Prélude
Octave Mirbeau
Suivi de
Félix Fénéon
Octave Mirbeau
Suivi de
Le fiasco de 1900
Léon Bloy
Et je songe, avec une joie sadique et une très nationale fierté, que, dans quelques jours, sera ouverte la période électorale. On peut même affirmer qu'elle l'est déjà, qu'elle l'a toujours été, et qu'étant donnés nos moeurs parlementaires et nos goûts politiques, qui sont de nous mépriser les uns les autres, cela ne changera rien à nos habitudes et à nos plaisirs. Mais ce qu'il est impossible de prévoir, c'est sa fin, et si jamais elle aura une fin. Dieu veuille que non! Par quelle suprême farce, par quelle ultime mystification se dénouera - si elle se dénoue un jour - cette période admirable et féconde, qui débute officiellement par l'annonce discrète et consolante de la candidature de M. Mermeix dans le quartier de Montmartre ? Voilà ce que nul ne saurait prophétiser ouvertement. Avec un pareil point de départ, l'induction philosophique elle-même, le somnambulisme et le spiritisme perdent de leur efficacité divinatoire et demeurent impuissants à conclure quoi que ce soit.
Pourtant, on hésite entre la guerre et la Révolution, ce qui est charmant, il faut bien en convenir. Généralement, et surtout dans le fier parti boulangiste qui ne compte que des héros, on est ravi de cette alternative. Car c'est évidemment une chose réconfortante de penser que cinq cent mille de nous peuvent être massacrés. Il paraît d'ailleurs que rien ne redonne du sang à un peuple appauvri comme d'être saigné à blanc, que rien n'accélère la vie comme de mourir. Il faut convenir également, en attendant de savoir lequel prévaudra de ces deux bienfaits sociaux, et s'ils ne prévaudront pas tous les deux ensemble, que l'existence va être délectable au milieu des musiques rugies par MM. de Cassagnac, Rochefort, Arthur Meyer et Canivet, par les autres aussi, par tous les autres. Nous avons en perspective une série ininterrompue de concerts comme on n'en entendit jamais, même au théâtre annamite et dans les ménageries foraines, à l'heure de la viande. Et quels passionnants spectacles !
On ne pourra faire un pas dans la vie sans être sollicités, accaparés, enthousiasmés par des distractions puissantes et variées, où le plaisir des yeux se mêlera aux joies de l'esprit, sans voir étalées sur les murs, sur les troncs d'arbres, sur les barrières des champs et les poteaux indicateurs des traverses, l'infinie sottise, l'infinie malpropreté de la politique. Chaque maison sera transformée en club ; il y aura sur chaque place publique des meetings hurleurs ; en haut de chaque borne, de bizarres personnages, vomis d'on ne sait quels fonds secrets, d'on ne sait quels mystérieux coffres-forts, arrachés à l'obscurité gluante, d'on ne sait quelles cavernes journalistiques, gesticuleront, brailleront, aboieront, et, les yeux injectés de sang, la gueule écumante et tordue, nous promettront le bonheur. De Brest à Menton, de Saint-Jean-de-Luz à Valenciennes, tous, pour nous rendre heureux, s'accuseront de vol, de viol, d'assassinat ; ils se jetteront à la tête l'inceste, l'espionnage, la trahison, l'adultère de leurs femmes, l'argent de leurs maîtresses ; ils agiteront des draps de lit, des registres d'écrou, des bonnets de forçat, l'infamie des greffes, des bureaux de police, des cellules et des préaux. La France tout entière va devenir une immense latrine où les ventres ignominieux, publiquement, déverseront le flot empesté de leurs déjections. On va marcher dans l'ordure, enlisés jusqu'au cou. Et nous nous réjouissons de cette posture.
Oui! le merveilleux peuple que nous sommes ! Et combien nous avons raison, grisés de notre propre honte, de résister aux dégoûtants principes du pessimisme! Car tous ces gens-là sont d'inébranlables optimistes, d'extraordinaires bienfaiteurs. Malgré la diversité des dieux qu'ils servent, ils croient à l'âme immortelle. Et que veulent-ils? Ce que voulait Vincent de Paul et ce que voulait Marat nous apporter le bonheur, et de l'être quadruplement, par Boulanger, Ferry, Orléans et Napoléon. Par Boulanger surtout qui non seulement nous promet le bonheur, mais qui nous l'impose. Oh! celui-là ne plaisante pas avec le bonheur. Il y ajoute même, par excès de magnificence, la richesse et l'honnêteté. Du bonheur, de la richesse et de l'honnêteté, il en a plein la main, pour tout le monde. Et encore lui en reste-t-il, dont il ne sait que faire.
- Est-ce que je ne suis pas heureux ? nous dit-il. Est-ce que je ne suis pas riche ? Pas honnête ?... Regardez... J'ai un hôtel superbe, huit chevaux dans mes écuries, une chère exquise, de l'or plein mes coffres. Et je dîne avec des lords milliardaires. Et toutes les femmes sont folles de ma barbe. Or, il n'y a pas si longtemps, je n'avais rien de tout cela... Eh bien ! ce que j 'ai fait pour moi, je puis le faire pour vous, pour vous tous... Approchez... Qui veut du bonheur ? Qui veut de la richesse ? Qui veut de l'honnêteté ?... Des chevaux, des femmes, des hôtels ? Vous n'avez qu'à parler... Et je ne les vends pas... je les donne... Ça ne coûte rien... Voilà !... Qui veut du bonheur ? Et je vois le désappointement du pauvre diable d'électeur qui, la figure joyeuse et claquant de la langue, viendra, plus tard, réclamer son dû.
- Que viens-tu faire ici ?
- Je viens chercher le bonheur que vous m'aviez promis.
- Le bonheur !... Tiens, le voilà !... Prends-le, prends tout... Une bonne capote qui te coupera les aisselles, un bon sac qui te rompra le dos, un bon fusil... Et va te faire crever là-bas... pour ma gloire, et, ô suprême ironie !... pour la gloire de Mermeix... Es-tu content ? Et il ira, l'électeur, il ira, sans se dire que cette capote, c'est lui qui se l'est taillée ; ce fusil, c'est lui qui se l'est forgé ; cette mort, c'est lui qui l'a signée, en votant pour l'homme magique qui devait le rendre heureux, riche et honnête. Il se dira seulement Jamais je n'aurais cru que le bonheur fût tel... J'aimerais mieux être malheureux.
D'ailleurs, le bonheur dont il se plaint, et que tous les gouvernements lui apportent, pareil, c'est lui seul qui l'a fait, toujours. Il a fait la Révolution française et, phénomène inexplicable, en dépit de cent années d'expériences douloureuses et vaines, il la célèbre ! Il la célèbre, cette Révolution qui n'a même pas été une révolution, un affranchissement, mais un déplacement des privilèges, une saute de l'oppression sociale des mains des nobles aux mains bourgeoises et, partant, plus féroces des banquiers ; cette révolution qui a créé l'inexorable société capitaliste où il étouffe aujourd'hui, et le Code moderne qui lui met des menottes aux poignets, un bâillon dans la gorge, un boulet aux chevilles. Il en est fier, et toute sa vie, à travers les monarchies et les républiques, se passe à changer de menottes, de bâillons et de boulets, chimérique opération qui lui arrache ce cri d'orgueil
- Ah! Si je n'avais pas fait Quatre-vingt-neuf, où donc en serais-je ? Je n'aurais peut-être pas Boulanger !
Pour me donner une idée approximative de ce que vont être ces élections, je n'ai qu'à me souvenir de certaines fêtes religieuses de Bretagne, les jours de grand pardon. Souvenirs délicieux ! Chères évocations de la beauté humaine qu'il me suffira de transposer du physique au moral, pour avoir la représentation nette, impartiale et glorieuse de tous les partis qui vont mendier tes suffrages, éternel constructeur, toujours battu, de la fortune des autres, ô triple électeur que tu es!
Autour de Sainte-Anne-d'Auray, sur les routes qui traversent le saint village et les sentes qui y aboutissent, les mendiants, les estropiés, les monstres font aux pèlerins une double haie, d'épouvante et d'horreur. D'ou viennent-ils ? De quelle morgue ? de quel enfer ? de quels germes atroces sont-ils donc sortis ? Je n'en sais rien. Hurlant et tordus, les uns rampant sur le sol, avec des grouillements vermiculaires ; les autres, brandissant entre leurs guenilles poissées de sanie, des membres tronqués, mutilés ; tous, la face convulsée, troués de gangrènes immondes, ils montrent, non sans coquetterie, des plaies qui n'ont pas de nom, même dans les léproseries de l'Orient ; ils étalent, avec une fierté visible, des difformités paradoxales, pleines d'hallucination et de cauchemar. On les voit avivant, avec un bel orgueil, leurs chairs rongées, putréfiées, pressurant de leurs moignons, de façon ostentatoire, des tumeurs hideuses, d'où le pus jaillit. Et c'est à qui de ces misérables - vivantes pourritures - sera le plus repoussant, exhalera la plus insupportable puanteur. Par un étrange oubli - et peut-être par une haine consciente - de I 'Humanité qui les a vomis, ils mettent une sorte d'amour-propre, un point d'honneur, une vanité à ne plus conserver rien d'intact, par où se reconnaît en eux qu'ils ont été des hommes. Et quels foudroyants mépris pour les camarades dont les membres gardent encore, de-ci, de-là, des vestiges de formes humaines, dont les chairs accusent, parmi les coupures et les boursouflements, des parties inattaquées! Quelles jalousies, entre eux, pour un polype rare, un cancer plus beau que les leurs, une éléphantiasis de grosseur insolite : jalousies qui vont parfois jusqu'à l'assassinat.
Eh bien ! mon brave électeur, normand ou gascon, picard ou cévenol, basque ou breton, si tu avais une lueur de raison dans ta cervelle, si tu n'étais pas l'immortel abruti que tu es, le jour où les mendiants, les estropiés, les monstres électoraux viendront sur ton passage coutumier étaler leur plaies et tendre leurs sébiles, au bout de leurs moignons dartreux, si tu n'étais pas l'indécrottable Souverain, sans sceptre, sans couronne, sans royaume, que tu as toujours été, ce jour-là, tu t'en irais tranquillement pêcher à la ligne, ou dormir sous les saules, ou trouver les filles derrière les meules, ou jouer aux boules, dans une sente lointaine, et tu les laisserais, tes hideux sujets, se battre entre eux, se dévorer, se tuer. Ce jour-là, vois-tu, tu pourrais te vanter d'avoir accompli le seul acte politique et la première bonne action de ta vie.
Félix Fénéon
J''ai lu, l'autre jour, dans un journal, que M. Victor Lemoine, le savant horticulteur de Nancy, avait été nommé officier de la Légion d'honneur. En général, ces distinctions me laissent froid, même lorsqu'elles atteignent mes amis. J'ai l'habitude d'aimer ceux que j'aime pour d'autres raisons que ce petit ruban rouge passé à leur boutonnière, et je les juge sur leur œuvre, non sur les récompenses officielles qu'ils en tirent. Mais quand on est un journaliste digne de ce nom, il faut faire concorder le goût qu'on a de certaines personnalités avec l'exigence de la plus stricte actualité. Je m'étais donc promis, en consacrant, cette semaine, mon article à M. Victor Lemoine et à ses travaux, de parler de l'émouvante beauté des fleurs et de l'art si charmant des jardins. Hélas ! on ne fait jamais rien de ce que l'on voudrait faire. Le journaliste propose, et M. Clément, plus terrible que Dieu, dispose.
Tandis que je me préparais à une débauche de lyrisme floral, voilà que, tout à coup, j'apprends que M. Félix Fénéon a été arrêté par la police. « Anarchiste dangereux et militant » disent les notes, association de malfaiteurs, et toute la série des accusations en usage ! Il est vrai que, à part ces indications très vagues, les renseignements précis nous manquent, Comme principal motif à cette arrestation, si extraordinairement imprévue, on allègue que la police trouva, dans l'une des poches du pardessus de M. Félix Fénéon, une boîte en nickel, « sur laquelle était collé un portrait d'homme, et qui contenait des capsules de petit modèle ». Voilà une boîte qui me paraît de la même famille que ce dangereux tube, ce mystérieux tube, ce tube si épouvantant, trouvé chez M. Alexandre Cohen, lequel tube, après de méticuleuses expériences et de prudents dévissages, fut reconnu, finalement, pour être une canne.
Quoiqu'il en soit, M. Félix Fénéon est arrêté. Il est au Dépôt. Avant que d'être relâché, il va subir le long calvaire des interrogatoires, des promenades entre deux gardes, le long des couloirs du Palais de justice, des attentes dans les cabinets des juges d'instruction. Ce n'est pas le moment de rire. Et tout cela, quand il semble que les haines se détendent, et que l'on peut croire que tout l'apaisement va enfin venir !
Mon collaborateur Bernard Lazare a dit de cet homme charmant qu'est Félix Fénéon, de ce précieux artiste, de ce probe et ponctuel employé, tout ce qu'il fallait dire. On me permettra pourtant d'ajouter quelques mots, car Félix Fénéon est mon ami, et je l'aime pour toutes les qualités de son esprit et de son cœur.
J'ai connu peu d'hommes qui m'aient inspiré, autant que Félix Fénéon, le sentiment si rare et si doux de la sécurité. Malgré son aspect volontairement froid, sa politique un peu roide, le dandysme spécial de ses manières, réservées et hautaines, il a un cœur chaud et fidèle. Mais il ne le donne pas à tout le monde, car personne n'est moins banal que lui. Sa confiance une fois gagnée, on peut se reposer en lui comme sous un toit hospitalier. On sait qu'on y sera choyé et défendu, au besoin. C'est à cette qualité qu'il doit la douloureuse aventure de son arrestation ; car la police et la justice ne comprennent rien aux vertus des âmes droites et des cœurs forts. Fénéon connaissait beaucoup Alexandre Cohen, Cohen habitait en face de chez lui. Les deux amis se voyaient souvent, unis l'un à l'autre par une commune passion de la littérature et de l'art.
Lors de l'expulsion de Cohen, Fénéon continua à ce dernier la fidélité de son affection. Il tenta, par des démarches courageuses, d'intéresser quelques personnes à cette détresse, de rendre à cet exilé l'exil moins amer et plus supportable. Il fit cela, tout bravement, tout naïvement, pensant que ce n'était pas un crime, puni par les lois, que de ne pas abandonner un ami malheureux, et de s'employer à lui être utile et consolateur. Car il était ainsi, cet anarchiste féroce, ce malfaiteur. Une fois qu'il se donnait à quelqu'un, il se donnait tout entier, et quand le malheur arrivait, son amitié ingénieuse et charmante devenait quelque chose de plus profond : du dévouement.
Je me souviens, avec un serrement de cœur, que, il y a quelques semaines à peine, Félix Fénéon était venu passer une journée chez moi. Et j'ai encore dans l'esprit le charme de sa causerie si élégamment spirituelle, de ses vues si originales sur l'art, de sa voix si musicale, disant tour à tour des choses légères, ironiques ou profondes. Sur la table de mon cabinet, il y avait les Contes à moi-même de M. Henri de Régnier. Fénéon prit le livre, l'ouvrit, en lut à haute voix des fragments, saisi par la beauté mystérieuse de cette œuvre, et s'interrompant de lire pour commenter, avec son esprit si net, si compréhensif, tout ce que ce livre contient de hauts symboles, et tout ce qu'il dévoile sur la vie intérieure, sur l'invisible promenade dans la campagne ; mais la nuit nous surprit, lui à lire les merveilleux poèmes d'Henri de Régnier, moi à les écouter.
Comment aurais-je pu croire que j'avais chez moi un hardi criminel, dans les poches de qui j'eusse pu trouver, peut-être, une boîte en nickel, sur laquelle était collé un portrait d'homme et qui contenait des capsules !
Fénéon avait deux parts de sa vie : son bureau, qui était son gagne-pain, et la littérature, qui était l'ornement de son existence.
C'était, comme je l'ai dit, un employé ponctuel, ce qu'on appelle un employé modèle. Au ministère de la Guerre, il était très aimé de ses camarades, très estimé de ses chefs, qui reconnaissaient en lui une intelligence d'élite et une activité toujours prête à quelque travail. Je tiens ce détail d'un de ses collègues : « Personne ne savait comme lui rédiger un rapport sur n'importe quoi, et il se faisait une joie de rédiger les rapports des autres, pour qui ce travail intellectuel était une angoisse, une torture, et souvent une insurmontable difficulté. Les rapports de Fénéon étaient, paraît-il, des façons de chefs-d'œuvre, nets, précis, d'une langue administrative parfaite. Ce subtil et délicieux artiste, qui se plaisait parfois aux curieux déhanchements de la phrase, aux concordances de rythmes bizarres, avait la faculté d'écrire comme un rédacteur de codes. Il aimait à plaisanter ce talent particulier, mais qui prouve, contrairement aux récits de quelques nouvellistes, lesquels me paraissent ne guère connaître celui qu'ils biographient et jugent avec tant d'assurance, combien son esprit était clair ».
Bernard Lazare a dit le littérateur original et modeste, le pénétrant critique, l'esprit ouvert à toutes les beautés, qu'est Félix Fénéon. Il a dit aussi le cœur ferme et fidèle, le caractère séduisant, l'enthousiaste qu'il est, sous l'apparence d'un masque froid. Je ne crois pas qu'aucun de ceux qui l'ont réellement connu, et par conséquent aimé, ne soit heureux de témoigner l'estime profonde qu'il avait pour lui.
Et je pense aussi qu'il y a, quelque part, dans un petit appartement modeste, et ou tout lui parle de l'amour de son fils, une pauvre mère qui pleure et deux petites filles qui attendent leur oncle bien-aimé, celui qui était la joie constante, la constante consolation de la maison, de cette maison où un deuil cruel succède à un deuil plus cruel encore, et qui laisse autour de la table du soir deux places vides...
Le fiasco de 1900
Léon Bloy
"Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne", Journal. 18/10/1900
Écrit Le Fiasco de 1900. [Article publié, le 5 novembre, dans le premier numéro des Partisans, périodique d'une stupidité ingénieuse qui n'a pu vivre que quelques mois.].
Je suis fort mécontent de cette dernière année du siècle (1). Elle pouvait et devait être l'année du Chambardement. Elle n'en laisse pas même l'espoir à l'année future qui sera décidément la première du Vingtième Siècle.
Que sont devenues les promesses de l'an passé ? Où est l'Affaire ? Où sont les Cochonneries de Zola ? Où sont les saletés de tant d'autres et cette galopante infamie de tout le monde qui parut invocatrice des plus foisonnantes catastrophes ?...
Ayant assidûment et si raisonnablement prophétisé, depuis quelques ans la déconfiture, j'ai le droit d'être révolté.
C'est l'effet d'une science de garçon de bains ou de commis voyageur pour les tricots, de croire qu'un prophète est nécessairement, exclusivement, voyant des choses futures.
Le Prophète est surtout une Voix pour faire descendre la Justice.
Si on veut absolument, avec ou sans ironie, donner ce nom magnifique à un vociférateur de ma sorte, il faut accepter aussitôt cette conséquence, tirée de la nature même des choses, que ses cris auront le pouvoir d'accélérer les dévastations. C'est en ce sens qu'il sera prophète, autant qu'on peut l'être, sans l'inspiration divine, exactement comme un homme de prière est un thaumaturge.
En somme, quelles furent mes prédictions, c'est-à-dire les intimes vœux mon cœur, mes véhéments et profonds désirs d'une épilepsie de la terre, qui me faisaient claquer des dents et trembler de la tête aux pieds, comme un pubescent excité ?
Simplement ceci. L'Exposition tant admirée des Hanotaux et si digne de l'être, ne devant pas avoir lieu, parce que Paris et les peuples auraient assez à faire de raidir leurs bras contre la mort.
Ensuite la désolation de l'Angleterre, l'accroupissement sur elle de tous les démons, et cette salope d'entre les nations avilies poussant des sanglots et des hurlements à faire hésiter le globe.
Enfin et pour tout dire, la décisive et définitive dégoûtation d'une cafarde société chrétienne, cherchant, à quatre pattes, ses trésors perdus dans les excréments populaires et jusque dans les vomissements des chiens. Voilà.
Où est le multiple crétin sorti de je ne sais quelle charogneuse friction de viandes bourgeoises, qui osera dire que de tels postulats étaient excessifs ?
Qu'il vienne à moi, ce résidu sébacé des plus sales éjaculations de la bureaucratie ou du notariat et qu'enfin je sache par lui ce qu'il faut penser de l'inconcevable désobéissance des Choses !
Mais à quoi bon ? Ne me suffit-il pas de songer à cet avorton qui explique tout, en effet, d'une manière si épouvantablement satisfaisante !
L'avachissement contemporain en est à opérer des miracles. Oui, des miracles, je ne crains pas de le proclamer.
Alors que l'Exposition se préparait et que toutes les vanités, toutes les sottises, toutes les concupiscences de l'univers se précipitaient vers Paris devenu plus cochon, plus bête, plus inane qu'il ne fut jamais, — si quelque chose parut certain, ce fut la Culbute, la Dégringolade inouïe.
Dans le même temps, les quatre ou cinq parties du monde mugissaient contre l'Angleterre dont l'ignominie étonne les océans et décourage toute hyperbole. Comment ne pas être vingt fois sûr des cataractes d'immondices qui semblaient ne plus attendre qu'un signe, une imperceptible nutation d'un Capitaine des Anges pour submerger cette partie honteuse de la terre ?
Après cela, je le demande, quel eût pu être le destin - chacun recevant ainsi son salaire — de ladite société prétendue chrétienne, scélérate presque infinie qui accable de sa turpitude la conscience humaine et fait douter du Rédempteur ?
Assurément et mille fois assurément, ô invisibles Seigneurs, anges et ministres de la Grâce, mais voici :
Il n'y a plus d'hommes et la banqueroute est à ce point qu'il n'y a même plus de canailles, ce qui ne s'était jamais vu.
L'espèce est si prodigieusement dégénérée qu'elle ne peut plus produire que des honnêtes gens, c'est-à-dire des monstres mous et collants, également incapables des abominations du vice et des abominations de la vertu !
Dans ce gâchis effroyable que voulez-vous que fasse un pauvre prophète ?
Rien du tout, n'est-ce pas ? Sinon de fuir et de se cacher parmi les humbles animaux, en implorant de Dieu, avec des averses de pleurs, le cataclysme suave d'où sortira sa Magnificence.
(1) Beaucoup de gens ont voulu et veulent encore que 1900 soit la première année du XXe siècle. Preuve sans réplique de l'affaiblissement universel de la raison. C'est comme si on disait que le créancier de cent francs doit s'estimer payé intégralement, aussitôt que son débiteur lui en a compté quatre-vingt-dix-neuf