférentiels, puisqu'un mariage préférentiel n'a pas habituellement d'implications systématiques ni de corrélations" (1963, p. 190). Au niveau des modèles, il n'y a pas de place pour un système pré-férentiel : un système est prescriptif ou ne l'est pas.

26 Il n'est pas sans intérêt de noter, dans une toute autre dimension de la réalité que "le fait d'impor-tance fondamentale est que dans la mécanique quantique, comme dans la mécanique classique, tout changement dans l'état d'un système est déterminé par les forces externes agissant sur ce dernier ; c'est précisément en raison de ces forces externes que le système passe d'un état à un autre" - Svechnikov (citant M. Lifchits et L. M. Pyatigorsky) 1971, pp. 209-210.

27 "Le sens des principales déclarations de Lévi-Strauss, en tant qu'anthropologue, revient à une condamnation de l'historicisme marxiste et consiste en un encouragement à le considérer comme dépourvu de vérité" - (Abel, 1970, p. 245).

28 C'est ainsi que dans le Capital, Marx procède à une analyse du "mode de production capitaliste et des rapports de production et d'échange qui lui correspondent" ; non à l'analyse du capitalisme britannique, français, etc., mais à celle d'un modèle abstrait, idéal de l'économie capitaliste, "l'idéal du capitalisme et nullement sa réalité" (Lénine).

Ce qu'il analyse est donc le mécanisme de la production capitaliste, indépendamment du processus historique qui lui a donné naissance. C'est pourquoi il n'analyse pas le capitalisme sous sa manifestation concrète dans un pays donné - entreprise irréalisable, si l'on ne prend pas en considération les déterminations historiques particulières à ce pays, et les interférences et pertur-bations incessantes dues à la marche des événements. Le modèle lui permet d'en faire abstraction, afin de dégager le mécanisme économique pour mieux l'étudier.

Or, le projet structuraliste tend précisément à attribuer à la réalité cette propriété qui est celle du modèle, et qui consiste à dissocier la structure étudiée - économique ou autre - des autres déterminations sociales, en escamotant le recours à la dialectique de l'histoire dans l'interprétation des faits sociaux. Pour Lévi-Strauss, comme nous l'avons vu (supra, 29 sq), les structures sociales ne sont pas historiquement déterminées, mais résultent des variantes d'un même schème issu d'une combinatoire d'éléments inconscients. De même, dans le structuralisme d'Althusser, chaque sys-tème économique résulte de la variation des formes d'une combinaison des travailleurs et des moyens de production. A cet effet, il cite Marx : "C'est la manière spéciale d'opérer cette combi-naison qui distingue les différentes époques économiques par lesquelles la structure sociale est passée" (Althusser, 1968, il, p. 46). Mais cela ne fait que poser le problème de la détermination historique avec plus d'acuité, car ce qui détermine la nature et les conditions des travailleurs et des moyens de production, et par conséquent la manière spéciale de leur combinaison, est, comme le dit Marx également (cité par Althusser), le "degré de développement déterminé du mode de travail" et "un certain degré de développement de sa force productive". Bien que le mécanisme de la production, de l'échange, etc. relève de la logique propre à la structure économique, celle-ci est tributaire du processus historique qui l'a produite.

"Au fond du système capitaliste, écrit Marx, il y a la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive, dès que le système capitaliste s'est une fois établi ; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne sau-rait s'établir sans elle" (Marx, 1965, I, p. 1169). C'est ce que Marx appelle "le mouvement histo-rique qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions extérieures", et qui échappe à l'analyse du mécanisme de la production capitaliste, puisqu'il en est la condition préalable et l'introduit.

Dans l'optique structuraliste, l'histoire se présente comme une série de structures se succédant dans le temps. Il suffira donc d'étudier le mécanisme de chaque structure, pour obtenir de leur en-semble une histoire structurée qui tiendra lieu de l'interprétation dialectique et matérialiste, et lais-sera échapper le "mouvement historique". C'est de cette manière qu'Althusser conçoit "la théorie marxiste de l'histoire comme théorie des modes de production, de la définition des élé-ments constitutifs des différents modes de production" (1968, II, p. 77).

29 Plus d'un siècle après Darwin, Lévi-Strauss peut dire: "Il se peut que sur le plan biologique, l'hominisation ait consisté en un processus continu. Pour le sociologue, elle n'a pu apparaître que d'un seul coup, comme une synthèse d'éléments dont aucun, pris séparément, ne pouvait laisser prévoir le résultat de leur union" (Lévi-Strauss, 1958b, p. 161). Ces réflexions servent non pas à marquer le saut abrupt de l'animalité à l'humanité, mais plutôt à voiler le glissement discret de la science à la théologie. L' "apparition" soudaine, d'un seul coup, de l'hominisation, se rapproche de la conception religieuse traditionnelle. Par exemple "âme, conscience et esprit sont équi-valents. Leur, apparition chez un Hominien a été l'étincelle qui en a fait des Hommes vrais... Le seuil de l'Hominisation est considéré par beaucoup comme équivalent de la Création de l'Homme décrite dans la Genèse" - (Olivier, 1965, p. 92, Cf. R. M., 1971, p. IlIxli).

30 Dans un autre contexte, Coult observe que les "explications structurales se rapportent aux résul-tats de décisions après qu'elles ont été prises, et non à comment elles ont été prises. L'explication structurale se fonde implicitement sur la supposition que les dispositions sont irrévocables. Elle est par conséquent incapable de prévoir d'autres facteurs que ceux qui entrent déjà dans ces choix" - (Coult, 1966, p. 438).

31 Un exemple de Rivers illustre comment une pratique, conforme aux règles d'un système de paren-té, mais venant, pour des raisons extérieures à la logique interne de ce système, à être envisagée avec réprobation par la société concernée, provoque une modification du système qui dès lors la condamne. Tout d'abord nous constatons qu'il y a écart entre la réalité et sa propre représentation dans le modèle. Alors que ce dernier autorise la pratique en question, celle-ci vient à être considé-rée avec une réprobation croissante, et tend à être abandonnée, sans pour cela être interdite formel-lement, puisqu'elle est conforme à la logique du système. Il se crée alors un écart de fait entre le modèle qui permet et la réalité qui défend. Par la suite, certains termes de parenté seront rem-placés, de manière que la pratique se trouvera logiquement repoussée et interdite par le change-ment effectué dans la terminologie du système. Tout se passera donc comme si un nouveau système s'était substitué à l'autre, dont il ne se distingue que par quelques détails de nomenclature. Toutefois, au niveau du modèle, cette modification dans une partie du système équivaut à sa substitution par un autre système, la logique interne du modèle original ne prévoyant aucune mo-dification possible dans une de ses parties. Par conséquent, c'est un nouveau Modèle, fondé sur le changement dans les règles de mariage effectué au niveau empirique, qui est venu effectivement remplacer l'ancien. La période précédant cette transformation, pendant laquelle la pratique s'écartait de plus en plus de la norme, est précisément la période de transition d'un système de parenté à un autre, et elle échappe nécessairement au modèle.

L'exemple de Rivers est emprunté aux habitants d'une île de l'archipel des Banks Islands en Mélanésie, où un homme avait droit par le passé aux rapports sexuels tant avec les sœurs de sa femme qu'avec les femmes de ses frères. Étant venus à réprouver cette coutume, les habitants de l'île n'avaient qu'un recours pour y mettre fin : remplacer certains termes de parenté par d'autres, de manière que ces derniers interdisent, d'après la logique du système de parenté, ce genre de rapports. Ce qui a été fait : les femmes des frères d'un homme, et les sœurs de sa *femme sont devenues ses "sœurs". "Si des gens comme les Mélanésiens ont voulu souligner de la manière la plus catégorique l'inconvenance des relations sexuelles entre un homme et les sœurs de sa femme, le moyen le plus sûr était de classer ces dernières avec les sœurs" (Rivers, 1914, p. 62). Devenues "sœurs", les belles-sœurs jadis permises tombaient sous le coup de l'interdit de l'inceste.

* L'abréviation "M" indique le mot mythe dans nos références.

33 Du 21 janvier 1968.

34 Du Miel aux Cendres (MC).

35 Le Cru et le Cuit (CC).

36 Nous avons reproduit textuellement le tableau de l'auteur en en simplifiant la présentation ; les paragraphes ont été indiqués par des chiffres et des lettres, et les oppositions soulignées.

37 Cette supposition tout à fait gratuite, que les frères du jaguar veulent manger la jeune fille, est utilisée par la suite pour étayer d'autres thèses (MC 217, 218, 221).

38 Dans certains cas, le héros culturel est dit "Notre Père". Dans un mythe des Cariri (Amérique du Sud), le Démiurge est dit "le Grand-Père" (M 25, CC 109). En Californie, le Coyote, dont nous verrons plus loin le parallélisme avec le jaguar, est dit "Grand-Père".

39 Le jaguar est également mangeur de "cru" dans un autre mythe Gé (M 9, CC 76-77), puisqu'il réclame les deux oisillons et les dévore incontinent.

40 Comme dans le cas de la femme indisposée courant nue (ou pieds nus) dans les champs, pour détruire la vermine, cité plus haut.

41 Éléments fournis par le texte originel du mythe.

42 Comme dans le cas du mythe Bororo d'origine des maladies (M 5, CC 67).

43 Nous retrouvons dans ce mythe l'aide de la grand-mère et aussi le feu qu'elle reste seule à posséder et à pouvoir donner quand les autres foyers sont éteints par l'orage.

44 Dans un de ces mythes (M 9, CC 77), apparaît la notation que le héros a introduit la mort dans le monde, trait typique du violateur de tabou.

45 Cf. avec le mythe Bororo d'origine des maladies, où le jeune héros enterre sa grand-mère juste à l'endroit où elle dormait, couvrant également la fosse d'une natte. La vieille l'avait empuanti avec ses gaz intestinaux, ce qui est un semblant d'inceste.

46 Le nom du héros du mythe de référence est Geriguiguiatugo. Atugo, "peint", "décoré", désigne le jaguar quand il est substantivé (CC 5 1). Deux autres noms des dénicheurs paraissant dans les mythes Gé cités, sont en relation avec l'activité du héros culturel. L'un, "Botoque", désigne les disques de poterie, de bois ou de coquillage que la plupart des Gé portent dans le lobe de l'oreille, ou dans un trou à la lèvre inférieure. L'autre, "Shiptato", signifie "feu" (CC 81 et 84).

47 Chez les Arawak, le siège sur lequel, au sortir de la période de réclusion, vient s'asseoir la jeune fille pubère, quand elle est présentée en grande pompe aux invités, est sculpté à l'image du jaguar (ou du crocodile). (Roth 1924, p. 312).

48 Le jaguar s'est rendu ridicule en prenant l'ombre du garçon pour une proie. Cet épisode (ou celui du reflet dans l'eau pris pour la réalité) revient souvent dans les récits burlesques sur les tricksters, qui sont des violateurs de tabou. (Cf. L. M., 1969a).

49 Voir dans la suite du récit les extraordinaires pouvoirs magiques de ce garçon, temporairement re-tourné chez les vivants. Un autre exemple de "mort magique" est le suivant : un homme qui a dé-sobéi au démiurge et tenté de le tuer avec son couteau sans y réussir, pour passer sa rage sur quelque chose, lance sa calebasse en l'air et tente de l'atteindre au vol. Mais il manque son coup, le couteau l'atteint à la gorge, et il meurt (M 294, MC 267).

50 M 12, CC 81. Il ne reviendra qu'à l'occasion d'une fête funéraire, l'état de tabou qui s'instaure alors neutralisera son propre tabou, une violation de tabou en annulant une autre. (V., L. M., 1968).

51 Même Lévi-Strauss, qui a donné des preuves de sa faculté de prendre ses désirs pour des réalités, ne peut croire, p. ex., que "...pour rendre compte de l'origine du tabac, les Bororo qui sont, si l'on peut dire, "à court" d'une armature remploient celle qui leur a déjà servi pour l'origine des cochons sauvages... Mais comme... cette armature remplit déjà un autre rôle, ils la font varier en la pous-sant à la limite dans les deux directions possibles : soit qu'ils maintiennent les termes et annulent la relation... soit qu'ils maintiennent la relation et annulent la différence entre les termes... Ils conçoivent donc tantôt une collaboration entre époux altérée du dehors, par la fatalité, tantôt une collaboration entre individus de même sexe altérée du dedans par la perversité de l'un d'eux, etc. (MC 37)".

52 S'inspirant du fait que les Indiens Ojibwa tiennent les mythes "pour des êtres doués de con-science, capables de pensée et d'action" (CC 20n).

53 Une partie de cet article (pp. 438-446) consacrée à l'étude d'une légende Nyoro, n'a pas été traitée ici, car elle ne touche pas fondamentalement au problème principal.

54 Pour développer son analyse, l'auteur s'emploie à la construction d'une colonne formée de deux séries de termes en relation d'opposition, termes rangés dans l'une ou l'autre série d'après les analo-gies qu'ils présentent entre eux. La colonne est bâtie indépendamment de la signification que peu-vent avoir ces termes ou leur opposition chez les Nyoro, et sans se demander si l'élément auquel l'auteur attribue la valeur d'un indice ne serait pas occasionnel ou négligeable. Il ne suffit pas, par exemple, qu'un chiffre soit mentionné dans un contexte pour permettre d'interpréter ce contexte en fonction de la valeur symbolique des chiffres pairs et impairs. En l'occurrence l'auteur, à la recher-che de la valeur symbolique des chiffres pairs et impairs, prend la terreur inspirée par la naissance de triplets pour une manifestation d'aversion pour le chiffre trois (p. 435), alors qu'elle doit être considérée comme une manifestation de la peur des naissances multiples, qui est un phénomène bien connu. L'approche purement "signalétique" dont ce cas est caractéristique ne permet pas de situer correctement les faits et porte à niveler les divers aspects d'un phénomène et les phénomènes entre eux.

Le choix de matériaux de l'auteur présente d'autres inconséquences. Parmi les éléments témoi-gnant du caractère prééminent et favorable de la droite, Needham cite des photos de rois et chefs Nyoro présentant le bras droit libre et le bras gauche couvert. Mais dans l'article précédent (1960), se référant également à un peuple bantou, la main prééminente et bénissante était la gau-che, et elle devait toujours être couverte et cachée. Il est donc surprenant de voir interpréter le fait que le bras droit soit libre comme un signe de sa prééminence.

De même, on ne voit pas comment -l'indication que les prisonniers du roi sont marqués par une bande attachée à la main droite puisse témoigner en faveur de la prééminence de cette main et de son caractère de bon augure, pas plus que n'est de bon augure que l'ordalie par le fer rouge soit faite sur la jambe &cite de l'accusé (p. 428).

55 Ce dicton permet à l'auteur d'opposer le Mugwe à Mukuna Ruku. Bernardi dit pourtant que ces deux figures sont parallèles, possédant toutes deux un pouvoir très spécial : la lumière et l'immortalité (p. 70). Needham néglige cette affirmation, la considérant du cru de l'ethnographe (1960, p. 24).

56 Bernardi cite le mythe d'une femme folle, ayant des semences dans ses vêtements souillés de terre. Les semences germèrent et les gens apprirent à cultiver le sol (p. 54). L'agriculture serait donc, pour les Meru, d'origine féminine, et il devient alors difficile de l'inscrire dans la série opposée à celle de gauche.

57 V. aussi ses écrits cités par Hertz : 1928, p. 104, n° 1 et p. 109, n° 1.

58 Une règle bantoue imposerait même aux hommes de ne jamais toucher les femmes de la main gauche. Celui qui le ferait perdrait ses forces et serait tué à la guerre. (Mc Donald, 1891, p. 140)

59 Comme dans le cas des tribus du Bas Niger, cité par Hertz, p. 122, n° 2.

60 La bière devant réussir par le processus hasardeux de la fermentation, il serait congru aux coutu-mes tribales que quelque violation de tabou préside, en général, à sa préparation, et que, par suite de cela, cette boisson ait été considérée comme particulièrement appropriée aux circonstan-ces où le tabou est rituellement brisé.

61 Ces conduites en relation avec la bière se retrouvent aussi loin de l'Afrique. Chez les Jibaro de l'Équateur, écrit Karsten, comme chez tous les Indiens, il est de règle que seules les femmes brassent la bière de manioc et qu'elles cultivent cette plante. On leur attribue le pouvoir particulier de promouvoir le mystérieux et inintelligible processus de la nature que l'on appelle fermentation. Toutefois, quand on prépare la bière et le vin pour la fête qui suit l'occision d'un ennemi, l'essentiel étant de rendre ces boissons aussi fortes que possible, car de cela dépend le succès de la fête (qui doit assurer la chance à la chasse) – le meurtrier doit assister au travail. Les femmes, dirigées par l'épouse et la fille du meurtrier, considérées comme également souillées, s'occupent de la prépa-ration des breuvages, mais la présence de l'homme qui vient d'en tuer un autre, et qui porte autour du cou comme un trophée la tsantsa, la tête de sa victime, est considérée apte à transférer au vin et à la bière le pouvoir "surnaturel" que lui a conféré le meurtre et que, dit le texte, "il s'efforce d'employer à ses propres fins économiques". (Karsten, 1923, pp. 48-60, p. 89). Est-il nécessaire d'ajouter que ce "pouvoir" conféré par le meurtre et donnant l'efficacité est le pouvoir du sang ?

62 L'auteur dit ceci à propos de l'instabilité des termes indiquant la main gauche. Pour la signification de yasâr, voir le paragraphe suivant.

63 Bowers écrit que l'archéologie confirme la tradition indienne que la chasse aux aigles par la mé-thode des trappes est très ancienne. Des milliers de dépressions de terrain, à l'ouest du Missouri, sont les traces d'anciennes fosses employées à cette fin. "Le nombre des fosses, et leur large dis-tribution, indiquent une pratique universelle remontant à une antiquité très ancienne" (1950, pp. 207-208). Toutefois cette méthode n'est pas suivie par tous les indiens. Les Gros Ventre avaient l'habitude, quand ils abandonnaient un camp, d'ériger de petits abris de branches, aux fenêtres camouflées par des herbes, auprès desquels ils déposaient de la viande comme appât, et tiraient à travers les arbres sur les oiseaux qui ne pouvaient pas les apercevoir. lis capturaient ainsi des oiseaux "aussi grands que des aigles". (Kroeber, 1908, p. 149). Les Hopi s'enfermaient dans des petites tours circulaires de pierre; des lapins étaient attachés aux poutres à ciel ouvert et quand l'aigle arrivait, on l'attrapait par les pattes. (Fewkes, 1900, pp. 500-501).

64 V. Lévi-Strauss, Annuaire de l'E.P.H.E. (1961, pp. 38-41) et La Pensée Sauvage (1962b, p. 66 sq). Le lecteur fera bien de se référer à ces textes pour l'ensemble de l'interprétation structurale.

65 Le terme "s'asseoir sur" quelqu'un ou quelque chose, appliqué à l'aigle qui s'installe sur l'appât (pour le dévorer) signifierait, dans le langage conventionnel que les trappeurs emploient pendant la chasse, "manger" (Bowers, 1950, p. 236) ; Beckwith (1938) par contre dit que le terme indiquant que l'aigle vient à l'appât est celui désignant l'acte de saisir une fille (hugging a girl), (p. 197).

66 Bowers écrit, par contre, que d'après les comptes-rendus historiques, le prix d'un bon cheval cor-respondait à trois coiffes de guerre, comportant en tout 108 plumes à bout noir, soit le plumage de neuf aigles. (1950, p. 207). Chez les Blackfoot, les plumes d'aigles constituaient l'étalon de valeur. (Grinnell, 1893, p. 236).

67 Le rite de peindre les boules de sauge en rouge pourrait être suggéré par l'acte de peindre de sang l'appât que le chasseur a fixé près de la trappe. L'appât est généralement un lapin, ou un autre petit animal tué dans ce but, sommairement empaillé, puis préparé de façon à lui donner l'apparence d'une proie déjà déchirée par les bêtes et que les charognards n'auront plus qu'à dévorer. On fixe sur son corps un poumon de buffle ou de cerf qui figure les viscères mis à nu et que l'on repeint quotidiennement de sang frais. A cet effet une panse de cerf, remplie de sang animal, est sus-pendue à une branche près de la fosse. Les Blackfoot poussent le souci de la mise en scène jusqu'à placer près de l'appât un renard empaillé qui serait venu prendre sa part de la proie (Wilson, 1929, p. 202).

L'emploi du sang pour peindre l'appât pourrait donc ne pas être étranger aux représentations suggérant des rites sanglants dans les cérémonies de la chasse aux aigles. Nous avons noté, à propos du forgeron, que la violation magique du tabou du sang qu'il commet, afin d'assurer la réussite des opérations de la fonte et de la forge, n'est pas sans lien avec les représentations mentales qui associent le feu et la coulée de fer, au sang. (L. M., 1968, p. 40). Cependant, de telles associations, qui relèvent de la magie imitative, n'expliquent pas pourquoi c'est le sang des menstrues et non n'importe quel sang, qui apparaît dans le rite ; et des rites de violation du tabou du sang se constatent aussi dans les cas où rien, dans les moyens ou les matériaux mis en jeu, ne vient suggérer le sang.

Il faut ajouter à ces observations que l'appât, évoquant non seulement le sang mais aussi la mort, est propre à fixer l'attention sur le caractère charognard des aigles. Or, pour leur contact avec les matières cadavériques, ces oiseaux, comme les quadrupèdes charognards, sont marqués "d'impureté" et donc en relation avec la violation d'interdit. (V. supra). Au sujet du caractère san-guinolent de l'appât et de son rapport avec le sang menstruel, (voir Lévi-Strauss, 1962b, p. 69 sq).

68 Bowers relate une autre version du même mythe, due à l'Indien qui raconta le mythe à Wilson. Alors que le récit est substantiellement le même, il parvient à une conclusion inverse. Le chef des aigles, pour manifester son désir de collaborer avec les Indiens, leur dit : "Il se peut qu'à l'avenir une femme (parmi celles qui se trouvent au camp) ait ses règles. Les aigles en ont peur. Il y a un chant sacré que je vous enseignerai et, s'il y a une femme en ces conditions, vous aurez à vous en protéger. Alors vous n'aurez pas de malchance mais, au contraire, les aigles vous donneront la chance". (1950, pp. 223-227).

69 De même, par exemple, les faiseurs de pluie Anyanja du Nyasaland, quand ils n'obtiennent pas de résultats par leurs rites habituels, font comparaître une femme stérile ou indisposée qui ôte son vêtement (Hodgson, 1931, p. 267).

70 Sur le tabou du sang (V. Durkheim, 1897, p. 51 ; Cf. Makarius, 1961, pp. 50 et sq.).

71 Sur la violation magique de tabou, (Cf. L. M., 1968, p. 33 sq., et supra).

72 Kluckhohn écrit que, chez les Navaho, la sorcellerie de la chasse aux aigles (Eagle Pit) est plus dangereuse que tout autre sorcellerie (1944, p. 25).

73 Pour un informateur de Bowers, la présence des femmes dans la loge pourrait être cause de mal-chance pour les chasseurs. Il relate le cas du chef d'une expédition qui fouetta sa femme, parce que ses hommes ne prenaient pas d'aigles ; après cela, la chance s'améliora. Ces voies de fait sont cependant exceptionnelles. (1950, p. 389).

74 D'après Bowers, certains propriétaires de sachets sacrés (V. plus loin, n° 34) avaient des rites spé-ciaux, auxquels les femmes étaient invitées quand les aigles étaient capturés. L'accès des femmes à la loge dépendrait donc de la présence du possesseur de ces rites. (1950, p. 248). Com-me on le voit, le commerce des droits rituels dénature la conception du rituel.

75 Les chiffres entre parenthèses se référeront à l'ouvrage de cet auteur.

76 "Les aigles ne devront pas griffer les chasseurs !" ordonne Vieil Ours à Frange-Ailée, qu'il tient en son pouvoir.

77 Si les hommes se grattent, les aigles auront de vilaines plumes, seront de vieux oiseaux aux ailes couvertes d'insectes. De même, dit Wilson, (1929, p. 237) le chasseur qui rentre avec un aigle vivant à son village le garde sur le toit, pour éviter que, dans la loge, il se trouve avec une femme menstruante. Ses plumes seraient alors marquées par des lignes foncées.

78 L'exigence d'éviter les disputes est rationalisée dans la croyance que les aigles ne viendront pas si des querelles ont lieu. Au sujet de la non-violence, V.L.M., 1968, pp. 41-59.

79 Les Mandan et les Hidatsa auraient eu une entente à ce sujet avec les Cheyenne ; de même les Arikara avec les Sioux.

80 Au temps des guerres intestines, l'époque de la circoncision entraînait une trêve pendant laquelle jamais une guerre n'aurait, pu être déclarée. (Moeller, 1936, p. 345).

81 Une autre contradiction fait que les chasseurs, auxquels il est défendu de se gratter, s'infligent néanmoins des tortures sans doute sanglantes quand, le dos transpercé par des piquets de bois, attachés à des cordes qui les suspendent au sommet d'un arbre, ils "souffrent pour les oiseaux". La contradiction provient du fait que l'intention qui préside aux tortures donne au sang répandu une signification de rachat.

82 "L'assassinat d'un proche parent, normalement d'un consanguin, (sibling) fait partie de l'initiation à Witchery Way (p. 15). "La première chose à faire, pour ceux qui ont appris la sorcellerie (Witchery Way) est de tuer leur frère ou leur sœur". (p. 78). Un de ses informateurs lui dit que "l'homme qui apprend (la sorcellerie) doit tuer son frère ou sa sœur de ses propres mains". (p. 112, V. aussi p. 193). Cf. pour l'Afrique, Burton, 1961, pp. 175, 49-50 ; Kuntz, 1932, p. 134, n° 146; Kuper, 1947, p. 173 ; Gluckman, 1951, pp. 253-254 ; Frobenius, 1936, pp. 249-250.

83 Les ours dispenseront leur enseignement un an après le meurtre de l'ourson. De même, dans le mythe de Frange-Ailée, celle-ci est capturée un an après l'enlèvement du fils du chef.

84 L'esprit de sacrifice de la petite wolverine semble se communiquer à d'autres animaux. D'après le même auteur, entendant parler d'un projet de chasse aux buffles en faveur des Indiens, un buffle s'avance pour offrir son corps aux hommes. Ces légendes sont peut-être infléchies par une interprétation christianisante.

85 Nous employons les termes "carcajou" et wolverine sans distinction.

86 Dans une quatrième version, relatée par Bowers, due également à Ben Benson, la phrase enseignée par le jeune frère adoptif est "Je veux un animal empaillé !" (1950, p. 220). Le conteur semble vouloir rendre le mythe de plus en plus explicite.

87 "Faire dormir" est l'euphémisme employé, dans le langage des chasseurs, pour mettre à mort les aigles. L'usage de la même expression pour le meurtre du petit ours fait penser que, du moins dans l'esprit du conteur, la mort par chatouillement aurait été choisie pour son caractère non sanglant. Mais ce type de mort s'inscrit aussi dans l'ensemble de l'affabulation : si on tue ces victimes inno-centes, on tient à leur réserver une mort douce et, pour ainsi dire, enjouée, comme pour effacer le caractère tragique de leur sort. Enfin, le désir de garder la dépouille intacte porte aussi à éviter une mort sanglante. La signification originaire du meurtre consanguin est oubliée, résorbée par des considérations de toute sorte, ainsi que par les contradictions inhérentes à la violation de tabou.

88 (N. 26, The Origin of Eagle-Trapping (a) Buffalo-Walking-Alone) L'auteur ajoute les rensei-gnements suivants sur un phénomène rituel qui s'inscrit dans le contexte violateur. Quand les hommes "sacrés" arrivent chez les Indiens pour les instruire sur les "mystères" de la chasse aux aigles, les jeunes Indiens, sur leur ordre ("apportez de la nourriture et vos jeunes femmes et nous vous bénirons") leur apportent de la nourriture, introduisent dans la loge leurs épouses et se retirent. Ce qui se passe à l'intérieur est suggéré par la phrase : "Ils firent ainsi pendant plusieurs nuits, mais les gens crurent que c'était une seule nuit, car le soleil ne vint pas quant vint le jour ; le soleil s'était caché" (p. 212). Ceci éclaire d'autres allusions à la femme ou aux femmes du jeune Indien, apparaissant dans d'autres versions du mythe.

D'autre part, remarquons que les succès à la chasse et à la pêche, que confère la dépouille de l'ourson, sont les résultats typiques de la violation de tabou.

89 Nous traduisons par "sachets" le terme medicine bundles (littéralement "baluchons de méde-cine"), qui contiennent les objets magiques donnant droit à célébrer un rituel, dans ce cas celui de la chasse aux aigles. Comme on le voit dans le texte de Wilson, le possesseur d'un sachet est le chef de l'expédition et, à chaque phase du rituel, il est récompensé par des paiements et des dons faits par les chasseurs. Il porte le nom de l'animal dont la peau et d'autres reliques se trouvent dans les sachets, s'appelant "Vieil Ours" ou "Vieille Wolverine". Comme lui, ses compagnons s'identifient pendant la chasse aux animaux instructeurs.

90 Les Hidatsa également ont dans la loge de chasse deux crânes humains, qui seraient ceux de deux magiciens. (Pepper et Wilson, 1907-1915, p. 877, 923).

91 Pour un mythe attribuant aux serpents l'origine de la chasse aux aigles, V. Bowers, 1965, p. 334.

92 Densmore écrit, en se référant au mythe raconté par Pepper et Wilson ; "Dans cette relation, un ours noir a instruit un jeune homme dans l'art d'attraper les aigles, et la peau empaillée d'un jeune ours noir est le fétiche de la chasse aux aigles. L'interprète de l'auteur (de Densmore) a déclaré que l'animal auquel se référait la tradition "ressemblait à un ours" (something like a bear) mais, que dans la mesure où il pouvait s'en faire une idée, il devait s'agir d'une wolverine. A cause de cette incertitude, il s'est servi du terme "petit animal" dans son travail d'interprète mais, avec cette explication, le terme wolverine est aussi employé" (p. 60, n° 65).

93 Koicita est le nom du chef ou du Vieil Ours Mâle Noir, A-ci-ra-wi-a signifie "femme ours". Wilson affirme curieusement : "Le mot Hidatsa pour ours est hacida mais nous ne reconnaissons pas celui-ci, comme un vrai ours. Celui-ci est seulement le grizzly, que nous appelons naxpitsi. Les cérémonies ont été commencées par les ours noirs".

94 Au sujet du trickster, voir L. M. 1969a.

95 Sur la présence du grizzly, V. Beckwith, Id. ; Bowers, 1965, p. 349, n° 78 et p. 357. Le mythe est raconté pp. 349-50. L'auteur précise qu'il n'y a pas de preuve que la chasse à l'aigle ait jamais été associée aux sachets de l'ours grizzly (p. 358). Bowers relate aussi le récit de Cub Bear, un ours brun, qui errait en portant sur le dos un récipient en terre cuite, et n'avait qu'à cracher sur son bras gauche pour voir descendre un aigle qu'il mettait à cuire dans ce pot en plaçant quatre touffes de sauge aux quatre coins, ce qui le faisait bouillir sans effort. Les touffes, ou boules., de sauge aux quatre coins (du foyer symbolique de la fosse, dans la loge rituelle) se retrouvent dans le rite de la femme menstruante Hidatsa ; lors de la capture de Frange-Ailée, le chef menace de la tuer et de la faire cuire dans l'eau bouillante. (Bowers, 1950, p. 238).

96 "Pour revenir brièvement aux Hidatsa, d'autres problèmes se posent, qui tiennent au rôle mythi-que dévolu au carcajou, dans une région en bordure de l'aire majeure de diffusion, plus septen-trionale, de cette espèce animale. Nous évoquons ce point pour souligner que des problèmes d'or-dre historique et géographique, aussi bien que sémantique et structural, sont tous liés à l'identifi-cation précise d'un animal qui remplit une fonction mythique : Gulo luscus.

Cette identification retentit profondément sur l'interprétation de mythes provenant de populations aussi éloignées de l'habitat du carcajou que les Pueblo, ou même, au cœur de l'Améri-que tropicale, les Sherenté du Brésil central qui possèdent également le mythe de la fiancée-fantôme. Mais nous n'insinuons pas que tous ces mythes furent empruntés, en dépit de distances considérables, à une culture septentrionale : la question pourrait seulement se poser pour les Hidatsa, puisque le carcajou figure explicitement dans leurs mythes. Dans les autres cas, on se bornera à constater que des structures logiques analogues peuvent se construire au moyen de res-sources lexicales différentes. Les éléments ne sont pas constants, mais seulement les relations". (Lévi-Strauss, 1962b, pp. 71-72).

97 Le fait que le tueur soit un des frères de la femme révèle le souci de respecter l'idée du meurtre consanguin. Le frère de la femme serait l'oncle maternel adoptif de la victime, donc son consan-guin par excellence. D'autre part, c'est comme si l'intéressée avait commis le meurtre "de ses propres mains".

98 Larousse Encyclopédique Illustré, "Ours".

99 Chez les Hidatsa tous les tabous sont suspendus quand on tire la patte d'ours (Bone-foot) du sachet et qu'on lui offre la fumée de la pipe. La suspension de tous les interdits manifeste une situation dans laquelle règne un état de si grave violation que les interdits sont frappés de nullité. Si cette patte d'ours était une des pattes antérieures de l'animal, et vraisemblablement la gauche, l'hypo-thèse pourrait être faite que son caractère "sacré" provient du fait que l'ours est imaginé effectuer de cette patte ses cures sanglantes. On expliquerait en même temps son caractère "sacré", la le-vée de tabous qui a lieu lors de son exposition, le fait qu'elle soit parfois attachée au cou d'un enfant afin qu'il se renforce (Pepper and Wilson, 1907-1915, p. 317) et son aptitude à symboliser la médecine magique. (Pour les médecines magiques, obtenues en violation du tabou. Cf. supra, pp. 63-64 et 228-229).

Il est regrettable que des auteurs qui avaient la possibilité de le faire n'aient pas pris soin de décrire avec précision cet objet rituel. C'est là un exemple des carences entraînées par la concep-tion, enracinée chez de nombreux ethnologues, que les manifestations primitives sont inconsé-quentes et leur explication impossible. Ils deviennent ainsi incapables de se poser les problèmes d'explication et considèrent l'incohérence comme allant de soi. Nous avons vu Martha Beckwith rester insensible aux contradictions présentées par son récit de la cérémonie de la chasse aux aigles. Les incongruités des divers récits mythiques n'ont pas été relevées. De même, les quatre auteurs que nous avons cités ne se sont pas préoccupés de la signification du terme hacida qui désigne tantôt les ours tantôt les carcajous. On a voulu opposer l'observation directe et la descrip-tion à la réflexion pour valoriser celles-là aux dépens de celle-ci, mais le mépris pour la pensée théorique a pour résultat de rendre le travail d'observation et de description hâtif et insuffisant, laissant échapper l'essentiel, ce qui est caché mais non pour cela irrécupérable.

* Par exemple, V. la reprise de la théorie du meurtre magique ici exposée, en L. M., 1973.

101 La différence entre les deux méthodes ressort aussi de la comparaison entre leur apport culturel. La méthode ethnologique se sert de données ethnologiques, la méthode structurale verse au dossier un grand luxe de données botaniques et zoologiques, qui restent extérieures à l'analyse. Les dis-cussions minutieuses sur Guttierezia euthamiae et Artemisia frigida n'ont apporté que peu de lumière au foyer des chasseurs d'aigles, et l'étude de la distribution géographique de Gulo luscus n'a pas empêché qu'il fût mis à une place qui n'était pas la sienne. Une telle attitude envers la cul-ture, dont ce cas est un exemple entre d'autres, est marquée au sceau d'une économie réaction-naire : comme celle-ci, elle prodigue le superflu pour masquer le manque du nécessaire.

102 Le carcajou réapparaîtra au troisième volume des Mythologiques (1968b, pp. 244-246) fort de sa caractérisation en tant que "prototype du chasseur" acquise dans la Pensée Sauvage. Dans l'analyse d'un mythe Mandan, Coyote est "opposé" au soleil tout comme le carcajou avait été opposé aux aigles. Avec l'aide des carcajous, Coyote prend le soleil au lasso, le soleil est identifié à un aigle, et Coyote est identifié au carcajou. L'interprétation structurale brille de tous ses feux ; mais on oublie que le carcajou est un animal trickster, que Coyote l'est également, que la prise du soleil au piège ou au lasso est l'exploit typique du trickster partout ou ce personnage mythique est connu (Cf. Luomala, 1940), et que donc le rapprochement coyote-carcajou et leur exploit commun ne doivent rien à l'identification du soleil à l'aigle, girandole d'un feu d'artifice qui peut éblouir, mais obscurcit par cela même la substance ethnologique du mythe.

103 À d'autres niveaux de la réalité que celle des faits sociaux, les relations de séquence et de coex-istence ne sont pas forcément distinctes. Espace, temps et mouvement ; action, réaction et interac-tion ; cause et effet ; simultanéité, succession, etc. désignent alors des aspects (conditions, états, etc.) interdépendants de la réalité objective.

104 La "Règle" est d'ailleurs faussement identifiée à la prohibition de l'inceste, car elle se rapporte, dans l'optique lévi-straussienne, à la prohibition des mariages incestueux, et non des relations incestueuses. Or, l'exogamie et la prohibition de l'inceste portent sur les relations incestueuses, et c'est par voie de conséquence que les mariages incestueux sont interdits. La "Règle" ne suffit donc pas à rendre compte de l'interdit sur les relations incestueuses en dehors du mariage, et de ce point de vue le problème demeure entier. Une critique à ce sujet a déjà été formulée par Leach (1970, p. 103), mais en partant d'une conception erronée de-la relation entre exogamie et prohibi-tion de l'inceste. La confusion faite par Lévi-Strauss était inévitable du moment que la prohibition de l'inceste est vue comme corrélative du mariage, et de la famille conjugale. La famille conjugale, qu'il considère comme primaire, marquant le prétendu passage de la Nature à la Culture, aurait pour condition la prohibition de l'inceste. Celle-ci s'imposerait comme Règle en même temps que l'institution du mariage, fondant la famille. L'interdiction des relations incestueuses en dehors du mariage est alors implicitement considérée comme une extension de l'interdiction du mariage incestueux. L'erreur de Lévi-Strauss est de considérer les systèmes de parenté comme ayant été de tout temps basés sur l'échange, afin de mettre une présumée structure mentale - la notion de réci-procité - à la base des systèmes de parenté. Car, pour qu'un système matrimonial d'échange fonc-tionne, il suffit que les mariages incestueux soient prohibés. L'attention est ainsi portée exclusive-ment sur cet interdit, et la prohibition des relations incestueuses lui est automatiquement assimilée. Contrairement à ce que le structuralisme laisse croire, ce n'est pas la pratique (mariage) qui procè-de de la notion (d'échange), mais la notion qui procède de la pratique ; ce n'est pas la prohibition des relations incestueuses qui procède de celle des mariages incestueux, mais celle-ci de celle-là.

105 L'ordinateur, à moins qu'il ne soit "instruit", opère au niveau des signes et non de la signification. Par conséquent, "mari-de-la-mère", "homme", "blanc" s'opposent à "père" au niveau des signes, en tant que "non-père". Au niveau de la signification "père" s'identifie à "mari-de-la-mère" ; il est un cas particulier de "homme" et peut être ou ne pas être "blanc". A ce niveau, ces termes seront en relation de non-opposition avec le terme "père".

106 En s'objectivant, la négation d'un terme apparaît comme son opposé, à celui qui l'emploie, selon sa vision du monde, mais pas nécessairement à n'importe quel individu.

107 Prenons un exemple. Dans l'article intitulé "Des jaguars et des hommes" (V. supra p. 144), nous avons reproduit les résultats de l'analyse structurale des mythes Gé et Warrau, à laquelle Lévi-Strauss s'est livré dans Du miel aux cendres. A cette analyse-là, nous opposerons la suivante :

A. Mythes Gé B. Mythe Warrau

   

1 - Un garçon ayant été éloigné par son beau-père, se transporte sur un arbre, et l'agace. Une fillette, ayant agacé sa mère, est trans-portée par un jaguar qui l'éloigne.

2 - Pour se nourrir, le garçon prend de l'arbre de la nourriture malsaine qu'il consomme. Pour la nourrir, le jaguar donne à la fillette de la nourriture saine qu'elle consomme.

3 - Accueilli par la femme d'un jaguar, celle-ci manifeste son déplaisir en lui donnant des coups qu'elle distribue avec ses griffes. Accueillie par les frères du jaguar, ceux-ci ma-nifestent leur plaisir à lui enlever du sang qu'ils essuient avec leur langue.

4 - Ayant exprimé des craintes qu'il éprouvait, le garçon reçoit les instruments pour la tuer, sans la fuir ; Ayant exprimé des craintes qu'elle n'éprouvait pas, la fillette reçoit les instructions pour les fuir, sans être tuée ;

5 - il tue la femme, qui le menaçait, au moyen d'instruments aptes à assurer la nourriture crue ; et prend son chemin, volontairement, pour re-joindre les siens, mais elle tue le jaguar, qui ne la menaçait pas, au moyen d'instruments aptes à assurer la nour-riture cuite ; et prend la fuite, obligatoire-ment pour rejoindre les siens,

6 - qu'il accompagne, pour rapporter de chez le jaguar, les biens culturels qu'ils ne possèdent pas. qu'elle renvoie, en emportant pour ne pas les laisser aux jaguars, les biens culturels qu'ils possèdent.

Nous voici donc en présence de deux schémas tout à fait différents, extraits d'un même contexte factuel ; mais ni l'un ni l'autre ne jettent la moindre lumière ni sur la structure des mythes concernés, ni sur leur signification.

108 Pourtant Lowie, que Lévi-Strauss admire tant, avait mis en garde ses lecteurs et ses élèves contre de telles tentations. "Chercher à réaliser l'idéal que se donne une autre branche de la connais-sance, a-t-il écrit, risque d'être une entreprise positivement pernicieuse, car elle peut facilement mener à la simplification qui veut dire falsification". (Lowie, 1947, p. 5). Ces remarques "auraient évité bien des divagations", si elles n'étaient pas allées tellement contre l'ambition structuraliste.

109 "C'est une singulière erreur que de croire que la pensée logique, à la base de la science, résulte d'une certaine structure des ensembles neuroniques cérébraux, alors qu'elle s'est développée quand les modes de pensée se sont adaptés aux résultats des expériences, en se guidant d'après les succès ou les échecs des prévisions sur cette base fondamentale des conditionnements, les premiers gui-des de la vie maîtresse d'elle-même" - Henri Piéron, 1967, pp. 158-159.

110 L'ethnologue américain Nur Yalman parle de la "superbe attaque de Lévi-Strauss contre la position marxiste", et arrive à la conclusion que "l'examen encyclopédique du mariage entre cousins-croisés par Lévi-Strauss a été réellement entrepris afin de torpiller les principes de l'anthropologie matérialiste". Nur YaIman, 1964, p. 1181.

L'opposition foncière du structuralisme au marxisme n'a pas échappé aux non-marxistes, surtout pas aux antimarxistes. Pour les ethnologues marxistes se voulant structuralistes, ou structu-ralistes se voulant marxistes, se pose d'emblée le problème d'accorder marxisme et structuralisme, alors qu'ils s'opposent sur tant de points. Comment réconcilier avec le matérialisme historique le primat que le structuralisme reconnaît à l'esprit ? En guise d'arguments ou de preuve, on se fait fort de produire des citations "marxistes" et "structuralistes", dont le rapprochement semble signi-fiant. C'est le recours de Godelier (1971), par exemple, dans un effort désespéré pour concilier les inconciliables. Mais il n'est pas nécessaire de citer Marx et Lévi-Strauss pour prouver que le fondement de la pensée se situe "dans les propriétés des formes complexes d'organisation de la matière vivante" et que "le fondement des opérations spontanées de la pensée à l'état sauvage... renvoie à l'histoire "naturelle" des espèces, aux lois d'évolution de la Matière, de la Nature" (Godelier, 1971, p. 552). Car c'est à partir de là que tout se gâte.

Cette pensée à "l'état sauvage", dit Godelier, serait "ce que dévoile l'analyse des mythes", et aurait été présente "dès l'origine de l'histoire". Les fonctionnalistes, structuralistes et autres tenants de l'antiévolutionnisme crient à l'anathème devant les études portant sur la question d'origine et d'évolution. Ils n'ont pas tort : cela leur permet d'en dire n'importe quoi. Mais l'on ne peut parler d'origine de l'histoire n'importe comment. Il faut rappeler, par exemple, qu'en se séparant du monde animal - si c'est là l'origine de l'histoire - l'ancêtre de l'homme actuel avait un cerveau dépassant de peu celui des grands singes. Que son développement cérébral, le développe-ment du langage et celui du deuxième système de signalisation, rendant possible les représen-tations abstraites, ont suivi, et non précédé, son développement social, fondé sur la fabrication des outils. Que par conséquent à partir d'un certain niveau, le développement du cerveau humain, tout en étant "un procès de la Nature", comme le dit Marx (cité), a été de plus en plus déterminé par l'expérience sociale, par la production, et par les rapports que celle-ci a établi entre les hommes.

Dans le cas de l'homme actuel, écrit Grassé (1958, p. 146), "le cortex cérébral m'apparaît comme étant clans sa plus large part, un organe social. Les circuits neuroniques ne s'y établissent que sous l'empire de certains stimuli, tous de nature sociale". Faut-il penser qu'il en était autre-ment à "l'origine de l'histoire" ? Et si l'on ne veut pas repousser celle-ci à l'origine des hominiens, mais à celle de notre sous-espèce, bien plus tardive, comment ne pas tenir compte du dévelop-pement cérébral qui, sous l'empire des déterminations sociales, l'a précédée au cours du processus de l'hominisation ?

Dire que la "pensée à l'état sauvage n'est pas historique", qu'elle constitue "une condition de possibilité de l'histoire humaine, du développement pratique des rapports de l'homme et au monde, mais sans être l'effet de ce développement pratique", est un contresens. Or, ce contresens est né-cessaire, afin de soutenir que les oppositions que l'on rencontre dans les mythes, n'étant pas "l'effet" de la vie sociale, sont tributaires des relations d'opposition immanentes aux structures de l'esprit. Ce que l'on oublie toutefois dans ce raisonnement, c'est que les oppositions dans les mythes de création, comme celui cité par Godelier, sont des oppositions secondaires, dérivées, qui, par conséquent, n'exhibent pas de prétendues oppositions imprimées dans l'esprit. Ces mythes ne débutent pas par la création de deux éléments en opposition, comme le Soleil et la Lune, le Ciel et la Terre, etc., mais généralement par le fait qu'avant de se séparer, ces éléments se confondent en un seul : c'est là la condition première qui est donnée comme préexistante ou créée. Par consé-quent, au début était l'unité et non l'opposition. La division vient après, et ne représente pas la création de l'Univers. Elle correspond à la bipartition sociale en deux groupes exogames de la communauté humaine, jusque-là indivise. La pensée, produit de relations sociales vécues, appré-hende ses propres relations avec la nature en termes de relations sociales. C'est pourquoi les mythes de création racontent l'histoire de l'apparition de l'organisation sociale à partir d'un état social non-organisé. Cette organisation se fonde sur la loi, sur l'interdit exogamique qui scinde la société en deux, crée des rapports antithétiques et introduit des oppositions réelles qui sont vécues avant d'être pensées. Les oppositions réelles rencontrées dans les formes d'organisation sociale, dans les rites, mythes et croyances, sont souvent les prolongements, ou les projections à différents niveaux, de celle introduite dans la société par l'interdit exogamique.

Godelier déclare, il est vrai, que le fondement de la correspondance entre mythe et forme des sociétés primitives "se trouve dans la structure même de ces sociétés". La position marxiste est ici exprimée explicitement. Mais dans les pages qui suivent, on est entraîné dans une série d'argu-ments qui visent à démontrer exactement le contraire (Cfr. R. M. 1970, pp. 51-53 ; 1971, lllxl, n° 133).

111 Nous considérons que pour les structuralistes, société et culture sont des termes analogues. Cf. Lévi-Strauss, 1967, p. 3, n° 1 Maybury-Lewis écrit que l'œuvre de ce dernier révèle une obsession de l'opposition nature/culture (1969, p. 120).

112 Voir notre compte rendu (1970, pp. 301-307).

113 Pour Lévi-Strauss, par contre, "il existe un isomorphisme entre l'opposition de la nature et de la culture, et celle de la quantité continue et de la quantité discrète". (1964, p. 36).

114 Voir notre compte rendu (197 1, pp. 207-209).

115 Voir aussi Lévi-Strauss, 1961b, pp. 38-41. Cf. supra pp. 236-247).

116 Ce qui d'ailleurs n'est pas pour déconcerter les structuralistes. Cf. L. de Heusch, 1971, écrivant, du livre dont il est le préfacier, qu'il permet "une lecture structuraliste - celle-ci ou une autre..." (p. 29).

117 L'auteur écrit, en résumant l'analyse de la colonne A: "Femmes indisposées ou enceintes, pré-sence dans la société de forces naturelles non contrôlées par les hommes -> désordre, poison, impureté" (p. 18).

118 Cet essai d'interprétation de la cryptie a été présenté dans le cadre d'un débat organisé par l'Union Rationaliste sur le thème "Structure sociale et Histoire". Il a donc un caractère occasionnel et on ne saurait faire grief à P. Vidal-Nacquet d'avoir un moment emprunté, à titre pour ainsi dire expé-rimental, le langage du Cru et du Cuit. D'autant plus que dans les études publiées dans Annales (E.S.C.) l'auteur se montre nettement plus réservé à l'égard de l'analyse structurale. Dans "Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne", il ébauche même, en évoquant Van Gennep, une interprétation ethnologique des inversions qui accompagnent parfois les initiations, et qui ne doivent rien aux "structures mentales". (1968b, V. aussi 1971).

Sur un autre plan, toutefois, ce cas, comme celui de G. Charachidzé, offre l'occasion de poser le problème de la responsabilité des non-ethnologues dans la vogue du structuralisme. D'un côté, leur responsabilité apparaît mitigée en regard de celle des spécialistes, auxquels revenait la tâche de protéger leur domaine - déjà rongé de l'intérieur et rogné de l'extérieur par l'offensive anti-évolutionniste - contre l'entreprise qui tend à le vider du contenu qui lui reste. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette tâche n'a pas été assumée, et qu'ainsi une école ethnologique qui n'a d'autre caution que la mode a pu se donner libre cours. D'un autre côté, il faut bien reconnaître que l'engouement pour le structuralisme a été favorisé, plus que par les ethnologues, par ceux qui ne l'étaient pas, sociologues, historiens des religions, philosophes, littérateurs, essayistes - esprits curieux, insatisfaits, non sans raison, des interprétations anthropologiques courantes, et séduits par une doctrine qui leur paraît novatrice, mais de laquelle ils semblent ignorer les tenants et les aboutissants.

119 Qu'on veuille l'opposer à la société, ou à la culture, la nature est généralement présente dans les schémas structuralistes, alors qu'elle est généralement absente de la réalité ethnologique. Il ne pourrait en être autrement, puisque l'homme primitif, ainsi que Durkheim et Mauss l'ont montré, ne distingue pas le milieu naturel qui l'entoure de sa société. ("Quelques formes primitives de classification"). "Chez les Arunta, écrit Gordon Childe, non seulement les hommes, mais également les animaux, les oiseaux, les insectes, les plantes, les collines, la pluie, appartiennent aux clans. Envers ces objets, ils ont par conséquent les mêmes droits et les mêmes devoirs qu'en-vers les membres de leur clan. La reproduction idéale du monde extérieur de ces sauvages doit donc être dominée par ce modèle social" (1956, p. 86).

Par contre, G. Thomson écrit : "Ce serait erroné de dire que l'ordre naturel est modelé sur l'ordre social, car ceci présupposerait un certain degré de différenciation consciente entre l'un et l'autre. Nature et société n'en faisant qu'un, il n'existe pas de société séparée de la nature et la nature n'est connue que dans la mesure où elle est entraînée dans l'orbite des relations sociales par le travail de production" (1961, p. 51).

Que l'on nie toute différenciation entre nature et société, comme le fait Thomson, ou que l'on tienne, comme Durkheim et Mauss, que l'ordre naturel se modèle sur l'ordre social, nous pouvons conclure avec H. Kelsen, que "le dualisme entre la société et la nature, si caractéristique de la pensée de l'homme civilisé, est totalement étranger à la mentalité primitive". (1946, p. 15).

120 La phrase apparaît sibylline: c'est qu'en effet elle est prophétique. Voir n° 12.

121 L'équivalence entre divinité et nature, établie par Cinna de la manière que nous venons de voir, est renforcée par la notation suivante : "... à la veille de la cérémonie [de l'apothéose d'Auguste] Rome est inondée de divinité : le palais impérial se lézarde, les plantes et les animaux l'enva-hissent. Comme si la ville avait été détruite par un cataclysme, elle revient à l'état naturel". L'association du divin à la nature est liée au dualisme société/nature. Kelsen écrit : "Le dualisme du "naturel" et du "surnaturel", du "règne physique" et du "règne métaphysique" est impos-sible tant que n'existe pas ce dualisme qui seul constitue le concept de "nature", c'est-à-dire le dualisme entre nature et société" (1946, p. 48).

122 Ici trouve son explication la phrase mentionnée n° 10 : Cinna venant à bénéficier à la fois des privilèges de la société et de ceux de la nature, l'alternative devant laquelle il s'était jadis cru placé est abolie.