REVEIL ANARCHISTE DANS LA PRESSE YOUGOSLAVE

L'intérêt des peuples yougoslaves pour l'anarchisme commence au XIXème siècle. Il apparaît dans les années 1870 en Macédoine, dans le mouvement clandestin de la Jeune Bosnie d'où sortit Gavril Princip, le justicier de l'archiduc Ferdinand d'Augsbourg en été 1914.

Pendant l'entre-deux-guerres la VMRO (1) dégénéra en criminalité et la Jeune Bosnie n'existe plus à partir de 1914. Jusqu'en 1945, il y a surtout la publication de brochures de Bakounine, Kropotkine, Most et d'autres biographies de populistes.

Après 1945, les tendances libertaires ne se manifestent pas ouvertement, et c'est un fait normal dans un pays dirigé par un seul parti rigide et, alors, un des partis les plus durs et les plus fidèles du Kominform. En pratique, jusqu'en 1968, seules circulent les oeuvres de Marx, Plekhanov, Lénine et Staline.

Le mouvement anti-autoritaire de 1968, qui envahit aussi les universités yougoslaves, donne lieu à une première vague d'intérêt politique et culturel qui dure jusqu'à la fin des années 1971-72. Le mouvement se développe surtout dans les milieux universitaires serbes. En Slovénie, il atteint son point culminant en 1971 avec l'occupation de la Faculté de Philosophie de Ljubljana. Tout de suite après, c'est 1e début d'une dure contre-offensive du Parti-Etat qui bloque les tendances gauchistes anti-autoritaires. Par voie de conséquence les publications sur des sujets libertaires diminuent, encore qu'il soit logique de penser que l'intérêt ne disparaît pas, mais qu'il est seulement stoppé à cause du manque de possibilités objectives. Le niveau le plus dur de ce processus de "normalisation" (ou retour à l'ordre) a lieu en 1975 avec l'expulsion de huit professeurs et de deux assistants de philosophie et de sociologie de la faculté de Philosophie de Belgrade. Quelques temps auparavant, quatre autres philosophes et sociologues avaient été limogés de la faculté de Philosophie -également- de Ljubljana. L'année suivante la pression du pouvoir sur la gauche marxiste et anti-autoritaire se relâche et l'attention sur les thèmes libertaires reprend avec une nouvelle énergie. En 1976 apparaît la deuxième vague d'intérêt et d'oeuvres imprimées.

L'année 1966 fait partie de la vague de 1968 avec des essais d'auteurs yougoslaves, parmi lesquels on peut signaler Ivan Kovacecic : "Tentative de fondation d'une colonie anarcho-communiste en 1909-1910 à Dubovik près de Slavonski Brod" (en Croatie du nord) dans la collection "Contributions à l'histoire du socialisme" (Belgrade 1966) (2) ; Andrija Kresis : "Absolutisme politique, anarchie et autorité" dans la revue universitaire de Belgrade "Gledista" (1966, n°4). Un grand travail historique voit le jour la même année à Belgrade : "Sarajevo 1914" de Vladimir Dedijer, président du tribunal Russell. Il présente de façon complète les idées et les militants de la Jeune Bosnie, en donnant même une certaine place à des extraits d'anarchistes, classiques et actuels, yougoslaves et étrangers.

A. Kresis prépare avec R. Vujacic une vaste anthologie en deux volumes "Etat et Politique" (Belgrade 1968) qui ouvre la voie à d'autres publications. Cette oeuvre inclut trois écrits de Malatesta ("Anarchisme et Pouvoir", extrait de "L'Anarchisme", de Bakounine ("L'essence de l'Etat et la dictature du prolétariat", extrait de "Etatisme et Anarchie") et de Proudhon ("Communauté, propriété et liberté", fragment de "Qu'est-ce que la propriété ?").

En 1969 est publié un essai du penseur nord-américain Paul Goodman 'Valeurs objectives", vnpri:né par la rédaction de la célèbre revue "Praxis". Une autre revue de Belgrade "Filosofija" publie une série d'essais sur l'anarchisme, dans une section du n°2-3 de 1971 "Utopie et Anarchie". Parmi les nombreuses contributions, rappelons celles de Ljubomir Tadic ("Réalité, utopie et anarchie"), de Trivio Indjic ("L'organisation : entre la liberté et l'efficacité"), de Milorad Ekmecic (" Mikhail Bakounine, un intellectuel rebelle"). Cette dernière biographie se termine de façon assez significative : "Il existe sûrement une influence sur la Jeune Bosnie, comme il existe une influence fondamentale, strtégique et inconsciente sur le mouvement révolutionnaire yougoslave en général jusqu’à l’époque la plus récente". Le même numéro donne la traduction d'un bref essai de Gino Cerrito sur "Les structures organisationnelles du mouvement anarchiste international".

Les professeurs Tadic et Indjic font partie du groupe des huit enseignants expulsés de l'université de Belgrade ; tous les trois, avec Ehnecic, ont depuis longtemps l'anarchisme parmi leurs sujets d'étude.

Des écrits d'auteurs anarchistes apparaissent en 1973 dans une anthologie sur "L'autogestion et le mouvement ouvrier" : "Problèmes de la construction de la révolution sociale" (extrait de Pierre Archinov "Histoire du mouvement makhnoviste"), "Les conceptions constructives du socialisme libertaire" de Gaston Leval et des morceaux choisis de Proudhon.

Deux livres paraissent qui contiennent également des parties concernant notre sujet, encore que ces oeuvres ne l'abordent pas directement : "Tradition et Révolution" du sociologue de Belgrade Ljubomir Tadic et "Participation, contrôle ouvrier et autogestion" de Rudi Supek, un des fondateurs de la sociologie de la république yougoslave. Le premier, imprimé en 1972 dans la capitale, aborde l'anarchisme avec bon sens, en particulier dans le chapitre "Etat de droit, démocratie et anarchie" ; le second, édité à Zagreb en 1974, vise les origines libertaires de l'idée d'autogestion.

Une biographie de Bakounine, de valeur et d'importance remarquable, écrite par la russe Natalia Piroumova (3) sort à Rijeka en 1975, et l'année suivante, "L'unique et sa propriété" de Max Stirner parait dans la capitale croate Zagreb.

Toujours en 1976, à Osijek, dans le nord de la Croatie, est publié l'édition des "Confessions" de Bakounine avec une préface d'Ekmecic et un essai historique de V. A. Polonski "Mikhail Bakounine des années 40 à 60". L'année suivante c'est le tour de l'anarcho-féministe Emma Goldman d'être publiée dans la revue estudiantine "Vdizi" de Belgrade, avec l'essai "Mariage et amour". On trouve l'étude "Psychologie de la violence politique" de la même auteur dans la revue culturelle "Argumenti" dans son premier numéro de 1978. Depuis 1971, c'est la première revue qui publie des articles sur l'anarchisme. Il y a également dans ce numéro "L'anarchie est-elle la violence ?", extrait d' "ABC de l'anarchisme" (4) d'Alexandre Berkman, écrivain et agitateur juif russe et nord-américain ; deux biographies de Goldman et Berkman par la jeune sociologue Mirijana Oklobdzija intitulées "L'anarchisme à cheval sur deux siècles" ; l'analyse historique et théorique "Anarchisme et marxisme" du sociologue de Ljubljana Rudi Rizman, collaborateur de Vladimir Dedijer. Presqu'en même temps parait une grande recherche bibliographique de Laslo Sekelj, un chercheur marxiste de Novi Sad (en Vojvodine), qui se définit lui-même comme "anarchologue". Il présente plus de 400 titres en plusieurs langues européennes, d'anarchistes et sur les anarchistes, et pas seulement yougoslaves. Cet écrit est publié par la revue des étudiants de Belgrade "Ideie" n°1-2.

A la fin. des années 70, on trouve "Etat et Liberté" (éditions Globus de Belgrade)qui donne une vaste sélection d'écrits de Bakounine "Etat et Anarchie", "Dieu et l'Etat", "Le catéchisme révolutionnaire". Le présentateur est Rade Kalanj, enseignant marxiste de l'université croate principale, qui a rédigé une longue préface. En 1980, la maison d'édition officielle de Zagreb, "Naprijed", a publié "Anarhizam", la célèbre synthèse historique du mouvement par Daniel Guérin "L'anarchisme". Le livre a une grande diffusion parmi les lecteurs yougoslaves.

L'essai le plus récent est la publication du classique "L'Anarchie" de Kropotkine dans les deux numéros de la revue "Gledista" (n° 3-4 et n°6 de 1980). Sur la même revue, on trouve une seconde bibliographie de Sekelj, consacrée cette fois uniquement aux oeuvres en serbo-croate. Le dernier recueil d'écrits sur l'anarchisme est publié par "Politicka Missao" de Zagreb (1981, n°3). On y trouve un texte de qualité inférieure aux deux autres de Frad Muhic, écrivain universitaire du régime, encore étroitement lié au schématisme et aux calomnies du marxisme classique.

On peut lire dans la revue "Argumenti" un essai très stimulant de Vladimir Gligorov, politologue de Belgrade, sous le titre "Gauche et Droite, anarchistes et marxistes". Ce texte a été présenté à la conférence d'Arandjelovac, près de Belgrade, du 10 au 12 janvier 1980 à l'Institut pour le Mouvement Ouvrier International dans le cadre de la série de rencontres sur "Marx et notre époque, histoire et actualité". C'est la première conférence qui a officiellement traité l'anarchisme à un niveau universitaire avec une recherche sérieuse et en évitant le dénigrement politique. Cela est valable pour la majorité des interventions, dont certaines sont reprises dans "Gledista". On a, entre autres, les études de Vucina Vasovic, professeur de droit à Belgrade ("La doctrine politique de l'anarchisme"), de Bozidar Jaksic, intellectuel marxiste ("Principe démocratique ou autoritaire de la médiation politique") et d'un jeune philosophe de Ljubljana Darko Strain ("Marxisme, Anarchisme et Nouvelle Gauche"). Cette conférence a éveillé de l'intérêt dans plusieurs milieux. Un article sympathique est même paru dans "Start" (5), une revue de Zagreb très connue dans tout le pays.

Pour conclure cette analyse, encore trop incomplète, on peut faire des remarques d'ordre général. La curiosité et la sympathie envers l'anarchisme apparaissent -pour parler en termes sociologiques- dans les régions les plus développées et les plus tolérantes de la Yougoslavie (Slovénie, Croatie, Serbie et 1a province de Vojvodine) et dans les couches sociales les plus cultivées comme les intellectuels, les professeurs et les étudiants (et cela n'a pas que des conséquences positives).

On peut de plus interpréter l'intérêt croissant pour les idées libertaires, et plus spécifiquement anarchistes. On peut l'expliquer comme une volonté d'approfondissement et d'élargissement de la conception fondamentale de l'organisation autogestionnaire, soit dans la société actuelle, soit dans la société future. En même temps on peut trouver un désir d'ouvrir de nouvelles possibilités de compréhension des rapports sociaux par des méthodes d'analyse non exclusivement marxistes. C'est ce qu'on peut déduire également du type d'attitude que des chercheurs formés à l'école marxiste adoptent pour aborder la pensée et le mouvement anarchistes.

Des camarades yougoslaves

P.S. On peut obtenir des informations bibliographiques plus précises et les oeuvres publiées après 1968 en s'adressant au groupe "Germinal", Via Mazzini 11, Trieste, ITALIE.

(Traduit de l'italien de "Germinal, giornale anarchico, Trieste e Friuli", n°46, mai 1981)

NOTES

(1) Vastrena Makedonska Revolutsonerna Organizatsia -Organisation Révolutionnaire Macédonienne de l'Intérieur- fondée en 1893. On peut noter que les anarchistes y participèrent activement, voir "Iztok" n°2.

(2) Tous les titres et les oeuvres cités, sauf les traductions bien entendu, n'existent qu'en serbo-croate.

(3) I1 s'agit d'un livre publié à Moscou en 1966. Piroumeva, tout en restant dans le cadre marxiste-léniniste, n'est pas hystérique, ce qui lui est reproché du reste en URSS (F.Ia.Poliansky "Kritika ekonomicheskikh teorii anarkhizma" Moscou 1976)

(4) Ce livre n'est pas traduit en français ; voir la présentation de ce numéro d'Argumenti dans "Iztok" n°2

(3) "Le Monde Libertaire" a publié un texte traduit de "Sat-.amikaro" sur cette conférence en décembre 1980

MARXISME ET ANARCHISME SELON LES CHERCHEURS YOUGOSLAVES

La revue "Gledista" n° 3-4 (mars-avril 1980) de Belgrade a publié à la fin de l'année dernière une partie des rapports présentés lors d'une rencontre universitaire sur Marx et son époque qui avait pour thème: "Anarchisme et Marxisme". Ce colloque s'était déroulé en janvier 1980 à Arandjelovac.

Dans un commentaire général, Slobodan Samardzic souligne l'importance de cette rencontre qui permet non seulement une étude de l'anarchisme -et la parution de plus de textes qu'on ne pouvait l'espérer en Yougoslavie- mais qui oblige aussi à aborder les rapports du marxisme avec l'anarchisme. Il en découle que le marxisme n'est pas du tout monolithique et que "spécialement où il se présente comme une version du monde officielle", il pourrait s'inspirer de la critique de la bureaucratie, de la technocratie, etc. proposé par l'anarchisme.

Bozidar Jaksic donne une liste assez complète des opinions de Marx et Engels sur Bakounine et les anarchistes. Et le texte finit, sans conclusion véritable, sur le fait qu'Engels en 1891, dans une lettre à Kautsky, défendait la liberté de presse dans le Parti, c'est à dire le droit d'expression des tendances. C'est compréhensible vu la force de la censure en Yougoslavie contre les petites publications étudiantes.

"La pensée politique anarchiste" de Vucina Vasovic constitue une longue contribution pour présenter l'anarchisme, exacte dans ses grandes lignes mais avec des erreurs étonnantes sur les auteurs. Ainsi "actuellement l’anarchisme se présente comme une alternative, non seulement au capitalisme, mais même au marxisme" ; "l’Etat mène nécessairement à une hiérarchie et une aristocratie, qu’elles soient composées de prolétaires, de fonctionnaires ou de religieux". A côté de cet exposé détaillé et fidèle des idées libertaires, on trouve Malatesta affublé d'un programme "maximum" . "Fais ce que tu voudras", ce qui semble une confusion assez grossière avec Reclus. Il y a aussi Kropotkine qui est soit-disant pour une "organisation rigide", ce qui est plus que curieux. Mais la curiosité devient effroi lorsque dans une partie intitulée : "Raisons de la relative expansion de l’anarchisme", Vasovic, après avoir évoqué la crise de l'Etat, les critiques écologiques, cite les régimes occidentaux. En effet pour eux, l'anarchisme serait toléré came alternative au marxisme et comme limitation de l'Etat. L'auteur se garde bien de poser le problème des partis communistes, de l'eurocommunisme dans les pays occidentaux, voire du rôle de la Yougoslavie entre l'Est et l'Ouest, bien plus utiles au capitalisme, et des facilités qu'ils reçoivent par rapport aux anarchistes. La partie finale est une sorte d'évocation d'un marxisme autogestionnaire avec des conseils, des soviets réglant la vie politique et économique, accompagnée de "doit être", "peut devenir", puisque cela est bien loin d'exister en Yougoslavie.

Le rapport de Darko Strain "Marxisme, Anarchisme et Nouvelle Gauche" repose sur une connaissance directe des textes et des auteurs. Il associe l'apparition de la nouvelle gauche à la stalinisation des PC occidentaux. Mais sa description de la "nouvelle gauche" est très générale : de Baader au Manifesto et à l'IRA. Les situationnistes manquent, les trotskystes sont évoqués indirectement. Mais Bookchin et l'autogestion espagnole de 1936--1939 sont brièvement mais correctement présentés.

"La critique marxiste de l'anarchisme" de Laslo Sekelj est étonnante : au lieu des poncifs communistes, on a un feu d'artifice de contradictions des critiques, et Staline est pris en flagrant délit de citation déformée d'Engels, Engels lui-même se contredisant dans "Sur l'autorité"... Puis Sekelj passe à de longues citations de Rosa Luxembourg vue comme "partiellement" anarchiste et syndicaliste. La conclusion affirme que 110 ans après la création de la 1ère Internationale et 60 ans après la révolution d'octobre, "il est grand temps que le marxisme, dans sa critique de l'anarchisme, abandonne sa position "théorique.". Hic Rhodus, Hic Salta ! Le marxisme, s’il veut critiquer la théorie anarchiste- et être en même temps au niveau de ses points fondamentaux- ne peut se contenter de la seule critique théorique. La critique marxiste de l’anarchisme doit être théorique et pratique." On s'attend à une suite de revendications qui pourraient occasionner à l'auteur certaines difficultés, mais il finit habilement par une citation de Marcuse (traduit en serbo-croate en 1968) de "L'homme unidimensionnel" sur la révolution synonyme de fin du capitalisme (donc des lois du marché, etc... qui brillent en Yougoslavie).

Une bibliographie de Laslo Sekelj montre qu'avant le titisme, il y a eu 4 éditions d'auteurs anarchistes et que depuis il y en a eu 5, comprenant 11 extraits d'anarchistes. Quant aux articles sur l'anarchisme, s'il y en eut 4 avant 1944, il y en a maintenant 34 depuis 1966.

On le voit, l'étude des rapports entre le marxisme et l'anarchisme suscite indirectement une remise en cause de la société yougoslave, comme dans bien d'autres domaines. Mais une partie des critiques adressées à l'anarchisme sont à tenir en compte et nous tâcherons dans l'avenir de faire de larges extraits de ces textes et d'autres.

Meraklia