Lettre au Cercle de discussion de Paris sur l’organisation révolutionnaire

Suivi de

 Menus propos sur le végétarisme

Suivi de

L’idée de race appliquée aux animaux et aux humains

 

Lettre au Cercle de discussion de Paris sur l’organisation révolutionnaire

Chers camarades du Cercle de discussion de Paris,

 

J'ai entamé la discussion sur votre brochure sur un thème apparemment un peu marginal dans votre texte, quoique indirectement lié à votre existence même : le lien historique entre franc-maçonnerie et mouvement socialiste révolutionnaire. Or, ce bref survol amenait tout de même assez directement à l'une de vos questions centrales, la vision léniniste de l'organisation. C'est donc de la conception de l'organisation que je voudrais discuter dans ce courrier, à partir du bilan que vous dressez de votre expérience dans le CCI.

Pour commencer, il faut se rendre à l'évidence. La manière dont vous exposez le passage du CCI d'une position souple dans ce domaine (partiellement liée à l'origine anarchiste d'une partie des fondateurs du Courant) à une redécouverte du léninisme, est, sans le dire vraiment, un constat d'échec de l'un des postulats de base du CCI : la possibilité de créer une synthèse entre les gauche Hollandaise (conseilliste) et Italiennes ("bordiguiste", léniniste radicale), sous le nom de Gauche communiste. Ces tendances entretiennent bon nombre de rapports, certes, mais divergent précisément sur cette question de l'organisation. Or, vous indiquez à plusieurs reprises que le recentrage du CCI en matière d'organisation s'est faite sur la base du rejet du conseillisme. En réalité, il ne reste effectivement plus grand chose de la gauche Hollandaise dans le CCI, et surtout pas son message essentiel : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. En outre, le poids de l’invariance bordiguiste se fait sentir : même en se repliant sur lui même, le courant est supposé transmettre intact aux générations futures le bel héritage d’un marxisme momifié.

Mais il ne suffit pas de constater que le CCI s'est progressivement réorienté en abandonnant ses références conseillistes. Il faut savoir pourquoi. Vous indiquez que ce changement est opéré dès le milieu des années 80. Cela limite donc la portée de la mort de Marc Chirik, survenue après, et de la lutte pour le pouvoir qui s'ensuit. Cette lutte, comme vous l'expliquez, survient dans un contexte déjà lourd et une organisation fragilisée par des départs et des scissions, c'est-à-dire déjà par des cristallisations politiques successives, chaque départ resserrant le débat et surtout les liens de l'organisation autour des points de rupture. La défense du groupe contre les positions qui ont amenées à la scission sont extrêmement propices à la sclérose politique. Choisis ton camp, camarade… Il est intéressant de constater que le débat s'est en réalité poursuivi en dehors du CCI, puisque bon nombre de groupes ou revues de "l'ultragauche" sont issues des diverses scissions et ruptures du CCI, ou l'ont au moins côtoyé de manière aimable avant de lui vouer un mépris ou une haine sans borne (GCI, PIC & Révolution sociale, Échanges & Mouvements, PI...). Pour moi qui n'ait jamais appartenu ni au CCI, ni à l'un ou l'autre de ces groupes, il me semble que la réalité politique du CCI des origines n'est plus à chercher dans le CCI actuel, mais dans le vaste ensemble qui en est issu.

Le conseillisme, conçu de manière stricte, est évidemment peu propice à une organisation révolutionnaire. Certes, le KAPD a compté quelques milliers d’adhérents, mais parce qu’il était issu d’une situation réelle de conseils, dont il représentait à la fois la théorisation, la sauvegarde... et peut-être la preuve de l’échec : le reflux des conseils aboutit à leur raidissement sous la forme d’un parti, qui disparaît lui-même rapidement. C’est une perspective d’analyse à développer, même si elle n’est pas spécialement plaisante pour notre mythologie. Il existe effectivement un paradoxe étrange, à la base même de toute organisation révolutionnaire. Si on admet un spontanéisme absolu, les organisations révolutionnaires sont inutiles et même dangereuses. Mais les révolutionnaires (au sens de ceux qui désirent la révolution alors même qu’elle n’est pas en train de se produire – révolutionnaristes serait d’ailleurs plus exact) existent et l’idée même qu’il ne servent à rien leur est insupportable. Le spontanéisme pur demande une stricte abnégation, une patience redoutable. Les révolutionnaires sont alors contraints de se regrouper, soir pour attendre la révolution à plusieurs (mais ça est pas beaucoup plus satisfaisant), soit pour la préparer d’une manière ou d’une autre (soit peut être les deux en même temps). Selon leur degré de patience et leur analyse, ils vont se diriger vers des groupes plus ou moins spontanéistes, ou au contraires avant-gardistes, ou encore dans différentes formes d’immédiatisme (réformisme, utopisme, terrorisme). En définitive, les organisations révolutionnaires servent essentiellement à regrouper les révolutionnaires pour leur rendre l’absence de révolution plus vivable. C’est terrible, mais c’est une donnée à ne pas sous-estimer. Cette sensation est probablement accrue pour les groupes qui sont dans une position un peu intermédiaire entre le spontanéisme et l’avant-gardisme, ce qui était le cas du CCI à ses débuts. Le groupe qui porte ce nom actuellement a rompu avec toute forme de spontanéisme (conseillisme) pour avancer dans la ligne de l’avant-gardisme forcené et prendre dans ses bras le teddy-bear rassurant de l’Invariance, même sans en prononcer le nom.

Paul Mattick (dans Le nouveau capitalisme et l’ancienne lutte de classe) admettait ce type d’analyse en terme de logique de groupe, donc de psychologie, mais en inversant la perspective. Pour lui, “Même pour assurer leur simple survie, les organisations radicales impuissantes seront amenées à invoquer la spontanéité comme facteur décisif de transformation radicale. Hors d’état de changer la société par leur propres moyens, elles mettent tous leurs espoirs dans les soulèvements spontanés des masses, remettant à plus tard de rendre compte de tels phénomènes”. Mais il écrivait cela dans un texte publié en 1968, c’est-à-dire à un moment où cette hypothèse paraissait relativement crédible, où elle participait effectivement d’un mouvement de la classe. Spontanéisme et avant-gardisme effectif étaient alors deux manières de voir et de préparer concrètement la révolution. Dans la phase descendante de la vague révolutionnaire des années 70, un tel point de vue devenait difficile à tenir, non politiquement mais réellement psychologiquement. L’avant-gardisme auto-proclamé, réellement arrière-gardiste, était la conséquence de ce replis.

Lorsque vous parlez des contraintes objectives de la vie d'un groupe révolutionnaire, il me semble que vous sous-estimez deux problèmes.

1° si vous notez justement la dynamique sociologique des structures associatives, vous passez peu être trop vite dessus. La "tendance organique à l'inertie, à la conservation et à l'autoreproduction" est une chose très importante, dès lorsque ce groupe tend à ne plus se développer, à amener moins d'éléments neufs, à réduire numériquement. Pudiquement (et conformément à une tradition solidement ancrée dans le mouvement révolutionnaire), vous ne donnez aucune donnée chiffrée sur l'évolution du nombre de militants, l'importance numérique de chaque scission, ni même sur la pyramide des âges (comme le faisait, par un féconde provocation, l'internationale situationniste). De même, alors que vous posez justement la question des "générations" et de leur expérience (question que nombre de groupes des années 70 commencent à se poser), vous semblez gênés par ce concept qui vous paraît étranger au marxisme. Comme si le marxisme vivant, ce n'était pas justement la capacité à intégrer les données et concepts des sciences humaines dans nos analyses… Même si ces facteurs ne sont qu'une partie de l'explication, il serait erroné de ne pas les prendre en compte. Le CCI, si on lit entre vos lignes, est un courant qui a mal vieilli et qui s'est resserré sur quelques analyses clef en main pour éviter de regarder en face la faiblesse de ses prophéties lancées souvent avec emphase .

2° Vous suggérez que le CCI est un produit de la lutte de classe à la fin des années 60 - début des années 70. Formellement, ce n'est pas faux, puisqu'il s'agit d'une convergence de plusieurs groupes réunis (brièvement, comme je l'ai déjà dit) dans une structure commune au cours de ces années de lutte, bien que de votre propre aveu, il en fut toujours assez distant en réalité. Mais lorsque vous dites que "tout son parcours ultérieur peut objectivement être décrit comme un progressif écart du bain créateur de la classe des prolétaires en tant que mouvement historique", il me semble que vous introduisez une distinction qui fleure encore le léninisme ou l'ouvriérisme, bien malgré vous. Là encore, l'absence de données sociologiques nuit sans doute à la compréhension, mais il j'ose imaginer que les militants du CCI ne sont pas majoritairement des petits industriels, des exploitants agricoles fortunés ou des notaires. Autrement dit, ce sont des salariés, du secteur privé ou public, ou des chômeurs, même si, comme c'est le cas dans le milieu libertaire, les ouvriers industriels sont rares (ouvriérisme : réduction du prolétariat aux seuls ouvriers d'industrie). Autrement dit, l'écart ne se fait pas entre le CCI et le prolétariat, puisque ses militants sont des prolétaires (léninisme : extériorité des communistes par rapport au prolétariat). A fortiori, il en va de même pour les camarades du CDP. La subtilité réside dans la précision "en tant que mouvement historique", ce qui peut signifier deux choses : en tant que classe consciente de l'être (bordiguisme, identité du parti et de la classe) ou en tant que classe en lutte (communisation, la lutte des classe quotidienne transcroissant en révolution). C'est effectivement là où le bas blesse. Comme vous l'avez noté à plusieurs reprises, le CCI est longtemps resté à l’écart des luttes comme un observateur critique, entraînant le départ de la tendance qui à pris le nom de Pour une Intervention Communiste. Puis a tenté lui-même, en réaction, un interventionnisme déplacé et ouvriériste (meeting de rue...), avant d’arriver à la situation navrante que livre la lecture mensuelle de Révolution Internationale : une dénégation systématique de toute lutte actuelle, considérée comme irrémédiablement entachée de syndicalisme. Pire, RI en est arrivée a dénoncer toute forme d’action directe comme “étrangère à la classe ouvrière” à l’occasion du conflit Cellatex cet été. Cela ne surprend guère, étant donné que l’anti-anarchisme le plus sommaire est au sommaire de chaque livraison depuis quelques mois. Qu’il y ait des limites aux mouvements sociaux très durs de cet été, certes, mais une condamnation aussi massive est significative : le CCI ne comprend plus ni le capitalisme, ni la lutte de classe dans leur stade actuel. Véritable “arrière-garde du mouvement ouvrier”, il est identique en cela à de nombreux groupes marxistes et libertaires : il ne fait illusion que par la répétition identique d’un certain nombre de principes de base fondateurs du mouvement révolutionnaire. Votre image de la pendule arrêtée qui donne l’heure juste deux fois par jours est très parlante.

Revenons au terrible constat initial sur le rôle des organisations révolutionnaires. Le CCI, dites vous, est né de la vague révolutionnaire qui a suivi 1968, tout en reprenant le corpus théorique de la GCF. Mais il est créé en bout de cours de ces années, en 1975. On est exactement dans ce cas de figure d’organisation — créée par des travailleurs qui formalisent ainsi leur expérience -— qui en même temps se fige rapidement parce que la vague révolutionnaire en reflux les place en situation de conserver cette expérience dans l’espoir de la transmettre. Le Bordiguisme, dont cette notion de transmission par un petit groupe attendant des jours meilleurs est l’un des principes de bases, est évidemment attirant, beaucoup plus que le conseillisme qui demande de faire confiance aux travailleurs au moments même où ceux-ci sont moins actifs dans leurs luttes. Si ce groupe ne parvient pas à rester en phase avec la situation par une activité analytique et théorique, il se sclérose sous la forme d’une secte. On touche donc à la question de la praxis. Le CCI, tout comme une bonne part des “révolutionnaires” actuels, tout en étant au moins sociologiquement une organisation de travailleurs, est stérile et même réactionnaire (en temps que groupe, ce qui ne signifie pas que ses militants le soient tous) parce qu’il ne dispose ni d’une théorie révolutionnaire (une compréhension matérialiste du monde fondée sur l’analyse de la situation actuelle réelle), ni d’une pratique révolutionnaire (un investissement dans les luttes, à la mesure de ses forces réelles).

Dans une perspective spontanéiste ou en tout cas non-avant-gardiste, le paradoxe de l’organisation révolutionnaire qui ne sert pas à autre chose qu’à rassembler des révolutionnaires peut trouver une esquisse d’issue dans son rôle critique à condition d’en être conscient : puisque les organisations révolutionnaires existent et qu’elles sont un danger potentiel pour la révolution, c’est une tâche révolutionnaire que de les dénoncer et de démontrer leur rôle nuisible. C’est grosso modo ce que font bon nombres d’organisations, même lorsqu’elles ne se considèrent pas comme spontanéistes. Chacune à sa cible préférée : Lutte Ouvrière pour le CCI, le CCI pour le GCI, le GCI pour Robin Goodfellow, et si je n’abuse, un certain GCM probablement disparu pour Robin Goodfellow. On pourrait en citer d’autres.

J’ai suivi ce paradoxe dans ses conséquences les plus absurdes parce qu’il me semble effectivement important de comprendre que la tendance au regroupement est inhérente à la lutte des classes, quand bien même elle peut s’avérer dangereuse en situation révolutionnaire, en créant un groupe distinct de la classe, embryon de bureaucratie puis d’état (c’est une extension de la notion d’état illégal que j’ai avancé par ailleurs dans un article de Demain le monde n° 5). C’est une contradiction absolument essentielle, qu’il ne faut pas négliger. C’est elle qui a tué toutes les révolutions survenue à ce jour : un groupe organisé, quelque soit son idéologie, parvient à prendre le pouvoir et s’institue en État. Le bolchevisme est l’exemple le plus parlant : un groupe ultra-centralisé s’érige en gouvernement, chasse les autres partis révolutionnaires (SR de gauche, Menchevik internationalistes, anarchistes) et brise le pouvoir des conseils. Rapidement, il devient une organisation “fasciste” qui brise par la violence les résistances, y compris lorsqu’elles surgissent en son sein. La doctrine de l’unité du parti à tout pris a joué un rôle particulièrement réactionnaire dans ce processus. Le rôle d’un révolutionnaire, c’est de faire la révolution, même et surtout en tant de révolution. La véritable révolution permanente, c’est la succession ininterrompue de révoltes, c’est-à-dire d’intervention politique des masses pour empêcher la sclérose de la révolution.

Reste alors une question majeure, toujours non résolue : on ne sait pas réellement comment ni surtout pourquoi démarre une révolution. Cela signifie qu’on ne sait pas si la propagande révolutionnaire sert à quelque chose. Globalement, on peut penser que oui en insistant sur le fourmillement de groupes et de débats avant la révolution russe, et sur la relative importance des organisations révolutionnaires (les SR étant de loin les plus nombreux...), ou se pencher sur l’agitation ouvrière avant la commune, mais c’est peut être une nouvelle manière de s’illusionner sur notre rôle, d’autant plus qu’elle a été une défaite sanglante pour le prolétariat. On sait qu’une organisation révolutionnaire peut être utile pour terminer une révolution, mais on n’a pas de preuve très solide du contraire. En outre, il ne faut pas faire semblant que dans une révolution, il n’y aura qu’un seul parti révolutionnaire. Il y en aura nécessairement une multitude, même si chacun s’accordera sur le fait que les autres sont les adversaires objectifs de la révolution. Les organisations qui actuellement se considèrent comme telles tenterons toutes de jouer leur rôle, pour le meilleur et pour le pire. Mais l’interdiction et la répression, loin de protéger le prolétariat de leur influence néfaste, constitueront le signe le plus sûr du début de la réaction. Le rôle des révolutionnaires sera alors de s’y opposer. Le multipartisme seul est révolutionnaire. C’est une contradiction essentielle à souligner.

La question de l’organisation, enrichie par l’expérience des révolutions antérieures, se pose donc en d’autres termes. Il ne s’agit plus seulement de savoir comment éclate une révolution, ni comment se met en place le pouvoir des conseils, mais comment empêcher la prise du pouvoir par un groupe organisé, par un Etat de fait. La question politique essentielle, c’est : comment ne pas prendre le pouvoir sans qu’il soit pris par d’autres. C’est pourquoi, à mon sens, la question de l’organisation est indissociablement liée à l’analyse que l’on a de ce qu’est concrètement l’État. Il me semble que la plus grande faiblesse théorique de votre brochure “Que ne pas faire ?”, c’est précisément cette définition de l’État, qui est quasiment absente. Je reviendrais plus en détail sur ce sujet dans mon prochain courrier. Bien sûr, la question de l’organisation aujourd’hui, c’est-à-dire dans l’immédiat, ne peut être tranchée sur ce seul critère, mais il est d’une importance capitale. Vous posez, dans QNPF, la question de la mise en place d’un réseau de débats ouverts, où la question de l’organisation pourrait être discutée. Je propose d’y ajouter la question de la définition de l’État, non en absolu mais dans son existence et son rôle réel dans le stade actuel du capitalisme.

Je laisse de côté, volontairement, la question pourtant essentielle du lien entre analyse globale et luttes sectorielles, parce qu’il me semble premièrement qu’il ne peut être discuté qu’après la question de l’Etat, deuxièmement parce qu’il nécessite une étude elle-même assez approfondie, plus que les quelques axes que j’ai essayé de tracer ici en préalable à un débat.

Je ne conclurai pourtant pas d’une manière totalement négative, faute d’avoir creusé plus avant la question – et j’espère que nous aurons l’occasion d’en discuter de manière plus approfondie – mais je vois donc, en résumé, trois points essentiels à ce stade de la discussion :

1° Les révolutionnaires (révolutionnaristes) ont “naturellement” tendance à se regrouper par affinité et à vouloir hâter la venue de la révolution. Leur degré d’impatience les amène, selon les tendances de la lutte de classe et leur analyse – plus ou moins solide – de la situation, à formaliser ce regroupement sous la forme d’une organisation.

2° Dans une révolution, une organisation révolutionnaire peut devenir nocive si elle parvient à prendre le pouvoir, car elle sera à amenée à se constituer de fait en classe d’Etat. A la question Que ne pas faire ? je réponds, prendre le pouvoir ou le laisser quelqu’un d’autre le prendre. Le premier axiome est assez simple à réaliser, le second particulièrement difficile et conditionne pourtant la victoire de la révolution.

3° Les deux premiers points forment les termes d’une contradiction à peu près insoluble. Il ne reste qu’à l’organisation révolutionnaire – au sens large – à être le mieux préparée possible à affronter cette contradiction, parce que de débat théorique aujourd’hui, elle deviendra l’enjeu réel de la révolution demain.

Espérant recevoir de votre part toutes les critiques qu’un texte aussi sommaire mérite,

Fraternellement,

Nicolas, 13 septembre 2000

Menus propos sur le végétarisme

 

[Ce texte participe d’une non-discussion sur la question du végétarisme]

Je ne ferais pas le bilan du non-débat qui vient de se terminer par le départ de Béné de cette liste de discussion( ?). On a déjà connu cette dispute sous des variantes diverses, mais rarement reluisantes. Toutes les végétariennes et végétaliens le savent bien : la viande, c’est sacré, c’est la base du lien social et c’est un sujet tabou. On n’a pas le droit de manger tranquillement son chapatis au hoummous, parce que c’est un crime contre le savoir-vivre et la francité.

 

J’ai mis longtemps à comprendre cette vérité essentielle. Bien que je crois avoir toujours considéré l’humain comme un animal comme les autres, et cette égalité comme l’un des fondements du matérialisme auquel je suis si attaché, j’ai mis très longtemps à en tirer la moindre conséquence pratique. Adolescent, je fréquentais volontiers des antispécistes, dans la mouvance hardcore straight-edge. Mais de toute façon je militais dans un groupe trotskiste (quoique je n’ai jamais été premier ministre), et les trotskistes, c’est bien connu, sont des gens sérieux, qui ont autre chose à faire que de s’intéresser aux animaux. Même le trotsko-vitaliste Posadas semble considérer que cela va de soit qu’on puisse manger de la viande. Pour l’anecdote, Trotsky explique dans son autobiographie que s’il a tardé à engager la lutte contre Staline, c’est parce qu’il avait attrapé une mauvaise fièvre en allant chasser le canard dans les marais. Ça lui apprendra.

 

Même si j’apprécias le dynamisme de quelques militantes (le zine Vegan Protest, par exemple), le sectarisme outrancier des antispécistes SxE avait le don de m’énerver ; ce qui ne manque pas d’humour rétrospectivement, puisque j’étais moi-même militant de la secte la plus sectaire qui soit. Un jour, le comité central annonça la nouvelle ligne du parti : il ne fallait plus être sectaire. Toute la cellule à explosé de rire, tellement c’était une idée invraisemblable. Le sectarisme faisait partie de l’identité même du parti, et nous étions particulièrement fiers. Bref, j’ai mis plus de dix ans à mettre en adéquation mes actes avec mes pensées en ce concerne les animaux. Un peu plus que pour sortir du marasme trotskiste. Devenu végétarien, je me surprend maintenant à me traiter intérieurement de salaud quand je mange un œuf. On verra pour la suite…

 

J’ai très vite découvert que les plaisanteries énoncées plus haut sur le caractère sacré de la viande n’en sont pas du tout. En cessant d’en manger, on a parfois l’impression de passer de l’autre côté du miroir. Même sans faire le moindre prosélytisme, on se place sans cesse dans une situation étrange : devoir se justifier, culpabiliser les autres sans le vouloir, les voir se justifier eux-mêmes sur un ton plus ou moins agressif, voire franchement déplaisant. Curieusement, cela augmente avec le nombre de végétariens présents. Sur un chantier où je travaillais récemment, nous étions une majorité de végétariens (trois personnes sur cinq). J’ai rarement entendu autant de plaisanteries et de provocations plus ou moins douteuses sur le sujet. Pour le mangeur de viande, le végétarien constitue une menace, même lorsqu’il se tait. Pourquoi ?

 

Je n’ai pas de réponse appropriée, et je crois que nous sommes toutes et tous un peu démunies face à ce genre de réactions. On peut essayer de poser plusieurs éléments de réponse. Ecartons tout de suite l’accusation de mysticisme ou de pratiques sectaires (dans le sens religieux du terme), même si elles ne sont jamais totalement absentes. La plupart des végétariennes et végétaliens que je connais n’ont rien à voir avec tout cela ; elles sont individualistes, anarchistes, pacifistes, syndicalistes ou simplement… végétariennes, un point c’est tout.

 

Dans une société où le repas est composé d’une viande nommément désignée et d’une garniture anonyme, le végétarien est un asocial. Perplexité de l’hôte de bonne volonté dont on accepte bien volontiers l’invitation, mais qui s’avère incapable d’imaginer un repas sans viande. Piètre repas en perspective, chez ces braves gens qui s’imaginent que les végétariens mangent tristement sous prétexte qu’eux-mêmes ne sont pas fichus de préparer des légumes correctement assaisonnés. Je vous épargne mes récriminations culinaire, mais je persiste : le communisme, c’est la gastronomie pour toutes et tous.

 

La végétarienne est un asociale, non seulement parce qu’elle refuse de se plier aux règles les plus élémentaires de la civilité qui consistent à manger comme toute le monde, mais surtout parce qu’elle a le front d’affirmer – en actes, circonstance aggravante – qu’elle est responsable de sa vie quotidienne. Faire le tri de tous ce que l’on a appris, assumer que penser, dire ou paraître ne suffisent pas : voilà le crime. N’exagérons rien pourtant. La plupart du temps, on laisse le végétarien tranquille. On se contente de ne pas trop y réfléchir, de chasser les sales pensées que pourraient faire jaillir cette mauvaise graine, de les parer de quelques banalités. « J’aime trop la viande » titrait une sympathique brochure antispéciste.

 

On a posé, dans l’ersatz de discussion qui s’est écoulé ces derniers jours, deux questions qui méritent malgré tout d’être examinées : Est-il saugrenu de rapprocher libération animale et féminisme (au sens large) ? Y-a-t-il une hiérarchie dans les luttes, c’est-à-dire, y-a-t-il des combats prioritaires ?

 

Dans l’un des textes que j’ai envoyé récemment – croyant, avec une naïveté déconcertante, ramener la discussion sur un terrain plus réfléchi – j’avais essayé de poser sur l’écran quelques réflexions sur le premier sujet sujet (Racisme, sexisme, spécisme : le contrôle social de la reproduction). J’avais commencé ce texte lors du précédent débat sur le sujet, en partant d’une réflexion d’Estiva sur l’idée de « race humaine ». Mais peu à peu, le texte a pris de l’ampleur, et je ne l’ai pas achevé pour l’heure. C’est pourquoi j’ai envoyé un brouillon incomplet et peu relu. Je vais quand même essayer d’en résumer les grandes lignes, d’une manière un petit peu moins historico-théorique.

Quand on étudie l’histoire des concepts de races animales et humaines, on s’aperçoit des nombreuses transpositions d’idées de l’une à l’autre. Le naturalisme, qui postule une origine naturelle, éternelle et définitive aux phénomènes sociaux, sert de fondement à ces transferts. Les animaux domestiques sont des êtres construits par une « biotechnologie ». Les humains exercent, d’une manière ou d’une autre, un contrôle sur la sexualité des animaux domestiques – que ce soit par l’élimination de certains mâles, la sélection sur des critères de rendement, l’insémination artificielle ou le clonage. On peut définir l’élevage comme une forme de contrôle de la reproduction. Il en va de même pour les « ethnies », qui les sont définies en dernier ressort comme des groupes de reproduction (et on sait que les ethnologues ont une prédilection pour l’étude des formes de parenté). Ces groupes constituent autant de barrières sociales au libre choix des partenaires sexuels (y compris le choix de ne pas en avoir) : d’où l’idée d’un « contrôle social de la reproduction ». Or, si vous m’excusez cette autocitation :

« Alors que la paternité est potentiellement douteuse, la maternité est toujours connue de manière sûre. Pour un groupe fonctionnant selon une logique patriarcale – autant dire, quasiment tous les groupe humains actuels – la seule façon de s’assurer de l’appartenance d’un enfant au groupe, c’est de contrôler la sexualité de la mère, par une forme d’enfermement. Cet enfermement peut être physique (gynécée, maison des femmes, femme au foyer, etc.) ou mental, c’est-à-dire idéologique et “ spectaculaire ”, visant à acquérir une forme de consentement, voire d’adhésion à ce système. La perpétuation d’un groupe humain en tant que groupe distinct passe donc, d’une manière ou d‘une autre par l’oppression des femmes. »  

D’une manière plus concrète, l’ethnologue marxiste-féministe Paola Tabet rappelle que, dans de nombreux endroits du globe, la meilleure façon de conserver son épouse consiste à l’engrosser régulièrement, quitte à la violer, de manière à limiter sa mobilité. Ce n’est hélas que l’une des nombreuses variantes sur le thème. La encore, l’idéologie naturaliste vient systématiquement au renfort de l’oppression, puisque comme chacune sait, c’est « naturel » d’avoir des enfants…

La réponse vers laquelle je m’oriente, à la question : Y-a-t-il un lien entre lutte de libération animale et lutte contre le patriarcat, est : Oui, dans la mesure où animaux et femmes subissent une oppression fondée sur les mêmes schémas (contrôle social de la reproduction, idéologie naturaliste). Si ça n’est pas très clair dans mes explications, ça devrait l’être plus quand j’aurais le temps de reprendre le texte que je viens de résumer. On pourra trouver d’autres analogies, sur lesquelles je reviendrais ultérieurement si par hasard ça intéresse quelqu’une.

Maintenant, une hiérarchie des luttes est-elle justifiable et nécessaire ? Une première remarque, déjà formulée plusieurs fois (notamment par Avis et Laian) : rien n’interdit d’être végétarien et de se battre sur d’autres terrains, le végétarisme constituant en quelque sorte un « service minimum » de la lutte de libération animale (même si, comme on l’a vu, c’est un engagement lourd de conséquences). Deuxième remarque, formulée dans "Arlequin anarchiste", il faut différencier l’analyse globale du monde actuel, donc sa nécessaire critique, de l’action nécessairement partielle que l’on peut entreprendre contre lui à l’heure actuelle. En d’autres termes, ce n’est pas parce que je ne suis pas engagé dans un collectif antinucléaire que je suis un fervent défenseur du nucléaire. Il est évident que si la radicalité s’arrête aussitôt qu’on remet en cause la hiérarchie des espèces, c’est qu’on est pas réellement prêt à engager une critique approfondie de l’ensemble de nos rapports sociaux. Et une révolution, ça n’est rien d‘autre.

Dans « Arlequin anarchiste », nous avons suggéré qu’une forme viable d’union des anarchistes révolutionnaires pourrait consister non en une coordination de collectifs locaux, mais plutôt en un rapprochement de luttes « sectorielles », « partielles » ou « spécialisées ». Au fond, il y a le simple constat que l’on est plus efficace sur le terrain qu’on connaît le mieux, sur lequel on a le plus réfléchi et sur lequel on dispose des arguments et des méthodes de luttes adaptées. C’est de toute façon ce qui se passe dans les faits : quelques collectifs spécialisés (les cahiers antispécistes, pour prendre ce seul exemple) fournissent la base théorique, analytique et argumentaire sur laquelle se fondent des individues. Ces individues, la plupart du temps, ne se content pas d’un seul collectif ou d’une seule revue de référence : chacune constitue ses bases politiques au gré des lectures et des rencontres.

L’idée de hiérarchie des luttes est, au fond, un avatar de l’avant-gardisme. Il y a un hiérarchie parce qu’il y a un combat prioritaire, qui est celui mené par l’organisation d’avant-garde, la seule qui ait une vue claire et totale de la situation. Dans la réalité, on peut affirmer cent fois cette hiérarchie sans rien changer à l’affaire, les collectifs spécialisés sur un secteur en particulier ne cessant d’apparaître et de disparaître sans avoir le bon goût d’écouter l’avant-garde. Dans les collectifs radicaux, chacun cherche, d’une manière ou d’une autre, le chemin le plus court vers l’abolition d’une société qui l’empêche de vivre. Il ne s’agit pas ici de prôner la « diversité des tactiques », mais de la constater. Le manque d’unité et l’absence de priorité apparente ne résulte pas d‘une mauvaise coordination, de querelles de chapelles ou autres, mais d’une hétérogénéité réelle dans la guerre de classes. Tout le monde n’arrive pas au même point de réflexion, au même moment. Il n’y a que dans un mouvement insurrectionnel que les rapports sociaux évoluent suffisamment vite pour que les idées les plus radicales se transforment en faits accomplis, pour qu’elles prennent corps. Et ce n’est qu’a posteriori que l’on peut découvrir le fil qui relie les groupusculaires idées radicales à leurs réalisations.

 

Nicolas, le 4 septembre 2001

L’idée de race appliquée aux animaux et aux humains

[Ce texte est extrait d'un projet plus ample sur le contrôle social de la reproduction, en cours de rédaction]

Le terme race a été appliqué, au cours des siècles, aux animaux comme aux humains. Du point de vue de la terminologie génétique, il existe une différence essentielle entre espèce et race. L’espèce est composée de l’ensemble des individus interféconds et dont la descendance est normalement fertile. Autrement dit, puisque les humains peuvent normalement faire des enfants entre eux, quel que soit leur lieu de naissance, leur couleur de peau, etc., ils forment une seule et même espèce. Pour les animaux domestiques, la notion de race désigne couramment un groupe homogène du point de vue génétique au sein d’une espèce. Cette homogénéité obtenue par la contrainte exercée par les éleveurs dans un but d’amélioration. Appliquée aux humains, il désigne également un groupe réputé homogène du point de vue génétique. Cette désignation se double généralement de définitions culturelles. Elle a été communément admise jusqu’au milieu du XXe siècle, avant d’être associée au racisme, c’est-à-dire à l’idée d’une hiérarchie et d’une inégalité des races humaines. S’agit-il d’un vocable neutre en soi, d’une catégorie de classement dont on aurait abusé, ou son usage est-il indissociablement lié à une forme de domination ? Pour résoudre cette question, il est intéressant de  remonter l’histoire de ce mot et des réalités qu’ils recouvre, aussi bien chez les animaux que chez les humains. On verra que cette dualité de sens  n’est pas fortuite, que les deux idées se sont croisées régulièrement et qu’elles possèdent des structures communes.

1. L’amélioration des animaux domestiques

Avant d’arriver à la question des races animales proprement dites, il est important d’une part de rappeler quelques points de génétique, auxquels il sera constamment fait référence par la suite, et de préciser quelques notions d’histoire de l’élevage.

1. 1 Quelques rappels de génétique

Les notions scientifiques d’hérédité, d’évolution et de génétique ne sont pas des choses qui vont de soi. Elles ont été construites progressivement, au cours de débats qui sont loin d’être clos. Beaucoup de liens qui nous paraissent simples et évidentes, comme la succession d’espèces dans le temps ou l’utilité des mâles dans la fécondation, sont en définitives des données culturelles, qui ne sont pas partagées à toutes les époques et en tous les  endroits de la planète.

Par hérédité, on entend la transmission des caractéristiques physiques d’un individu à ses descendants. Chez les mammifères et les oiseaux, parmi lesquels se trouvent les humaines et la majeure partie des animaux domestiques, chaque individu est le descendant de deux autres, un mâle et une femelle. Cette reproduction sexuée est plutôt minoritaire parmi les êtres vivants : elle est notamment ignorée des innombrables espèces monocellulaires, qui constituent la plus grande partie du monde animal et végétal. Sa principale conséquence, c’est que les individus héritent des caractéristiques de deux individus différents, ce qui entraîne une certaine variété.

Les gênes portent les informations concernant les caractéristiques de chacun des parents. Chaque gêne peut avoir plusieurs variantes (on parle d’allèles) : ainsi, si un gêne contrôle la couleur des pelage des vaches, il peut en exister une variante pour chaque couleur. En fait, dans la plupart des cas, c’est la combinaison de plusieurs gênes qui commande un caractère donné. La carte génétique complète de quelques espèces, dont l’Homme, commence seulement à être connue.

L’individu porteur des gênes les transmet à ses descendants, même si les caractères qui y sont associés ne se manifestent pas. Ils peuvent ressurgir une ou plusieurs générations plus tard, selon une répartition complexe. Ainsi, une personne aux cheveux roux peut avoir des enfants bruns, mais qui auront un ou plusieurs enfants roux. Certains gênes tendent à se répandre au sein d’une population close, en dehors d’apports extérieurs. Ils concernent les caractères les plus superficiels, donc les plus visibles. On a l’habitude, pour rendre les choses plus parlantes, d’évoquer les gènes par la couleur des cheveux ou des yeux. En réalité, l’immense majorité des gènes concernent des caractères beaucoup plus discrets. Certains de ces caractères trouvent leur raison d’être que lorsqu’ils sont réellement employés : admettons que vous soyez exceptionnellement résistant au froid, cela n’a aucune importance si vous vivez près de l’Équateur. D’autres gênes peuvent être nocifs, porteurs de maladies ou de handicaps. Quelquefois, c’est la combinaison de plusieurs gènes venus de parents différents qui crée ces problèmes. Si on sait de mieux en mieux comment agissent les gènes, on ne connaît pas encore complètement les raisons qui les font varier, qui rendent les individus génétiquement différents les un des autres. La radioactivité naturelle de l’environnement semble être l’un des facteurs, sans qu’on puisse en dire plus.

On parle de pool génétique pour désigner l’ensemble des variantes génétiques présentes au sein d’une population. Cette variabilité est essentielle pour l’évolution des espèces : elle permet, quelque soit les circonstances, de trouver au sein de la population des variantes adaptées à la situation. Par exemple, si les conditions climatiques se détériorent, les animaux dotés d’une résistance génétique au froid survivront plus aisément. Leurs descendants seront dotés de ce même gêne, et bientôt la majeure partie de la population également. L’évolution dite darwinienne est résumée dans le formule de survie des plus aptes.  Il faut préciser cette idée. Il ne s’agit pas de dire que seuls vont survivre les plus forts ou les plus intelligents, mais de comprendre que ceux qui survivent le plus facilement à un problème donné sont ceux qui disposent des capacités les plus adaptées pour ce problème.

Par exemple, si un lièvre court plus vite qu’un autre, il résistera plus facilement aux attaques des renards, et transmettra cette caractéristique à ses descendants. Mais peut-être ce même lièvre porte-t-il le gêne qui rendra ses descendants moins résistants à une maladie quelques générations plus tard. D’autre part, dans une région dénuée de renards, les descendants du lièvre qui court moins vite n’auront sans doute aucun problème pour proliférer. A la limite, si ces deux lièvres habitent sur des îles séparées et que leurs descendants ne se croisent pas entre eux, ils finiront par donner des variétés différentes, voir des espèces différentes. Les descendants finissent par diverger de leurs ancêtres communs, mêmes s’ils en conservent certaines caractéristiques. C’est cela qu’on nomme évolution. Cela dit, cette évolution n’est possible que si le nombre d’individus qui participent à la reproduction est réduit, sinon, la variété génétique reste identique d’une génération sur l’autre. 

On remarquera un point essentiel : les gênes réellement transmis à la génération suivant ne sont pas uniquement les gènes qui ont facilité la transmission. Admettons, à titre d’exemple, une variété d’oiseaux dont la couleur oscille du bleu ciel au bleu foncée, et chez qui la femelle tend à trouver plus séduisant les mâles qui chantent le mieux. Un bon chanteur de couleur bleue claire aura plus de descendants, et une bonne partie d’entre eux seront bleus clairs. Pourtant, ce n’est pas parce que leur ancêtre était bleu clair qu’il a été choisi. Cette propriété simple est essentielle pour comprendre l’élevage, comme on le verra plus loin.  

De ce point de vue, la transmission des gènes est une simple conséquence de la reproduction. Ce n’est pas aussi simple que cela, car tout se passe comme si, en réalité, c’était la reproduction qui était simplement le moyen de transmettre des gènes, et de manière plus général, si — du point de vue des gènes — les individus n’était pas simplement des porteurs de gènes, qui n’ont d’autre raison d’être que de transmettre ces gènes, quelque soit leur activité par ailleurs. C’est l’hypothèse du « gène égoïste » proposée par Richard Dawkins . Elle est très désagréable à entendre, parce qu’on n’a bien du mal à se sentir dans la peau d’un simple porteur de gènes, mais elle a le mérite de donner une cohérence à de nombreux comportements animaux.

La première chose à faire pour transmettre des gènes, c’est de survivre assez longtemps pour les transmettre. Chez certaines insectes et araignées, la femelle dévore le mâle aussitôt  qu’il a rempli son office. Il existe des tas de manières de compenser les difficultés et les dangers de la vie. Chez de nombreuses espèces d’insectes ou de batraciens par exemple, on pond des milliers d’œufs, dont seul une partie va survivre aux prédateurs, et une plus petite partie encore aboutir à des individus adultes. La transmission des gênes est donc assurée, même si elle doit beaucoup au hasard des rencontres avec les adversaires potentiels.

Une solution parmi d’autres pour vaincre les problèmes, c’est de s’associer entre individus, de devenir une espèce sociale : l’union fait la force, au moins contre des adversaires extérieurs. C’est le savant russe Kropotkine qui, le premier, insista sur cet aspect de l’entraide comme facteur de l’évolution . On trouve effectivement toute sortes de sociétés animales, à la fois en nombre d’individus associés (de deux à plusieurs milliards), en complexité des liens (de la simple cohabitation à des relations profondes entre individus), en coopération (du simple avertissement en cas de menace à la coopération technique pour produire des ouvrages collectifs). L’exemple classique de coopération est celui des bœufs musqués, qui pour défendre leurs petits contre les loups, se regroupent en cercle autours d’eux, formant une haie de cornes. A l’inverse, les loups forment des meutes extrêmement stables qui coopèrent efficacement pour chasser.

La coopération entre individus augmente donc les chances de survie de chacun d’entre eux. Si on accepte l’hypothèse du « gène égoïste », elle augmente les chances de transmission des gènes, notamment en aidant ses frères et sœurs, qui partagent une partie des gènes des parents. Elle n’interdit pas pour autant une forme de concurrence à l’intérieur du groupe : celui qui produit le plus de descendants survivants transmet le maximum de gènes. On remarquera qu’il existe, chez les mammifères, deux stratégies fondamentales : les mâles peuvent féconder de nombreuses femelles et donc engendrer de nombreux descendants, tandis que les femelles, qui portent les petits et les allaitent, peuvent en élever un nombre limité par portée. Néanmoins, le mâle peut trouver un certain intérêt à participer à l’élevage des petits auxquels il garantit ainsi une plus  grande chance de survie. Cet antagonisme donc peut trouver toute formes de solutions, depuis le couple stable (chez les loups par exemple) jusqu’au système des harems (éléphants de mers ou cerfs  par exemple). Chez les autres animaux, il peut exister des situations plus complexes, par exemple chez les fourmis ou les abeilles, pour lesquelles une seul mère engendre toute la société qui l’entoure.  La reproduction et la structure sociale des animaux vivants en société sont donc étroitement liés. C’est un élément important, parce que la grande majorité des espèces domestiques sont issues d’animaux vivants en société.

1.2 Les conséquences de l’élevage

L’élevage est une forme particulière d’exploitation des matières premières fournies par une autre espèce animale, qui consiste en un maintien sous contrôle permanent des animaux.. Il n’est pratiqué que par les humains et quelques espèces de fourmis, sous des formes assez différentes. A l’heure actuelle, on connaît encore assez mal les circonstances de l’invention de l’élevage chez les humains. Il est d’ailleurs « inventé » à plusieurs reprises, en des lieux et à des époques différentes, dans des foyers géographiques (Sahara, Égypte, Proche-Orient, Chine, Japon, Mexique, Andes).

Par contre, on connaît les effets de l’élevage sur les animaux : un grand changement dans leur morphologie. Les exemples le plus frappant est celui du cochon, quand on le compare à son ancêtre sauvage le sanglier, ou le loup, quand on regarde l’étonnante variété des chiens, qui ne sont rien d‘autre que des loups domestiques, du Chihuahua au Saint-Bernard. Bien sûr, on verra que la différence entre les animaux actuels et leurs cousins sauvages est beaucoup plus important aujourd’hui que durant la préhistoire. Mais dès cette période, il y a des changements manifestes, notamment dans la taille des animaux. Les premières vaches domestiques sont plus petites que les aurochs sauvages, aujourd’hui disparus.

Ce changement s’explique assez bien par les lois de la génétique exposées plus haut. Si on laisse se reproduire librement entre eux des animaux sauvages, ils tendent à conserver la même morphologie parce qu’il y a un grand brassage des gênes, donc aucun ne l’emporte réellement, au moins à court terme. Mais les animaux d’élevages descendent de souches relativement restreintes, c’est-à-dire le petit nombre d’animaux qu’ils ont capturés pour les parquer, les conserver à disposition. Le pool génétique de ces animaux ne représente qu’une partie restreinte de celui de leur espèces. Les variantes génétiques présentes sont moins nombreuses,  alors que les possibilités de reproduction entre individus apparentés sont plus importantes. Cela entraîne, en quelques générations, des variations importantes par rapport aux animaux initialement capturés.

D’autre part, pour les animaux organisés selon un modèle patriarcal (un mâle pour plusieurs femelles), l’élevage entraîne un changement supplémentaire. En liberté, les mâles se font une concurrence acharnée pour l’accès aux femelles, ce qui entraîne des changements réguliers de mâle au sein d’un même groupe de femelles, donc un brassage génétique. Au contraire, en domesticité, il est plus pratique pour les éleveurs de conserver un seul mâle et d’empêcher les autres d’accéder au femelles,  soit en les castrant (la pratique est connue dès le néolithique), soit en éliminant les jeunes mâles. Cela évite les conflits, mais cela déstructure complètement la société animale. Il faut également signaler l’hypothèse de l’archéologue Achille Gauthier, selon laquelle les premiers animaux domestiques étaient choisis parmi les plus calmes et les moins rebelles . Comparant cette situation à celle du choix des soldats pour une armée, il en déduit qu’on a sélectionné les plus bêtes.

Ce changement social n’est pas particulièrement favorables aux femelles, qui perdent toute chance de troquer un mâle antipathique pour un plus sympathique, soit au profit d’un combat, soit par la fuite. Par contre, il est particulièrement profitable au mâle choisi par l’éleveur, qui n’a plus aucun effort à faire pour conserver son harem. Le modèle patriarcal est donc renforcé par la mise en place de l’élevage.

1 .3 La difficile invention des races animales

Au Moyen-Âge, les nombreuses variétés de vaches, de cochons ou de moutons actuelles n’existent pas. Il existe simplement des variantes géographiques dans la taille et la morphologie des animaux, liées à la qualité de l’alimentation. Les animaux sont aussi très différents de ceux qu’on connaît actuellement, plus petits et plus rustiques. Cette situation s’explique par la manière dont sont gérés les troupeaux : regroupés sur des pâtures ou des marais communaux, ils ont un mode de vie sociale assez proche de leurs ancêtres sauvages et leur sexualité ne fait l’objet d’aucun contrôle. Les gênes circulent donc librement, ce qui entraîne une grande diversité génétique, mais aussi une absence de spécialisation.

Le terme race apparaît dans la langue française au XVème siècle. Il désigne alors les lignages des familles nobles ou d’animaux nobles (chiens et chevaux). Il est ensuite étendu à l’ensemble des espèces domestiques, pour désigner les spécialisations obtenues par sélection génétique, c’est-à-dire par le choix des spécimens reproducteurs par les éleveurs. La « race » est donc obtenue par une déstructuration accrue de la vie sociale des animaux d’élevage, le renforcement du contrôle, la stricte séparation des « produits » obtenus (jeunes animaux), l’abattage massif des jeunes mâles, pour ne conserver que ceux supposés devenir de bons reproducteurs selon les canons exigés par les éleveurs. C’est ce contrôle total sur la vie sociale et sexuelle des animaux que l’on appelle zootechnie.

La déstructuration de la vie sociale résulte de la séparation des mâles et des femelles, qui permet d’instaurer le système des saillies. L’éleveur sait ainsi exactement quels animaux se sont accouplés. Il peut donc, de manière empirique, prévoir les caractéristiques du “ produit ”. S’il veut, par exemple, obtenir une meilleure production laitière, il accouple les meilleures vaches laitières avec un taureau lui-même descendant d’une bonne laitière. Progressivement, ce système permet d’obtenir un cheptel “ amélioré ”, c’est-à-dire plus conforme aux souhaits de l’éleveur. Un taureau peut saillir plusieurs vaches, il suffit d’un “ bon ” taureau pour une vingtaine de vaches. Mais comme il naît autant de taureaux que de vaches, que faire des dix-neuf autres ? En castrer quelques-uns pour servir de bêtes de sommes, et éliminer les autres. L’abattage massif des jeunes mâles est l’une des caractéristiques de l’élevage moderne.

Au XVème-XVIème, cette restructuration de l’élevage s’est limitée aux animaux nobles, c’est-à-dire les chiens et les chevaux. Mais elle va ensuite s’étendre aux animaux dits ignobles (non-nobles), c’est-à-dire les animaux de ferme, au XVIIème siècle dans des foyers d’expérimentation en Angleterre, mais aussi en Espagne et en Flandre (moutons), en Hollande et au Danemark (vaches). Avant d’être mise en pratique par les éleveurs, la zootechnie est théorisée par des savants, notamment sur la base d’observations menées sur les pratiques des éleveurs de chevaux du Maghreb. Cette idée est étendue aux autres animaux, puis mise en application par de riches propriétaires terriens qui espèrent en tirer profit. En effet, plus la population urbaine (et maritime) augmente, plus la productivité rurale doit augmenter, à la fois  pour nourrir toutes ces bouches, et plus encore pour fournir en matières premières animales (laine, cuir, suif) les industries urbaines. Mais cela oblige à restructurer l’élevage, afin de maintenir les troupeaux séparés. En Angleterre, cela prend la forme des “ enclosures ”, c’est-à-dire de la division et de la clôture des anciennes pâtures communales. L’expropriation des occupants des terres communales va devenir une source de profits pour ceux qui investissent dans le terre.

C’est ce phénomène que Marx a désigné sous le nom d’accumulation primitive du capital. Selon lui, la richesse initiale de la bourgeoisie anglaise provient initialement de cette mainmise sur les terres communes. Elle va tirer un profit qui va être investi dans l’industrie, tandis que les paysans expropriés viennent grandir les rangs des ouvriers urbains. Or, les enclosures vont permettre le développement de l’élevage moderne. Autrement dit, il existe un lien directe entre augmentation de la productivité agricole, passage de l’agriculture “ féodale ” à l’agriculture “capitaliste ” et création des races domestiques. L’idée de race, née au sein de la noblesse, est mise au service du Capital, aussi bien au sens économique qu’au sens étymologique (capital = cheptel).

1. 2 L’élevage capitaliste 

Au XIXème siècle, la recherche de la productivité des produits animaux (viande, lait, laine, cuir, etc.) va devenir un enjeu essentiel du capitalisme agricole. La zootechnie connaît un essor fantastique, aussi bien dans la théorie que dans la pratique. Elle devient une discipline enseignée, divulguée dans l’enseignement vétérinaire et agricole, déclinée en manuels pour les propriétaires et les éleveurs. L’image classique du sous-préfet inaugurant les comices agricoles montre à quel point l’État a participé et encouragé  à la transformation génétique des animaux domestiques et à la structure de l’élevage. La majeure partie des races régionales actuellement connues sont nées au XIXème siècle. Elles résultent d’une recherche systématique d’une adéquation entre la matière première principalement recherchée (lait, viande, laine, etc.) et les conditions locales d’élevage (méthodes, environnement, etc.).

La zootechnie s’était développée en affirmant que la morphologie des animaux n’était pas le simple reflet du sol sur lequel ils étaient élevés, mais principalement de la sélection opérée. Mais une fois cette idée acquise et diffusée parmi les éleveurs, les races ainsi créées ont été identifiées aux terroirs qui les avaient produits. Les variétés de vaches, de moutons, de cochons et même de chiens sont, le plus souvent, identifiées par un nom géographique, bien que les “ meilleures ” soient exportées et implantées sous toutes les latitudes. Chaque province est transformée en un foyer d’expérimentation, pour créer “ son ” mouton, “ sa ” vache ou “ son ” cheval. En réalité, ce foyer consiste essentiellement en la coopération et l’émulation entre grands propriétaires terriens, qui seuls disposent des espaces nécessaires (pâtures, landes, plantations de plantes fourragères) et du capital initial pour se procurer les bons reproducteurs. Cet élevage est typiquement capitaliste, en ce sens qu’il ne vise ni à procurer un moyen de subsistance à l’éleveur, ni à payer une rente au propriétaire, mais bien à investir de l’argent dans la production d’une marchandise (viande, lait, laine, etc.) pour en tirer plus d’argent encore.

Ce mouvement zootechnique est accéléré au milieu du XXème siècle avec l’insémination artificielle (qui n’est rien d’autre que le viol mécanisé des femelles). Le nombre de “ produits ” obtenus à partir d’un seul mâle augmente de manière spectaculaire. Rappelons simplement que pour la race bovine la plus répandue au monde, la Prim'Holstein, les spécialistes considèrent que l'ensemble du cheptel mondial est consanguin à moins de cinq générations. Le taureau Dannix, récemment décédé, compte à son actif 400 000 inséminations, et 86 de ses fils sont eux-mêmes des reproducteurs. Les possibilités d’amélioration de la productivité sont donc largement accrues par cette technique, car on peut diffuser plus largement les caractères recherchés.

Cette technique trouve toutefois ses limites actuellement : un autre taureau fort actif, Igale, transmet à ses descendants le gène "Bulldog", qui donne une croissante réduite des os des membres et de la face. Un test génétique permet désormais de le détecter, c'est-à-dire à terme de l'éliminer en détruisant les souches porteuses du gêne. Dans le cas de la “ vache folle ”, l’origine n’est pas génétique, mais la faible variabilité génétique introduit un risque supplémentaire, puisque tous les animaux sont également sensibles au prion. Cette réduction du pool génétique est donc devenue une source de risque majeur pour la poursuite du système et oblige à une nouvelle restructuration pour maintenir la productivité.

Par exemple, la Bergerie nationale de Rambouillet, qui fut jadis le principal diffuseur du productivisme et de l’insémination artificielle, a converti tout son élevage expérimental en l’adaptant aux normes “ bio ”. C’est le nouveau modèle qu’elle va diffuser dans la formation des ingénieurs agricoles et des responsables d’élevage. Autrement dit, l'objectif du génie génétique actuel, c'est de sauver un système en déroute en recréant les races à chaque génération plutôt que de maintenir un système qui raréfie drastiquement le pool génétique et propage les anomalies. La politique actuelle d’abattages massifs, sur fond de psychose de la vache folle et de la fièvre aphteuse, s’explique probablement en partie par cette restructuration.

L’élevage “ biologique ”, de même que le retour aux races “ rustiques ” (c’est-à-dire peu sélectionnées), permet, par ses normes plus  exigeantes, de résoudre ce problème de risque génétique, mais au dépend de la productivité prodigieuse atteinte par l’insémination massive. Contrairement à l’élevage en batterie, qui nécessite un personnel très réduit et permet de résoudre l’éternel problème de répartition de l’espace entre pâtures et cultures fourragères. Il constitue une forme de toyotisme agricole, dans la mesure où il nécessite une multiplication de moyennes unités de production, plutôt que les immenses batteries “ fordistes ” de l’élevage actuel.

Le passage à la transgénèse (organismes génétiquement modifiés) et au clonage constituent l’autre piste pour la restructuration du système agrocapitaliste. Il permet également de résoudre les faiblesses de l’insémination artificielle en éliminant progressivement tous les risques liés aux hasards de la reproduction sexuée. C’est pourquoi firmes agroalimentaires et États sont directement intéressés aux recherches sur les OGM et le clonage. Il est curieux de constater, sur ce sujet, que les mouvements anti-OGM aient concentrés leurs efforts sur le domaine végétal (céréales), sans s’intéresser outre mesure aux animaux. De même, le débat sur le clonage s’est concentré sur des questions éthiques, sans prendre toujours en compte son objectif productiviste. Pourtant, OGM et clonage d’animaux ont clairement pour but une restructuration de l’élevage qui éliminerait les risques actuels liés aux épizooties et à la faible diversité génétique. C’est le stade suprême du contrôle sexuel et social des animaux d’élevage, l’aboutissement de la dynamique engendrée par l’entrée de l’élevage dans l’agrocapitalisme.

Pour résumer, la race peut donc être définie, non comme une forme de diversité “ naturelle ” (on parle plutôt de variété), mais comme le produit de manipulations externes à la société animale, selon des critères et des canons définis a priori, et obtenus par un isolement des individus assorti d’un contrôle croissant, dans un but productiviste et capitaliste.

2. L’idée de races humaines : racisme, eugénisme et ethno-différentialisme

L’être humain est caractérisé, au sein de l’écosystème planétaire, par sa position d’ubiquiste (on le trouve partout et sous tous les climats, y compris sous les mers...) et de super-prédateur (il n’entre au menu régulier d’aucun prédateur). Cela lui donne une grande variabilité génétique, qui se manifeste de manière accentuée dans le cas d’une reproduction endogame, même élargie. Quand une population reste isolée des autres, pour des raisons géographiques, culturelles ou sociales, les caractères dominants apparaissent de manière croissante, jusqu’à donner une certaine homogénéité dans l’apparence extérieure. Cette homogénéité n’est qu’un moment dans l’histoire d’un groupe, puisqu’elle s’estompe au fur et à mesure lorsque celui-ci est ouvert à des apports génétiques extérieurs. La différence essentielle entre les “ races ” animales et les “ groupes ethniques ”, c’est que le contrôle social et sexuel ne provient pas uniquement de l’extérieur du groupe (par le biais d’un éleveur), mais d’une double pression interne et externe au groupe, par le biais d’une réglementation des unions et de systèmes d’exclusions.

 2.1 L’idée de races humaines

Dès le XVIème siècle, des savants avaient essayé de classer les divers les peuples de la terre selon les généalogies du Livre des Nombres. Ce qui aboutissait, entre autre, à faire descendre les noirs de Cham, le mauvais fils de Noé, et de justifier leur esclavage, très tôt introduit en Amérique. La fameuse controverse de Valladolid, qui aboutit à la conclusion que les indiens avaient une âme, mais que les noirs en étaient privés, est l’expression la plus typique de la manière dont l’idée de races humaines est directement liée à des intérêts économiques. Au XVIIIème siècle, la théorie dominante est celle des “ climats ”, qui fait des races humaines une émanation naturelle du milieu dans lequel celles-ci se sont formées. On remarquera sa parenté avec l’idée selon laquelle les caractères des animaux domestiques sont le reflet du sol sur lequel ils ont été élevés. L’important réside moins, en l’occurrence, dans les justifications de la théorie que dans son résultat concret : un classement des groupes humains qui fait du noir un esclave naturel.

L’idée de races humaines a été explorée systématiquement au XIXème siècle, à la fois sur le modèle scientifique de la classification des espèces en histoire naturelle et sur le modèle empirique des races domestiques animales. Les critères adoptés sont apparemment les mêmes : homogénéité morphologique et géographique. Les savants (naturalistes, géographes, ethnologues, anthropologues, etc.) qui se sont interrogés sur cette question ont considéré que l’existence de ces groupes était un phénomène “ naturel ”. Ils cherchèrent à identifier les différents groupes, selon des critères toujours plus poussés (mesures crâniennes, etc.). Au fur et à mesure, le nombre de races recensées va croître de façon exponentielle, tandis que s’échafaudent des théories sur cette diversité. Deux théories se sont affrontées au XIXème siècle : le monogénisme et le polygénisme.

Le monogénisme suppose que l’ensemble des humains forment une seule et même espèce, dont les races sont des divisions, des formes variées de l’évolution. Dans sa version évolutionniste, le monogénisme permettait de montrer que les races humaines étaient les étapes successives d’une transformation du singe en homme blanc, en passant par le  nègre et l’asiatique. Cette théorie a reçu généralement l’appui des catholiques, car elle se conforme à la Bible (tous les humains descendent d’Adam). Le polygénisme postule que les différentes races humaines ont des origines totalement séparées. Il en a existé de nombreuses variantes, selon le nombre de races recensées, donc d’origines séparées. Dans tous les cas, la race noire et la race blanche sont rigoureusement séparées.  Définir des races comme naturelles et inamovibles n’est donc pas anodin. Cela a servi, historiquement, à accréditer l’idéologie de la colonisation et de l’esclavage, en justifiaient la domination d’une “ race ” sur les autres par sa supériorité “ naturelle ”.

Au delà de cette analyse classique, il faut remarquer que les auteurs racialistes prennent autant de soin à différencier les races européennes entre elles que de distinguer les noirs des blancs. L’objectif est alors d’affirmer “ scientifiquement ” la suprématie d’une nation. Les caractères distinctifs portent alors moins sur le physique que sur le moral, sur le tempérament attribué à tel ou tel peuple.

 2.2 La race, entre politique et éthique (fin XXème - début XXIème siècle)

2.2.1 Le monethnisme

A la fin du XXème siècle, l’idée de monoethnisme est devenue une donnée fondamentale des conflits armés au niveau mondial. Les définitions des nations ou des ethnies reposent sur des bases variées : données géographiques, historiques, linguistiques, religieuses, culturelles, etc. sans qu’on puisse en déduire une théorie générale. En réalité, la seule définition utile est, dans chaque conflit, celle qui est retenue par le parti ou l’armée belligérante qui se constitue en représentant de la nation ou de l’ethnie revendiquée. Elle n’a pas besoin d’être solide du point de vue scientifique, mais de servir de facteur d’identification et d’unification à des individus prêts à s’investir dans la lutte, quelques soient leurs raisons individuelles de le faire. C’est pourquoi elle repose essentiellement sur le sentiment d’une appartenance préalable. En dépit de cela, la nation ou l’ethnie est définie comme un groupe, comme une communauté, par des critères qui n’ont rien à voir avec le choix de chaque individu. Celui qui refuse son appartenance à la nation est un traître. En temps de paix, cela n’a qu’une importance relative. En temps de guerre, c’est une autre affaire...

Le monoethnisme consiste à identifier une nation à un territoire, et à refuser strictement toute présence, même minoritaire, d’autres groupes sur ce territoire. Cette idée est devenue une réalité active en ex-Yougoslavie (déjà onze ans de guerres, et un début de conflit en Macédoine...) et au Rwanda (un million de morts). En ex-Yougoslavie, c’est la politique de purification ethnique qui a prévalu : élimination des hommes, viol systématique des femmes afin de donner des enfants “ appartenant ” au groupe purificateur.

Rappelons la situation du Rwanda. Deux principaux groupes ethniques, les Hutus et les Tutsis, s’opposent depuis au moins un demi-siècle. La différence réelle entre les deux groupes est souvent considérée comme douteuse, puisqu’ils ont la même langue, le même territoire et sensiblement la même culture, mais elle a fait l’objet de nombreux développements par les intellectuels proches du pouvoir. Mais, avant la décolonisation, les Tutsis étaient dominants, parce que les “ blancs ” les avaient classés comme “ plus intelligents ”. La décolonisation entraîne le départ de nombreux Tutsis dans des pays limitrophes. Le parti unique au pouvoir adopte une position ethniste Hutu et génère un racisme institutionnel. En 1994, pour résoudre une crise interne croissante et ressouder l’unité autour du parti unique, le pouvoir arme les milices d’extrême-droite Hutus, puis encourage le massacre systématique des Tutsis. On remarquera simplement que dans la période qui a précédé le génocide, le renforcement de l’identité Hutu est passée par une interdiction sociale croissante des unions mixtes. Le monoethnisme est donc une forme de cloisonnement d’un groupe doublé d’une politique de contrôle social et sexuel particulièrement intense.

2.2.2 L’ethno-différentialisme

A partir des années 1970, l’idée de races humaines étant bannie du domaine des sciences et des opinions autorisées, elle a été réintroduite sous une forme plus subtile, l’ethno-diférentialisme.  Issue du néonazisme, la Nouvelle Droite, autour d’Alain de Benoist et ses revues (Nouvelle École, Krisis, Éléments, etc.), met en place ce changement de vocabulaire et de point de vue. Elle est relayée par des réseaux médiatiques et universitaires. L’idée centrale n’est plus la supériorité d’une race sur les autres, mais d’une égalité dans la différence. Les races et nations sont posées comme ayant une existence réelle, absolue et transcendant l‘histoire. Chaque individu est membre d’une nation et d’une race, et ne peut se développer réellement qu’en réalisant l’essence de celle-ci. Cela se traduit, en termes politiques, par une exaltation des “ traditions ” de chaque nation, de chaque peuple, mais aussi par une dénonciation de toute immigration ou métissage.

Cette position néodroitière a été assimilée par la majeure partie de l’extrême droite actuelle, dans de nombreux états, et notamment par Bruno Mégret et les intellectuels du MNR. C’est ce qui explique la non-contradiction entre une attitude hostile aux immigré-e-s et de l’Islam, et des alliances avec des mouvements nationalistes et islamistes dans les pays d’origine des même immigré-e-s (soutien du FN au FIS, par exemple). La Nouvelle Droite, dont la stratégie est fondée sur le contrôle de la sphère des idées et l’occupation du terrain intellectuel, s’est divisée en plusieurs courants, l’un poursuivant la “ néodroitisation ” de la droite traditionnelle, l’autre travaillant surtout à la substitution d’idées néodroitières aux anciennes “ valeurs ” de la gauche, par le biais de passerelles, voire d’infiltration pure et simple de groupes d’extrême-gauche. Ce n’est pas une nouveauté dans l’histoire de l’extrême-droite, mais elle a pris un tournant ces dernières années en devenant une politique  systématique de la part des nationalistes-révolutionnaires. Inutile de dire que les points d’accroche de cette infiltration sont le nationalisme et la naturalisme de gauche.

Le différentialisme est en effet particulièrement insidieux, parce qu’il permet de rejeter l’accusation de racisme tout en introduisant l’idées de différences “ naturelles ”. Ce pseudo-égalitarisme sert de cheval de Troie aux idées d’extrême-droite au sein d’un milieu “ radical ” peu préparé à les combattre et empli de confusions nationalistes et naturalistes. L’usage de l’idée de race, même en considérant que celles-ci sont égales entre elles et simplement différentes, ne renvoie donc pas seulement à un critère éthique, mais également à un critère politique.

2.3 Eugénisme et démographie au service des nations

2.3.1 L’eugénisme

Au XVIème siècle, dès les premières réflexions sur ce qui allait devenir la zootechnie, l’idée a germée d’appliquer ces critères aux humains. Les auteurs favorables à ce point de vue se moquent volontiers de ceux qui mettent plus de soin à choisir leurs chevaux que leur femme. François Ier envisageait ainsi d’améliorer la noblesse française en imposant une politique de mariages sous le contrôle de la monarchie.

L’historienne Arlette Jouanna, étudiant l'élaboration de l'idée d'une différence raciale entre nobles et roturiers au XVIème siècle, écrit : “ La complaisance avec laquelle ces textes se réfèrent à l'analogie des réalités humaines avec le monde animal montre quelle place tient cet argument dans la pensée de leurs auteurs ; il constitue la 'preuve' essentielle de l'existence des races chez les hommes ”. Les critères de définition du mot race, appliqué aux humains, ne diffère donc pas du sens qui lui est donné chez les animaux domestiques. De la même manière, il n’y a de races humaines que du point de vue de ceux et celles qui souhaitent qu’il en existe.

Au XIXème siècle, cette application de la zootechnie aux humains est systématisée sous la forme de l’eugénisme. Les auteurs eugénistes, comme Francis Galton, lisent avec attention les zootechniciens et se proposent d’améliorer les races humaines par la ségrégation sexuelle et l’élimination des handicapés physiques et mentaux, ou plus généralement, des pauvres et des “ associaux ”. Devenue une idée politique, l’eugénisme a été appliqué par de nombreux pays sous le contrôle de l’état : France, Suède, USA, etc. L’eugénisme n’est pas le propre des gouvernements réactionnaires, et est parfois mis en oeuvre sur l’initiative de gouvernements sociaux-démocrates. Il a connu son plus grand développement dans l’Allemagne nazie (stérilisation, ségrégation sexuelle, contrôle des unions, extermination, etc.). Contrairement aux autres états, sa politique eugénique ne fut pas discrète, mais affichée.

Dans le cas du nazisme, la pratique de l’eugénisme constitue une forme la plus absolue du contrôle sexuel et social des Individus dans le but de maintenir un “ groupe ethnique ”. Il s’intègre dans la thématique développée par Hitler dès ses débuts, et sa mise en application est en accord avec les thèses nazies sur la “ race ”. Mais qu’est ce qui peut pousser un gouvernement qui n’a pas le racisme ou l’ethnisme pour base, à développer une politique eugénique ? ce n’est pas une question simple, d’autant plus que celle-ci a souvent été occultée. Les USA, ou tout au moins certains États comme la Californie, ont pratiquée une politique eugéniste à l’encontre des handicapés physiques et mentaux, ainsi que des “ criminels ”. Les théoriciens de l’eugénisme ont souvent insisté sur le fait que leurs propositions permettraient de réduire la criminalité, dont ils estimaient qu’elle avait une origine génétique, et qu’elle fournirait une population plus saine et plus vigoureuse. Dans cette logique, l’État qui met en place une politique eugéniste peut espérer d’un côté réduire les coûts “ sociaux ” de l’entretien de personnes improductives et de la lutte contre la criminalité, de l’autre augmenter la population en état de travailler, donc en dernier ressort, de lui verser un impôt direct ou indirect. Comme la zootechnie, l’eugénisme est une forme de productivisme.

L’eugénisme est également indissociable de la recherche d’une élite. Les classes dominantes, qui favorisent la transmission héréditaire de leur propriété, tendent à développer une idéologie naturaliste et innéiste, qui justifie cette transmission comme un fait naturel. Dans un système féodal, ou l’état se confond avec la classe dominante, cela ne pose pas de problème. Mais dès que l’état tend à prendre son autonomie et à générer une bureaucratie, “ l’intelligence ” devient une donnée cruciale. Quand ce recrutement tend à s’élargir (comme c’est le cas dans les états sociaux-démocrates), la nécessité de produire une élite est l’un des fondements de la reproduction du système. Les grandes écoles, l’avancement au mérite, le système électoral sont les manifestations positives de cette nécessité (positive, en ce sens qu’elles cherchent à sélectionner les “ meilleurs ” éléments), tandis que l’eugénisme est sa manifestation négative (puisqu’elle tente d’éliminer les éléments supposés nocifs).