Jan Waclav Makhaïski
La Révolution ouvrière
(juin-juillet 1918)
In Le Socialisme des intellectuels,pp.223 à 256.
Textes choisis, traduits et présentés par Alexandre Skirda
Points/Politique, Le Seuil, 1979
Une nouvelle édition est parue en 2001 aux Éditions de Paris, 19,82 E. Indispensable !
LE COUP D'ÉTAT D'OCTOBRE
Durant toutes les périodes de développement du marxisme, la thèse affirmant que le premier pas de l'émancipation de la classe ouvrière consistait en la conquête du pouvoir est restée inébranlable et inchangée. La social-démocratie a quelque peu banalisé cette thèse par sa politique, en prônant, comme seul moyen de conquête du pouvoir d'État, la lutte pacifique du parlementarisme. Désormais, n'importe quel bolchevik reconnaîtra, vraisemblablement sans difficulté, que la «domination du prolétariat» ne s'obtient pas par la lutte pacifique légale, que cela n'a pour résultat que de rendre la social-démocratie elle-même pacifique et légaliste, et la conduit à présent à aider partout les gouvernements à mener une guerre de pillage, et à pousser les masses ouvrières de différents pays à s'entre-tuer. Le bolchevisme a restauré la «pureté» originelle de la formule de conquête du pouvoir de Marx, non seulement dans sa propagande mais également dans les faits.
Le pouvoir ne peut être conquis par une voie pacifique, mais par la violence, au moyen d'insurrections générales du peuple. Voilà ce qu'a démontré le bolchevisme à la face du monde socialiste ; il l'a démontré, personne n'en disconviendra, avec une évidence et une certitude des plus brillantes. Toutefois, l'affirmation des bolcheviks tendant à présenter leur conquête du pouvoir comme la dictature, la domination de la classe ouvrière, n'est en fait qu'une des nombreuses fables que le socialisme invente tout au long de son histoire.
Bien que les bolcheviks aient renié l'esprit de conciliation de la social-démocratie, la domination de la classe ouvrière s'obtient chez eux, aussi rapidement et simplement que la domination parlementaire chez les Scheidemann. Les uns et les autres promettent à la classe ouvrière sa domination, tout en la laissant dans les mêmes conditions de servitude, et en la faisant coexister avec la bourgeoisie qui possède toujours toutes les richesses.
A la veille de l'année 1903, le bolchevisme, qui était alors lui-même autant conciliateur que l'ensemble de la confrérie socialiste et démocratique, assurait que le renversement de l'autocratie rendrait la classe ouvrière maîtresse du pays. En 1917, quelques jours seulement après le coup d'État d'Octobre, dès que les bolcheviks occupèrent, dans les soviets, les places laissées vides par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires — Lénine prenant celle de Kerensky, et Chliapnikov celle de Gvozdiev — on considéra que la classe ouvrière, par ce seul fait, détenait toutes les richesses de l'État russe. «La terre, les chemins de fer, les usines — tout cela, ouvriers, est dorénavant à vous», proclame l'un des premiers appel du Soviet des commissaires du peuple.
Le marxisme, prétendument épuré de l'opportunisme de la social-démocratie, révèle néanmoins son vieux penchant, propre à tous les péroreurs socialistes, à nourrir les ouvriers de fables et non de pain. Le marxisme révolutionnaire, communiste, tiré de la poussière accumulée depuis de longues décennies, défend toujours la même utopie démocratique : le pouvoir absolu du peuple, bien que celui-ci soit plongé dans la servitude, dans l'ignorance et l'esclavage économique.
Ayant obtenu sa dictature et décidé à réaliser un régime socialiste, le marxisme bolcheviste ne s'est pas défait de la vieille coutume marxiste d'étouffer l'«économie» ouvrière par la «politique», de distraire les ouvriers de la lutte économique, et de subordonner les problèmes économiques aux questions politiques. Bien au contraire, ayant heureusement créé leur «chef-d'œuvre», les bolcheviks n'ont pas manqué d'égarer les masses ouvrières, en prodiguant des louanges sans retenue au «gouvernement ouvrier-paysan».
Serait-ce simplement parce que les bolcheviks se sont emparés du pouvoir, que la Russie bourgeoise devrait immédiatement disparaître et que devrait naître la Russie socialiste, la «patrie socialiste» russe, et cela en dépit du fait que jusqu'à présent la «dictature prolétarienne» n'en soit pas venue — et n'y pense même pas apparemment — à socialiser les usines et les fabriques ?
Les capitalistes ont perdu leurs fabriques, bien que celles-ci ne leur aient pas toutes été enlevées ; ils ne possèdent plus leurs capitaux, bien qu'ils vivent presque sur le même pied qu'auparavant. Depuis Octobre, c'est l'ouvrier qui serait le maître de toutes les richesses, celui-là même dont la paie, étant donné la hausse continue du coût de la vie, devient une paie de famine ; celui-là même, «propriétaire des fabriques», qui, à la moindre grève des transports, se trouve condamné à l'effroi d'un chômage comme on n'en a encore jamais vu en Russie.
Oui, la dictature bolchevique est vraiment miraculeuse ! Elle donne le pouvoir à l'ouvrier, elle lui donne l'émancipation et la domination, tout en conservant à la société bourgeoise toutes ses richesses.
Cependant, affirme la science communiste-marxiste, l'histoire ne connaît pas d'autre moyen d'émancipation ; jusqu'à présent toutes les classes se libéraient au moyen de la conquête du pouvoir d'État. C'est ainsi que la bourgeoisie aurait obtenu son hégémonie à l'époque de la Révolution française.
Les érudits communistes ont négligé un petit détail : toutes les classes qui se sont libérées dans l'histoire étaient des classes possédantes, alors que la révolution ouvrière devrait garantir l'hégémonie d'une classe de non-possédants. La bourgeoisie ne s'est emparée du pouvoir d'État qu'après avoir accumulé, au cours des siècles, des richesses dont l'ampleur ne le cédait en rien à celles de son oppresseur, la noblesse ; et c'est seulement pour cette raison que la conquête directe du pouvoir lui apparaissait comme l'institution effective de sa domination, comme l'affermissement de son empire.
La classe ouvrière ne peut suivre le chemin qui a libéré la bourgeoisie. Pour elle, l'accumulation des richesses est impensable ; sur ce terrain, elle ne peut dépasser la force de la bourgeoisie. La classe ouvrière ne peut devenir propriétaire des richesses avant d'accomplir sa révolution. C'est pour cela que la conquête du pouvoir d'État, menée par n'importe quel parti, aussi révolutionnaire et archicommuniste qu'il soit, ne peut rien donner par elle-même aux ouvriers, en dehors du pouvoir fictif, de la domination illusoire, que la dictature bolchevique n'a cessé de symboliser jusqu'à maintenant.
Les bolcheviks n'avancent pas dans la résolution de ce problème essentiel, et les masses ouvrières, qui ont commencé depuis longtemps à perdre leurs illusions à leur sujet, reconnaissent désormais que la dictature bolchevique est tout à fait inutile pour elles, et s'en éloignent, tout comme elles l'ont fait avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. Il se révèle que ce pouvoir n'est pas celui de la classe ouvrière, qu'il ne défend que les intérêts de la «démocratie», des couches inférieures de la société bourgeoise : de la petite-bourgeoisie citadine et rurale, de l'intelligentsia, qualifiée de «populaire», ainsi que de déclassés du milieu bourgeois et ouvrier, appelés par la république soviétique à la direction de l'État, de la production et de toute la vie du pays. Il se révèle que la dictature bolchevique n'aura été qu'un moyen révolutionnaire extrême, indispensable pour écraser la contre-révolution et pour instaurer les conquêtes démocratiques. Il se révélera également que les bolcheviks ont suscité l'insurrection d'Octobre afin de sauver de la ruine complète l'État bourgeois déliquescent par la création d'une «patrie ouvrière et paysanne», afin de sauvegarder de la dévastation non plus les demeures seigneuriales, mais des cités et des régions entières menacées, d'une part, par les masses affamées de la ville et de la campagne, et d'autre part, par les millions de soldats qui fuyaient le front.
Tout ce qui reste de la révolution bolchevique ne diffère que peu des modestes plans élaborés par les bolcheviks deux à trois mois avant le coup d'État d'Octobre. Dans sa brochure, les Leçons de la révolution,Lénine déclare plusieurs fois que la tâche des bolcheviks consiste à réaliser ce que veulent, mais ne savent pas mettre en pratique, les ministres socialistes-révolutionnaires : sauver la Russie du désastre — et qu'il n'y a que les seuls calomniateurs bourgeois qui peuvent attribuer aux bolcheviks l'aspiration à instaurer en Russie une dictature socialiste et ouvrière.
Dans deux brochures, écrites ultérieurement, les Bolcheviks conserveront-ils le pouvoir ?et la Catastrophe qui menace,Lénine explique que la tâche de la dictature bolchevique et du contrôle ouvrier sera de remplacer le vieux mécanisme bureaucratique par un nouvel appareil populaire d'État ; il préconise aussi des modes d'emploi des plus fantastiques, comme, par exemple, obliger la bourgeoisie à se soumettre et à servir le nouvel État populaire, sans pour autant lui enlever ses richesses !
La dictature bolchevique fut conçue comme une dictature démocratique qui ne devait aucunement saper les fondements de la société bourgeoise. Après Octobre, plusieurs entreprises furent déclarées nationalisées par un décret dont l'exécution, on le sait, n'est pas garantie. Plusieurs dizaines de banquiers furent privés de leurs richesses, mais en général les richesses de la Russie restent à la bourgeoisie, et fondent sa force et sa domination.
Retranchés derrière les positions acquises, les communistes, nouveaux venus, joueront le rôle des démocrates français du temps de la Grande Révolution, le rôle des célèbres Jacobins, dont la carrière séduit si grandement les dirigeants bolcheviques, au point que ceux-ci ne sont nullement opposés à les copier, que ce soit dans leur personne ou dans leurs institutions.
Les Jacobins français avaient instauré une «dictature des pauvres» aussi illusoire que celle des bolcheviks russes. Afin d'assurer au peuple l'écrasement des «aristocrates» et autres «contre-révolutionnaires», de montrer que la capitale et l'État se trouvaient bien aux mains des pauvres, les Jacobins avaient mis les riches et les aristocrates sous la surveillance des masses, et avaient eux-même organisé des répressions sanglantes contre les ennemis du peuple.
Les «tribunaux révolutionnaires» des sans-culottes parisiens condamnaient quotidiennement à mort plusieurs dizaines d'ennemis du peuple, et détournaient l'attention des pauvres par le spectacle des têtes tombant de l'échafaud, alors que ceux-ci étaient toujours aussi affamés et asservis ; de même actuellement en Russie, on endort les masses ouvrières avec les arrestations de bourgeois, de saboteurs, avec la confiscation de palais, avec l'étranglement de la presse bourgeoise et les spectacles terroristes semblables à ceux des Jacobins.
En dépit des horreurs de la terreur jacobine, la bourgeoisie instruite avait rapidement compris que c'était précisément cette rigueur extrême qui l'avait sauvée, qu'elle avait affermi les conquêtes de la bourgeoisie révolutionnaire, sauvé la révolution bourgeoise et l'État de la pression de l'Europe contre-révolutionnaire, et en même temps inspiré un dévouement à toute épreuve du peuple à la «patrie de la liberté, de l'égalité et de la fraternité».
Les bolcheviks auront beau magnifier la «patrie socialiste» et inventer des formes de gouvernement les plus populaires possible, tant que les richesses resteront aux mains de la bourgeoisie, la Russie ne cessera pas d'être un État bourgeois.
Tout ce qu'ils ont accompli jusqu'ici n'est qu'un travail de Jacobins : le renforcement de l'État démocratique, la tentative d'imposer aux masses le grand mensonge selon lequel depuis Octobre il aurait été mis fin à la domination des exploiteurs et que toutes les richesses appartiendraient dorénavant au peuple laborieux ; et de surcroît, ils ont suscité dans la Russie démocratique le patriotisme des sans-culottes français.
C'est à cela que songeaient les bolcheviks avant Octobre, alors qu'ils étaient encore vaincus, lorsqu'ils déclaraient qu'ils étaient les seuls à pouvoir provoquer l'enthousiasme nécessaire à la défense de la patrie. (Lénine, la Catastrophe imminente).Il n'ont pas cessé d'y penser, une fois au pouvoir, bien qu'ils n'aient pu réussir à faire flamboyer le feu patriotique au sein de l'armée «malade» ; ils y pensent encore maintenant, en proclamant une nouvelle «guerre patriotique».
LA DOMINATION DE LA CLASSE OUVRIÈRE
Le pouvoir qui tombe des mains de la bourgeoisie ne peut en aucune manière être repris et conservé par une classe non possédante, telle que le reste la classe ouvrière. Une classe non possédanteet en même temps dirigeanteest une absurdité totale. C'est l'utopie fondamentale du marxisme, grâce à laquelle la dictature bolchevique peut aussi facilement et rapidement, devenir la forme démocratique de l'achèvement et du renforcement de la révolution bourgeoise, une sorte de copie russe de la dictature des Jacobins.
Le pouvoir qui échappe aux capitalistes et aux gros propriétaires terriens ne peut être saisi que par les couches inférieures de la société bourgeoise — par la petite-bourgeoisie et l'intelligentsia, dans la mesure où elles détiennent les connaissances indispensables à l'organisation et à la gestion de toute la vie du pays — acquérant ainsi et se garantissant solidement le droit à des revenus de maîtres, le droit de recevoir leur part des richesses pillées, leur part du revenu national. Or, les couches inférieures de la bourgeoisie, ayant obtenu des capitalistes un régime démocratique, reviennent rapidement à un accord et à une union avec eux. Le pouvoir retourne à l'ensemble des possédants ; il ne peut être séparé trop longtemps de la source de tout pouvoir : l'accumulation de richesses.
Ne conviendrait-il pas alors d'en conclure que les ouvriers doivent abandonner toute idée de domination ? En toute situation ? Non, refuser de dominer signifierait refuser la révolution. La révolution victorieuse de la classe ouvrière ne peut être, en effet, rien d'autre que sa domination.
Il s'agit simplement de poser la thèse suivante : la classe ouvrière ne peut simplement copier la révolution bourgeoise, ainsi que le lui conseille la science sociale-démocrate, ceci pour l'unique raison qu'une classe, condamnée à des rations et à des salaires de famine, ne peut aucunement accumuler, et se voit même privée de toute possibilité de le faire, contrairement à la bourgeoisie du Moyen Âge qui amassait les richesses et les connaissances. Les ouvriers possèdent leur voie propre pour s'émanciper de l'esclavage. Afin de rendre sa domination possible, la classe ouvrière doit supprimer une fois pour toute celles de la bourgeoisie, la priver d'un seul coup de la source de sa maîtrise, de ses fabriques et usines, de tous ses biens accumulés, amener les riches au rang de gens obligés de travailler pour vivre.
Voilà pourquoi l'expropriation de la bourgeoisie est le premier pas inévitable de la révolution ouvrière. Certes, ce n'est que le premier pas sur la voie de l'émancipation de la classe ouvrière ; l'expropriation de la bourgeoisie n'amènera encore ni la suppression complète des classes, ni l'égalité totale.
Après l'expropriation de la grande et moyenne propriété, il restera encore la petite propriété à la ville et à la campagne, dont la socialisation nécessitera plus d'une année. Il reste, chose encore plus importante, le cas de l'intelligentsia. En dépit du fait que ses rémunérations de maîtres seront fort réduites à l'occasion de l'expropriation de la bourgeoisie, elle ne sera toujours pas privée de la possibilité de conserver pour elle une rétribution élevée de son travail.
Tant que l'intelligentsia restera, tout comme auparavant, la détentrice unique des connaissances, et que la direction de l'État et de la production restera entre ses mains, la classe ouvrière aura à mener une lutte opiniâtre contre elle, afin d'élever la rémunération de son travail jusqu'au niveau de celle des intellectuels.
L'émancipation complète des ouvriers se réalisera lorsqu'apparaîtra une nouvelle génération de gens, instruits de manière égale, événement inévitable du fait de l'égale rémunération du travail intellectuel et manuel, tous disposant ainsi de moyens équivalents pour élever leurs enfants.
La domination des ouvriers ne peut précéder l'expropriation des riches. Ce n'est qu'au moment de l'expropriation de la bourgeoisie que peut commencer l'hégémonie de la classe ouvrière. La révolution ouvrière obligera le pouvoir d'État à mener l'expropriation de la grande et moyenne bourgeoisie, et à légitimer la conquête par les ouvriers des usines, des fabriques et de toutes les richesses accumulées.
LA DICTATURE MARXISTE
Dans la mesure où il a été question, lors du coup d'État d'Octobre, d'une révolution bourgeoise «ouvrière-paysanne», d'une dictature démocratique, la vieille charrette bolchevique tente, avec bien de la peine, de se dépêtrer du marais démocratique et d'emprunter une voie nouvelle. Seulement voilà, plus on l'emprunte, plus elle devient escarpée. L'«introduction immédiate du socialisme» est à l'ordre du jour, ainsi qu'il a été proclamé à tous vents au moment de la dissolution de l'Assemblée constituante. La charrette sociale-démocrate tend à verser sur cette voie dangereuse ; les passagers jettent alors de plus en plus fréquemment des regards nostalgiques vers le marais abandonné. Les conducteurs eux-mêmes ne peuvent y résister. Les communistes se tournent alors vers l'arrière en criant bien fort : «Assez de révoltes ! Vive la patrie ! Travail renforcé des ouvriers ! Discipline de fer dans les fabriques et les usines !»
Les partisans de la révolution bourgeoise, les mencheviks et les disciples de la Vie nouvelle (Novaja Jizn',publié par Maxime Gorki à Pétrograd en 1917-1918, DdT) les accueillent avec une joie maligne : «Ça y est ! Vous en êtes revenus ! Vous vouliez vous révolter contre la "marche objective des choses ", contre l'"enseignement bourgeois" ! Vous avez voulu la "réalisation immédiate" ! Vous n'avez pu en fait que mieux démontrer l'"impossibilité" totale de ce but insensé!»
C'est en vain que les membres du marais démocratique se réjouissent à ce point. Le refus des bolcheviks de pousser plus loin les «expériences socialistes» ne fait que prouver parfaitement l'impossibilité pour la social-démocratie de renverser le régime bourgeois, et non pas l'impossibilité objective en général pour la classe ouvrière de supprimer le régime de pillage qu'elle subit.
Les bolcheviks se sont chargés d'une tâche qui dépassait leurs forces et leurs ressources. Ils se sont mis dans la tête de renverser le régime bourgeois, en se fondant sur l'enseignement social-démocrate. Mais ce même enseignement est aussi revendiqué par les mencheviks «conciliateurs» en Russie, les sociaux-démocrates «impérialistes» en Allemagne et en Autriche, ainsi que par les «sociaux-patriotes» de tous pays. Cet enseignement apparaît dans le monde entier comme l'éteignoir de la révolution, comme l'endormeur des masses ouvrières, les entourant de solides filets et égarant leur esprit ; en fait, cet enseignement est l'arme la plus dangereuse dont dispose la bourgeoisie instruite pour lutter contre la révolution ouvrière.
Quand la social-démocratie mondiale alla jusqu'à livrer des millions d'ouvriers, mobilisés en principe pour l'émancipation socialiste, aux bandits militaires, afin de se massacrer mutuellement, alors quelques meneurs du bolchevisme se décidèrent à taxer la social-démocratie de «cadavre pourri». Cependant, l'enseignement de la social-démocratie, son socialisme marxiste, qui avait donné vie à ce «cadavre pourri», resta, pour les guides bolcheviques, sacré et sans taches, tout comme avant. Il apparut que la social-démocratie n'avait fait que «trahir» son propre enseignement. Il est vrai que les «traîtres» se comptaient par millions, et que ses «fidèles disciples», au moment de la révolution russe, n'étaient que quelques-uns, Lénine et Liebknecht en tête. Malgré tout, ceux-ci s'exclamèrent : «Vive le socialisme marxiste, le vrai socialisme !».
Ce n'est que l'histoire classique des schismatiques du socialisme du siècle passé. Des innovations émergent du marais socialiste, non destinées à trouver une issue valable pour tous, mais à la seule fin de réaliser de vieux préceptes, pour accomplir, par exemple, une révolution jacobine. C'est pour cette raison que ce marais ne s'affermit que très légèrement par endroits, et cela provisoirement, pour retrouver bientôt sa paisible stagnation habituelle.
Les illusions socialistes embrument l'esprit des ouvriers, en les détournant d'une révolution ouvrière directe, ne s'affaiblissent pas au contact des innovations communistes «révolutionnaires» et ne font que s'expérimenter davantage et se renforcer sans cesse.
On le sait, il y a près de vingt ans, les bolcheviks constituaient, en compagnie des Plekhanov, Guesde, Vandervelde et autres «sociaux-traîtres» actuels, un seul mouvement social-démocrate solidaire et uni. C'est à cette époque que fut élaboré pour la Russie l'enseignement marxiste : la philosophie, la sociologie, l'économie politique, bref tout le socialisme marxiste qui, bien qu'ayant transformé la social-démocratie en un «cadavre pourri», doit néanmoins, réincarné dans le bolchevisme, provoquer comme par miracle le renversement de la bourgeoisie et accomplir la libération totale de la classe ouvrière. Le marxisme russe, élaboré par les efforts communs et concertés de Plekhanov, Martov et Lénine, n'avait jamais envisagé un coup d'État socialiste comme principal objectif. Au contraire, il considérait comme impossible de nos jours le renversement du régime bourgeois, et déléguait entièrement cette tâche aux générations futures.
Le marxisme russe, tout comme celui de l'Europe occidentale, ne s'occupait pas du renversement du régime bourgeois, mais plutôt de son développement, de sa démocratisation, de son perfectionnement. Dans la Russie arriérée d'alors, l'amour des marxistes pour le régime bourgeois avait atteint des limites extrêmes. Au début de ce siècle, les bolcheviks et les mencheviks, avant de se diviser en deux courants rivaux, avaient pris l'inébranlable décision suivante, approuvée par les socialistes du monde entier : la tâche suprême du socialisme en Russie est l'accomplissement de la révolution bourgeoise. Cela signifiait que toute la tension dont étaient capables les ouvriers russes, tout le sang qu'ils avaient versé devant le palais d'Hiver, dans les rues de Moscou, tout le sang des victimes des expéditions punitives de 1905-1906, devaient trouver comme aboutissement : une Russie bourgeoise, progressiste et rénovée.
La dictature «ouvrière et paysanne», encore prônée par Lénine en 1906, reflétait l'union opportuniste du marxisme avec les socialistes-révolutionnaires, et ne violait nullement encore les préceptes relatifs à l'impossibilité de la révolution socialiste. La dictature ouvrière et paysanne n'était vantée que parce que la domination de la seule classe ouvrière était reconnue impossible. On louait la dictature de la démocratie bourgeoise dans l'esprit des partisans actuels de la Novaja Jizn',parce qu'on considérait intolérable le renversement du régime bourgeois.
C'est sous cette forme que le marxisme s'est perpétué, pour ainsi dire jusqu'à la révolution d'Octobre elle-même. De sa lumière puissante, il éclairait la voie, tant des acteurs de la révolution bourgeoise de 1905-1906, que des sociaux-patriotes de la révolution de Février 1917. Il constituait pour eux un inépuisable réservoir d'indications précieuses. Il eût été naïf d'y chercher des indications quelconques sur le renversement du régime bourgeois, sur la révolution ouvrière. On n'y aurait trouvé que l'énumération de toutes les difficultés, de tous les dangers et caractères prématurés d'«expériences socialistes». C'est de là que provenait la peur superstitieuse de tout coup d'État socialiste, considéré comme la plus grande des catastrophes ; la peur qu'exprimèrent, aussi visiblement, les Plekhanov, Potressov, Dan et enfin les bolcheviks eux-mêmes, effrayés par Lénine lorsqu'il lança le mot d'ordre de révolution immédiate.
A vrai dire, il aurait fallu qu'un miracle se réalise, pour que l'entreprise de Lénine soit accomplie par son parti, et ne devienne pas la plus grandiose démagogie de l'histoire des révolutions. Il aurait fallu que des gens s'insurgent contre le régime bourgeois, alors qu'ils avaient défendu et prôné le contraire. Il aurait fallu que les militants bolcheviques, qui avaient assimilé le socialisme au travers des ouvres de Plekhanov, Kautsky, Bernstein — lesquels exigeaient l'éducation démocratique des masses durant de longues années — créent, dans le feu de la révolution, un nouvel enseignement qui aurait montré le caractère superflu de cette longue préparation. Il aurait fallu que les efforts menés pendant de longues années pour utiliser la lutte des ouvriers en faveur des visées politiques de la bourgeoisie, pour empêcher toute révolution ouvrière, se transforment soudainement en aspiration à provoquer cette même révolution.
L'histoire ne connaît pas de tels miracles. La trahison par les bolcheviks, en ce moment, des mots d'ordre qu'ils avaient proclamés pendant la révolution d'Octobre, n'a rien d'étonnant et leur est, en tant que marxistes, tout à fait naturelle.
Le «socialisme scientifique», qui a vaincu et assimilé toutes les autres écoles socialistes, a atteint une profonde décrépitude, n'ayant donné, comme résultat de toutes ses batailles, que le progrès et la démocratisation du régime bourgeois. Le bolchevisme a décidé de ressusciter la «jeunesse communiste» du marxisme, et n'a pu qu'à son tour démontrer que même sous cette forme, le marxisme n'était plus en état de créer quoi que ce soit. Expliquer le contraire, croire les bolcheviks lorsqu'ils prétendent renverser pour de bon le système de pillage défendu par leurs frères naturels, les sociaux-traîtres de tous pays, ne révélerait que la plus grande des naïvetés. Les bolcheviks suppriment eux-mêmes grossièrement et cruellement une telle croyance naïve en leur esprit de révolte.
Quels sont ces ennemis du régime bourgeois qui, ayant affermi leur pouvoir autocratique, décident d'eux-mêmes de remettre à plus tard le renversement de la bourgeoisie ? S'ils ont ressenti l'«impossiblité objective» d'«achever la bourgeoisie», comment peuvent-ils alors rester au poste qu'ils occupent ? Il leur serait donc indifférent d'être l'expression de la volonté des ouvriers, ou les exécutants de la volonté de la société bourgeoise restée en vie ?
Expliquer le comportement des bolcheviks par la simple bassesse des politiciens serait très superficiel. Il s'agit en fait de déterminer leur but suprême, celui au nom duquel les gens n'abdiquent jamais, qu'ils ne trahissent jamais non plus, et pour l'atteinte duquel ils luttent sous le mot d'ordre : vaincre ou périr ; ce but suprême, même pour les communistes bolcheviques, n'est que la démocratisation du système existant, et non pas sa destruction.
La cause des marxistes bolcheviques et celle des «conciliateurs-opportunistes» est la même. La seule différence qui les distingue consiste en ce que les seconds empruntent, pour la démocratisation du régime bourgeois, les sentiers battus des États constitutionnels d'Europe occidentale, alors que les premiers ont décidé de provoquer la révolution, même contre le régime républicain. Cette différence ne pouvait apparaître qu'en Russie, lorsque cette puissance mondiale s'est effondrée à tel point, qu'au cours de la guerre actuelle elle s'est avérée incapable de défendre son existence même. La république, conquise par les socialistes opportunistes, s'est révélée également impuissante à se défendre contre les coups de l'ennemi extérieur et de la contre-révolution intérieure.
Une grande tâche s'est alors présentée devant les bolcheviks : reconstruire l'État sur des principes entièrement nouveaux et populaires, qui seraient la source de forces indispensables pour la défense de la démocratie contre ses ennemis intérieurs et extérieurs.
Dans la recherche de l'arme la plus puissante pour le salut de la révolution démocratique, les sociaux-démocrates russes durent fouiller tout l'arsenal marxiste. Cette arme fut finalement trouvée par les bolcheviks dans la conception marxiste de la dictature, datant de la révolution de 1848-1850.
Le pouvoir dictatorial bolchevique de ces dix derniers mois a réussi à démontrer, de manière irréfutable, que la dictature communiste régénérée, tout autant que le socialisme vieux d'un siècle, ne sait, ni ne désire, supprimer le système de pillage. Ayant solennellement proclamé la réalisation immédiate du socialisme lors de l'unique séance de l'Assemblée constituante, et ayant arraché au Kaiser un répit tout spécialement pour cela, la dictature bolchevique, face à la tâche d'«exproprier la bourgeoise», s'est arrêtée pile, instinctivement, puis est revenue sur ses pas devant une exigence qui contredisait toute son essence propre.
Qu'est donc maintenant la dictature bolchevique qui se maintient toujours malgré sa déconfiture communiste ? Rien d'autre qu'un moyen démocratique de salut de la société bourgeoise contre la disparition fatale qui l'attendait sous les ruines de l'ancien État ; rien d'autre que la régénérescence de cet État sous de nouvelles formes populaires, que la révolution seule pouvait créer. Cette dictature révèle l'irruption révolutionnaire dans la vie de l'État russe des couches populaires les plus basses de la patrie bourgeoise, des petits propriétaires à la campagne, et de l'intelligentsia populaire et ouvrière en ville.
Les inventeurs de la dictature communiste l'ont présentée aux ouvriers comme le premier et irréversible pas vers l'émancipation de la classe ouvrière, vers la suppression définitive du système millénaire de pillage ; ce moyen est le même que celui qui servit aux démocrates bourgeois de la Révolution française, les Jacobins, à sauver et à renforcer le régime d'exploitation et de pillage.
Le fait que ce sont des socialistes qui utilisent ce moyen jacobin n'empêche pas que les mêmes fruits bourgeois en soient recueillis ; car la première tâche de tout socialiste contemporain est d'empêcher la suppression immédiate de la bourgeoisie, ainsi que la révolution ouvrière.
Déjà, au début du troisième mois de la dictature bolchevique, les représentants les plus intelligents de la grande bourgeoisie russe (Riabouchinsky dans le Matin russe)ont déclaré que le bolchevisme était une dangereuse maladie, mais qu'il fallait la supporter patiemment, car elle portait en elle une régénération salvatrice et un renouveau de puissance pour leur «chère patrie». Ces mêmes bourgeois intelligents préfèrent Lénine, qui déchaîne la «plèbe», à Kérensky, qui les défendait contre les «esclaves insurgés» ! Pourquoi ? Parce que Kérensky, par ses louvoiements et son indécision, affaiblissait davantage le pouvoir déjà chancelant, tandis que Lénine a supprimé jusqu'aux racines tout ce pouvoir faible, compromis et incapable ; il a ensuite ouvert la voie à un pouvoir nouveau et plus puissant, auquel l'ouvrier russe a reconnu des droits autocratiques.
Les Riabouchinsky, qui connaissent bien et estiment le marxisme, se sont vite convaincus que la dictature de la «plèbe» ne sortirait pas de la voie de cet enseignement fort honorable, et en fin de compte social-patriotique, et ont bien compris que tôt ou tard, le puissant pouvoir bolchevique pourrait devenir leur, bien que partagé avec de nouveaux seigneurs venus des basses couches libérées de la société bourgeoise.
Les Riabouchinsky pouvaient remarquer depuis longtemps les phénomènes, indiscutables et fort réjouissants pour eux, qui suivent :
1. Sous la dictature bolchevique, le socialisme ne cesse pas d'être le chant des sirènes qui entraîne les masses vers la lutte pour la régénération de la patrie bourgeoise.
2. La dictature socialiste n'est qu'un moyen d'agitation démagogique pour réaliser la dictature démocratique.
Ce n'est en réalité qu'un faux-semblant, proposé par les communistes pour un très bref moment, afin de mieux affirmer la dictature démocratique, ornée et affermie par les rêves et illusions des ouvriers.
3. La puissance révolutionnaire à laquelle aspirent les masses, dans leurs insurrections ouvrières, s'investit dans la dictature démocratique, ainsi que dans la nouvelle classe politique d'État.
Ces conclusions découlent indiscutablement de toute l'histoire de la dictature «ouvrière-paysanne» bolchevique.
[...] Les masses ouvrières n'ont plus à s'inquiéter : selon les assurances des bolcheviks, tous leurs désirs et revendications seront réalisés sans tarder par l'État soviétique, exécutant de leur volonté.
En conséquence, toute lutte des ouvriers contre l'État et ses lois doit disparaître dès maintenant, car l'État soviétique est un État ouvrier. Une lutte menée contre lui serait une rébellion criminelle contre la volonté de la classe ouvrière. Une telle lutte ne pourrait être menée que par des voyous, par des éléments socialement nuisibles et criminels du milieu ouvrier.
Puisque le contrôle ouvrier accorde, selon les bolcheviks, un pouvoir total aux ouvriers sur leur fabrique, toute grève perd son sens et est par conséquent interdite. Toute lutte contre le salaire d'esclave du travailleur manuel est en général partout interdite.
La volonté des ouvriers, si elle s'exprime en dehors ou contre les institutions soviétiques, est criminelle, car alors elle ne reconnaît pas la volonté de toute la classe ouvrière, incarnée dans le pouvoir soviétique. Si tous les ouvriers qui touchent des salaires de famine déclarent le pouvoir soviétique, pouvoir des rassasiés, ils seront considérés comme des éléments troubles ; ainsi par exemple les chômeurs, s'ils ne veulent plus supporter davantage les tourments de la famine et attendre sans murmures d'être morts de faim, seront considérés comme des éléments criminels ; c'est pour cette raison qu'ils sont dès à présent privés du droit à une organisation spécifique.
Face, d'une part, aux richards qui continuent à mener comme auparavant leur vie de parasites rassasiés, et d'autre part, aux chômeurs condamnés aux tourments de la famine, le pouvoir soviétique affirme ses droits suprêmes, aspire à assurer la soumission inconditionnelle aux lois existantes, à poursuivre toute violation de «l'ordre et de la sécurité publics». Tous troubles, révoltes ou insurrections sont déclarés contre-révolutionnaires et deviennent l'objet d'une répression impitoyable par la force armée soviétique.
Les droits suprêmes du pouvoir communiste soviétique ne se distingueront nullement, très bientôt, des droits suprêmes de tout pouvoir d'État dans le régime d'exploitation existant. La différence ne tient que dans l'appellation : dans les pays «libres», le pouvoir d'État se nomme lui-même domination de la «volonté du peuple» ; tandis qu'en Russie, le pouvoir d'État exprimerait la «volonté des ouvriers». Tant que le régime bourgeois n'est pas détruit, la «volonté communiste des ouvriers» sonne aussi creux que le mensonge de la «volonté démocratique du peuple». Tant que les exploiteurs continueront d'exister, leur volonté, celle de tous les possédants — et non pas celle des ouvriers — s'incarnera tôt ou tard dans la forme de l'appareil d'État bolchevique. Les communistes entament déjà ce processus, en déclarant ouvertement qu'une dictature de fer est nécessaire, non pas à la «transformation ultérieure du capitalisme», mais pour discipliner les ouvriers, pour achever leur formation, commencée mais non achevée par les capitalistes, vraisemblablement à cause du caractère «prématuré» de l'explosion de la révolution socialiste.
Ayant vaincu la contre-révolution, à l'aide des ouvriers, la dictature bolchevique se retourne maintenant contre les masses ouvrières.
Les droits suprêmes, inhérents à tout pouvoir d'État, doivent posséder la force absolue de la loi qui s'appuie sur la force armée. La démocratie qui naît de la dictature bolchevique ne se révèle pas à la traîne des autres États. Tout comme ces derniers, elle va disposer non seulement de la liberté, mais également de la vie de tous ses sujets, elle réprimera aussi bien les révoltés isolés que les soulèvements de masse.
L'armée «socialiste», créée par les bolcheviks, est obligée de défendre le pouvoir soviétique, indépendamment de tous les tournants et virages que voudra bien opérer le centre bolchevique «perspicace». Que l'expropriation des richards soit interrompue, ainsi qu'il en est actuellement décidé, ou bien qu'un rapprochement plus étroit ait lieu avec la bourgeoisie ; ou encore que la dictature bolchevique aille de l'avant, vers le socialisme, ou bien en arrière, vers le capitalisme, elle considère tout autant qu'il est de son droit d'imposer la mobilisation militaire à la classe ouvrière.
L'obligation servile qui est imposée à la classe ouvrière par tous les États pillards, l'obligation de défendre à la guerre ses oppresseurs et leurs richesses, n'a pas disparu sous la République soviétique.
On estime ici cette obligation servile nécessaire pour inculquer aux ouvriers la prétendue confiance particulière qu'on leur accorde en leur reconnaissant — et à eux seuls — le droit et l'honneur de verser du sang en faveur de l'État, affublé d'un nom mensonger et creux, la «patrie socialiste». En récompense d'un si grand honneur, les soldats socialistes devront déployer, ainsi que l'espèrent les bolcheviks, des efforts importants et une flamme martiale contre les envahisseurs des terres russes, égaux au moins à ceux des armées de la Convention, du Directoire, de Napoléon.
Les troupes «socialistes» sont tenues de défendre le pouvoir soviétique sur le front intérieur, non seulement contre les contre-révolutionnaires gardes blancs, les partisans de Kalédine, de Kornilov, de la Rada ukrainienne ; mais depuis les premiers jours du coup d'État d'Octobre, elles apprennent aussi à défendre, par le «sang et le fer», la propriété, en fusillant sur place les voleurs et les cambrioleurs. Les foudres de guerre communistes s'appliquent maintenant à introduire la discipline et l'ordre, en réprimant férocement leurs camarades d'hier, les anarchistes et les matelots, auxquels on ne donne même pas le temps de comprendre qu'avec le «nouveau cours», l'État communiste n'a plus besoin, au sein de l'Armée rouge, d'éléments déchaînés et critiques, et qu'on fusille aujourd'hui ce qu'on encourageait hier. Les «guerriers socialistes», après être passés par une telle école, soumis aux ordres changeants de leurs chefs, ne refuseront pas, selon toute vraisemblance, d'instaurer la «discipline révolutionnaire de travail» dans les fabriques, de réprimer les révoltes des crève-la-faim et d'écraser impitoyablement les troubles suscités par les ouvriers et les chômeurs.
Tant que la masse ouvrière ne se sera pas soulevée de nouveau pour ses exigences précises de classe ; tant que, de cette manière, il n'aura pas été mis fin à tous les «cours nouveaux» et subterfuges des dictateurs bolcheviques, la bourgeoisie démocratique d'État se développera sans encombre, en ressuscitant rapidement tous les instruments d'oppression et de contrainte contre les affamés, les exploités et les pillés.
Ainsi la dictature marxiste, après avoir détruit en Russie tous les fondements de l'ancien État impuissant, crée-t-elle un nouveau pouvoir d'État populaire des plus fermes.
Toutes les expériences révolutionnaires des marxistes russes ont démontré que le «socialisme scientifique», inspirateur de tout le mouvement socialiste mondial, ne sait pas et ne veut pas renverser le régime bourgeois. En outre, durant la profonde révolution sociale qui était devenue inévitable en Russie, et qui, comme épilogue de la guerre mondiale, peut également le devenir dans tous les autres pays, le socialisme marxiste indique à la démocratie bourgeoise mondiale un chemin expérimenté pour le salut du système d'exploitation, et lui fournit un moyen inestimable de se prévenir contre les révolutions ouvrières.
LA CONTRE-RÉVOLUTION INTELLECTUELLE, LE CONTRÔLE OUVRIER ET L'EXPROPRIATION DE LA BOURGEOISIE
La conquête de l'appareil d'État apparaît comme un moment tellement décisif à la social-démocratie, qu'elle considère qu'au cours d'une révolution ouvrière, c'est par ce seul acte qu'a lieu le renversement du régime bourgeois. Dès lors que le coup d'État bolchevique est reconnu par les ouvriers, et le pouvoir soviétique partout instauré, il est considéré que la Russie et toutes ses richesses deviennent la propriété des ouvriers. Du fait que l'Assemblée constituante, ainsi que toutes les autres institutions élues par l'ensemble de la population, ont été dissoutes, les capitalistes sont privés des droits les plus élémentaires et de quelque participation que ce soit à l'activité législative de l'État ; par conséquent, affirment les bolcheviks, la bourgeoisie est complètement désarmée, privée de toute force et de toute possibilité d'exprimer une opposition à la «dictature de la classe ouvrière».
Toutefois, au lendemain même du coup d'État d'Octobre, la bourgeoisie a rappelé de manière très convaincante qu'on ne lui enlevait ainsi qu'une partie de son pouvoir, qu'aucun coup d'État n'était en mesure de lui enlever tout son pouvoir, qu'aucun pouvoir d'État prétendu ouvrier, par aucun moyen politique, par aucune répression ni terreur ne peut la briser, la priver de ses forces et des moyens de se défendre avec succès.
Le coup reçu par les bolcheviks, dès les premiers jours de leur dictature, fut pour eux tout à fait inattendu. Il fut d'autant plus douloureux qu'il ne fut pas porté par les capitalistes eux-mêmes, mais par la classe de la société bourgeoise qui était jusqu'ici rattachée par tous les socialistes — dont les bolcheviks eux-mêmes — au camp des «travailleurs», qu'ils avaient toujours défendue contre les accusations «calomnieuses» et «mal intentionnées» d'être du côté de la bourgeoisie. L'intelligentsia s'interposa pour la défense du régime bourgeois, contre les menaces de Lénine de renverser ce régime. Elle se manifesta comme une véritable armée de travailleurs «militants», à l'aide de ses «syndicats», et employa l'arme «ouvrière» de lutte : la grève. Elle répandit à travers tout l'univers, à coups de clameur et de plaintes, sa protestation contre la bande des bolcheviks qui les opprimait et les terrorisait, eux, les «honnêtes travailleurs intellectuels».
La résistance de l'intelligentsia fut si forte qu'elle provoqua presque une scission au sein du parti bolchevique, qu'elle manqua de ruiner sa dictature : l'intelligentsia bolchevique, touchée en plein cœur, refusait d'appliquer des mesures sévères à l'encontre de la «masse laborieuse» des employés saboteurs, qu'elle tenait en si bonne estime.
Les ouvriers, tout au contraire, ne furent nullement étonnés par la grève des intellectuels, car ils ont toujours placé l'intelligentsia rassasiée au même rang que la bourgeoisie. Ils voient et sentent bien que les revenus privilégiés de maîtres touchés par l'intelligentsia proviennent de la même exploitation du travail manuel que ceux des capitalistes, et reposent sur les serviles rations de famine octroyées aux ouvriers.
Les ouvriers savent que les revenus privilégiés des intellectuels constituent une partie de la plus-value extraite par le capitaliste et consacrée aux gestionnaires : directeurs, ingénieurs, etc., ainsi qu'une partie de leur travail confisquée par l'État sous forme d'impôt, afin de garantir le bon entretien de tous les employés privilégiés. Il n'y a rien d'étonnant, donc, à ce que toute cette confrérie bourgeoise se soit révoltée avec les capitalistes et les propriétaires terriens contre la révolution ouvrière, dont le premier objectif est de supprimer tous les revenus de maîtres. En ce qui concerne le menu fretin de l'intelligentsia, il a suivi ses supérieurs par la simple force d'un stupide orgueil et de préjugés bourgeois, tout comme un petit propriétaire loqueteux suit servilement le richard.
Le sabotage de l'intelligentsia eut un effet stupéfiant sur l'intelligentsia bolchevique. Les intellectuels bolcheviques, de même que tous les autres socialistes, avaient enseigné toute leur vie que le socialisme était l'émancipation de tout le «prolétariat», non seulement des ouvriers, mai aussi de l'intelligentsia. De quelle manière allait-on donc réaliser le socialisme, s'il fallait aller contre la volonté unanime de cette dernière et lui déclarer la guerre, comme on la déclarait aux capitalistes et aux gros propriétaires terriens ,
Le coup d'État d'Octobre, provoqué par l'appel des bolcheviks à la réalisation immédiate du socialisme, a atteint une profondeur jamais connue par un puissant soulèvement populaire, et présenta ainsi un danger mortel pour la bourgeoisie. Il est vrai que le pouvoir se retrouva entre les mains de marxistes, bien connus pour leur savoir-faire quand il s'agit de freiner les rébellions ouvrières et de les rendre inoffensives à l'égard du régime bourgeois.
Les marxistes bolcheviques ont semblé complètement métamorphosés. Ils ne pensaient plus qu'à répandre l'incendie des insurrections, sans penser aucunement à la difficulté qu'il y aurait à les éteindre par la suite. Leurs proches camarades, les mencheviks, assurèrent même que les léninistes s'étaient transformés en véritables anarchistes.
En effet, les guides bolcheviques avaient si bien joué les premiers actes de leur période d'«agitation», qu'ils avaient effectivement provoqué une grande frayeur chez les bourgeois. Malgré soi, on venait à penser : les dictateurs ne vont-ils pas se laisser emporter par les éléments révolutionnaires déchaînés et utiliser leur pouvoir pour une réelle suppression du régime bourgeois ?
Si certains bolcheviks se laissèrent sincèrement entraîner par l'enthousiasme jamais vu de la masse ouvrière, et s'éloignèrent parfois des conceptions marxistes ; si, de temps à autre, ils se posèrent réellement la question de savoir comment «achever la bourgeoisie», le sabotage de l'intelligentsia coupa définitivement les ailes à leurs recherches, et ressuscita dans leur mémoire les formules anciennes sur «l'impossibilité de la réalisation immédiate du socialisme», puis ramena leur pensée à la formule marxiste habituelle d'«édification progressive du socialisme».
Très épouvantée aux premiers temps de la révolution d'Octobre, la bourgeoisie remarqua rapidement qu'elle n'avait aucune raison de désespérer. C'est bien ce qui fut confirmé par la suite. Privée du pouvoir d'État, abasourdie par le soulèvement général du peuple, elle attendait sa fin dans l'angoisse ; et voilà que soudain on lui déclara que sa fin ne serait en aucun cas instantanée, mais au contraire très prolongée, progressive, en vertu de toutes les lois socialistes ; que sa fin viendrait presque insensiblement sus la forme d'une édification socialiste progressive.
De surcroît, cette édification ne commencerait pas tout de suite ; une préparation préalable, sous forme du «contrôle ouvrier», était indispensable, conformément à l'infaillible pratique marxiste.
Le socialiste scientifique contemporain n'a pas d'autre programme pour renverser la bourgeoisie que la nationalisation progressive des moyens de production. Il lui faut commencer par les «concentrations», qui répondent le mieux aux besoins et qui sont les plus mûres pour la socialisation ; on y apprendra à vérifier et à démontrer la justesse de la méthode socialiste d'édification, pour passer ultérieurement aux autres nationalisations. Ce programme, élaboré par le socialisme réformiste qui prône la suppression de la production capitaliste sans violence, sans insurrection, par le biais de l'intégration du capitalisme au socialisme, ce programme scientifique se révèle infantilement impuissant au moment de la révolution.
Ses adeptes approchent avec toutes les précautions scientifiques voulues le gigantesque organisme de la production bourgeoise, puis après de longues hésitations, lui coupent une articulation. Ensuite, ils attendent que la blessure soit guérie pour s'attaquer progressivement à l'amputation des autres membres. Ils oublient que la société de pillage, même au moment où son gardien le plus sûr, le pouvoir d'État, est complètement désarmé, n'est pas l'arène adéquate pour édifier le socialisme, ni un bon laboratoire pour les expériences scientifiques. C'est l'arène de la lutte de classe séculaire, de la guerre sociale, et est bien naïf celui qui ne prive pas le vaincu, avant toute chose, de la source de sa puissance.
Le programme scientifique d'édification socialiste progressive, c'est le programme de l'égarement et de l'abrutissement des masses ouvrières, ce n'est qu'un chiffon socialiste rouge qu'on agite pour pousser les masses ouvrières dans les bras des dictatures bourgeoises et petites-bourgeoises ; c'est le somnifère des masses, l'éteignoir de la révolution ouvrière. Voilà le rôle du socialisme dans le monde entier ; voilà le rôle joué par le communisme bolchevique dans le coup d'État d'Octobre.
Au troisième mois de la dictature bolchevique, les saboteurs intellectuels commencèrent à tasser leur grève. Mais il n'y eut que les bolcheviks les plus à droite pour crier victoire à ce propos, car l'intelligentsia cessa de se rebeller pour la simple raison que le bolchevisme ne se révélait pas aussi effrayant que lors des journées d'Octobre. Tous comprirent que les déclarations sur l'égalité des revenus entre intellectuels et ouvriers, et tous les décrets et menaces du même genre, n'étaient rien de plus que de la démagogie pour attirer les masses ouvrières. Tous s'aperçurent que les nationalisations bolcheviques n'exprimaient aucune aspiration ferme à supprimer le régime bourgeois ; que ce n'étaient là que des «expériences socialistes», que la société cultivée, par une adhésion raisonnable au pouvoir bolchevique, pouvait freiner et même arrêter tout à fait. Voilà pourquoi les saboteurs manifestèrent de l'empressement à se réconcilier avec le pouvoir soviétique.
[...] Tout le fond du problème réside en ce que la lutte contre l'intelligentsia contredit tout programme socialiste. Les socialistes sont obligés de la défendre, et non pas de lutter contre elle. Aussi hostile puisse-t-elle être à l'égard des ouvriers, les socialistes, dont font partie les bolcheviks, la considéreront néanmoins toujours comme «partie intégrante du prolétariat», momentanément corrompue et égarée par les préjugés bourgeois.
Bien que l'intelligentsia se soit toujours avérée, lors de moments décisifs comme les journées d'Octobre, être un ennemi de la révolution ouvrière non moins féroce et constant que les capitalistes eux-mêmes, elle n'a fait — selon la conviction des socialistes — que trahir ses «intérêts prolétariens», s'égarer provisoirement, on ne saurait pour autant la déclarer «ennemie de classe» des ouvriers. Le bolchevik ne peut que tenter de faire entendre raison à l'intelligentsia, il n'osera jamais lui déclarer une lutte impitoyable. En tant que socialiste «véritable» et «sincère», en tant que défenseur et porte-parole des intérêts de l'intelligentsia, il ne deviendra jamais son ennemi. Il se permet de réduire la volonté des capitalistes, mais il se fera un devoir de composer avec la volonté de l'intelligentsia. Comme l'intelligentsia unanime proteste contre «l'expérimentation socialiste», le bolchevik est obligé de prendre en considération cette volonté intellectuelle et de cesser, ou tout au moins de freiner, la lutte contre le régime capitaliste.
La pensée marxiste des bolcheviks, qui recherche la voie des nationalisations ultérieures, sous la pression, irrésistible pour elle, du sabotage des intellectuels, est fatalement condamnée à se débattre impuissance au milieu des utopies socialistes moisies.
Mener une propagande acharnée et attirer de son côté tous les ingénieurs et techniciens nécessaires ? Ou bien former des cadres et spécialistes indispensables à la production, au moyen de toutes sortes de cours pour ouvriers ? La bourgeoisie russe ou étrangère pourrait écraser la révolution, bien avant que l'on recueille les fruits de ce genre d'entreprises.
Peut-être conviendrait-il alors d'attendre que les comités ouvriers, qui appliquent le contrôle ouvrier, puissent à la fois assimiler la science et le savoir-faire des ingénieurs, des chimistes et autres spécialistes ? Cette fable a connu aussi quelque succès en son temps, tant qu'il était question de promesses creuses, mais ne tient plus lorsqu'il s'agit de faire fonctionner une production hautement développée.
[...] Le communiste bolchevique est obligé d'en revenir à la fable socialiste la plus vulgaire qui affirme que les masses ouvrières, tout en subissant, leur vie durant, la servitude du travail manuel, arriveront sans aucun doute dans un avenir lointain au niveau des connaissances de l'intelligentsia, au moyen du développement intense des organisations culturelles d'instruction et des universités populaires.
Le bolchevisme a jeté à la bourgeoisie une menace mortelle, mais il n'a pu, ni voulu, aller au-delà. La volonté de l'intelligentsia l'a fait reculer.
L'intelligentsia russe, bien connue pour son esprit de révolte, presque entièrement de conviction socialiste, conduite par des révolutionnaires de longue date, auréolés de leurs souffrances, a su manifester sa gratitude à la bourgeoisie, la sauver de la ruine et de la révolution ouvrière. Malgré tout, elle ne veut pas s'en glorifier. Elle veut, au contraire, que les ouvriers oublient au plus vite ses services rendus à la bourgeoisie, car elle veut rester tout comme naguère l'amie fidèle de la classe ouvrière, afin de la mener, au cours des siècles, du «progrès bourgeois», vers un «socialisme raisonnable».
Tout pareillement, les bolcheviks n'ont pas très envie de rappeler les exploits bourgeois lors de la révolution d'Octobre. Car pour eux, il est évident que l'intelligentsia doit rester une partie «constituante» de l'armée prolétarienne.
[...] Les ouvriers pouvaient-ils s'attendre à la disparition immédiate de la bourgeoisie ? Non, il n'était question que du contrôle ouvrier qui n'aurait fait que brider un peu l'autocratie du capital. Il n'était pas question non plus de penser à la réalisation immédiate et totale du socialisme. Il ne s'agissait que de sauvegarder la possibilité, à travers le «capitalisme d'État» de Lénine, d'édifier une «patrie socialiste». Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks se mettront-ils à vouloir renverser une telle «patrie socialiste» ? Bien au contraire, l'édifice «ouvrier-paysan» ressemble trop à l'édifice «paysan-bourgeois» des Tchernov (1) et à l'édifice ouvrier-bourgeois des Liber et Dan (2), ces socialistes invétérés.
Lorsque la compréhension des insurrections et victoires ouvrières se trouve ramenée à cette fausse monnaie qu'est le socialisme, les ouvriers se retrouvent toujours dupés, à la satisfaction générale de tous les partis intellectuels. Les ouvriers, qui ont fait confiance à l'intellectuel, considèrent toujours le socialisme comme de l'or pur, alors que dans le meilleur des cas, ce n'est que du cuivre le plus banal.
L'EXPROPRIATION DE LA BOURGEOISIE
Dès les premiers pas de la révolution ouvrière, les parasites doivent disparaître de la société, tous les membres de celle-ci doivent travailler. La révolution ouvrière n'atteint pas ce résultat au moyen des mesures grossières et primitives qu'applique le gouvernement bolchevique, non pas au moyen du «service de travail obligatoire pour tous», dont l'exécution doit être surveillée par une police quelconque — la garde rouge dans le cas présent.
La révolution ouvrière obligera les riches à travailler, après leur avoir arraché les richesses qui leur permettent de fainéanter.
Le pouvoir soviétique, sentant que les ouvriers attendent de leur «dictature ouvrière» des mesures pour obliger les riches à travailler, ne trouve d'autre ressource que le service contraignant du travail obligatoire ; ce en quoi il montre qu'il sait imiter les États en guerre, lorsqu'ils introduisent le travail obligatoire pour la défense nationale de la société bourgeoise menacée.
Cela démontre davantage que le pouvoir soviétique n'avait pas et n'a pas l'intention, dans un avenir proche, d'enlever leurs biens aux riches, à toute la bourgeoisie.
La révolution d'Octobre a bien montré que l'ennemi de la révolution ouvrière et le défenseur du régime de pillage n'est pas seulement le capitaliste, possesseur des fabriques, mais également l'intellectuel, détenteur des connaissances qu'il monnaye contre un revenu privilégié. L'intelligentsia rassasiée, défendant sa position dominante, décida de ne pas tolérer la domination des ouvriers ; elle refusa d'assumer la direction technique, sans laquelle les ouvriers ne peuvent organiser la production.
La durée et le succès des grèves, menées par les intellectuels, ne furent rendus possibles que grâce à l'indécision et au refus du pouvoir soviétique de mettre la main sur toutes les richesses accumulées.
Les bolcheviks ont prêté très peu d'attention au fait que les grèves des intellectuels ont été soutenues financièrement par les capitalistes. Les saboteurs décidèrent de se reposer, tout en touchant leurs salaires. S'ils n'avaient pas été payés, il auraient été vite réduits à la famine. Pourtant, la révolution ouvrière, qui ne tendait qu'à limiter les salaires pharamineux des hauts fonctionnaires, ne les menaçait en rien. Par conséquent, à la première sensation de nécessité, toute la masse des petits employés se serait remise au travail, et alors tous les établissements et entreprises auraient repris leurs activités habituelles.
[...] Supposons que le pouvoir soviétique déclare, sous la pression des ouvriers, une expropriation générale simultanée. A ce moment, les ouvriers eux-mêmes, sans le concours ni de commissaires spéciaux ni d'instructeurs, prennent en main les fabriques, les usines avec leurs réserves, leur caisse, et tout ce qui s'y rapporte ; puis dans le délai le plus bref, les comités ouvriers organisent la production de chaque entreprise. Le pouvoir soviétique n'a plus qu'à procéder directement à l'expropriation des entreprises plus complexes, comme par exemple : les banques, les sociétés par actions, les entreprises coopératives, tous les établissements où il y a peu d'ouvriers et beaucoup d'employés hostiles à l'expropriation. Si actuellement en Russie, on décrétait, par exemple, tous les revenus supérieurs à dix mille roubles par an susceptibles d'être confisqués, tous les établissements et entreprises, appartenant à des particuliers, se retrouveraient aux mains des travailleurs. Les hauts revenus d'intellectuels pourraient être également limités à cette somme.
[...] Une expropriation générale et simultanée, qui paralyserait à la racine l'opposition de la bourgeoisie et préviendrait le sabotage et la grève de l'intelligentsia, serait garantie contre tout fiasco, auquel mène inévitablement le programme bolchevique — et socialiste en général — de nationalisations successives et progressives. L'expropriation simultanée provoque un trouble minimal et, dans des conditions favorables, peut prévenir entièrement la crise et la ruine de l'industrie, que porte inévitablement le programme bolchevique de nationalisations étalées sur des mois et des années.
Les nationalisations partielles accomplies par le pouvoir bolchevique servent bien évidemment de signal d'alarme à la bourgeoisie, laquelle cherche à convertir en argent la plus grande partie de ses biens, et réduit la production afin de dissimuler le plus possible ses capitaux. De nombreux industriels, s'emparant des capitaux liquides, abandonnent leurs usines, au hasard du destin. Le pouvoir bolchevique est ainsi obligé, pour ne pas laisser les ouvriers à la rue, de financer avec le trésor public les entreprises abandonnées.
[...] L'économie bolchevique n'a plus le choix qu'entre deux solutions : ou bien recourir à une expropriation générale, définitive, ou bien cesser toute nationalisation supplémentaire et, après une étape intermédiaire de «capitalisme d'État», restaurer l'ancienne économie capitaliste.
Pourquoi les bolcheviks ne se sont-ils pas résolus à réaliser une expropriation générale et simultanée de la bourgeoisie ? Il y étaient pourtant poussés, lorsqu'ils disaient eux-mêmes qu'il fallait «achever la bourgeoisie» ! C'était une action bien plus facile à réaliser, et surtout en accord avec les masses ouvrières unanimes, que leur entreprise fantaisiste de création d'une domination illusoire des ouvriers.
Les bolcheviks n'ont pas réalisé cette expropriation des bourgeois, tout simplement parce qu'ils ne veulent pas de la révolution ouvrière ; ils veulent seulement une révolution démocratique et petite-bourgeoise. Ils ne luttent pas pour l'émancipation de la classe ouvrière, mais ne font avant tout que défendre les intérêts des couches inférieures de la société bourgeoise actuelle et de l'intelligentsia. Ils ne veulent pas d'une expropriation générale, non pas parce qu'ils voudraient épargner les capitalistes, mais parce qu'ils craignent pour l'avenir de l'intelligentsia ; car l'expropriation générale réduirait simultanément les revenus élevés de celle-ci, et marquerait le début de la lutte des ouvriers contre les «mains blanches», pour l'égalisation de la rémunération du travail physique et manuel.
Le parti bolchevique est un parti d'intellectuels tout comme les autres partis socialistes, qu'ils soient mencheviks, socialistes-révolutionnaires ou autres.
Tout socialisme n'aspire avant tout qu'à promouvoir les intérêts de l'intelligentsia et non ceux des ouvriers. Il enseigne que les capitalistes constituent la seule classe dominante de la société, exploitant non seulement les ouvriers mais également les intellectuels, que les uns et les autres sont donc des travailleurs salariés.
Aucune tendance ou courant du socialisme, même les plus extrêmes comme l'anarchisme ou le syndicalisme révolutionnaire, ne s'en prend à la vie privilégiée des travailleurs intellectuels, bien que les couches supérieures, les grands savants, les haut dignitaires du gouvernement, les spécialistes savants de la production et tant d'autres, raflent des revenus qui ne le cèdent en rien aux profits de la grande bourgeoisie. Tout au contraire, avec l'élimination des capitalistes, le socialisme leur donne le droit d'espérer conserver intacts ces revenus privilégiés. Certains représentants du socialisme en parlent ouvertement. Il n'est pas difficile de deviner qu'une telle «patrie socialiste» ne se distingue en rien du régime bourgeois ; tout le profit national est réparti entre les intellectuels, tandis que les ouvriers restent soumis à l'esclavage du travail manuel, deviennent les esclaves du monde instruit.
[...] Les ouvriers ont des problèmes directement opposés ; diminuer le plus possible les revenus des intellectuels, transférer en leur faveur tout le profit que prélèvent les capitalistes en en faisant bénéficier leur personnel de gestion et de direction. Plutôt que de la nationalisation progressive des fabriques — qui convient si bien aux socialistes, défenseurs des intellectuels — ils ont besoin d'une expropriation générale et immédiate.
Comment se passe le transfert du contrôle d'une entreprise, par exemple, d'une usine métallurgique, entre le pouvoir soviétique et les ouvriers ? L'affaire se résume simplement à la mise à l'écart des capitalistes. Il n'est même pas question du salaire des ouvriers ; ceux-ci sont obligés de travailler dans les mêmes conditions qu'auparavant, pour un salaire déterminé par le syndicat bolchevique à l'échelle de la branche d'industrie — salaire et à des tarifs qui sont repris par les entrepreneurs privés. Ce salaire est très bas, et ne suit absolument pas la hausse du coût de la vie. Les bolcheviks escomptent ainsi garantir le même profit aux capitalistes privés et à l'État lorsqu'il les remplace.
Si les bolcheviks décident de nationaliser une branche entière de l'industrie, par exemple celle de l'acier, tous ses ouvriers seront bien évidemment placés dans la même situation que dans une usine isolée confisquée. Le syndicat bolchevique et le commissariat du travail s'efforceront de ne tolérer aucune augmentation de salaire. Le profit, prélevé par le patron, devra appartenir, selon leurs calculs, à l'État, et non aux ouvriers, c'est-à-dire qu'il servira à l'entretien des fonctionnaires d'État privilégiés et de tous les dirigeants et «éducateurs» de la classe ouvrière.
Les employés supérieurs, spécialistes de la production socialisée, efforceront de la même manière de marchander à leur bénéfice des salaires aussi élevés qu'auparavant, ce que les bolcheviks sont entièrement disposés à leur accorder.
Un tel procédé pour supprimer les exploiteurs doit nécessairement provoquer l'indignation des ouvriers. Les exploiteurs sont chassés de toute une branche d'industrie, et il ne s'ensuit aucun bénéfice pour les masses ouvrières, ni aucune augmentation de leur ration de famine.
[...] La seule vraie et constante voie de la lutte ouvrière dans le monde est et reste la lutte pour l'augmentation de la rémunération du travail manuel, ce que les masses ouvrières ont justement toujours et partout voulu, malgré leurs éducateurs, prophètes, tuteurs et députés socialistes.
Dans le régime bourgeois, le pouvoir des capitalistes et l'inviolabilité du profit patronal font que l'augmentation des salaires entraîne généralement, en dehors de rares cas isolés, le renchérissement des marchandises produites par les ouvriers. C'est pour cette raison que l'augmentation des salaires se réduit souvent à néant lorsqu'elle est accompagnée du renchérissement des objets de consommation.
L'affaire se présente tout à fait différemment lorsque cette augmentation de salaire est liée à l'expropriation de la bourgeoisie. A ce moment, tout le profit et tous les hauts revenus doivent être expropriés en faveur des ouvriers, entrer en totalité dans leur revenu. Pr conséquent, le salaire peut et doit être grandement relevé sans qu'il y ait pour autant renchérissement des objets de consommation et des marchandises.
La révolution ouvrière qui vient sera une lutte pour une plus grande rémunération du travail manuel. Lorsqu'elle deviendra l'égale du travail intellectuel, après une ultime pression, alors la servitude séculaire du peuple ouvrier aura vécu. En effet, à la fin de cette révolution ouvrière, les familles ouvrières et intellectuelles posséderont des moyens presque identiques pour élever leurs enfants ; on ne trouvera plus alors, dans la nouvelle génération, des millions d'hommes condamnés, avant d'être nés, à l'exploitation et à la servitude, de ces hommes qui sont actuellement démunis de tout savoir et aptes seulement au travail manuel, qui naissent donc esclaves de la société bourgeoise cultivée.
La révolution ouvrière consiste — dans tout son cours — en l'expropriation des classes possédantes en faveur des exploités, en vue de l'augmentation des salaires des ouvriers.
La bourgeoisie d'abord, propriétaire des biens créés au cours des siècles, des moyens de production, l'intelligentsia ensuite, propriétaires des connaissances, doivent être toutes deux privées de leurs profits et revenus privilégiés, afin que tous les biens et la civilisation deviennent l'apanage de tous et soient répartis, dans leur totalité, de façon égale.
(1) Leader socialiste-révolutionnaire. Président de l'éphémère Assemblée constituante (NdT)
(2) Leaders mencheviques. (NdT)
Jan Waclav Makhaïski