Trois textes de Marcel Moreau
Discours contre les entraves (1979)
(...) Ce que la révolution collective ne peut réussir, l'individu le peut, mais par un effort titanesque, d'autant plus titanesque qu'il s'efforcera d'être moins coûteux en ablations et en hécatombes que l'effort, si colossal soit-il, des "bâtisseurs" révolutionnaires. Même nos mauvais instincts, nos perversités, nos anomalies - tout ce que le vocabulaire de la morale nous fait baptiser ainsi - sont à mes yeux comme des populations, des "occupants de ma vie" qui exigent de "mon gouvernement" une prospérité et une liberté égales à celles que je prodigue aux fractions dites "normales"de mon individualité, que cette normalité soit majoritaire ou non. (...)
La révolution intérieure bâtissant la cité intérieure implique une permanence de tensions et une "virtuosité" dans l'administration de l'être telles que les moments d'harmonie (de fête, d'ivresse) ainsi arrachés à notre discorde profonde n'ont jamais ni le visage rassurant de la béatitude des automutilés, ni celui, non moins trompeusement doux, de l'ordre établi. (...)
Nous nous surprenons alors à penser que la société anarchiste à laquelle nous rêvâmes un jour, ce n'est peut-être qu'en nous, au prix d'une lutte souvent âpre et exténuante, que nous pouvons la voir naître et persévérer, dans le balancement toujours fragile de nos dévergondements. Et nos ennemis inté-rieurs sont bien les mêmes que ceux qui sévissent dans le gouvernement des hommes: ce sont nos bureaucrates (nos briseurs de rêves), contre lesquels il nous faut nous résigner à sévir (...), crois en toi, en ton moi. Crois que tu vaux mieux que cette infirmité où toutes les doctrines de l'homme t'ont confiné jusqu'ici, par besoin d'avoir pouvoir sur toi. Complète-toi. Crois que tu peux devenir un chef-d'oeuvre, à défaut d'en créer. Laisse tomber ton être raisonnable, ta part la plus artificielle, ta prothèse sociale, et vis comme un beau fou baignant dans sa démesure. Descends jusqu'aux visages de Dieu et du diable qui sont en toi, jusqu'à ce Janus terrible qui connaît si bien tous les secrets de ton être. Démutile-toi.
La Pensée mongole (1972)
Pour ne nous en tenir qu'à un domaine bien précis, j'ose dire que la création littéraire doit être sabotage de ce qui est. Que conçue autrement, elle est complice de l'ordre établi, c'est-à-dire d'un principe de rétrécissement de l'homme, et d'un facteur de laideur universelle. Mais une simple présence physique, sans création, atteint au sabotage si elle y met le prix. De toute manière, nous ne sommes en libération que comme saboteurs. C'est comme saboteurs que nous nous réalisons, que nous allons nous libérer, le plus mystérieusement du monde.
Le saboteur détruit. Mais le sabotage esthétique, à l'endroit où il a détruit, dresse aussitôt la beauté qui servit à détruire. Le saboteur esthétique dit: "Aujourd'hui il n'y a plus rien à construire et beaucoup à détruire. Pour la première fois dans l'histoire des oeuvres, il sera plus difficile aux destructeurs de détruire qu'aux constructeurs de construire. Car ce qui est à détruire est, dans son insignifiance même, fermement réglé, ajusté, enraciné dans la com-plexité administrative, tandis que ce qui est à construire est dans son insignifiance même trop facile en ces temps de non-effort et d'imagination morte. A notre époque, toute construction nouvelle se rend complice des constructions qu'il faudrait détruire, toute création sans sabotage ajoute à la décomposition de ce qui s'est créé pour rien. Moi, saboteur, je fais l'impossible pour que les destructions que je propose aux hommes aient plus de style que les construc-tions n'en ont" Ainsi parle le saboteur, l'homme qui, souverainement, a décidé de se libérer, en réponse à ceux qui lui reprochent de ne savoir que détruire.
A sa suite je dirai qu'il nous appartient de détruire si nous ne voulons pas être détruits à notre tour. Ceux qui refusent de détruire offrent tout l'homme en sacrifice à ceux qui le réduisent. (...)
Comment devenir le cancer de la société, de la loi, sans cesser d'être un homme, plus qu'un homme, un élu'? Car il ne s'agit pas d'appeler la maladie en soi, il s'agit d'être soi-même la maladie, de l'incarner magnifiquement. Voilà comment je me figure le saboteur, le saboteur esthétique, celui qui oppose la beauté terrible des oeuvres â la laideur des oppressions. Au besoin, lorsque les circonstances l'exigeront, il sera visqueux ou rampant, dans la nuit. Mais ce ne sera pas un déprimé, ni un drogué, ni un décadent. Il saura faire jouer son énergie vitale dans les fers, il saura l'amener, elle qui est puissance et rugisse-ment, à jouer la maladie, et même à l'être, contre les prisons.
Les arts viscéraux (1975)
La personnalité, je veux dire par là, en l'individu, le désir et la volonté d'être "beau" et "passionnant" avant la Mort, fut toujours ce qui me sauva du nihilisme. Mon humanisme tient tout entier dans le souvenir des quelques hommes et des quelques femmes (ouvriers ou bourgeois, riches ou pauvres) qui surent par quelque côté resplendir jusqu'à moi, me montrer cette part d'eux-mêmes qu'ils avaient distraite du devoir de banalité pour la porter a l'éclat de l'extraordinaire. Dans ce souvenir, disais je, mais aussi dans l'espérance d'en rencontrer encore. Si je n'avais pas eu la chance, par mon verbe. d'en attirer quelques-uns à moi, mon pessimisme, aujourd'hui, serait salis rivages. Ils me confortent dans la conviction que la valeur d'une société se mesure à la nature et à l'intensité des conflits spirituels qui opposent les individus entre eux et dont la multiplication élève la qualité humaiine. L'entre-choquement des orgueils, des solitudes, des exacerbations du bizarre, des démons du dépassement, des évolutions monstrueuses de la passion artiste, le glissement immondain de l'état normal vers l'attitude vertigineuse, tout cela produit la personnalité et brise la monotonie. Les génies, les hommes supérieurs, les personnalités doivent être tenus pour les seuls irrigateurs d'une civilisation qui se dessèche irrésistiblement. Ils ne tirent pas leur importance de l'écrasement des faibles, mais de leur faculté de maintenir le monde sous l'emprise d'une promesse d'autre vie, de surquotidienneté. Leur rôle consiste à révéler à chaque individu qu'il méconnaît la puissance qui est en lui, qu'il vit mal, rabougri, stérile, qu'il rampe vers la mort sans savoir qu'il est magnifique d'explosifs avant elle. Ils sont offrande de foutre dans un désert de pensées recuites, de psychologies désaffectées. Ils enseignent la volonté, le désir aux hommes et femmes malades de la déliquescence. Ils relèvent les agenouillés de tout poil, et si ceux-ci résistent, ils les étalent à coups de pied sur le sol en s'écriant "qu'ils y restent!". Ils entraînent l'armée des infirmes a la conquête d'incroyables sveltesses.
Quelle que soit la situation considérée: science, religion ou occultisme, nous sommes en présence d'une intolérable dilapidation des énergies humaines. Ainsi, ceux qui s'allongent sur le divan lacanien font don à l'imbécillité moderne de ce qu'ils possèdent de plus précieux. A supposer que l'être lacanisé se révoltât et projetât soudain sur l'être lacanisant, terrassé et cloué au sol, la merde et l'urine qu'il porte en lui à l'état d'ébullition, non seulement le lacanisant comprendrait que la traduction des ténèbres en charabia est dérisoire au regard des ténèbres en action, mais sa victime percerait à travers ses déjections et les vomissements de dégoût du lacanisant l'un des secrets les plus somptueux de sa vie d'inhibé. Je veux dire par, là que chaque f'ois que l'on confie sa folie à l'ordre, cet ordre ne peut lui offrir en retour que la désolation de l'enfermement, de la logomachie, de sa respectabilité mondaine et pontifiante. Tous les hommes qui nous parlent de la folie sur un ton doctoral et en vue de leur gloire personnelle devraient subir les assauts éclaboussants de la perversion.
Pour ma part, j'imagine sans peine pour après-demain un terrorisme de la beauté. Non plus seulement un terrorisme verbal ou artistique, mais, s'ajoutant à ce dernier, une utilisation de la force destructrice à des fins en quelque sorte poétiques, si l'on veut bien admettre que je donne à ce terme le contraire d'un sens douceâtre: un sens dévastateur, vertigineux. Peut-être la beauté elle-même attend-elle, dans le secret de son silence, due de telles formes d'existence lui soient prodiguées. Peut-être non plus n'est-il pas loin cet âge d'or de la subversion où des commandos, soudés par une irrépressible et insolite idée de la contre-laideur, mus non tant par des slogans cette fois que par la substance prophétique des livres maudits, s'attaqueront, à coups de bombes ou de gourdins, à la racine même du mal. Certes, je crois assez à la puissance intrinsèque des mots libérateurs pour ne pas douter qu'à tous les moments de l'histoire ce sont eux et eux seuls qui impulsèrent les actions extrêmes de l'homme. Mais .je n'oublie pas davantage qu'en face de cette puissance existe un pouvoir oppressif des mots : ceux de la loi, de l'ordre établi, du conformisme culturel. Jusque dans son cadavérisime même, ce vocabulaire est agissant, ne serait-ce que dans la mesure où il consolide de son inertie la désolation légale. L'énergie verbale martelant les volontés obscures, je ne puis jurer qu'il ne se trouvera pas un jour de merveilleux fous pour la considérer comme trop lente à leur- gré. Ces mots restaurés par eux dans leurs prérogatives, ils entendront alors les faire surgir, ensanglantés, dans un monde qui se verra obligé d'en redécouvrir la magie. Si la société refuse à eux qui sont amoureux d'elle le droit à la beauté, il ne leur restera plus qu'à l'imposer brutalement, sous les formes imprévisibles que lui dictera sa remontée des régions ténébreuses du moi. La violence physique peut soit authentifier, soit couronner la violence interne de nos tensions créatrices.
Mets-toi aussi souvent que possible en position de caresser. (...) Mais lorsque tu luttes, alors pique, larde, tire, déchire, pulvérise. Ne caresse que ta victoire.
- Détruis donc, mais ne le fais que si tu as la certitude de pouvoir ériger je ne sais quelle tour vertigineuse issue de ta folie, quel habitable et libre castel sur les ruines mêmes de la chose que tu auras détruite.
- Si tu l'as perdu, retrouve le sens du blasphème. Renouvelle-le. Détourne-le de son emploi habituel: Contre Dieu, l'Église. Tout cela est bien dépassé, on ne profane pas des fantômes. Blasphème plutôt les nouveaux dieux, les nouvelles Églises, tout ce qui agenouille l'homme devant l'idole. Soi, sacrilège, forme suprême de l'insolence, envers les partis totalitaires et leurs chefs, envers les papes de la chansonnette, les grands prêtres du sexe, les marchands d'engouement, les simulateurs dépenaillés du Christ, l'hystérie révolutionnaire des bourgeois, les sacralisateurs de n'importe quoi ou qui. Enfin, blasphème tes automatismes mentaux, tout ce qui fait obstacle â la trépidation hérétique de l'esprit mû par un inexorable mouvement de remises en question, par je ne sais quel amour de la liberté accordé au dépistage des escroqueries intellectuelles. Également, refuse les automatismes érotiques, si évidents dans la vie conjugale. Tant d'hommes ne bandent qu'à dix heures le soir de la même manière qu'ils ne défèquent qu'a 7h55 le matin. Le désir doit rester un phénomène d'une stupéfiante spontanéité. C'est quelque chose de trop beau, de trop neuf, de trop merveilleux pour être bradé ou perverti pur la routine.
- Apprend., à ne plus craindre la solitude. Cultive-la dès l'instant où tu pressens qu'elle est le prix dont tu paies l'originalité de ta pensée, sa beauté de diamant, sa souplesse de fauve, sa puissance de perturbation. Demande-toi-toi si tu n'as pas trop d'amis, c'est-à-dire trop d'adversaires du splendide soliloque. (..)
- La pente n'est pas, comme le voudraient les sages, la chose qu'il faut toujours remonter. Suis-la si tu crois qu'elle n'est pas la facilité, si, à son terme, tu devines une possibilité de vertige, ou d'ivresse, quelque lieu où tu participeras d'un grouillement de fond de gouffre exhalant vers le haut l'haleine du sexe, du vin et de la mort. Épouse jusqu'à tes pentes les plus imimorales, les plus dangereuses, mais sache, dans l'ultime déclivité, les redresser, les "boucler" d'actes grandioses. (..)
-- Considère comme le plus ridicule des mots historiques celui Talleyran qui a dit: "Tout ce qui est excessif est insignifiant." L'excès donne la mesure réelle de l'être. La modération ne nous en donne que des demi-mesures. Le signifiant d'une vie est inscrit dans ses débordements. Le reste n'est que sujétion à une culture, une morale, une éducation. La tempérance, la sobriété, la passivité sont des valeurs de domptage dont le propre est de nous dissimuler la formidable énergie qui nous habite. Elles sont importantes pour réaliser un équilibre social ou une paix entre belligérants, elles sont à peu près inutiles à la connaissance de l'être humain. Celle-ci passe impérativement par la volonté que nous montrons de prendre la mesure de la démesure. Nous n'y arrivons qu'en pulvérisant les barrages de civilisation qui séparent notre personne cadastrée de notre être insatiable. (..)
- Enfin, sois ALCHIMISTE Je ne connais et ne veux connaître de ce mot que sa verve séminale. Nie toute transmutation qui serait autre chose que le passage, sous l'effet de l'inspiration, d'une vérité cachée a une vérité crachante. D'une phrase, d'une douleur, d'un son privés de gloire à une souveraineté verbale, chromatique, musicale. Chaque fois qu'un homme inverse une de ses lacunes en profusion d'être, il agit alchimiquement. Chaque fois qu'il remodèle son infirmité dans le sens d'un effet de plénitude, il opère transmutativement. Cela signifie qu'à mes yeux il importe qu'il se construise tout entier, chair et esprit, comme lieu privilégié de toutes opérations pouvant changer le plomb des manques en or des conquêtes. Qu'il organise son monde intérieur de telle sorte qu'il finisse par se sentir sans cesse mû par un fabuleux mouvement de recréations. Qu'il devienne monstrueux de tout cela, qu'il acquière en se martelant de métamorphoses d'inhumaines dimensions. Ainsi donc, l'alchimie dont je parle est et doit rester une démarche épanouissante, poétique, esthétique, en tout cas existentielle, appuyée sur un accomplissement exacerbé des facultés intuitives. En tout état de cause elle ne peut être ni une resucée de l'espérance religieuse, ni un substitut à l'écroulement des idéaux, moins encore une récupération à usage intime de l'escroquerie occultiste. Je tiens pour ma part dans le mépris le plus total ces convulsions modernes qui en se donnant des airs de scientisme tendent à discréditer l'autorité en toutes choses de l'irrationnel. L'alchimie dont je parle n'est autre que le moyen donné à l'homme dépossédé de se refaire un règne.