Friedrich Nietzsche

La Volonté de puissance

Essai d'une transmutation de toutes les valeurs

(Études et Fragments)

Traduit par Henri Albert

Esquisse d'un avant-propos

1.

Les grandes choses exigent que l'on s'en taise, ou qu'on en parle avec grandeur: avec grandeur, c'est-à-dire avec cynisme et innocence.

2.

Ce que je raconte, c'est l'histoire des deux siècles qui vont venir. Je décris ce qui va venir, ce qui ne saurait plus venir autrement: la montée du nihilisme. Cette page d'histoire peut être contée dès maintenant: car, dans le cas présent, la nécessité elle-même est à l'oeuvre. Cet avenir parle déjà par la voix de cent signes et présages, cette fatalité s'annonce partout; pour entendre cette musique de l'avenir toutes les oreilles sont déjà tendues. Notre civilisation européenne tout entière s'agite depuis longtemps sous une pression qui va jusqu'à la torture, une angoisse qui grandit de dix ans en dix ans, comme si elle voulait provoquer une catastrophe: inquiète, violente, emportée, semblable à un fleuve qui veut arriver au terme de son cours, qui ne réfléchit plus, qui craint de réfléchir.

3.

- Celui qui prend ici la parole n'a, au contraire, rien fait jusqu'à présent, si ce n'est réfléchir et se recueillir: en philosophe et en solitaire par instinct, qui a trouvé son avantage dans la vie en dehors, à l'écart, dans la patience, l'ajournement et le retard; tel un esprit hasardeux et téméraire qui souvent s'est égaré dans tous les labyrinthes de l'avenir, tel un oiseau prophétique qui regarde en arrière lorsqu'il raconte ce qui est l'avenir, premier nihiliste parfait de l'Europe, mais qui lui-même a déjà surmonté le nihilisme, l'ayant vécu dans son âme - le voyant derrière lui, au-dessous de lui, en dehors de lui.

4.

Car il ne faut pas se méprendre sur le sens du titre que veut prendre l'évangile de l'avenir. " La Volonté de Puissance. Essai d'une transmutation de toutes les valeurs " - dans cette formule s'exprime un contre-mouvement, par rapport au principe et à la tâche; un mouvement qui, dans un avenir quelconque, remplacera ce nihilisme complet; mais qui en admet la nécessité, logique et psychologique; et ne peut absolument venir qu'après lui et par lui. Car pourquoi la venue du nihilisme est-elle dès lors nécessaire ? Parce que ce sont nos valeurs elles-mêmes, celles qui ont eu cours jusqu'à présent, qui, dans le nihilisme, tirent leurs dernières conséquences; parce que le nihilisme est le dernier aboutissant logique de nos grandes valeurs et de notre idéal; parce qu'il nous faut d'abord traverser le nihilisme, pour nous rendre compte de la vraie valeur de ces " valeurs " dans le passé... Quel que soit ce mouvement, nous aurons un jour besoin de valeurs nouvelles...

Livre premier

Le nihilisme européen

1.

Un plan

Voici venir la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, que nous sommes. Il nous reste, soit à supprimer notre génération, soit à nous supprimer nous-mêmes. Le second cas est le nihilisme.

1. Le nihilisme montant, en théorie et en pratique. Dérivation vicieuse de celui-ci (pessimisme, ses espèces: prélude du nihilisme, bien qu'inutile).

2. Le christianisme succombant à sa morale. " Dieu est la vérité "; " Dieu est l'amour "; le " Dieu juste ". - Le plus grand événement - " Dieu est mort "- sourdement pressenti.

3. La morale, dès lors privée de sa sanction, ne sait plus se soutenir d'elle-même. On finit par laisser tomber l'interprétation morale - (mais le sentiment est encore saturé des résidus d'évaluations chrétiennes - ).

4. C'est sur des jugements moraux qu'a jusqu'à présent reposé la valeur, avant tout la valeur de la philosophie (de " la volonté du vrai " - ). (L'idéal populaire du " sage ", du " prophète ", du " saint " est tombé en désuétude.)

5. Tendances nihilistes dans les sciences naturelles (" absurdité " - ); causalisme, mécanisme. La conformité aux lois est un intermède, un résidu.

6. De même en politique: la croyance en son bon droit fait défaut, l'innocence; le mensonge règne, l'asservissement au moment.

7. De même en économie politique: la suppression de l'esclavage, l'absence d'une caste rédemptrice, d'un justificateur, - l'avènement de l'anarchiste. " Éducation " ?

8. De même en histoire: le fatalisme, le darwinisme; la dernière tentative pour l'interpréter dans un sens raisonnable et divin a échoué. La sentimentalité devant le passé; on ne supporterait pas de biographie ! -

9. De même en art: le romantisme et son contre-coup (la répugnance contre l'idéal romantique et son mensonge). Celui-ci est moral, il a le sens d'une grande véracité, mais il est pessimiste. Les " artistes " purs (indifférents vis-à-vis du sujet). (Psychologie de confesseur et psychologie de puritain, deux formes du romantisme psychologique: mais aussi leur opposé, la tentative de considérer " l'homme " du point de vue purement artistique, - là encore on n'ose pas l'évaluation contraire ! ).

10. Tout le système européen des aspirations humaines a conscience de son absurdité ou encore de son " immoralité ". Probabilité d'un nouveau bouddhisme. Le plus grand danger. - " Quels sont les rapports entre la véracité, l'amour, la justice et le monde véritable ? " Il n'y en a point ! -

I. Nihilisme

2.

a) Le nihilisme, une condition normale.

Nihilisme: le but fait défaut; la réponse à la question " pourquoi ? " - Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se déprécient.

Il peut être un signe de force, la vigueur de l'esprit peut s'être accrue au point que les fins que celui-ci voulut atteindre jusqu'à présent ("convictions ", " articles de foi ") paraissent impropres ( - : car une foi exprime généralement la nécessité de conditions d'existence, une soumission à l'autorité d'un ordre de choses qui fait prospérer et croître un être, lui fait acquérir de la force... ); d'autre part le signe d'une force insuffisante à s'ériger un but, une raison d'être, une foi.

Il atteint le maximum de sa force relative comme force violente de destruction: comme nihilisme actif. Son opposé pourrait être le nihilisme fatigué qui n'attaque plus: sa forme la plus célèbre est le bouddhisme, qui est un nihilisme passif, avec des signes de faiblesse; l'activité de l'esprit peut être fatiguée, épuisée, en sorte que les fins et les valeurs préconisées jusqu'à présent paraissent impropres et ne trouvent plus créance, en sorte que la synthèse des valeurs et des fins (sur quoi repose toute culture solide) se décompose et que les différentes valeurs se font la guerre: une désagrégation... ; alors tout ce qui soulage, guérit, tranquillise, engourdit, vient au premier plan, sous des travestissements divers, religieux ou moraux, politiques ou esthétiques, etc.

Le nihilisme représente un état pathologique intermédiaire ( - pathologique est l'énorme généralisation, la conclusion qui n'aboutit à aucun sens - ): soit que les forces productrices ne soient pas encore assez solides, - soit que la décadence hésite encore et qu'elle n'ait pas encore inventé ses moyens.

b) Condition de cette hypothèse. Qu'il n'y a point de vérité; qu'il n'y a pas de modalité absolue des choses, pas de " chose en soi ". - Cela même n'est que du nihilisme, et le nihilisme le plus extrême. Il fait consister la valeur des choses précisément en ceci qu'aucune réalité ne correspond et n'a correspondu à ces valeurs, mais qu'elles ne sont qu'un symptôme de force du côté des taxateurs, une simplification en vue de la vie.

3.

La question du nihilisme " à quoi bon ? " part de l'usage qui fut courant jusqu'ici, grâce auquel le but semblait fixé, donné, exigé du dehors - c'est-à-dire par une quelconque autorité supra-humaine. Lorsque l'on eut désappris de croire en celle-ci, on chercha, selon un ancien usage, une autre autorité qui sût parler un langage absolu et commander des fins et des tâches. L'autorité de la conscience est maintenant en première ligne un dédommagement pour l'autorité personnelle (plus la morale est émancipée de la théologie, plus elle devient impérieuse). Ou bien c'est l'autorité de la raison. Ou l'instinct social (le troupeau). Ou encore l'histoire avec son esprit immanent, qui possède son but en elle et à qui l'on peut s'abandonner. On voudrait tourner le vouloir, la volonté d'un but, le risque que l'on pourrait courir en se donnant un but à soi-même; on voudrait se décharger de la responsabilité ( - on accepterait le fatalisme). Enfin: le bonheur, et, avec un peu de tartuferie, le bonheur du plus grand nombre.

On se dit:

1) un but déterminé n'est pas du tout nécessaire;

2) il n'est pas possible de prévoir ce but.

Maintenant que la volonté serait nécessaire dans son expression la plus forte, elle est justement la plus faible et la plus pusillanime. Méfiance absolue à l'égard de la force organisatrice de la volonté d'ensemble.

Époque où toutes les appréciations " intuitives " viennent, les unes après les autres, au premier plan, comme si par elles on pouvait obtenir une direction dont on est privé autrement.

" À quoi bon ? " - On exige une réponse 1) de la conscience, 2) de l'instinct de bonheur, 3) de " l'instinct social " (troupeau), 4) de la raison (" esprit "), - pourvu que l'on ne soit pas obligé de vouloir, de se fixer une raison à soi-même.

Ensuite le fatalisme: " il n'y a point de réponse ", mais " nous allons quelque part ", " il est impossible de vouloir une fin ", - avec résignation... ou révolte... Agnosticisme par rapport au but.

Ensuite la négation considérée comme explication de la vie; la vie considérée comme quelque chose qui se conçoit sans valeur et qui finit par se supprimer.

4.

Le signe le plus général des temps modernes: l'homme a perdu, à ses propres yeux, infiniment de dignité. Il a longtemps été le centre et le héros tragique de l'existence, en général; puis il s'est efforcé d'affirmer du moins sa parenté avec la portion décisive de l'existence qui possédait sa valeur par elle-même - comme font tous les métaphysiciens qui veulent maintenir la dignité de l'homme, avec leur croyance que les valeurs morales sont des valeurs cardinales. Celui qui a abandonné Dieu tient avec d'autant plus de sévérité à la croyance en la morale.

5.

Critique du nihilisme

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, apparaîtra, premièrement, lorsque nous nous sommes efforcés de donner à tout ce qui arrive un " sens " qui ne s'y trouve pas: en sorte que celui qui cherche finit par perdre courage. Le nihilisme est alors la connaissance du long gaspillage de la force, la torture qu'occasionne cet " en vain ", l'incertitude, le manque d'occasion de se refaire de quelque façon que ce soit, de se tranquilliser au sujet de quoi que ce soit - la honte de soi-même, comme si l'on s'était dupé trop longtemps... Ce sens aurait pu être: l'" accomplissement " d'un canon moral supérieur dans tout ce qui est arrivé, le monde moral; ou l'augmentation de l'amour et de l'harmonie dans les rapports entre les êtres; ou la réalisation partielle d'une condition de bonheur universel; ou même la mise en marche vers un néant universel - un but, quel qu'il soit, suffit à prêter un sens. Toutes ces conceptions ont cela de commun qu'elles veulent atteindre quelque chose par le processus lui-même: - et l'on s'aperçoit maintenant que par ce " devenir " rien n'est réalisé, rien n'est atteint... C'est donc la déception au sujet d'un prétendu but du devenir qui est la cause du nihilisme: soit que cette déception se rapporte à un but tout à fait déterminé, soit que, d'une façon générale, on s'aperçoive que toutes les hypothèses d'un but émises jusqu'ici par rapport à l' "évolution tout entière " sont insuffisantes ( - l'homme n'apparaît plus comme le collaborateur, et, moins encore, comme le centre du devenir.

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, apparaîtra en deuxième lieu lorsque l'on aura mis une totalité, une systématisation, et même une organisation dans tout ce qui arrive et au-dessus de tout ce qui arrive, en sorte que l'âme assoiffée de respect et d'admiration nagera dans l'idée d'une domination et d'un gouvernement supérieurs ( - si c'est l'âme d'un logicien, l'enchaînement des conséquences et la réalité absolue suffiront à tout concilier...). Une façon d'unité, une forme quelconque du " monisme ": et, par suite de cette croyance, l'homme dans un sentiment de profonde connexion et de profonde dépendance vis-à-vis d'un tout qui lui est infiniment supérieur, un mode de la divinité... " Le bien de la totalité exige l'abandon de l'individu "... Or, il n'existe pas de pareille totalité ! Au fond l'homme a perdu la croyance en sa valeur, dès que ce n'est pas un tout infiniment précieux qui agit par lui: ce qui revient à dire qu'il a conçu ce tout, afin de pouvoir donner créance à sa propre valeur.

 

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, possède encore une troisième et dernière forme. Étant donnés ces deux jugements: à savoir que par le devenir rien ne doit être réalisé, et que le devenir n'est pas régi par une grande unité, où l'individu peut entièrement se perdre comme dans un élément d'une valeur supérieure: il reste le subterfuge de condamner ce monde du devenir tout entier, parce qu'il est illusion, et d'inventer un monde qui se trouve au-delà de celui-ci, un monde qui sera le monde-vérité. Mais dès que l'homme commence à s'apercevoir que ce monde n'a été édifié que pour répondre à des nécessités psychologiques et qu'il n'y a absolument aucun droit, une forme suprême du nihilisme commence à naître, une forme qui embrasse la négation d'un monde métaphysique, - qui s'interdit la croyance en un monde-vérité. En se plaçant à ce point de vue, on admet la réalité du devenir comme seule réalité, on se défend toute espèce de chemin détourné qui mène à l'au-delà et à de fausses divinités - mais on ne supporte pas ce monde-ci, bien que l'on ne veuille pas le nier...

- Qu'est-il arrivé en somme ? Le sentiment de la non-valeur était réalisé, mais on comprit que l'on ne pouvait interpréter le caractère général de l'existence ni par l'idée du " but ", ni par l'idée de "I'unité", ni par l'idée de "vérité ". Rien n'est atteint et obtenu par là; l'unité qui intervient dans la multiplicité des événements fait défaut: le caractère de l'existence n'est pas " vrai ", il est faux..., on n'a décidément plus de raison de se persuader de l'existence d'un monde-vérité... En un mot, les catégories: " cause finale ", " unité ", " être ", par quoi nous avons prêté une valeur au monde, sont retirées par nous - et dès lors le monde a l'air d'être sans valeur...

***

En admettant que nous ayons reconnu comment le monde ne peut plus être interprété par ces trois catégories, et qu'après cet examen le monde commence à être sans valeur pour nous, il faudra nous demander d'où nous vient cette croyance en ces trois catégories. - Essayons s'il n'est pas possible de leur refuser créance, à elles ! Lorsque nous aurons déprécié ces trois catégories, la démonstration de l'impossibilité de les appliquer au monde n'est plus une raison suffisante à déprécier le monde.

- Résultat: la croyance aux catégories de la raison est la cause du nihilisme, - nous avons mesuré la valeur du monde d'après des catégories qui se rapportent à un monde purement fictif.

- Conclusion: toutes les valeurs par quoi nous avons essayé jusqu'à présent de rendre le monde estimable pour nous, et par quoi nous l'avons précisément déprécié lorsqu'elles se montrèrent inapplicables - toutes ces valeurs sont, au point de vue psychologique, les résultats de certaines perspectives d'utilité, établies pour maintenir et augmenter les terrains de domination humaine: mais projetées faussement dans l'essence des choses. C'est toujours la naïveté hyperbolique de l'homme qui le fait se considérer lui-même comme le sens et la mesure des choses...

6.

Proposition principale. - En quel sens le nihilisme complet est la conséquence nécessaire de l'idéal actuel.

- Le nihilisme incomplet, ses formes: nous vivons au milieu de lui.

- Les tentatives pour éviter le nihilisme, sans transmuer ces valeurs, provoquent le contraire, amènent le problème à un état aigu.

7.

Toute évaluation purement morale (comme par exemple l'évaluation bouddhiste) aboutit au nihilisme: il faut aussi s'attendre à sa venue pour ce qui est de l'Europe ! On croit pouvoir s'en tirer avec un moralisme sans arrière-plan moral: mais par là le chemin du nihilisme est nécessairement ouvert. - La contrainte qui nous force, nous, à nous considérer comme taxateurs de valeurs, n'existe pas dans la religion.

8.

Rien n'est plus dangereux qu'un objet de désirs contraire à l'essence de la vie. La conclusion nihiliste (la croyance à la non-valeur) conséquence de l'évaluation morale: - nous avons perdu le goût de l'égoïsme (quand même nous aurions compris qu'il n'existe pas d'acte non égoïste); nous avons perdu le goût de la nécessité (quand même nous aurions reconnu l'impossibilité d'un libre arbitre et d'une " liberté intelligible "). Nous nous apercevons que nous ne pouvons atteindre la sphère où nous avons placé nos valeurs - mais, par ce fait, l'autre sphère, celle où nous vivons, n'a nullement gagné en valeur: au contraire, nous sommes fatigués, parce que nous avons perdu notre principal stimulus. " En vain, jusqu'à présent ! "

9.

Le nihilisme radical c'est la conviction d'un absolu manque de solidité de l'existence, lorsqu'il s'agit des valeurs supérieures que l'on reconnaît; à quoi s'ajoute la connaissance que nous n'avons pas le moindre droit de fixer un au-delà ou un " en soi " des choses.

Cette connaissance est la suite de " l'esprit véridique " qui a grandi en nous: c'est donc aussi une conséquence de la foi en la morale. - Voici l'antinomie: en tant que nous croyons à la morale, nous condamnons l'existence.

- La logique du pessimisme poussée jusqu'aux extrêmes limites du nihilisme: qu'est-ce qui est le principe agissant ? - Notion du manque de valeur, du manque de sens: comment les évaluations morales se trouvent derrière toutes les autres valeurs supérieures.

- Résultat: les évaluations morales ont des condamnations, des négations, la morale éloigne de la volonté de vivre...

Problème: mais qu'est-ce que la morale ?

10.

Le nihilisme européen

Quels avantages offrait l'hypothèse de la morale chrétienne ?

1) elle prêtait à l'homme une valeur absolue, en opposition avec sa petitesse et son accidence dans le fleuve du devenir et de la disparition;

2) elle servait les avocats de Dieu, en ce sens qu'elle laissait au monde, malgré la misère et le mal, le caractère de la perfection - y compris la fameuse " Liberté " - : le mal apparaissait plein de sens;

3) elle admettait que l'homme possède un savoir particulier au sujet des valeurs absolues et lui donnait ainsi, pour ce qui importait le plus, une connaissance adéquate;

4) elle évitait à l'homme de se mépriser, en tant qu'homme, de prendre partie contre la vie, de désespérer de la connaissance: elle était un moyen de conservation.

En résumé: la morale était le grand antidote contre le nihilisme pratique et théorique.

***

Mais, parmi les forces que la morale a nourries, se trouvait la véracité: celle-ci finit par se tourner contre la morale, elle découvre sa téléologie, sa considération intéressée, et maintenant l'intelligence de ce mensonge longtemps incarné et dont on désespère de se débarrasser agit précisément comme stimulant. Nous constatons sur nous, implantés par la longue interprétation morale, des besoins qui nous apparaissent dès lors comme des exigences de non-vérité: d'autre part, ce sont les besoins, à quoi la valeur semble attachée, à cause desquels nous supportons de vivre. Nous n'estimons point ce que nous connaissons et n'osons plus estimer ce par quoi nous aimerions nous faire illusion: - de cet antagonisme résulte un processus de décomposition.

De fait, nous n'avons plus besoin d'un antidote contre le premier nihilisme: dans notre Europe, la vie n'est plus incertaine, hasardeuse, insensée à un tel point. L'élévation de la valeur de l'homme, de la valeur du mal, etc., à une puissance si énorme, n'est plus nécessaire maintenant, nous supportons une réduction importante de cette valeur, nous admettons la part du non-sens, du hasard: la puissance atteinte par l'homme permet maintenant un abaissement des moyens de discipline dont l'interprétation morale fut le coté fort. " Dieu " est une hypothèse beaucoup trop extrême.

***

Cependant les positions extrêmes ne sont pas relevées par des positions plus modérées, mais par d'autres également extrêmes, seulement ce sont des positions à rebours. C'est ainsi que la croyance en l'immoralité absolue de la nature, le manque de but et de sens devient la passion psychologiquement nécessaire, lorsque la foi en Dieu et un ordre essentiellement moral n'est plus soutenable. Le nihilisme apparaît maintenant, non point parce que le déplaisir de l'existence est devenu plus grand qu'autrefois, mais parce que, d'une façon générale, on est devenu méfiant à l'égard de la " signification " qu'il peut y avoir dans le mal, ou même dans l'existence. Une seule interprétation a été ruinée: mais comme elle passait pour la seule interprétation, il pourrait sembler que l'existence n'eût aucune signification et que tout fût en vain.

***

Il reste à démontrer que cet " en vain " est le caractère de notre nihilisme actuel. La méfiance de nos évaluations antérieures s'accentue jusqu'à oser la question: " Toutes les " valeurs " ne sont-elles pas des moyens de séduction, pour faire traîner la comédie en longueur, mais sans que le dénouement approche ?" Cette durée, avec un " en vain ", sans but ni raison, paralysante, surtout lorsque l'on comprend que l'on est dupé, sans avoir la force de ne pas se laisser duper.

***

Imaginons cette idée sous la forme la plus terrible: l'existence telle qu'elle est, sans signification et sans but, mais revenant sans cesse d'une façon inévitable, sans un dénouement dans le néant: " l'Éternel Retour ".

C'est là la forme extrême du nihilisme: le néant (le " non-sens ") éternel !

Forme européenne du bouddhisme: l'énergie du savoir et de la force contraint à une pareille croyance. C'est la plus scientifique de toutes les hypothèses possibles. Nous nions les causes finales: si l'existence tendait à un but ce but serait atteint.

***

On comprend que ce à quoi on vise ici est en contradiction avec le panthéisme: car l'affirmation que " tout est parfait, divin, éternel ", force également à admettre " l'éternel retour ". Question: cette position affirmative et panthéiste en face de toutes choses est-elle rendue impossible par la morale ? En somme, c'est seulement le Dieu moral qui a été surmonté. Cela a-t-il un sens d'imaginer un Dieu " par delà le bien et le mal " ? Un panthéisme dirigé dans ce sens serait-il imaginable ? Supprimons-nous l'idée de but dans le processus et affirmons-nous le processus malgré cela ? - Ce serait le cas si, dans le cercle de ce processus, à chaque moment de celui-ci, quelque chose était atteint - et que ce soit toujours la même chose. Spinoza a conquis une pareille position affirmative, en ce sens que, pour lui, chaque moment a une nécessité logique: et il triomphe d'une pareille conformation du monde au moyen de son instinct logique fondamental.

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Mais le cas de Spinoza n'est qu'un cas particulier. Tout trait de caractère fondamental, formant la base de tous les faits, s'exprimant dans tous les faits, chaque fois qu'il serait considéré par un individu comme son trait fondamental à lui, devrait pousser cet individu à approuver triomphalement chaque moment de l'existence universelle. Il importerait précisément que ce trait de caractère fondamental produisît chez soi-même une impression de plaisir, qu'on le ressentit comme bon et précieux.

***

Or, la morale a protégé l'existence contre le désespoir et le saut dans le néant chez les hommes et les classes qui étaient violentés et opprimés par d'autres hommes: car c'est l'impuissance en face des hommes et non pas l'impuissance en face de la nature qui produit l'amer désespoir de vivre. La morale a traité en ennemis les hommes autoritaires et violents, les " maîtres " en général, contre lesquels le simple devrait être protégé, c'est-à-dire avant tout encouragé et fortifié. Par conséquent la morale a enseigné à haïr et à mépriser ce qui forme le trait de caractère fondamental des dominateurs: leur volonté de puissance. Supprimer, nier, décomposer cette morale: ce serait regarder l'instinct le plus haï avec un sentiment et une évaluation contraires. Si l'opprimé, celui qui souffre, perdait la croyance en son droit à mépriser la volonté de puissance, sa situation serait désespérée. Pour qu'il en soit ainsi il faudrait que ce trait fût essentiel à la vie et que l'on pût démontrer que, dans la volonté morale, cette " volonté de puissance " n'était que dissimulée, cette haine et ce mépris n'étant eux-mêmes qu'une manifestation de celle-ci. L'oppressé se rendrait alors compte qu'il se trouve sur le même terrain que l'oppresseur et qu'il ne possède pas de privilège, pas de rang supérieur sur celui-ci.

***

Bien au contraire ! Il n'y a rien dans la vie qui puisse avoir de la valeur, si ce n'est le degré de puissance - à condition bien entendu que la vie elle-même soit la volonté de puissance. La morale préservait les déshérités contre le nihilisme, en prêtant à chacun une valeur infinie, une valeur métaphysique, en le rangeant dans un ordre qui ne correspondait pas à la puissance terrestre, à la hiérarchie du monde: elle enseignait la soumission, l'humilité, etc. En admettant que la croyance en cette morale soit détruite, il s'ensuivrait que les déshérités seraient privés des consolations de cette morale - et qu'ils périraient.

***

Cette tendance d'aller à sa perte se présente comme la volonté de se perdre, comme le choix instinctif de ce qui détruit nécessairement. Le symptôme de cette auto-destruction des déshérités c'est l'autovivisection, l'empoisonnement, l'enivrement, le romantisme, avant tout la contrainte instinctive à des actes, par quoi l'on fait des puissants ses ennemis mortels ( - se dressant pour ainsi dire ses propres bourreaux), la volonté de destruction comme volonté d'un instinct plus profond encore, l'instinct de l'auto-destruction, la volonté du néant.

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Le nihilisme est un symptôme: il indique que les déshérités n'ont plus de consolation; qu'ils détruisent pour être détruits, que, détachés de la morale, ils n'ont plus de raison de " se résigner ", - qu'ils se placent sur le terrain du principe opposé, et qu'ils veulent aussi de la puissance de leur côté, en forçant les puissants à être leurs bourreaux. C'est là la forme européenne du bouddhisme, la négation active, par quoi la vie tout entière a perdu son " sens ".

***

Il ne faudrait pas croire que la " détresse " soit devenue plus grande: bien au contraire ! " Dieu, la morale, la résignation " étaient des remèdes sur des degrés de misère excessivement bas: le nihilisme actif se présente dans des conditions relativement bien plus favorables. Le fait même de considérer la morale comme surmontée implique un certain degré de culture intellectuelle; celle-ci de son côté un bien-être relatif. Une certaine fatigue intellectuelle, poussée, par une longue lutte d'opinions philosophiques, jusqu'au scepticisme désespéré en face de toute philosophie, caractérise également le niveau, nullement inférieur, de ces nihilistes. Que l'on songe dans quelles conditions Bouddha entra en scène. La doctrine de l'Éternel Retour reposerait des hypothèses savantes (telles qu'en possédait la doctrine de Bouddha, par exemple l'idée de causalité, etc.).

***

Que signifie maintenant " déshérité " ? Il faut envisager la question avant tout au point de vue physiologique et non pas au point de vue politique. L'espèce d'hommes la plus malsaine en Europe (dans toutes les classes) forme le terrain de ce nihilisme: elle considérera la croyance à l'Éternel Retour comme une malédiction - lorsque l'on est frappé on ne recule plus devant aucune action. Elle voudra effacer, non seulement d'une façon passive, mais encore faire effacer tout ce qui est à ce point dépourvu de sens et de but. Bien que ce ne soit chez elle qu'un spasme, une fureur aveugle devant la certitude que tout cela existait de toute éternité - même ce moment de nihilisme et de destruction. La valeur d'une pareille crise, c'est qu'elle purifie, qu'elle réunit les éléments semblables et les fait se détruire les uns les autres, qu'elle assigne à des hommes d'idées opposées des tâches communes -mettant aussi en lumière, parmi eux, les faibles et les hésitants, et provoquant ainsi une hiérarchie des forces au point de vue de la santé; qu'elle reconnaît pour ce qu'ils sont ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Naturellement en dehors de toutes les conventions sociales existantes.

***

Quels sont ceux qui s'y montreront les plus forts ? Les plus modérés, ceux qui n'ont pas besoin de dogmes extrêmes, ceux qui non seulement admettent, mais aiment aussi une bonne part de hasard, de non-sens. Ceux qui peuvent songer à l'homme, en réduisant quelque peu sa valeur, sans qu'ils se sentent par là diminués et affaiblis: les plus riches par rapport à la santé, ceux qui sont à la hauteur du plus grand malheur et qui, à cause de cela, ne craignent pas le malheur, - des hommes qui sont certains de leur puissance et qui, avec une fierté consciente, représentent la force à laquelle l'homme est parvenu.

***

Comment de pareils hommes songeraient-ils à l'Éternel Retour ?

11.

Les valeurs supérieures au service desquelles l'homme devrait vivre, surtout lorsqu'elles étendaient sur lui leurs lourdes mains: ces valeurs sociales, pour en renforcer le ton, comme si elles étaient des commandements de Dieu, on les a adressées au-dessus des hommes, telles des "réalités ", comme si elles étaient le " vrai " monde, l'espérance d'un monde à venir. Maintenant que l'origine mesquine de ces valeurs nous apparaît clairement, l'univers par là nous semble déprécié, nous semble avoir perdu son " sens "... mais cela n'est qu'un état intermédiaire.

***

Point de vue principal. - Il ne faut pas voir la tâche de l'espèce supérieure dans la direction de l'espèce inférieure, comme fit par exemple Comte - ), mais il faut considérer l'espèce inférieure comme une base sur laquelle une espèce supérieure peut édifier sa propre tâche - une base nécessaire à sa croissance.

Les conditions qui permettent à une espèce forte et noble de se conserver (par rapport à la discipline intellectuelle) sont [à l' ?] opposé des conditions qui régissent la " masse industrielle ", les épiciers à la Spencer.

Ce qui n'est permis qu'aux natures les plus fortes et les plus fécondes, pour rendre leur existence possible - les loisirs, les aventures, l'incrédulité, les débauches même, - si c'était permis aux natures moyennes, les ferait périr nécessairement - et il en est ainsi en effet. L'activité, la règle, la modération, les " convictions " sont de mise, en un mot les " vertus du troupeau ": avec elles cette espèce d'hommes moyens atteint sa perfection.

Causes du nihilisme: 1) l'espèce supérieure fait défaut, c'est-à-dire celle dont la fécondité et la puissance inépuisables maintiennent la croyance en l'homme. (Que l'on songe à ce que l'on doit à Napoléon: presque tous les espoirs supérieurs de ce siècle.)

2) L'espèce inférieure, - " troupeau ", " masse ", " société " - désapprend la modestie et enfle ses besoins jusqu'à en faire des valeurs cosmiques et métaphysiques. Par là l'existence tout entière est vulgarisée: car, en tant que la masse gouverne, elle tyrannise les hommes d'exception, ce qui fait perdre à ceux-ci la foi en eux-mêmes et les pousse au nihilisme.

Toutes les tentatives pour imaginer des types supérieurs ont échoué (le " romantisme "; l'artiste, le philosophe; - contre la tentative de Carlyle de leur prêter des valeurs morales supérieures).

La résistance contre les types supérieurs comme résultat.

Abaissement et incertitude de tous les types supérieurs. La lutte contre le génie (" poésie populaire ", etc.). La compassion pour les humbles et ceux qui souffrent, comme étalon pour l'élévation de l'âme.

Le philosophe fait défaut, l'interprète de l'action, et non pas seulement celui qui transforme en poésie.

13.

En quel sens le nihilisme de Schopenhauer continue à être la conséquence d'un même idéal, créé par le théisme chrétien. - Si grand était le degré de certitude par rapport à l'objet du désir le plus élevé, par rapport aux valeurs supérieures et à la plus grande perfection, que les philosophes s'appuyaient dessus, comme sur une certitude absolue, sur une certitude a priori: avec Dieu au sommet comme vérité donnée. " Devenir l'égal de Dieu ", " se fondre en Dieu " - ce fut là, pendant des milliers d'années, l'objet du désir le plus naïf et le plus convaincu ( - mais une chose qui convainc, par là n'en est pas plus vraie: elle est seulement convaincante. Remarque destinée aux ânes).

On a désappris de prêter à cette fixation d'idéal une réalité personnelle: on est devenu athée. Mais a-t-on par là renoncé à l'idéal ? - Les derniers métaphysiciens cherchent en somme toujours dans celui-ci la " réalité " vraie, la " chose en soi ", par rapport à quoi tout le reste n'est qu'apparence. Ils érigent en dogme que, notre monde des apparences n'étant visiblement pas l'expression de cet idéal, il ne saurait être " vrai " - il ne saurait même pas remonter à ce monde métaphysique qu'ils considèrent comme cause. Il est impossible que l'inconditionné, en tant qu'il représente cette perfection supérieure, soit la raison de tout ce qui est conditionné. Schopenhauer, qui voulait qu'il en fut autrement, était forcé d'imaginer ce fond métaphysique comme antithèse à l'idéal, comme " volonté mauvaise et aveugle ": celui-ci pouvait être ainsi " ce qui apparaît ", ce qui se manifeste dans le monde des apparences. Mais par là il ne renonçait pas à cet absolu d'idéal...

(Kant semblait avoir besoin de l'hypothèse de la " liberté intelligible " pour décharger l'ens perfectum de sa responsabilité dans la façon dont est conditionné ce monde, en un mot pour expliquer le mal: une logique scandaleuse chez un philosophe...)

La morale en tant qu'évaluation supérieure. Ou bien notre monde est l'oeuvre et l'expression (le mode) d'un dieu: alors il faut qu'il soit d'une perfection suprême (conclusion de Leibniz... ) - et l'on ne doutait pas de savoir ce qui appartient à la perfection -, alors le mal ne peut être qu'apparent (chez Spinoza, d'une façon plus radicale, l'idée de bien et de mal) ou bien il faut le déduire de la fin suprême de Dieu ( - peut-être comme conséquence d'une faveur spéciale de la divinité qui permet de choisir entre le bien et le mal: c'est le privilège de ne pas être un automate; la " liberté " au risque de se tromper, de choisir mal... par exemple chez Simplicius dans son commentaire d'Epictète).

Ou bien notre monde est imparfait, le mal et la faute sont réels, sont déterminés, absolus, inhérents à leur être; alors il ne peut pas être le monde-vérité: alors la connaissance n'est que le chemin pour arriver à la négation de celui-ci, alors il est une erreur que l'on peut reconnaître comme telle. C'est là l'opinion de Schopenhauer basée sur des hypothèses de Kant. Pascal est plus désespéré encore: il comprit que sa connaissance, elle aussi, devait être corrompue, falsifiée, - que la révélation est nécessaire pour comprendre le monde, même d'une façon négative...

14.

Les causes qu'il faut prêter à la venue du pessimisme:

1) Les instincts vitaux les plus puissants et les plus féconds ont été calomniés jusqu'ici, de sorte qu'une malédiction repose sur la vie;

2) la bravoure croissante et la méfiance plus audacieuse de l'homme comprennent que ces instincts ne peuvent être détachés de la vie et par conséquent elles se tournent contre la vie;

3) seuls prospèrent les plus médiocres qui ne sentent pas ce conflit, l'espèce supérieure échoue et indispose contre elle, en tant que produit de la dégénérescence, - d'autre part on s'indigne contre le médiocre qui veut se donner pour la fin et le sens ( - personne ne peut plus répondre à un pourquoi ? - );

4) le rapetissement, la faculté de souffrir, l'inquiétude, la hâte, le grouillement augmentent sans cesse, -l'actualisation de tout ce mouvement, ce que l'on appelle la " civilisation ", devient de plus en plus facile et l'individu désespère et se soumet, en face de cette énorme machinerie.

15.

Évolution du pessimisme au nihilisme. - Dénaturation des valeurs. Scolastique des valeurs. Les valeurs isolées et idéalisées, au lieu de conduire et de dominer l'action, se tournent contre l'action qu'elles réprouvent.

Des contradictions au lieu de degrés et d'ordres naturels. Haine de la hiérarchie. Les contradictions correspondent à une époque populacière parce qu'on les saisit plus facilement.

Le monde réprouvé en présence d'un monde édifié artificiellement, d'un " monde-vérité ", qui est seul à avoir un prix. - Mais enfin l'on découvre de quels matériaux est fait le " monde-vérité ", l'on s'aperçoit qu'il ne reste plus que le monde réprouvé et l'on porte au compte de celui-ci cette suprême désillusion.

Alors on est en face du nihilisme: on a conservé les valeurs qui jugent - et rien de plus !

Ceci donne naissance au problème de la force et de la faiblesse:

1) les faibles s'y brisent,

2) les forts détruisent ce qui ne se brise pas,

3) les plus forts surmontent les valeurs qui jugent.

Tout cela réuni crée l'âge tragique.

16.

Pour la critique du pessimisme. - La " prépondérance de la peine sur la joie " ou bien le contraire (l'hédonisme): ces deux doctrines sont déjà des signes du nihilisme.

Car, dans les deux cas, on ne fixe pas d'autre sens final que les phénomènes de plaisir ou de déplaisir.

Mais ainsi parle une espèce d'hommes qui n'a plus le courage de se fixer une volonté, une intention, un sens: - pour toute espèce d'hommes plus saine la valeur de la vie ne se mesure pas à l'étalon de ces choses accessoires. Et l'on pourrait facilement imaginer un excès de douleur qui provoquerait malgré cela une volonté de vivre, une affirmation de la vie, en face de la nécessité de cet excès.

" La vie ne vaut pas la peine d'être vécue "; " résignation "; " à quoi servent les larmes ? " - c'est là une argumentation débile et sentimentale. " Un monstre vaut mieux qu'un sentimental ennuyeux. "

Le pessimisme des natures énergiques: " à quoi bon " après une lutte terrible, même après la victoire. Qu'il existe quelque chose qui a cent fois plus d'importance que de savoir si nous nous trouvons bien ou mal: c'est l'instinct fondamental de toutes les natures vigoureuses - et par conséquent aussi de savoir si d'autres se trouvent bien ou mal. Cet instinct leur dit que nous avons un but, pour lequel on n'hésite pas à faire des sacrifices humains, à courir tous les dangers, à prendre sur soi ce qu'il y a de pire: c'est la grande passion. Car le " sujet " n'est qu'une fiction; l'ego dont on parle lorsque l'on blâme l'égoïsme n'existe pas du tout.

17.

Le philosophe nihiliste est convaincu que tout ce qui arrive est dépourvu de sens et se fait en vain: mais il ne devrait pas y avoir d'être inutile et dépourvu de sens. Où cherche-t-il les raisons qui le poussent à faire cette objection ? Où cherche-t-il un " sens ", cette " mesure " ? - Le nihiliste veut dire en somme qu'un regard jeté sur un pareil être vide et inutile ne satisfait point le philosophe, lui cause une impression de vide et de désolation. Une telle constatation est en contradiction avec notre subtile sensibilité de philosophe. C'est là conclure à cette évaluation absurde: il faudrait que le caractère de l'existence fît plaisir au philosophe, pour que celle-ci pût subsister de plein droit...

Il est dès lors facile à comprendre que le plaisir et le déplaisir, dans le domaine de ce qui arrive, ne peuvent être considérés que comme des moyens: il faut encore se demander si, d'une façon générale, il nous serait possible de voir le " sens ", le " but ", si la question du manque de sens ou de son contraire ne serait pas insoluble pour nous. -

18.

Pour l'histoire du nihilisme européen

La période d'obscurité, les tentatives de tout genre pour conserver l'ancien et pour ne pas laisser échapper le nouveau.

La période de clarté: on comprend que l'ancien et le nouveau sont des antithèses fondamentales:

21.

Le nihiliste parfait. - L'oeil du nihiliste idéalise dans le sens de la laideur, il est infidèle à ce qu'il retient dans sa mémoire - : il permet à ses souvenirs de tomber et de s'effeuiller; il ne les garantit pas de ces pâles décolorations que la faiblesse étend sur les choses lointaines et passées. Et ce qu'il ne fait pas à l'égard de lui-même, il ne le fait pas non plus à l'égard de tout le passé des hommes, - il laisse s'effriter ce passé.

22.

Pour la genèse du nihiliste. - On n'a que très tard le courage de s'avouer ce que l'on sait véritablement. Que j'ai été jusqu'à présent foncièrement nihiliste, il y a très peu de temps que je me le suis avoué à moi-même: l'énergie ou la nonchalance que je mis, comme nihiliste, à aller de l'avant m'ont trompé sur ce fait principal. Lorsque l'on marche vers un but il semble impossible que " l'absence de but par excellence " soit un article de foi.

23.

Les valeurs et les changements de valeurs sont en proportion avec l'augmentation de puissance de celui qui fixe les valeurs.

Le degré d'incrédulité, de " liberté " accordé à l'esprit: expressions de l'augmentation de puissance.

Le " nihilisme ", idéal de la plus haute puissance de l'esprit, de la vie la plus abondante: il est en partie destructeur, en partie ironique.

24.

Qu'est-ce qu'une croyance ? Comment naît-elle ? Toute croyance tient quelque chose pour vrai.

La forme extrême du nihilisme, ce serait de se rendre compte que toute croyance, toute certitude, sont nécessairement fausses: parce qu'il n'existe pas du tout de monde-vérité. Ce serait donc un reflet, vu en perspective, dont l'origine se trouve en nous (dans ce sens que nous avons sans cesse besoin d'un monde plus étroit, raccourci et simplifié).

- De se rendre compte que c'est le degré de force qui fait que nous pouvons nous avouer à nous-mêmes l'apparence, la nécessité du mensonge, sans provoquer notre perte.

En ce sens le nihilisme pourrait être la négation d'un monde véritable, d'un être, d'une intelligence divine.

II. Pour une critique de la modernité

25.

Renaissance et réforme - Que démontre la Renaissance ? Que le règne de l'" individu" a ses limites - La dissipation est trop grande, il n'y a pas même la possibilité d'assembler, de capitaliser, et l'épuisement suit pas à pas. Ce sont des époques où tout est gaspillé, où l'on gaspille même la force qui devrait servir à amasser, à capitaliser. à accumuler richesse sur richesse... Les adversaires d'un pareil mouvement sont eux-mêmes forcés de pratiquer un gaspillage insensé de leurs forces; eux aussi s'épuisent aussitôt, ils s'usent et se vident.

Nous possédons dans la Réforme un pendant désordonné et populacier de la Renaissance italienne, un mouvement issu d'impulsions similaires, avec cette différence que, dans le nord, demeuré en retard, demeuré vulgaire, ce mouvement dut revêtir un travestissement religieux, - l'idée d'existence supérieure ne s'étant pas encore dégagée de l'idée de vie religieuse.

Dans la Réforme, l'individu veut aussi parvenir à la liberté; " chacun son propre prêtre ", ce n'est là qu'une formule du libertinage. En réalité, un mot suffit - " liberté évangélique " - pour que tous les instincts qui avaient des raisons de demeurer secrets se déchaînassent comme des chiens sauvages, les appétits les plus brutaux eurent soudain le courage de se manifester, tout semblait justifier... On se gardait bien de comprendre à quelle liberté on songeait en somme, on fermait les yeux devant soi-même... Mais clore les yeux et humecter les lèvres de discours exaltés, cela n'empêchait pas d'étendre les mains et de saisir ce qu'il y avait à saisir, de faire du ventre le dieu du " libre évangile ", de pousser tous les instincts de vengeance et de haine à se satisfaire dans une fureur insatiable...

Cela dura un certain temps: puis vint l'" épuisement ", tout comme il était venu dans le midi de l'Europe; et ce fut là encore, dans l'épuisement, une espèce vulgaire, un universel ruere in servitium... Alors vint le siècle indécent de l'Allemagne...

26.

Les trois siècles. - Leurs différentes sensibilités s'expriment le mieux de la façon suivante:

Aristocratisme: Descartes, règne de la raison, témoignage de la souveraineté dans la volonté;

Féminisme: Rousseau, règne du sentiment, témoignage de la souveraineté des sens, mensonger;

Animalisme: Schopenhauer, règne des appétits, témoignage de la souveraineté des instincts animaux, plus véridique, mais plus sombre.

Le XVIIe siècle est aristocratique, il coordonne, il est hautain à l'égard de tout ce qui est animal, sévère à l'égard du coeur, dépourvu de sentimentalité, " non-allemand ", " ungem¸thlich "; adversaire de ce qui est burlesque et naturel; il a l'esprit généralisateur et souverain à l'égard du passé, car il croit en lui-même. Il tient au fond beaucoup plus de la bête féroce et pratique la discipline ascétique pour rester maître. Le siècle de la force de volonté et aussi celui des passions violentes.

Le XVIIIe siècle est dominé par la femme, il est enthousiaste, spirituel et plat, mais avec de l'esprit au service des aspirations et du coeur, il est libertin dans la jouissance de ce qu'il y a de plus intellectuel, minant toutes les autorités; plein d'ivresse et de sérénité, lucide, humain et sociable, il est faux devant lui-même, très canaille au fond...

Le XIXe siècle est plus animal, plus terre-à-terre, plus laid, plus réaliste, plus populacier, et, à cause de cela, " meilleur ", plus " honnête ", plus soumis dans la réalité, de quelque espèce qu'elle soit, plus vrai: mais plus faible de volonté, triste et obscurément exigeant, mais fataliste. Ni crainte, ni vénération devant la " raison ", pas plus que devant le " coeur "; intimement persuadé de la domination des appétits (Schopenhauer dit " volonté ", mais il n'y a rien de plus caractéristique pour la philosophie que l'absence de volonté). La morale elle-même est réduite à un instinct (" compassion ").

Auguste Comte est un prolongement du XVIIIe siècle (domination du coeur sur la tête, sensualisme dans la théorie de la connaissance, exaltation altruiste).

Le fait que la science est devenue à un tel point souveraine montre que le XIXe siècle s'est soustrait à la domination de l'idéal. Une certaine absence de besoins et de désirs rend possibles pour nous la curiosité et la rigueur scientifiques, - cette espèce de vertu qui nous est propre...

Le romantisme est une sorte de contre-coup du XVIIIe siècle, un désir accumulé vers son exaltation de grand style - en réalité il y a beaucoup de cabotinage et de duperie de soi: il voulait figurer la nature vivante, la grande passion.

Le XIXe siècle cherche instinctivement des théories qui justifieraient sa soumission fataliste à l'empire des faits. Le succès remporté par Hegel contre la " sentimentalité" de l'idéaliste romantique était déjà dû à ce qu'il y avait de fataliste dans le tour de sa pensée, dans sa foi en la raison supérieure qu'il y a du côté de ce qui triomphe, de sa justification de " l'Etat " véritable (en place de " l'humanité ", etc.). Pour Schopenhauer nous sommes quelque chose de bête et, au meilleur cas, même quelque chose qui se supprime soi-même. C'est le succès du déterminisme, de la dérivation généalogique des obligations, celles-ci considérées autrefois comme absolues, la doctrine du milieu et de l'adaptation, la réduction de la volonté à des mouvements réflexes, la négation de la volonté, en tant que " cause agissante " - ; c'est enfin - un véritable baptême nouveau: on voit partout si peu de volonté que le mot devient vacant pour servir à une désignation nouvelle. Autres théories: la doctrine de l'objectivité, de l'observation, indépendante de la " volonté ", comme seul chemin qui mène à la vérité, et aussi à la beauté ( - et encore la croyance au " génie " pour avoir un droit à la soumission); - le mécanisme, la rigidité déterminable du processus mécanique; le prétendu "nationalisme ", l'élimination du sujet qui choisit, juge, interprète, érigé en principe. -

Kant, avec sa " raison pratique ", avec son fanatisme moral, appartient entièrement au XVIIIe siècle; il se trouve encore complètement en dehors du mouvement historique; il n'a pas la moindre entente des réalité de son temps, par exemple de la Révolution; il n'est point touché par la philosophie grecque; c'est un fantasque de l'idée du devoir, un sensualiste avec un penchant caché vers les mauvaises habitudes dogmatiques. -

Dans notre siècle le retour sur Kant est un retour au XVIIIe siècle: on veut de nouveau se procurer un droit à l'ancien idéal, à l'ancienne exaltation, - c'est pourquoi il faut une théorie de la connaissance qui " trace des limites ", c'est-à-dire qui permette de fixer, à volonté, un au-delà de la raison...

La pensée de Hegel n'est pas très éloignée de celle de Goethe: il suffit l'écouter ce que dit Goethe de Spinoza. C'est le désir de diviniser l'univers et la vie, pour trouver dans la contemplation et l'étude le repos et le bonheur; Hegel cherche la raison partout, devant la raison on peut se soumettre et se résigner. Chez Goethe il y a une sorte de fatalisme presque joyeux et confiant, un fatalisme qui ne se révolte ni ne faiblit, qui cherche à faire de soi une totalité, avec le sentiment que la totalité seule résout tout, justifie toutes choses et les fait apparaître bonnes.

27.

Le XVIIe siècle souffre de l'humanité comme d'une somme de contrastes ("l'amas de contradictions" que nous sommes); il cherche à découvrir l'homme, à le coordonner, à en reconnaître les formes: tandis que le XVIIIe siècle cherche à oublier ce que l'on sait de la nature de l'homme, pour l'adapter à son utopie. "Superficiel, doux, humain" - il s'enthousiasme pour " l'homme ". -

Le XVIIe siècle cherche à effacer les traces de l'individu pour que l'oeuvre ressemble autant que possible à la vie. Le XVIIIe siècle cherche par l'oeuvre à s'intéresser à l'auteur. Le XVIIe siècle cherche de l'art dans l'art, un morceau de civilisation; le XVIIIe se sert de l'art pour faire de la propagande d'ordre politique, en faveur des réformes sociales.

L'" utopie ", l'" homme idéal ", la divinisation de la nature, la vanité de la mise en scène de sa propre personne, la subordination sous la propagande sociale, le charlatanisme, - c'est ce que nous a donné le XVIIIe siècle.

Le style du XVIIe est propre, exact et libre.

L'individu fort qui se suffit à lui-même ou qui s'efforce avec ardeur devant Dieu - et cette importunité moderne, cette indiscrétion d'écrivain - ce sont là des oppositions. " Se produire en public " - quel contraste avec les savants de Port-Royal !

Alfieri avait un sens pour le grand style.

La haine du burlesque, du manque de dignité, le défaut du sens de la nature appartiennent au XVIIe siècle.

28.

Contre Rousseau. - L'homme n'est malheureusement plus assez méchant; les adversaires de Rousseau qui disent " l'homme est une bête de proie " n'ont malheureusement pas raison. Ce n'est pas la corruption qui est la malédiction de l'homme, mais l'amollissement et le moralisme. Dans la sphère que Rousseau combattait avec le plus de violence on trouvait encore l'espèce relativement la plus forte et la mieux venue ( - celle qui possédait encore les grandes passions non brisées: la volonté de puissance, la volonté de jouissance, la volonté et le pouvoir de commander). Il faut comparer l'homme du XVIII siècle avec celui de la Renaissance (et aussi celui du XVIIe siècle en France) pour comprendre de quoi il s'agit: Rousseau est un symptôme du mépris de soi et de la vanité échauffée - indices que la volonté dominante fait défaut: il moralise et cherche la cause de son état misérable d'homme rancunier dans les classes dominantes.

29.

Rousseau: La règle fondée sur le sentiment, la nature comme source de la justice, l'affirmation que l'homme se perfectionne dans la mesure où il s'approche de la nature (d'après Voltaire, dans la mesure ou il s'en éloigne). Les mêmes époques sont pour l'un celles d'un progrès de l'humanité et pour l'autre celles de l'aggravation de l'injustice et de l'inégalité.

Voltaire, comprenant encore l'umanità au sens de la Renaissance, de même la virtù (en tant que " culture supérieure "), combattit pour la cause des " honnêtes gens " et de " la bonne compagnie ", pour la cause du goût, de la science, des arts, pour la cause même du progrès et de la civilisation.

La lutte s'enflamma vers 1760; d'une part le citoyen de Genève, d'autre part le seigneur de Ferney. Ce n'est qu'à partir de ce moment que Voltaire devint l'homme de son siècle, le philosophe, le représentant de la tolérance et de l'incrédulité (jusque-là il n'avait été qu'un bel esprit). L'envie et la haine du succès de Rousseau le poussèrent en avant, vers les " hauteurs ".

Pour la "canaille" un dieu rémunérateur et vengeur - Voltaire.

Critique des deux points de vue par rapport à la valeur de la civilisation. L'invention sociale est pour Voltaire ce qu'il y a de plus beau: il n'y a pas de but plus élevé que son entretien et son perfectionnement; c'est là précisément l'honnêteté que d'observer les usages sociaux; la vertu c'est l'obéissance envers certains " préjugés " nécessaires, au bénéfice de la conservation de la " société ". Voltaire fut missionnaire de la culture, aristocrate représentant des castes victorieuses et dominantes et de leurs évaluations. Mais Rousseau demeura plébéien, même comme homme de lettres, c'était là quelque chose d'inouï; son impudent mépris de tout ce qui n'était pas lui-même.

Ce qu'il avait de morbide dans Rousseau fut ce que l'on imita le plus. (Lord Byron possédait une nature semblable, lui aussi s'élève artificiellement à des altitudes sublimes, à la colère rancunière; lorsque plus tard, à Venise, il retrouva l'équilibre, il comprit ce qui allège davantage, ce qui fait du bien... l'insouciance.)

Rousseau est fier de ce qu'il est, malgré son origine; mais il se met hors de lui lorsqu'on lui rappelle celle-ci...

Chez Rousseau il y a certainement des troubles cérébraux, chez Voltaire une santé et une légèreté peu ordinaires. La rancune du malade; ses périodes de démence sont aussi celles de sa misanthropie et de sa méfiance.

La plaidoirie de Rousseau en faveur de la Providence (à l'encontre du pessimisme de Voltaire): il avait besoin de Dieu pour pouvoir maudire la société et la civilisation; en soi toute chose devait être bonne, vu que Dieu l'avait créée; l'homme seul a corrompu l'homme. L'" homme bon ", comme homme de la nature, était de l'imagination pure, mais avec le dogme de la paternité de Dieu, il devenait vraisemblable et même fondé.

Romantisme à la Rousseau: la passion, le " naturel ", la fascination de la démence, la rancune populacière érigée en justicière, la vanité insensée du faible.

30.

Contre Rousseau. - L'état primitif de la nature est épouvantable, l'homme est une bête féroce, notre civilisation est un triomphe inouï; sur cette nature de bête féroce; - ainsi concluait Voltaire. Il ressentait les adoucissements, les raffinements, les joies intellectuelles de l'état civilisé; il méprisait l'esprit borné même sous couleur de vertu, le manque de délicatesse, même chez les ascètes et les moines.

Rousseau semblait préoccupé par la méchanceté morale de l'homme; c'est avec les mots " injuste " et " cruel " que l'on excite le mieux les instincts des opprimés, qui se trouvent généralement sous le coup du vetitium et de la disgrâce: en sorte que la conscience leur déconseille les velléités insurrectionnelles. Ces émancipateurs cherchent avant tout une chose: donner à leur parti les accents profonds et les grandes attitudes des natures supérieures.

31.

Les points culminants de la culture et de la civilisation se trouvent séparés: il ne faut pas se laisser égarer sur l'antagonisme profond qu'il y a entre la culture et la civilisation. Les grands moments de la culture furent toujours, au point de vue moral, des époques de corruption; et, d'autre part, les époques de domestication voulue et forcée à l'égard de l'homme (" civilisation " -) était des périodes d'intolérance pour les natures les plus intellectuelles et les plus audacieuses. La civilisation veut quelque chose d'autre que ce que veut la culture: peut-être leurs buts sont-ils opposés...

32.

Les problèmes non résolus que je pose: le problème de la civilisation, la lutte entre Rousseau et Voltaire aux environs de 1760. L'homme devient plus profond, plus " immoral " -, plus fort, plus confiant en lui-même - et, dans la même mesure, plus " naturel ": c'est là le progrès. - Par une sorte de division du travail, les couches devenues plus méchantes et les couches adoucies, domptées, se séparent alors: en sorte que les faits d'ensemble ne s'aperçoivent pas à première vue. Cela fait partie de la vigueur, de la domination de soi et de la fascination des êtres plus forts, si ces couches plus fortes possèdent l'art de faire passer leur plus grande méchanceté pour quelque chose de supérieur. Dès qu'il y a " progrès ", les éléments renforcés s'interprètent dans le sens du " bien ".

33.

En quel sens les siècles chrétiens, avec leur pessimisme, ont été des siècles plus forts que le XVIIIe siècle. - Interpréter dans le même sens la période tragique de la Grèce. -

Le XIXe siècle contre le XVIIIe. En quoi il a été son héritier, - en quoi il a manifesté un recul (: plus dépourvu d'" esprit ", de " goût ", en quoi il s'est montré en progrès (: plus sombre, plus réaliste, plus fort).

34.

Kant rend possible pour les Allemands le scepticisme des Anglais dans la théorie de la connaissance:

1) En y intéressant les besoins moraux et religieux des Allemands: tout comme, pour la même raison, les nouveaux académiciens (Il s'agit de l'Académie de Carnéade et de Clitomaque. - N.d.T.) utilisèrent le scepticisme comme préparation au platonisme (- voir saint Augustin); de même encore que Pascal se servit du scepticisme moral pour exciter, pour " justifier " le besoin de foi.

2) En l'embrouillant de fioritures scolastiques pour la rendre acceptable au goût de la forme scientifique des Allemands (car Locke et Hume étaient, par eux-mêmes, trop clairs, trop lumineux, c'est-à-dire, d'après les évaluations conformes à l'instinct allemand, " trop superficiels " - ).

Kant: un piètre connaisseur des hommes et un psychologue médiocre; se trompant grossièrement en ce qui concerne les grandes valeurs historiques (la Révolution française); fanatique moral à la Rousseau; avec un courant souterrain de valeurs chrétiennes; dogmatique de pied en cap, mais supportant ce penchant avec une lourde humeur, au point qu'il voudrait le tyranniser, mais aussitôt il se fatigue même du scepticisme; n'ayant pas encore été touché par le goût cosmopolite et la beauté antique... un ralentisseur et un intermédiaire. Il n'a rien d'original ( - il s'entremet et il sert de lien, comme Leibniz entre le mécanisme et le spiritualisme, Goethe entre le goût du XVIIIe siècle et le " sens historique " - qui est essentiellement un sens de l'exotisme -, comme la musique allemande entre la française et l'italienne, comme Charlemagne entre l'Empire romain et le nationalisme, - c'est un ralentisseur par excellence).

35.

Pour la caractéristique du génie national, par rapport à ce qui est étranger et emprunté. -

Le génie anglais rend tout ce qu'il reçoit plus grossier et plus naturel.

Le génie français délaye, simplifie, logicise, apprête.

Le génie allemand emmêle, transmet, embrouille, moralise.

Le génie italien est de beaucoup celui qui a fait l'usage le plus libre et le plus subtil de ce qu'il a emprunté, il y a mis cent fois plus qu'il n'en avait tiré, étant le génie le plus riche, celui qui avait le plus à donner.

36.

Il faut rendre aux hommes le courage de leurs instincts naturels.

Il faut combattre la mauvaise opinion qu'ils ont d'eux-mêmes, non en tant qu'individus, mais en tant qu'hommes de la nature... ) -

Il faut enlever les contradictions qu'il y a dans les choses, après avoir compris que c'est nous qui les y avons mises. -

Il faut supprimer de l'existence toute espèce d'idiosyncrasie sociale (la faute, la punition, la justice, l'honnêteté, la liberté, l'amour, etc.) -

Progrès vers le " naturel ": dans toutes les questions politiques, dans les rapports des partis entre eux, même dans les partis mercantiles, d'ouvriers à entrepreneurs, ce sont des questions de puissance qui sont en jeu. - Il faut se demander d'abord " ce que l'on peut " et après seulement ce que l'on doit.

Que dans le mécanisme de la grande politique on fasse encore sonner la fanfare chrétienne (par exemple dans les bulletins de victoires ou dans les allocutions impériales adressées au peuple), c'est ce qui fait partie des choses qui deviennent de plus en plus impossibles, parce qu'elles sont contraires au goût.

Progrès du XIXe siècle sur le XVIIIe - au fond, nous autres bons Européens, nous sommes en guerre contre le XVIIIe siècle - ):

1) " Retour à la nature ", entendu toujours plus résolument dans un sens contraire à celui de Rousseau. Bien loin de l'idylle et de l'opéra ?

2) Toujours plus résolument anti-idéaliste, objectif, audacieux, appliqué, mesuré, méfiant à l'égard des brusques changements, anti-révolutionnaire;

3) Plaçant toujours plus résolument la question de la santé du corps avant celle de " l'âme ", entendant cette dernière comme un état qui résulte de la première, celle-ci du moins comme condition première de la santé de l'âme.

37.

Les deux grandes tentatives qui ont été faites pour surmonter le XVIIIe siècle:

Napoléon, en réveillant de nouveau l'homme, le soldat et la grande lutte pour la puissance - concevant l'Europe en tant qu'unité politique.

Goethe, en imaginant une culture européenne, qui forme l'héritage complet de ce que l'humanité avait atteint jusque-là.

La culture allemande de ce siècle éveille la méfiance - dans la musique manque cet élément complet qui délivre et qui lie, cet élément qui s'appelle Goethe. -

38.

" Sans la foi chrétienne, dit Pascal, vous seriez, en face de vous-mêmes, tout comme la nature et l'histoire, un monstre et un chaos (En français dans le texte. Les citations de Pascal ne sont pas exactes. Nietzsche cite de mémoire et fait probablement allusion au passage suivant: " Quelle chimère est-ce donc que l'homme ! quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers. " Cf. Pascal, éd. Havet, I,1, 114. - N.d.T.). " Cette prophétie nous l'avons accomplie: après que le XVIIIe siècle, débile et optimiste, eut enjolivé et rationalisé l'homme.

Schopenhauer et Pascal. - Dans un sens essentiel, Schopenhauer est le premier qui reprend le mouvement de Pascal: un monstre et un chaos, par conséquent quelque chose qu'il faut nier... l'histoire, la nature, l'homme lui-même !

" Notre incapacité à connaître la vérité est la conséquence de notre corruption, de notre décomposition morale ", ainsi parle Pascal. Et Schopenhauer dit au fond la même chose. " Plus est profonde la corruption de la raison, plus est nécessaire la doctrine de la grâce " - ou, pour parler la langue de Schopenhauer, la négation.

39.

Schopenhauer comme seconde mouture (état avant la révolution): - La pitié, la sensualité, l'art, la faiblesse de volonté, le catholicisme des désirs spirituels - c'est là au fond de bon XVIIIe siècle.

Chez Schopenhauer l'erreur fondamentale de la volonté est typique (comme si l'appétit, l'instinct, le désir étaient ce qu'il y a d'essentiel dans la volonté): c'est là amoindrir jusqu'à la méconnaître la valeur de la volonté. De même la haine du vouloir; tentative de voir dans le non-vouloir, dans le sujet sans but ni intention " (dans le " sujet pur, libre de volonté "), quelque chose de supérieur, la chose supérieure en soi, la chose qui importe. Grand symptôme de fatigue, ou de faiblesse de volonté: car celle-ci est ce que l'appétit traite foncièrement en maître, lui imposant le chemin et la mesure...

40.

Le problème du XIX siècle.- Savoir si son côté fort et son côté faible vont ensemble ? S'il est fait d'un seul et même bois ? Si la variété de son idéal, les contradictions de celui-ci, sont limitées dans une fin supérieure, étant quelque chose de plus élevé ? - Car ce pourrait être la prédestination à la grandeur de se développer, en cette mesure, sous une tension violente. Le mécontentement, le nihilisme pourraient être des signes favorables.

41.

Critique de l'homme moderne. - " L'homme bon " a été corrompu et séduit par les mauvaises institutions (les tyrans et les prêtres); - la raison érigée en autorité; l'histoire qui surmonte les erreurs; l'avenir considéré comme un progrès; - l'Etat chrétien (" le Dieu des armées "); - l'instinct sexuel (autrement dit le mariage); - le règne de la " justice " (le culte de l'" humanité "); la " liberté ".

L'attitude romantique de l'homme moderne: - l'homme noble (Byron, Victor Hugo, George Sand); - la noble indignation; - la sanctification par la passion (comme vraie " nature "); - la prise de parti pour les opprimés et les déshérités: devise des historiens et des romanciers; - les stoïciens du devoir; - le " désintéressement " considéré comme art et comme connaissance: - l'altruisme comme forme mensongère de l'égoïsme (utilitarisme), l'égoïsme le plus sentimental.

Tout cela sent le XIXe siècle. Mais celui-ci possédait des qualités qui ne se sont pas transmises: l'insouciance, la sincérité, l'élégance, la clarté intellectuelle; - l'allure de l'esprit s'est transformée; la jouissance, que procuraient la subtilité et la clarté d'esprit, a fait place à la jouissance de la couleur, de l'harmonie, de la masse, de la réalité, etc. Le sensualisme dans les choses de l'esprit. En un mot, c'est le XVIIIe siècle de Rousseau.

42.

L'indiscipline de l'esprit moderne sous toute sorte d'apprêts moraux. - Les mots de parole sont: la tolérance (pour " l'incapacité de dire oui et non "); la largeur de sympathie ( - un tiers d'indifférence, un tiers de curiosité, un tiers d'irritabilité maladive); l'objectivité ( - manque de personnalité, manque de volonté, incapacité d'" amour "); la " liberté " à l'égard de la règle (Romantisme); la " vérité " en face du mensonge et de la falsification (naturalisme); l'" esprit scientifique " (le document humain: c'est-à-dire le roman-feuilleton et l'addition - au lieu de la composition); la " passion ", en lieu et place du désordre et de l'intempérance; la " profondeur " en lieu et place du chaos et du pêle-mêle des symboles.

Les entraves les plus favorables et les remèdes contre la modernité: 1) le service militaire obligatoire, avec des guerres véritables qui font cesser tout espèce de plaisanterie;

2) l'étroitesse nationale (qui simplifie et concentre);

3) une meilleure nutrition (la viande);

4) l'espace plus vaste et la salubrité des appartements;

5) la prédominance de la physiologie sur la théologie, la morale, l'économie et la politique;

6) une sévérité militaire dans les exigences et la pratique des " devoirs " (on ne loue plus... ).

43.

Ne pas se laisser tromper par l'apparence: cette humanité vise moins à " l'effet ", mais elle donne de toutes autres garanties de durée, son allure est plus lente, mais sa mesure est beaucoup plus riche. La santé devient meilleure, on reconnaît les véritables conditions de la force du corps et on les crée peu à peu, l'" ascétisme " est ironisé. - La crainte des extrêmes, une certaine confiance en le " chemin droit ", point d'exaltation, un besoin momentané de s'habituer à des valeurs plus étroites (comme " la patrie ", " la science ", etc.).

Mais l'ensemble de l'image prêterait encore à des équivoques - ce pourrait être là tout aussi bien un mouvement ascendant qu'un mouvement descendant de la vie.

44.

La " Modernité " envisagée sous le symbole de la nutrition et de la digestion. -

La sensibilité est infiniment plus irritable ( - sous les oripeaux de la morale: l'augmentation de la pitié - ); l'abondance des impressions disparates est plus grande que jamais: - le cosmopolitisme des langues, des littératures, des journaux, des formes, des goûts différents, même des paysages. L'allure de cette affluence est un prestissimo; les impressions s'effacent; on se défend instinctivement d'absorber quelque chose, de s'en laisser impressionner profondément, de " digérer " quelque chose - il en résulte l'affaiblissement de la faculté de digestion. Il se produit une sorte d'assimilation à cet accablement d'impressions; l'homme désapprend d'agir; il ne réagit plus qu'à des impressions du dehors. Il dépense ses forces, soit dans l'assimilation, soit dans la défense, soit dans la réplique. Profond affaiblissement de la spontanéité -l'historien, le critique, l'analyste, l'interprète, l'observateur, le collectionneur, le lecteur, - ils sont tous des talents réactifs, - ils font tous partie de la science !

Préparation artificielle de sa propre nature pour en faire un " miroir "; on est intéressé, mais ce n'est en quelque sorte qu'à l'épiderme; il y une froideur par principe, un équilibre, une température maintenue à un degré inférieur, juste au-dessous de la mince surface, où il y a de la chaleur, de l'agitation, de la " tempête ", un mouvement de vagues.

Opposition entre la mobilité extérieure et une certaine lourdeur, une fatigue profonde.

45.

Le surmenage, la curiosité et la compassion - voilà nos vices modernes.

46.

Pourquoi tout devient cabotinage. - La sûreté d'instinct (conséquence d'une longue activité dans le même sens, pratiquée par une même espèce d'hommes) fait défaut dans l'humanité moderne; incapacité d'accomplir quelque chose de parfait n'en est que la conséquence: - l'individu ne rattrape jamais la discipline de l'école.

Ce qui crée une morale, un code, c'est l'instinct profond que l'automatisme seul rend possible la perfection dans la vie et le travail...

Mais aujourd'hui nous avons atteint le pôle opposé, nous avons même voulu l'atteindre - la prescience extrême, la pénétration de l'homme et de l'histoire: - par là nous sommes pratiquement le plus loin possible dans la perfection de l'être, de l'action et de la volonté: notre appétit, notre désir de la connaissance elle-même, - symboles d'une formidable décadence. Nous aspirons au contraire de ce que veulent les fortes races, les nations vigoureuses - comprendre est une fin...

Le fait que la science est possible, dans le sens où elle est pratiquée aujourd'hui, est une preuve que tous les instincts élémentaires, les instincts de défense et de protection de la vie, ne fonctionnent plus. Nous n'amassons plus, nous gaspillons les capitaux des ancêtres, même dans la façon dont nous cherchons la connaissance. -

47.

Ce qui est aujourd'hui le plus profondément corrodé, c'est l'instinct et la volonté de la tradition; toutes les institutions qui doivent leur origine à cet instinct sont contraires au goût de l'esprit moderne... Tout ce que l'on fait en somme, tout ce que l'on pense, poursuit le but d'arracher avec les racines ce sens de la tradition. On considère la tradition comme une fatalité; on l'étudie, on reconnaît (sous forme d'" hérédité " -), on n'en veut point. L'assimilation d'une volonté étendue sur de longs espaces de temps, le choix des conditions et des évaluations qui permettent que l'on puisse disposer de l'avenir, sur des siècles tout entiers - cela précisément est, au plus haut des anti-moderne. De quoi il faut conclure que ce sont les principes désorganisateurs qui donnent un caractère à notre époque.

48.

Pour une caractéristique de la " Modernité " - développement exagéré des formations intermédiaires; dépérissement des types; rupture des traditions, des écoles; la prédominance des instincts préparée philosophiquement: l'inconscient devient une valeur plus grande) après que se fut produit l'affaiblissement de la volonté, du vouloir dans le but et les moyens...

49.

La prééminence des marchands et des tiers, même dans le domaine intellectuel: le littérateur, le " représentant ", l'historien (comme amalgameur du passé et du présent), l'exotique et le cosmopolite, les intermédiaires entre les sciences naturelles et la philosophie, les semi-théologiens.

50.

La tension critique: les extrêmes apparaissent et arrivent à la prépondérance. - Décroissance du protestantisme: considéré théoriquement et historiquement comme demi-mesure. Prédominance effective du catholicisme; le sentiment du protestantisme est tellement éteint que les mouvements les plus nettement anti-protestants ne sont pas considérés comme tels (par exemple le Parsifal de Richard Wagner). Toute l'intellectualité supérieure en France est catholique d'instinct. Bismarck a compris qu'il n'existe plus du tout de protestantisme.

51.

Le protestantisme, cette forme de la décadence intellectuellement malpropre et ennuyeuse, que le christianisme a su garder jusqu'à présent, peut se conserver dans le Nord médiocre, est quelque chose d'incomplet et de complexe qui a de la valeur pour la connaissance en ceci, qu'il a réuni dans un même corps des expériences d'ordre et d'origine différents.

52.

Voyez ce que l'esprit allemand a fait du christianisme ! - Et, en ne s'arrêtant qu'au protestantisme, combien de bière y a-t-il encore dans la chrétienté protestante ! Peut-on imaginer une forme plus abrutie, plus vermoulue, plus paresseuse de la foi chrétienne que celle qui se manifeste pour un protestant de la moyenne allemande ?... C'est là un christianisme bien humble et je l'appellerais volontiers une homéopathie du christianisme ! On me fait souvenir qu'il existe encore aujourd'hui un protestantisme arrogant, celui des prédicateurs de cours et des spéculateurs antisémites, mais personne n'a osé prétendre qu'un " esprit " quelconque " plane " sur ces eaux... C'est là tout simplement une forme plus inconvenante de la foi chrétienne, et nullement une forme plus raisonnable...

53.

Avec un mot arbitraire et choisi tout à fait au hasard, le mot " pessimisme ", on s'est livré à un abus qui se propage comme une contagion: on y a oublié le problème où nous vivons, le problème que nous sommes. Il ne s'agit pas de savoir qui a raison, - il faut se demander où il faut nous classer, si c'est parmi les condamnés et les organismes de décadence...

On a opposé deux façons de penser, comme si elles avaient à lutter l'une contre l'autre pour la cause de la vérité: tandis qu'elles ne sont toutes deux que des symptômes de conditions particulières, tandis que la lutte, à quoi elles se livrent, ne démontre que l'existence d'un problème cardinal de la vie - et nullement d'un problème pour philosophes. Où appartenons-nous ? -

54.

Principaux symptômes du pessimisme. - Les dîners chez Magny: le pessimisme russe (Tolstoï, Dostoïevski); le pessimisme esthétique, l'art pour l'art, la " description " (le pessimisme romantique et anti-romantique); le pessimisme dans la théorie de la connaissance (Schopenhauer, le phénoménalisme); le pessimisme anarchiste; la " religion de la pitié ", préparation au bouddhisme, le pessimisme de la culture (exotique, cosmopolitisme); le pessimisme moral: moi-même.

Les distractions, l'affranchissement passager du pessimisme: - les grandes guerres, les fortes organisations militaires, le nationalisme, la concurrence industrielle; la science; le plaisir.

55.

On a fait la tentative indigne de voir en Wagner et en Schopenhauer des traces de troubles cérébraux: on ferait une étude infiniment plus intéressante en précisant scientifiquement le type de décadence qu'ils représentent tous deux.

56.

Le moderne faux monnayage dans les arts entendu comme nécessaire, c'est-à-dire comme conforme aux plus intimes besoins de l'âme moderne.

Il faut remplir les lacunes du talent, plus encore les lacunes de l'éducation, de la tradition, de la discipline.

Premièrement: on se cherche un public moins artistique, qui est plus absolu dans son amour ( - et qui aussitôt s'agenouille devant la personne... ). On profite ainsi de la superstition de notre siècle, la croyance au génie...

En deuxième lieu: on harangue les sombres instincts des insatisfaits, des ambitieux, des inconscients d'une époque démocratique: importance de l'attitude.

En troisième lieu: on transporte les procédés d'un art dans un autre, on mêle les intentions de l'art à celles de la connaissance, ou de l'Eglise, ou bien encore aux questions de races (nationalisme), ou de philosophie - on sonne en même temps à toutes les cloches et l'on éveille le sombre pressentiment que l'on est un dieu.

En quatrième lieu: on flatte la femme, les souffreteux, les révoltés, on introduit même dans l'art des excédents de narcotiques et d'opiats. On chatouille les lettrés, les lecteurs de poètes et de vieilles histoires.

57.

Le faux " renforcement ": - 1) dans le romantisme: ce continuel espressivo n'est pas un signe de force, mais d'indigence;

2) la musique pittoresque, celle que l'on appelle dramatique, est avant tout plus légère (de même que l'industrialisme brutal et l'alignement de faits et traits dans le roman naturaliste);

3) la passion est affaire de nerfs et des âmes fatiguées; tout comme la jouissance que l'on prend au sommet des hautes montagnes, aux déserts, aux tempêtes, aux orgies et aux horreurs - à ce qui est monstrueux et massif (chez les historiens par exemple); il existe effectivement un culte des débauches du sentiment ( - d'où vient que les fortes époques cherchent à satisfaire dans l'art un besoin contraire - le besoin de quelque chose qui se trouve au-delà des passions ?).

58.

L'art moderne considéré comme l'art de tyranniser. - Une logique des linéaments grossière et très accentuée; le motif simplifié jusqu'à la formule; la formule tyrannise. Dans le tracé délimité par les lignes, une sauvage multiplicité, une masse accablante qui trouble les sens; la brutalité des couleurs, de la matière, des désirs. Exemple: Zola, Wagner; dans l'ordre intellectuel Taine. Donc de la logique, de la masse et de la brutalité...

59.

Sur notre musique moderne. - Le dépérissement de la mélodie ressemble au dépérissement de l'" idée " de la dialectique, de la liberté dans le mouvement intellectuel, - une lourdeur et une bouffissure qui se développent vers de nouvelles tentatives et même vers de nouveaux principes; - on finit par ne plus avoir que les principes de son talent particulier, de ce qu'il y a de borné dans un talent particulier.

" Musique dramatique " - non-sens ! C'est là bonnement de la mauvaise musique... Le " sentiment ", la " passion " -, simples surérogations lorsque l'on n'est plus capable d'atteindre l'intellectualité supérieure et le bonheur que procure celle-ci (p. ex. chez Voltaire). Au point de vue technique, le " sentiment ", la " passion " sont plus faciles à exprimer - des artistes beaucoup plus pauvres y suffisent. Le penchant vers le drame révèle chez un artiste une plus grande maîtrise des moyens apparents que des moyens véritables. Nous avons une peinture dramatique, une poésie dramatique, etc.

60.

La séparation entre le " public " et le " cénacle " - : pour le premier, il faut être aujourd'hui charlatan, dans le second, on veut être virtuose et rien de plus ! Les génies spécifiques de ce siècle ont franchi cette séparation et ont été grands dans les deux domaines; le grand charlatanisme de Victor Hugo et de Richard Wagner, joint à une telle virtuosité véritable, leur a permis de satisfaire les plus raffinés au point de vue de l'art. De là leur manque de grandeur: ils ont une optique variable, tantôt dirigée sur les besoins les plus grossiers, tantôt sur les plus raffinés.

61.

Si, chez un artiste, on entend par génie la plus grande liberté, sous l'égide de la loi, la légèreté divine, la frivolité dans ce qu'il y a de plus difficile, Offenbach a beaucoup plus le droit d'être appelé " génie ", que Richard Wagner. Wagner est lourd, massif: rien n'est plus étranger pour lui que ces moments de perfection impétueuse, tels que ce polichinelle d'Offenbach les atteint cinq, six fois dans presque chacune de ses bouffonneries. Mais peut-être, par génie, faut-il entendre autre chose. -

62.

Je distingue le courage devant les personnes, le courage devant les choses, le courage devant le papier. Ce dernier fut par exemple le courage de David Strauss. Je distingue encore le courage devant des témoins et le courage sans témoins: le courage d'un chrétien, d'un croyant en général, ne peut jamais être sans témoins, - cela suffit déjà à le dégrader. Je distingue enfin le courage par tempérament et le courage par peur de la peur: un cas particulier de cette dernière espèce, c'est le courage moral. Il faut y joindre aussi le courage par désespoir.

Wagner avait ce courage. Sa situation par rapport à la musique était en somme désespérée. Il lui manquait les deux choses qui qualifient un bon musicien: la nature et la culture, c'est-à-dire la prédestination à la musique, l'éducation et la discipline musicales. Il avait du courage: de cette pénurie il fit un principe, - il inventa, à son propre usage, une catégorie de musique. La " musique dramatique ", telle qu'il l'inventa, est la musique qu'il était capable de faire... sa conception trace des limites à Wagner.

Et on l'a mal compris ! - L'a-t-on mal compris ?... cinq sixièmes des artistes modernes sont dans son cas. Wagner est leur sauveur: cinq sixièmes, c'est du reste le plus " petit nombre ". Chaque fois que la nature s'est montrée inexorable et lorsque, d'autre part, la culture demeure abandonnée au hasard, réduite à une tentative, à un dilettantisme, l'artiste s'adresse maintenant par instinct, que dis-je ? avec enthousiasme à Wagner: " mi-attiré, affaissé à moitié ", comme dit le poète.

63.

En musique, nous manquons d'une esthétique qui s'entendrait à imposer des règles aux musiciens et qui leur créerait une conscience; nous manquons, et c'en est une conséquence, d'une véritable lutte pour des " principes " - car, en tant que musiciens, nous nous moquons des velléités qu'Herbart a manifestées sur ce domaine, de même que de celles de Schopenhauer. De fait, il résulte de cela une grande difficulté: nous ne sommes plus capables de motiver les notions d'" exemple ", de " maîtrise ", de " perfection " - nous tâtonnons aveuglément, avec l'instinct d'un vieil amour et d'une vieille admiration, dans le domaine des valeurs, nous sommes presque disposés à croire que " ce qui nous plaît est bien "... Cela éveille ma méfiance d'entendre partout désigner Beethoven, bien innocemment, comme un " classique: je soutiendrai avec rigueur que, dans d'autres arts, on entend par classique le type contraire à celui que représente Beethoven. Mais, lorsque je vois chez Wagner cette décomposition de style qui saute aux yeux, ce que l'on appelle son style dramatique, présenté et vénéré comme un " modèle ", une " maîtrise ", un " progrès ", mon impatience atteint son comble. Le style dramatique dans la musique, tel que l'entend Wagner, c'est la renonciation à toute espèce de style, sous prétexte qu'il y a quelque chose qui a cent fois plus d'importance que la musique, c'est-à-dire le drame. Wagner sait peindre, il se sert de la musique, non pour faire de la musique; il renforce les attitudes, il est poète; enfin il en a appelé aux " beaux sentiments ", aux " idées élevées ", comme tous les artistes du théâtre. - Avec tout cela il a gagné les femmes en sa faveur, et ceux qui veulent cultiver leurs esprits: mais ces gens-là, qu'ont-ils à voir à la musique ? Tout cela n'a aucune conscience pour l'art; tout cela ne souffre pas quand toutes les vertus premières et essentielles de l'art sont foulées aux pieds et narguées en faveur d'intentions secondaires (comme ancilla dramaturgica). Qu'importent tous les élargissements des moyens d'expression, si ce qui exprime, c'est-à-dire l'art lui-même, a perdu la règle qui doit le guider ? La splendeur picturale et la puissance des sons, le symbolisme de la résonance, du rythme, des couleurs dans l'harmonie et la dissonance, la signification suggestive de la musique, toute la sensualité dans la musique que Wagner a fait triompher - tout cela Wagner l'a reconnu dans la musique, il l'y a cherché, l'en a tiré, pour le développer. Victor Hugo a fait quelque chose de semblable pour la langue: mais aujourd'hui déjà on se demande, en France, si, dans le cas de Victor Hugo, ce n'a pas été au détriment de la langue... si, avec le renforcement de la sensualité dans la langue, la raison, l'intellectualité, la profonde conformité aux lois du langage n'ont pas été abaissées ? En France, les poètes sont devenus des artistes plastiques, en Allemagne les musiciens des comédiens et des barbouilleurs - ne sont-ce pas là des indices de décadence ?

64.

Il y a aujourd'hui un pessimisme du musicien, même parmi les gens qui ne sont pas musiciens. Qui ne l'a pas rencontré dans sa vie, qui ne l'a pas maudit, ce malheureux jeune homme qui martyrisait son piano, jusqu'au cri de désespoir, qui, de ses propres mains, roulait devant lui la bourbe de l'harmonie grise et brune ?... De telles choses font reconnaître que l'on est pessimiste... Mais suffisent-elles à vous faire avoir l'oreille musicienne ? Je serais tout disposé à croire que non. Le wagnérien pur-sang n'est pas musicien; il succombe aux forces élémentaires de la musique, à peu près comme la femme succombe à la volonté de son hypnotiseur - et, pour en arriver là, il ne faut pas qu'il soit rendu méfiant par une conscience trop sévère et trop utile in rebus musicis et musicatibus. J'ai dit " à peu près comme " - : mais peut-être s'agit-il ici de plus que d'un symbole. Que l'on considère les moyens dont Wagner se sert de préférence pour arriver à un effet ( - les moyens que, pour une bonne part, il a dû inventer lui-même); ils ressemblent d'une façon étrange aux moyens dont se sert l'hypnotiseur pour atteindre ses effets ( - choix du mouvement, de la couleur de son orchestre, l'horrible faux-fuyant devant la logique et la quadrature du système, ce qu'il y a de rampant, de glissant, de mystérieux, d'hypnotisant dans sa " mélodie infinie "). - Et l'état où, par exemple, l'ouverture du Lohengrin transporte l'auditeur, et plus encore l'auditrice, est-il bien différent de l'extase somnambulique ? - Après l'audition de la dite ouverture, j'ai entendu une Italienne s'écrier, avec ce joli regard extatique, à quoi s'entend la wagnérienne: " Come si dorme con questa musica ! " -

65.

La " musique " et le grand style. - La grandeur d'un artiste ne se mesure pas d'après les " beaux sentiments " qu'il éveille: il n'y a que les petites femmes pour croire cela. Mais d'après le degré qu'il met à s'approcher du grand style. Ce style a cela de commun avec la grande passion qu'il dédaigne de plaire; qu'il oublie de persuader; qu'il commande; qu'il veut... Se rendre maître du chaos que l'on est soi-même; contraindre son chaos à devenir forme, à devenir logique, simple, sans équivoque, mathématique, loi - c'est là la grande ambition. - Avec elle on repousse; rien n'excite plus à l'amour de pareils hommes despotiques, - un désert s'étend autour d'eux, un silence, une crainte pareille à celle que l'on éprouve en face d'un grand sacrilège... Tous les arts connaissent de pareils ambitieux du grand style: pourquoi manquent-ils dans la musique ? Jamais encore un musicien n'a construit comme cet architecte qui créa le Palais Cotti... C'est là qu'il faut chercher un problème. La musique appartient-elle peut-être à cette culture où le règne de toute espèce de despotes a déjà pris fin ? L'idée du grand style serait-elle donc, par elle-même, en contradiction avec l'âme de la musique, - avec la femme dans la musique ?...

Je touche ici à une question capitale: dans quel domaine se classe notre musique tout entière ? Les époques du goût classique ne connaissent rien de comparable: elle s'est épanouie lorsque le monde de la Renaissance atteignit à son déclin, lorsque la " liberté " sortit des moeurs et même de l'âme des hommes: -est-ce un trait de son caractère d'être une contre-Renaissance ? Est-elle sortie du Rococo, dont elle est certainement contemporaine ? La musique, la musique moderne n'appartient-elle pas déjà à la décadence ?...

J'ai touché jadis du doigt cette question: notre musique n'est-elle pas quelque chose comme une contre-Renaissance dans l'art ? n'est-elle pas proche parente du Rococo ? n'est-elle pas née dans l'opposition contre le goût classique, de sorte que chez elle, toute ambition de classicisme soit par elle-même interdite ?...

La réponse à cette question de valeur qui a une importance de premier ordre ne serait pas douteuse, si l'on avait justement apprécié le fait que la musique atteint dans le Romantisme sa maturité supérieure et sa plus grande ampleur, - encore une fois, comme mouvement de réaction contre le classicisme...

Mozart - une âme tendre et amoureuse, mais qui appartient encore entièrement au XVIIIe siècle, même dans ce qu'il a de sérieux... Beethoven - le premier grand romantique... dans le sens français du mot romantique... tous deux sont des adversaires instinctifs du goût classique, du style sévère, - pour ne point parler ici du " grand " style...

66.

Pourquoi la musique allemande atteint-elle son point culminant à l'époque du romantisme allemand ? Pourquoi Goethe fait-il défaut dans la musique allemande ? Combien Beethoven, par contre, fait-il penser à Schiller, ou plus exactement à " Thécla " ?

Schumann a en lui de l'Eichendorff, de l'Uhland, du Heine, du Hoffmann, du Tieck. Richard Wagner du Freisch¸tz, du Hoffmann, du Grimm, de la légende romantique, du catholicisme mystique, de l'instinct, du symbolisme, du " libertinage de la passion " (l'intention de Rousseau). Le Hollandais volant sent la France, où le beau ténébreux 1830 était le type du séducteur.

Culte de la musique, du romantisme révolutionnaire de la forme, Wagner résume le romantisme, l'allemand et le français. -

67.

Au fond, la musique de Wagner est, elle aussi, de la littérature, tout aussi bien que le romantisme français: le charme de l'exotisme (langues étrangères, moeurs, passions) exercé sur des badauds sensibles. Le ravissement en mettant le pied dans un pays immense et lointain, étranger et préhistorique, dont les livres ouvrent l'accès, ce qui colore l'horizon tout entier de couleurs nouvelles, de nouvelles possibilités. Le pressentiment de mondes encore lointains et inexplorés; le dédain à l'égard des boulevards... Car le nationalisme, il ne faut pas s'y tromper, n'est aussi qu'une forme de l'exotisme. - Les musiciens romantiques racontent ce que les livres romantiques ont fait d'eux: on aimerait bien vivre des choses exotiques, des passions dans le goût florentin et vénitien: en fin de compte, on se satisfait de les chercher en images... L'essentiel c'est une façon de nouvel appétit, un besoin d'imitation, de recréation, de masque, de travestissement de l'âme... L'art romantique n'est que le palliatif d'une réalité manquée...

La tentative de faire du nouveau: la Révolution, Napoléon. - Napoléon, la passion pour de nouvelles possibilités de l'âme, l'élargissement de l'âme dans l'espace...

Épuisement de la volonté; débauche d'autant plus grande, dans le désir de trouver des sensations nouvelles, de les recréer, de les rêver... Conséquence des choses successives que l'on a vécues: soif ardente des sentiments excessifs... les littératures étrangères offraient les épices les plus fortes...

68.

Les Grecs de Winckelmann et de Goethe, les Orientales de Victor Hugo, les personnages de l'Edda dans Wagner, les Anglais du XIIIe siècle dans Walter Scott - on finira bien un jour par découvrir toute la comédie ! Tout cela fut, au-delà de toute mesure, historiquement faux, mais - moderne et vrai !

69.

Richard Wagner, évalué simplement quant à sa valeur pour l'Allemagne et la culture allemande, demeure un grand problème, peut-être une calamité allemande, en tous les cas une fatalité: mais qu'importe ? Ne signifie-t-il pas bien plus qu'un simple événement allemand ? Il me semble presque qu'il n'y a pas de pays dont il fasse moins partie que l'Allemagne; rien n'y est préparé à sa venue, le type qu'il représente est tout entier quelque chose d'étranger au milieu des Allemands, il y occupe une position singulière, il y est incompris, incompréhensible. Mais on se garde bien de se l'avouer: pour cela on est trop bonasse, trop carré, trop allemand. " Credo quia absurdus est ": c'est ainsi que le voulut l'esprit allemand. Dans ce cas, comme dans tant d'autres, il se contente donc, en attendant, de croire tout ce que Richard Wagner voulut que l'on crût sur lui-même. Dans les choses de la psychologie, l'esprit allemand a de tous temps manqué de subtilité et de divination. Aujourd'hui, qu'il se trouve sous la haute pression du chauvinisme et de l'admiration de soi, il s'épaissit à vue d'oeil et devient plus grossier: comment saurait-il être à la hauteur du problème Wagner ? -

70.

Examen d'ensemble: le caractère ambigu de notre monde moderne - Ce sont les mêmes symptômes qui pourraient être interprétés dans le sens de l'abaissement et de la force. Et les indices de la force, de l'émancipation conquise, au nom d'appréciations sentimentales héréditaires (détritus que nous charrions), pourraient être mal interprétés comme de la faiblesse. En un mot, le sentiment, en tant que sentiment de valeur, n'est pas à la hauteur du temps.

D'une façon générale: le sentiment de valeur est toujours en retard, il exprime des conditions d'existence, d'où il n'est pas sorti et que, nécessairement, il interprète mal: il entrave, il éveille la méfiance de ce qui est nouveau...

71.

Examen d'ensemble. - Toute croissance abondante amène effectivement avec elle un formidable émiettement et un dépérissement: la souffrance, les symptômes de dégénérescence appartiennent aux époques qui font un énorme pas en avant; tout mouvement de l'humanité, fécond et puissant, a créé en même temps un mouvement nihiliste. Dans certaines circonstances, ce serait l'indice d'une croissance incisive et de première importance, l'indice du passage dans de nouvelles conditions d'existence, si l'on voyait s'épanouir dans le monde les formes extrêmes du pessimisme, le nihilisme véritable. C'est ce que j'ai compris.

III. Pour une théorie de la décadence

72.

L'idée de " décadence ". - La défection, la décomposition, le déchet n'ont rien qui soit condamnable en soi-même: ils ne sont que la conséquence nécessaire de la vie, de l'augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi nécessaire que l'épanouissement et le progrès de la vie, nous ne possédons pas le moyen de supprimer ce phénomène. Bien au contraire, la raison exige de lui laisser ses droits.

C'est une honte pour tous les théoriciens du socialisme d'admettre qu'il puisse y avoir des circonstances, des combinaisons sociales où le vice, la maladie, le crime, la prostitution, la misère ne se développent plus... C'est là condamner la vie... Une société n'est pas libre de rester jeune. Et même au moment de son plus bel épanouissement, elle laisse des déchets et des détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie plus elle devient riche en mécomptes, en difformités, plus elle est près de sa chute... On ne supprime pas la caducité par les institutions. Ni la maladie. Ni le vice non plus.

La dégénérescence. Premier principe: ce que l'on tenait jusqu'à présent pour la cause de la dégénération en est la conséquence.

Mais encore: tout ce que l'on considérait comme remède contre la dégénérescence n'était que des palliatifs contre certains effets de celle-ci.

La décadence et ses suites: le vice - le caractère vicieux; la maladie - l'état maladif; le crime - la criminalité; le célibat - la stérilité; l'hystérisme - la faiblesse de volonté; l'alcoolisme; le pessimisme; l'anarchisme.

73.

Idée fondamentale sur la nature de la décadence: ce que l'on a regardé jusqu'à présent comme sa cause, c'en est la conséquence.

Par là se transforme toute la perspective du problème moral.

Toute la lutte morale contre le vice, le luxe, le crime et même contre la maladie apparaît comme une naïveté, comme une chose superflue: - il n'y a pas d'" amendement " (contre le remords).

La décadence elle-même n'est rien qu'il faille combattre: elle est absolument nécessaire et propre à chaque époque, à chaque peuple. Ce qu'il faut combattre de toutes ses forces, c'est l'importation de la contagion dans les parties saines de l'organisme.

Agit-on ainsi ? On fait tout le contraire. C'est exactement dans ce sens que l'on dirige ses efforts du côté de l'humanité.

- Dans quel rapport se trouve avec cette question biologique fondamentale, ce que l'on a considéré jusqu'à présent comme valeurs supérieures: La philosophie, la religion, l'art, etc.

74.

Pour l'idée de décadence.

1) Le scepticisme tire son origine de la décadence: de même que le libertinage de l'esprit.

2) La corruption des moeurs tire son origine de la décadence (faiblesse de la volonté, besoin de stimulants violents...).

3) Les méthodes de traitement, psychologiques et morales, ne changent pas la marche de la décadence, elles ne l'entravent pas, elles sont physiologiquement égales à zéro. -

[Faire comprendre la grande nullité de ces " réactions " prétentieuses; ce sont des formes de la narcotisation, employées contre certaines conséquences fatales - elles ne parviennent pas à faire sortir l'élément morbide; ce sont souvent des tentatives héroïques pour annuler l'homme de la décadence, pour supprimer un minimum de sa malignité.]

4) Le nihilisme n'est pas une cause, mais seulement la logique de la décadence.

5) Le " bon " et le " mauvais " ne sont que deux types de la décadence: ils sont de connivence dans tous les phénomènes fondamentaux.

6) La question sociale est un résultat de la décadence.

7) Les maladies, avant tout les affections nerveuses et cérébrales, indiquent que la force défensive de la nature vigoureuse fait défaut; il en est de même de l'irritabilité, en sorte que le plaisir et le déplaisir deviennent des problèmes du premier plan.

75.

Types les plus généraux de la décadence:

1) On choisit, avec l'idée de choisir des remèdes, ce qui accélère l'épuisement; - c'est le cas du christianisme (pour choisir le cas le plus général d'égarement de l'instinct); - c'est le cas du " progrès ". -

2) On perd la force de résistance contre les excitations, - on se soumet aux conditions du hasard: on grossit et grandit les événements jusqu'au monstrueux... une suppression de la " personnalité ", une désagrégation de la volonté; - ici il faut citer toute une catégorie de la morale, la morale altruiste, celle qui a sans cesse la pitié à la bouche: chez elle ce qu'il y a d'essentiel c'est la faiblesse de la personnalité, de sorte qu'elle vibre à l'unisson et tremble sans cesse, telle une corde trop sensible... une irritabilité extrême...

3) On confond la cause et l'effet: on n'entend pas la décadence au sens physiologique et c'est dans ses aboutissants que l'on voit la véritable cause du malaise; - ici il faut citer toute la morale religieuse...

4) On désire une condition où l'on ne souffrirait plus: la vie est effectivement considérée comme la cause de tous les maux, - on évalue les états inconscients, apathiques (le sommeil, la syncope), pour leur prêter une valeur bien supérieure à celle des états conscients; de là une méthode...

76.

Ce qui se transmet par hérédité ce n'est pas la maladie, mais l'état maladif: l'impuissance à résister contre le danger des immigrations pernicieuses, la force de résistance brisée, etc.; pour exprimer la même chose au point de vue moral: la résignation et l'humilité en face de l'ennemi.

Je me suis demandé si l'on ne pourrait pas comparer toutes ces valeurs supérieures de la philosophie, de la morale, de la religion, telles qu'elles ont eu cours jusqu'à présent, avec les valeurs des êtres affaiblis, des aliénés et des neurasthéniques: sous une forme plus bénigne, elles représentent les mêmes maux...

La valeur de tous les états morbides consiste en ceci, qu'il montrent sous un verre grossissant certaines conditions qui, quoique normales, sont difficilement visibles à l'état normal...

La santé et la maladie ne sont rien de foncièrement différent, comme se l'imaginait la médecine ancienne, comme le croient aujourd'hui encore certains praticiens. Il ne faut pas en faire des principes ou des entités distincts qui se disputent l'organisme vivant et en font leur terrain de lutte. Ce sont là des sottises et des bavardages qui ne servent plus à rien. En réalité, il n'y a entre ces deux manières d'être que des différences de degrés: c'est l'exagération, la disproportion, la non-harmonie des phénomènes normaux qui constitue l'état morbide (Claude Bernard).

De même que le mal peut être considéré comme de l'exagération, de la discordance, de la disproportion, de même le bien peut être un régime protecteur contre les dangers de l'exagération, de la discordance, de la disproportion.

La faiblesse héréditaire comme sensation dominante: cause des valeurs supérieures.

- L'affaiblissement considéré comme une tâche: l'affaiblissement des désirs, des sensations de plaisir et de déplaisir, de la volonté de puissance, du sentiment de fierté, du désir d'augmenter son bien; l'affaiblissement considéré comme une humiliation; l'affaiblissement considéré comme croyance; l'affaiblissement considéré comme dégoût et honte de tout ce qui est naturel, négation de la vie, maladie et faiblesse habituelle... l'affaiblissement qui renonce à la vengeance, à la résistance, à l'inimitié et à la colère.

La méprise dans le traitement: on ne veut pas combattre la faiblesse par un système fortifiant, mais une sorte de justification et de moralisation, c'est-à-dire en interprétant...

- Il y a deux états absolument différents que l'on prend l'un pour l'autre: par exemple le repos de la force qui consiste essentiellement à s'abstenir de la réaction (le prototype des dieux que rien n'émeut), et le repos de l'épuisement, la rigidité qui va jusqu'à l'anesthésie. Toutes les méthodes de philosophie ascétique aspirent à cette dernière condition, mais entendent en réalité la première... car elles donnent à la condition à quoi elles sont parvenues les attributs qui feraient croire que c'est une condition divine qui est atteinte.

77.

Le malentendu le plus dangereux. - Il y a une idée qui ne semble pas se prêter à une confusion, qui n'a aucun caractère équivoque: c'est l'idée d'épuisement. Mais l'épuisement peut être acquis; il peut être transmis par hérédité, - dans les deux cas il transforme l'aspect des choses, la valeur des choses...

A l'inverse de celui qui crée par sa plénitude même, - cette plénitude qu'il représente et qu'il sent, et dont involontairement il abandonne une part aux choses, pour les voir plus pleines, plus puissantes, plus riches en avenir; - à l'inverse de celui qui de toute façon peut donner, - l'épuisé rapetisse et défigure tout ce qu'il voit, - il appauvrit la valeur: il est nuisible...

Il semble qu'à ce sujet nulle méprise ne soit possible: malgré cela l'Histoire présente le fait épouvantable que les épuisés ont toujours été confondus avec ceux qui sont dans leur plus grande plénitude - et ceux-ci avec les plus nuisibles.

Celui qui est pauvre en vitalité, le faible, appauvrit encore la vie: celui qui est riche en vitalité, le fort, l'enrichit. Le premier est le parasite du second: celui-ci donne par surcroît... Comment une confusion serait-elle possible ?...

Lorsque l'épuisé se présentait avec l'attitude de l'activité et de l'énergie supérieures (lorsque la dégénérescence impliquait un excès dans la décharge intellectuelle ou nerveuse), on le confondait avec le riche... Il éveillait la crainte... le culte du fou est toujours aussi le culte de celui qui est riche en vitalité, du puissant. Le fanatique, le possédé, l'épileptique religieux, tous les excentriques ont été considérés comme les types supérieurs de la puissance: comme divins.

Cette façon de force qui provoquait la crainte passait avant tout pour divine: c'était là le point de départ de l'autorité; on voulait voir là l'interprétation de la sagesse, on entendait la sagesse, on la cherchait... De cette impression naissait presque partout une volonté de " divinisation ", c'est-à-dire le désir d'une dégénérescence typique de l'esprit, du corps et des nerfs: une tentative pour trouver le chemin de ce mode d'existence supérieure. Se rendre malade, se rendre fou: provoquer les symptômes du dérangement - c'était se rendre plus fort, plus surhumain, plus terrible, plus sage. On croyait ainsi devenir si riche en puissance que l'on pouvait en abandonner. Partout où l'on adorait on cherchait quelqu'un qui pût céder quelque chose.

Ce qui, ici, induisait en erreur c'était l'expérience de l'ivresse. Celle-ci augmente au plus haut degré le sentiment de la puissance, par conséquent, si l'on juge avec naïveté, la puissance elle-même. Sur le degré le plus élevé de la puissance devait se trouver le plus ivre, c'est-à-dire l'extatique. ( - Il y a deux points de départ de l'ivresse: la plus grande plénitude vitale et un état de nutrition morbide du cerveau.)

78.

Lorsque le plaisir et le déplaisir se rapportent au sentiment de puissance, la vie doit figurer une augmentation de puissance, de façon à ce que la différence en " plus " devienne sensible à la conscience... Si l'on maintenait un niveau fixe de puissance, le plaisir ne pourrait se mesurer que d'après les diminutions du niveau, d'après les états de déplaisir, - et non pas d'après les états de plaisir... La volonté d'augmenter est l'essence même de la joie: la puissance doit grandir pour que l'écart soit sensible à la conscience...

A partir d'un certain point, quand il y a décadence, l'écart inverse devient sensible à la conscience, c'est-à-dire la diminution: le souvenir des moments forts de jadis abaisse les sensations de plaisir actuelles, -maintenant la comparaison affaiblit le plaisir.

Pour l'hygiène des " faibles ". - Tout ce qui se fait en état de faiblesse échoue. Morale: ne rien faire. Mais ce qu'il y a de pire, c'est que précisément le pouvoir de suspendre l'action, de ne point réagir, est le plus gravement atteint sous l'influence de la faiblesse: que l'on ne réagit jamais plus vite, plus aveuglément que lorsque l'on ne devrait pas réagir du tout...

La vigueur d'une nature s'affirme lorsqu'elle temporise et recule la réaction: une certaine [GR:] adiaphoria lui est ainsi particulière, de même qu'à la faiblesse la nécessité du contre-coup; la soudaineté de " l'action " est impossible à enrayer... La volonté est faible et le remède pour éviter de faire des bêtises ce serait d'avoir une volonté forte et de ne rien faire... Contradiction. Une façon d'auto-destruction; l'instinct de conservation est compromis... Le faible se nuit à lui-même... C'est là le type de la décadence.

De fait, nous trouvons une recherche considérable de pratiques qui puissent provoquer l'impassibilité.

L'instinct est sur une bonne piste, en ce sens qu'il est plus utile de ne rien faire que de faire quelque chose...

Toutes les pratiques des ordres religieux, des philosophes solitaires, des fakirs sont inspirées par une juste évaluation du monde qui dit qu'une certaine espèce d'hommes est le plus utile à elle-même lorsqu'elle s'empêche autant que possible d'agir. -

Moyens qui facilitent cela: l'obéissance absolue, l'activité machinale, la réparation des hommes et des choses, qui exigeraient une décision et une action immédiates.

79.

" Les sens ", " les passions ". - La vanité des sens, des envies, des passions, quand elle va si loin qu'elle déconseille celles-ci, est déjà un symptôme de faiblesse: les moyens extrêmes caractérisent toujours des conditions anormales. Ce qui manque ici, ou plutôt ce qui s'emmiette, c'est la force nécessaire à entraver une impulsion: lorsque l'on a l'instinct de devoir céder, c'est-à-dire de devoir réagir, on fera bien d'éviter les occasions (" les séductions ").

Une " impulsion des sens " n'est une séduction que lorsqu'il s'agit d'êtres dont le système est facile à mouvoir et à déterminer: dans le cas contraire, lorsque le système est très pesant et très dur, il faut des incitations violentes pour mettre les fonctions en mouvement.

La débauche n'est pour nous une objection que contre celui qui n'y a pas droit et presque toutes les passions ont été décriées à cause de ceux qui n'étaient pas assez forts pour les tourner à leur avantage.

Il faut se mettre d'accord pour affirmer que l'on peut objecter contre la passion ce que l'on objecte contre la maladie: malgré cela - nous ne saurions nous passer de la maladie et encore moins de la passion. Nous avons besoin de ce qui est anormal, nous donnons à la vie un choc formidable par ces grandes maladies...

Dans le détail il faut distinguer:

1) La passion dominante, qui entraîne même avec elle la forme suprême de la santé: ici la coordination des systèmes intérieurs et son action au service d'un seul objet sont le mieux réalisés, - mais c'est là presque la définition de la santé !

2) La réciprocité des passions, celles-ci opposées l'une à l'autre, la multiplicité des " âmes dans une seule poitrine ": c'est là une chose très malsaine et dissolvante qui provoque la ruine intérieure, laisse deviner et accentue l'antagonisme et l'anarchie dans l'âme même: - à moins que l'une des passions ne finisse par devenir maîtresse. Retour de la santé. -

3) La simultanéité, sans qu'il y ait opposition et prise à partie; elle est souvent périodique, et alors, dès qu'elle a établi l'ordre, elle est saine... Les hommes intéressants rentrent dans cette catégorie, les caméléons; ils ne sont pas en contradiction avec eux-mêmes, ils sont heureux et sûrs, mais ils n'ont point de développement, leurs états d'âme se trouvent les uns à côté des autres, bien que séparés sept fois. Ils changent, ils n'évoluent pas vers un devenir...

80.

Faiblesse de la volonté: c'est là un symbole qui peut induire en erreur. Car il n'y a pas de volonté et par conséquent ni une volonté forte, ni une volonté faible. La multiplicité et la désagrégation des instincts, l'absence d'un système qui les unisse les uns aux autres aboutit à " la faiblesse de volonté "; la coordination de ces instincts sous la domination d'un seul aboutit à la " volonté forte "; - dans le premier cas c'est l'oscillation et le manque d'équilibre; dans le second la précision et la clarté de l'orientation.

81.

L'idée de l'" homme fort " et de l'" homme faible " se réduit à ceci que, dans le premier cas, une grande quantité de force est transmise par héritage - alors l'homme est une totalité: dans le second cas c'est une quantité petite encore - (héritage insuffisant, dilapidation de l'héritage). La faiblesse peut être un phénomène primordial: " quantité petite encore "; ou un phénomène final: alors il n'y a plus de force.

Le point différentiel est celui où il y a une grande force, où il y a de la force à dépenser. La masse, étant la totalité des faibles, réagit lentement; elle se défend contre bien des choses pour lesquelles elle est trop faible, - dont elle ne peut pas avoir de profit; elle ne crée pas, elle ne va pas de l'avant.

Ceci à objecter contre la théorie qui nie l'individu vigoureux et qui s'imagine que la " masse suffit ". C'est la même différence que celle qui sépare les lignées: quatre ou cinq générations peuvent se trouver entre les hommes actifs et la masse... C'est une différence purement chronologique.

Les valeurs des faibles sont au premier rang, parce que les forts s'en sont emparés pour gouverner avec elles...

82.

Épuisement acquis et non pas transmis par l'hérédité: 1) nutrition insuffisante souvent par ignorance au sujet de la façon dont il faut se nourrir, par exemple chez les savants; 2) la précocité érotique: une calamité surtout chez la jeunesse française (en première ligne chez les Parisiens); qui sort déjà du lycée corrompue et souillée pour entrer dans le monde - et qui ne peut plus se débarrasser des chaînes de ses penchants méprisables, et devient ironique et dédaigneuse à l'égard de soi-même - des galériens possédant tous les raffinements - c'est d'ailleurs déjà, dans les cas les plus fréquents, un symptôme de décadence de la race et de la famille, comme toute irritabilité poussée a l'extrême; et aussi la contagion du milieu - ; se laisser déterminer par l'ambiance, c'est aussi preuve de décadence - ; 3) l'alcoolisme, non point l'instinct, mais l'habitude, l'imitation stupide, l'assimilation vaniteuse ou lâche à un régime dominant. - Quel bienfait semble être un juif, lorsque l'on vit parmi des Allemands ! Voyez cet hébétement, la tête est couverte de chanvre, l'oeil est bleu: le manque d'esprit s'affirme dans le visage, les paroles, les attitudes; la paresseuse façon de s'étirer les membres; le besoin de repos chez l'Allemand ne vient pas de la fatigue du travail, mais d'une répugnante excitation et surexcitation par les alcools...

83.

Pour la critique des grands mots. - Je suis plein de méfiance et de malice à l'égard de ce que l'on appelle l'" idéal ": c'est là mon pessimisme d'avoir reconnu combien les " sentiments sublimes " sont une source de malheur, c'est-à-dire d'amoindrissement et d'abaissement pour l'homme.

On se trompe chaque fois lorsque d'un idéal on attend un " progrès ": le triomphe d'un idéal fut, chaque fois, jusqu'à présent un mouvement rétrograde.

Christianisme, révolution, suppression de l'esclavage, droits égaux, philanthropie, amour de la paix, justice, vérité: tous ces grands mots n'ont de valeur que dans la lutte, pour servir de drapeau; non point comme réalités, mais comme mots de parade pour désigner toute autre chose (et même pour désigner le contraire !).

84.

Si nous sommes des " désabusés ", nous ne le sommes pas en ce qui concerne la vie: mais seulement parce que nos yeux se sont ouverts sur toutes sortes de " désirs ". Nous contemplons avec une colère sarcastique ce que l'on appelle " idéal "; nous nous méprisons seulement parce que nous ne pouvons pas réprimer à toute heure cette impulsion absurde qui s'appelle " idéalisme ". La mauvaise habitude est plus forte que la colère du désabusé.

85.

A comprendre: - que toute espèce de déchéance et d'indisposition a sans cesse aidé à créer les évaluations générales: que, dans les évaluations devenues dominantes, la décadence est même arrivée à la prépondérance: que nous n'avons pas seulement à lutter contre les conditions créées par la dégénérescence actuelle, mais que toute décadence, telle qu'elle exista jusqu'ici, s'est transmise et, par conséquent, est restée vivante. Une pareille aberration universelle de l'humanité qui se détourne de ses instincts fondamentaux, une pareille décadence générale des évaluations est le problème par excellence, la véritable énigme que l'" animal homme " donne à deviner au philosophe - .

86.

J'ai le bonheur, après des milliers d'années passées dans l'aberration et la confusion, d'avoir retrouvé le chemin qui mène à un oui et à un non.

J'enseigne de dire non en face de tout ce qui rend faible - de tout ce qui épuise.

J'enseigne de dire oui en face de tout ce qui fortifie, de ce qui accumule les forces, de ce qui justifie le sentiment de la vigueur.

Jusqu'à présent on n'a enseigné ni l'un ni l'autre: on a enseigné la vertu, le désintéressement, la pitié, ou même la négation de la vie. Tout cela sont les valeurs des épuisés.

Une longue réflexion touchant la physiologie de l'épuisement me força à poser la question: Jusqu'où les jugements des épuisés ont-ils pénétré dans le monde des valeurs ?

Le résultat auquel je suis arrivé fut aussi surprenant que possible, même pour moi, qui me sentis familier déjà dans bien des mondes étranges: j'ai trouvé que l'on pouvait ramener tous les jugements supérieurs, tous ceux qui se sont rendus maîtres de l'" humanité " de l'humanité domestiquée du moins, à des jugements d'épuisés.

Derrière les noms les plus sacrés j'ai trouvé les tendances les plus destructrices; on a appelé Dieu ce qui affaiblit, ce qui enseigne la faiblesse, ce qui infecte de faiblesse... j'ai trouvé que l'" homme bon " était une auto-affirmation de la décadence.

Cette vertu, dont Schopenhauer enseignait encore qu'elle est la vertu supérieure et unique, le fondement de toutes les vertus: cette pitié, j'ai reconnu qu'elle était plus dangereuse que n'importe quel vice. Entraver par principe le choix dans l'espèce, la purification de celle-ci de tous les déchets - c'est ce qui fut appelé jusqu'à présent vertu par excellence...

Il faut garder en honneur la fatalité: la fatalité qui dit aux faibles " disparais ! "...

On a appelé cela Dieu, lorsque l'on résistait à la fatalité, - lorsque l'on faisait périr et pourrir l'humanité... Il ne faut pas prononcer en vain le nom de Dieu...

La race est corrompue - non point par ses vices, mais par son ignorance: elle est corrompue parce qu'elle n'a pas considéré l'épuisement comme de l'épuisement: les confusions physiologiques sont les causes de tout le mal...

La vertu est notre plus grand malentendu...

Problème: comment les épuisés sont-ils arrivés à faire les lois des valeurs ? Autrement dit: comment ceux qui sont les derniers sont-ils arrivés à la puissance ?... Comment l'instinct de l'animal homme a-t-il été placé la tête en bas ?...

Livre deuxième

Critique des valeurs supérieures

I. La religion comme expression de la décadence

1. Considérations générales

87.

De l'origine de la religion. - De même que le vulgaire s'imagine aujourd'hui que la colère est chez lui la cause de son emportement, l'esprit, la cause de sa pensée, l'âme, la cause de son sentiment; en un mot, de même que l'on admet encore, inconsidérément, une foule d'entités psychologiques qui doivent être des causes - de même, sur une échelle sociale plus naïve encore, l'homme a interprété ces phénomènes à l'aide d'entités personnelles. Les états d'âme qui lui paraissaient étranges, accablants, passionnants, il les considérait comme des obsessions, des enchantements provoqués par le pouvoir mystérieux d'une personne. C'est ainsi que le chrétien, l'espèce d'homme la plus naïve et la plus arriérée, ramène l'espérance, la tranquillité, le sentiment de " rédemption ", à une inspiration psychologique de Dieu. Parce qu'il est le type essentiellement souffrant et inquiet, la quiétude, le bonheur, la résignation lui apparaissent comme quelque chose d'étrange dont il faut donner une explication. Parmi les races d'une grande vitalité, intelligentes et fortes, c'est l'épileptique qui éveille le plus souvent la conviction qu'une puissance étrangère est en jeu; mais toute espèce d'assujettissement de même ordre, par exemple la contrainte que l'on remarque chez l'enthousiaste, le poète, le grand criminel, dans les passions comme l'amour et la haine, pousse à l'invention de puissances extra-humaines. On concrétise un état d'âme dans une seule personne, et l'on prétend que, lorsque cet état se manifeste chez nous, il est l'action de cette personne. Autrement dit: dans la formation psychologique de Dieu, un état, pour être l'effet de quelque chose, est personnifié et revêt le caractère de la cause.

Cependant la logique psychologique dit ceci: le sentiment de puissance, lorsqu'il s'empare d'une façon soudaine de l'homme et qu'il le subjugue - c'est le cas dans toutes les grandes passions - éveille une sorte de doute sur la capacité de la personne: l'homme n'ose pas s'imaginer qu'il est lui-même la cause de ce sentiment - il imagine donc une personnalité plus forte, une divinité, qui se substitue à lui-même, dans le cas donné.

L'origine de la religion se trouve par conséquent dans les extrêmes sentiments de puissance qui surprennent l'homme par leur caractère étrange; et, semblable au malade qui sent d'étranges lourdeurs dans un de ses membres et en conclut qu'un autre homme est couché sur lui, le naïf homo religiosus se dissocie en plusieurs personnes. La religion est un cas d'" altération de la personnalité ", une espèce de sentiment de crainte et de terreur devant soi-même... Mais en même temps une extraordinaire sensation de bonheur et de supériorité... Chez les malades, l'impression de santé suffit à faire croire en Dieu, à une influence de Dieu.

Les états de puissance inspirent à l'homme le sentiment qu'il est indépendant de la cause, qu'il est irresponsable: ils viennent sans qu'on les désire, donc nous n'en sommes pas les auteurs... La volonté non affranchie (c'est-à-dire la conscience d'un changement en nous, sans que nous l'ayons voulu) exige une volonté étrangère.

L'homme n'a pas osé s'attribuer à lui-même tous les moments surprenants et forts de sa vie, il a imaginé que ces moments étaient " passifs ", qu'il les " subissait " et en était " subjugué "... La religion est un produit du doute au sujet de l'unité de l'individu... Dans la même proportion, où tout ce qui est grand et fort a été considéré par l'homme comme surhumain et étrange, l'homme s'est rapetissé, il a départagé les deux faces en deux sphères absolument différentes, l'une pitoyable et faible, l'autre très forte et surprenante, appelant la première " homme ", la seconde " Dieu ".

Il en a continuellement agi ainsi; dans la période d'idiosyncrasie morale, il n'a pas considéré comme " voulues ", comme " oeuvre de l'individu " ses sublimes conditions morales. Le chrétien, lui aussi, substitue à sa personne deux fictions, l'une mesquine et faible qu'il appelle l'homme, l'autre surnaturelle qu'il appelle Dieu (Sauveur, Rédempteur)...

La religion a abaissé le concept " homme "; sa conséquence extrême c'est que tout ce qui est bon, grand, vrai, demeure surhumain et n'est donné que par grâce...

88.

L'homme ne se connaissait pas au point de vue physiologique, tout au long de la chaîne qui traverse des milliers d'années: il ne se connaît pas encore aujourd'hui. De savoir par exemple que l'on possède un système nerveux ( - et non pas une " âme " - ), cela demeure encore le privilège des plus instruits. Mais, en cette matière, l'homme ne se contente pas de ne pas savoir. Il faut être très humain pour dire " c'est une chose que je ne sais pas ", pour s'accorder de l'ignorance.

Si par exemple l'homme souffre ou s'il est de bonne humeur, il ne doute pas qu'il en trouvera la raison, pourvu qu'il cherche. Donc il se met à chercher... Mais en réalité il ne peut pas trouver cette cause, parce qu'il ne soupçonne même pas où il devrait chercher... Qu'arrive-t-il alors ? Il prend une des conséquences de son état pour la cause de celui-ci: si, par exemple, un ouvrage entrepris avec de la bonne humeur (entrepris en somme parce que la bonne humeur donnait le courage de l'entreprendre) réussit, c'est l'ouvrage qui est la cause de la bonne humeur... De fait la réussite dépendait de la même chose dont dépendait la bonne humeur, de la coordination heureuse des forces et des systèmes physiologiques.

Il sent qu'il ne se porte pas bien: par conséquent il n'en finit pas de ses soucis, de ses scrupules et des critiques qu'il s'adresse... En vérité l'homme croit que le mauvais état où il se trouve est une suite de ses scrupules, de ses " péchés ", " de sa critique de soi "...

Mais il finit par se rétablir, souvent après un état de prostration et d'épuisement profond. " Comment est-il possible que je sois si libre, si délivré ? C'est là un miracle. Dieu seul peut avoir fait cela pour moi. " - Conclusion: " Il m'a pardonné mes péchés "...

On peut déduire de là une pratique: pour provoquer des sentiments de péché, pour préparer la contrition, il faut mettre le corps dans un état maladif et nerveux. La méthode pour en arriver là est connue. Comme de juste, on ne soupçonne pas la logique du fait: on a besoin d'une interprétation religieuse pour la macération de la chair, elle apparaît comme le but par excellence, tandis qu'elle n'est que le moyen pour rendre possible cette indigestion maladive du repentir (l'" idée fixe " du péché, l'hypnotisation de la poule par cette ligne qui est le " péché ").

Le mauvais traitement du corps prépare le terrain nécessaire à une série de " sentiments du péché ", c'est-à-dire une souffrance générale qui veut être expliquée...

D'autre part on peut déduire de là également la méthode de la " rédemption ": on a provoqué toutes les débauches du sentiment par les prières, les mouvements, les attitudes, les serments, - l'épuisement s'ensuit, souvent subit, souvent sous forme épileptique. Et - derrière l'état de somnolence profond, apparaît l'apparence de guérison -, en langage religieux: la " rédemption ".

89.

Les grands érotiques de l'idéal, les saints de la sensualité, transfigurée et incomprise, ces apôtres-types de l'" amour " (comme Jésus de Nazareth, saint François d'Assise, saint François de Paule), c'est chez eux que l'instinct sexuel qui se méprend s'égare en quelque sorte par ignorance, jusqu'à ce qu'il soit forcé de se satisfaire au moyen de fantômes: " Dieu ", l'" homme ", la " nature ". Cette satisfaction cependant n'est pas seulement apparente: elle s'accomplit véritablement chez les extatiques de l'union mystique, bien que ce soit en dehors de leur volonté et de leur " compréhension ", non sans qu'elle soit accompagnée des symptômes physiologiques de l'assouvissement sexuel, le plus physique et le plus conforme à la nature.

90.

Autrefois on tenait ces états morbides, - conséquences de l'épuisement physiologique -, parce qu'ils étaient riches en choses soudaines, terribles, inexplicables et incalculables -, pour plus importants que les états de santé et leurs conséquences. On avait peur: on admettait qu'il y a là un monde supérieur. On a rendu responsable de cette naissance de mondes secondaires l'ombre et le rêve, le sommeil et la nuit, les craintes inspirées par la nature. Il faudrait avant tout considérer de ce point de vue les symptômes de l'épuisement physiologique. Les anciennes religions imposent véritablement aux fidèles une discipline qui crée cet état d'épuisement, propre à faire naître de pareilles choses dans la conscience... On croyait avoir pénétré dans une sphère supérieure, où tout cesse d'être connu. - L'apparence d'un pouvoir supérieur...

91.

Le sommeil comme conséquence de l'épuisement, l'épuisement comme conséquence de toute irritation excessive...

Le besoin de sommeil, la divinisation et l'adoration même de l'idée de sommeil se retrouvent dans toutes les religions et philosophies pessimistes.

L'épuisement est dans ce cas un épuisement de race; le sommeil considéré au point de vue psychologique n'est que le symbole d'un besoin de repos plus profond et plus considérable... In praxi c'est ici la mort qui agit en séductrice, sous le couvert de son frère le sommeil...

92.

Tout le training chrétien de la pénitence et de la rédemption peut être considéré comme une folie circulaire, provoquée d'une façon arbitraire: bien entendu on ne peut faire naître celle-ci que chez des individus déjà prédestinés, c'est-à-dire de ceux qui ont des dispositions morbides.

93.

Ne pas pouvoir en finir d'un événement, c'est là déjà un signe de décadence. Ouvrir toujours à nouveau de vieilles plaies, comme fait le chrétien, se rouler dans le mépris de soi et la contrition, c'est là une maladie de plus, dont jamais ne sortira le " salut de l'âme ", mais seulement une maladie de plus...

Ces " conditions de salut ", chez le chrétien, ne sont que des variations d'un même état maladif, -l'interprétation d'une crise survenue, par une formule particulière, déterminée, non point par la science, mais par l'illusion religieuse.

Lorsque l'on est malade, la bonté même revêt un caractère maladif... Nous comptons maintenant une grande partie de l'appareil psychologique dont s'est servi le christianisme parmi les formes de l'hystérie et les phénomènes épileptiformes.

La pratique de la guérison, de l'âme tout entière, doit être replacée sur une base physiologique: le " remords " est, par lui-même, un obstacle à la guérison, - il faut chercher à tout contre-balancer par des actes nouveaux, pour échapper, aussi vite que possible, à la langueur provoquée par la torture que l'on s'inflige à soi-même... On devrait faire tomber dans le décri, comme nuisibles à la santé, les exercices purement psychologiques que préconisèrent l'Eglise et les sectes... On ne guérit pas un malade par les prières et la conjuration des mauvais esprits: les états de " tranquillité" qui se produisent sous de telles influences sont loin d'inspirer la confiance au point de vue psychologique.

On est bien portant, lorsque l'on se rit du sérieux et de l'ardeur que l'on a mis à s'hypnotiser sur un événement quelconque de son existence, lorsque le remords nous fait éprouver quelque chose qui ressemble à l'étonnement du chien qui mord sur une pierre, - lorsque l'on a honte de se repentir.

La pratique que l'on a utilisée jusqu'à présent, fût-elle purement psychologique et religieuse, ne tendait qu'à une transformation des symptômes: elle considérait qu'un homme était rétabli lorsqu'il s'abaissait devant la croix, et jurait de devenir un homme bon... Un criminel, cependant, qui se cramponne à sa destinée, avec une espèce de sérieux lugubre, et qui ne renie pas son acte après coup, possède une santé de l'âme plus grande... Les criminels avec lesquels Dostoïevski vivait au bagne étaient tous des natures indomptées, - ne valaient-ils pas cent fois mieux qu'un chrétien au coeur " brisé " ?

94.

Contre le repentir. - Je n'aime pas cette espèce de lâcheté à l'égard de son propre acte; il ne faut pas s'abandonner soi-même sous le coup d'une honte ou d'une affliction inattendues. Une fierté extrême serait mieux en place. À quoi cela servirait-il en fin de compte ? Se repentir d'une action, ce n'est pas la réparer, pas plus que cette action ne s'efface lorsqu'elle est " pardonnée " ou " expiée " - Il faudrait être théologien pour croire à une puissance qui détruise une faute: nous autres immoralistes, nous préférons ne pas croire à la " faute ". Nous pensons que toutes les actions, de quelque espèce qu'elles soient, sont de valeur identique dans leur racine; de même, les actes qui se tournent contre nous peuvent être, par cela même, utiles au point de vue économique, et désirables pour le bien public. Dans certains cas particuliers, nous nous avouerons à nous-mêmes qu'une action aurait facilement pu nous être épargnée, - les circonstances seules nous ont prédisposés pour elle. Qui, d'entre nous, favorisé par les circonstances, n'aurait pas déjà parcouru toute l'échelle des crimes ?... C'est pourquoi il ne faut jamais dire: " Je n'aurais pas dû faire telle chose " -, mais toujours seulement: " Comme c'est étrange que je n'aie pas fait cela cent fois déjà ! " - En fin de compte, il y a très peu d'actes qui soient typiques et qui présentent un véritable raccourci de l'individu; et à considérer combien peu la plupart des gens sont des individualités, on s'apercevra combien rarement un homme est caractérisé par un acte particulier. Nous voyons des actions dictées par les circonstances, qui restent à fleur de peau, mouvements réflexes qui résultent de la décharge d'une irritation: elles se produisent bien avant que la profondeur de notre être n'en soit touchée, avant qu'on l'ait interrogée à ce sujet. Une colère, un geste, un coup de couteau: qu'y a-t-il là d'individuel ? L'acte apporte souvent avec lui une espèce de torpeur et de contrainte, en sorte que le coupable est comme fasciné par son souvenir et la sensation de n'être que l'attribut de son acte. C'est ce trouble intellectuel, une espèce d'hypnotisation, qu'il faut combattre avant tout. Un simple acte, quel qu'il soit, s'il ne se répète pas, mis en parallèle avec tout ce que l'on fait, est égal à zéro et peut être déduit sans que le compte général en soit faussé. L'intérêt inique que peut avoir la société à contrôler notre existence tout entière, dans un sens seulement, comme si c'était son but de faire ressortir un acte particulier, ne devrait pas contaminer le coupable lui-même, mais il en est malheureusement presque toujours ainsi. Cela tient à ce que chaque acte est suivi de conséquences inaccoutumées, accompagné de troubles cérébraux, quelle que soit d'ailleurs la nature de ces conséquences, bonnes ou mauvaises. Regardez un amoureux qui a obtenu une promesse, un poète, qu'une salle de théâtre applaudit: pour ce qui en est de la torpeur intellectuelle ils ne se distinguent en rien de l'anarchiste que l'on surprend par une visite domiciliaire.

Il y a des actions qui sont indignes de nous, des actions qui, si on leur donnait une valeur typique, nous abaisseraient à une espèce inférieure. Il s'agit précisément d'éviter la faute que l'on commettrait en les considérant comme typiques. Il y a, par contre, une catégorie d'actions dont nous ne sommes pas dignes; des exceptions nées d'une particulière plénitude dans le bonheur et la santé; ce sont les vagues les plus élevées de notre flot qu'une tempête, le hasard, a une fois poussées jusqu'à cette hauteur; de telles actions, de telles " oeuvres ", ne sont point typiques, elles aussi. Il ne faut jamais évaluer un artiste selon la mesure de ses oeuvres.

95.

L'universelle duperie dans ce que l'on appelle l'amendement moral. - Nous ne croyons pas qu'un homme puisse devenir un autre homme, quand il ne l'est pas déjà: c'est-à-dire, lorsqu'il n'est pas, comme le cas est fréquent, une multiplicité d'individus ou du moins de pousses d'individus. Dans ce cas, on réussit à mettre un autre rôle au premier plan, à repousser " l'homme ancien "... L'aspect est alors changé et non point l'être. Affirmer que quelqu'un cesse de se livrer à certains actes, c'est simplement affirmer le fait brutal qui permet les interprétations les plus variées. Pour la société, il est vrai, ce qui importe c'est que quelqu'un s'abstienne de commettre ces actes: pour ce, elle le sort des conditions où il pourrait les commettre: cela peut certainement être plus sage que de tenter l'impossible, de vouloir briser sa propension à faire telle ou telle chose. L'Eglise, - et en cela elle n'a pas fait autre chose que de remplacer et de reprendre la philosophie antique - l'Eglise, partant d'une autre estimation des valeurs, pour sauver une " âme ", le " salut " d'une âme, croyait d'une part à la puissance expiatrice de la punition et, d'autre part, à la puissance annulatrice du pardon. Ces croyances sont toutes deux des illusions du préjugé religieux - la punition ne répare point, le pardon ne saurait effacer; ce qui est fait ne peut pas devenir " non fait ". Parce que quelqu'un oublie quelque chose, il n'est pas prouvé que cette chose n'existe plus... Une action tire ses conséquences dans l'homme et en dehors de l'homme, il importe peu qu'elle passe pour punie, " expiée ", " pardonnée ", " effacée ", ou encore que l'Eglise ait donné de l'avancement au coupable pour en faire un de ses saints. L'Eglise croit à des choses qui n'existent pas, à des " âmes "; elle croit à des effets qui ne se produisent pas, aux effets divins; elle croit à des conditions qui ne se produisent pas, au péché, à la rédemption, au salut de l'âme: elle s'arrête partout à la surface, aux signes, aux attitudes, aux paroles, à quoi elle donne une interprétation arbitraire. Elle possède une méthode raisonnée de faux monnayage psychologique.

96.

La charlatanerie morale du christianisme. - La pitié et le mépris se suivent dans une variation rapide, et je me sens parfois révolté comme à l'aspect d'un crime indigne. Ici l'erreur est devenue un devoir, - une vertu, - la méprise es devenue un coup de main; l'instinct de destruction est systématisé sous le nom de " rédemption "; ici chaque opération devient une blessure, une extirpation des organes mêmes dont l'énergie est la condition de tout retour à la santé. Au meilleur cas, on ne guérit rien et l'on se contente de transformer une série de symptômes d'un mal en une autre série... Et cette dangereuse folie, ce système de profanation et de castration de la vie est regardé comme saint, comme intangible; vivre à son service, être l'instrument de cet art de guérir, être prêtre, cela doit enlever, rendre vénérable, rendre saint et même inviolable. La divinité seule peut être l'auteur de ce suprême art de guérir: la rédemption n'est compréhensible que comme une révélation, comme un acte de grâce, comme un présent immérité, fait par le créateur.

Première proposition: la santé de l'âme est regardée comme une maladie, avec méfiance...

Deuxième proposition: les conditions nécessaires à une vie forte et florissante, les aspirations et les passions violentes sont regardées comme des objections contre une vie forte et florissante.

Troisième proposition: tout ce qui menace l'homme d'un danger, tout ce qui peut s'en rendre maître et le détruire, est mauvais et condamnable - il faut l'arracher de l'âme avec sa racine.

Quatrième proposition: l'homme rendu inoffensif à l'égard de lui-même et des autres, affaibli, écrasé dans l'humilité et la résignation, conscient de sa faiblesse, le " pécheur ", - c'est là le type désirable, celui que l'on arrivera aussi à produire avec un peu de chirurgie de l'âme...

97.

Le prêtre veut parvenir à se faire passer pour le type supérieur de l'humanité, il veut arriver à dominer - ceux même qui ont la puissance entre les mains, afin d'être invulnérable, inattaquable - afin d'être la puissance la plus forte de la communauté, puissance que l'on ne saurait, à aucun prix, remplacer ou estimer trop bas.

Moyen: lui seul possède la science, lui seul possède la vertu; lui seul a, au-dessus de lui, le règne souverain; lui seul est Dieu en quelque sorte, et il retourne à la divinité; lui seul est l'intermédiaire entre Dieu et les autres; la divinité punit tout préjudice causé à un prêtre, toute pensée dirigée contre lui.

Moyen: la vérité existe. Il n'y a qu'une seule façon de l'atteindre: c'est de se faire prêtre. Tout ce qui est bon, tel l'ordre, la tradition, remonte à la sagesse des prêtres. Le livre sacré est l'oeuvre de ceux-ci. Il n'y a pas d'autre source du bien que le prêtre. Toute autre espèce d'excellence est différente, par le rang, de celle du prêtre, par exemple l'excellence du roi.

Conséquence: si le prêtre doit être le type supérieur, il faut que la gradation qui mène à ses vertus implique la gradation des valeurs humaines. La méditation, la dématérialisation, la non-activité, l'impassibilité, l'absence de passion, la solennité; l'opposé de tout cela est représenté par l'espèce d'hommes la plus basse.

Le prêtre a enseigné une espèce de morale qui lui permet d'être considéré lui-même comme le type supérieur. C'est lui qui conçoit un type opposé: le tchândâla. Rendre ce type méprisable par tous les moyens possibles, c'est ce qui donne du relief au régime des castes. La crainte extrême du prêtre devant la sensualité implique en même temps que, par elle, le régime des castes (c'est-à-dire le " régime " en général) serait le plus gravement menacé... Toute " tendance indépendante " in puncto puncti renverse la législation des mariages.

98.

Critique du saint mensonge. - Pour les fins pieuses le mensonge est permis, c'est une des théories de tous les sacerdoces, - montrer jusqu'à quel point elle fait partie de la pratique de ceux-ci, c'est ce qui doit être l'objet du présent examen.

Mais les philosophes, eux aussi, dès qu'ils ont eu l'intention de prendre en mains la direction des hommes, avec des arrière-pensées sacerdotales, se sont immédiatement réservé le droit de mentir: Platon avant tout. Mais le plus grandiose de tous est ce double mensonge développé par les philosophes du Védanta qui sont les philosophes ariens par excellence: deux systèmes, contradictoires dans tous les points principaux, mais qui peuvent servir l'un pour l'autre, se remplacer et se compléter, dès qu'il s'agit de fins éducatrices. Le mensonge d'un principe doit créer une condition qui rende intelligible la vérité de l'autre...

Jusqu'où va le pieux mensonge des prêtres et des philosophes ? - Il faut se demander ici quelles hypothèses ils mettent en avant pour l'éducation, quels dogmes il leur faut inventer pour satisfaire à ces hypothèses ?

En premier lieu: il faut qu'ils aient de leur côté la puissance, l'autorité, la crédibilité absolue.

En deuxième lieu: il faut qu'ils connaissent toute la marche de la nature, de sorte que tout ce qui touche l'individu paraisse conditionné par leurs lois.

En troisième lieu: il faut encore que le domaine de leur puissance soit très vaste, de façon à ce que le contrôle en échappe aux yeux de leurs subordonnés: il faut qu'ils tiennent la mesure pénale pour l'au-delà, pour l'" après la mort " et, comme de juste, qu'ils connaissent les moyens pour ouvrir le chemin du salut.

- Il faut qu'ils éloignent l'idée du cours naturel des choses: mais, comme ils sont des gens sages et avisés, ils peuvent promettre une série d'effets naturellement subordonnés à des prières ou à la stricte observation de leurs lois. - Ils peuvent de même prescrire une série de choses qui sont absolument raisonnables, - mais, bien qu'il leur soit permis d'indiquer l'expérience, l'empirisme, comme source de leur sagesse, il faut qu'ils donnent celle-ci pour le résultat d'une révélation, le fruit des " exercices de pénitence les plus durs ".

Le saint mensonge se rapporte donc en principe: au but de l'action ( - la fin naturelle, la raison, est rendue invisible: une fin morale, l'accomplissement d'une loi, d'un service divin, apparaît comme but - ): à la conséquence de l'action ( - la conséquence naturelle est considérée comme surnaturelle, et, pour agir avec plus de certitude, on fait espérer d'autres conséquences incontrôlables et surnaturelles).

De cette façon se crée l'idée du bien et du mal, qui apparaît entièrement détachée des concepts naturels: " utile ", " nuisible ", " accélérateur ", "amoindrissant" pour la vie, - en ce sens que l'on imagine une autre vie, cette idée peut même être en opposition directe avec le concept naturel du bien et du mal.

Enfin, la célèbre "conscience" est créée de la sorte: une voix intérieure qui, à chaque action, n'en mesure point la valeur, mais la juge par rapport à l'intention et la conformité de cette intention avec la " loi ".

Le saint mensonge a donc inventé un Dieu qui punit et récompense, qui reconnaît exactement le code des prêtres et envoie ceux-ci dans le monde, comme ses interprètes et envoie ceux-ci dans le monde, comme ses interprètes et ses plénipotentiaires; - un au-delà de la vie, où la grande machine pénale est représentée comme agissante, - à cette fin on conçoit l'immortalité de l'âme; - la conscience dans l'homme, en tant que connaissance des termes fixes bien et mal, imaginant que c'est Dieu lui-même qui parle lorsqu'elle conseille de se conformer aux préceptes ecclésiastiques. Le saint mensonge c'est encore la morale, en tant que négation du cours normal des choses, réduisant tout ce qui arrive à des nécessités morales, à des effets moraux (c'est-à-dire l'idée de punition et de récompense), la morale enveloppant le monde, force unique, créatrice de tout changement; - et c'est la vérité considérée comme chose donnée, comme révélation, identique à la doctrine des prêtres; condition de tout salut et de tout bonheur, dans ce monde et dans l'autre.

En résumé: par quoi paye-t-on la réforme morale ? - Désembrayage de la raison. Réduction de tous les motifs à la crainte et à l'espérance (punition et salaire); dépendance d'une tutelle sacerdotale, d'une exactitude de formulaire qui a la prétention d'exprimer une volonté divine; l'implantation d'une " conscience " qui met une fausse science en place de l'examen et de l'essai: comme si ce qu'on doit faire et ne pas faire avait été déterminé d'avance, - une espèce de castration de l'esprit qui cherche et aspire au progrès; - en résumé: la plus grave mutilation de l'homme que l'on puisse imaginer, et l'on prétend en avoir fait " l'homme bon ".

Pratiquement toute la raison, tout l'héritage de sagesse, de subtilité, de prévoyance, conditions du canon sacerdotal, sont réduits après coup, arbitrairement, à un simple travail mécanique: la conformité avec les lois passe déjà pour être le but, le but suprême, la vie ne possède plus de problème; - toute la conception du monde est souillée par l'idée de punition; - l'idée même de l'existence est transformée; en vue de représenter la vie sacerdotale comme le non plus ultra de la perfection, on en fait une calomnie et un avilissement de l'existence; la notion de " Dieu " représente une aversion de la vie, la critique, le mépris même de la vie; - la vérité est transformée mentalement en mensonge sacerdotal, l'aspiration à la vérité devient l'étude de l'écriture sainte, un moyen pour se faire théologien...

2. Critique du christianisme

a) Pour l'histoire du christianisme

99.

La prêtraille juive s'est entendue à présenter tout ce qu'elle affirmait comme un précepte divin, comme l'obéissance à un commandement divin... et aussi à introduire tout ce qui servait à conserver IsraÎl, à lui faciliter l'existence (par exemple l'abondance des oeuvres: la circoncision, le sacrifice comme centre de la conscience nationale), non comme oeuvre de la nature mais comme oeuvre de " Dieu ". - Ce processus se continue: au sein même du judaïsme, lorsque l'on ne sentait pas la nécessité des " oeuvres " (comme rempart contre l'extérieur), on pouvait concevoir une espèce d'hommes sacerdotale qui se comporterait comme la "nature noble" en face de l'aristocratie; un sacerdoce de l'âme, sans castes et en quelque sorte spontané qui, pour se différencier fortement de son opposé, accorderait de l'importance, non aux "oeuvres", mais aux sentiments...

Au fond, il s'agissait de nouveau de faire arriver une certaine catégorie d'âmes: c'était en quelque sorte une insurrection populaire au milieu d'un peuple sacerdotal, - un mouvement piétiste qui venait d'en bas (les pêcheurs, les péagers, les femmes, les malades). Jésus de Nazareth était le mot d'ordre sur lequel ils se ralliaient. Et de nouveau, pour pouvoir croire en eux-mêmes, ils ont besoin d'une transfiguration théologique; ils ont besoin du " fils de Dieu ", rien moins que cela, pour se faire accorder créance. Et, de même que les prêtres avaient faussé l'histoire d'IsraÎl tout entière, on reprit la même tentative, pour fausser cette fois, pour transformer toute l'histoire de l'humanité, dans le but de faire apparaître le christianisme comme un événement cardinal. Ce mouvement ne pouvait s'organiser que sur le terrain du judaïsme, dont c'était le trait capital d'avoir confondu la faute et le malheur et de transformer toute faute en un péché envers Dieu: le christianisme reprend tout cela à la deuxième puissance.

100.

Les croyants ont conscience de la dette énorme qu'ils ont contractée envers le christianisme, et ils en concluent que le promoteur de celui-ci est un personnage de tout premier rang... Cette conclusion est erronée, mais elle est la conclusion typique de tous les vénérateurs. Au point de vue objectif, il serait possible, premièrement, qu'ils se trompent sur la valeur de ce qu'ils doivent au christianisme: les convictions ne prouvent rien en faveur de la chose dont on est convaincu, - dans le cas des religions, elles inciteraient plutôt à des soupçons vis-à-vis de cette chose... En second lieu, il serait possible que ce que l'on croit devoir au christianisme ne saurait être imputé à son auteur, mais, bien au contraire, au produit achevé, à l'ensemble, à l'Eglise, etc. L'idée d'" auteur ", a des sens si multiples qu'elle peut simplement correspondre à la cause occasionnelle d'un mouvement: on a agrandi la personne du fondateur, dans la mesure où l'Eglise grandissait; mais cette optique de la vénération autorise précisément à conclure qu'à une époque quelconque ce fondateur a été quelque chose de très incertain et de très indéterminé, - surtout au début... Que l'on songe avec quelle liberté saint Paul traite le problème personnel de Jésus ! Il va presque jusqu'à l'escamoter - ; Jésus est pour lui quelqu'un qui est mort et que l'on a revu après son décès, quelqu'un que les juifs ont livré à la mort... Pour saint Paul, c'est là un simple motif: la musique, il la compose lui-même...

101.

Les chrétiens, eux aussi, ont fait comme les juifs; ils ont mis dans la bouche de leur maître, pour en incruster sa vie, la doctrine qui, selon leur sentiment, était une condition d'existence et une innovation. De même ils lui ont rendu toute la sagesse des proverbes - : en un mot, ils ont représenté leur propre vie de souffrance comme de la soumission, ce qui sanctifiait celle-ci pour leur propagande.

On peut voir chez saint Paul de quoi il en retourne: c'est peu de chose. Le reste, c'est le développement particulier d'un certain type de saint, d'après ce qu'ils considéraient comme sacré.

Toute la doctrine du miracle, y compris la résurrection, est une conséquence de la glorification de la communauté, qui prêtait à son maître ce dont elle était capable, mais à un degré supérieur (ou plutôt elle le déduisait de sa propre force).

102.

Le christianisme est encore possible à chaque instant... Il n'est lié à aucun des dogmes impudents qui se sont décorés de son nom: il n'a besoin ni de la doctrine d'un Dieu personnel, ni de celle du péché, ni de celle de l'immortalité, ni de celle de la rédemption, ni de celle de la foi: il peut absolument se passer d'une métaphysique, plus encore de l'ascétisme et d'une " science naturelle " chrétienne...

Celui qui dirait aujourd'hui: " Je ne veux pas être soldat ", " je ne m'occupe pas des tribunaux ", " je ne réclame pas l'aide de la police ", " je ne veux rien faire qui trouble ma paix intérieure: et, si je dois en souffrir, rien ne me conservera mieux la paix que la souffrance... " - celui-là serait chrétien.

Toute la doctrine chrétienne de ce que l'on doit croire, la " vérité " chrétienne tout entière, n'est que mensonge. C'est exactement la contre-partie de ce que voulait, à ses débuts, le mouvement chrétien.

Ce qui est chrétien, dans le sens de l'Eglise, c'est ce qui précisément est anti-chrétien de prime-abord: des objets et des personnes au lieu de symboles; de l'histoire au lieu de faits éternels; des formules, des rites, des dogmes au lieu d'une pratique de la vie. L'indifférence absolue à l'égard des dogmes, du culte, des prêtres, de l'Eglise, de la théologie, voilà ce qui est chrétien.

La pratique du christianisme n'est pas une chose chimérique, tout aussi peu que la pratique du bouddhisme: c'est un moyen pour être heureux...

103.

Jésus oppose une vie véritable, une vie selon la vérité, à la vie ordinaire: rien n'est plus loin de lui que la lourde sottise d'un " saint Pierre éternel ", d'une éternelle durée personnelle. Ce qu'il combat, c'est l'embarras que l'on fait avec la " personne ": comment se pourrait-il qu'il voulût précisément rendre celle-ci éternelle ?

Il combat de même la hiérarchie dans la communauté: il ne promet pas une rétribution proportionnée au travail; comment se pourrait-il qu'il eût pu parler de punition et de récompense dans l'au-delà !

104.

Le fondateur du christianisme a dû payer très cher son insistance à s'adresser aux couches les plus basses de la société et de l'intelligence juives. Elles l'ont reçu selon l'esprit qu'elles étaient aptes à comprendre... C'est une véritable honte d'avoir fabriqué une histoire du salut, un Dieu personnel, un sauveur personnel, une immortalité personnelle et d'avoir gardé toute la mesquinerie de la "personne" et de l'" histoire " dans une doctrine qui nie la réalité de toute ce qui est personnel et historique...

La légende du salut, en lieu et place du symbolique " maintenant et pour toute éternité ", du symbolique " ici et partout "; le miracle en lieu et place du symbole psychologique.

105.

Le christianisme primitif c'est la suppression de l'Etat: il interdit le serment, le service militaire, les cours de justice, la défense personnelle et la défense d'une communauté, il supprime la différence entre les concitoyens et les étrangers, de même l'institution des castes.

L'exemple du Christ: il ne résiste pas à ceux qui font le mal, il ne se défend pas; il fait plus: il " présente la joue gauche ". (A la question: " Es-tu le Christ ? " il répond: " Et dès lors vous verrez le fils de l'homme assis à droite de la Force et venir dans les nuages du ciel "). Il interdit à ses disciples de le défendre; il fait observer qu'il pourrait avoir du secours, mais qu'il n'en veut point.

Le christianisme est aussi l'abolition de la Société: il avantage tout ce que la Société méprise, il grandit parmi les décriés et les condamnés, les lépreux de toute espèce, les péagers, les prostituées, la populace la plus ignorante (les " pêcheurs "); il méprise les riches, les savants, les nobles, les vertueux, les gens " corrects ".

106.

Pour le problème psychique du christianisme. - Les forces agissantes sont toujours: le ressentiment, l'émeute populaire, l'insurrection des déshérités. (Avec le bouddhisme il en est autrement: celui-ci n'est pas né d'un mouvement de ressentiment. Il combat ce mouvement parce que le ressentiment pousserait à l'action.)

Ce parti de la paix comprend que le renoncement aux hostilités, en pensée et en action, est une marque distinctive et une condition de conservation. C'est là que se trouve la difficulté psychologique qui a empêché le christianisme d'être compris: l'instinct créé par lui contraint à lutter par principe contre lui-même.

Ce n'est qu'en tant que parti de la paix et de l'innocence que ce mouvement d'insurrection possède quelque chance de succès: il faut qu'il soit victorieux par son extrême douceur, sa bénignité et son caractère débonnaire, son instinct s'en rend bien compte. Le tour de force c'est de nier, de condamner l'instinct dont on est l'expression, d'étaler sans cesse, aux yeux de tous, par l'action et la parole, l'opposé de cet instinct.

107.

L' " idéal chrétien ": mis en scène avec une ruse toute judaïque. Voici les instincts fondamentaux psychologiques de sa nature:

La révolte contre les puissances spirituelles dominantes.

La tentative de faire des vertus, qui rendent possible le bonheur des plus humbles, l'idéal suprême qui juge de toutes les valeurs, - d'appeler cet idéal Dieu; c'est l'instinct de conservation des couches les moins vivantes.

L'abstention absolue de la guerre, la non-résistance justifiée par cet idéal, - de même l'obéissance.

L'amour des uns pour les autres, conséquence de l'amour de Dieu. Comme le péché tenir en réserve un remède ultime qui est toujours prêt...

Artifice: nier tous les mobiles naturels et les rejeter dans le monde spirituel de l'au-delà... Exploiter la vertu et la vénération qu'elle inspire, pour en faire un instrument en vue d'un usage personnel: la dénier peu à peu à tous les hommes qui ne sont pas chrétiens.

108.

La prétendue jeunesse. - On fait erreur lorsque l'on rêve, dans le cas du christianisme, d'un peuple naïf et jeune qui se différencie d'une vieille culture; la légende circule que c'est dans les couches du bas peuple où le christianisme se mit à croître et à prendre racine que la source profonde de la vie se mit à jaillir de nouveau. On n'entend rien à la psychologie de la chrétienté si l'on considère celle-ci comme l'expression de la jeunesse d'un peuple qui vient et de la régénération d'une race. Il s'agit tout au contraire d'une forme de décadence bien typique: l'amollissement moral et l'hystérie, au milieu d'une population mêlée et malade, s'abandonnant sans but à sa fatigue. Cette société bizarre qui s'est rassemblée là, autour de ce maître de la séduction populaire, ferait en somme bonne figure dans un roman russe, toutes les maladies nerveuses s'y donnent rendez-vous... l'absence de tâche, la pensée instinctive qu'en somme toute chose est près de sa fin, que rien ne vaut plus la peine qu'on s'y applique, le contentement dans le dolce farniente.

La puissance et la certitude de son avenir qu'il y a dans l'instinct juif, ce que son âpre volonté de vivre et de dominer a de monstrueux, lui vient de sa classe dominante - les couches que soulève le jeune christianisme ne peuvent être mieux caractérisées que par la fatigue des instincts. D'une part, on en a assez, et d'autre part on est satisfait, chez soi, en soi, pour soi.

109.

Cette religion nihiliste rassemble dans l'Antiquité pour son propre usage, tous les éléments de décadence et tout ce qui leur ressemble - c'est-à-dire:

a) Le parti des faibles et des malvenus (le rebut du monde antique: ce que celui-ci a repoussé avec le plus de violence...);

b) Le parti de ceux qui sont infestés de morale, le parti des antipaïens;

c) Le parti de ceux qui sont fatigués de politique et indifférents (les Romains blasés...), des dénationalisés qui ont gardé un vide dans leur coeur;

d) Le parti de ceux qui sont rassasiés d'eux-mêmes, - qui sont heureux de contribuer à une conspiration souterraine. -

110.

La vie judéo-chrétienne: ici le ressentiment ne prévalut point. Ce furent seulement les premières persécutions qui poussèrent les passions à se manifester au dehors - aussi bien l'ardeur de l'amour que l'ardeur de la haine.

Lorsque l'on voit les êtres qui vous sont le plus chers sacrifiés pour sa foi on devient agressif; on doit la victoire du christianisme à ses persécuteurs.

L'ascétisme dans le christianisme n'est rien de spécifique: c'est ce que Schopenhauer a mal compris. L'ascétisme pénètre le christianisme partout où il existait déjà sans celui-ci.

Le christianisme hypocondriaque, la torture et les tourments de la conscience appartiennent également à un terrain particulier, où les valeurs chrétiennes ont pris racine: ce n'est pas le christianisme proprement dit. Le christianisme a absorbé toutes espèces de maladies qui règnent sur les terrains morbides: on pourrait tout au plus lui reprocher de n'avoir su se défendre contre aucune contagion. Mais c'est là précisément son essence: le christianisme représente un type de la décadence.

111.

Païen-chrétien. - Païenne est l'affirmation de tout ce qui est naturel, l'innocence dans le naturel, l'ingénuité. Chrétienne est la négation de tout ce qui est naturel, l'indignité en face de la nature, la contre-nature.

Pétrone, par exemple, est " innocent ": comparé à cet homme heureux, un chrétien a, une fois pour toutes, perdu son innocence. Mais comme, en fin de compte, le statut chrétien ne peut être qu'un état de la nature, sans avoir le droit de s'interpréter comme tel, "chrétien" finit par correspondre à un faux monnayage de l'interprétation chrétienne érigé en principe.

112.

L'ignorance dans les choses de la psychologie. - Le chrétien n'a pas de système nerveux - ; le mépris du corps et la façon arbitraire de passer sous silence les exigences de celui-ci, les découvertes faites à son sujet; l'hypothèse que ceci est conforme à la nature supérieure de l'homme, que l'âme en tirera nécessairement profit - ; la réduction systématique de toutes les facultés du corps à des valeurs morales; la maladie elle-même conditionnée par la morale, imaginée par exemple comme punition, comme épreuve, ou même comme condition du salut; l'homme y devient plus parfait qu'il ne saurait l'être quand il se porte bien ( - l'idée de Pascal); dans certains cas, il faut même se rendre volontairement malade. -

113.

Ils méprisaient le corps: ils ne se le faisaient pas rentrer en ligne de compte, mieux encore, ils le traitaient en ennemi. Leur extravagance, c'était de croire que l'on pouvait porter une " belle âme " dans un corps d'avorton, aux apparences de cadavre... Pour faire croire cela à d'autres gens encore, il leur fallait présenter autrement l'idée de " belle âme ", transformer la valeur naturelle jusqu'à ce que l'on pût considérer un être pâle, maladif, exalté jusqu'à l'idiotie comme le substratum de la perfection, comme " angélique ", comme créature transfigurée, comme homme supérieur.

114.

La réalité qui put servir de base au christianisme, c'étaient les petites familles juives éparpillées, avec leur chaleur et leur tendresse, leur empressement à recourir, empressement insolite dans tout l'Empire romain et peut-être mal compris, leur habitude de prendre fait et cause les uns pour les autres, leur fierté cachée de " peuple choisi ", fierté travestie en humilité, leur négation intime et sans envie de tout ce qui est en haut et a pour soi la gloire et la puissance. Avoir reconnu qu'il y avait là une force, que cet état bienheureux pouvait se communiquer aussi à des païens, qu'il serait séduisant et contagieux - c'est là le génie de saint Paul. Utiliser le trésor d'énergie latente, de sage bonheur, en vue d'une " église juive de libre confession ", utiliser toute l'expérience juive, la maîtrise à conserver intégrale la communauté sous la domination étrangère, utiliser aussi la propagande juive - saint Paul devina que c'était là sa tâche. Il se trouva précisément en présence de cette espèce de dites gens placée à l'écart et absolument désintéressée de la politique, apte à se maintenir et à se prolonger dans un certain nombre de vertus acquises qui exprimaient le seul sens de la vertu ("moyens pour conserver et exalter une catégorie spéciale d'hommes").

C'est des petites communautés juives que provient le principe de l'amour: une âme ardente et passionnée couve ici sous la cendre de l'humilité et de la misère: elle n'est ni grecque, ni hindoue, ni germanique. Le poème en l'honneur de l'amour que saint Paul a composé n'a rien de chrétien, c'est le jaillissement juif de cette flamme éternelle qui est sémitique. Si le christianisme a fait quelque chose d'essentiel au point de vue psychologique, ç'a été d'élever la température de l'âme chez ces races plus froides et plus nobles qui tenaient hors la tête parmi les peuples; de découvrir que la vie la plus misérable pouvait devenir abondante sans prix par une élévation de température...

Il va de soi qu'un pareil transfert ne pouvait s'opérer pour ce qui concerne les classes dominantes: les juifs et les chrétiens avaient contre eux leurs mauvaises manières, - la force et la passion de l'âme accompagnées de mauvaises manières provoquent de l'éloignement et presque de la répugnance ( - je vois ces mauvaises manières lorsque je lis le Nouveau Testament). Il fallait être parent, de la bassesse et la misère, avec le type du bas peuple qui parle ici pour se sentir attiré par lui. Le point de vue auquel on se place vis-à-vis du Nouveau Testament (tel Tacite) sert de pierre de touche pour connaître le goût classique de chacun; celui qui n'éprouve pas un sentiment de révolte, celui qui n'est pas pris par quelque chose comme de la foeda superstitio, quelque chose qui vous fait retirer la main, comme pour ne pas se salir: celui-là ne sait pas ce qui est classique. Il faut considérer la " croix " comme fit Goethe (Goethe (Epigrammes vénitiennes, 66) cite quatre choses qui lui répugnent " comme poison et serpent ": " la fumée du tabac, les punaises, l'ail et la croix ". - N.d.T.).

115.

Réaction des petites gens. - L'amour procure le sentiment de puissance le plus élevé. Il fait comprendre que ce n'est pas l'homme en général mais une certaine catégorie d'hommes qui parlent ainsi:

"Nous sommes divins dans l'amour, nous devenons des " enfants de Dieu ", Dieu nous aime, n'exige rien de nous autre chose que l'amour". Cela veut dire que toute morale, toute obéissance, toute action, ne produisent pas ce sentiment de puissance qu'engendre l'amour. - Par amour, on ne fait rien de méchant, on fait bien plus que ce l'on ferait par obéissance et vertu.

Ici, le bonheur du troupeau, le sentiment de communauté, en grand et en petit, le vivant sentiment de l'unité, correspondent à la somme des sensations vitales. Aider, veiller, être utile, cela provoque sans cesse le sentiment de puissance; le succès visible, l'expression du plaisir, soulignent le sentiment de puissance; la fierté ne fait pas non plus défaut, on l'éprouve en tant que communauté, habitacle de Dieu, membre des " élus ".

L'homme a proprement subi une nouvelle altération de la personnalité: cette fois-ci son sentiment d'amour s'est appelé Dieu. Il faut s'imaginer l'éveil d'un pareil sentiment; c'est une espèce de ravissement, un discours étrange, un " évangile ". - C'était ce qu'il y avait là de singulièrement nouveau qui ne permit pas à l'homme de s'attribuer l'amour à lui-même: - il crut que Dieu marchait devant lui et qu'il était devenu vivant en son coeur. " Dieu vient parmi les hommes ", le " prochain " se transfigure, devient Dieu (pour peu que le sentiment d'amour se reporte sur lui). Jésus est le prochain, dès que la pensée transforme celui-ci en divinité, en cause qui produit le sentiment de puissance.

116.

Ce que je n'aime pas chez ce Jésus de Nazareth ou chez son apôtre Paul, c'est qu'ils ont farci de tant de choses la tête des petites gens, ce qui pourrait faire croire que les humbles vertus de ceux-ci ont quelque importance. On a dû le payer, cher, car ils ont mis en décri les qualités plus précieuses de la vertu et de l'homme, ils ont excité l'un contre l'autre la mauvaise conscience et le sentiment de dignité de l'âme noble, ils ont égaré les penchants de bravoure, de générosité, d'intrépidité, les penchants excessifs des âmes fortes, jusqu'à la destruction de soi-même...

117.

Ces petites vertus de bêtes de troupeau ne mènent nullement à la " vie éternelle ": c'est peut-être très habile de les mettre en scène en même temps que soi-même, mais, pour celui qui a gardé l'oeil ouvert, cela n'en reste pas moins le plus ridicule de tous les spectacles. On ne mérite nullement un privilège sur terre et dans le ciel, lorsque l'on a mené sa chère petite douceur de mouton jusqu'à la perfection; on n'en continue pas moins à être, au meilleur cas, un cher petit mouton absurde, avec des cornes, et rien de plus - en admettant que l'on ne crève pas de vanité et que l'on ne provoque pas de scandale par ses attitudes de juge.

Quelle monstrueuse transfiguration de couleurs illumine ici les petites vertus - comme si elles étaient le reflet de qualités divines !

L'intention naturelle, l'utilité de toutes les vertus est systématiquement passée sous silence; elle ne vaut que par rapport à un commandement divin, à un modèle divin, par rapport à des biens spirituels de l'au-delà. (Superbe cela ! comme s'il s'agissait du " salut de l'âme ": mais c'était un moyen pour " s'en tirer " avec autant de beaux sentiments que possible).

118.

Ce fut là la plus néfaste folie des grandeurs qu'il y eut jusqu'à présent sur la terre: - si ces petits avortons mensongers, ces cagots commencent à accaparer pour eux les mots " Dieu ", " jugement dernier ", " vérité ", " amour ", " sagesse ", " Saint Esprit ", et ils s'en servent pour se retrancher contre le " monde ", si cette espèce d'hommes commence à retourner les valeurs d'après ses propres vues, comme si c'était à elle qu'il appartînt d'être le sens, le sel, la mesure, le poids de tout le reste: il faudrait leur construire des maisons d'aliénés et ne faire rien autre chose. De les avoir persécutés, ce fut une antique bêtise de grand style: c'était les prendre trop au sérieux, c'était leur prêter du sérieux.

Toute cette fatalité fut rendue possible par le fait qu'il existait déjà dans le monde une façon analogue de folie des grandeurs, la juive ( - lorsque le gouffre qui sépare les juifs des chrétiens-juifs fut ouvert, les chrétiens-juifs furent obligés d'employer le moyen de conservation inventé par l'instinct juif, en renchérissant encore une dernière fois - ); d'autre part aussi, par la philosophie grecque de la morale qui avait tout fait pour préparer et rendre acceptable un fanatisme moral, même parmi les Grecs et les Romains... Platon, le grand intermédiaire de la perdition, qui fut le premier à ne pas vouloir comprendre la nature dans la morale, qui déjà avait enlevé leur valeur aux dieux grecs par son idée du " bien ", qui déjà avait été atteint par la cafardise juive ( - en Égypte ?).

119.

Peu importe que quelque chose soit vrai, pourvu que cela fasse de l'effet - : manque absolu de probité intellectuelle. Tous les moyens sont bons, le mensonge, la calomnie, la plus impertinente accommodation, quand il s'agit d'élever le degré de chaleur - jusqu'à ce que l'on ait la " foi " -.

Nous nous trouvons en présence d'une véritable école pour enseigner les moyens de séduction qui mènent à une croyance: mépris systématique des sphères d'où pourrait venir la contradiction ( - celle de la raison, de la philosophie et de la sagesse, de la méfiance, de la prudence); une louange impudente et une glorification de la doctrine, en faisant sans cesse appel à Dieu qui est celui qui l'a révélée, - l'apôtre ne signifie rien, - il n'y a là rien à critiquer, il suffit de croire et d'accepter; c'est par l'extraordinaire grâce et la faveur de Dieu que l'on reçoit une pareille doctrine de salut; et l'on ne doit recevoir celle-ci qu'avec la plus profonde reconnaissance et dans la plus grande humilité.

On spécule sans cesse sur le ressentiment que les inférieurs éprouvent à l'égard de tout ce qui est vénéré: on les séduit par une doctrine qu'on leur présente comme la contre-partie de la sagesse du monde, de la puissance du monde. Cette doctrine convaincra les réprouvés et les déshérités de toute espèce; elle promet le salut, l'avantage, le privilège aux effacés et aux humbles; elle fanatise les pauvres petits cerveaux insensés, pour les remplir d'une vanité folle, comme si c'était elle qui fût le sens et le sel de la terre. -

Tout cela, pour le dire encore une fois, ne peut être assez méprisé: nous nous épargnons la critique de la doctrine; il suffit de voir les moyens dont elle se sert pour savoir à quoi on a affaire. Elle s'est accordée avec la vertu, elle a accaparé honteusement, pour son propre usage, toute la puissance fascinatrice de la vertu... elle s'est accordée avec la séduction du paradoxe, avec le besoin de poivre et de non-sens propre aux vieilles civilisations, elle a déconcerté et révolté, elle a excité à la persécution et aux mauvais traitements. -

C'est exactement la même façon de bassesse réfléchie qui servit aux prêtres juifs à affermir leur pouvoir et à créer ainsi l'Eglise juive...

Il faut distinguer: 1) cette chaleur de la passion qui est l'" amour " (reposant sur un fond de sensualité ardente); 2) le manque absolu de distinction du christianisme: - l'exagération continuelle, la verbosité; - le manque d'intellectualité froide et d'ironie; - quelque chose d'antimilitaire dans tous les instincts; le préjugé du prêtre à l'égard de la fierté virile, à l'égard de la sensualité, de la science, des arts.

120.

La condition psychologique, c'est l'ignorance, et l'inculture, l'ignorance qui a désappris toute pudeur: que l'on se figure ces saints impudents au milieu d'Athènes !

L'instinct juif de se considérer comme " élu ": les juifs revendiquent sans plus toutes les vertus pour eux-mêmes et ils considèrent le reste du monde comme leur contraire; c'est là un signe profond de vulgarité d'âme;

Ils manquent absolument de buts véritables, de tâches véritables, pour quoi il faut d'autres vertus que la cagoterie, - l'Etat leur fit grâce de ce travail: et le peuple impudent fit malgré cela semblant de n'avoir pas besoin de l'Etat.

" Si vous ne devenez pas comme les enfants -, comme nous voici loin de cette naïveté psychologique !

121.

Qu'on lise une fois le Nouveau Testament comme un livre de séduction: la vertu est accaparée avec l'idée de conquérir par elle l'opinion publique, - et cette vertu est la vertu la plus humble, que n'admet que l'idéale bête de troupeau et rien de plus (y compris le berger de ce troupeau - ): une petite vertu tendre, bienveillante, secourable et joyeusement exaltée, une vertu qui, au dehors, est absolument sans prétention, - qui se gare contre le " monde ". La présomption la plus insensée qui s'imagine que la destinée de l'humanité tourne autour d'elle, de telle sorte que d'un côté la communauté représente ce qui est juste et de l'autre le monde, ce qui est faux, ce qui est éternellement réprouvable et réprouvé. La haine la plus insensée contre tout ce qui est au pouvoir, mais sans y toucher ! Une sorte de détachement intérieur, qui, à l'extérieur, maintient tout, tel que c'était pas le passé (servilité et esclavage; savoir se faire de tout un moyen pour servir Dieu et la vertu).

122.

Quelle que soit la modestie que l'on manifeste dans ses aspirations à de la propreté intellectuelle, on ne peut s'empêcher, lorsque l'on entre en contact avec le Nouveau Testament, d'éprouver quelque chose comme un malaise inexprimable: car l'impertinence effrénée qu'il y a, chez les moins qualifiés, à vouloir dire son mot au sujet des grands problèmes, leur prétention à vouloir s'ériger en juges dans ces questions, dépassent toutes les bornes. La légèreté impudente avec laquelle il est parlé ici des problèmes les plus inabordables (la vie, le monde, Dieu, le but de la vie) comme si ce n'était pas du tout des problèmes, mais les choses les plus simples que n'ignorent pas ces petits cagots !

123.

Combien l'objet importe peu ! C'est l'esprit qui vivifie ! Il y a un air lourd et empesté dans tout ce bavardage échauffé qu'ils font autour du " salut ", de " l'amour ", de la " béatitude ", de la " foi ", de la " vérité ", de la " vie éternelle " ! Que l'on prenne, par contre, un livre vraiment païen, par exemple Pétrone, où, en somme, on ne fait, ne dit, ne veut et n'estime rien qui ne soit un péché, et même un péché mortel, selon l'estimation chrétienne et bigote. Et, malgré cela, quel sentiment du bien-être, dans l'air pur, la spiritualité supérieure, l'allure plus rapide, l'excès de force libérée et sûr de l'avenir ! Dans tout le Nouveau Testament il n'y a pas une seule bouffonnerie: mais cela suffit à réfuter un livre...

124.

La guerre contre les nobles et les puissants que l'on fait dans le Nouveau Testament est une guerre semblable à celle du Renard et avec les mêmes moyens: toujours l'onction chrétienne, la récusation absolue, en réservant sa propre ruse.

125.

Rien n'est moins innocent que le Nouveau Testament. On sait sur quel terrain il s'est développé. Ce peuple, avec une volonté implacable à vouloir s'affirmer, qui, lorsqu'il eut perdu tout soutien naturel, étant privé depuis longtemps de tout droit à l'existence, sut s'imposer malgré tout en s'appuyant sur des hypothèses absolument antinaturelles et imaginaires (se disant le peuple élu, la communauté des saints, le peuple de la promesse, l'" Église "): ce peuple mania le pia fraui avec une perfection telle, avec un degré de " bonne conscience " qui fait que l'on ne saurait être assez prudent lorsqu'il prêche la morale. Lorsque des juifs se présentent comme s'ils étaient l'innocence même, c'est qu'un grand danger les menace: il faut avoir toujours sous la main son petit fond de raison, de méfiance et de méchanceté lorsqu'on lit le Nouveau Testament.

Des gens de l'origine la plus basse, de la racaille ou peu s'en faut, les réprouvés, non seulement de la bonne société, mais encore de la société estimable, des gens qui ont grandi à l'écart même de l'odeur de la culture, sans discipline, ignorant, ne se doutant même pas que, dans les choses intellectuelles, il pût y avoir de la conscience, en un mot - des juifs: ils sont rusés par instinct, avec toutes les idées superstitieuses, ils ne savent pas créer un avantage, une séduction.

126.

Dans le Nouveau Testament et particulièrement dans les évangiles, je n'entends pas un langage "divin": j'y vois bien plutôt une forme indirecte de la rage souterraine dans la calomnie et la destruction - une des formes les moins loyales de la haine. On ignore toutes les qualités d'une nature supérieure. Impudent abus de toute espèce de bonhomie; tout le trésor des proverbes est exploité et imposé; était-il nécessaire de faire venir un Dieu pour dire à ces péagers... etc. -

Rien n'est plus vulgaire que cette lutte contre les pharisiens à l'aide d'un faux-semblant de morale absurde et impraticable; de pareils tours de force ont toujours amusé le peuple. Une accusation d'" hypocrisie " venant d'une pareille bouche. Rien n'est plus habituel que de traiter ainsi des adversaires - cette façon insidieuse révèle le caractère de noblesse ou plutôt son absence...

127.

Le profond mépris que l'on mettait jadis dans la façon dont on traitait le chrétien dans le monde antique, ce monde noble et éduqué, est de même ordre que l'aversion instinctive que l'on manifeste aujourd'hui encore vis-à-vis du juif: c'est la haine des classes libres et conscientes d'elles-mêmes, à l'égard de ceux qui se faufilent et allient les gestes timides et gauches à une suffisance insensée.

Le Nouveau Testament est l'évangile d'une espèce d'hommes qui manque totalement de noblesse. Sa prétention à avoir plus de valeur que tout le reste, à réunir toutes les valeurs, présente en effet quelque chose de révoltant, - aujourd'hui encore.

128.

Le christianisme ne fait que reprendre la lutte qui existait déjà contre l'idéal classique, contre la région noble.

De fait, toute cette transformation n'est qu'une adaptation aux besoins et au niveau d'intelligence à la masse religieuse d'alors: cette masse qui croyait à Isis, à Mithras, à Dionysos, à la " grande mère " et qui exigeait d'une religion qu'elle fut: 1) l'espoir de l'au-delà, 2) la sanglante fantasmagorie de la victime (le mystère), 3) l'action rédemptrice, la sainte légende, 4) l'ascétisme, la négation du monde, la " purification " superstitieuse, 5) la hiérarchie comme forme de la communauté. Bref, le christianisme s'adapte à l'anti-paganisme qui existait déjà et qui commençait à s'introduire partout, ces cultes qui furent combattus par Epicure... plus exactement à la religion de la basse classe, des femmes, des esclaves, des masses sans noblesse.

Les malentendus sont donc les suivants:

1) l'immortalité personnelle;

2) le prétendu autre monde;

3) l'absurdité de la notion de punition et d'expiation au centre de l'interprétation du monde;

4) au lieu de diviniser l'homme, on lui enlève son caractère divin, on creuse un gouffre profond que seul le miracle, la prostration du plus profond mépris de soi peuvent franchir;

5) le monde de l'imagination corrompue et des passions maladives, au lieu des pratiques simples et pleines d'amour, au lieu d'un bonheur bouddhiste réalisable sur la terre;

6) un ordre religieux, avec un sacerdoce, une théologie, des cultes, des sacrements: en un mot tout ce qui a été combattu par Jésus de Nazareth;

7) le miracle partout et en toute chose; la superstition: tandis que ce qui distingue précisément le judaïsme et le christianisme primaire c'est la répulsion contre le miracle, un rationalisme relatif.

129.

Christianisme. - Un naïf effort vers un mouvement de la paix bouddhique, jaillissant du véritable foyer du ressentiment... mais retourné par saint Paul qui en fit une doctrine du mystère païen, propre à s'accorder enfin avec toute l'organisation de l'Etat... à faire la guerre, à condamner, à martyriser, à conjurer, à haïr.

Saint Paul s'appuie sur le besoin de mystère des grandes masses religieusement agitées: il cherche une victime, une fantasmagorie sanglante, qui puisse entrer en lutte avec les images des cultes secrets: Dieux mis en croix, le calice de sang, l'union mystique avec la " victime ".

Il cherche la continuité de l'existence après la mort (l'existence bienheureuse de l'âme individuelle rachetée) qu'il met en relation de cause avec cette victime, par la résurrection (d'après l'exemple de Dionysos, de Mithras, d'Osiris).

Il faut qu'il mette au premier plan l'idée de faute et de péché, non point une pratique nouvelle comme Jésus lui-même la montra et l'enseigna), mais un culte nouveau, une foi nouvelle, la croyance à une métaphore miraculeuse (le " salut " par la foi).

Il a compris le grand besoin du monde païen et de ces simples faits de la vie et de la mort du Christ; il a donné une image absolument arbitraire, accentuant tout à nouveau, déplaçant partout le centre de gravité... il a annulé par principe le christianisme primitif...

L'attentat contre les prêtres et la théologie a abouti, grâce à saint Paul, à un nouveau sacerdoce, à une nouvelle théologie - à une caste régnante et aussi à une Eglise.

L'atteinte portée à l'importance exagérée que l'on prêtait à la " personne " a abouti à une croyance à la " personnalité éternelle " (au souci du " salut éternel "... ), donc à une exagération paradoxale de l'égoïsme personnel.

Ceci est l'humour de la chose, un humour tragique: saint Paul a établi, en lui prêtant des proportions énormes, ce que le Christ avait justement annulé par sa vie. Enfin, lorsque l'édifice de l'Eglise fut terminé, elle sanctionna même l'existence de l'Etat.

130.

Le " christianisme " est devenu quelque chose de foncièrement différent de ce que fit et voulut son fondateur. Il est le grand mouvement antipaïen de l'Antiquité, déterminé en utilisant la vie, la doctrine et les " paroles " du fondateur du christianisme. Mais par une interprétation absolument arbitraire, selon le schéma de besoins foncièrement différents, on l'a traduit dans le langage de toutes les religions souterraines déjà existantes.

C'est la montée du pessimisme ( - tandis que Jésus voulait apporter la paix et le bonheur des agneaux); et ce pessimisme est le pessimisme des faibles, des vaincus, des opprimés, de ceux qui souffrent...

Ses ennemis mortels sont: 1) la force de caractère, l'esprit et le goût; le " monde "; 2) le " bonheur " classique, la légèreté et le scepticisme distingués, la dure fierté, le libertinage excentrique et la froide frugalité du sage, le raffinement grec dans l'attitude, la parole et la forme. Ses ennemis mortels sont les Romains, tout aussi bien que les Grecs.

Tentative de l'anti-paganisme pour trouver des fondements philosophiques et se rendre acceptable: il eut le flair de se rapprocher des figures ambiguÎs de la culture ancienne, avant tout pour découvrir Platon, cet anti-hellène, ce sémite par instinct... Et aussi le stoïcisme qui est essentiellement l'oeuvre des sémites. ( - La " dignité " envisagée sous sa forme austère, considérée comme loi, la vertu comme grandeur, responsabilité, suprême souveraineté personnelle - tout cela est sémite. Le stoïcien est un chef arabe, drapé d'oripeaux et de concepts grecs.)

131.

Aucun Dieu n'est mort pour nos péchés; il n'y a pas de salut par la foi; pas de résurrection après la mort -tout cela ce sont les fausses monnaies du christianisme véritable et ces malheureux cerveaux brûlés sont responsables de cette supercherie. La vie qui doit servir d'exemple est faite d'amour et d'humilité; dans son abondance de coeur elle ne repousse pas l'être le plus infime, elle renonce, d'une façon formelle, à faire valoir son droit, à se défendre, à la victoire dans le sens de triomphe personnel; elle croit à la béatitude, ici-bas, sur la terre, malgré la misère, la résistance et la mort; elle est conciliante et repousse la colère et le mépris; elle ne veut pas de récompense; elle ne s'engage vis-à-vis de personne; c'est l'abandon dans ce qu'il a de plus spirituel et de plus intellectuel; une vie très fière avec la volonté de la vie pauvre et servile.

Après que l'Eglise se fut laissé prendre toute la pratique chrétienne, lorsqu'elle eut sanctionné formellement la vie dans I'Etat, ce genre de vie que Jésus avait combattu et condamné, elle fut forcée de placer ailleurs le sens du christianisme: dans la foi en des choses incroyables, dans le cérémonial des prières, des adorations, des fêtes, etc. L'idée de " péché ", de " pardon ", de " punition ", de " récompense ", tout ce qui ne jouait aucun rôle et était presque exclu du premier christianisme, tout cela fut maintenant mis au premier plan.

Un épouvantable brouillamini de philosophie grecque et de judaïsme; l'ascétisme; les perpétuels jugements et les condamnations; la hiérarchie, etc.

132.

Pour l'histoire du christianisme. - Changement continuel du milieu: de la sorte la doctrine chrétienne déplace sans cesse l'équilibre... La favorisation des humbles et des petites gens... Le développement de la caritas... Le type " chrétien " adopte de nouveau graduellement ce qu'il avait nié primitivement ( - persistant dans cette négation). - Le chrétien devient citoyen, soldat, juge, ouvrier, commerçant, savant, théologien, prêtre, philosophe, agronome, artiste patriote politicien "prince"..., il reprend tous les agissements qu'il avait reniés ( - la défense personnelle, le jugement sur ses semblables, la punition, le serment, la distinction entre un peuple et un autre, le dénigrement, la colère...). La vie du chrétien finit par être tout entière la vie dont le Christ enseignait qu'il fallait se séparer.

L'Eglise appartient au triomphe de l'Antéchrist, tout aussi bien que l'Etat moderne, que le nationalisme moderne.

133.

Une religion nihiliste, sortie d'un peuple fatigué et suranné, ayant survécu à tous les instincts violents conformes à ce peuple - transportée peu à peu dans un autre milieu, pénétrant enfin parmi les peuples jeunes qui n'ont pas encore vécu du tout - comme cela est singulier ! Un bonheur du déclin et du soir, un bonheur de bergers, prêché à des barbares, à des Germains ! Combien il fallut d'abord germaniser et barbariser tout cela ! A ceux qui avaient rêvé d'un Walhall ! - à ceux qui trouvaient tout le bonheur dans la guerre ! - Une religion sur-nationale, prêchée au milieu d'un chaos, où n'existaient même pas encore de nations !

b) L'idéal chrétien

134.

Les deux grands mouvements nihilistes: a) le bouddhisme, b) le christianisme. Ce dernier est arrivé maintenant seulement aux conditions de culture où il peut remplir sa destination primitive - le niveau où il faut le placer - où il peut se montrer pur...

Notre avantage, c'est de vivre à l'époque de la comparaison, nous pouvons revoir le compte, comme il n'a jamais été revu: nous sommes en général la conscience de l'histoire... Nous jouissons autrement, nous souffrons autrement: la comparaison d'une multiplicité insolite, telle est notre activité instinctive... Nous comprenons tout, nous vivons tout, nous n'avons plus en nous de sentiment d'inimitié... Que ce soit notre avantage ou non, notre curiosité empressée et presque aimante s'en va sans crainte aux choses les plus dangereuses...

" Tout est bien " - nous avons de la peine à être négatifs. Nous souffrons lorsqu'il nous arrive de devenir assez inintelligents pour prendre parti contre quelque chose... En somme, c'est nous autres savants qui répondons aujourd'hui le mieux à la doctrine du Christ. -

135.

Christianismi et buddhismi essentia. - Les deux religions ont en commun: la lutte contre les sentiments d'inimitié - ces sentiments considérés comme la source du mal. Le " bonheur " n'existant que comme chose intérieure.

- L'indifférence à l'égard de l'apparence et de la parade du bonheur.

Bouddhisme: le désir de se séparer de la vie: la clarté philosophique issue d'un haut degré de spiritualité, au milieu des classes supérieures.

Christianisme: au fond il veut la même chose ( - l'Eglise juive est déjà un phénomène de décadence de la vie), mais conformément à une profonde inculture, ignorant au juste l'objet de ses désirs; s'arrêtant au " salut ", comme but suprême...

Les instincts vigoureux de la vie ne sont plus considérés comme propres à engendrer la joie, mais bien plutôt à causer la souffrance:

pour le bouddhiste, en tant que ces instincts poussent à l'action (mais l'action passe pour engendrer le déplaisir...); pour le chrétien, en tant qu'ils occasionnent l'inimité et la contradiction (mais la haine et l'offense passent pour engendrer le déplaisir pour troubler la " paix de l'âme ").

136.

Notre époque est mûre dans un certain sens (c'est-à-dire décadente), comme le fut l'époque de Bouddha... Voilà pourquoi un christianisme est possible sans les dogmes absurdes...

Le bouddhisme et le christianisme sont des religions de déclin: par-delà la culture, la philosophie, l'art, l'Etat.

137.

Bouddha contre le " crucifié ". - Au milieu du mouvement nihiliste on peut encore séparer nettement le courant chrétien du courant bouddhiste. Le mouvement bouddhiste exprime un beau soir, la douceur d'un jour sur son déclin, - c'est la reconnaissance à l'égard de tout ce qui est écoulé, sans oublier ce qui a fait défaut: l'amertume, la déception, la rancune; en fin de compte: le grand amour spirituel ; il a derrière lui le raffinement de la contradiction philosophique, de cela aussi il se repose: mais il lui emprunte encore le rayonnement intellectuel et la rougeur du couchant. ( - Son origine est dans les castes supérieures -.) Le mouvement chrétien est un mouvement de dégénérescence, composé d'éléments de déchet et de rebut de toute sorte: il n'exprime pas l'abaissement d'une race, il est, dès le début, un conglomérat de tous les éléments de déchet morbides qui s'attirent et se cherchent... C'est pourquoi il n'est point national, point conditionné par la race: il s'adresse aux déshérités de partout; il a un fond de rancune contre tout ce qui est bien venu, contre tout ce qui domine, il a besoin d'un symbole qui exprime la malédiction contre les bien-nés et les dominateurs... Il est aussi en opposition avec tous les mouvements intellectuels, toutes les philosophies; il prend parti pour les idiots et prononce une malédiction contre l'esprit. Il est plein de rancune contre ceux qui sont doués, savants d'esprit indépendant: il devine chez eux la santé robuste, la souveraineté.

138.

Comment se comporte une religion arienne, affirmatrice, le produit d'une classe dominante: la règle de Manou.

Comment se comporte une religion sémitique, affirmatrice, le produit d'une classe dominante: la loi de Mahomet, l'Ancien Testament, dans ses parties d'origine reculée.

Comment se comporte une religion sémitique, négatrice, le produit d'une classe opprimée: le Nouveau Testament (d'après les idées indo-ariennes, une religion de Tchândalâ).

Comment se comporte une religion arienne, négatrice, née parmi les castes dominantes: le bouddhisme.

C'est tout à fait dans la règle que nous n'ayons pas de religion de la race arienne opprimée: car ce serait là une contradiction: une race de maîtres est au sommet, ou bien elle périt.

139.

On parle aujourd'hui beaucoup de l'esprit sémitique du Nouveau Testament: mais ce que l'on appelle ainsi n'est que de l'esprit du prêtre, - et dans le code arien de la race la plus pure, dans la loi de Manou, cette façon de " sémitisme " c'est-à-dire d'esprit de prêtre, est pire que n'importe où.

Le développement de l'état sacerdotal juif n'est pas original: les juifs ont appris à connaître leur modèle à Babylone, le schéma en est arien. S'il arrive plus tard à dominer de nouveau en Europe, sous la prépondérance du sang germanique, cela était conforme à l'esprit de la race dominante: un grand atavisme. Le Moyen Âge germanique visait à rétablir l'ordre des castes aryen.

Le mahométisme s'est, d'autre part, inspiré du christianisme: l'utilisation de l'" au-delà " comme instrument de punition.

Le modèle d'une organisation communale invariable, avec des prêtres à la tête - c'est le plus ancien produit de la culture asiatique sur le domaine de l'organisation - a nécessairement poussé à la réflexion et à l'imitation, à tous les points de vue. - Ce fut encore Platon, mais, avant tout, les Égyptiens.

140.

A. Dans la mesure où aujourd'hui le christianisme paraît encore nécessaire, l'homme apparaît inculte et fatal...

B. À d'autres points de vue, il est non seulement nuisible, mais encore extrêmement dangereux, mais il est attirant et séducteur, parce qu'il correspond au caractère morbide de couches entières, de types nombreux de l'humanité actuelle... Ces types s'abandonnent à leur penchant en se livrant à l'aspiration chrétienne - ce sont les décadents de toutes espèces.

Il faut distinguer ici sévèrement entre A et B. Dans le cas A, le christianisme est un remède, ou au moins un moyen de contrainte ( - en rendant même malade, le cas échéant: ce qui peut être utile pour briser la barbarie et la brutalité). Dans le cas B, il est symptôme de la maladie elle-même, il augmente la décadence; ici il agit contre un système de traitement corroborant, il représente alors l'instinct du malade contre ce qui est salutaire. -

141.

Dieu a créé l'homme heureux, oisif, innocent et immortel: notre existence d'ici-bas est une vie fausse, déchue, souillée de péchés, une expiation... La lutte, le travail, la souffrance, la mort sont considérés et appréciés comme des objections contre la vie, comme quelque chose d'anti-naturel, quelque chose qui ne doit pas durer; contre quoi l'on a besoin de remèdes, contre quoi l'on possède des remèdes !...

L'humanité s'est trouvée depuis Adam jusqu'à aujourd'hui dans des conditions anormales: Dieu lui-même a donné son fils pour les fautes d'Adam, afin d'en finir de ces conditions anormales sur la terre: le caractère naturel de la vie est une malédiction; le Christ remet dans les conditions normales celui qui croit en lui: il le rend heureux, oisif et innocent. - Or, la terre n'a pas fini par être fertile, sans travail; les femmes n'enfantent pas sans douleurs; la maladie n'a pas cessé; les plus croyants sont aussi mal en point que les incrédules. Mais l'homme est délivré de la mort et du péché - des affirmations soutenues par l'Eglise, d'autant plus catégoriquement qu'elles ne permettent aucune espèce de contrôle. " Il est exempt de péchés " - non à cause d'un acte personnel, non par suite d'une lutte rigoureuse de sa part, mais racheté par l'acte de rédemption - par conséquent il devient parfait, paradisiaque...

La vie vraie cependant n'est qu'une croyance (c'est-à-dire une illusion, une folie). Toute l'existence véritable de lutte et de combat, pleine de lumières et de ténèbres, n'est qu'une existence mauvaise et fausse: être sauvé par le Fils, voilà la tâche.

" L'homme innocent, oisif, immortel, heureux " - cette conception qui forme l'objet des " suprêmes désirs ", doit être critiquée avant tout. Pourquoi la peine, le travail, la mort, la douleur (et, pour parler en chrétien, la connaissance) vont-ils contre les " suprêmes désirs " ? - Les paresseuses notions chrétiennes du " salut ", de l'" innocence ", de l'" immortalité ".

142.

L'homme supérieur se distingue de l'homme inférieur par son intrépidité et son défi au malheur: c'est signe de régression, lorsque les évaluations eudémoniques commencent à être considérées comme les plus hautes ( - l'épuisement physiologique, l'appauvrissement de la volonté - ). Le christianisme avec sa perspective de " béatitude " est l'horizon typique pour une espèce d'hommes souffrante et appauvrie. La plénitude de la force veut créer, souffrir, disparaître: pour elle le pieux salut des chrétiens est une mauvaise musique et les gestes hiératiques l'ennuient.

143.

Nous avons rétabli l'idéal chrétien: il nous reste à déterminer sa valeur:

1) Quelles sont les valeurs niées par l'idéal chrétien ? Que contient l'idéal contraire ? - La fierté, la distance, la grande responsabilité, l'exubérance, la superbe animalité, les instincts guerriers et conquérants, l'apothéose de la passion, de la vengeance, de la ruse, de la colère, de la volupté, de l'esprit d'aventure, de la connaissance; on nie l'idéal noble: la beauté, la sagesse, la puissance, la splendeur, le caractère dangereux du type homme: l'homme qui détermine des buts, l'homme de l'avenir ( - ici le christianisme se présente comme conséquence du judaïsme. - )

2) Est-il réalisable ? - Oui, mais il est soumis à des conditions climatériques, de même que l'idéal hindou. Tous deux négligent le travail. - Il met à part, en dehors du peuple, de l'Etat, de la communauté de culture, de la juridiction, il rejette l'instruction, le savoir, l'éducation, les bonnes manières, l'industrie, le commerce... il dégage de tout ce qui fait l'utilité et la valeur de l'homme - il circonvient l'homme par une idiosyncrasie de sentiments. Non politique, anti-national, ni agressif ni défensif - il n'est possible que dans une organisation politique et sociale fortement établie qui laisse pulluler, aux dépens de la société, ces parasites sacrés.

3) Il demeure en conséquence de la volonté de plaisir - et rien de plus ! La " félicité céleste " est tenue pour quelque chose qui se démontre soi-même, qui n'a plus besoin de justification, - tout le reste (la façon de vivre et de laisser vivre) n'est qu'un moyen pour atteindre ce but...

Mais c'est là penser pauvrement: la crainte de la douleur, de l'impureté, de la perdition, motifs suffisants pour laisser tout aller à vau-l'eau. Cette façon de penser mesquine est le signe d'une race épuisée; il ne faut pas s'y laisser tromper. (" Devenez comme les enfants. " - Une nature du même ordre: François d'Assise, névrosé, épileptique, visionnaire, comme Jésus.)

144.

Voyons ce que le " vrai chrétien " fait de tout ce que déconseille son instinct: il met en suspicion et traîne dans la boue tout ce qui est beau, riche, fier, tout ce qui brille, et ce qui est puissant, la conscience de soi, la connaissance - bref, toute la culture: son intention est d'enlever à celle-ci sa bonne conscience...

145.

Le christianisme est possible sous forme d'existence privée; il suppose une société étroite, limitée, absolument anti-politique, - il appartient au conventicule. Un " Etat chrétien ", par contre, une "politique chrétienne" apparaissent comme un mensonge éhonté, de même qu'une conduite chrétienne de l'armée qui finirait par traiter en chef d'État-major général le " Dieu des armées ". La papauté, elle aussi, n'a jamais été capable de faire de la politique chrétienne...; et lorsque les réformateurs font de la politique, comme fit Luther, on sait qu'ils procèdent selon Machiavel, tout comme de simples tyrans ou immoralistes.

146.

La " foi " ou les " oeuvres " ? - Mais que les " oeuvres ", l'habitude d'oeuvres déterminées, finissent par engendrer une évaluation particulière et enfin un sentiment, cela est aussi naturel qu'il est anti-naturel de voir de simples " évaluations " sortir des "oeuvres". Il faut s'exercer, non point à renforcer le sentiment de valeur, mais à agir; il faut d'abord pouvoir faire quelque chose... Le dilettantisme chrétien de Luther. La foi est un pont aux ânes. Le fond c'est la conviction profonde de Luther et de ses pareils de leur incapacité aux oeuvres chrétiennes; c'est un fait personnel, caché par une méfiance extrême au sujet de la conduite, savoir si toute manière de faire n'est pas, en général, péché et oeuvre du démon: en sorte que la valeur de l'existence est réduite à quelques états de soumission très intenses (la prière, l'effusion, etc.). - En fin de compte, Luther aurait raison: les instincts qui s'expriment dans toute la manière d'être des réformateurs sont les plus brutaux qu'il y ait. Leur existence n'était supportable pour eux que s'ils se détournaient absolument d'eux-mêmes, pour s'abîmer dans leur contraire, pour s'adonner à l'illusion (la " foi ").

147.

Les chrétiens n'ont jamais pratiqué les actes que Jésus leur avait prescrits, et l'impudente fable de la " justification par la foi " et de la signification supérieure et unique de celle-ci n'est que la conséquence du manque de courage et de volonté que l'Eglise met à revendiquer les oeuvres que Jésus demandait.

Le bouddhiste agit autrement que le non-bouddhiste; le chrétien agit comme tout le monde et possède un christianisme des cérémonies et des états d'âme.

Notre christianisme, en Europe, est si profondément mensonger que nous méritons vraiment le mépris des Arabes, des Hindous, des Chinois... Que l'on écoute les discours du premier homme d'Etat allemand sur ce qui, pendant quarante ans, a préoccupé l'Europe.

148.

L'ironie de la civilisation européenne, c'est que l'on tient telle chose pour vraie et que l'on fait telle autre chose. À quoi sert, par exemple, tout art de la vie et tout sens critique, si l'interprétation ecclésiastique de la Bible, la protestante aussi bien que la catholique, est maintenue avant comme après.

149.

On ne se rend pas assez compte de la barbarie des idées où nous autres Européens, nous vivons encore aujourd'hui. Est-il permis de croire encore de nos jours que le " salut de l'âme " dépend d'un livre !... Et l'on me dit que l'on croit cela encore aujourd'hui.

A quoi sert toute éducation scientifique, toute critique des textes, toute herméneutique si une telle absurdité, comme l'explication de la Bible que maintient l'Eglise, n'a pas encore fait monter à tous les visages la rougeur de la honte ?

150.

C'est chez l'homme le comble de l'esprit mensonger, en matières psychologiques, que d'imaginer un être comme commencement, comme " en soi ", conformément à ce qui, selon sa petite mesure, lui paraît fortuitement bon, sage, puissant, précieux - et de supprimer ainsi toute la causalité, grâce à quoi existe seulement une bonté quelconque, une sagesse quelconque, puis puissance quelconque, grâce à quoi celles-ci ont seulement de la valeur. En un mot, de considérer des éléments de l'origine la plus tardive et la plus conditionnelle comme existant spontanément " en soi ", des éléments qui, loin de s'être formés lentement, seraient peut-être même l'origine de toute formation... Partons de l'expérience que nous avons de chaque cas où un homme s'est élevé bien au-dessus de la mesure humaine, et nous verrons que tout degré supérieur de puissance implique la liberté vis-à-vis du bien et du mal, tout aussi bien que vis-à-vis du " vrai " et du " faux ", et ne peut tenir compte de ce qu'exige la bonté: il en est de même pour tout degré supérieur de sagesse - la bonté y est supprimée tout aussi bien que la véracité, la justice, la vertu et d'autres velléités d'évaluations populaires. Enfin, n'est-il pas visible que tout degré supérieur de bonté suppose déjà une certaine myopie et une certaine contrainte intellectuelles, et aussi l'incapacité de distinguer sur un long espace de temps entre vrai et faux, entre utile et nuisible ? Pour ne rien dire du tout du fait qu'un haut degré de puissance, dans les mains d'une bonté supérieure, amènerait les conséquences les plus fâcheuses (" la suppression du mal "). - Il suffit, en effet, de voir quelles tendances le " Dieu de bonté " inspire à ses croyants: ils ruinent l'humanité au bénéfice des hommes " bons ". - Dans la pratique, ce même Dieu s'est montré, en face de la conformation véritable du monde, comme un Dieu de la plus grande myopie, un Dieu d'impuissance et de diablerie: d'où l'on peut conclure à la valeur de sa conception.

En soi, le savoir et la sagesse n'ont point de valeur; tout aussi peu que la bonté: il faut toujours connaître le but en vue duquel ces qualités prennent de la valeur ou en sont dépourvues. - On pourrait imaginer un but d'où un savoir extrême apparaîtrait comme une non-valeur (si par exemple l'illusion extrême était une des conditions de l'accroissement de la vie, de même si, par exemple, la grande bonté était capable d'entraver et de décourager l'élan du grand désir)... Il est avéré que, pour notre vie humaine, envisagée telle qu'elle est, toute la " vérité ", dans le style chrétien, toute la " bonté ", la " sainteté ", la " divinité " ont plutôt été jusqu'à présent de grands dangers, - maintenant encore l'humanité est en danger de périr à cause d'un idéal contraire à la vie.

151.

Le christianisme, par le fait qu'il a placé au premier plan la doctrine du désintéressement et de l'amour, a été bien loin encore d'élever l'intérêt de l'espèce plus haut que l'intérêt de l'individu. Son véritable effet historique, effet fatal, a été bien au contraire de sublimer l'égoïsme, de pousser l'égoïsme individuel jusqu'à l'extrême ( - jusqu'à l'extrême de l'immortalité personnelle). Grâce au christianisme on a accordé tant d'importance à l'individu, lui donnant une valeur si absolue, que l'on ne pouvait plus sacrifier celui-ci: mais l'espèce ne peut subsister que par des sacrifices d'hommes... Devant Dieu toutes les " âmes " deviennent égales: mais c'est là précisément la plus dangereuse de toutes les évaluations possibles. Si l'on place les individus au même niveau, on met l'espèce en question, et l'on favorise une pratique qui aboutit à la ruine de l'espèce: le christianisme est la contre-partie du principe de la sélection. Le dégénéré et le malade (" le chrétien ") doivent avoir la même valeur que l'homme bien-portant (" le païen "), une valeur plus grande encore, selon le jugement que Pascal a porté sur la santé et la maladie. Mais c'est là contrecarrer la marche naturelle de l'évolution et faire de la contre-nature une loi... Proclamer cet amour universel de l'humanité, c'est, dans la pratique, accorder la préférence à tout ce qui est souffrant, mal venu, dégénéré: de fait, il a abaissé et affaibli la vigueur, la responsabilité, le devoir supérieur de sacrifier des hommes. Selon le schéma de l'évaluation chrétienne, il ne restait plus qu'à se sacrifier soi-même: mais ce reste de sacrifice humain que le christianisme concédait et conseillait même, au point de vue de la discipline générale, n'a aucune espèce de sens. Pour la prospérité de l'espèce, il est indifférent qu'un individu quelconque se sacrifie ( - soit à la façon monacale et ascétique, soit à l'aide de la croix du bûcher et de l'échafaud, comme " martyr " de l'erreur). Pour l'espèce il est nécessaire que le mal-venu, le faible, le dégénéré périssent: mais c'est à ceux-là que le christianisme fait appel en tant que force conservatrice, renforçant ainsi cet instinct déjà puissant chez l'être faible, de se ménager, de se conserver, de se soutenir mutuellement Qu'est la "vertu" et la " charité " dans le christianisme, si ce n'est cette réciprocité dans la conservation, cette solidarité des faibles, cette entrave de la sélection ? Qu'est l'altruisme chrétien, sinon l'égoïsme collectif des faibles qui devine que si tous veillent les uns pour les autres, chacun sera conservé le plus longtemps ?... Si l'on ne considère pas un pareil état d'esprit, comme le comble de l'immoralité, comme un attentat à la vie, on fait partie de ce ramassis de malades et on en a les instincts... Le véritable amour des hommes exige le sacrifice au bien de l'espèce, - il est dur, il est fait de victoires sur soi-même, parce qu'il a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s'appelle christianisme veut justement arriver à ce que personne ne soit sacrifié...

152.

Rien ne serait plus utile et ne devrait être autant encouragé qu'un nihilisme de l'action avec toutes ses conséquences. - De même que je comprends tous les phénomènes du christianisme, du pessimisme, de même je les exprime: " Nous sommes mûrs pour ne pas être; pour nous il est raisonnable de ne pas être. " Ce langage de la " raison" serait aussi, dans ce cas, le langage de la nature sélective.

Ce qui, par contre, est condamnable au-delà de toute expression, c'est le lâche palliatif d'une religion telle que le christianisme: plus exactement de l'Eglise qui, au lieu d'encourager à la mort et à la destruction de soi-même, protège tous les mal-venus et les malades et les pousse à se reproduire.

Problème: quels moyens faudrait-il employer pour réaliser une forme sévère du grand nihilisme contagieux, une forme qui enseignerait et exercerait la mort volontaire avec une minutie vraiment scientifique ( - et qui ne s'arrêterait pas à laisser végéter faiblement les êtres en vue d'une post-existence mensongère - ) ?

On ne saurait assez reprocher au christianisme d'avoir déprécié, par l'idée de l'immortalité personnelle, la valeur d'un pareil mouvement nihiliste, purificateur et grand, tel qu'il était peut-être déjà en train de se former: et encore par l'espoir de résurrection: bref, d'avoir toujours empêché l'acte du nihilisme, le suicide... Il substitua à celui-ci le suicide lent, et, graduellement, une petite existence pauvre, mais durable; graduellement une vie tout à fait ordinaire, bourgeoise et médiocre, etc.

153.

Le christianisme est une dénaturation de la morale de troupeau, sous l'empire de l'aveuglement volontaire et du malentendu le plus absolu. La démocratisation en est une forme naturelle, une forme moins mensongère.

C'est un fait que les opprimés, les inférieurs, toute la grande masse des esclaves et des demi-esclaves veulent arriver à la puissance.

Premier degré: ils se libèrent, - ils se dégagent, en imagination d'abord, ils se reconnaissent, les uns les autres, ils s'imposent.

Deuxième degré: ils entrent en lutte, ils veulent être reconnus; droits égaux, " justice ".

Troisième degré: ils exigent les privilèges ( - ils entraînent les représentants de la puissance de leur côté).

Quatrième degré: ils veulent le pouvoir à eux seuls, et ils l'ont...

Dans le christianisme il y a trois éléments à distinguer: a) les opprimés de toutes espèces, b) les médiocres de toutes espèces, c) les mécontents et les malades de toutes espèces. Au moyen du premier élément, le christianisme lutte contre la noblesse politique et son idéal; au moyen du deuxième élément contre les exceptions et les privilégiés de toute espèce (soit au point de vue moral, soit au point de vue physique - ); au moyen du troisième élément contre l'instinct naturel des êtres bien portants et heureux.

Lorsqu'il devient victorieux, le deuxième élément est mis en relief; car alors le christianisme a gagné en sa faveur les êtres bien portants et heureux (qui lui servent de guerriers pour sa cause), de même les puissants (intéressés comme ils le sont à dominer la masse), - et dès lors, c'est l'instinct de troupeau, la nature moyenne, précieuse à tous les points de vue, qui obtiennent une sanction supérieure par le christianisme. Cette nature moyenne finit par prendre conscience d'elle-même ( - elle trouve le courage de s'avouer - ) au point qu'elle se reconnaît aussi la puissance sur le domaine politique...

La démocratie est le christianisme rendu naturel: une façon de " retour à la nature ", provoqué lorsque la " contre-nature " extrême put être surmontée par l'évaluation opposée. - Conséquence: l'idéal aristocratique commence alors à perdre son caractère naturel (" l'homme supérieur ", " noble ", " artiste " " passion ", " connaissance "; romantisme en tant que culte de l'exception, génie, etc.).

154.

L'évangile: la nouvelle que l'accès du bonheur est ouvert aux humbles, aux pauvres, - qu'il suffit de séparer des institutions, de la tradition, de la tutelle des classes supérieures: en ce sens, la montée du christianisme n'est pas autre chose que la doctrine socialiste par excellence.

Propriété, acquisition, patrie, condition et rang social, tribunaux, police, gouvernement, église, construction, art, militarisme: tout cela ne sont que des entraves au bonheur, des erreurs et des embûches, oeuvres du démon dont le christianisme annonce le châtiment - et tout cela est encore typique dans la doctrine socialiste.

A l'arrière-plan de ces débordements, il y a l'explosion d'une répugnance concentrée contre les " maîtres ", l'instinct profond du bonheur qu'il y aurait rien qu'à se sentir libéré d'une si longue oppression... (C'est généralement le symptôme que les couches inférieures ont été traitées avec trop d'humanité, qu'elles commencent déjà à sentir sur la langue le goût d'un bonheur qui leur est interdit... Ce n'est pas la faim qui engendre les révolutions, c'est le fait que chez le peuple l'appétit vient en mangeant... )

155.

Quand les " maîtres ", eux aussi, peuvent devenir chrétiens. - Cela tient à l'instinct d'une communauté (race, tribu, famille, foyer) si elle considère les conditions et les aspirations à quoi elle doit sa conservation comme ayant de la valeur par elle-même, si elle rabaisse par exemple l'obéissance, l'appui mutuel, les égards, la sobriété, la compassion, - par conséquent tout ce qui se trouve sur son chemin et pourrait la contredire.

Cela tient de même à l'instinct des dominants (soit des individus, soit des classes) s'ils pardonnent et distinguent les vertus grâce à quoi leurs sujets sont maniables et soumis ( - des conditions et des sentiments qui peuvent être aussi éloignés que possible de ceux que l'on admet).

L'instinct de troupeau et l'instinct de domination s'entendent dans la vie pour préconiser une série de qualités et de conditions, - mais pour des raisons différentes: le premier agit par égoïsme immédiat, le second par égoïsme médiat.

La soumission au christianisme de la race des maîtres est essentiellement la conséquence de la conviction que le christianisme est une religion de troupeau qui enseigne l'obéissance: en un mot, que l'on domine plus facilement des chrétiens que des non-chrétiens. Avec cet avertissement, le pape recommande aujourd'hui encore la propagande chrétienne à l'empereur de Chine.

Il faut ajouter à cela que la force de séduction de l'idéal chrétien agit peut-être le plus fortement sur les natures qui aiment le danger, l'aventure et les contrastes, qui aiment tout ce qui comporte des risques, mais qui permet de parvenir à un non plus ultra du sentiment de puissance. Que l'on imagine sainte Thérèse au milieu des instincts héroïques de ses frères: - le christianisme apparaît comme une forme de l'exaltation de la volonté, de la force de volonté, comme une donquichotterie de l'héroïsme...

156.

Les temps sont proches où nous devrons payer cher d'avoir été chrétiens pendant deux mille ans: nous sommes en train de perdre le point d'appui qui nous permettait de vivre, - nous ignorons où nous devons diriger nos pas. Nous nous précipitons brusquement dans les évaluations contraires, avec cette mesure d'énergie engendrée précisément dans l'homme par cette surévaluation extrême de l'homme.

Maintenant tout est faux, de fond en comble, partout des " mots ", pêle-mêle, faibles ou exaltés:

a) On essaye une façon de solution terrestre, mais dans le même sens que le triomphe définitif de la vérité, de l'amour et de la justice (le socialisme: " égalité de la personne ").

b) On cherche également à maintenir l'idéal moral (en laissant sa prépondérance à l'altruisme, à l'abnégation, à la négation de la volonté).

c) On cherche même à maintenir l'au-delà: ne fût-ce que comme x antilogique; mais on l'interprète de façon à ce que l'on puisse en tirer une sorte de consolation métaphysique de vieux style.

d) On cherche à lire la conduite divine d'autrefois dans ce qui arrive, cette direction qui récompense, punit et éduque, et qui mène à un ordre de choses meilleur.

e) On croit, avant comme après, au bien et au mal: de sorte que l'on considère comme tâche la victoire du bien et la destruction du mal ( - c'est bien anglais: le cas typique de cet esprit plat qu'est l'Anglais John Stuart Mill).

f) Le mépris de ce qui est "naturel", du désir, de l'" ego ": tentative d'interpréter même l'intellectualité la plus haute et l'art le plus élevé comme une conséquence du renoncement à la personnalité, comme désintéressement.

g) On permet à l'Eglise de s'immiscer encore dans tous les événements essentiels, dans tous les faits principaux de la vie individuelle, pour leur donner une consécration, un sens supérieur: nous avons toujours l'" Etat chrétien ", le " mariage chrétien ". -

157.

A méditer: comme quoi cette croyance néfaste en une providence divine continue à exister, cette croyance de jadis qui paralyse la main et la raison; comme quoi, sous les formules " nature ", " progrès ", " perfectionnement ", " darwinisme", sous la superstition d'une certaine connexité entre le bonheur et la vertu, le malheur et la faute subsistent encore les idées et les interprétations chrétiennes. Cette confiance absurde en la marche des choses, la " vie ", " l'instinct vital ", cette brave résignation qui se figure qu'il suffit que quelqu'un fasse son devoir pour que tout aille bien - tout cela n'a de sens que si l'on admet une conduite des choses sub specie boni. Le fatalisme lui-même, notre forme actuelle de la sensibilité philosophique, n'est qu'une conséquence de cette longue foi en la volonté de Dieu, une conséquence inconsciente: comme si cela ne dépendait pas de nous que tout aille bien ( - comme si c'était notre droit de laisser aller les choses comme elles vont: l'individu n'étant qu'un mode de la réalité absolue - ).

158.

Formes plus cachées du culte de l'idéal moral chrétien. - L'idée molle et lâche de " nature ", inventée par les enthousiastes de la nature ( - à l'écart de tous les instincts en faveur de ce qu'il a de terrible, d'implacable, de cynique même dans les " aspects " les plus " beaux "), n'est qu'une sorte de tentative de déchiffrer, dans la nature, cette "humanité" christiano-morale; - et la conception de Rousseau, comme si la " nature ", la liberté, la bonté, l'innocence, l'équité, la justice étaient identiques - c'est encore au fond le culte de la morale chrétienne. - Prendre des extraits dans les oeuvres des poètes, pour se rendre compte de leurs admirations, par exemple pour les hautes montagnes, etc. - Ce que celles-ci étaient pour Goethe, - pourquoi il vénérait Spinoza -. Complète ignorance des raisons de ce culte...

L'idée molle et lâche de l'" homme ", à la façon de Comte, de Stuart Mill, au besoin on en fait même un objet de culte... C'est toujours le culte de la morale chrétienne sous un nom nouveau... Chez les libres penseurs, par exemple chez Guyau.

L'idée molle et lâche de " l'art ", envisagé au point de vue de la compassion pour tous ceux qui souffrent, pour les déshérités (il en est même ainsi de l'histoire par exemple chez Thierry): c'est toujours le culte de l'idéal moral chrétien.

Et si l'on veut encore parler de l'idéal socialiste, qu'est-ce, sinon une interprétation lourde et inexacte de l'idéal moral chrétien ?

159.

L'état de corruption. - Il faut comprendre le lien intime qui lie toutes les formes de la corruption, et ne pas oublier la corruption chrétienne (Pascal en est le type); ni la corruption socialiste-communiste (une conséquence de la corruption chrétienne; - la plus haute conception de la société chez les socialistes est, au point de vue scientifique, la plus basse dans la hiérarchie des sociétés); la corruption de l'" au-delà ": comme si, en dehors du monde véritable, celui du devenir, il y en avait un autre, celui de l'être.

Ici il ne saurait y avoir de traité: ici il faut extirper, détruire, faire la guerre, il faut arracher de partout l'étalon chrétien nihiliste et le combattre sous tous les masques... par exemple dans la sociologie actuelle, dans la musique actuelle, dans le pessimisme actuel ( - tout cela ne sont que des formes de l'idéal chrétien - ).

Ou bien c'est une chose qui est vraie, ou bien une autre: vrai, cela veut dire: qui élève le type humain...

Le prêtre, le pasteur des âmes, sont des formes mauvaises de l'existence. Toute l'éducation a été jusqu'à présent dans la détresse, sans direction et sans point d'appui, entachée de contradictions par rapport aux valeurs.

160.

Ce qui a été corrompu par l'abus que l'Eglise en a fait:

1) L'ascétisme: on a à peine encore le courage de mettre en lumière son utilité naturelle, son caractère indispensable au service de l'éducation de la volonté. Le monde absurde de nos éducateurs qui à présent à l'esprit " l'utile serviteur de l'Etat " comme schéma régulateur, croit s'en tirer avec l'" instruction ", le dressage du cerveau; il ne possède même pas la notion qu'il y a quelque chose d'autre qui importe avant tout - l'éducation de la force de volonté; on institue des examens pour tout, sauf pour ce qui est l'essentiel: savoir si on peut vouloir, si on peut promettre: le jeune homme termine son éducation sans avoir seulement un doute, une curiosité au sujet des problèmes supérieurs de l'évaluation de sa nature;

2) Le jeûne: recommandable à tous les points de vue, - aussi comme moyen pour maintenir la subtile faculté de jouir de toutes les bonnes choses (par exemple s'abstenir de lectures, ne plus entendre de musique, ne plus être aimable; il faut aussi avoir des jours de jeûne pour ses vertus);

3) Le " cloître ": l'isolement temporaire, en refusant sévèrement par exemple la correspondance: une façon de profonde méditation et de retour à soi-même, qui ne veut pas éviter les " tentations ", mais les " influences " de l'extérieur; une sortie volontaire du cercle, du milieu; une mise à l'écart, loin de la tyrannie des excitations qui nous condamne à ne dépenser nos forces qu'en réactions et qui ne permet plus à celles-ci de s'accumuler jusqu'à une activité spontanée (regardez donc de près nos savants: ils ne pensent plus que par réactifs, c'est-à-dire qu'il faut qu'ils lisent d'abord avant de penser);

4) Les fêtes. Il faut être très grossier pour ne pas ressentir comme oppression la présence des chrétiens et des valeurs chrétiennes car, grâce à eux, toute disposition solennelle s'en va au diable. Dans la fête il faut comprendre: la fierté, l'impétuosité, l'exubérance; le mépris de toute espèce de sérieux et d'esprit bourgeois; une divine affirmation de soi à cause de la plénitude et de la perfection animale, rien que des états en face desquels le chrétien ne peut pas dire un oui absolu. La fête c'est le paganisme par excellence.

5) Le découragement devant sa propre nature: le travestissement moral. - Le fait de ne pas avoir besoin de formule morale pour approuver une de ses propres passions donne la mesure pour savoir jusqu'à quel point quelqu'un, dans son for intérieur, peut dire oui à la nature, - jusqu'à quel point il lui faut avoir recours à la morale...

6) La mort.

161.

Ne jamais pardonner au christianisme d'avoir ruiné des hommes comme Pascal. Combattre sans trêve, dans le christianisme, cette volonté opiniâtre de briser les âmes les plus fortes et les plus nobles. N'avoir point de repos avant que soit détruite de fond en comble une chose: l'idéal de l'homme inventé par le christianisme, les prétentions que soulève le christianisme à l'égard de l'homme, son oui et son non par rapport à l'homme. L'absurde reliquat de la fable chrétienne, cet embrouillement dans la toile d'araignée des idées et des principes théologiques, tout cela ne nous regarde en rien, et si c'était mille fois plus absurde encore, nous ne remuerions pas un doigt pour nous y opposer. Mais nous combattons cet idéal qui, au moyen de sa beauté maladive et de sa séduction féminine, avec sa secrète éloquence diffamatrice, sourit à toutes les lâchetés, à toutes les vanités des âmes lasses - et les plus forts ont des heures de lassitude -, comme si tout ce qui, dans de pareils moments, pouvait sembler le plus utile et le plus désirable, la confiance, l'ingénuité, la modestie, la patience, l'amour des semblables, l'abnégation et la soumission à la volonté de Dieu, une sorte d'abdication de tout son moi, comme si tout cela était par soi- même quelque chose d'utile et de désirable; comme si l'humble petite âme avortée, le vertueux animal de la moyenne, le mouton du troupeau, qui ose s'appeler homme, voulait non seulement avoir rang avant l'espèce d'homme plus forte, plus méchante, plus avide, plus altière, plus prodigue et, pour ce, cent fois plus exposée au danger, mais encore présenter à l'homme l'idéal absolu, le but, l'étalon, l'objet du plus haut désir. L'érection d'un pareil idéal fut jusqu'à présent la plus inquiétante tentation à quoi fut exposé l'homme: car, par elle, l'exception mieux venue, le coup de bonheur dans la création de l'espèce humaine, ces fortes individualités, où la volonté de puissance et de développement du type homme tout entier font un pas en avant, étaient menacées de destruction. Avec les évaluations de cet idéal, la croissance de ces hommes plus qu'humains devait être entravée dans ses racines. Car ces hommes acceptent volontairement, à cause de leurs exigences et de leurs tâches supérieures, une vie plus dangereuse (au point de vue économique je dirais: élévation des frais d'entreprise avec une plus grande improbabilité de réussite). Ce que nous combattons dans le christianisme ? - Qu'il veuille briser les forts, décourager leur courage, exploiter leurs mauvaises heures et leurs fatigues, transformer leur altière certitude en inquiétude et en misère de conscience; qu'il s'entende à rendre venimeux et malades les instincts nobles, jusqu'à ce que leurs forces, leur volonté de puissance se retournent contre eux-mêmes - jusqu'à ce que les forts périssent des excès de leur mépris de soi et du mauvais traitement qu'ils s'infligent à eux-mêmes: cette épouvantable façon de périr dont Pascal présente l'exemple le plus célèbre.

162.

On a toujours attaqué le christianisme d'une façon non seulement timide, mais encore fausse. Tant que l'on ne considère pas la morale du christianisme comme un attentat capital contre la vie, ses défenseurs ont jeu facile. La question de la simple " vérité " du christianisme - soit par rapport à l'existence de son Dieu ou à l'exactitude historique de sa légende primitive - pour ne point parler du tout de l'astronomie et de la science chrétiennes - est une affaire toute secondaire, tant que l'on n'a pas mis en question la valeur de la morale chrétienne. La morale chrétienne vaut-elle quelque chose ou bien est-elle une honte et une profanation, malgré tout le caractère sacré que revêt son art de séduction ? Il y a des repères de toutes sortes pour le problème de la vérité; et les plus croyants peuvent, en fin de compte, se servir de la logique des plus incrédules pour se créer le droit d'affirmer certaines choses - des choses qu'ils prétendront irréfutables, parce qu'ils croiront qu'elles se trouvent par-delà tous les moyens de réfutation - ce tour de force s'appelle. par exemple, criticisme kantien).

163.

Je considère le christianisme comme le plus néfaste mensonge de séduction qu'il y ait eu jusqu'à présent, comme le grand mensonge impie: je discerne les branches et les dernières pousses de son idéal sous tous les autres travestissements, je repousse tous les compromis avec lui, toutes les positions fausses, - je force à la guerre avec lui.

La moralité des petites gens comme mesure des choses: c'est là la plus répugnante dégénérescence que la civilisation ait présentée jusqu'ici. Et cette espèce d'idéal est suspendu en permanence au-dessus de l'humanité, sous le nom de " Dieu " !

164.

Je n'ai été chrétien à aucune heure de ma vie: je considère tout ce que j'ai vu s'appeler christianisme comme une méprisable équivoque dans les mots, comme une véritable lâcheté devant toutes les puissances qui règnent par ailleurs...

Se prétendre chrétien avec le service militaire obligatoire, le suffrage universel, la civilisation des journaux, - et parler au milieu de tout cela, de " péché ", de " rédemption ", d'" au-delà ", de " mort en croix " - : comment peut-on vivre au milieu de toutes ces promiscuités !

165.

Christianisme. - Celui qui garde aujourd'hui l'équivoque dans ses rapports avec le christianisme, je ne lui tendrai pas le dernier doigt de mes deux mains. Il n'y a ici qu'une seule espèce de loyauté: un non absolu, un non dans la volonté et dans l'action... Qui donc saurait me montrer quelque chose de plus réfuté, quelque chose qui soit jugé sans appel, par tous les sentiments de valeurs supérieures, autant que le christianisme ? Avoir reconnu en lui la séduction en tant que séduction, le grand danger, le chemin du néant, qui a su se faire passer pour chemin de la divinité, avoir reconnu que ces " valeurs éternelles " étaient des valeurs de calomnie - quoi d'autre serait l'objet de notre fierté, quoi d'autre nous distinguerait devant vingt siècles ?...

166.

Le renversement de l'ordre des rangs. - Au milieu de nous, les pieux faux monnayeurs deviennent les Tchândâla - ils occupent la place des charlatans, des empiriques, des faux monnayeurs, des faiseurs de tours: nous les tenons pour les corrupteurs de la volonté, pour les grands calomniateurs qui veulent se venger sur la vie, pour les insurgés parmi les malchanceux de la vie. De la caste des serviteurs, des Soudras, nous avons fait notre classe moyenne, notre " peuple ", la classe qui a entre les mains les décisions politiques.

Par contre, le Tchândâla d'autrefois tient la tête: en première place, les blasphémateurs, les immoralistes, les indépendants de toute espèce, les artistes, les juifs, les jongleurs, - au fond, la classe la plus décriée de la société - : nous nous sommes élevés à des métiers honorables, mieux encore, c'est nous qui déterminons l'honneur sur la terre, la " noblesse "... Nous tous, nous sommes aujourd'hui les avocats de la vie. - Nous sommes la puissance la plus forte, nous autres immoralistes: les autres puissances ont besoin de nous... nous construisons le monde à notre image.

Nous avons transporté l'idée du Tchândâla sur les prêtres, les prophètes de l'au-delà et ce qui se rattache à eux, la société chrétienne, sans excepter ce qu'est de même origine, les pessimistes, les nihilistes, les romantiques de la pitié, les criminels, les vicieux, - toute la sphère et l'idée de " Dieu " comme sauveur a été imaginée.

Nous sommes fiers de n'avoir plus besoin d'être des menteurs, des calomniateurs qui mettent la vie en suspicion...

II. La morale comme expression de la décadence

167.

Nous autres Hyperboréens (Préface)

a.

Si tant est que nous soyons des philosophes, nous autres hyperboréens, il semble cependant que nous le soyons autrement que l'on ne l'a été autrefois. Nous ne sommes pas des moralistes... Nous n'en croyons pas nos oreilles, lorsque nous les entendons parler, tous ces hommes d'autrefois. " Voici le chemin du bonheur ! " - C'est avec cette exclamation qu'ils se précipitent tous sur nous, avec une recette à la main, la bouche hiératique pleine d'onction. "Mais qu'importe à nous le bonheur ?" - répondons-nous avec étonnement. "Voici le bonheur !" - reprennent ces saints vociférateurs endiablés: et voici la vertu, le nouveau chemin du bonheur !... Mais nous vous en prions, Messieurs. Croyez-vous donc que nous nous soucions de votre vertu ! Pourquoi irions-nous donc à l'écart, nous autres, pourquoi deviendrions-nous philosophe, rhinocéros, ours des cavernes, fantôme? N'est-ce pas pour être débarrassé de la vertu et du bonheur ? Nous sommes, de par notre nature, beaucoup trop heureux, beaucoup trop vertueux, pour ne pas voir qu'il y a une petite séduction dans le fait de devenir philosophe; c'est-à-dire immoraliste et aventurier... Nous avons pour le labyrinthe une curiosité particulière, nous tâchons, pour cela, de faire connaissance de monsieur le Minotaure dont on raconte des choses si dangereuses. Que nous importe votre chemin qui monte, votre corde qui aide à sortir ! qui aide à parvenir au bonheur et à la vertu ! à parvenir jusqu'à vous, je le crains bien... Vous voulez nous sauver au moyen de votre corde ! Et nous, nous vous supplions instamment de vous pendre avec !...

b.

A quoi sert tout cela en fin de compte ! Il n'y a pas d'autre moyen pour remettre la philosophie en honneur: il faut d'abord pendre les moralistes. Tant que ceux-ci parlent de bonheur et de vertu, ils amènent tout au plus les vieilles femmes et la philosophie. Regardez-les donc en face tous ces sages célèbres, tels qu'ils existent depuis des milliers d'années, ce sont tous des vieilles femmes, des femmes vieillottes, des mères, pour parler comme Faust. " Les Mères ! les Mères ! cela fait frissonner ! " - Nous faisons de la philosophie un danger, nous en changeons l'idée, nous enseignons la philosophie, en tant que principe dangereux pour la vie: comment saurions-nous lui venir en aide ? Pour l'humanité une idée vaudra toujours autant qu'elle lui coûte. Si personne n'a de scrupules à sacrifier des hécatombes à l'idée de " Dieu ", de " patrie ", de " liberté ", si l'histoire est la grande poussière que l'on fait autour de ce genre de sacrifice -, comment la prééminence de l'idée de philosophie sur de pareilles évaluations populaires, comme " Dieu ", " patrie ", " famille ", se démontrerait-elle autrement que par ceci que la philosophie coûte plus cher - coûte des hécatombes plus grandes ?... Transmutation de toutes les valeurs: cela coûtera un bon prix, je le promets. -

c.

Le début ne manque pas de gaieté: je le fais suivre immédiatement de choses sérieuses. Par ce livre on déclare la guerre à la morale, - et, de fait, je m'en prends avant tout aux moralistes. On sait déjà quel mot je me suis préparé pour cette lutte, le mot immoraliste: on connaît de même ma formule " par-delà le bien et le mal ". J'ai besoin de fortes oppositions, de la force lumineuse de ces idées contraires, pour plonger dans l'abîme de légèreté et de mensonge qui s'est jusqu'à présent appelé moral. Les siècles, les peuples, qu'ils soient les premiers ou les derniers, les philosophes et les vieilles femmes - sur ce point ils sont tous dignes les uns des autres. L'homme a été jusqu'à présent l'être moral par excellence, un objet de curiosité sans égale - et, en tant qu'être moral, il fut plus absurde, plus menteur, plus vaniteux, plus léger, plus préjudiciable à lui-même que ne saurait rêver le plus grand détracteur de l'humanité. La morale est la forme la plus maligne de la volonté de mentir, la véritable Circé de l'humanité: c'est ceci précisément qui l'a corrompue. Ce n'est pas l'erreur en tant qu'erreur qui, à cette vue, me cause de l'épouvante, ce n'est pas le manque de " bonne volonté ", de discipline, de convenance, de courage intellectuel dont nous souffrons depuis des milliers d'années: c'est le manque de naturel, le fait épouvantable que la contre-nature elle-même a été vénérée avec les plus grands honneurs, sous le nom de morale, et qu'elle est restée suspendue, telle une loi, au-dessus de l'humanité. Comment est-il possible que l'humanité n'ait pas été mise en garde depuis longtemps contre cette forme de l'erreur la plus inquiétante et la plus dangereuse ? - que c'est moi le premier qui la mets en garde ?... Se méprendre en une telle mesure, - non point en tant qu'individu ou en tant que peuple, mais en tant qu'humanité ! De quoi c'est-il le signe ? - Que l'on enseigne à mépriser les instincts inférieurs de la vie, que l'on voit dans la plus profonde nécessité de croissance vitale, dans l'amour de soi, le principe mauvais, que l'on voit par le principe dans le but typique de la régression, la contradiction des instincts, dans l'" altruisme ", dans la perte du point d'appui, dans le dépouillement de la personnalité, dans l'" amour du prochain " une valeur supérieure, que dis-je ! la valeur par excellence.

Comment ? L'humanité elle-même serait-elle en décadence ? L'aurait-elle été toujours ? Ce qui est certain c'est que l'on ne lui a enseigné comme valeurs supérieures que des valeurs de décadence. La morale de l'oubli de soi est la morale de régression par excellence. - Une possibilité reste encore ouverte, c'est que ce n'est pas l'humanité qui est en décadence, mais les maîtres de celle-ci !... Et, en effet, voici ma proposition: les maîtres, les conducteurs de l'humanité étaient des décadents: de là transmutation de toutes les valeurs dans un sens nihiliste (de l'" au-delà "...). Ils s'appelaient moralistes, quelles que soient d'autre part leurs qualités, philosophes peut-être, prêtres, prophètes, voyants, saints: ils croyaient tous, tant qu'ils étaient, à la morale, ils étaient d'accord pour une chose, - rendre l'humanité " meilleure "...

d.

Un immoraliste que pouvait-il, par contre, exiger de lui-même ? Quelle sera la tâche que je me proposerai dans ce livre ? - Ce sera peut-être aussi de rendre l'humanité " meilleure ", mais dans un autre sens, dans un sens opposé: je veux lui dire de la délivrer de la morale, et surtout des moralistes, - de lui faire entrer dans la conscience son espèce d'ignorance la plus dangereuse... Rétablissement de l'égoïsme humain ! -

1. Considérations générales

168.

Théorie et pratique. - Distinction néfaste, comme s'il existait un instinct de connaissance particulier qui se précipite aveuglément sur la vérité, sans égard aux questions d'utilité et de danger: et, séparé de cet instinct, tout le monde des intérêts pratiques...

En opposition avec cela je cherche à montrer quels sont les instincts qui se sont mis en activité derrière tous ces théoriciens purs, - comment, sous l'empire de leurs instincts, ils se sont tous précipités fatalement sur quelque chose qui, pour eux, était la " vérité ", pour eux et seulement pour eux. La lutte des systèmes, y compris celle des scrupules de la théorie de la connaissance, est une lutte d'instincts bien définie (les formes de la vitalité, de la régression, des classes, des races, etc.).

On peut ramener ce que l'on appelle l'instinct de connaissance à un instinct d'assimilation et d'asservissement. C'est pour obéir à cet instinct que les sens, la mémoire, les impulsions se sont développés. La réduction des phénomènes aussi rapide que possible, l'économie, l'accumulation du trésor acquis sur le domaine de la connaissance (c'est-à-dire du monde approprié et rendu maniable)...

La morale est une science si singulière parce qu'elle est pratique au plus haut degré: en sorte que le point de vue de la connaissance pure, la probité scientifique sont abandonnés aussitôt, dès que la morale exige ses réponses. La morale dit: j'ai besoin de certaines réponses, - que les raisons, les arguments, les scrupules viennent après coup, ou qu'ils ne viennent pas. -

" Comment doit-on agir ? " - Si l'on songe que l'on a affaire à un type développé souverainement, dont il s'est " agi " depuis des milliers d'années, chez qui tout est devenu instinct, opportunité, automatisme, fatalité, l'urgence d'une pareille question de morale vous paraîtra même tout à fait comique.

" Comment doit-on agir ? " - La morale a toujours reposé sur un malentendu: de fait, une espèce qu'une fatalité intime poussait à agir de telle façon voulait se justifier en imposant sa norme comme norme universelle.

" Comment doit-on agir ? " - ce n'est pas là une cause, mais un effet. La morale suit, l'idéal vient à la fin.

- D'autre part l'apparition des scrupules moraux (autrement dit la conscience des valeurs selon quoi l'on agit) révèle un certain état maladif; les époques fortes et les peuples vigoureux ne réfléchissent pas à leurs droits, aux principes qui les font agir, à l'instinct et à la raison. La conscience qui vient c'est l'indice que la véritable moralité, c'est-à-dire la certitude instinctive dans l'action, s'en va au diable... Les moralistes sont, chaque fois que se crée un nouveau monde de la conscience, le signe d'une lésion, d'un appauvrissement, d'une désorganisation. - Les êtres profondément instinctifs craignent la logique du devoir: on trouve parmi eux des adversaires pyrrhoniens de la dialectique et de la connaissance en général... Une vertu est réfutée avec un " pour ".

Thèse: l'apparition des moralistes appartient aux époques où c'en est fini de la moralité.Thèse: le moraliste est un élément dissolvant dans l'instinct moral, quelle que soit la part qu'il croit avoir à son rétablissement.

Thèse: ce qui pousse effectivement le moraliste, ce ne sont pas les instincts moraux, mais les instincts de décadence traduits en formules de morale ( - l'incertitude dans les instincts lui apparaît à lui comme de la corruption).

Thèse: les instincts de décadence qui, par les moralistes, veulent se rendre maîtres de la morale instinctive des fortes races et des époques vigoureuses sont:

1) Les instincts des faibles et des déshérités.

2) Les instincts des exceptions, des solitaires, des déracinés, de l'abortus en grand et en petit.

3) Les instincts de ceux qui souffrent habituellement, qui ont besoin d'une interprétation noble de leur état et qui, pour cela, doivent être physiologistes aussi peu que possible.

169.

La morale comme tentative d'établir la fierté humaine. - La théorie du " libre arbitre " est antireligieuse. Elle veut créer à l'homme un droit de se prendre pour cause de ses conditions et de ses actes supérieurs: elle est une forme du sentiment de fierté croissante.

L'homme sent sa puissance, son " bonheur ", comme on dit: il faut bien qu'en face de cet état sa "volonté" soit en jeu, autrement elle ne lui appartiendrait pas. La vertu c'est la tentative de considérer un fait de la volonté, dans le présent, ou dans le passé, comme un antécédent nécessaire à chaque sentiment de bonheur élevé et intense: si la volonté de certains actes est régulièrement présente dans la conscience, on peut prévoir qu'un sentiment de puissance en sera l'effet, - C'est là une simple optique de la psychologie: avec toujours la fausse supposition que rien ne nous appartient, à moins que ce ne soit sous forme de volonté dans notre conscience. Toute la doctrine de la responsabilité est attachée à cette psychologie naïve, à savoir que la volonté seule est une cause et qu'il faut avoir conscience que l'on a manifesté sa volonté pour pouvoir se considérer soi-même comme une cause.

- Un autre moyen pour tirer l'homme de l'abaissement que provoquerait la suppression des états élevés et intenses, comme s'il s'agissait d'états étrangers, c'est la théorie de la descendance. Ces états élevés et intenses peuvent du moins être interprétés comme des influences de nos ancêtres; nous dépendons les uns des autres, étant solidaires, nous grandissons à nos propres yeux en agissant selon une norme connue.

La tentative des familles nobles de mettre la religion en accord avec leur sentiment de dignité. - Les poètes et les voyants font de même; ils se sentent fiers qu'on les tienne pour dignes de pareils rapports avec les ancêtres, qu'on les choisisse pour de pareils rapports, - ils attachent de l'importance à ne pas entrer en ligne de compte en tant qu'individus, à être seulement des porte-paroles (Homère).

Le cabotinage comme conséquence de la morale du "libre arbitre". - On fait un pas en avant dans le développement du sentiment de puissance, lorsque l'on a suscité soi-même ses états supérieurs (sa perfection), - par conséquent on concluait toujours à sa propre volonté...

(Critique: toute action parfaite est précisément inconsciente et non plus voulue; la conscience exprime un état personnel imparfait et souvent maladif. La perfection individuelle conditionnée par la volonté, sous forme de conscience, de raison, avec la dialectique, est une caricature, une sorte de contradiction de soi... Le degré de conscience rend la perfection impossible... Une des formes du cabotinage.)

Maintenant on s'empare progressivement de tous ses états supérieurs, de tous les sentiments qui vous inspirent de la fierté, on accapare toutes les actions et toutes les oeuvres. Autrefois, on croyait se faire honneur à soi-même lorsque l'on ne se considérait pas comme responsable de ses actions les plus élevées, mais qu'on les prêtait à Dieu. La contrainte de la volonté était tenue pour ce qui donne à un acte une valeur supérieure: Dieu passait alors pour en être l'auteur...

- Vient le contre-mouvement: celui des moralistes, avec toujours le même préjugé, celui de croire que l'on n'est responsable de quelque chose que si on l'a voulu. La valeur de l'homme est fixée comme valeur morale: par conséquent sa valeur doit être une causa prima par conséquent, il doit y avoir un principe dans l'homme, un " libre arbitre " qui serait cause première. - Il y a là toujours l'arrière pensée: si l'homme n'est pas cause première, en tant que volonté, il est irresponsable, - par conséquent il n'est pas de la compétence morale, - la vertu et le vice seraient donc automatiques et machinaux...

En somme: pour que l'homme puisse avoir du respect devant lui-même il faut qu'il soit capable aussi de devenir méchant.

170.

Nous élèverions des doutes au sujet d'un homme si nous entendions qu'il a besoin de raisons pour demeurer honnête: ce qui est certain c'est que nous éviterions de le fréquenter. Ce petit mot de " car " compromet dans certains cas; il suffit même parfois d'un seul " car " pour se réfuter. Si nous apprenons, dans la suite, qu'un tel aspirant à la vertu a besoin de mauvaises raisons pour rester respectable, ce n'est pas cela qui nous poussera à augmenter notre respect pour lui. Mais il va plus loin encore, il vient à nous et il nous dit en plein visage: " Vous troublez ma moralité avec votre mauvaise foi, monsieur l'incrédule; aussi longtemps que vous ne croyez pas en mes mauvais arguments, je veux dire en Dieu, en un au-delà qui punit, en un libre arbitre, vous mettez entrave à ma vertu... Morale: il faut supprimer les incrédules: ils empêchent la moralisation des masses. "

Aujourd'hui nous accueillons avec une légère ironie toute prétention à vouloir fixer la condition de l'homme, nous tenons à l'idée que malgré tout on ne devient que ce que l'on est (malgré tout: je veux dire l'éducation, l'instruction, le milieu, le hasard et les accidents). C'est pourquoi nous avons appris, dans les choses de la morale, à retourner d'une curieuse façon le rapport entre la cause et l'effet, - il n'y a peut-être rien qui nous distingue plus foncièrement des anciens croyants en la morale. Nous ne disons plus par exemple: " Si un homme dégénère au point de vue physiologique, c'est le vice qui en est la cause. " Nous ne disons pas davantage: " La vertu fait prospérer l'homme, elle apporte longue vie et bonheur. " Notre opinion est au contraire que le vice et la vertu ne sont point des causes, mais seulement des conséquences. On devient un honnête homme parce que l'on est un honnête homme: c'est-à-dire parce que l'on est né capitaliste de bons instincts et de conditions prospères... Vient-on au monde pauvre, né de parents qui, en toutes choses, n'ont fait que gaspiller et n'ont rien récolté, on est " incorrigible ", je veux dire mûr pour le bagne et la maison d'aliénés... Nous ne pouvons plus imaginer aujourd'hui la dégénéscence morale séparée de la dégénérescence physiologique: la première n'est qu'un ensemble de symptômes de la seconde; on est nécessairement mauvais comme on est nécessairement malade... Mauvais: le mot exprime ici certaines incapacités qui sont physiologiquement liées au type de la dégénérescence: par exemple la faiblesse de volonté, l'incertitude et même la multiplicité de la " personne ", l'impuissance à supprimer la réaction à une excitation quelconque et de se " dominer ", la contrainte devant toute espèce de suggestion d'une volonté étrangère. Le vice n'est pas une cause; le vice est une conséquence... Le vice sert à résumer, dans une délimitation assez arbitraire, certaines conséquences de la dégénérescence physiologique. Une proposition générale comme celle qu'enseigne le christianisme - " l'homme est mauvais "- serait justifiée, si l'on pouvait admettre que le type du dégénéré fût considéré comme type normal de l'homme. Mais c'est là peut-être une exagération. Ce qui est certain, c'est que la proposition peut avoir son droit partout où le christianisme prospère et tient le dessus: car, par là, on démontre l'existence d'un terrain morbide, d'un domaine pour la dégénérescence.

171.

Critique des sentiments de valeur subjectifs. - La conscience. Autrefois on faisait ce raisonnement: la conscience rejette cette action; par conséquent cette action est condamnable. De fait, la conscience réprouve une action parce qu'elle a longtemps été réprouvée. Elle ne fait que redire: elle ne crée pas de valeurs. Ce qui déterminait autrefois à rejeter certaines actions, ce n'était pas la conscience: mais le jugement (ou le préjugé) au sujet des conséquences... L'approbation de la conscience, le sentiment de bien-être que cause la " paix avec soi-même " sont du même ordre que le plaisir d'un artiste devant son oeuvre, - ils ne prouvent rien du tout... Le contentement n'est pas une mesure pour évaluer ce à quoi il se rapporte (tout aussi peu que le manque de contentement peut servir d'argument contre la valeur d'une chose. Nous sommes loin d'en savoir assez pour pouvoir évaluer la mesure de nos actions: il nous manque pour cela la possibilité de prendre un point de vue objectif: lors même que nous réprouverions un acte, nous ne serions pas juge, mais partie... Les nobles sentiments qui accompagnent un acte ne prouvent rien au sujet de la valeur de celui-ci: malgré un état d'élévation très pathétique, l'artiste peut accoucher d'une très pauvre chose. Il vaudrait mieux dire que ces impulsions sont trompeuses: elles détournent notre regard, notre force de jugement critique, elles détournent de la précaution, du soupçon que nous faisons une bêtise... elles nous rendent bêtes.

172.

L'idée qu'il appartient à l'humanité de résoudre une tâche générale, que dans son ensemble celle-ci tend vers un but quelconque, cette idée très obscure et arbitraire est encore fort jeune. Peut-être s'en débarrassera-t-on de nouveau avant qu'elle ne devienne une " idée fixe "... Elle ne forme pas un ensemble, cette humanité: elle est une multiplicité indissoluble de phénomènes vitaux, ascendants et descendants, - elle ne possède pas de jeunesse à quoi succède une maturité et enfin une vieillesse. Au contraire, les couches sont confondues et superposées - et dans quelques milliers d'années il pourra y avoir des types d'hommes plus jeunes que ceux aujourd'hui démontrables. La décadence, d'autre part, appartient à toutes les époques de l'humanité : partout il y a des déchets et des matières de décomposition: c'est le processus vital lui-même qui fait que les éléments de régression et de déchet s'éliminent.

***

Sous l'empire du préjugé chrétien, cette question n'a pas du tout été posée: le sens était donné par le salut de chaque âme particulière; le plus ou moins dans la durée de l'humanité n'entrait pas en ligne de compte. Les meilleurs chrétiens désiraient que la fin vint aussitôt que possible; on n'avait aucun doute au sujet de ce qui était nécessaire à l'individu... La tâche se présentait dans le présent pour chaque individu, comme elle devait se présenter dans n'importe quel avenir pour les hommes de l'avenir: la valeur, le sens, le cercle des valeurs étaient fixes, absolus, éternels, uns avec Dieu... Ce qui déviait de ce type éternel était impie, diabolique, criminel...

Chaque âme trouvait en elle-même le point d'appui de sa valeur: salut ou damnation ! Le salut de l'âme éternelle ! Forme extrême de la personnalisation... Pour chaque âme il n'existait qu'un seul perfectionnement; un seul idéal; un seul chemin du salut... Forme extrême de l'équivalence liée à un agrandissement optique de sa propre importance jusqu'à la folie... Rien que des âmes follement importantes, tournant autour d'elles-mêmes avec une peur épouvantable...

***

Personne ne croit plus maintenant à ces grands airs absurdes: et nous avons passé notre sagesse à travers le crible du mépris. Malgré cela on conserve avec persistance l'habitude optique qui consiste à chercher une valeur dans l'homme en le rapprochant d'un homme idéal: on maintient au fond, tant la perspective de personnalisation que l'équivalence devant l'idéal. En somme, on croit savoir ce qui, par rapport à l'homme idéal, forme l'objet du désir suprême...

Mais cette croyance n'est que la suite des mauvaises habitudes introduites par l'idéal chrétien dans une proportion énorme: car seul un " enfant gâté " pouvait concevoir ce type idéal, tel qu'il apparaît toujours à nouveau, à chaque examen attentif. On croit savoir, en premier lieu, que le rapprochement d'un seul type est désirable; en deuxième lieu de quelle espèce est ce type; en troisième lieu que tout écart de ce type est une régression, une entrave, une perte de force et de puissance chez l'homme... Rêver des conditions où cet homme parfait aurait pour lui l'énorme majorité du nombre: nos socialistes eux-mêmes, sans parler de messieurs les utilitaires, ne sont pas arrivés plus loin. - Par là un but semble s'introduire dans l'évolution de l'homme: en tous les cas la croyance en un progrès vers l'idéal, la seule forme sous laquelle on imagine aujourd'hui une façon de but dans l'histoire de l'homme. En résumé: on a déplacé dans l'avenir la venue du " règne de Dieu ", on l'a placé sur la terre, lui donnant un sens humain, - mais au fond on n'a fait que maintenir la croyance en l'idéal ancien...

173.

L'homme, une petite espèce d'animal surexcité qui, heureusement, a son temps; la vie sur la terre en général: un instant, un incident, une exception sans conséquence, quelque chose qui, pour le caractère général de la terre, demeure sans importance; la terre elle-même, comme toute constellation, un hiatus entre deux néants, un événement sans plan, sans raison, sans volonté, sans conscience, la pire nécessité, la nécessité bête... Quelque chose se révolte en nous contre cette façon de voir; le serpent de la vanité nous dit que " tout cela doit être faux: car cela révolte... Tout cela ne pourrait-il être qu'apparence ? Et l'homme malgré tout, pour parler avec Kant, serait... - "

174.

La nécessité des valeurs fausses. - On peut réfuter un jugement en démontrant qu'il est conditionné: mais par là la nécessité de l'émettre n'est pas supprimée. Les valeurs erronées ne peuvent être exterminées par le raisonnement: tout aussi peu qu'une optique fausse dans les yeux d'un malade. Il faut comprendre la nécessité de leur présence: elles sont la conséquence de causes qui n'ont rien à voir avec des raisons.

175.

Il faut considérer tout ce qui s'était accumulé comme une émanation de cette suprême idéalité morale: et comment presque toutes les autres valeurs s'étaient cristallisées autour de cet idéal. Ceci démontre que cet idéal a été désiré le plus longtemps et avec la plus grande ferveur, - qu'il n'a pas été atteint: autrement, il aurait déçu (c'est-à-dire qu'il aurait été suivi d'une évaluation plus modérée).

Le saint considéré comme l'espèce la plus puissante de l'humanité - : cette idée a élevé à un point si supérieur la valeur de la perfection morale. Il faut imaginer toute la connaissance s'efforçant de démontrer que l'homme moral est le plus puissant, le plus divin. - La victoire remportée sur les sens, sur les désirs - tout cela éveillait la crainte; - ce qui était contre nature apparaissait comme quelque chose de surnaturel, venant de l'au-delà...

176.

Le désir fait paraître plus grand ce que l'on veut posséder; il augmente même par le fait qu'il n'est pas satisfait, - les plus grandes idées sont celles que le désir le plus violent et le plus prolongé a produites. Nous prêtons aux choses une valeur toujours plus grande à mesure qu'augmente notre désir d'elles: lorsque les " valeurs morales " sont devenues les valeurs supérieures on peut en induire que l'idéal moral était réalisé moins que tout autre (en tant qu'il passait pour être l'au-delà de tous les maux, le moyen de salut). Avec une ardeur toujours croissante, l'humanité n'a fait qu'embrasser des nuages: elle a fini par appeler " Dieu " son désespoir et son impuissance...

177.

L'hypothèse morale ayant pour but la justification de Dieu disait: il faut que le mal soit fait volontairement (ceci seulement pour que l'on puisse croire que le bien est également fait volontairement), et, d'autre part, tout mal et toute souffrance ont un but de salut.

L'idée de " faute " ne devait pas remonter jusqu'à la cause primitive du monde, et l'idée de " punition " était considérée comme un bienfait éducateur, par conséquent comme l'acte d'un Dieu bon.

Domination absolue de l'évaluation morale au-dessus de toute autre évaluation; on était certain que Dieu ne pouvait être méchant et ne pouvait rien faire de nuisible, c'est-à-dire qu'au mot de perfection ne s'attachait qu'une idée de perfection morale.

178.

De qui la morale est-elle la volonté de puissance ? - Le trait commun dans l'histoire de la morale depuis Socrate, c'est la tentative faite pour amener les valeurs morales à la domination sur toutes les autres valeurs: de façon à ce qu'elles soient non seulement les guides et les juges de la vie, mais encore les guides et les juges 1) de la connaissance, 2) des arts, 3) des aspirations politiques et sociales. " Devenir meilleur " considéré comme la seule tâche, tout le reste n'est que moyen vers ce but (ou perturbation, entrave, danger: et doit par conséquent être combattu jusqu'à la destruction... ) - Il y a un mouvement semblable en Chine. Il y en a un aussi aux Indes.

Que signifie de la part des valeurs morales cette volonté de puissance qui, en des évolutions prodigieuses, s'est déroulée jusqu'à présent sur la terre ?

Réponse: - trois puissances sont cachées derrière elle: 1) l'instinct du troupeau dirigé contre les forts et les indépendants; 2) l'instinct de celui qui souffre et du déshérité dirigé contre les heureux; 3) l'instinct du médiocre dirigé contre les exceptions. - Avantage énorme de ce mouvement quelle que soit la dose de cruauté, de fausseté et d'esprit borné qui y a participé (car l'histoire de la lutte de la morale avec les instincts fondamentaux de la vie est elle-même la plus grande immoralité qu'il y ait eu jusqu'à présent sur la terre...).

179.

La prédominance des valeurs morales. - Suite de cette prédominance: la corruption de la psychologie, etc., la fatalité qui partout y est attachée. Que signifie cette prédominance ? De quoi est-elle l'indice ?

D'une affirmation ou d'une négation plus impérieuses sur ce domaine. On a utilisé toutes les façons d'impératif, pour faire apparaître les valeurs morales comme déterminées; elles ont été ordonnées le plus longtemps: - elles semblent instinctivement être des commandements intérieurs... Les conditions de subsistance de la société s'expriment par le fait que les valeurs morales sont considérées comme indiscutables. La pratique: c'est-à-dire l'utilité qu'il y a à s'entendre réciproquement au sujet des valeurs supérieures, est parvenue là à une sorte de sanction. Nous voyons utilisés tous les moyens par quoi la réflexion et la critique peuvent être paralysés sur ce domaine: - quelle est encore l'attitude de Kant ! sans parler de ceux qui considèrent que c'est immoral de vouloir faire ici des " recherches ". -

180.

Comment est-il possible que quelqu'un n'ait de respect devant lui-même que par rapport aux valeurs morales, qu'il subordonne toute autre chose à ces valeurs et en fasse peu de cas, en comparaison du bien, du mal, de l'amendement, du salut de l'âme, etc.? par exemple Henri Fréd. Amiel. Que signifie l'idiosyncrasie morale ? - je veux dire tant au point de vue psychologique qu'au point de vue physiologique, par exemple chez Pascal. Il s'agit donc de cas où de grandes qualités autres ne manquent pas; encore dans le cas de Shopenhauer qui visiblement estimait ce qu'il ne possédait pas, ce qu'il ne pouvait posséder... - N'est-ce pas la conséquence d'une simple habitude d'interprétation morale de conditions qui, de fait, sont des conditions de douleur et de déplaisir ? n'est-ce pas une espèce particulière de sensibilité qui ne comprend pas la cause de ses nombreux sentiments de déplaisir, mais qui croit se les expliquer par des hypothèses morales ? De cette façon un sentiment de bien-être occasionnel, une impression de force apparaissent toujours sous l'optique de la " bonne conscience ", illuminés par la proximité de Dieu, par la conscience du salut !... Donc l'idiosyncratiste moral possède sa valeur véritable: 1) soit dans le rapprochement du type de vertu dans la société: il est le " brave homme ", l'homme " équitable ", - un état moyen de haute considération: médiocre dans ses capacités, mais dans toutes ses aspirations, honnête, consciencieux, ferme, vénéré, éprouvé; 2) soit qu'il croit posséder cette valeur parce que, d'une façon générale, il ne saurait comprendre autrement toutes ses conditions -, il est inconnu à lui-même, il s'interprète de la sorte. - La morale est le seul schéma d'interprétation en face duquel l'homme puisse se supporter lui-même: - une espèce de fierté ?...

181.

Les grandes falsifications sous le règne des valeurs morales: - 1) dans l'histoire (y compris la politique); 2) dans la théorie de la connaissance; 3) dans le jugement porté sur l'art et les artistes; 4) dans l'estimation des hommes et des actes (des peuples et des races); 5) dans la psychologie; 6) dans la construction des philosophies (" ordre moral " et choses semblables); 7) dans la physiologie, doctrine de l'évolution, " perfectionnement ", " socialisation ", " sélection ").

182.

1. La falsification par principe de l'histoire, pour lui faire donner la preuve de l'évaluation morale:

a) la décadence d'un peuple et la corruption;

b) l'essor d'un peuple et la vertu;

c) apogée d'un peuple ("de sa culture"), conséquence de son élévation morale.

2) La falsification par principe des grands hommes, des grands créateurs, des grandes époques:

On veut que la foi soit la distinction des grands: cependant le manque d'égard, le scepticisme, le droit de se soustraire à une croyance, l'" immoralité " font partie de la grandeur (César, Frédéric le Grand, Napoléon, mais aussi Homère, Aristophane, Léonard de Vinci, Goethe). On intercepte toujours ce qui est l'essentiel chez eux, leur " libre arbitre ". -

183.

Le grand faux monnayage nihiliste avec un habile mauvais usage des valeurs morales:

a) l'amour considéré comme un dépouillement de la personnalité; de même la compassion.

b) Seul l'intellect, dépouillé de sa personnalité (" le philosophe "), connaît la vérité, " l'être véritable et l'essence véritable des choses ".

c) Le génie, les grands hommes sont grands, parce que ce n'est pas eux-mêmes et leur cause qu'ils cherchent: la valeur de l'homme grandit dans le rapport où il se ruine lui-même.

d) L'art, l'oeuvre du " sujet pur, de volonté libre ", méconnaissance de l'" objectivité ".

e) Le bonheur, but de la vie; la vertu, moyen pour arriver à ce but.

La condamnation pessimiste de la vie chez Schopenhauer est une condamnation morale. Transposition des mesures du troupeau sur le domaine métaphysique. L'" individu " manque de sens, il faut par conséquent lui donner une origine dans l'" en soi " (et une signification de son existence comme " erreur "; les parents ne sont qu'une " cause occasionnelle ".

184.

Les grands crimes dans la psychologie:

1) On a falsifié tout déplaisir, tout malheur, en y mêlant la culpabilité (la faute), (on a enlevé son innocence à la douleur);

2) On a stigmatisé tous les sentiments de plaisir intense (la pétulance, la volupté, le triomphe, la fierté, l'audace, la connaissance, l'assurance et le bonheur en soi), on les a mis en suspicion, y voyant le péché et la séduction;

3) On a prêté les noms les plus sacrés aux sentiments de faiblesse, aux lâchetés intimes, au manque de courage personnel, on les a affublés des noms les plus sacrés, pour enseigner qu'ils sont désirables au sens le plus élevé;

4) On a donné une fausse interprétation à tout ce qui est grand dans l'homme, pour en faire le reniement et le sacrifice de soi en faveur de quelque chose d'autre, pour les autres; même chez le connaisseur, même chez l'artiste le dépouillement de la personnalité a été traîtreusement présenté comme la cause de la connaissance la plus haute, du savoir le plus profond;

5) On a falsifié l'amour pour en faire l'abandon (et l'altruisme), tandis qu'en réalité il est une prise, et que seulement dans la surabondance de la personnalité il abandonne quelque chose de lui-même. Seules les personnes les plus entières peuvent aimer; celles qui ont dépouillé leur personnalité, " les objectifs " sont les plus mauvais amants (demandez donc aux femmes !). Il en est de même de l'amour de Dieu ou de la " patrie ": il faut pouvoir se reposer fortement sur soi-même. (L'égoïsme c'est l'intensification du moi, l'altruisme l'intensification du non-moi);

6) On a considéré la vie comme une punition, le bonheur comme une tentation, la passion comme quelque chose de diabolique; la confiance en soi comme impie.

Toute cette psychologie est une psychologie de l'entrave, une sorte d'emmurage par crainte; d'une part le grand nombre (les déshérités et les médiocres) veut se mettre en garde contre les plus forts ( - et les détruire dans leur développement), et, d'autre part, il veut sanctifier et faire garder seuls en honneur les instincts qui le font le mieux prospérer lui-même. Comparez le sacerdoce juif.

185.

Comment, sous la pression de la morale ascétique du renoncement de soi, les sentiments de l'amour, de la bonté et de la pitié, même ceux de la justice, de la générosité, de l'héroïsme, furent-ils précisément méconnus: Chapitre principal.

Ce sont la richesse de la personnalité, la plénitude de soi, la surabondance et le don, le bien-être instinctif et l'affirmation de soi qui constituent le grand sacrifice et le grand amour: c'est un fort et divin personnalisme d'où sortent ces passions, avec autant de certitude que le désir de dominer, d'empiéter, que la certitude intérieure d'avoir un droit sur tous. Les sentiments contraires, selon l'acception commune, sont bien plutôt un même sentiment; et si l'on ne reste pas dans sa peau, ferme et brave, on n'a rien à donner et il est bien inutile de tendre la main pour protéger et soutenir...

Comment a-t-on pu transformer le sens de ces instincts, au point que l'homme a pu considérer comme précieux ce qui va contre son moi ? le sacrifice de son moi à un autre moi ! Honte à ce misérable mensonge psychologique qui a eu jusqu'à présent le verbe si haut dans l'Eglise et dans la philosophie infestée par l'Eglise !

Si l'homme est profondément enclin à pécher, il ne peut que se haïr lui-même. Et, au fond, il n'aurait pas le droit d'avoir vis-à-vis de ses semblables un autre sentiment qu'à l'égard de lui-même; l'amour des hommes a besoin d'une justification, - on la trouve dans le fait que Dieu a ordonné cet amour. - Il s'ensuit que tous les instincts naturels de l'homme (ses penchants à l'amour, etc.) lui paraissent interdits par eux-mêmes, et qu'il n'y a droit, après les avoir reniés, qu'en vertu de l'obéissance à un ordre de Dieu... Pascal, l'admirable logicien du christianisme, alla jusque-là ! Que l'on considère ses sentiments à l'égard de sa soeur. " Ne pas se faire aimer ", c'est cela qui lui semblait être chrétien.

186.

Les résidus de la dépréciation de la nature par la transcendance morale: valeur du renoncement, culte de l'altruisme; croyance à une récompense dans le jeu des enchantements; croyance à la " bonté ", au " génie " même, comme si l'un comme l'autre étaient la conséquence du renoncement; la continuation de la sanction de l'Eglise dans la vie civile; vouloir à tout prix méconnaître l'histoire (comme si elle était oeuvre éducatrice pour des fins morales) ou être pessimiste en regard de l'histoire (ce dernier état d'esprit est une conséquence de la dépréciation de la nature tout aussi bien que cette pseudo-justification, cette insistance à ne pas vouloir regarder ce que voit le pessimiste - ).

187.

" La morale pour la morale. " - C'est là un degré important dans la dénaturation de la morale: elle apparaît elle-même comme valeur dernière. Dans cette phase, la religion s'est imprégnée d'elle: c'est le cas du judaïsme par exemple. Et de même il existe une phase où elle se sépare de nouveau de la religion et où nul Dieu ne lui paraît assez "moral": alors elle préfère un idéal impersonnel... C'est le cas maintenant.

" L'art pour l'art " - principe tout aussi dangereux: on introduit ainsi dans les choses une opposition dangereuse, - et l'on aboutit à une calomnie de la réalité ("idéalisation" dans le sens de la laideur). Lorsque l'on dégage un idéal de la réalité, on abaisse la réalité, on l'appauvrit ou la calomnie. " Le beau pour le beau ", " le vrai pour le vrai ", " le bien pour le bien " - ce sont là trois formes du mauvais oeil pour la réalité.

- L'art, la connaissance, la morale sont des moyens: au lieu de reconnaître en eux l'intention de rendre la vie plus intense on les a mis en rapport avec une opposition de la vie, avec "Dieu", - en quelque sorte comme des révélations d'un monde supérieur que l'on voit transparaître de temps en temps à travers celui-ci...

" Beau et laid ", " vrai et faux ", " bien et mal " - ces séparations et ces antagonismes révèlent des conditions d'existence et de gradation, non seulement chez l'homme en général, mais chez n'importe quel complexe solide et durable qui veut se séparer de ses adversaires. La guerre qui est ainsi créée est le point essentiel: elle est un moyen de séparation qui renforce l'isolement.

188.

La dénaturation de la morale. - On veut séparer les actes des hommes qui les exécutent; on veut tourner la haine et le mépris contre le " péché "; on croit qu'il existe des actes qui, par eux-mêmes, sont bons ou mauvais.

Rétablissement de la "nature": par lui-même un acte est absolument dépourvu de valeur: l'important c'est de savoir qui agit. Le même "crime" peut être, dans un cas, un privilège supérieur et dans un autre une flétrissure. De fait, c'est l'égoïsme des juges qui interprète une action (ou l'auteur de celle-ci) selon qu'elle leur est utile ou nuisible à eux-mêmes ( - dans le rapport où il y a ressemblance et dissemblance avec eux).

189.

Combien il est faux de dire que la valeur d'un acte dépend de ce qui l'a précédé dans la conscience ! - Et l'on a mesuré la moralité d'après cela, même la criminalité...

La valeur d'un acte doit être mesurée d'après ses conséquences - disent les utilitaires - : l'évaluer d'après son origine implique une impossibilité - celle de connaître cette origine.

Mais peut-on donc connaître les conséquences ? A cinq pas tout au plus. Qui peut dire ce que provoque, suscite un acte, ce qu'il éveille contre lui ? Sert-il de stimulant ? D'étincelle qui met le feu à une matière explosible ?... Les utilitaires sont naïfs. Et, en fin de compte, il nous faudrait savoir d'abord ce qui est utile: là encore leur regard ne s'étend pas plus qu'à cinq pas... Ils n'ont pas idée de la grande Économie qui ne peut pas se passer du mal.

On ne connaît pas l'origine, on ne connaît pas les conséquences: - dès lors un acte a-t-il en général quelque valeur ?

Il reste l'acte lui-même: les phénomènes qui l'accompagnent dans la conscience, le oui et le non qui suivent son exécution: la valeur d'un acte réside-t-elle dans les phénomènes subjectifs qui l'accompagnent ? ( - ce serait là mesurer la valeur de la musique d'après le plaisir ou le déplaisir qu'elle nous cause... qu'elle cause à son compositeur...). Il est visible que l'acte est accompagné de sentiments de valeur, le sentiment de puissance, de contrainte, d'impuissance, par exemple la liberté, l'esprit léger - et, pour poser autrement la question: pourrait-on réduire la valeur d'une action à des valeurs physiologiques: savoir si elle est l'expression de la vie complète ou de la vie entravée ? - Il se peut que sa valeur biologique s'y exprime...

Si donc l'acte ne peut être estimé ni d'après son origine, ni d'après ses conséquences, ni d'après les phénomènes qui l'accompagnent, sa valeur demeure inconnue...

190.

L'" homme bon " comme tyran. - L'humanité a toujours répété la même erreur: elle a fait d'un moyen pour arriver à la vie une mesure de la vie; au lieu de trouver la mesure dans le plus extrême surhaussement de la vie elle-même, dans le problème de la croissance et de l'épuisement, elle a utilisé les moyens d'une façon de vie tout à fait déterminée, à l'exclusion de toutes les autres formes de la vie, bref elle les a utilisés pour critiquer la vie et y faire une sélection. C'est-à-dire que l'homme aime enfin les moyens à cause d'eux-mêmes et qu'il les oublie en tant que moyens: en sorte que ces moyens parviennent maintenant à sa conscience sous forme de but, comme étiages de fins particulières... C'est-à-dire qu'une espèce d'hommes déterminée tient ses conditions d'existence pour des conditions à imposer légalement, pour la " vérité ", le " bien ", la " perfection "; elle tyrannise... C'est une des formes de la foi, de l'instinct, si une espèce d'homme ne se rend pas compte que sa propre espèce est conditionnée, ne se rend pas compte de sa relativité en comparaison des autres espèces. Il semble du moins que c'en est fini d'une espèce d'hommes (peuple, race) lorsqu'elle devient tolérante, concède des droits égaux et ne songe plus à vouloir être maître. -

191.

Si, basés sur l'instinct de la communauté, nous nous imposons des préceptes et nous interdisons certains actes, nous ne nous interdisons pas, si nous possédons quelque raison, une façon d'" être ", un "sentiment ", mais seulement un certain courant, une certaine application de cet " être ", de ce " sentiment ". Mais alors arrive l'idéologue de la vertu, le moraliste, et il dit: " Dieu voit les coeurs ! Que sert-il de vous priver de certaines actions: vous n'en êtes pas meilleurs pour cela ! " Réponse : Monsieur l'homme vertueux aux longues oreilles, nous ne voulons absolument pas être meilleurs, nous sommes très satisfaits de nous-mêmes, nous ne voulons seulement pas nous nuire les uns aux autres, - c'est pourquoi nous défendrons certains actes dans certaines conditions, c'est-à-dire en égard de nous-mêmes, tandis que nous ne saurions honorer assez les mêmes actes, à condition qu'ils s'appliquent à des adversaires de la communauté, par exemple à vous. Nous élevons nos enfants en vue de ces préceptes, ils grandissent sous cette discipline: Si nous étions animés de ce radicalisme qui plaît à Dieu et que recommande votre sainte déraison, si nous avions l'esprit assez mal fait pour condamner la source de ces actes, le " coeur ", le " sentiment ", ce serait là condamner notre existence et avec elle sa condition suprême - un sentiment, un coeur, une passion à qui nous rendons les honneurs suprêmes. Nous évitons par notre décret que ce sentiment n'éclate d'une façon inopportune et cherche à s'ouvrir des voies, - nous agissons sagement en nous donnant de pareilles lois, nous sommes moraux, nous aussi. Ne soupçonnez-vous donc pas combien il nous en coûte, quels sacrifices, quelle discipline, combien de victoires sur nous-mêmes, de quelle dureté nous avons besoin ? Nous sommes véhéments dans nos désirs, il y a des moments où nous voudrions nous dévouer nous-mêmes... Mais, " l'esprit public " se rend maître de nous... observez donc que c'est là presque une définition de la moralité.

192.

Naturalisme moraliste: réduction de la valeur morale, surnaturelle, émancipée en apparence, à sa " nature " véritable: c'est-à-dire à l'immoralité naturelle, à l'" utilité " naturelle, etc. Je puis désigner les tendances de ces considérations sous le nom de naturalisme moraliste: ma tâche c'est de faire revenir les valeurs morales, émancipées en apparence, et qui ont perdu leur nature, à leur nature véritable - c'est-à-dire à leur " immoralité " naturelle.

2. Comment on fait régner la vertu (Préface)

193.

De l'idéal du moraliste. - Ce traité a pour sujet la grande politique de la vertu. Nous l'avons écrit pour l'utilité de ceux qui ont à coeur d'apprendre, non pas comment on devient vertueux, mais comment on rend vertueux, comment on fait régner la vertu. Je veux même démontrer que, pour vouloir une chose - le règne de la vertu - on n'a pas le droit de vouloir cette autre chose; c'est précisément par là que l'on renonce à devenir vertueux. Le sacrifice est grand; mais un pareil but mérite peut-être un pareil sacrifice. Et même des sacrifices plus grands encore !... Et quelques-uns des moralistes les plus célèbres s'y sont risqués. Car ceux-là ont déjà reconnu et anticipé la vérité qui doit être enseignée pour la première fois dans ce traité: à savoir que l'on ne peut atteindre absolument le règne de la vertu que par les mêmes moyens nécessaires pour atteindre une domination quelconque, dans tous les cas pas au moyen de la vertu...

Ce traité a pour sujet, ainsi que je l'ai indiqué, la politique de la vertu: il détermine un idéal de cette politique, il dépeint celle-ci, telle qu'elle devrait être, si quelque chose pouvait être parfait sur cette terre. Or, nul philosophe n'hésitera à désigner le type de la perfection en politique: c'est le machiavélisme. Mais le machiavélisme pur, sans mélange, cru, vert, dans toute son âpreté est surhumain, divin, transcendant; jamais les hommes ne l'atteignent, à peine l'effleurent-ils. Dans cette espèce de politique plus étroite, dans la politique de la vertu, l'idéal ne semble également jamais avoir été atteint. En admettant que l'on ait des yeux pour les choses cachées, on découvre, même chez les moralistes les plus indépendants et les plus conscients ( - et c'est bien le nom de moraliste qu'il faudra donner à ces politiciens de la morale, à tous les créateurs de nouvelles forces morales), on découvre, dis-je, des traces de ce fait qu'eux aussi ont payé leur tribut à la faiblesse humaine. Eux tous aspirent à la vertu, pour leur propre compte, du moins à leurs heures de fatigue: défaut essentiel et capital chez un moraliste - lequel a pour paraître qu'il l'est, c'est là une autre affaire. Ou plutôt ce n'est point une autre affaire: un pareil renoncement à soi par principe (au point de vue moral c'est une dissimulation) fait partie du canon du moraliste et des devoirs qu'il s'impose à lui-même: sans eux, il n'arrivera jamais à sa manière de perfection. Indépendance à l'égard de la morale et aussi à l'égard de la vérité, à cause de ce but qui compense tout sacrifice: à cause du règne de la morale - tel est ce canon. Les moralistes ont besoin de l'attitude de la vertu et aussi de l'attitude de la vérité; leur faute ne commence qu'au moment où ils cèdent à la vertu, où ils perdent leur domination sur la vertu, où ils deviennent moraux eux-mêmes, où ils deviennent véridiques. Un grand moraliste, entre autres choses, doit aussi être nécessairement un grand comédien; son danger c'est de voir sa dissimulation devenir imperceptiblement une seconde nature, de même que c'est son idéal de séparer d'une façon divine son esse et son operari: tout ce qu'il fait, il faut qu'il le fasse sub specie boni, - un idéal supérieur, lointain, plein d'exigences ! Un idéal divin ! Et, en effet, l'on dit que le moraliste imite ainsi un modèle qui n'est autre que Dieu lui-même: Dieu, le plus grand des immoralistes de l'action qu'il y ait jamais eu, mais qui néanmoins s'entend à rester ce qu'il est, le Dieu bon...

194.

Critique de la loi de Manou. - Le livre tout entier repose sur le mensonge sacré. Est-ce le bien de l'humanité qui a inspiré tout ce système ? Cette espèce d'hommes qui croyait au côté intéressé de toute action était-elle intéressée ou non à faire réussir ce système ? Vouloir rendre l'humanité meilleure - d'où vient l'inspiration de cette intention ? Où est prise l'idée de la chose meilleure ?

Nous trouvons une espèce d'hommes, l'espèce sacerdotale, qui a le sentiment d'être le modèle, la tête, l'expression supérieure du type homme: c'est en parlant d'elle-même qu'elle imagine l'idée de la chose " meilleure ". Elle croit à sa prépondérance, elle la veut effectivement: la cause du mensonge sacré est la volonté de puissance...

Établissement de la domination: à cette fin, la domination des idées qui fixe dans le sacerdoce un non plus ultra de puissance. La puissance par le mensonge - eu égard au fait qu'on ne la possède pas physiquement, militairement... Le mensonge comme supplément de la puissance, - une nouvelle conception de la " vérité ".

On se trompe si l'on admet qu'il y a eu ici évolution inconsciente et naïve, une façon de duperie de soi... Les fanatiques ne sont pas les inventeurs de pareils systèmes d'oppression imaginés dans tous leurs détails... Ici la circonspection la plus froide a été à l'oeuvre: la même circonspection que celle de Platon, lorsqu'il imagina son " État ". - " Il faut vouloir les moyens lorsque l'on veut le but " - tous les législateurs voyaient clair dans cet examen de politicien.

Nous possédons le modèle classique qui est spécifiquement arien: nous pouvons donc rendre responsable du mensonge le plus systématique qui ait jamais été fait l'espèce d'homme la mieux douée et la plus avisée... On a imité ce modèle presque partout: l'influence arienne a corrompu le vieux monde...

195.

Celui qui sait comment naît une réputation aura de la méfiance même à l'égard de la réputation dont jouit la vertu.

196.

La morale est tout aussi " immorale " que toute autre chose sur la terre; la moralité elle-même est une forme de l'immoralité.

Le grand soulagement que procure cette conviction. La contradiction disparaît dans les choses, l'unité qu'il y a dans tout ce qui arrive est sauvée.

197.

Par quel moyen une vertu arrive-t-elle à la puissance ? - Exactement par les mêmes moyens qu'un parti politique: la calomnie, la suspicion, la destruction souterraine des partis qui s'opposent à lui et qui possèdent déjà le pouvoir, changement de leurs noms en les débaptisant, persécution et railleries systématiques. Par conséquent rien que par des " immoralités ".

Comment un désir agit-il avec lui-même pour se transformer en vertu ? - Il se débaptise; il nie systématiquement ses intentions; il s'exerce à se mal comprendre; il s'allie avec des vertus existantes et reconnues; il affiche une grande inimitié contre les adversaires de celle ci - Il s'agit de s'acheter, si possible, la protection des puissances sacrées; il faut enivrer, enthousiasmer; la tartuferie de l'idéalisme: le gager un parti, soit qu'il triomphe, soit qu'il périsse... devenir inconscient, naïf...

198.

La fausseté. - Tout instinct souverain se sert des autres comme d'un instrument, il en fait sa cour, ses flatteurs: il ne se laisse jamais appeler par ses vilains noms: et il ne tolère pas d'autres louanges, à moins qu'il ne soit en même temps loué indirectement. Autour de tout instinct souverain se cristallisent toutes les louanges et tous les blâmes pour devenir un ordre fixe et une étiquette. - C'est là une des causes de la fausseté.

Tout instinct qui aspire à la domination, mais qui se trouve encore sous un joug, a besoin de se servir, pour se fortifier et pour soutenir le sentiment de sa dignité, de tous les beaux noms et de toutes les valeurs reconnues: ce qui fait qu'il ose se présenter le plus souvent sous le nom du " maître " qu'il combat et dont il veut se libérer (par exemple, sous le règne des valeurs chrétiennes, le désir de la chair ou le désir de puissance). - C'est là l'autre cause de la fausseté.

Dans les deux cas, règne une naïveté absolue: la fausseté n'entre pas dans la conscience. C'est un signe d'instinct brisé lorsque l'homme voit séparément l'élément d'impulsion et son " expression " (" le masque ") - signe de contradiction intérieure et entrave à la victoire.

***

La sensualité dans ses déguisements: 1) Sous forme d'idéalisme (" Platon "), particulier à la jeunesse, créant la même image grossissante sous laquelle apparaît la bien-aimée dans les cas particuliers; une incrustation, un agrandissement, une transfiguration, mettant de l'infini autour de toute chose. - 2) Dans la religion de l'amour: " un beau jeune homme, une belle femme ", divin de quelque façon, un fiancé, une fiancée de l'âme. - 3) Dans l'art, comme force " décorative ": de même que l'homme voit la femme, en lui attribuant en quelque sorte toutes les qualités existantes, de même la sensualité de l'artiste réunit en un seul objet tout ce qu'il vénère et tient haut - de la sorte il complète un objet (il l'" idéalise "). La femme, consciente du sentiment que l'homme éprouve à son égard, vient au-devant de ses efforts d'idéalisation, en se parant, en marchant et en dansant bien, en exprimant des pensées délicates: de même elle observe la pudeur, la réserve, la distance - avec le sûr instinct que par là le pouvoir idéalisateur de l'homme grandira. ( - Avec la prodigieuse subtilité de l'instinct féminin, la pudeur n'est nullement de l'hypocrisie consciente: la femme devine que c'est précisément la chasteté naïve et véritable qui séduit le plus l'homme et le pousse à une estimation trop élevée. C'est pourquoi la femme est naïve par la subtilité d'instinct qui lui conseille l'utilité de l'innocence. Une intention volontaire de clore les yeux sur elle-même... Partout où la simulation fait plus d'effet lorsqu'elle est inconsciente elle devient inconsciente.)

199.

Un idéal qui veut s'imposer ou se maintenir cherche à s'appuyer: a) sur une origine supposée; b) sur une prétendue parenté avec des puissances idéales qui existent déjà: c) sur le frisson du mystère, comme si une puissance indiscutable parlait là; d) sur la calomnie à l'égard de l'idéal adverse; e) sur une doctrine mensongère de l'avantage qui en résulte, par exemple: le bonheur, le repos de l'âme, la paix, ou encore l'aide d'un Dieu puissant, etc. - Pour la psychologie de l'Idéaliste: Carlyle, Schiller, Michelet.

A-t-on ainsi mis à jour toutes les mesures de défense et de protection par quoi un idéal se maintient: l'a-t-on ainsi réfuté ? Il s'est simplement servi des moyens qui font vivre et grandir tout ce qui est vivant, - ces moyens sont tous " immoraux".

Mon expérience: toutes les forces et tous les instincts grâce auxquels il y a vie et croissance sont chargés de l'anathème de la morale: la morale étant l'instinct de la négation de la vie. Il faut anéantir la morale pour délivrer la vie.

200.

a) Les chemins de la puissance: introduire la nouvelle vertu sous le nom de vertu ancienne, - éveiller l'" intérêt " pour elle (montrer le " bonheur " qui en résulte et le contraire); l'art de la calomnie contre tout ce qui résiste; - utiliser pour sa glorification les avantages et les hasards; - faire de ses partisans des fanatiques, par les sacrifices et les séparations; - le grand symbolisme.

b) La puissance réalisée: 1. les moyens de contrainte de la vertu; 2. les moyens de séduction de la vertu; 3. l'étiquette (de cour) de la vertu.

201.

Associer le vice à quelque chose de si catégoriquement pénible que l'on finit par fuir devant le vice pour se débarrasser de ce qui est lié à lui. C'est le célèbre cas de Tannh”user. Tannh”user, exaspéré par la musique de Wagner qui lui fait perdre toute sa patience, n'y tient plus, même chez Madame Vénus: tout à coup la vertu commence à avoir du charme pour lui; une jeune vierge de Thuringe se met à monter en prix et, ce qui est plus grave encore, il goûte même la mélodie de Wolfram d'Eschenbach...

202.

Le patronat de la vertu. - L'avidité, le désir de dominer, la paresse, la niaiserie, la crainte: ils ont tous un intérêt dans la cause de la vertu, c'est pourquoi elle est inébranlable.

203.

Conséquences de la lutte: celui qui lutte essaye de transformer son adversaire pour en faire son antipode, - dans son esprit seulement, bien entendu. Il cherche à croire en lui-même au point qu'il peut avoir le courage de la " bonne cause " (comme s'il détenait celle-ci): comme si la raison, le goût, la vertu étaient combattus par son adversaire... La foi dont il a besoin, comme le moyen de défense et d'agression le plus fort qu'il y ait, est la foi en lui-même, mais mal interprétée sous le nom de foi en Dieu. - Il n'imagine jamais les avantages et les utilités de la victoire, mais toujours seulement la victoire à cause de la victoire, sous le nom de " victoire de Dieu "-. Toute petite communauté (et même tout individu) se trouvant en lutte cherche à se convaincre de ceci: " Nous avons le bon goût, le bon jugement et la vertu de notre côté... " La lutte oblige à une pareille exagération de l'estime de soi.

204.

Toute société a la tendance de réduire ses adversaires jusqu'à la caricature - du moins dans son imagination - et de les affamer en quelque sorte. Une pareille caricature c'est, par exemple, notre " criminel ". Au milieu du régime aristocratique de l'Empire romain, le juif était réduit à la caricature. Parmi les artistes, c'est " M. Prud'homme " et le " bourgeois "; parmi les gens pieux, l'impie; parmi les aristocrates, l'homme du peuple. Parmi les immoralistes, le moraliste devient une caricature: c'est pour moi, par exemple, le cas de Platon.

3. Le troupeau

205.

La morale dans l'évaluation des races et des classes. - Considérant que les passions et les instincts fondamentaux expriment, dans toute race et dans toute classe, quelque chose des conditions d'existence de celles-ci ( - du moins des conditions sous lesquelles elles ont longtemps vécu), exiger qu'elles soient " vertueuses ", ce sera demander:

- à ce qu'elles transforment leur caractère, à ce qu'elles changent de peau et effacent leur passé;

- à ce qu'elles cessent de se différencier;

- à ce qu'elles se rapprochent par la similitude de leurs besoins et de leurs aspirations, - plus exactement: à ce qu'elles périssent...

La volonté d'une seule morale se trouve donc être la tyrannie d'une espèce, l'espèce sur la mesure de laquelle est faite cette morale unique, au détriment des autres espèces: c'est la destruction ou l'uniformisation en faveur de la morale régnante (soit pour ne plus lui être dangereux, soit pour être exploité par elle). " Suppression de l'esclavage " - en apparence un tribut apporté à la " dignité humaine ", en réalité la destruction d'une espèce foncièrement différente ( - on sape ainsi par la base ses valeurs et son bonheur - ).

Ce en quoi une race adverse ou une classe adverse possèdent leur force est interprété chez elles comme ce qu'il y a de plus méchant, de pire: car c'est par là qu'elles nous nuisent ( - on calomnie et débaptise leurs " vertus ").

C'est une objection contre un homme et un peuple lorsqu'ils nous nuisent: mais, considéré à leur point de vue, ils ont besoin de nous, parce que nous sommes de ceux dont ils peuvent tirer quelque utilité.

L'exigence de l'" humanisation " (qui très naïvement se croit en possession de la formule " qu'est-ce qui est humain ? ") est une tartuferie dont se sert une espèce d'hommes déterminée, pour arriver à la domination: plus exactement un instinct déterminé, l'instinct de troupeau. - " Égalité des hommes " : ce qui se cache sous la tendance de mettre au même niveau - toujours plus d'hommes en tant qu'hommes.

L'" intérêt ", par rapport à la morale commune (artifice: faire des grands appétits, le désir de dominer et la cupidité, des protecteurs de la vertu).

En quoi les hommes d'affaires de toutes espèces, les gens avides de gain, tout ce qui doit faire crédit et prétend en obtenir, a besoin de pousser à l'uniformité de caractère et à des évaluations semblables: le commerce mondial et l'échange sous toutes ses formes contraignent à la vertu et ne l'achètent en quelque sorte.

De même l'État, la domination sous toutes ses formes par les fonctionnaires et les soldats; de même la science, pour pouvoir travailler avec confiance et économiser ses forces. - De même le clergé.

On fait donc triompher ici la morale commune, parce que, par elle, on réalise un avantage; et pour lui assurer la victoire on fait la guerre et on emploie la violence contre l'immoralité - d'après quel " droit " ? D'après aucun droit: mais conformément à l'instinct de conservation. Les mêmes classes se servent de l'immoralité lorsqu'elle leur est utile.

206.

Les conditions et les désirs qu'il faut louer: - paisible, équitable, sobre, modeste, respectueux, plein d'égards, brave, chaste, honnête, fidèle, croyant, droit, confiant résigné, apitoyé, secourable, consciencieux, simple, doux, juste, généreux, indulgent, obéissant, désintéressé, sans envie, bon, laborieux. -

A distinguer: jusqu'à quel point de pareilles qualités sont conditionnées, comme moyens pour arriver à une volonté et à un but déterminés (souvent à un " mauvais but "); ou bien comme conséquences naturelles d'une passion dominante (par exemple l'intellectualité); ou encore comme expression d'une nécessité, je veux dire comme conditions d'existence (par exemple citoyen, esclave, femme, etc.).

En résumé: tous, tant qu'ils sont, on ne les considère pas comme " bons " à cause d'eux-mêmes, mais conformément à la mesure de la " société ", du " troupeau ", comme moyen pour arriver au but de ceux-ci, nécessaire pour les maintenir et les faire progresser, conséquence aussi d'un véritable instinct de troupeau chez l'individu: ils sont donc au service d'un instinct qui est foncièrement différent de ces conditions de vertu. Car, dans ses relations avec l'extérieur, le troupeau est égoïste, impitoyable et plein d'inimitié, de méfiance et d'esprit tyrannique. C'est chez l'homme " bon " que l'on peut faire ressortir l'antagonisme: il faut qu'il possède les qualités opposées à celles du troupeau.

Inimitié du troupeau contre la hiérarchie: son instinct le dispose en faveur de l'égalité (Jésus-Christ). A l'égard des isolés forts (les souverains) il est hostile, injuste, sans mesure, indiscret, impertinent, sans égard, lâche, mensonger, faux, impitoyable, dissimulé, curieux, avide de vengeance.

207.

L'instinct du troupeau évalue le centre et la moyenne comme ce qu'il y a de supérieur et de plus précieux: l'endroit où se trouve la majorité; la manière dont elle s'y trouve. Par là, cet instinct s'oppose à toute hiérarchie qui considère une élévation d'en bas vers en haut en même temps comme un abandon du grand nombre, pour descendre vers le petit nombre. Le troupeau considère l'exception, tant celle qui se trouve au-dessous que celle qui se trouve au-dessus de lui, comme quelque chose qui prend à son égard une attitude hostile et dangereuse. Son artifice par rapport à l'exception d'en haut, les hommes les plus forts, plus puissants, plus sages, plus féconds, c'est de les décider au rôle de gardiens, de bergers, de conducteurs - ce qui fait d'eux ses premier serviteurs: il a transformé de la sorte un danger en un bienfait. Au centre la crainte cesse; on n'y est seul avec rien et personne; il n'y a point de place pour le malentendu; là il y a égalité; là on ne sent pas comme un reproche sa propre existence, mais comme l'existence véritable; là règne le contentement. La méfiance s'exerce à l'égard des exceptions; être une exception est considéré comme une faute.

208.

Critique des vertus du troupeau. - L'inertie est active: 1) dans la confiance, parce que la méfiance nécessite la tension, l'observation, la réflexion; - 2) dans la vénération, où l'espace qui sépare de la puissance est grand et la soumission nécessaire: pour ne point craindre on essaie d'aimer, de vénérer et d'interpréter les différences de pouvoir par des différences de valeur: en sorte que les rapports ne révoltent plus; - 3) dans le sens de la vérité: qu'est-ce qui est vrai ? On donne une explication qui nécessite un minimum d'effort intellectuel: de plus, le mensonge exige une tension; - 4) dans la sympathie: se mettre à égal niveau, essayer d'éprouver le même sentiment, accepter un sentiment qui existe déjà, quel soulagement ! c'est quelque chose de passif en face de l'activité qui se garantit et utilise sans cesse les droits les plus propres de l'évaluation: cette activité ne laisse point de repos: - 5) dans l'impartialité et la froideur du jugement: on craint l'effort de la passion et on préfère se tenir à l'écart, rester " objectif "; - 6) dans la loyauté: on aime mieux obéir à une loi qui existe que de s'en créer une, que de commander à soi-même et aux autres la crainte du commandement: - plutôt se soumettre que de réagir; 7) dans la tolérance: la crainte d'exercer le droit, de juger.

209.

L'apparence hypocrite dont sont fardées toutes les institutions civiles, comme si elles étaient des créations de la moralité... par exemple le mariage; le travail; la profession; la patrie; la famille; l'ordre; le droit. Mais comme elles sont toutes fondées en vue de l'espèce d'hommes la plus médiocre, pour protéger celle-ci contre les exceptions et les besoins de l'exception, il faut trouver naturel que l'on mente beaucoup ici.

210.

L'esprit de clocher et l'attachement à la glèbe de l'évaluation morale, avec son point de vue de l'utile et du " nuisible ", a son bon côté; c'est la perspective nécessaire d'une société qui n'est capable d'apercevoir que les suites immédiates et proches: - L'État et le politicien ont déjà besoin d'une façon de penser plutôt hypermorale: car il leur faut calculer un ensemble d'effets beaucoup plus complexe. De même on pourrait imaginer une économie universelle qui aurait des perspectives si lointaines que toutes ses exigences particulières paraîtraient au moment même injustes et arbitraires.

211.

La morale comme moyen de séduction. - " La nature est bonne, car un Dieu sage et bon en est la cause. Qui donc est, par conséquent, responsable de la " corruption des hommes " ? Les tyrans et les séducteurs, c'est-à-dire les classes dirigeantes, - il faut les anéantir. " - C'est la logique de Rousseau (à comparer la logique de Pascal qui en déduit la conclusion du péché originel).

Il faut comparer aussi la logique analogue de Luther. Dans les deux cas, on cherche un prétexte pour introduire un insatiable besoin de haine sous forme de devoir moral et religieux. La haine contre la classe dominante cherche à se sanctifier... (la " culpabilité d'IsraÎl ": base de la puissance des prêtres).

Il faut comparer encore la logique analogue de saint Paul. C'est toujours la cause de Dieu qui sert de tremplin à ces réactions, la cause du droit, de l'humanité, etc. Dans le cas du Christ, la jubilation du peuple apparaît comme cause de l'exécution; un mouvement antisacerdotal dès le début. Chez les antisémites eux-mêmes, c'est toujours le même tour d'adresse: accabler l'adversaire d'arguments moraux et se réserver le rôle de la justice vengeresse.

212.

" La délivrance de tout péché "

On parle de la " profonde injustice " du pacte social: comme si le fait qu'un tel est né sous des conditions favorables, un tel autre sous des conditions défavorables constituait de prime abord une injustice; ou même que celui-ci est venu au monde avec telles qualités, celui-là avec telles autres. Le plus sincère parmi ces adversaires de la société décrète: " Nous-mêmes, avec toutes les mauvaises qualités morbides et criminelles que nous avouons, nous ne sommes que le résultat inévitable d'une oppression séculière des faibles par les forts." Ils reprochent leur caractère aux classes dominantes. Et l'on menace, on se met en colère, on maudit; on devient vertueux à force de s'indigner, - on ne veut pas être devenu en vain un méchant homme, une canaille... Cette attitude, une invention de nos dix dernières années, s'appelle aussi pessimisme, à ce que l'on m'a dit, pessimisme d'indignation. On a la prétention de juger l'histoire, de la dépouiller de sa fatalité, de trouver derrière elle une responsabilité et, en elle, les coupables. Car c'est de cela qu'il s'agit, on a besoin de coupables. Les déshérités, les décadents de toute espèce sont en révolte contre leur condition et ont besoin de victimes pour ne pas éteindre, sur eux-mêmes, leur soif de destruction ( - ce qui, en soi, pourrait paraître raisonnable). Mais il leur faut une apparence de droit, c'est-à-dire une théorie qui leur permette de se décharger du poids de leur existence, du fait qu'ils sont conformés de telle sorte, sur un bouc émissaire quelconque. Ce bouc émissaire peut être Dieu - il ne manque pas en Russie de pareils athées par ressentiment -, ou l'ordre social, ou l'éducation et l'instruction, ou les juifs, ou les gens nobles, ou bien, en général, tous ceux qui ont réussi de quelque façon que ce soit. " C'est un crime d'être né sous des conditions favorables: car de la sorte on a déshérité les autres, on les a mis à l'écart, condamnés au vice et même au travail "... " Qu'y puis-je, si je suis misérable ! Mais il faut que quelqu'un y puisse quelque chose, autrement ce ne serait pas tolérable ! "... Bref, le pessimisme par indignation invente des responsabilités, pour se créer un sentiment agréable - la vengeance... " Plus douce que le miel " l'appelait déjà le vieil Homère. -

***

Que l'on n'apporte pas plus d'intelligence, je veux dire de mépris, à une pareille théorie, c'est la faute à cet héritage du christianisme que nous gardons tous dans le sang: de sorte que nous sommes tolérants à l'égard de certaines choses seulement parce que, de loin, elles ont une odeur quelque peu chrétienne... Les socialistes font appel aux instincts chrétiens, c est là leur plus subtile sagesse... Le christianisme nous a habitués à la conception superstitieuse de l'" âme ", à l'" âme immortelle ", à la monade de l'âme qui possède ailleurs sa véritable demeure et qui est tombée seulement par hasard, dans telles ou telles circonstances, parmi les choses terrestres, qui s'est faite " chair": mais sans que son être en soit touché par là, et encore moins conditionné. Les rapports sociaux, les rapports de parenté et les relations historiques ne sont pour l'âme que des occasions, des embarras peut-être; en tous les cas celle-ci n'est pas l'oeuvre de ceux-là. Par cette idée, l'individu devient transcendant; appuyé sur elle il peut s'attribuer une importance extravagante. De fait, c'est le christianisme qui a incité l'individu à s'ériger en juge sur toutes choses, la folie des grandeurs est devenue presque un devoir, car l'individu doit faire valoir des droits éternels contre tout ce qui est temporaire et conditionné. Qu'importe l'État ! Qu'importe la société ! Qu'importent les lois historiques ! Qu'importe la physiologie ! Ici quelque chose prend la parole qui est au-delà du devenir, quelque chose d'immuable dans l'histoire tout entière, quelque chose d'immortel ou de divin: une âme. - Une autre idée chrétienne, non moins folle, s'est incrustée bien plus profondément et transmise dans la chair de la modernité l'idée " l'égalité des âmes devant Dieu ". C'est là que se présente le prototype de toutes les théories de droits égaux: on a enseigné à l'humanité, à balbutier d'abord religieusement la phrase de l'humanité, plus tard on en a fait pour elle une morale: quoi d'étonnant si l'homme finit par prendre cette phrase au sérieux, par l'utiliser au point de vue pratique... je veux dire politique, démocratique, socialiste, pessimiste par indignation...

***

Partout où l'on cherchait des responsabilités, c'était l'instinct de vengeance qui était à l'oeuvre. Cet instinct de vengeance, durant des milliers d'années, s'est rendu maître de l'humanité au point qu'il détermine toute la métaphysique, toute la psychologie, toute la science historique, mais avant tout la morale. Partout où est allée la pensée humaine, elle a entraîné dans les choses le bacille de la vengeance. Elle a rendu malade, par son moyen, Dieu lui-même, elle a privé l'existence entière de son innocence: et cela en ramenant tout état de faits à une volonté, à des intentions et des actes de responsabilité. Toute la doctrine de la volonté, cette falsification néfaste dans la psychologie tout entière, a été principalement inventée en vue de la punition. C'était l'utilité sociale de la punition qui garantissait à cette idée sa dignité, sa puissance, sa vérité. Il faut chercher les promoteurs de cette psychologie - la psychologie de la volonté - dans les classes qui ont la pénalité entre les mains, avant tout dans la classe des prêtres qui se trouvaient à la tête des plus anciennes communautés: ceux-ci voulaient s'arroger le droit de se venger, - ils voulaient créer pour Dieu un droit à la vengeance. Dans ce but l'homme était imaginé " libre "; dans ce but toute action devait être imaginée comme voulue, l'origine de toute action se trouvant dans la conscience. Mais, par ces propositions, la vieille psychologie est réfutée.

Aujourd'hui que l'Europe semble être entrée dans le mouvement contraire, que nous autres Alcyoniens nous nous efforçons d'extirper de nouveau du monde l'idée de faute et de punition, aujourd'hui que nous nous donnons la plus grande peine de l'éteindre, et que nous mettons tout notre sérieux à purifier de cette impureté la psychologie, la morale, l'histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, Dieu lui-même - en qui devons-nous voir nos antagonistes naturels ? Précisément dans ces apôtres de la vengeance et du ressentiment, dans ceux qui sont par excellence ces pessimistes indignés, qui se font une mission de sanctifier leur malpropreté sous le nom d'" indignation "...

Nous autres qui souhaitons que le devenir regagne son innocence, nous voudrions être les missionnaires d'une idée plus pure: l'idée que personne n'a donné à l'homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents, ni ses ancêtres, ni lui-même, que la faute de son existence n'incombe à personne... Il n'existe pas d'être qui puisse être rendu responsable du fait que quelqu'un est né dans ces circonstances et dans ce milieu. - >C'est une grande consolation de savoir qu'il n'existe pas de pareil être... Nous ne sommes pas les résultats d'une intention éternelle, d'une volonté, d'un désir, par notre moyen on ne fait pas la tentative de réaliser un " idéal de perfection " ou bien un " idéal de bonheur ", ou bien un " idéal de vertu ", - nous sommes d'ailleurs tout aussi peu la méprise de Dieu, une méprise dont il eut peur lui-même (on sait que l'Ancien Testament commence par cette idée). Il n'existe nul endroit, nul but, nul sens sur quoi nous puissions décharger notre être, notre façon d'être de telle ou telle manière. Mais avant tout, personne ne serait capable de nous décharger: on ne peut pas juger, mesurer, comparer ou même nier l'ensemble ! Pourquoi pas ? - Pour cinq raisons, accessibles toutes les cinq aux intelligences, fussent-elles même les plus médiocres: par exemple parce qu'il n'existe rien en dehors du Tout... Et, encore une fois, c'est là une grande consolation, car c'est là que repose l'innocence de tout ce qui est.

213.

L'idée d'un " acte répréhensible " nous fait des difficultés. Rien de tout ce qui arrive en général ne peut être répréhensible en soi: car on ne saurait vouloir l'éloigner; toute chose est tellement liée au tout que, si l'on voulait exclure quelque chose, on exclurait en même temps le tout. Un acte répréhensible ce serait donc, généralisé, un monde réprouvé...

Et alors encore: dans un monde réprouvé la réprobation serait aussi répréhensible... Et la conséquence d'une façon de penser qui rejette tout serait une pratique qui affirme tout... Si le devenir est un grand anneau, toutes choses ont une égale valeur, elles sont également éternelles, également nécessaires. - Dans toutes les corrélations de oui et de non, de préférence et d'exclusion, d'amour et de haine, une seule perspective s'exprime, l'intérêt que présentent des types déterminés de la vie: en soi tout ce qui est prononce un oui.

214.

La faiblesse de la bête de troupeau engendre une morale semblable à celle qu'engendre la faiblesse du décadent: ils se comprennent, ils s'unissent ( - les grandes religions de décadence comptent toujours sur le secours du troupeau). Tous les traits maladifs sont absents chez la bête de troupeau, celle-ci a même une valeur inappréciable; mais son incapacité à se diriger nécessite pour elle un " berger ", - c'est ce que comprennent les prêtres... L'État n'est ni assez intime, ni assez secret: la " direction des consciences " lui échappe. En quoi la bête de troupeau est-elle rendue malade par le prêtre ?

215.

Il y a un effet de la décadence, profond et absolument inconscient, qui s'exerce même sur l'idéal de la science: notre sociologie tout entière démontre cette proposition. Il reste à lui reprocher qu'elle ne connaît par expérience que les produits de désagrégation de la société, ce qui lui fait prendre inévitablement comme norme du jugement sociologique ses propres instincts de désagrégation.

La vie décroissante, dans l'Europe actuelle, formule par eux son idéal social: celui-ci ressemble, à s'y méprendre, à l'idéal des vieilles races qui se survivent...

L'instinct de troupeau d'autre part - une puissance devenue maintenant souveraine - est quelque chose de foncièrement différent de l'instinct d'une société aristocratique: c'est de la valeur des unités que dépend la signification de la totalité... Notre sociologie tout entière ne connaît pas d'autre instinct que celui du troupeau, c'est-à-dire de tous les zéros totalisés, - où chaque zéro a des " droits égaux ", où c'est vertueux d'être zéro...

L'évaluation qui sert à juger aujourd'hui les différentes formes de la société s'identifie absolument à celle qui prête à la paix une valeur supérieure à la guerre: mais un pareil jugement est antibiologique, il est même un produit de la décadence dans la vie... La vie est une conséquence de la guerre, la société elle-même est un moyen pour la guerre... M. Herbert Spencer, en tant que biologiste, est un décadent, - il l'est aussi en tant que moraliste (il voit dans la victoire de l'altruisme quelque chose de désirable !!!).

4. La morale en tant que manifestation contre nature

216.

Il faut considérer quelles sont les pertes que subissent toutes les institutions humaines, dès que l'on fixe une sphère supérieure, divine et supra-terrestre, qui doit d'abord sanctionner ces institutions. En s'habituant à ne voir la valeur que dans cette sanction (par exemple pour le cas du mariage) on a mis à l'écart la dignité naturelle de l'institution, on a même complètement nié celle-ci dans certains cas. La nature est jugée défavorablement dans la mesure où l'on a mis en honneur la contre-nature d'un Dieu. " Nature " devint équivalent de " méprisable ", de " mauvais ".

La fatalité d'une croyance en la réalité des qualités morales supérieures sous le nom de Dieu: par là toutes les valeurs véritables étaient niées et considérées par principe comme des non-valeurs. C'est ainsi que l'anti-naturel monta sur le trône. Avec une logique implacable on aboutissait à exiger, d'une façon absolue, la négation de la nature.

217.

Castratisme moral

La Loi formule foncièrement réaliste de certaines conditions dans la conservation d'une communauté, la loi interdit certains actes, exécutés dans une direction définie, surtout lorsque ces actes se dirigent contre la communauté: elle ne défend pas le sentiment qui inspire cet acte, - car elle a besoin de ces mêmes actes, exécutés dans un sens différent, c'est-à-dire contre les ennemis de la communauté. C'est alors qu'intervient l'idéaliste de la morale et il dit: " Dieu regarde les coeurs: l'acte lui-même n'est rien; il faut extirper le sentiment d'inimitié d'où il découle... " On se rit de tout cela dans les conditions normales; ce n'est que dans ces cas exceptionnels, où une communauté vit absolument en dehors de la contrainte, où elle fait la guerre pour son existence, que l'on prête l'oreille à de pareilles choses. On abandonne un sentiment dont on ne peut plus concevoir l'utilité.

C'était par exemple le cas au moment de l'apparition de Bouddha, dans une société très paisible et affligée d'une extrême fatigue intellectuelle.

Ce fut également le cas dans la première communauté chrétienne (et aussi dans la communauté juive) qui avait, pour condition première, la société juive absolument non politique. Le christianisme ne pouvait croître que sur le terrain du judaïsme, c'est-à-dire dans un peuple qui avait déjà renoncé à sa vie politique et s'adonnait à une sorte d'existence parasitaire au milieu du régime romain. Le christianisme fait un pas de plus: on a le droit de " s'emmasculiner " davantage encore, - les circonstances le permettent. On expulse la nature de la morale lorsque l'on dit: " Aimez vos ennemis ", car dès lors la nature qui commande d'aimer son prochain et de haïr son ennemi a perdu son sens dans la loi (dans l'instinct); il faut alors que l'amour du prochain trouve des fondements nouveaux (comme une sorte d'amour de Dieu). Partout on introduit l'idée de Dieu et on extirpe l'idée d'utilité; partout on nie l'origine véritable de toute morale; on détruit de fond en comble la génération de la nature qui consiste précisément à reconnaître une morale naturelle.

D'où vient la séduction d'un pareil idéal mutilé ? Pourquoi n'en sommes-nous pas dégoûtés, comme nous le sommes, par exemple, à l'idée que nous nous faisons du castrat ?... La réponse saute aux yeux, car ce n'est pas non plus la voix du castrat qui nous dégoûte, malgré la cruelle mutilation qui en est la cause; au contraire, cette voix est devenue plus douce... Par le fait que l'on a extirpé à la vertu ses " parties viriles ", celle-ci a pris des intonations féminines qu'elle n'avait pas précédemment.

Si l'on songe, d'autre part, à l'épouvantable dureté, aux dangers et aux incertitudes qu'une existence de vertus viriles entraîne avec elle - l'existence d'un Corse, même d'un Corse d'aujourd'hui, ou bien celle d'un Arabe païen (qui est semblable dans toutes ses particularités à l'existence des Corses: certains chants arabes pourraient être composés par des Corses) - on comprendra comment c'est précisément l'espèce d'hommes la plus robuste qui se laisse fasciner et ébranler par ces intonations voluptueuses de " bonté ", de " pureté "... Une mélodie pastorale... une idylle... l'" homme bon ": de telles choses font le plus d'effet lorsque la tragédie court les rues.

***

Mais par là nous avons encore reconnu comment l'" idéaliste " ( - le castrat idéal) sort d'une réalité tout à fait déterminée et comment il est autre chose qu'un homme fantasque... Il a reconnu précisément que, pour sa façon de réalité, une telle prescription brutale, interdisant certains actes, n'avait pas de sens (parce que l'instinct qui le pousserait à un acte est affaibli par le long manque d'exercice, de contrainte à l'exercice). Le " castriste " formule une somme de nouvelles conditions de conservation pour des hommes d'une espèce déterminée: en cela il est réaliste. Les moyens qui lui servent à imposer sa législature sont les mêmes que ceux des anciennes législatures: l'appel à toute espèce d'autorité, à " Dieu ", l'utilisation de l'idée de " faute " et de " punition ", - ce qui veut dire qu'il accapare, à son profit, tout ce qui appartient à l'idéal ancien, mais il y joint une nouvelle interprétation: la faute, par exemple, devient une chose intérieure (sous forme de remords).

En pratique, cette espèce d'hommes disparaît dès que cessent les conditions exceptionnelles de son existence - une sorte de bonheur d'insulaire, de Tahitien, tel que le possédèrent les petits juifs dans les provinces romaines. Leur seul adversaire naturel était le terrain d'où ils sont sortis. C'est contre ce terrain qu'il leur fallut lutter, développer les instincts qui servent à l'offensive et à la défensive: leurs adversaires sont les partisans de l'ancien idéal ( - cette espèce d'inimitié est représentée d'une façon grandiose par saint Paul pour ce qui est de l'idéal judaïque, par Luther pour ce qui est de l'idéal clérical et ascétique). La forme la plus douce de cette opposition est certainement celle des premiers bouddhistes: peut-être n'y a-t-il rien à quoi fut consacré plus de travail qu'à décourager les sentiments d'inimitié et à les affaiblir. La lutte contre le ressentiment apparaît presque comme la première tâche du bouddhiste: c'est par là seulement que l'on garantit la paix de l'âme. Se séparer, mais sans rancune: cela laisse présumer, en effet, une humanité étonnamment adoucie et assagie, - des saints...

***

L'habileté du castratisme moral. - Comment le castratisme fait-il la guerre aux passions et aux évaluations morales ? On n'a pas entre les mains de moyen violent et physique, on peut seulement faire une guerre de ruse, d'" enchantement " de mensonge, en un mot de l'" esprit ".

Première formule: on accapare d'une façon générale la vertu en faveur de son idéal; on nie l'idéal plus ancien, jusqu'à en faire l'opposition à tout idéal. Il faut pour cela un véritable art dans la calomnie.

Deuxième formule: on prend un type particulier que l'on fixe comme étalon général; on projette ce type dans les choses, derrière les choses, derrière la destinée des choses - et on l'appelle Dieu.

Troisième formule: on décrète que les adversaires de son idéal sont les adversaires de Dieu; on invente à son propre usage le droit au grand pathos, le droit à la puissance, le droit de maudire et de bénir.

Quatrième formule: on fait dériver toute souffrance, toutes les choses inquiétantes, terribles et fatales d'une opposition contre son idéal: - toute souffrance suit, comme la punition après la faute, même chez les partisans (à moins que ce ne soit une épreuve, etc.).

Cinquième formule: on va jusqu'à considérer la nature comme opposition à son propre idéal: on prétend que c'est une preuve de patience, une sorte de martyre de supporter si longtemps la vie dans le naturel; on s'applique à avoir du dédain dans l'allure et les attitudes en face des " choses naturelles ".

Sixième formule: la victoire de la contre-nature, du castratisme idéal, la victoire du monde des purs, des bons, des innocents, est projetée dans l'avenir, comme la fin finale, le grand espoir, la " venue du règne de Dieu ".

- J'espère qu'il y a encore lieu de rire de cette élévation artificielle d'une petite espèce d'hommes, qui s'érige en mesure absolue des choses ?...

218.

L'origine de l'idéal. - Examen du sol où il croît.

a) Partir des conditions " esthétiques " où le monde apparaît plus plein, plus arrondi, plus parfait, - c'est l'idéal païen: là l'affirmation de soi prédomine, depuis le bouffon. (On abandonne quelque chose de soi -.) Le type supérieur: l'idéal classique - témoignage que tous les instincts principaux sont prospères. On est de nouveau en face du style supérieur: le grand style. Expression de la " volonté de puissance " elle-même. L'instinct que l'on craint le plus ose s'affirmer.

b) Partir de conditions particulières où le monde apparaît plus vide, plus pâle, plus ténu, où la " spiritualisation ", l'absence des sens prennent rang de perfection, où l'on évite le plus tout ce qui est brutal, tout ce qui est directement animal, trop près de nous ( - on calcule, on choisit - ): le " sage ", l'" ange "; sacerdotal = vierge = ignorant; c'est la caractéristique physiologique de pareils idéalistes - : l'idéal anémique. Dans certaines circonstances, cela peut être l'idéal des natures qui représentent le premier idéal, l'idéal païen (c'est ainsi que Goethe voit en Spinoza son " saint ").

c) Partir de conditions où nous envisageons le monde comme trop absurde, trop mauvais, trop pauvre, trop décevant, pour y deviner encore ou même y souhaiter l'idéal ( - on nie, on détruit - ): c'est la projection de l'idéal dans ce qui est contre nature, contraire aux faits et à la logique; la condition de celui qui juge ainsi ( - l'" appauvrissement " du monde, conséquence des souffrances: on prend, on ne donne plus - s'appellera l'idéal contre nature. (L'idéal chrétien est une formation intermédiaire entre le deuxième et le troisième, prédominant tantôt sous telle forme, tantôt sous telle autre.)

Les trois idéals. a) Soit un renforcement de la vie ( - païen); b) Soit une atténuation de la vie ( - anémique); c) Soit encore une négation de la vie ( - contre naturel). On a le sentiment de la " divinisation ": dans la plus grande plénitude, - dans le choix le plus délicat, dans la destruction et l'anéantissement de la vie...

219.

a) Le type conséquent. Ici l'on comprend que l'on n'a pas non plus le droit de haïr le mal, que l'on n'a pas le droit de lui résister; que l'on n'a pas non plus le droit de se faire la guerre à soi-même; qu'il ne suffit pas d'accepter la souffrance qu'entraîne une pareille pratique; que l'on vit totalement dans les sentiments positifs; que l'on prend le parti des adversaires en parole et en action; que, par une superfétation d'états paisibles, bienveillants, conciliants, secourables et charitables, on appauvrit le sol réservé aux autres états... que l'on a besoin d'une pratique continuelle. Qu'atteint-on par là ? - Le type bouddhiste, ou la vache parfaite.

***

Ce point de vue n'est possible que lorsqu'il ne règne aucun fanatisme moral, c'est-à-dire lorsque l'on ne hait pas le mal à cause de lui-même, mais seulement parce qu'il ouvre des voies qui nous occasionnent des dommages (l'inquiétude, le travail, les soucis, les complications, la dépendance).

Ceci est le point de vue bouddhiste; on n'a pas de haine à l'égard du péché, l'idée de " péché " fait complètement défaut.

***

b) Le type inconséquent. On fait la guerre contre le mal, - on croit que la guerre, à cause du bien, n'entraîne pas les conséquences morales qui sont généralement celles de la guerre et n'influe pas sur le caractère de la même façon (c'est à cause de ces conséquences que l'on déteste la guerre et qu'on la considère comme un mal). De fait, une pareille guerre contre le mal corrompt bien plus qu'une inimitié quelconque de personne à personne; généralement c'est " la personne " qui prend de nouveau, du moins en imagination, la place de l'adversaire (le diable, les mauvais esprits, etc.). Cette attitude hostile d'observation et d'espionnage, en face de tout ce qui est mauvais en nous et pourrait posséder une origine mauvaise, finit par l'état d'esprit le plus tourmenté et le plus inquiet: en sorte que le " miracle ", l'extase, la solution dans l'au-delà deviennent maintenant désirables... Le type chrétien, ou le parfait cagot.

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e) Le type stoïque. La fermeté, la domination de soi, le caractère inébranlable, la paix, conséquence d'une longue volonté implacable - le calme profond, l'état de défense, la forteresse, la méfiance guerrière - la fermeté des principes; l'unité de la volonté et de la science; le respect de soi-même. Type de l'ermite. La parfaite bête à cornes.

220.

Il ne faut pas confondre deux types de la morale: une morale, par quoi l'instinct demeuré bien portant se défend contre la décadence qui se prépare, - et une autre morale, par quoi cette décadence se formule précisément, se justifie et aide à la descente... La première est généralement stoïque, dure, tyrannique - le stoïcisme lui-même fut une pareille morale d'enrayure - ; l'autre est exaltée, sentimentale, elle a pour elle les femmes et les beaux sentiments.

221.

La conception de la hiérarchie des passions tout entière: comme si être dirigé par la raison était chose juste et normale, - tandis que les passions sont immorales, dangereuses, mi-bestiales et comme si, conformément à leur but, celles-ci n'étaient pas autre chose que des envies de plaisir.

La passion est ravalée : 1) lorsqu'elle elle se manifeste d'une façon insolite, sans être nécessaire, sans être, elle, le mobile; 2) lorsqu'elle envisage quelque chose qui n'a pas de valeur supérieure, un plaisir...

La méconnaissance de la passion et de la raison, comme si cette dernière était un être à part et non pas seulement un état de rapport entre différentes passions et différents désirs; comme si toute passion ne renfermait pas en elle sa quantité de raison...

222.

La morale religieuse. - L'émotion, le grand désir, les passions de la puissance, de l'amour, de la vengeance, de la possession - : les moralistes veulent les éteindre, les arracher, en " purifier " l'âme.

La logique dit que ces désirs occasionnent souvent de grands ravages, - par conséquent ils sont mauvais, condamnables. L'homme doit s'en débarrasser: avant de l'avoir fait il ne sera pas un homme bon.

C'est la même logique qui dit: " Si un membre te scandalise, arrache-le. " Dans le cas particulier dont ce " naïf campagnard ", le fondateur du christianisme, recommanda la pratique à ses disciples, dans le cas d'irritabilité sexuelle, il ne s'ensuit pas seulement que le membre vient à manquer mais encore que le caractère de l'homme se transforme, il est châtré... Il en est de même de la folie du moraliste, qui, au lieu de demander que les passions soient maîtrisées, en demande l'extirpation. Sa conclusion est toujours: ce n'est que l'homme châtré qui peut devenir l'homme bon.

Les grandes sources de force, ces torrents de l'âme, souvent dangereux et jaillissant avec impétuosité, au lieu d'utiliser leur puissance pour l'asservir et l'économiser, l'esprit moral, cet esprit étroit et néfaste, veut les faire tarir.

223.

L'" homme bon ", ou l'hémiplégie de la vertu.

- Pour toute espèce d'homme demeurée vigoureuse et près de la nature, l'amour et la haine, la reconnaissance et la vengeance, la bonté et la colère, l'action affirmative et l'action négative sont inséparables. On est bon, à condition que l'on sache aussi être méchant; on est méchant parce que, autrement, on ne saurait être bon. D'où vient donc cet état maladif, cette idéologie contre nature, qui refuse une double tendance, - qui enseigne comme vertu suprême de ne posséder qu'une demi-valeur ? D'où vient cette hémiplégie de la vertu, invention de l'homme bon ?... On exige de l'homme qu'il s'ampute de ces instincts qui lui permettent de faire de l'opposition, de nuire, de se mettre en colère, d'exiger la vengeance... A cette dénaturation correspond alors cette conception dualistique d'un être purement bon et d'un être purement mauvais (Dieu, l'esprit, l'homme), résumant, dans le premier cas, toutes les forces, intentions et conditions positives, dans le dernier toutes les négatives. - Par là une pareille évaluation se croit " idéaliste "; elle ne doute pas que c'est dans sa conception du " bien " qu'elle a fixé le but des désirs suprêmes. Lorsqu'elle a atteint son sommet, elle envisage une condition où tout le mal serait annulé et où il ne resterait véritablement que les êtres bons. Elle n'admet donc même pas comme certain que, dans cette opposition, le bien et le mal sont conditionnés l'un par l'autre; elle veut, au contraire, que le mal disparaisse et que le bien demeure: l'un a le droit d'exister, l'autre ne devrait pas exister du tout... Quel est, en somme, l'être qui désire là ? -

On s'est donné, de tous temps, et surtout aux époques chrétiennes, la peine de réduire l'homme à cette demi-activité qui est le "bien": aujourd'hui encore il ne manque pas d'êtres déformés et affaiblis par l'Eglise, pour qui cette intention est identique à l'" humanisation " en général, ou à la " volonté de Dieu ", ou encore au " salut de l'âme ". On exige ici, avant tout, que l'homme ne fasse pas le mal, que, dans aucune circonstance, il ne nuise ou n'ait l'intention de nuire... Pour y réussir, on recommande d'extirper toutes les possibilités d'inimitié, de supprimer les instincts du ressentiment, on recommande la " paix de l'âme ", mal chronique.

Cette tendance, développée par un type d'homme particulier, part d'une supposition absurde: elle considère le bien et le mal comme des réalités, en contradiction l'une avec l'autre (et non point comme des valeurs complémentaires, ce qui répondrait à la réalité), elle conseille de prendre le parti du bien, elle exige que l'homme bon renonce et résiste au mal jusqu'en ses plus profondes racines, - par là elle nie véritablement la vie qui recèle dans tous ses instincts l'affirmation aussi bien que la négation. Et, loin de comprendre cela, elle rêve de retourner à l'unité, à la totalité, à la force de la vie: elle s'imagine que c'est un état de salut, quand enfin l'anarchie intérieure, les troubles qui résultent de ces impulsions contraires ont pris fin. - Peut-être n'y eut-il pas jusqu'à présent idéologie plus dangereuse, plus grand scandale in psychologicis que cette volonté du bien: on fit grandir le type le plus répugnant, l'homme qui n'est pas libre, le tartufe; on enseigna qu'il faut être tartufe pour se trouver sur le vrai chemin qui mène à Dieu, que la vie du tartufe est la seule vie qui plaît à Dieu...

Et, là encore, c'est la vie qui garde raison, - la vie qui ne s'entend pas à séparer l'affirmation de la négation: - que sert-il de mettre toute sa force à déclarer que la guerre est mauvaise, à ne pas vouloir nuire, à ne pas vouloir dire non ! On fait quand même la guerre ! on ne peut pas faire autrement ! L'homme bon qui a renoncé au mal, affligé, comme cela lui paraît désirable, de cette hémiplégie du mal, ne cesse nullement de faire la guerre,d'avoir des ennemis, de dire non, d'agir négativement. Le chrétien, par exemple, déteste le " mensonge " ! - et que n'appelle-t-il pas mensonge ! C'est précisément par cette croyance à une opposition morale entre le bien et le mal que le monde s'est rempli pour lui de choses haïssables qu'il faut combattre éternellement. " L'homme bon " se voit comme entouré du mal, sans cesse assailli par le mal, il aiguise sa vue et finit par découvrir des traces du mal dans tout ce qu'il fait: et c'est ainsi qu'il finit, comme cela est logique, par tenir la nature pour mauvaise, l'homme pour corrompu, la bonté pour un état de grâce (c'est-à-dire pour humainement impossible). En résumé: il nie la vie, il conçoit comment le bien, en tant que valeur supérieure, condamne la vie... De la sorte son idéologie du bien et du mal devrait être réfutée pour lui. Mais on ne réfute pas une maladie... Et c'est ainsi qu'il conçoit une autre vie !...

224.

Critique de l'homme bon. - L'honnêteté, la dignité, le sentiment du devoir, la justice, l'humanité, la loyauté, la droiture, la bonne conscience, - par ces mots bien sonnants affirme-t-on et approuve-t-on vraiment des qualités à cause d'elles-mêmes ? Ou bien des qualités et des conditions, indifférentes par leur valeur, sont-elles seulement considérées à un point de vue qui leur donne de la valeur ? La valeur de ces qualités résidait-elle en elles-mêmes, ou dans l'utilité et l'avantage qui en résulte (qui semble en résulter ou que l'on en attend) ?

Il va de soi que je n'entends pas ici une opposition entre l'ego et l'alter dans le jugement: il s'agit de savoir si ce sont les conséquences de ces qualités qui doivent avoir de la valeur, soit pour leur représentant, soit pour l'entourage de celui-ci, la société, l'" humanité ", ou si elles ont cette valeur par elles-mêmes... Autrement dit: est-ce l'utilité qui ordonne de condamner, de réprimer, de nier les qualités opposées ( - la duplicité, la fausseté, la mauvaise foi, le manque de parole, l'inhumanité - ) ? Condamne-t-on l'essence même de ces qualités ou bien seulement les conséquences de celles-ci ? - Autrement dit: serait-il désirable qu'il n'existât pas d'hommes possédant de pareilles qualités ? - C'est en tout les cas ce que l'on croit... Mais c'est là précisément que se trouve l'erreur, la courte vue, l'esprit borné de l'égoïsme étroit.

Ou encore: serait-il désirable de créer des conditions où tout avantage se trouverait du côté des hommes justes, - en sorte que les natures et les instincts opposés seraient découragés et périraient lentement ?

C'est là en somme une question de goût et d'esthétique: serait-il désirable que l'espèce d'homme la plus "honorable", c'est-à-dire la plus ennuyeuse subsistât seule ? les gens carrés, les gens vertueux, les braves gens, les gens droits, les bêtes à cornes ?

Si l'on supprime, en imagination, l'énorme surabondance des " autres ", l'homme juste lui-même finira par ne plus avoir droit à l'existence, par ne plus être nécessaire -, et par là on comprend que c'est seulement la grossière utilité qui a pu mettre en honneur une vertu si insupportable.

C'est peut-être le contraire qui serait à désirer: créer des conditions, où l'" homme juste " serait abaissé à l'humble condition d'" instrument utile " - bête de troupeau idéale, au meilleur cas berger de ce troupeau: bref, une condition où il ne serait plus placé dans une sphère supérieure qui exige d'autres qualités. -

225.

Il y a des peuples et des hommes absolument naïfs qui s'imaginent qu'un beau temps continuel est quelque chose de désirable: ils croient aujourd'hui encore in rebus moralibus que l'" homme bon ", et seulement l'" homme bon " est quelque chose de désirable - et que la marche de l'évolution humaine doit aboutir à ceci que lui seul demeure (et que c'est dans ce sens seulement qu'il faut diriger toutes les intentions - ). C'est là une pensée antiéconomique au plus haut degré, c'est le comble de la naïveté, l'expression de l'effet agréable que laisse l'"homme bon " (- il n'éveille pas de crainte, il permet le relâchement, il donne ce que l'on peut prendre).

226.

Un homme vertueux appartient déjà à une espèce inférieure, parce qu'il n'est pas une " personne ", mais que sa valeur lui vient du fait qu'il est conforme à un schéma humain fixé une fois pour toutes. Il n'a pas sa valeur par lui-même: il peut être comparé, il a des semblables, il ne doit pas être unique...

Vérifiez les qualités de l'homme bon. Pourquoi nous font-elles du bien ? Parce qu'elles ne nous forcent pas à la guerre, parce qu'elles ne nécessitent pas la méfiance, les précautions, le recueillement et la sévérité: notre paresse, notre bonté d'âme, notre insouciance prennent du bon temps. C'est ce sentiment de bien-être que nous projetons en dehors de nous pour le prêter à l'homme bon, pour lui en faire une qualité, une valeur.

227.

Origine des valeurs morales. - L'égoïsme vaut ce que vaut physiologiquement celui qui le possède.

Chaque individu représente toute la ligne de l'évolution non seulement tel que l'entend la morale, comme quelque chose qui commence avec la naissance): s'il représente l'évolution ascendante de la ligne homme, sa valeur est en effet extraordinaire; et le souci qu'inspire la conservation et la protection de sa croissance peut être extrême. Le souci de la promesse d'avenir qui est en lui donne à l'individu bien venu un si extraordinaire droit à l'égoïsme.) S'il représente, dans l'évolution, la ligne descendante, la décomposition, le malaise chronique, il faut lui attribuer peu de valeur: et la plus simple équité exige qu'il enlève aux hommes bien venus aussi peu de place, de force et de soleil que possible. Dans ce cas, la société a pour devoir d'assigner à l'égoïsme ses limites les plus étroites ( - l'égoïsme peut parfois se manifester d'une façon absurde, maladive, séditieuse - ): qu'il s'agisse d'individus ou de couches populaires tout entières qui s'étiolent et dépérissent. Une doctrine et une religion de l'" amour ", entrave de l'affirmation de soi, une religion de la patience, de la résignation, de l'aide mutuelle, en action et en paroles, peuvent être d'une valeur supérieure dans de pareilles couches, même aux yeux des dominants: car elles répriment les sentiments de la rivalité, du ressentiment, de l'envie qui sont propres aux êtres mal partagés - elles divinisent pour eux, sous le nom d'idéal, d'humilité et d'obéissance, l'état d'" esclavage ", d'infériorité, de pauvreté, de maladie, d'oppression. Cela explique pourquoi les classes (ou les races) dominantes, ainsi que les individus, ont maintenu sans cesse le culte de l'" altruisme ", l'évangile des humbles, le " Dieu sur la croix ".

La prépondérance des évaluations altruistes est la conséquence d'un instinct en faveur de ce qui est mal venu. L'évaluation la plus profonde juge ici: " je ne vaux pas grand-chose "; - c'est là un jugement purement physiologique, c'est, plus exactement, le sentiment d'impuissance, le défaut d'un grand sentiment affirmatif de puissance (dans les muscles, les nerfs, les centres du mouvement). L'évaluation se traduit, selon la culture spécifique de ces couches, en jugement moral ou religieux (la prépondérance des jugements religieux ou moraux est toujours un signe de culture inférieure): elle cherche à trouver des fondements, dans les sphères par où l'idée de " valeur " est arrivée à sa connaissance. L'interprétation par laquelle le pécheur chrétien croit se comprendre lui-même est une tentative pour trouver justifié le manque de puissance et de confiance en soi: il aime mieux se sentir coupable que de se trouver vainement mauvais. C'est déjà un symptôme de décomposition que d'avoir besoin d'interprétation de ce genre. Dans d'autres cas, le déshérité ne cherche pas la raison de son infortune dans sa " faute " comme fait le chrétien, mais dans la société: tel le socialiste, l'anarchiste, le nihiliste, - en considérant leur existence comme quelque chose dont quelqu'un doit être la cause, ceux-ci se rapprochent du chrétien qui croit aussi pouvoir mieux supporter son malaise et sa mauvaise conformation lorsqu'il a trouvé quelqu'un qu'il peut en rendre responsable. L'instinct de la vengeance et du ressentiment apparaît ici, dans les deux cas, comme un moyen de supporter l'existence, comme une sorte d'instinct de conservation: de même que la préférence accordée à la théorie et à la pratique altruistes. La haine de l'égoïsme, que ce soit de celui qui vous est propre (chez le chrétien) ou de celui des autres (chez le socialiste) apparaît ainsi comme une évaluation où prédomine la vengeance; et, d'autre part, comme une ruse de l'esprit de conservation chez ceux qui souffrent par l'augmentation de leurs sentiments de mutualité et de réciprocité... En fin de compte, comme je l'ai déjà indiqué, cette décharge du ressentiment qui consiste à juger, à rejeter et à punir l'égoïsme (celui qui vous est propre ou l'étranger) est encore l'instinct de conservation chez les déshérités. En somme, le culte de l'altruisme est une forme spécifique de l'égoïsme qui se présente régulièrement dans des conditions physiologiques particulières.

- Lorsque le socialiste exige, avec une belle indignation, la " justice ", le " droit ", les " droits égaux ", il se trouve seulement sous l'empire de sa culture insuffisante qui ne sait pas comprendre le pourquoi de sa souffrance: d'autre part c'est un plaisir pour lui; - s'il se trouvait en de meilleures conditions il se garderait bien de crier ainsi: il trouverait alors son plaisir ailleurs. Il en est de même du chrétien: celui-ci condamne, calomnie et maudit le " monde ", - il ne s'excepte pas lui-même. Mais ce n'est pas là une raison pour prendre au sérieux ses criailleries. Dans les deux cas, nous sommes encore parmi des malades à qui cela fait du bien de crier, à qui la calomnie procure un soulagement.

228.

Ce n'est pas la nature qui est immorale lorsqu'elle est sans pitié pour les dégénérés: la croissance du mal psychique et moral dans l'espèce humaine est, au contraire, la conséquence d'une morale maladive et anti-naturelle. La sensibilité du plus grand nombre des hommes est maladive et antinaturelle.

A quoi cela tient-il si l'humanité est corrompue sous le rapport moral et physiologique ? - Le corps périt lorsqu'un organe est altéré. On ne peut pas ramener le droit de l'altruisme à la physiologie, tout aussi peu que le droit à être secouru, l'égalité du sort: tout cela sont des primes pour les dégénérés et les mal venus.

Il n'y a pas de solidarité dans une société où il y a des éléments stériles, improductifs et destructeurs, lesquels auront d'ailleurs des descendants encore plus dégénérés qu'eux-mêmes.

229.

Un commandement de l'amour des hommes. - Il y a des cas où la procréation serait un crime: en cas de maladie chronique et chez les neurasthéniques du troisième degré. Que faut-il faire dans ce cas ?

- On pourrait toujours tenter d'encourager ces êtres à la chasteté, par exemple à l'aide de la musique de Parsifal: Parsifal lui-même, cet idiot typique, n'avait que trop de raisons pour ne pas se reproduire. L'inconvénient, c'est qu'une certaine incapacité de se " dominer " ( - de ne pas réagir contre certaines excitations, contre les plus petites excitations sexuelles) fait précisément partie des conséquences de l'épuisement général. On se méprendrait si l'on imaginait par exemple un Léopardi chaste. Le prêtre, le moraliste jouent là un jeu perdu d'avance; il vaudrait mieux encore envoyer chez le pharmacien. En dernière instance, il reste à la société à remplir un devoir: il existe peu d'exigences aussi pressantes, aussi absolues que l'on puisse lui adresser. La société, grand mandataire de la vie, porte devant la vie, la responsabilité de toute vie manquée, - elle pâtit aussi de celle-ci, donc elle doit l'empêcher. Dans les cas nombreux, la société doit empêcher la procréation: elle peut se réserver pour cela, sans égard à l'origine, le rang et l'esprit, les mesures coercitives les plus dures, la privation de la liberté, dans certaines circonstances même la castration. - La défense de la Bible " Tu ne tueras point ! " est une naïveté à côté du sérieux de la défense vitale adressée aux décadents: " Vous n'engendrez point ! "... La vie elle-même ne reconnaît pas de solidarité, pas de " droits égaux " entre les parties saines et les parties dégénérées de son organisme: il faut éliminer ces dernières - autrement l'ensemble périt. - La compassion avec les décadents, les droits égaux, même pour les malvenus - ce serait la plus profonde immoralité, ce serait la contre-nature elle-même érigée en morale !

230.

Ce que j'essaye de rendre sensible de toutes mes forces: a) qu'il n'y a pas de confusion plus néfaste que celle que l'on fait entre la discipline et l'affaiblissement: ce qui a été fait jusqu'à présent... La discipline, telle que je l'entends, est un moyen pour accumuler les forces prodigieuses de l'humanité, pour que les générations puissent édifier leur oeuvre sur le travail de leurs ancêtres - non seulement extérieurement, mais intérieurement, s'édifiant organiquement sur les racines du passé afin d'augmenter leur ampleur...

b) que cela constitue un danger extraordinaire de croire que l'humanité pourrait se développer dans son ensemble et devenir plus forte si les individus devenaient faibles, égaux, répondant à une moyenne... L'humanité est une chose abstraite: le but de la discipline, même dans le cas le plus particulier, ne peut être que l'homme le plus fort ( - celui qui n'est pas dompté est faible, dissipé, inconstant - ).

231.

Voici ma conclusion: l'homme véritable représente une valeur bien supérieure à celle de l'homme que pourrait " souhaiter " n'importe quel idéal, et que l'on a présenté jusqu'ici; tout ce que l'on a désiré par rapport à l'homme ne fut que digression absurde et dangereuse, par quoi une espèce d'hommes particulière voudrait ériger en loi, au-dessus de l'humanité, ses propres conditions de conservation et de croissance: tout désir de cet ordre a abaissé jusqu'à présent la valeur de l'homme, sa force et sa certitude de l'avenir: la pauvreté de l'homme et son intellectualité médiocre se dévoilent aujourd'hui le mieux encore lorsqu'il poursuit l'objet de ses désirs; la faculté qui permet à l'homme de fixer des valeurs a été jusqu'à présent trop mal développée pour faire la part de la valeur effective de l'homme et non pas seulement de la valeur " qu'il désire ": l'idéal fut jusqu'à présent la véritable force calomniatrice du monde et de l'homme, une force qui répandit sur la réalité son souffle empoisonné, la grande séduction vers le néant...

La philosophie comme expression de la décadence

232.

Critique de la philosophie grecque. - L'apparition des philosophes grecs depuis Socrate est un symptôme de décadence; les instincts anti-helléniques prennent le dessus...

Le " sophiste " est encore entièrement hellénique - de même Anaxagore, Démocrite, les grands Ioniens -, ceux-ci comme forme de transition. La polis perd la foi en sa culture, considérée comme la seule vraie, à son droit de domination sur les autres polis... On échange les cultures, c'est-à-dire " les dieux ", - on y perd la foi en la seule prérogative du deus autochthonus - Le bien et le mal, d'origines différentes, se mêlent: la frontière qui sépare le bien et le mal s'efface... Alors vient le " sophiste "...

Le " philosophe ", par contre, est réactionnaire: il veut la vertu ancienne. Il voit les raisons de la décadence dans la décadence des institutions, il veut d'anciennes institutions; - il voit la décadence dans la décadence de l'autorité: il cherche des autorités nouvelles (voyage à l'étranger, dans les littératures étrangères, dans les religions exotiques...); - il veut la polis idéale, après que l'idée de polis a fait son temps (à peu près de la même façon que les juifs se maintinrent comme peuple lorsqu'ils furent tombés dans la servitude). Ils s'intéressent à tous les tyrans: ils veulent rétablir la vertu par force majeure.

Peu à peu tout ce qui est véritablement hellénique est rendu responsable de la décadence (et Platon est tout aussi ingrat prophètes envers David et Sa¸l). La décadence en Grèce est considérée comme une objection entre les bases de la culture hellénique: erreur fondamentale des philosophes -. Conclusion: envers Périclès, Homère, la tragédie et la rhétorique que le monde grec disparaît. Cause: Homère, le Mythe, la moralité antique, etc.

Le développement anti-hellénique de l'évaluation philosophique: - l'influence égyptienne (" la vie après la mort " considérée comme jugement); - l'influence sémitique (la " dignité du sage "); l'influence pythagoricienne, les cultes souterrains, le silence, la terreur de l'au-delà employée comme un moyen, les mathématiques: évaluation religieuse, une sorte de rapport avec le tout cosmique; - l'influence ecclésiastique, ascétique, transcendantale; - l'influence dialectique, - j'imagine qu'il y a déjà chez Platon une horrible et pédantesque minutie dans les idées ! Décadence du bon goût intellectuel: on ne se rend déjà plus compte de ce qu'il y a de laid et de criard dans toute dialectique directe.

Les deux mouvements de décadence vont côte à côte jusqu'à leurs extrêmes: a) la décadence opulente, aimable et malicieuse, aimant le luxe et l'art, et b) l'assombrissement sous forme de pathos religieux et moral, l'endurance stoïcienne, la négation des sens à la façon de Platon, la préparation du sol pour le christianisme.

233.

Jusqu'où va la corruption des psychologues par l'idiosyncrasie morale: - Personne parmi les anciens philosophes n'a eu le courage d'affirmer la théorie de la volonté qui n'est pas libre (c'est-à-dire d'affirmer une théorie qui nie la morale); - personne n'a eu le courage de définir comme un sentiment de puissance ce qu'il y a de typique dans la joie, dans cette espèce de joie (" bonheur "): car la joie qui procure la puissance était considérée comme immorale; personne n'a eu le courage de considérer la vertu comme une conséquence de l'immoralité d'une volonté de puissance, au service de l'espèce, ou de la race, ou de la polis) - (car la volonté de puissance était considérée comme une immoralité).

Dans toute l'évolution de la morale il n'y a pas une seule vérité: tous les éléments d'idées avec lesquels on travaille sont des fictions: tous les faits psychologiques sur lesquels on se base sont des faux; toutes les formes de la logique que l'on introduit dans ce royaume du mensonge sont des sophismes. Ce qui distingue les philosophes de la morale eux-mêmes, c'est la complète absence de toute propreté, de toute discipline de l'intelligence: ils tiennent les " beaux sentiments " pour des arguments: leur poitrine soulevée leur paraît être animée par le souffle de la divinité... La philosophie morale est la période scabreuse dans l'histoire de l'esprit.

Le premier grand exemple: sous le nom de morale, sous le patronage de la morale, on s'est livré au délit le plus grave qu'on puisse commettre, faisant en réalité oeuvre de décadence à tous égards. On ne peut pas assez insister dans l'affirmation que ce sont les grands philosophes grecs qui représentent la décadence de toute véritable capacité grecque et que leurs tendances sont contagieuses... Cette " vertu " rendue complètement abstraite fut la plus grande séductrice, poussant les hommes à se rendre eux-mêmes abstraits: c'est-à-dire à se séparer [du monde].

Le moment est très remarquable: les sophistes touchent à la première critique de la morale, à la première connaissance de la morale: - ils placent, les unes à côté des autres, la plupart des évaluations morales; - ils donnent à entendre que toute morale se justifie au point de vue de la dialectique: c'est-à-dire qu'ils révèlent comment toute fondation d'une morale doit nécessairement être sophistique, - proposition qui a été démontrée après coup, dans le plus grand style, par les philosophes antiques depuis Platon (jusqu'à Kant); - ils établissent la première vérité qu'une " morale en soi ", un " bien en soi " n'existent pas, que c'est folie de parler de vérité sur ce domaine. - Où donc était, à cette époque la probité intellectuelle ?

La culture grecque des sophistes avait pris naissance dans tous les instincts grecs; elle fait partie de la culture de l'époque de Périclès aussi nécessairement que Platon n'en fait pas partie: elle a ses précurseurs en Héraclite, en Démocrite, dans les types scientifiques de l'ancienne philosophie: elle trouve par exemple son expansion dans la culture supérieure d'un Thucydide. Et elle a fini par avoir raison: tout progrès de la connaissance psychologique ou morale a restitué les sophistes... Notre esprit d'aujourd'hui est au plus haut point celui d'Héraclite, de Démocrite et de Protagoras... Il suffit même de dire qu'elle est protagorique parce que Protagoras résuma en lui les deux hommes, Héraclite et Démocrite.

(Platon, un grand Cagliostro, - que l'on songe à la façon dont le jugea Epicure; à la façon dont le jugea Timon, l'ami de Pyrrhon. - La loyauté de Platon est-elle peut-être hors de doute ?... Mais nous savons du moins ce qu'il voulut que l'on enseignât comme vérité absolue, des choses qui ne lui apparaissaient même pas comme vérités conditionnées: je veux dire l'existence personnelle et l'immortalité personnelle de l'" âme ".

234.

Les sophistes ne sont pas autre chose que des réalistes: ils formulent les valeurs et les pratiques familières à tout le monde pour les élever au rang de valeurs, - ils ont le courage, particulier à tous les esprits vigoureux, de connaître leur immoralité...

Croit-on peut-être que ces petites villes libres grecques, qui volontiers se seraient dévorées de jalousie, ont été guidées par des principes d'humanité et de justice ? Fait-on peut-être à Thucydide un reproche du discours qu'il mit dans la bouche des ambassadeurs athéniens lorsqu'ils traitèrent avec les Méliens au sujet de la destruction ou de la soumission ?

Parler de vertu au milieu de cette tension épouvantable ce n'était possible qu'à des tartufes accomplis - ou bien à des isolés, vivant à l'écart, des ermites, des fuyards et des émigrants en dehors des bornes de la réalité... tous gens qui usèrent de la négation pour pouvoir vivre eux-mêmes. -

Les sophistes étaient des Grecs lorsque Socrate et Platon prirent le parti de la vertu et de la justice, ils étaient des juifs ou je ne sais trop quoi. - La tactique de Goethe pour défendre les sophistes est fausse: il veut les élever au rang des gens de bien et des moralisateurs, - mais c'était précisément leur honneur de ne pas faire de blagues avec les grands mots de la vertu...

235.

La raison profonde qui présidait à une éducation dans le sens de la morale fut toujours la volonté de réaliser la certitude d'un instinct: en sorte que ni les bonnes intentions ni les bons moyens n'eurent besoin de pénétrer d'abord, comme tels, dans la conscience. De même que le soldat fait l'exercice, l'homme devrait apprendre à agir. De fait, une pareille inconscience fait partie de toute perfection: le mathématicien lui-même agite inconsciemment ses combinaisons...

Que signifie donc la réaction de Socrate qui recommanda la dialectique comme chemin de la vertu et qui s'amusait à voir que la morale ne pouvait se justifier d'une façon logique... Mais c'est précisément ce qui fait sa bonne qualité, - sans elle, elle ne vaut rien !...

Cela signifie exactement la dissolution des instincts grecs que de mettre en avant la démonstrabilité, comme condition de la valeur personnelle dans la vertu. Ils sont eux-mêmes des types de décomposition, tous ces grands " vertueux ", tous ces grands faiseurs de mots.

En pratique, cela signifie que les jugements moraux ont perdu le caractère conditionné d'où ils sont sortis et qui leur donnait seul un sens; on les a déracinés de leur sol gréco-politique pour les dénaturer, sous l'apparence de la sublimation. Les grandes conceptions " bon ", " juste " sont séparées des conditions premières dont elles font partie, sous forme d'" idées " devenues libres, elles sont des objets de dialectique. Derrière elles on cherche une vérité, on les considère comme des entités ou comme le signe d'entités: on invente un monde où elles sont chez elles, un monde d'où elles viennent.

En résumé: le scandale a déjà atteint son comble chez Platon... Il était nécessaire dès lors d'inventer aussi l'homme abstrait et complet: - l'homme bon, juste, sage, le dialecticien en un mot, l'épouvantail de la philosophie antique; une plante séparée du sol: une humanité sans aucun instinct déterminé et régulateur; une vertu qui se "démontre" par des raisons. C'est là, par excellence, " l'individu " parfaitement absurde ! Le plus haut degré de la contre-nature...

Bref, la dénaturation des valeurs morales avait pour conséquence de créer le type dénaturé de l'homme, - l'homme " bon ", l'homme " heureux ", le " sage ". - Socrate est un moment de perversité profonde dans l'histoire des valeurs.

236.

Le problème de Socrate. - Les deux antithèses: le sentiment tragique, le sentiment socratique, - mesurés selon les lois de la vie.

En quel sens le sentiment socratique est un phénomène de décadence: en quel sens il y a cependant encore une santé vigoureuse, une grande force dans l'attitude, dans les capacités et l'endurance de l'homme scientifique ( - la santé du plébéien, dont la méchanceté, l'esprit frondeur, la sagacité, ce qui reste au fond de canaille est maintenu dans ses limites, par la sagesse; " laid ").

Enlaidissement: la raillerie à l'égard de soi-même, la sécheresse dialectique, l'intelligence comme tyran contre le " tyran " (l'instinct). Chez Socrate tout est exagéré, excentrique, caricature, un bouffon avec les instincts de Voltaire. Il découvre une nouvelle espèce de combat; il est le premier maître d'armes dans la société distinguée d'Athènes; il ne représente que l'intelligence supérieure: il l'appelle " vertu " ( - il devina que c'était pour lui le salut: il n'était pas libre d'être intelligent, c'était de rigueur pour lui); être maître de soi, pour entrer en lutte muni d'arguments, et non point avec passion ( - la ruse de Spinoza, - lente introduction de l'erreur des passions); - découvrir comment on parvient à séduire chacun de ceux que l'on passionne, découvrir que la passion procède d'une façon illogique; habitude dans la raillerie à l'égard de soi-même, pour nuire, dans sa racine, au sentiment de rancune.

Je cherche à comprendre de quel état partiel et idiosyncratique on peut déduire le problème socratique, son identification de la raison, de la vertu et du bonheur. Il a exercé un véritable charme avec cette théorie absurde: la philosophie antique ne parvient plus à s'en débarrasser.

Manque absolu d'intérêt objectif; haine de la science; idiosyncrasie de se considérer soi-même comme problème. Hallucinations acoustiques chez Socrate; élément morbide. Cela répugne le plus de s'occuper de morale lorsque l'esprit est riche et indépendant. D'où vient que Socrate soit monomane moral ? - Toute philosophie " pratique ", dans les cas de nécessité, vient au premier plan. La morale et la religion, lorsqu'elles deviennent l'intérêt principal, sont le signe d'un état de nécessité.

237.

- L'intelligence, la clarté, la dureté et la logique considérées comme armes contre la sauvagerie des instincts.

Ceux-ci doivent être menaçants et dangereux, autrement cela n'aurait pas de sens de développer l'intelligence jusqu'à la tyrannie. Faire de l'intelligence un tyran: - pour ce, il faut que les instincts soient des tyrans. Voilà le problème. - Il était alors très actuel.

Solution: Les philosophes grecs sont placés sur le même fait fondamental de leurs expériences intérieures que Socrate: à cinq pas de l'excès, de l'anarchie, de la débauche, - ils sont tous des hommes de la décadence. Ils considèrent Socrate comme un médecin: la logique est pour eux volonté de puissance, de domination de soi, de " bonheur ". La sauvagerie et l'anarchie des instincts sont chez Socrate symptômes de décadence. La superfétation de la logique et de la raison de même. Les deux choses sont anormales, elles dépendent l'une de l'autre.

Critique. La décadence se laisse deviner dans cette préoccupation du " bonheur " (c'est-à-dire du " salut de l'âme ", ce qui est un état de danger). Le fanatisme qu'elle met à s'intéresser au " bonheur " montre ce que le fond a de pathologique: c'était un intérêt vital.

Être raisonnable ou périr, telle était l'alternative devant laquelle ils se trouvaient tous. Le moralisme des philosophes grecs montre qu'il se sentait en danger...

238.

Pourquoi tout se réduisait à du cabotinage. - La psychologie rudimentaire qui ne comptait que les moments conscients dans l'homme en tant que causes), qui considérait la conscience comme un attribut de l'âme, qui cherchait une volonté (c.-à-d. une intention) derrière toute action - cette psychologie aurait pu répondre simplement, en premier lieu: Que veut l'homme ? Réponse: le bonheur (on n'osait pas dire la " puissance ": c'eût été immoral); - par conséquent, il y a dans toute action de l'homme une intention d'atteindre par elle le bonheur. En deuxième lieu: si l'homme n'atteint pas effectivement le bonheur, à quoi cela tient-il ? Aux méprises qu'il commet en ce qui concerne les moyens. - Quel est infailliblement le moyen pour arriver au bonheur ? Réponse: la vertu. - Pourquoi la vertu ? - Parce qu'elle est la sagesse la plus haute et parce que la sagesse rend impossible la faute qui consiste à se tromper dans les moyens; en tant que raison la vertu est le chemin du bonheur. La dialectique est l'occupation continuelle de la vertu, parce qu'elle exclut tout trouble de l'intellect, toutes les passions.

De fait, l'homme ne veut pas le " bonheur ". La joie est un sentiment de puissance: lorsque l'on exclut les passions, on exclut les conditions qui provoquent au plus haut degré le sentiment de puissance, par conséquent la joie. La sagesse la plus haute est un état froid et clair qui est loin de provoquer ce sentiment de bonheur qu'apporte avec elle toute espèce d'ivresse...

Les philosophes antiques combattent tout ce qui grise, tout ce qui entrave la froideur et la neutralité de la conscience... En s'appuyant sur leur fausse hypothèse ils étaient conséquents: ils considéraient la conscience comme l'état élevé, l'état supérieur, la condition de la perfection, - tandis qu'en réalité c'est le contraire qui est vrai...

Pour autant qu'une chose est voulue, qu'une chose est sue il n'y a pas de perfection dans l'action, dans quelque ordre que soit celle-ci. Les philosophes anciens étaient les plus grands bousilleurs dans la pratique, parce que théoriquement ils s'étaient condamnés au bousillage... En pratique, tout revenait à du cabotinage, - et celui qui s'apercevait de la trame, Pyrrhon par exemple, jugeait comme tout le monde, c'est-à-dire que, pour ce qui est de la bonté et de l'équité, les " petites gens " sont bien supérieures aux philosophes.

Toutes les natures profondes de l'antiquité ont regardé avec dégoût les philosophes de la vertu: on voyait en eux des querelleurs et des cabotins. (Jugement porté sur Platon par Epicure, par Pyrrhon.)

Résultat: Dans la pratique de la vie, dans la patience, la bonté et l'aide mutuelle les petites gens leur sont supérieurs ( - c'est à peu près le jugement que revendiquent Dostoïewski et Tolstoï pour leurs moujiks), ils sont animés d'une plus grande philosophie dans la pratique de la vie, ils ont une façon plus courageuse d'en finir avec ce qui est nécessaire...

239.

Critique des philosophes. - Les philosophes et les moralistes se font illusion lorsqu'ils s'imaginent sortir de la décadence en luttant contre celle-ci. Cela est en dehors de leur volonté, et, bien qu'ils se refusent à le reconnaître, on s'aperçoit plus tard qu'ils étaient parmi les plus vigoureux promoteurs de la décadence.

Envisageons les philosophes de la Grèce, par exemple Platon. Platon sépara les instincts de leur attachement à la polis, à la lutte, à la bravoure militaire, à l'art et à la beauté, aux mystères, à la croyance en la tradition et les ancêtres.. Il était le séducteur des nobles, lui-même séduit par le roturier Socrate... Il nia toutes les conditions premières qui avaient fait le " Grec noble " de vieille roche, il introduisit la dialectique dans la pratique quotidienne, il conspira avec les tyrans, fit de la politique de l'avenir et donna l'exemple le plus parfait des instincts séparés des choses anciennes... Il est profond, passionné dans tout ce qui est antihellénique...

Ils représentent, les uns après les autres, les formes typiques de la décadence, ces grands philosophes: l'idiosyncrasie morale et religieuse, l'anarchisme, le nihilisme ([GR:] adiaphora), le cynisme, l'endurcissement, l'hédonisme, le réactionisme.

La question du " bonheur " de la " vertu ", du " salut de l'âme " est l'expression de la contradiction physiologique dans ces natures en décadence: il leur manque l'équilibre dans les instincts, le but.

240.

Les véritables philosophes des Grecs sont ceux qui précèdent Socrate ( - avec Socrate quelque chose se transforme). Ce sont des personnages distingués qui se placent à l'écart du peuple et des moeurs, ayant beaucoup voyagé, sérieux jusqu'à l'austérité, avec l'oeil lent, instruits dans les affaires d'État et la diplomatie. Ils anticipent sur les sages toutes les grandes conceptions des choses: ils représentent eux-mêmes ces grandes conceptions, ils se mettent eux-mêmes en systèmes. Rien ne donne une idée plus haute de l'esprit grec que cette fécondité soudaine en types, que cette intégralité involontaire dans la série des grandes possibilités de l'idéal philosophique. - Je ne vois qu'une seule grande figure dans ceux qui viennent après: figure tardive et nécessairement la dernière, - le nihiliste Pyrrhon: - son instinct est dirigé contre tout ce qui, dans l'intervalle, avait pris le dessus, les socratiques, Platon. (Pyrrhon revient, par-delà Protagoras, à Démocrite...)

***

La sage fatigue: Pyrrhon. Vivre humble parmi les humbles. Point de fierté. Vivre de façon vulgaire; vénérer et croire, croire tout ce que les autres croient. Se garder de la science et de l'esprit, de tout ce qui gonfle. Être simplement d'une patience indescriptible, être insouciant et doux, [GR:] apatheia, mieux encore [GR:] pranzês. Un bouddhiste pour la Grèce, grandi parmi le tumulte des écoles; tard venu; fatigué; la protestation de la lassitude contre le zèle des dialecticiens; l'incrédulité qu'inspire aux âmes fatiguées l'importance de toute chose. Il a vu Alexandre, il a vu les pénitents hindous. Sur de pareils hommes, tard venus et raffinés, tout ce qui est bas, tout ce qui est pauvre, tout ce qui est idiot exerce sa séduction. Cela narcotise; cela détend (Pascal). D'autre part, ils vinrent à l'unisson de la foule, ils échangent un peu de chaleur avec tout le monde: ils ont besoin de chaleur, ces hommes fatigués... Surmonter la contradiction; point de lutte, ne pas souhaiter les distinctions honorifiques; nier les instincts grecs. (Pyrrhon vivait avec sa soeur qui était sage-femme). Travestir la sagesse pour qu'elle ne distingue plus; l'affubler d'un manteau de pauvreté et de haillons; se livrer aux travaux les plus vulgaires: se rendre au marché et vendre des cochons d'Inde... La douceur, la clarté, l'indifférence; mépriser les vertus qui nécessitent des attitudes: se placer à un niveau uniforme, même dans la vertu: dernière victoire sur soi-même, dernière indifférence.

Pyrrhon est semblable à Epicure, ils représentent, l'un et l'autre, deux formes de la décadence grecque. Ils sont parents par leur haine de la dialectique et de toutes les vertus des comédiens - les deux choses réunies s'appelaient alors philosophie; - avec intention, ils estiment peu tout ce qu'aimaient les philosophes; ils choisissent pour le désigner les noms les plus vulgaires et les plus méprisés; représenter un état où l'on n'est ni malade, ni bien portant, ni mort, ni vivant... Epicure est plus naïf, plus idyllique, plus reconnaissant; Pyrrhon plus expérimenté, plus blasé, plus nihiliste... Sa vie fut une protestation contre la grande doctrine de l'identité (Bonheur, vertu, connaissance). On n'accélère pas la vie véritable par la science: la sagesse ne rend pas " sage "... La vie véritable ne veut pas le bonheur, elle se désintéresse du bonheur...

241.

La lutte contre la " foi ancienne ", telle que l'entreprit Epicure, était, au sens rigoureux, la lutte contre le christianisme préexistant, - la lutte contre le monde ancien déjà obscurci, entaché de morale, pénétré du sentiment de la faute, devenu vieux et malade.

Ce n'est pas la " corruption des moeurs " de l'antiquité, mais précisément son moralisme qui créa les conditions sous lesquelles le christianisme put se rendre maître de l'antiquité. Le fanatisme moral (bref: Platon) a détruit le paganisme en transmuant sa valeur et en versant du poison à l'innocence. - Nous devrions enfin comprendre que ce qui fut détruit là était une chose supérieure, si on la compare à ce qui domina par la suite ! - Le christianisme est sorti de la corruption psychologique, il n'a pris racine que sur un sol corrompu.

242.

La science considérée comme discipline ou comme instinct. - Chez les philosophes grecs, j'aperçois un abaissement des instincts: autrement ils n'auraient pas commis l'extraordinaire méprise de considérer l'état conscient comme le plus précieux. L'intensité de la conscience est en rapport inverse avec la facilité et la rapidité de la transmission cérébrale. Là règne l'opinion contraire, relativement aux instincts: ce qui est toujours la preuve que les instincts sont affaiblis.

Il faut, en effet, que nous cherchions la vie parfaite là où elle est la moins consciente (c'est-à-dire là où elle s'aperçoit le moins de sa logique, de ses raisons, de ses moyens et de ses intentions, de son utilité). Le retour à un simple fait, celui du bon sens, du bon homme, des " petites gens " de toute sorte. Emmagasinées depuis plusieurs générations, la loyauté et la sagesse n'ont jamais eu conscience de leurs principes, les principes leur inspiraient même une certaine terreur. Le désir d'une vertu qui raisonne n'est pas raisonnable... Un pareil désir compromet un philosophe.

243.

Lorsque, par l'usage, dans une longue chaîne de générations, il s'est accumulé assez de finesse, de bravoure, de prévoyance, de modération, la force instinctive de cette vertu incorporée rayonne aussi dans l'esprit, et ce phénomène devient visible que nous nommons la loyauté intellectuelle. Il se présente très rarement et fait défaut chez les philosophes.

On peut peser au trébuchet l'esprit scientifique d'un penseur, ou, pour m'exprimer au point de vue moral, sa loyauté intellectuelle, sa finesse, sa bravoure, sa prévoyance, sa modération devenues instinct et transportées sur le domaine de l'esprit: il suffit de lui faire parler morale... et alors les philosophes les plus célèbres montrent que leur esprit scientifique est seulement une chose consciente, une tentative, une entreprise de " bonne volonté ", une fatigue, et qu'au moment où leur instinct se met à parler, au moment où ils moralisent, c'en est fait de la discipline et de la conscience de leur esprit.

L'esprit scientifique: il s'agit de savoir s'il est simplement le résultat d'un dressage extérieur, ou bien le résultat final d'une longue discipline et d'un exercice moral prolongé. - Dans le premier cas, il intervient dès que parle l'instinct (par exemple, l'instinct religieux et l'instinct du devoir); dans l'autre cas il tient lieu et place de ces instincts et ne les laisse plus parvenir à leurs droits, les considérant comme des malpropretés et des séductions...

244.

La lutte contre Socrate, Platon et toutes les écoles socratiques part de l'instinct profond qui enseigne que l'on ne rend pas l'homme meilleur lorsqu'on lui présente la vertu comme démontrable et comme exigeant des fondements... En fin de compte, nous nous trouvons en face de ce fait mesquin: l'instinct agonal forçant tous ces dialecticiens nés de glorifier leurs aptitudes personnelles, comme qualités supérieures, et de représenter tout le reste de ce qui est bon comme conditionné par celles-ci. L'esprit anti-scientifique de toute cette " philosophie ": elle veut garder raison.

245.

Cela est extraordinaire. Depuis les débuts de la philosophie grecque nous apercevons une lutte contre la science, avec les moyens d'une théorie de la connaissance ou d'un scepticisme: et à quelle fin ? Toujours en faveur de la morale... (La haine contre les physiciens et les médecins). Socrate, Aristippe, l'école mégarique, les Cyniques, Epicure, Pyrrhon - assaut général contre la connaissance en faveur de la morale... (Haine contre la dialectique.) Il reste un problème à résoudre: ils s'approchent de la sophistique pour se débarrasser de la science. D'autre part les physiciens sont tous assujettis, au point qu'ils admettent, parmi leurs fondements, la théorie de la vérité, la théorie de l'être : par exemple l'atome, les quatre éléments (juxtaposition de l'être, pour expliquer la multiplicité et le changement - ). L'enseignement du mépris à l'égard de l'objectivité de l'intérêt: retour à l'intérêt pratique, à l'utilité personnelle de toute connaissance...

La lutte contre la science se dirige: 1) contre son allure (objectivité), 2) contre ses moyens (c'est-à-dire contre la possibilité de celle-ci), 3) contre ses résultats (considérés comme enfantins).

C'est la même lutte qui fut reprise plus tard par l'Eglise au nom de la piété: l'Eglise hérite de tout l'attirail de combat utilisé dans l'antiquité. La théorie de la connaissance y joue le même rôle que chez Kant, que chez les Hindous... On ne veut pas avoir à s'en occuper: on veut avoir la main libre pour suivre son propre " chemin ".

Contre quoi se défendent-ils au juste ? Contre l'obligation, contre la contrainte par la loi, contre la nécessité d'aller la main dans la main - : je crois que l'on appelle cela liberté...

En cela s'exprime la décadence: l'instinct de solidarité est dégénéré, au point qu'il est considéré comme de la tyrannie: ils ne veulent point d'autorité, point de solidarité, ils refusent d'entrer dans le rang pour suivre la lenteur infinie des mouvements. Ils ont la haine de la marche régulière, de l'allure scientifique, ils ont la haine de l'indifférence en ce qui touche le but et la personne, de l'oeuvre de longue haleine, propre à l'homme scientifique.

246.

Problème de philosophie et de l'homme scientifique. - Influence de l'âge; habitudes dépressives (vie sédentaire à la façon de Kant; surmenage; nutrition insuffisante du cerveau; lecture). Question plus importante: savoir s'il n'y a pas déjà un symptôme de décadence dans le fait de diriger ses vues sur de pareilles idées générales; l'objectivité considérée comme désagrégation de la volonté. Celle-ci présuppose une grande adiaphorie à l'égard des instincts violents: une espèce d'isolation, une position exceptionnelle, une résistance contre les instincts normaux.

Type: la séparation de la terre natale; en des cercles toujours plus étendus; l'exotisme croissant; le mutisme des anciens impératifs -; cette interrogation perpétuelle " où aller ? " (le "bonheur") est encore l'indice d'une séparation des formes d'organisation, l'indice d'une extirpation.

Problème: savoir si l'homme scientifique est un symptôme de décadence plus que le philosophe: - dans son ensemble, il n'est pas séparé, ce n'est qu'une partie de lui-même qui est absolument vouée à la connaissance, dressée pour un point de vue et une optique spéciale -, il a besoin de toutes les vertus d'une forte race, il a besoin de santé, d'une vigueur extrême, de virilité et d'intelligence. Il est plutôt le symptôme d'une grande multiplicité de culture que d'une lassitude de la culture. Le savant de la décadence est un mauvais savant. Tandis que le philosophe de la décadence apparut, jusqu'à présent du moins, comme le philosophe-type.

247.

Qu'est-ce donc qui est rétrograde chez le philosophe ? - Le philosophe enseigne les qualités qui lui sont propres comme seules qualités nécessaires pour arriver au bien supérieur (par exemple la dialectique, chez Platon). Il laisse s'élever graduellement toutes les espèces d'hommes jusqu'à ce qu'elles aient atteint son type, type supérieur. Il méprise ce qui est généralement apprécié; il ouvre un gouffre entre les valeurs supérieures du prêtre et la valeur du monde. Il sait ce qui est vrai, ce qui est le but, ce qui est le chemin... Le philosophe type est ici dogmatique absolu; - s'il a besoin de scepticisme, c'est pour pouvoir parler dogmatiquement de ce qui, pour lui, est l'essentiel.

248.

Le philosophe opposé à son rival, par exemple à la science alors il devient sceptique; alors il se réserve une forme de la connaissance qu'il conteste à l'homme scientifique; alors il marche la main dans la main avec le prêtre, pour ne pas éveiller le soupçon de l'athéisme, du matérialisme; il considère une attaque dirigée contre lui comme une attaque dirigée contre la morale, la vertu, la religion, l'ordre; - il sait faire tomber ses adversaires dans le décri, les traiter de " séducteurs ", de " destructeurs "; alors il marche la main dans la main avec le pouvoir.

Le philosophe, en lutte avec d'autres philosophes: il essaye de les faire apparaître comme des anarchistes, des incrédules, des adversaires de l'autorité. En somme, tant qu'il lutte, il lutte exactement comme un prêtre, comme un membre du clergé.

249.

Le philosophe considéré comme le développement du type ecclésiastique. - Il renferme en lui l'héritage du prêtre. - Même lorsqu'il est un rival il est forcé de lutter pour les mêmes choses, avec les mêmes moyens que le prêtre de son temps. - Il aspire à l'autorité la plus élevée.

Qu'est-ce qui donne l'autorité, lorsque l'on n'a pas entre les mains la puissance physique (lorsque l'on ne tient pas le troupeau, lorsque l'on ne possède pas d'armes...) ? Comment gagne-t-on surtout l'autorité sur ceux qui possèdent la force physique et l'autorité ? (Les philosophes entrent en concurrence dans leur vénération pour le prince, le conquérant victorieux, le sage homme d'État.)

Ils sont forcés de faire naître l'idée qu'ils ont entre les mains une puissance plus haute, plus forte - Dieu. Rien ne leur est assez fort: on a besoin de l'intermédiaire et du service des prêtres. Ils s'entremettent comme puissances indispensables. Ils ont besoin, comme condition d'existence: 1) que l'on croie à la supériorité absolue de leur Dieu, à leur Dieu, 2) qu'il n'y ait pas d'autre accès, pas d'accès direct pour arriver à Dieu. La seconde exigence crée, à elle seule, l'idée de l'" hétérodoxie "; la première celle des " incrédules " (c'est-à-dire ceux qui croient à un autre Dieu - ).

250.

Les prêtres - et, avec les demi-prêtres, les philosophes - ont appelé, de tous temps, vérité une doctrine dont l'effet éducateur était bienfaisant ou paraissait l'être, - une doctrine qui rendait " meilleur ". Ils ressemblent par là à un naïf empirique, à un faiseur de miracles sorti du peuple, qui, parce qu'il s'est servi d'un poison comme remède, nie que ce soit un poison... " Vous les reconnaîtrez à leurs fruits " -c'est-à-dire nos " vérités ": c'est là aujourd'hui encore le raisonnement des prêtres. Ils ont gaspillé leur sagacité, d'une façon assez fatale, pour donner à la " preuve de force " (ou à la preuve par " les fruits ") la prééminence et même la prédétermination sur toutes les autres formes de la démonstration. " Ce qui rend bon doit être bon; ce qui est bon ne peut pas mentir " - c'est ainsi qu'ils concluent inexorablement. - " Ce qui porte de bons fruits doit être vrai; il n'y a pas d'autre critérium de la vérité. "...

Mais, en tant que le fait de rendre meilleur est considéré comme argument, le fait de rendre plus mauvais doit être considéré comme réfutation. On démontre que l'erreur est erreur en examinant la vie de ceux qui la représentent: un faux pas, un vice réfutent... Cette façon indécente d'antagonisme, celle de derrière et d'en bas, la façon des chiens, n'est pas morte, elle non plus: les prêtres, en tant qu'ils sont psychologues, n'ont jamais rien trouvé de plus intéressant que de renifler les choses secrètes de leurs adversaires, - ils font preuve de christianisme en cherchant l'ordure dans le " monde ". Avant tout chez les hommes qui tiennent le premier rang dans le monde, chez les " maîtres "; on se souvient comment Goethe fut de tous temps combattu en Allemagne (Klopstock lui-même et Herder donnèrent en cela le " bon exemple ", - qui se ressemble s'assemble).

251.

Il est difficile ici de garder son sérieux. Au milieu de tous ces problèmes, on ne saurait faire une figure d'enterrement.. La vertu, en particulier, a des attitudes telles qu'il faudrait être dyspeptique pour ne pas compromettre sa dignité. Et tout grand sérieux - n'est-il pas déjà, par lui-même, une maladie ? un premier enlaidissement ? Le goût pour la laideur s'éveille en même temps que s'éveille le sérieux; c'est déjà déformer les choses que de les prendre au sérieux... Prenez la femme au sérieux: comme la plus belle femme devient laide aussitôt !...

252.

L'erreur et l'ignorance sont néfastes. - L'affirmation que la vérité existe et que c'en est fini de l'ignorance et de l'erreur exerce une des plus grandes séductions. En admettant qu'elle soit crue, la volonté d'examen, de recherche, de prudence, d'expérience en est immédiatement paralysée: elle peut même passer pour criminelle, parce qu'elle est un doute à l'égard de la vérité...

La " vérité " est par conséquent plus néfaste que l'erreur et l'ignorance, car elle paralyse les forces qui pourraient servir au progrès et à la connaissance.

La paresse prend maintenant le parti de la " vérité " - (" Penser est une peine et une misère "); de même l'ordre, la règle, le bonheur de la propriété, la fierté de la sagesse, - en somme la vanité. - Il est plus commode d'obéir que d'examiner; il est plus flatteur de penser " je possède la vérité " que de voir l'obscurité autour de soi... avant tout: cela tranquillise, cela donne confiance, cela allège la vie, - cela rend le caractère "meilleur" en ce sens que la méfiance s'en amoindrit. La " paix de l'âme ", le " repos de la conscience ": tout cela sont des inventions qui ne sont possibles qu'à condition que la vérité soit là. -

- " Vous les reconnaîtrez à leurs fruits "... La " vérité " est vérité, car elle rend les hommes meilleurs... Le système se continue: tout ce qui est bon, tous les succès sont mis au compte de la " vérité ".

Ceci est la preuve de force: le bonheur, le contentement, le bien-être, tant de la communauté que de l'individu, sont compris maintenant comme des conséquences de la foi en la morale... Le résultat contraire, l'insuccès, découle d'un manque de foi.

253.

Les causes de l'erreur se trouvent tout aussi bien dans la bonne volonté de l'homme que dans sa mauvaise volonté: - dans des cas innombrables l'homme se cache la réalité à lui-même, il la macule, pour ne pas souffrir dans sa bonne et dans sa mauvaise volonté. Dieu considéré par exemple comme conducteur des destinées humaines; l'interprétation de sa propre petite destinée, comme si tout était envoyé et imaginé pour le salut de l'âme, - ce manque de " philologie " qui apparaîtra forcément à une intelligence plus subtile comme de la malpropreté et du faux monnayage, s'inspire en règle générale de la bonne volonté. La bonne volonté, les " nobles sentiments ", les " états d'âme élevés " se servent des mêmes moyens - qui sont des moyens d'imposteur et de faux monnayeur - des moyens que la passion, que la morale réprouve et appelle égoïstes: l'amour, la haine, la vengeance.

Les erreurs sont ce que l'humanité a payé le plus cher; et, en somme, ce sont les erreurs de la " bonne volonté " qui lui ont causé le plus grand dommage. L'illusion qui rend heureux est plus funeste que celle qui entraîne directement des conséquences nuisibles: cette dernière aiguise la sagacité, rend méfiant, purifie la raison, - la première se contente de l'endormir...

Les beaux sentiments, les impulsions nobles appartiennent, pour parler physiologiquement, aux moyens narcotiques: leur abus entraîne les mêmes conséquences que l'abus d'un autre opium, - l'affaiblissement des nerfs...

254.

Les confusions psychologiques: le besoin de croire confondu avec le " vouloir le vrai " (par exemple chez Carlyle). Mais de même, le besoin d'incrédulité a été confondu avec le " vouloir le vrai " ( - le besoin de se débarrasser d'une croyance pour cent motifs, d'avoir raison contre un " croyant " quelconque). Qu'est-ce qui inspire les sceptiques ? La haine des dogmatiques - ou bien le besoin de calme, la fatigue, comme chez Pyrrhon.

Les avantages que l'on attendait de la vérité étaient les avantages que donnait la croyance en elle; - car, par elle-même, la vérité pourrait être absolument pénible, nuisible, néfaste -. On s'est seulement remis à combattre la vérité lorsque l'on s'était promis des avantages de la victoire, - par exemple la liberté vis-à-vis des puissances régnantes.

La méthode de la vérité n'a pas été trouvée pour des motifs de vérité, mais pour des motifs de puissance, la volonté d'être supérieur.

Par quoi se démontre la vérité ? Par le sentiment de l'augmentation de la puissance, - par l'utilité, - par son caractère indispensable, - bref, par des avantages. Mais c'est là un préjugé: un indice qu'il ne s'agit pas du tout de vérité... Que signifie par exemple le " vouloir le vrai " chez les Goncourt ? chez les Naturalistes ? - Critique de l'" objectivité ".

Pourquoi connaître: pourquoi pas plutôt se tromper ?... Ce que l'on a voulu, ce fut toujours la foi, - et non pas la vérité... La foi est créée par des moyens opposés à ceux dont se sert la méthode de la science - : elle exclut même ces derniers. -

255.

Martyrs. - Tout ce qui se base sur le respect a besoin, pour être combattu, de certains sentiments audacieux, tranchants et même impudents de la part des agresseurs... Si l'on considère, dès lors, que, depuis des milliers d'années, l'humanité n'a révéré que des erreurs sous le nom de vérités, qu'elle a flétri même toute critique de ces vérités, considérant ces critiques comme des preuves d'un mauvais sentiment, il faut s'avouer, avec tristesse, qu'un bon nombre d'immoralités était nécessaire pour donner l'initiative de l'attaque, je veux dire de la raison... Qu'il soit pardonné à ces immoralistes s'ils se sont toujours donné à eux-mêmes des airs de " martyrs de la vérité ": pour dire le vrai, ce n'est pas l'instinct de vérité, mais l'esprit corrosif, le scepticisme impie, la joie de l'aventure qui les fit être négateurs. - Dans l'autre cas ce sont des rancunes personnelles qui les poussent dans le domaine des problèmes, - ils luttent contre des problèmes pour garder raison contre des personnes. Mais, avant tout, c'est la vengeance qui est devenue scientifiquement utilisable, - la vengeance des opprimés, de ceux qui ont été poussés dehors, ou même opprimés par la vérité régnante.

La vérité, je veux dire la méthode scientifique, a été utilisée et encouragée par ceux qui devinaient en elle un instrument de combat, - une oeuvre de destruction... Pour se faire reconnaître, en tant qu'adversaires, ils avaient du reste besoin d'un appareil semblable à celui dont se servaient ceux qu'ils attaquaient: - ils affichaient l'idée de vérité d'une façon aussi absolue que leurs adversaires, - ils devinrent des fanatiques, au moins dans leur attitude, parce qu'aucune autre attitude n'était prise au sérieux. La persécution, la passion et l'insécurité des persécutés faisaient alors le reste, - la haine grandissait et, par conséquent, la première impulsion diminuait, afin de pouvoir demeurer sur le terrain de la science. Finalement ils voulurent tous avoir raison d'une façon tout aussi absurde que leurs adversaires... Les mots " conviction ", " foi ", la fierté du martyr, - tout cela sont des conditions défavorables pour la connaissance. Les adversaires de la vérité ont fini par accepter d'eux-mêmes toute la manière subjective de décider de la vérité, c'est-à-dire au moyen d'attitudes de sacrifice, de décisions héroïques; - ce qui fait qu'ils ont prolongé le règne de la méthode antiscientifique. Étant martyrs ils compromettent leur propre acte.

256.

Théorie et pratique. - Distinction dangereuse entre " théorique " et " pratique ", par exemple chez Kant, mais aussi chez les anciens: - Ils font comme si la spiritualité pure leur présentait les problèmes de la connaissance et de la métaphysique. - Ils font comme si, quelle que soit la réponse que donne la théorie, la pratique devait être jugée d'après une mesure personnelle.

A la première tendance, j'oppose ma psychologie des philosophes: leur calcul le plus étrange et leur " spiritualité " restent seulement la dernière pale empreinte d'un fait physiologique; il y manque absolument la spontanéité; tout est instinct, tout est dirigé, de prime abord, dans des voies déterminées...

A la deuxième tendance, je me demande si nous connaissons une autre méthode pour bien agir que de bien penser. Dans le dernier cas il y a action, le premier présuppose la pensée. Possédons-nous une capacité pour juger autrement la valeur d'un genre de vie et la valeur d'une théorie: par induction, par comparaison ?... Les naïfs s'imaginent que nous sommes là en meilleure posture, que nous savons là ce qui est "bien", - les philosophes se contentent de le répéter. Nous concluons qu'il y a là une croyance et rien de plus...

" Il faut que l'on agisse; par conséquent, l'on a besoin d'une règle de conduite " - disaient même les sceptiques de l'antiquité. C'est l'urgence d'une décision qui est considérée comme argument pour tenir quelque chose pour vrai !...

" Il ne faut pas agir " disaient leurs frères plus conséquents, les Bouddhistes, et ils imaginèrent une ligne de conduite qui permit de se dégager de l'action...

Se ranger, vivre comme l'" homme simple ", tenir pour vrai et juste ce qu'il tient pour vrai et juste: c'est là la soumission à l'instinct du troupeau. Il faut pousser son courage et sa sévérité jusqu'à considérer cette soumission comme une honte. Ne pas vivre avec deux mesures !... Ne pas séparer la théorie et la pratique !...

257.

Rien n'est vrai de ce qui a autrefois passé pour tel. - Tout ce qui fut méprisé autrefois parce que c'était profane, interdit, méprisable, néfaste - tout cela ce sont des fleurs qui croissent aujourd'hui au bord des sentiers riants de la vérité.

Toute cette vieille morale ne nous regarde plus en rien: il n'y a pas une idée en elle qui mérite encore de l'estime. Nous l'avons enterrée, - nous ne sommes plus ni assez grossiers ni assez naïfs pour nous en laisser imposer de la sorte... Pour le dire plus poliment: nous sommes trop vertueux pour cela... Et, si la vérité, au sens ancien, fut " vérité " seulement parce qu'elle était affirmée par la morale ancienne, parce que la morale ancienne eut le droit de l'affirmer, il s'en suit qu'aucune vertu d'autrefois ne nous est plus nécessaire... Notre critérium du vrai n'est nullement la moralité: nous réfutons une affirmation en démontrant qu'elle est dépendante de la morale, qu'elle est inspirée par de nobles sentiments.

258.

Toutes ces valeurs sont empiriques et conditionnées, mais celui qui croit en elles, celui qui les vénère, ne veut précisément pas reconnaître ce caractère. Les philosophes croient tous en ces valeurs, et une des formes de leur vénération, ce fut leur effort pour faire d'elles des vérités a priori. Caractère falsificateur de la vénération...

La vénération est la preuve supérieure de la loyauté intellectuelle: mais, dans toute l'histoire de la philosophie, il n'y a point de loyauté intellectuelle, - il n'y a que " l'amour du bien "...

D'une part, l'absolu manque de méthode pour examiner la valeur de ces valeurs; d'autre part, la répugnance à examiner ces valeurs, à admettre qu'elles sont conditionnées. Sous la domination des valeurs morales tous les instincts anti-scientifiques se liguaient pour exclure la science...

259.

Pourquoi les philosophes sont des calomniateurs. - L'inimitié perfide et aveugle des philosophes à l'égard des sens, - combien il y a de la populace et du brave homme dans toute cette haine !

Le peuple considère toujours un abus dont il a ressenti les conséquences néfastes, comme un argument contre ce dont il a été abusé: tous les mouvements insurrectionnels contre les principes, que ce soit sur le domaine de la politique ou sur celui de l'économie, argumentent toujours de façon à présenter un abus comme nécessaire et inhérent au principe.

C'est là une histoire lamentable: l'homme cherche un principe sur lequel il puisse s'appuyer pour mépriser l'homme, - il invente un monde pour pouvoir calomnier et salir ce monde: de fait, il étend toujours sa main vers le néant, et de ce néant il fait " Dieu ", la " vérité ", et, en tous les cas, un juge et un condamnateur de cet être...

Si l'on veut avoir une preuve de la façon profonde et foncière dont les besoins véritablement barbares de l'homme cherchent à se satisfaire, même dans son état domestiqué et sa "civilisation", il faut chercher les leitmotivs de toute l'évolution de la philosophie. - On trouvera une espèce de vengeance sur la réalité, une destruction sournoise des évaluations, au milieu desquelles vit l'homme, une âme insatisfaite qui considère l'état de discipline comme une torture et qui éprouve une volupté particulière à arracher, maladivement, tous les liens qui l'y rattachent.

L'histoire de la philosophie est une rage secrète contre les conditions de la vie, contre les sentiments de valeur de la vie, contre la décision en faveur de la vie. Les philosophes n'ont jamais hésité à affirmer un monde, à condition qu'il soit en contradiction avec ce monde, qu'il mette entre les mains un instrument qui puisse servir à parler mal de ce monde. La philosophie fut jusqu'à présent la grande école de la calomnie et elle en a tellement imposé qu'aujourd'hui encore notre science, qui se fait passer pour l'interprète de la vie, a accepté la position fondamentale de la calomnie, et qu'elle manipule ce monde comme s'il n'était qu'apparence, cet enchaînement de causes comme s'il n'était que phénoménal. Quelle est la haine qui est en jeu ?

Je crains que ce soit toujours la Circé des philosophes, la morale, qui joue à ceux-ci le mauvais tour de les forcer à être de tous temps, des calomniateurs... Ils croyaient aux " vérités " morales, ils trouvaient là les valeurs supérieures, - que leur restait-il à faire, sinon de dire " non " à l'existence à mesure qu'ils la comprenaient davantage ?... Car cette existence est immorale... Et cette vie repose sur des hypothèses immorales: et toute morale nie la vie. -

Supprimons le monde-vérité: pour ce faire, il nous faut supprimer les valeurs supérieures qui ont eu cours jusqu'ici, la morale... Il suffit de démontrer que la morale, elle aussi, est immorale, dans le sens où l'immoralité a été condamnée jusqu'ici. Lorsque nous aurons brisé de la sorte la tyrannie des valeurs qui ont eu cours jusqu'ici, lorsque nous aurons supprimé le monde-vérité, un nouvel ordre des valeurs suivra naturellement.

Le monde-apparence et le monde-mensonger - voilà la contradiction. Ce dernier fut appelé jusqu'ici " monde-vérité ", " vérité absolue ", " Dieu ". C'est lui que nous aurons supprimé.

Logique de ma conception:

1) La morale comme valeur supérieure (maîtresse de toutes les phases de la philosophie, même du scepticisme). Résultat: ce monde ne vaut rien, il n'est pas le " monde-vérité ".

2) Qu'est-ce qui détermine la valeur supérieure ? Qu'est exactement la morale ? - L'instinct de décadence; c'est pour les épuisés et les déshérités une façon de se venger. Preuve historique: les philosophes sont toujours des décadents... au service de la religion nihiliste.

3) L'instinct de décadence qui se présente comme volonté de puissance. Preuve: l'immoralité absolue des moyens dans toute l'histoire de la morale.

Livre Troisième

Principes d'une nouvelle évaluation

I. La volonté de puissance en tant que connaissance

260.

" On pense: donc il y a quelque chose qui pense ": à cela se réduit l'argumentation de Descartes. Mais c'est là tenir déjà pour " vrai a priori " notre croyance en l'idée de substance. - Dire que, lorsque l'on pense, il faut qu'il y ait quelque chose " qui pense " c'est simplement la formulation d'une habitude grammaticale qui, à l'action, ajoute un acteur. Bref, on annonce ici déjà un postulat logico-métaphysique - au lieu de se contenter de constater... Sur la voie indiquée par Descartes on n'arrive pas à une certitude absolue, mais seulement au fait d'une croyance très forte.

Si l'on réduit la proposition à ceci: " on pense, donc il y a des pensées ", il en résulte une simple tautologie, et ce qui entre justement en question, la " réalité de la pensée " n'est pas touchée, - de sorte que, sous cette forme, on est forcé de reconnaître l'" apparence " de la pensée. Mais ce que voulut Descartes, c'est que la pensée n'eut pas seulement une réalité apparente, mais qu'elle fut en en soi.

261.

Je maintiens aussi la phénoménalité du monde intérieur: tout ce qui nous devient sensible dans la conscience a dû être d'abord apprêté. simplifié, schématisé, interprété. Le véritable procédé de la " perception intérieure ", l'enchaînement des causes entre les pensées, les sentiments, les désirs, entre le sujet et l'objet, nous est entièrement caché - et c'est peut-être chez nous simple affaire d'imagination. Ce " monde intérieur en apparence " est traité avec les mêmes formes et les mêmes procédés que le monde " extérieur ". Nous ne nous heurtons jamais sur des " faits ": le plaisir et le déplaisir sont des phénomènes tardifs et dérivés de l'intellect...

La " causalité " nous échappe; admettre entre les idées un lien immédiat et causal, comme fait la logique, - c'est la conséquence de l'observation la plus grossière et la plus lourde. Entre deux pensées il y a encore toutes sortes de passions qui se livrent à leur jeu: mais les mouvements sont trop rapides, ce qui fait que nous les méconnaissons, que nous les nions...

" Penser ", tel que le déterminent les théoriciens de la connaissance, cela n'existe pas du tout: c'est une fiction tout à fait arbitraire, réalisée en séparant du processus général un seul élément, en soustrayant tous les autres éléments, un arrangement artificiel en vue de s'entendre...

L'" esprit ", quelque chose qui pense: au besoin même l'esprit absolu, " l'esprit pur " - cette conception dérivée de la fausse observation de soi, qui croit au procédé qui consiste à " penser ": ici l'on commence à imaginer un acte qui ne se produit pas du tout: " penser ", et l'on imagine en deuxième lieu un substratum, sujet imaginaire où chaque acte de cette pensée a son origine et rien autre chose: ce qui veut dire que tant l'action que celui qui agit sont simulés.

262.

Il ne faut pas chercher le phénoménalisme aux faux endroits: rien n'est plus phénoménal, ou, plus exactement, rien n'est autant illusion que ce monde intérieur que nous observons avec ce fameux " sens intérieur ".

Nous avons cru que la volonté était une cause, au point que, d'après notre expérience personnelle, nous avons supposé une cause à tout ce qui arrivait (c'est-à-dire l'intention comme cause de ce qui arrive - ).

Nous croyons que la pensée et les pensées, telles qu'elles se succèdent en nous, se trouvent liées par un enchaînement de causalité quelconque: le logicien en particulier, lui qui parle de cas qui effectivement ne se sont jamais passés dans la réalité, le logicien s'est habitué au préjugé de croire que les pensées occasionnent des pensées.

Nous croyons - et nos philosophes eux-mêmes croient encore - que c'est le sens du plaisir et de la douleur de provoquer des réactions. On a présenté véritablement, pendant des milliers d'années, le plaisir et le désir de se soustraire au déplaisir comme motifs de toute espèce d'action. Avec un peu de réflexion nous pouvons concéder que tout se passerait ainsi, exactement d'après le même enchaînement de causes et d'effets, si ces états de plaisir et de douleur n'existaient pas: et l'on se trompe simplement si l'on prétend qu'ils occasionnent n'importe quoi. Ce sont des phénomènes secondaires, avec une toute autre finalité que celle de provoquer des réactions; ce sont des effets faisant déjà partie du processus de réaction qui est en cours...

En somme: tout ce qui devient conscient est un phénomène final, une conclusion qui n'occasionne rien du tout; toute succession dans la conscience est absolument atomistique. - Et nous avons essayé de comprendre le monde en nous basant sur des conceptions contraires, - comme si rien n'était effectif, rien n'était réel sinon la pensée, le sentiment, la volonté !...

263.

Partout où il y a une certaine unité dans le groupement, on a toujours considéré l'esprit comme la cause de cette coordination: ce à quoi il n'y a aucune espèce de raison. Pourquoi l'idée d'un factum complexe serait-elle une des conditions de ce factum ? ou bien pourquoi un factum complexe serait-il précédé de la représentation de celui-ci ?

Nous nous garderons bien d'expliquer la finalité par l'esprit: il n'y a aucune raison pour attribuer à l'esprit la particularité d'organiser et de systématiser. Le système nerveux possède un domaine beaucoup plus étendu, le monde de la conscience est surajouté. Dans le processus général de l'adaptation et de la systématisation la conscience ne joue pas de rôle.

Rien n'est plus erroné que de faire des phénomènes psychiques et physiques les deux visages, les deux révélations d'une même substance. Par là on n'explique rien; l'idée de " substance " est absolument inutilisable lorsque l'on veut expliquer. La conscience qui joue le deuxième rôle, indifférente presque, superflue, destinée peut-être à disparaître et à faire place à un automatisme complet...

Si nous n'observons que les phénomènes intérieurs, nous sommes comparables aux sourds-muets qui devinent les mots qu'ils n'entendent pas, d'après le mouvement des lèvres. Nous concluons des apparences d'un monde intérieur à des phénomènes, visibles et autres, que nous percevrions, si nos moyens d'observation étaient suffisants.

Pour percevoir ce monde intérieur tous les organes subtils nous font défaut, en sorte que nous considérons encore comme unité une complexité multiple et que nous imaginons une causalité, alors que toute raison de mouvement et de changement nous demeure invisible, - car la succession des pensées, des sentiments n'est que le fait de leur visibilité dans la conscience. Que cette succession ait quoi que ce soit de commun avec un enchaînement de causalité, c'est ce qui n'est absolument pas croyable: la conscience ne nous offre jamais d'exemples de cause et d'effet.

264.

Les méprises énormes:

1) L'exagération insensée dans l'estimation de la conscience; on fait de celle-ci une unité, un être: " l'esprit ", " l'âme ", quelque chose qui sent, qui pense, qui veut;

2) L'esprit considéré comme cause, notamment partout où apparaît la finalité, le système, la coordination;

3) La conscience considérée comme la forme la plus haute que l'on puisse atteindre, comme l'être le plus élevé, comme " Dieu ";

4) La volonté enregistrée partout où il y a des effets;

5) Le " monde-vérité " considéré comme monde intellectuel, comme accessible par le fait de la conscience;

6) La connaissance absolue considérée comme faculté de la conscience, partout où il y a connaissance.

Conséquences:

Tout progrès réside dans le progrès vers la conscience; tout recul réside dans l'inconscience ( - le fait de devenir inconscient était regardé comme une déchéance, comme abandon aux désirs des sens, - comme un aboutissement... );

On s'approche de la réalité, de l'" être véritable ", par la dialectique; on s'en éloigne par les instincts, les sens, le mécanisme...;

Pousser l'homme à se fondre dans l'esprit, ce serait faire de lui un dieu: esprit, volonté, bonté - unité;

Tout le bien doit avoir son origine dans la spiritualité, doit être un fait de la conscience;

Le progrès vers le mieux ne peut être qu'un progrès vers le fait de devenir conscient.

265.

Le phénoménalisme du " monde intérieur ". - Il y a renversement chronologique, de sorte que la cause parvient à la conscience plus tard que l'effet. - Nous avons appris qu'une douleur peut être projetée à un endroit du corps sans y avoir son siège - : nous avons appris que les sensations que l'on tient naïvement pour conditionnées par le monde extérieur sont en réalité conditionnées par le monde intérieur: que la véritable action du monde extérieur se passe toujours d'une façon inconsciente... Le fragment du monde extérieur dont nous devenons conscients est né après l'effet exercé sur nous par l'extérieur, est projeté après coup sous forme de " cause " prêtée à cet effet...

Dans le phénoménalisme du " monde intérieur " nous retournons la chronologie de la cause et de l'effet. Le fait fondamental de l'expérience intérieure c'est que la cause est imaginée lorsque l'effet a eu lieu... Il en est de même de la succession des idées... - nous cherchons la raison d'une idée avant qu'elle soit devenue consciente pour nous: et alors la raison, et ensuite sa conséquence, entrent dans notre conscience... Tous nos rêves consistent à interpréter des sentiments d'ensemble, pour en chercher les causes possibles: et de telle sorte qu'un état ne devient conscient que lorsque la chaîne des causalités, inventée pour l'interpréter, est entrée dans la conscience.

Toute " l'expérience intérieure " repose sur ceci qu'à une irritation des centres nerveux on cherche et imagine une cause - et que c'est seulement la cause ainsi trouvée qui pénètre dans la conscience: cette cause n'est absolument pas adéquate à la cause véritable, - c'est une sorte de tâtonnement basé sur d'antérieures " expériences intérieures ", c'est-à-dire sur la mémoire. Mais la mémoire conserve aussi l'habitude des interprétations anciennes, c'est-à-dire de la causalité erronée, - en sorte que l" expérience intérieure " portera encore en elle toutes les anciennes fausses fictions causales. Notre " monde extérieur ", tel que nous le projetons à chaque moment, est indissolublement lié aux vieilles erreurs des causes: nous essayons de l'interpréter par le schématisme des " objets ", etc.

L'" expérience intérieure " ne parvient à notre conscience qu'après avoir trouvé un langage que l'individu puisse comprendre, - c'est-à-dire la transposition d'un état en un état plus connu. - " Comprendre " c'est simplement pouvoir exprimer quelque chose de nouveau, dans la langue de quelque chose d'ancien, de connu. Par exemple: " Je me sens mal " - un pareil jugement présuppose une grande et tardive neutralité de la part de l'observateur: - l'homme naïf dira toujours: telle ou telle chose fait que je me sente mal, - il ne jugera clairement son malaise que lorsqu'il verra une raison pour se sentir mal... J'appelle cela un manque de philologie; pouvoir lire un texte, en tant que texte, sans y mêler une interprétation, c'est la forme la plus tardive de l'" expérience intérieure ", - peut-être est-ce une forme à peine possible...

266.

Du rôle de la " conscience ". - Il est essentiel de ne pas se méprendre sur le rôle de la conscience: c'est notre relation avec le monde extérieur qui a développé celle-ci. La direction, par contre, je veux dire la garde et la prévoyance, par rapport au jeu uniforme des fonctions corporelles, ne nous entre pas dans la conscience; tout aussi peu que l'emmagasinage intellectuel: qu'il y ait pour cela une instance supérieure, on ne peut pas le mettre en doute: une sorte de comité directeur, où les différents appétits principaux font valoir leurs voix et leur puissance.

" Plaisir ", " déplaisir ", ce sont là des indications venues de cette sphère: l'acte de volonté de même, l'idée de même.

En résumé: ce qui devient conscient se trouve dans des rapports de causalité qui nous sont entièrement cachés. La succession de pensées, de sentiments, d'idées dans la conscience ne laisse pas entendre que cette suite est une suite causale: mais il en est ainsi en apparence, et au plus haut degré. C'est sur cette apparence que nous avons fondé toute notre représentation d'esprit, de raison, de logique, etc. ( - tout cela n'existe pas: ce sont des synthèses et des unités simulées), pour projeter ensuite cette représentation dans les choses, derrière les choses !

Généralement on prend la conscience elle-même comme assemblage sensoriel et instance supérieure; du reste elle n'est qu'un moyen de communication; elle s'est développée dans les rapports, eu égard aux intérêts de relation... "Relation" est entendu ici également pour l'influence du monde extérieur et les réactions que cette influence nécessite de notre part; de même pour l'effet que nous exerçons au dehors. Ce n'est pas un conduit, mais un organe conducteur. -

267.

Qu'entre le sujet et l'objet, il existe quelque chose comme des relations adéquates, que l'objet soit quelque chose comme le sujet vu de l'intérieur, ce sont là de bonnes inventions qui, je pense, ont eu leur temps. La mesure de ce dont nous avons généralement conscience est totalement dépendante de la grossière utilité de ce qui parvient à notre conscience. Comment cette petite perspective de la conscience nous permettrait-elle, de quelque façon que ce soit, d'affirmer sur le " sujet " et l'" objet " des données qui toucheraient la réalité ! -

268.

L'évaluation de valeur: " Je crois que telle chose est ainsi " considérée comme essence de la " vérité ". Dans les évaluations s'expriment des conditions de conservation et de croissance. Tous nos organes de la connaissance et des sens sont seulement développés par rapport à des conditions de conservation et de croissance. La confiance en la raison et ses catégories, en la dialectique, donc l'évaluation de la logique, démontre seulement l'utilité de celle-ci pour la vie, utilité déjà démontrée par l'expérience: et non point sa " vérité ".

Qu'il faut qu'une quantité de croyance existe; qu'il faut que l'on puisse juger; que le doute à l'égard des valeurs essentielles fasse défaut: - ce sont les conditions premières de tout ce qui est vivant et de la vie de tout ce qui est vivant. Donc, il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai, - mais il n'est nullement nécessaire que cela soit vrai.

" Le Monde-vérité et le Monde-apparence " -, cette antinomie est ramenée par moi à des rapports de valeurs. Nous avons projeté nos conditions de conservation comme des attributs de l'être en général. Du fait que, pour prospérer, il nous faut de la stabilité dans notre croyance, nous sommes arrivés à affirmer que le monde-" vérité " n'est point muable et fluctuant dans le devenir, mais qu'il est l'être.

269.

Une morale, c'est-à-dire un genre de vie démontré par une longue expérience et un long examen, finit par arriver à la conscience sous forme de loi, sous une forme dominante... Et, par là, tout le groupe de valeurs et de conditions similaires entre dans son cercle: cette morale devient vénérable, intangible, sacrée, véritable; cela fait partie de son évolution que son origine est oubliée... C'est un signe qu'elle s'est érigée en maîtresse...

Il pourrait en être exactement de même des catégories de la raison: après beaucoup d'essais et de tâtonnements, celle-ci auraient pu faire leur preuve par une utilité relative... Il vint un moment où l'on put les résumer, les faire parvenir à la conscience dans leur ensemble, - où on les commandait, c'est-à-dire où elles agissaient comme si elles commandaient... Dès lors elles passèrent pour être a priori, par-delà l'expérience, indémontrables. Et pourtant elles n'expriment peut-être pas autre chose qu'une certaine finalité de race et d'espèce, - leur utilité seule est leur " vérité ".

270.

Il n'y a ni " esprit ", ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité: ce ne sont là que des fictions inutilisables. Il ne s'agit pas de " sujet et d'objet ", mais d'une certaine espèce animale qui ne prospère que sous l'empire d'une justesse relative de ses perceptions, et avant tout avec la régularité de celles-ci (en sorte qu'elle est à même de capitaliser des expériences )...

La connaissance travaille comme instrument de la puissance. Il est donc évident qu'elle grandit à chaque surcroît de puissance...

Le sens de la connaissance: ici, comme pour l'idée de " bien ", de " beau ", la conception doit être prise sévèrement et étroitement au point de vue anthropocentrique et biologique. Pour qu'une espèce déterminée puisse se conserver et croître dans sa puissance, il faut que sa conception de la réalité embrasse assez de choses calculables et constantes, pour qu'elle soit à même d'édifier sur cette conception un schéma de sa conduite. L'utilité de la conservation - et non point un besoin quelconque, abstrait et théorique, de ne pas être trompé - se place comme motif derrière l'évolution des organes de la connaissance..., ces organes se développent de façon à ce que leur observation suffise à nous conserver. Autrement: la mesure du besoin de connaître dépend de la mesure de croissance dans la volonté de puissance de l'espèce; une espèce s'empare d'une quantité de réalité pour se rendre maître de celle-ci, pour la prendre à son service.

271.

Nous ne sommes pas à même d'affirmer et de nier en même temps une seule et même chose: c'est là un principe d'expérience subjective; ce n'est pas une " nécessité ", mais seulement une impossibilité qui s'exprime là.

Si, d'après Aristote, le principium contradictionis est le plus certain de tous les principes, s'il est le dernier, celui qui se trouve au sommet et auquel remonte toutes les démonstrations, si le principe de tous les autres axiomes réside en lui: ce serait le cas de considérer d'autant plus sévèrement, combien d'affirmations il présuppose en somme déjà. Ou bien, on affirme avec lui quelque chose qui concerne la réalité, l'être, comme s'il en avait déjà connaissance par ailleurs; c'est-à-dire que l'on ne peut pas lui prêter d'attributs contraires. On bien, la proposition signifie que l'on ne doit pas lui prêter d'attributs contraires. Alors la logique serait un impératif, non point pour la connaissance du vrai, mais pour fixer et accommoder un monde que nous devons appeler vrai.

Bref, la question reste ouverte: les axiomes logiques sont-ils adéquats à la réalité, ou bien sont-ils des mesures et des moyens pour créer, à notre usage, les choses réelles, le concept de " réalité " ?... Or, pour pouvoir affirmer la première chose, il faudrait, comme je l'ai indiqué, déjà connaître l'être; ce qui n'est absolument pas le cas. Le principe ne contient donc pas un critérium de vérité, mais un impératif au sujet de ce qui doit passer pour vrai.

En admettant que cet A identique à lui-même, tel que l'admet tout principe de logique (et aussi la mathématique), n'existe pas, en admettant que cet A soit déjà une apparence, il faudrait en conclure que la logique n'aurait pour condition qu'un monde-apparence. En réalité, nous croyons à ce principe, sous l'impression d'un empirisme infini qui semble le confirmer sans cesse. L'" ens " est la véritable base d'A; notre foi en les choses est la condition première pour la foi en la logique. L'A de la logique est comme l'atome d'une reconstitution de la " chose "... En ne comprenant pas cela et en faisant de la logique un critérium de l'être vrai, nous sommes déjà en train de considérer comme des réalités toutes ces hypostases: substance, attribut, objet, sujet, action, etc.: c'est-à-dire de concevoir un monde métaphysique, un " monde-vérité " mais celui-ci est une répétition du monde des apparences...).

Les actions primitives de la pensée, l'affirmation et la négation, tenir quelque chose pour vrai, tenir quelque chose pour faux, en tant qu'elles ne présument pas seulement une habitude, mais un droit de tenir pour vrai et de nier, sont déjà dominées par la croyance que la connaissance existe pour nous, que le jugement peut véritablement toucher la vérité: - bref, la logique ne doute pas qu'elle peut énoncer quelque chose au sujet de ce qui est vrai en soi (c'est-à-dire qu'à ce qui est vrai en soi l'on ne peut pas prêter d'attributs contraires).

Ici règne le grossier préjugé sensualiste qui veut que les sensations nous enseignent des vérités au sujet des choses, - nous enseigne que nous ne pouvons pas dire en même temps, du même objet, qu'il est dur et qu'il est mou. (La démonstration instinctive " je ne puis pas avoir en même temps deux sensations contraires " - est grossière et totalement fausse.)

L'interdiction de se contredire dans les concepts part de la croyance que nous sommes à même de former des concepts, qu'un concept ne désigne pas seulement l'essence des choses, mais encore qu'il l'embrasse... De fait la logique (comme la géométrie et l'arithmétique) ne s'applique qu'à des êtres figurés que nous avons créés. La logique est la tentative de comprendre le monde véritable d'après un schéma de l'être fixé par nous, plus exactement: de nous mettre à même de formuler et de déterminer le monde véritable...

272.

Non point " connaître ", mais schématiser, - imposer au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire notre besoin pratique.

Dans la formation de la raison, de la logique, des catégories, le besoin a donné la mesure: le besoin non pas de " connaître ", mais de comprendre, de résumer, de schématiser en vue de l'intelligence du calcul... (L'arrangement, l'interprétation des choses semblables, égales, - le même processus que subit toute impression des sens c'est le développement de la raison !) Ce n'est pas une " idée " préexistante qui a travaillé là: mais l'utilité; les choses ne sont évaluables et maniables pour nous que lorsque nous les voyons grossières et égales les unes aux autres... La finalité dans la raison est un effet et non pas une cause: la vie déconseille toute autre espèce de raison vers quoi il y a sans cesse des efforts, - elle devient alors peu claire - trop inégale.

Les catégories ne sont des " vérités " qu'en ce sens qu'elles sont pour nous des conditions d'existence: de même que l'espace d'Euclide est une pareille " vérité " conditionnée. (Comme personne ne soutiendra qu'il y a nécessité absolue à ce qu'il y ait précisément des hommes, la raison, de même que l'espace d'Euclide, est une simple idiosyncrasie de certaines espèces animales, une seule idiosyncrasie à côté de tant d'autres...)

La contrainte subjective qui empêche de contredire ici est une contrainte biologique: l'instinct de l'utilité qu'il y a à conclure ainsi que nous concluons est devenu pour nous une seconde nature, nous sommes presque cet instinct... Mais quelle naïveté de vouloir tirer de là la démonstration que nous possédons une vérité en soi ! Le fait de ne pas pouvoir contredire est la preuve d'une incapacité et non point d'une " vérité ".

273.

Il est nécessaire d'admettre ce qui est pour pouvoir penser et conclure. La logique ne manie que des formules correspondant à des choses stables. C'est pourquoi cette admission n'aurait encore aucune force de démonstration à l'égard de la réalité; ce qui " est ", fait partie de notre optique. Le " moi " considéré comme " étant " ( - il n'est point touché par le devenir et l'évolution).

Le monde imaginaire du sujet, de la substance, de la " raison ", etc., est nécessaire - il y a en nous une puissance ordonnatrice, simplificatrice qui falsifie et sépare artificiellement. " Vérité " c'est la volonté de se rendre maître de la multiplicité des sensations - sérier les phénomènes sur des catégories déterminées. En cela, nous partons de la croyance à ce que les choses ont d'"en soi " (nous tenons les phénomènes pour réels).

Le caractère du monde qui est dans son devenir n'est pas " formulable ", il est faux, il se contredit lui-même. La connaissance et le devenir s'excluent. Par conséquent, il faut que la " connaissance " soit autre chose: il faut qu'une volonté de rendre connaissable précède, une sorte de devenir même doit créer l'illusion de l'être.

274.

Première proposition. - La méthode de penser la plus facile est victorieuse de la plus difficile; - cela exprimé sous forme de dogme: simplex sigillum veri. - Dico: c'est un parfait enfantillage de croire que la clarté démontre quelque chose en faveur de la vérité.

Deuxième proposition. - La théorie de l'être, de la chose, de toutes les unités constantes, est cent fois plus facile que la doctrine du devenir, de l'évolution...

Troisième proposition. - La logique était considérée comme moyen d'expression - non point comme vérité... Plus tard elle agit comme vérité...

275.

Notre optique psychologique est déterminée de la sorte:

1) La communication est nécessaire: pour que la communication soit possible, il faut que quelque chose soit fixe, simplifié, précisable (avant tout, dans ce que l'on appelle le cas identique). Mais pour qu'une chose puisse être communicable il faut qu'elle donne l'impression de quelque chose d'apprêté, de " reconnaissable ". Le matériel des sens, apprêté par l'entendement, réduit à de grossiers traits généraux, rendu semblable, rangé parmi des choses similaires. Donc: l'infini et le chaos des impressions sensorielles sont en quelque sorte logicisés.

2) Le monde des " phénomènes " est le monde apprêté qui fait sur nous l'impression de la réalité. La " réalité " réside dans le retour continuel des choses pareilles, connues, semblables, dans le caractère logique de celle-ci, dans la croyance que nous pourrons ici calculer et déterminer.

3) L'opposé de ce monde des phénomènes n'est point le " monde-vérité ", mais le monde sans forme et informulable du chaos des sensations, - donc une autre espèce de monde des phénomènes, un monde qui, pour nous, n'est point " connaissable ".

4) Il faut répondre aux questions relatives aux " choses en soi ", abstraction faite de la réceptivité de nos sens et de l'activité de notre raison, par une autre question: comment pouvons-nous savoir qu'il y a des choses ? C'est nous qui avons créé l'" existence des choses ". Il s'agit de savoir s'il ne pourrait pas exister encore beaucoup de façons de créer un pareil monde-apparence - et si cette façon de créer, de logiciser, d'apprêter, de falsifier n'est pas la réalité elle-même, la mieux garantie; bref, si ce qui assigne aux choses leur place n'est pas ce qui seul est réel, et si " l'effet que produit sur nous le monde extérieur " n'est pas le résultat de pareils sujets voulants... Les autres " êtres " agissent sur nous; notre monde apprêté des apparences est un ajustement, une victoire sur les actions de ceux-ci: une sorte de mesure défensive. Le sujet seul est démontrable: on peut émettre l'hypothèse qu'il n'y a que des sujets, - que l'" objet " n'est qu'une sorte d'effet du sujet sur le sujet... un mode du sujet.

276.

Parménide a dit: " L'esprit ne peut pas concevoir le néant. " - Nous nous trouvons à l'autre extrémité et nous disons: " Ce qui peut être conçu est nécessairement une fiction. "

277.

L'idée de substance est le résultat de l'idée du sujet et non pas inversement ! Si nous sacrifions l'âme, le " sujet ", les conditions manquent pour imaginer une " substance ". On obtient des degrés de l'être, on sacrifie l'Être.

Critique de la " réalité ": à quoi mène le " plus ou moins de réalité ", la gradation de l'être à laquelle nous croyons ?

Les degrés dans le sentiment de vie et de puissance (logique et connexion dans ce qui a été vécu) nous donnent la mesure de l'" être ", de la " réalité ", de la non-apparence.

Sujet: c'est la terminologie de notre croyance à une unité parmi tous les moments différents d'un sentiment de réalité supérieure: nous entendons cette croyance comme l'effet d'une seule cause, - nous croyons à notre croyance au point que c'est à cause d'elle que nous imaginons la " vérité ", la " réalité ", la " substantialité ". - " Sujet ", c'est la fiction qui voudrait faire croire que plusieurs états similaires sont chez nous l'effet d'un même substratum: mais c'est nous qui avons créé l'" analogie " entre ces différents états. L'équivalation et l'apprêtation de ceux-ci, voilà les faits et non pas l'analogie ( - il faut, au contraire, nier l'analogie - ).

278.

Division psychologique de notre croyance en la raison. - L'idée de " réalité ", d'" être " est empruntée à notre sentiment du " sujet ".

" Sujet ": interprété en partant de nous, en sorte que le moi passe pour être la substance, la cause de toute action, l'agisseur.

Les postulats logico-métaphysiques, la croyance en la substance, l'accident, l'attribut, etc..., tirent leur force persuasive de l'habitude de considérer tout ce que nous faisons comme la conséquence de notre volonté: - en sorte que le moi, en tant que substance, ne disparaît pas dans la multiplicité du changement. - Mais il n'y a pas de volonté. -

Nous ne possédons pas de catégories qui nous permettent de séparer un " monde en soi " d'un monde considéré comme représentation. Toutes nos catégories de la raison sont d'origine sensualiste: déduites du monde empirique. L'" Âme ", le " moi " - l'histoire de ces concepts montre que, là aussi, la plus ancienne division (" souffle ", " vie ")...

S'il n'y a rien de matériel, il n'y a rien non plus d'immatériel. Le concept ne renferme plus rien...

Point de sujet-" atome ". La sphère d'un sujet grandissant ou diminuant sans cesse, le centre du système se déplaçant sans cesse; dans le cas où le système n'est pas à même d'organiser la masse appropriée, il se divise en deux. D'autre part, il peut, sans le détruire, transformer un sujet plus faible pour en faire son fonctionnaire et former avec lui, jusqu'à un certain degré, une nouvelle unité. Non point une " substance ", mais quelque chose qui, par soi-même, aspire à se renforcer; et qui ne peut se conserver qu'indirectement (renchérir sur soi-même - ).

279.

Pour l'" apparence logique ". - L'idée d'" individu " - et l'idée d'" espèce " sont également fausses et seulement apparentes. L'" espèce " exprime seulement le fait qu'une foule d'être analogues se présentent en même temps et que l'allure dans le développement et la transformation s'est ralentie pour longtemps: de sorte que les petits changements et les petits accroissements qui ont lieu effectivement n'entrent guère en ligne de compte ( - une phase du développement où le fait de se développer ne devient point visible, de sorte qu'un équilibre paraît atteint, ce qui facilite la fausse idée que le but est atteint - et qu'il y a eu une fin dans le développement... ).

La forme apparaît comme quelque chose de durable et par conséquent comme quelque chose de précieux; mais la forme a seulement été inventée par nous; et quel que soit le nombre de fois où l'on réalise " la même forme ", cela ne signifie pas du tout que c'est la même, - car c'est toujours quelque chose de nouveau qui apparaît, - et nous, nous qui comparons, nous sommes seuls à additionner ce qui est nouveau, en tant que c'est semblable à l'ancien, pour l'adjoindre à l'unité de la " forme ". Comme si un type particulier devait être atteint, comme si ce type servait de modèle et d'exemple à la formation.

La forme, l'espèce, la loi, l'idée, le but, - partout on commet la même faute de substituer à une fiction une fausse réalité: comme si ce qui arrive renfermait l'obligation d'une obéissance quelconque, - on fait une séparation artificielle entre ce qui agit et ce d'après quoi ne sont fixés que pour obéir à notre dogmatique métaphysico-logique: ce ne sont point des " faits ".

Il ne faut pas interpréter la contrainte qui nous pousse à former des concepts, des espèces, des formes, des fins et des lois (" un monde des cas identiques ") en ce sens que, par là, nous serions à même de fixer le monde-vérité; c'est au contraire la nécessité d'apprêter, à notre usage, un monde où notre existence serait rendue possible: - nous créons ainsi un monde qui est déterminable, simplifié, compréhensible pour nous.

La même contrainte subsiste dans l'activité des sens que soutient la raison - par la simplification, le grossissement, l'accentuation, et l'interprétation sur quoi repose toute " reconnaissance ", toute possibilité de se rendre intelligible. Nos besoins ont tellement précisé nos sens que " le même monde des apparences " reparaît toujours et prend ainsi l'apparence de la réalité.

La contrainte subjective qui nous fait croire en la logique explique simplement que, bien avant que nous ayons eu conscience de la logique elle-même, nous n'avons pas fait autre chose que d'introduire ses postulats dans ce qui arrive: maintenant nous nous trouvons en leur présence - nous ne pouvons plus faire autrement -, et notre imagination prend cette contrainte pour une garantie de la " vérité ". C'est nous qui avons créé " la chose ", la " chose égale ", le sujet, l'attribut, l'action, l'objet, la substance, la forme, après nous être longtemps contentés de rendre égal, de rendre grossier et simple. Le monde nous apparaît logique parce que c'est nous qui l'avons d'abord logicisé.

280.

Pour combattre le déterminisme. - Du fait que quelque chose arrive régulièrement et dans des conditions appréciables il ne s'ensuit pas encore que cette chose arrive nécessairement. Si une quantité de force se détermine et se comporte, dans chaque cas déterminé, d'une façon particulière et unique il ne faudrait pas en induire que " sa volonté n'est pas libre " La " nécessité mécanique " est un état de fait: c'est nous qui avons voulu nous en servir pour interpréter ce qui arrive - Nous avons expliqué la possibilité d'énoncer ce qui arrive comme la conséquence d'une nécessité qui régit les événements. Mais, du fait que j'exécute quelque chose de déterminé, on ne saurait conclure que je l'exécute par contrainte. La contrainte n'est pas du tout démontrable dans les choses: la règle démontre seulement qu'une seule et même chose qui arrive n'est pas en même temps une autre chose. Ce n'est que lorsque nous avons introduit des sujets, des " acteurs ", dans les choses, que naît ce mirage: tout ce qui arrive est la suite d'une contrainte exercée sur les sujets, - exercée par qui ? Encore par un " acteur ". Cause et effet - notions dangereuses tant que l'on songe à quelque chose qui occasionne et à quelque chose sur quoi l'on agit.

***

a) La nécessité n'est pas un état de fait, mais une interprétation.

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b) Lorsque l'on a compris que le " sujet " n'est pas quelque chose qui agit, mais seulement une fiction, il s'ensuit beaucoup de choses.

A l'image du sujet, nous avons inventé la causalité que nous avons introduite dans le pêle-mêle des sensations. Si nous ne croyons plus au sujet qui agit, la croyance aux objets qui agissent, à l'action réciproque, cause et effet, entre ces phénomènes que nous appelons choses, tombe également.

Et disparaît naturellement aussi le monde des atomes agissants: que l'on admet toujours seulement à condition que l'on ait besoin de sujets.

Enfin disparaît de même la " chose en soi ", parce qu'elle équivaut en somme à la conception du " sujet en soi ". Mais nous avons compris que le sujet était imaginaire. L'antinomie entre la " chose en soi " et l'" apparence " ne peut pas se défendre; mais ainsi disparaît aussi l'idée d'" apparence ".

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c) Si nous abandonnons le sujet qui agit, nous abandonnons aussi l'objet sur lequel on agit. La durée, l'égalité à soi-même, l'être ne sont inhérents ni à ce que l'on appelle sujet, ni à ce que l'on appelle objet: ce sont des complexités de ce qui arrive, par rapport à d'autres complexités durables en apparence, - elles se distinguent par exemple par une différence dans l'allure de ce qui arrive (repos-mouvement; solide-liquide: différences qui n'existent pas par elles-mêmes et par quoi l'on n'exprime, de fait, que des différences de degrés qui, pour une mesure particulière de l'optique, ressemblent à des contrastes. Il n'existe pas de contraste: c'est de la logique que nous tenons l'idée de contraste - transporté de là faussement sur les choses).

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d) Si nous abandonnons l'idée de " sujet " et d'" objet ", nous abandonnerons aussi l'idée de " substance " - et par conséquent aussi ses différentes modifications, par exemple la " matière ", l'" esprit " et autres êtres hypothétiques, " l'éternité et l'invariabilité de la matière ", etc. Nous sommes débarrassés de la matérialité.

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Si l'on s'exprime au point de vue de la morale, le monde est faux. Mais, en ce sens que la morale est elle-même un fragment de ce monde, la morale est fausse.

La volonté du vrai est une stabilisation, une action de rendre vrai et durable, une suppression de ce caractère faux, une transposition de celui-ci dans l'être. La " vérité " n'est pas, par conséquent, quelque chose qui est là et qu'il faut trouver et découvrir, - mais quelque chose qu'il faut créer, qui donne son nom à une opération, mieux encore à la volonté de remporter une victoire, volonté qui, par elle-même, est sans fin: introduire la vérité, c'est un processus in infinitum, une détermination active, - et non point la venue à la conscience de quelque chose qui serait fixe et déterminé. C'est un mot pour la " volonté de puissance ".

La vie est fondée sur l'hypothèse d'une croyance à quelque chose de durable et qui agit d'une façon régulière; plus la vie est puissante, plus vaste doit être rendu le monde devinable à qui l'on a en quelque sorte prêté l'existence. Logiciser, rationaliser, systématiser, ce sont les expédients de la vie.

L'homme projette, en quelque sorte, en dehors de lui, son instinct de vérité, son " but ", pour en faire le monde de l'être, le monde métaphysique, la " chose en soi ", le monde existant déjà. Son besoin de créateur s'invente d'avance le monde auquel il travaille, il l'anticipe: cette anticipation (cette " foi " en la vérité) est son soutien.

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Tout ce qui arrive, tout mouvement, tout devenir, considérés comme la fixation de degrés et de forces, -comme une lutte...

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Le " bien de l'individu " est tout aussi imaginaire que le " bien de l'espèce "; on ne sacrifie pas le premier au second; l'espèce, vue de loin, est quelque chose d'aussi inconsistant que l'individu. La " conservation de l'espèce " est seulement une conséquence de la croissance de l'espèce, ce qui équivaut à une victoire sur l'espèce, en s'acheminant vers une espèce plus forte.

***

Dès que nous nous imaginons quelqu'un qui est responsable du fait que nous sommes conformés de telle ou telle manière (Dieu, la nature), lui attribuant notre existence, notre bonheur et notre nature, comme si c'étaient là des intentions de sa part, nous gâtons, pour nous, l'innocence du devenir. Nous avons alors quelqu'un qui veut atteindre quelque chose pour nous et par nous.

***

La " finalité " apparente (" cette finalité infiniment supérieure à tout art humain ") n'est que la conséquence de cette volonté de puissance qui se déroule dans tout ce qui arrive -; le fait de devenir plus fort entraîne avec lui des conditions qui ressemblent à une ébauche de finalité - ; les fins apparentes ne sont pas intentionnelles, mais dès qu'il y a prépondérance sur une puissance plus faible, en sorte que celle-ci travaille comme fonction de la puissance plus forte, il s'établit une hiérarchie, une organisation qui éveille forcément l'idée d'un ordre où la fin et les moyens jouent le principal rôle.

Contre l'apparente " nécessité ":

- Celle-ci n'est qu'un terme pour exprimer qu'une force n'est pas autre chose encore. Contre l'apparente " finalité ":

- Celle-ci n'est qu'un terme pour exprimer un ordre de sphères de puissance et l'ensemble de celles-ci.

***

La précision logique, la transparence considérées comme critérium de la vérité (" omne illud verum est, quod clare et distincte percipitur " - Descartes): par là l'hypothèse mécanique du monde est rendue désirable et croyable.

Mais c'est là une grossière confusion: comme simplex sigillum veri. D'où sait-on que la véritable modalité des choses se trouve dans tel rapport avec notre intellect ? - N'en serait-il pas autrement ? Ne serait-ce pas l'hypothèse qui lui procure le plus grand sentiment de puissance et de sûreté de soi que l'intellect favorise et apprécie le plus et que, par conséquent, il tient pour vraie ? - L'intellect pose son pouvoir et son savoir les plus indépendants et les plus forts comme critérium de ce qu'il y a de plus précieux, par conséquent du vrai...

" Vrai ":

- au point de vue du sentiment - c'est ce qui émeut le sentiment avec le plus de force ("moi");

- au point de vue de l'intellect - ce qui donne à la pensée le plus grand sentiment de force;

- au point de vue des sens, du toucher, de la vue, de l'ouïe - ce qui force à la plus grande résistance.

Donc, ce sont les degrés supérieurs dans les manifestations qui éveillent pour l'objet la croyance à sa " vérité ", c'est-à-dire à sa réalité. Le sentiment de la force, de la lutte, de la résistance, convainc qu'il y a là quelque chose à quoi l'on résiste.

281.

L'histoire des méthodes scientifiques a été interprétée par Auguste Comte presque comme une philosophie. - La détermination de ce qui est " vrai ", " faux ", la détermination d'états de fait en général, est foncièrement différente de la fixation créatrice, de l'action de créer, de former, de surmonter, de vouloir, telle qu'elle appartient à l'essence même de la philosophie. Introduire un sens - cette tâche reste absolument à accomplir encore, en admettant qu'il n'y ait point de sens. Il en est ainsi des sons, mais aussi des destinées des peuples: ils sont aptes aux interprétations et aux directions les plus différentes, en vue des fins les plus différentes. Le degré supérieur c'est de fixer un but et d'y conformer l'essentiel: donc l'interprétation de l'action et non pas seulement la transformation des concepts.

282.

La " simulation " augmente conformément à l'élévation dans la hiérarchie des êtres. Dans le monde inorganique elle semble faire défaut, dans le monde organique commence la ruse; les plantes y sont déjà passées maître. Les hommes les plus grands comme César, Napoléon (le mot de Stendhal à son sujet), de même les races les plus élevées, les Italiens, les Grecs (Ulysse); l'astuce tient à l'essence même de l'élévation de l'homme...

Problème du comédien. Vrai idéal dionysien... L'optique de toutes les fonctions organiques, de tous les instincts vitaux les plus violents: la force qui veut l'erreur dans toute vie; l'erreur comme condition même de la pensée. Avant d'avoir " pensé " il faut déjà avoir " imaginé "; l'assimilation à des cas identiques, à l'apparence de l'identité, est plus primitive que l'intelligence de l'identité véritable.

283.

Dans un monde qui serait essentiellement faux, la véracité serait une tendance contre-nature; celle-ci ne pourrait avoir de sens que comme moyen pour atteindre une puissance supérieure de fausseté. Pour qu'un monde du vrai, de l'être put être imaginé, il fallut que préalablement l'homme véridique fut créé (et aussi qu'il se crût " véridique ").

Simple, transparent, point en contradiction avec lui-même, durable, égal à lui-même, sans faute ni volte, sans voile ni dissimulation: un homme de cette espèce conçoit un monde de l'être à son image et il l'appelle " Dieu ".

Pour que la véracité soit possible, il faut que la sphère de l'homme tout entière soit très nette, très petite et respectable; il faut que l'avantage, en quelque sens que ce soit, se trouve du côté du véridique. - Le mensonge, la ruse, la dissimulation doivent éveiller l'étonnement...

284.

Les valeurs morales dans la théorie de la connaissance elle-même:

La confiance en la raison - pourquoi pas la méfiance ?

Le monde-vérité doit être le monde du bien - pourquoi ?

L'apparence, le changement, la contradiction, la lutte, considérés comme des choses immorales: le désir d'un monde où tout cela n'existerait pas.

Le monde transcendant imaginé pour laisser la place de la " liberté morale " (chez Kant).

La dialectique considérée comme chemin de la vertu (chez Platon et chez Socrate: apparemment parce que la sophistique passait pour être le chemin de l'immoralité).

Le temps et l'espace envisagés d'une façon idéale: par conséquent " l'unité " dans l'essence des choses, par conséquent point de péché, point de mal, point d'imperfection, - une justification de Dieu.

Epicure nia la possibilité de la connaissance: pour conserver les valeurs morales (c'est-à-dire hédonistiques) comme valeurs supérieures. Saint Augustin fait la même chose, plus tard Pascal (" la raison corrompue ") en faveur des valeurs chrétiennes.

Le mépris de Descartes à l'égard de tout ce qui change; de même celui de Spinoza.

285.

a) L'homme cherche " la vérité ": un monde qui ne se contredirait pas, qui ne trompe ni ne change, un monde-vérité - un monde où l'on ne souffre pas: contradiction, illusion, changement - causes de la souffrance ! Il ne doute pas qu'il n'y ait un monde tel qu'il doit être; il voudrait s'ouvrir un chemin jusqu'à lui. Où l'homme cherche-t-il ici l'idée de réalité ? - Pourquoi fait-il désirer précisément la souffrance du changement, de l'illusion, de la contradiction ? Pourquoi n'en fait-il pas plutôt dériver son bonheur ?...

Le mépris, la haine de tout ce qui passe, change et se transforme: - d'où vient cette évolution de ce qui demeure ? Visiblement la volonté du vrai n'est ici que le désir d'un monde où tout serait durable.

Les sens trompent, la raison corrige les erreurs: par conséquent, ainsi décidait-on, la raison est le chemin vers ce qui est durable; les idées où il y avait le moins de sens devaient être celles qui étaient le plus près du " monde-vérité ". - C'est des sens que viennent la plupart des coups du malheur, - ils sont trompeurs, suborneurs, destructeurs.

Le bonheur ne peut être garanti que par ce qui est: le changement et le bonheur s'excluent l'un l'autre. C'est donc l'ambition la plus haute que d'envisager l'identification avec l'être. C'est là la formule qui enseigne le chemin du plus grand bonheur.

En résumé: le monde tel qu'il devrait être existe; ce monde-ci, le monde dans lequel nous vivons, est une erreur, - ce monde, qui est le nôtre, ne devrait pas exister.

La croyance en l'être s'affirme seulement comme une conséquence: le véritable mobile premier, c'est le manque de foi en le devenir, la méfiance à l'égard du devenir, le mépris du devenir...

Quelle espèce d'hommes raisonne ainsi ? Une espèce improductive et souffrante, une espèce fatiguée de la vie. Si nous nous imaginions l'espèce d'hommes contraire, elle n'aurait pas besoin de la croyance en l'être: mieux encore, elle mépriserait l'être comme quelque chose de mort, d'ennuyeux, d'indifférent...

La croyance que le monde qui devrait être existe véritablement, est une croyance des improductifs qui ne veulent pas créer un monde tel qu'il doit être. Ils admettent qu'il existe déjà, ils cherchent des moyens pour y parvenir. " Volonté du vrai ", - c'est l'impuissance dans la volonté de créer.

Reconnaître que quelque chose

est fait de telle façon.

Faire en sorte que quelque

chose soit fait de telle façon.

Antagonisme

dans les degrés

de force

des natures.

Fiction d'un monde qui corresponde à nos désirs; artifices et interprétations psychologiques, pour relier tout ce que nous vénérons et tout ce qui nous est agréable avec ce monde-vérité.

" Volonté du vrai ", sur ce degré c'est essentiellement l'art de l'interprétation, ce pourquoi il faut encore la force de l'interprétation.

La même espèce d'hommes, d'un degré plus pauvre encore, n'étant plus en possession de la force d'interpréter, de créer des fictions, constitue le nihiliste. Un nihiliste est un homme qui juge que le monde, tel qu'il est, ne devrait pas exister, et que le monde, tel qu'il devrait être, n'existe pas. Par conséquent, le fait d'exister (agir, souffrir, vouloir, sentir) n'a pas de sens: l'attitude de " l'en vain " est l'attitude du nihiliste, - en tant qu'attitude, c'est de plus une inconséquence du nihiliste.

Celui qui ne s'entend pas à mettre sa volonté dans les choses, celui qui est sans force et sans volonté, sait du moins encore donner un sens aux choses, c'est-à-dire la croyance qu'elles renferment déjà une volonté.

C'est une mesure pour indiquer le degré dans la force de volonté de savoir jusqu'à quel point on peut se passer de sens dans les choses, jusqu'à quel point on supporte de vivre dans un monde qui n'a pas de sens: parce que l'on en organise soi-même un morceau.

Avoir le regard objectif au point de vue philosophique peut donc être une preuve de pauvreté de volonté et de force. Car la force organise ce qu'il y a de plus proche et de plus voisin; les " connaisseurs ", qui veulent fixer seulement ce qui est, ne peuvent rien fixer, tel que cela doit être.

Les artistes sont une espèce intermédiaire: ils fixent du moins le symbole de ce qui doit être, - ils sont productifs en tant qu'ils changent et transforment véritablement; non point comme font les " connaisseurs " qui laissent tout tel que cela est.

Connexion entre les philosophes et les religions pessimistes: c'est la même espèce d'hommes ( - ils prêtent le plus haut degré de réalité aux choses évaluées les plus hautes - ).

Connexion entre les philosophes et les hommes moraux et leurs évaluations ( - l'interprétation morale du monde considérée comme sens du monde, après l'abaissement du sens religieux).

Écrasement des philosophes par l'anéantissement du monde de l'être: période intermédiaire du nihilisme, avant que la force soit suffisante pour retourner les valeurs, pour diviniser et approuver le monde du devenir et de l'apparence comme le seul monde.

b) Le nihilisme, comme phénomène normal, peut être un symptôme de force grandissante ou de faiblesse grandissante:

- soit que la force de créer, de vouloir, se soit développée de telle sorte qu'elle n'a plus besoin de cette interprétation générale, de cette introduction d'un sens (" Devoirs présents ", État, etc.):

- soit que la force créatrice qui imagine l'être diminue, et que la désillusion devienne l'état dominant. L'incapacité de croire à un " être ", l'" incrédulité ".

Que signifie la science, par rapport aux deux possibilités ?

1) Elle est un signe de force et de domination de soi, elle indique que l'on peut se passer d'un monde des illusions qui consolent et guérissent les plaies;

2) elle peut aussi miner sourdement, disséquer, désillusionner, affaiblir.

3) La foi en la vérité, le besoin de s'appuyer sur quelque chose qui est tenu pour vrai: réduction psychologique, à l'écart de toutes les évaluations qui ont eu cours jusqu'ici. La crainte, la paresse.

De même l'incrédulité: Réduction. En quel sens elle prend une valeur nouvelle, s'il n'existe pas de monde-vérité ( - par là les sentiments de valeurs, gaspillés jusqu'ici sur le monde de l'être, redeviennent libres).

286.

Imprimer au devenir le caractère de l'être - c'est là la volonté de puissance la plus haute. Double falsification, l'une ayant son origine dans les sens, l'autre dans l'esprit, pour conserver un monde de l'être, de la durée, de l'équivalence.

Que tout revienne sans cesse, c'est l'extrême rapprochement d'un monde du devenir avec un monde de l'être. Sommet de la méditation.

C'est des valeurs attribuées à l'être que viennent la condamnation et le mécontentement dans le devenir: après que fut inventé un tel monde de l'être.

Les métamorphoses de l'être (corps, Dieu, idées, lois naturelles, formules, etc.) - " l'être " considéré comme apparence; renversement des valeurs: l'apparence était ce qui prêtait de la valeur... La connaissance en soi est impossible dans le devenir; comment la connaissance est-elle donc possible ? En tant qu'erreur au sujet de soi-même, en tant que volonté de puissance, en tant que volonté d'illusion. - Le devenir considéré comme invention, comme vouloir, comme négation de soi, comme victoire sur soi-même: non point un sujet, mais une action, une évaluation créatrice, point de " causes " ni d'" effets ". - L'art considéré comme volonté de surmonter le devenir, comme " éternisation ", mais à vue courte, selon la perspective: répétant en quelque sorte en petit la tendance de l'ensemble.

Tout ce qui montre de la vie doit être considéré comme une formule réduite pour la tendance générale: dès lors, nouvelle fixation de l'idée de " vie " comme volonté de puissance.

Au lieu de " cause " et d'" effet ", la lutte des éléments du devenir les uns avec les autres, souvent avec l'absolution de l'adversaire; il n'y a pas de nombre constant dans le devenir.

287.

Psychologie de la métaphysique. - Ce monde est apparent: donc il y a un monde-vérité; - ce monde est conditionné: donc il existe un monde absolu - ce monde est plein de contradictions: donc il existe un monde sans contradictions; - ce monde est dans son devenir, par conséquent il existe un monde qui est: - tout cela ne sont que de fausses conclusions (résultat d'une confiance aveugle en la raison: si A existe, il faut aussi qu'existe son idée contraire B). C'est la souffrance qui inspire ces conclusions: au fond, ce sont là seulement les souhaits d'un pareil monde - de même, la haine d'un monde qui fait souffrir s'exprime par ce fait que l'on en imagine un autre, un monde plus précieux: le ressentiment des métaphysiciens à l'égard de la réalité devient ici créateur.

Seconde série de questions: pourquoi souffrir ?... et de là ressort une conclusion sur le rapport du monde-vérité avec notre monde d'apparence, de changement, de souffrance, de contradiction: 1) La souffrance comme conséquence de l'erreur: comment l'erreur est-elle possible ? - 2) La souffrance comme conséquence de la faute: comment la faute est-elle possible ? ( - des expériences tirées de la sphère de la nature que l'on universalise et que l'on projette dans le monde " en soi "). Mais si le monde conditionné est en relation de causalité avec le monde absolu, il faut que la liberté de commettre l'erreur et la faute soit également conditionnée par celui-ci et de nouveau l'on interroge et l'on demande à quelle fin ?... Le monde de l'erreur, du devenir, de la contradiction, de la souffrance est donc voulu: à quelle fin ?

Le défaut de ce syllogisme: on forme deux concepts contradictoires, - parce qu'une réalité correspond à l'un d'eux, il " faut " aussi qu'une réalité corresponde à l'autre. " D'où tiendrait-on autrement sa notion contraire ? " - La raison est par conséquent une source de révélation pour ce qui est en soi.

Mais l'origine de ces antinomies n'a pas besoin de remonter nécessairement à une source surnaturelle de la raison: il suffit d'y opposer la vraie genèse des idées: - celle-ci tire son origine de la sphère pratique, de la sphère d'utilité, et c'est pourquoi elle possède sa foi vive (on périt, si l'on ne tire pas des conclusions conformes à cette raison: mais par là ce qu'affirme celle-ci n'est pas " démontré ".

La préoccupation par la souffrance chez les métaphysiciens est tout à fait naïve. " Béatitude éternelle ": non-sens psychologique. Les hommes braves et créateurs ne considèrent jamais la joie et la souffrance comme des questions de valeurs dernières, - ce sont des phénomènes secondaires: il faut les vouloir tous deux, la joie et la souffrance, si l'on veut atteindre quelque chose. Dans le fait que les métaphysiciens et les hommes religieux voient au premier plan les problèmes de joie et de souffrance, s'exprime quelque chose de malade et de fatigué. La morale, elle aussi, n'a pour eux une telle importance que parce qu'elle est considérée comme une des conditions essentielles pour la suppression de la souffrance.

De même les préoccupations occasionnées par l'apparence et l'erreur: " cause de la souffrance, de la superstition qu'il y a à unir l'idée de bonheur à l'idée de vérité (confusion: le bonheur dans la " certitude ", dans la " foi ").

288.

Origine du " monde-vérité "

L'erreur des philosophes repose sur le fait qu'au lieu de voir dans la logique et les catégories de la raison des moyens pour accommoder le monde à des fins utilitaires (donc, " en principe ", en vue de créer un faux utile), on croit y posséder le critérium de la vérité, c'est-à-dire de la réalité. Le " critérium de la vérité " n'était en effet que l'utilité biologique d'un pareil système d'altération par principe: et, attendu qu'une espèce animale ne connaît rien de plus important que de se conserver, on aurait, en effet, le droit de parler ici de " vérité". La naïveté consistait simplement à prendre l'idiosyncrasie anthropocentrique pour la mesure des choses, comme norme du " réel " et de l'" irréel ": bref, de rendre absolue une chose qui est conditionnée. Et voici que soudain le monde se sépare en deux parties, en un " monde-vérité " et un " monde des apparences ": et ce fut précisément le monde où l'homme avait imaginé, de par sa raison, de vivre et de s'installer, que l'on se mit à lui discréditer. Au lieu d'utiliser les formes comme des instruments pour rendre le monde maniable et déterminable à son usage, la folie des philosophes voulut découvrir que, derrière ces catégories, se cachait la conception de ce monde, auquel ne correspond pas l'autre monde, celui où nous vivons... Les moyens furent mal interprétés, considérés comme des mesures de valeurs, et utilisés même à condamner leur intention première...

L'intention c'était de se duper d'une façon utile; le moyen c'était l'invention de formules et de signes à l'aide de quoi l'on put réduire la multiplicité troublante à un schéma utile et maniable.

Mais, hélas ! maintenant on fit entrer en jeu une catégorie morale; aucun être ne veut se tromper, aucun être ne doit se tromper, - par conséquent il n'y a qu'une volonté du vrai. Qu'est-ce que la " vérité " ?

L'antinomie offrit le schéma: le monde-vérité vers lequel on cherche la voie ne peut pas être en contradiction avec lui-même, il ne peut pas changer, devenir, il n'a ni origine ni fin.

C'est là la plus grosse erreur qui ait été commise, la véritable fatalité de l'erreur sur la terre: dans les formes de la raison on croyait posséder un critérium de la réalité, - tandis que l'on ne tenait ces formes que pour se rendre maître de la réalité, pour mal entendre la réalité d'une façon intelligente...

Et voici que le monde devint faux, exactement à cause des qualités qui constituent sa réalité; le changement, le devenir, la multiplicité, les contrastes et les contradictions, la guerre. Dès lors toute la fatalité était là:

1) Comment se débarrasse-t-on du monde faux, du monde qui n'est qu'apparence ? ( - c'était le monde véritable, l'unique );

2) Comment acquiert-on soi-même, autant que possible, le caractère contraire à celui du monde-apparence ? (Conception de l'être parfait, l'opposé de tout être réel, plus exactement l'opposé de la vie... )

Tout le courant des valeurs portait sur la calomnie de la vie; on créa une confusion du dogmatisme idéal avec la connaissance en général de sorte que le parti opposé se mit aussi à détester la science.

C'est ainsi que le chemin de la science fut doublement barré: d'une part, par la croyance au " monde-vérité " et, d'autre part, par les adversaires de cette croyance. Les sciences naturelles, la physiologie étaient 1) condamnées dans leurs objets, 2) privées de leurs avantages...

Dans le monde réel, où tout s'enchaîne et se limite absolument, condamner et éloigner quelque chose en imagination, ce serait tout éloigner et tout condamner. Le mot " cela ne devrait pas être ", " il n'aurait pas dû en être ainsi ", est une farce. En imaginant les conséquences on détruirait la source de la vie, si l'on voulait supprimer ce qui, dans un sens ou dans un autre, est dangereux, destructeur. La physiologie démontre cela beaucoup mieux !

Nous voyons comment la morale a) empoisonne toute la conception du monde, b) arrête la marche vers la connaissance, vers la science, c) dissout et sape tous les instincts véritables (en enseignant de considérer les racines comme immorales).

Nous voyons travailler devant nous un terrible instrument de la décadence, qui parvient à se maintenir, sous les noms les plus sacrés, avec les attitudes les plus saintes.

289.

A.

Je vois, avec étonnement, que la science se résigne aujourd'hui à en être réduite au monde-apparence: nous ne possédons pas d'organe de la connaissance pour un monde-vérité, quel qu'il soit.

On aurait déjà le droit de demander ici: avec quel organe de la connaissance parvient-on à établir une pareille opposition ?...

Par le fait qu'un monde accessible à nos organes est considéré aussi comme dépendant de ces organes, par le fait que nous considérons un monde comme subjectivement conditionné, nous n'exprimons nullement qu'un monde objectif est possible. Qui nous empêche de penser que la subjectivité est réelle, essentielle ?

L'" en soi " est même une conception absurde: une " modalité en soi " est un non-sens: le concept de l'" être ", de la " chose ", n'est pour nous toujours qu'un concept de relation...

Ce qu'il y a de fâcheux, c'est qu'avec la vieille antinomie " apparent " et " vrai " s'est propagé le jugement corrélatif de valeur: " faible de valeur " et " de valeur absolue ".

Le monde-apparence ne passe pas à nos yeux pour un monde plus " précieux "; l'apparence doit être une instance contre la valeur supérieure. Seul un " monde-vérité " peut être précieux en soi...

Préjugés des préjugés ! Il serait possible en soi que la conformation véritable des choses fut dangereuse et opposée aux conditions premières de la vie, à tel point que l'apparence serait précisément nécessaire pour permettre de vivre... C'est déjà le cas dans des situations si variées, par exemple dans le mariage.

Notre monde empirique serait aussi limité dans les bornes de la connaissance par les instincts de conservation de soi: nous tenons pour vrai, pour bon, pour précieux, ce qui sert à la conservation de l'espèce...

a) Nous ne possédons pas de catégories d'après lesquelles nous pourrions séparer un monde-vérité d'un monde-apparence. (Il pourrait tout au plus exister un monde-apparence, mais ce ne serait pas seulement notre monde-apparence.)

b) En admettant que le monde-vérité existe, il se pourrait qu'il soit encore de valeur moindre pour nous: car la dose d'illusion pourrait être d'un ordre supérieur pour nous à cause de sa valeur de conservation. (A moins que l'apparence suffise, par elle-même, à rejeter une chose.)

c) Qu'il existe une corrélation entre les degrés de valeurs et les degrés de la réalité (de façon à ce que les valeurs supérieures aient aussi une réalité supérieure), c'est là un postulat métaphysique qui part de l'hypothèse que nous connaissons la hiérarchie des valeurs: c'est-à-dire que nous savons que cette hiérarchie est une hiérarchie morale. C'est seulement dans cette hypothèse que la vérité est nécessaire pour la définition de tout ce qui possède une valeur supérieure.

B.

Il est d'une importance cardinale de supprimer le monde-vérité. C'est lui qui diminue la valeur du monde que nous sommes et qui élève des doutes contre lui: le monde-vérité fut jusqu'à présent le plus dangereux attentat à la vie.

Guerre à toutes les hypothèses sur lesquelles on a imaginé un monde-vérité. L'affirmation que les valeurs morales sont les valeurs supérieures fait partie de cette hypothèse.

L'évaluation morale serait réfutée, dans son caractère de supériorité, si l'on pouvait démontrer quelle est la conséquence d'une évaluation immorale: cas particulier de l'immoralité réelle: elle se réduit ainsi elle-même à une apparence, et en tant qu'apparence, elle n'aurait pas le droit de s'appuyer sur elle-même pour condamner le faux.

C.

Il faudrait ensuite examiner, au point de vue psychologique, la " volonté du vrai ": elle n'est pas une puissance morale, mais une forme de la volonté de puissance. Ce serait à démontrer par le fait qu'elle se sert de moyens immoraux: avant tout celui des métaphysiciens. - On ne réalise la véritable méthode de recherche que lorsque l'on a surmonté tous les préjugés moraux: - cette méthode représente une victoire sur la morale...

290.

En quel sens les différentes théories fondamentales de la connaissance (matérialisme, sensualisme, idéalisme) sont des conséquences des appréciations de valeurs: la source des sentiments de plaisir supérieurs (" sentiments des valeurs ") est également décisive pour le problème de la réalité.

- La mesure de savoir positif est tout à fait indifférente ou accessoire: il suffit de regarder l'évolution hindoue.

La théorie bouddhiste qui nie la réalité d'une façon générale (apparence = souffrance) est le résultat d'une conséquence absolue: indémontrabilité, inaccessibilité, absence de catégories, non seulement pour un " monde en soi ", mais intelligence des procédures défectueuses, au moyen de quoi toute cette notion est acquise. " Réalité absolue ", " être en soi ", contradiction. Dans un monde qui est dans son devenir, la " réalité " n'est qu'une simplification, en vue d'un but pratique, ou une illusion fondée sur des organes grossiers, ou un écart dans l'allure du devenir.

La " raison " échafaudée sur des bases sensualistes, sur les préjugés des sens, c'est-à-dire avec la croyance à la vérité des jugements des sens.

" Être ", comme généralisation de l'idée de " vie " (respirer), " être animé ", " vouloir ", " agir ", " devenir ".

L'antinomie serait alors : " être inanimé ", " ne pas être dans son devenir ", " ne pas vouloir ". Donc, on n'oppose pas l'" être ", le non-être, l'apparence, on ne lui oppose pas non plus la mort (car seul quelque chose peut être mort qui peut aussi vivre ).

L'" âme ", le " moi ", présentés comme fait primordial; et introduits partout où il y a un " devenir ".

291.

Soutenir que les choses ont une modalité en soi, abstraction faite de l'interprétation et de la subjectivité, c'est une hypothèse tout à fait oiseuse: cela supposerait que le fait d'interpréter et d'être sujet n'est pas essentiel, qu'une chose dégagée de toutes ses relations est encore une chose. Par contre, le caractère des choses, objectif en apparence, ne pourrait-il pas se réduire simplement à une différence de degré dans le subjectif ? - ce qui change lentement et se présente à nous comme " objectif ", durable, ayant le caractère de l'être en soi, ne serait-ce pas seulement une fausse conception de l'espèce, une antinomie au milieu du subjectif ?

292.

Contre la valeur de ce qui est éternellement égal à soi-même (voyez la naïveté de Spinoza et aussi celle de Descartes ). La valeur est ce qu'il y a de plus court et de plus passager, le traitreux scintillement d'or au ventre du serpent de la vie.

293.

Critique des concepts " monde-vérité " et " monde-apparence ". - Le premier n'est qu'une simple fiction, formée de choses purement imaginaires.

L'" apparence " appartient même à la réalité: elle est une des formes de son essence; c'est-à-dire que, dans un monde où il n'y a pas d'être, il faut que, par l'apparence, soit préalablement créé un certain monde évaluable de cas identiques: une allure où l'observation et la comparaison seraient possibles, etc...

... L'" apparence " est un monde apprêté et simplifié, auquel nos instincts pratiques ont travaillé: il est pour nous parfaitement vrai, car nous y vivons, nous pouvons y vivre: preuve de sa vérité pour nous...

... Le monde, abstraction faite de notre condition d'y vivre, le monde que nous n'avons pas réduit à notre être, notre logique et nos préjugés psychologiques n'existe pas comme monde en " soi "; il est essentiellement un monde de relations, regardé à un point différent, il prend chaque fois visage nouveau: son être est essentiellement différent à chaque point; il appuie sur chaque point, chaque point lui résiste - et ces additions sont dans chaque cas parfaitement incongruentes.

La mesure de puissance détermine quel est l'être qui possède l'autre mesure de puissance; sous quelle forme, sous quelle force, sous quelle contrainte il agit ou résiste.

Notre cas particulier est assez intéressant: nous avons créé une conception qui nous permette de vivre dans un monde, qui nous permette de percevoir assez de choses, pour pouvoir supporter de vivre dans ce monde...

294.

L'" apparence ": activité spécifique d'action et de réaction. - Le monde-apparence, c'est un monde considéré par rapport aux valeurs; ordonné et choisi selon les valeurs, c'est-à-dire dans ce cas, au point de vue de l'utilité pour ce qui en est de la conservation et de l'augmentation de la puissance, dans une espèce animale particulière.

C'est donc le coté perspectif qui donne le caractère de l" apparence " ! Comme s'il restait encore un monde après que l'on a supprimé la perspective ! De la sorte on aurait déduit la relativité.

Chaque centre de force possède sa perspective pour tout le reste, c'est-à-dire son action particulière, sa résistance. Le " monde-apparence " se réduit donc à une façon spécifique d'agir sur le monde, en partant d'un centre.

Or, il n'existe pas d'autre façon d'agir: et ce que l'on appelle " monde " est seulement un mot pour désigner le jeu d'ensemble de ces actions. La réalité se réduit exactement à cette action et réaction particulière de chaque individu à l'égard de l'ensemble...

Il ne reste plus ombre d'un droit de parler ici d'apparence...

La façon spécifique de réagir est la seule façon de la réaction: nous ne savons pas combien d'espèces et quelles espèces il y a.

Mais il n'y a pas d'être " différent ", " vrai ", essentiel, - ainsi on exprimerait un monde sans action et sans réaction...

L'opposition entre le monde-apparence et le monde-vérité se réduit à l'opposition entre le " monde " et le " néant ".

295.

Encore le " monde-vérité " et le " monde-apparence ".

a) les séductions qui découlent de ce concept sont de trois espèces:

- Un monde inconnu: - nous sommes des aventuriers, des curieux, - ce qui est connu semble nous fatiguer (ce que cette idée a de dangereux, c'est qu'elle insinue que " ce " monde nous est connu... );

- un autre monde où tout est différent: - il y a quelque chose en nous qui voudrait faire des comparaisons, - peut-être tout tournera-t-il au mieux, nous n'avons pas espéré en vain... Un monde où tout serait différent, où... qui sait ? - nous-mêmes serons peut-être différents.

- Un monde-vérité: - c'est là l'attentat le plus singulier qui ait été tenté contre nous; il y a tant de choses qui se sont incrustées dans le mot " vrai ", involontairement nous les prêtons aussi au monde-vérité; le monde-vérité doit aussi être un monde véridique, un monde qui ne se trompe pas et ne nous tient pas pour dupes: croire en lui c'est presque être forcé de croire ( - par convenance, comme cela arrive parmi les êtres dignes de confiance - ).

Par l'idée d'un " monde inconnu " on insinue que ce monde est " connu " (c'est-à-dire ennuyeux - ).

Par l'idée d'un " autre monde " on insinue que le monde pourrait être différent, - cette idée supprime la nécessité et la fatalité ( - il est inutile de se soumettre, de s'assimiler - ).

Par l'idée d'un " monde-vérité " on insinue que ce monde est mensonger, trompeur, déloyal, faux, inessentiel, - et que, par conséquent, il n'est pas attaché à nous être utile ( - il faut éviter de s'assimiler à lui et il vaut mieux lui résister).

Nous nous échappons donc de trois façons différentes à ce monde:

- Avec notre curiosité, - comme si la partie intéressante se trouvait ailleurs;

- Avec notre résignation, - comme s'il n'était pas nécessaire de se résigner, - comme si ce monde n'était pas une nécessité de dernier ordre;

- Avec notre sympathie et notre estime, - comme si ce monde ne les méritait pas, comme s'il était déloyal et malhonnête à notre égard...

En résumé: nous sommes révoltés d'une triple façon; nous nous servons d'un X pour faire la critique du monde connu.

Premier pas dans la voie de la circonspection: comprendre comment nous avons été séduits. - Car cela pourrait être exactement de la façon contraire:

a) Le monde inconnu pourrait être constitué de la sorte, pour nous donner le goût de ce monde-ci, - c'est peut-être une forme moindre et plus stupide de l'existence;

b) L'autre monde, bien loin de tenir compte de nos désirs qui ne parviennent pas à se réaliser ici, pourrait faire partie de la masse de ce que ce monde rend possible pour nous: apprendre à le connaître, ce serait un moyen de nous satisfaire;

c) Le monde-vérité: mais qui donc nous dit en somme que le monde-apparence doit avoir moins de valeur que le monde-vérité ? Notre instinct ne contredit-il pas ce jugement ? L'homme ne se crée-t-il pas éternellement un monde imaginaire, parce qu'il veut posséder un monde meilleur que la réalité ? Avant tout, comment arrivons-nous à l'idée que ce n'est pas notre monde qui est le vrai monde ?... Ensuite l'autre monde pourrait être du moins le monde-apparence (de fait, les Grecs, par exemple, ont imaginé un royaume des ombres, une existence illusoire à côté de l'existence véritable - ). Et enfin, qu'est-ce qui nous donne un droit de fixer en quelque sorte des degrés de la réalité ? C'est là toute autre chose qu'un monde inconnu, - c'est déjà le désir de savoir quelque chose du monde inconnu. L'" autre " monde, le monde " inconnu " - parfaitement ! mais prétendre dire " monde-vérité " cela équivaut à " connaître quelque chose à son sujet " c'est le contraire de la supposition d'un monde X...

En résumé: le monde X pourrait, à tous égards, être plus ennuyeux, plus inhumain et plus indigne que ce monde.

Il en serait tout autrement si l'on prétendait qu'il y a X mondes, c'est-à-dire tous les mondes possibles, en dehors de celui-là. Mais ce n'est pas là ce qui a été prétendu.

c) Problème: pourquoi l'idée de l'autre monde a-t-elle toujours tourné au désavantage, c'est-à-dire à la critique de ce monde ? - qu'est-ce que cela indique ? -

Un peuple qui est fier de lui-même, qui est au commencement de la vie ascendante, imagine le fait d'être autre, comme quelque chose de plus bas et d'une moindre valeur; il considère le monde étranger et inconnu comme son ennemi, comme l'opposé de soi, il n'éprouve aucune espèce de curiosité à l'égard de ce qui est étranger et le repousse entièrement.

... Un peuple ne concéderait pas qu'un autre peuple pourrait être le " vrai peuple "...

La possibilité d'une pareille distinction - tenir ce monde pour le monde des apparences et l'autre pour celui de la vérité - est déjà un symptôme.

- Le foyer de formation de l'idée de l'" autre monde ": le philosophe qui invente un monde de la raison, où la raison et les fonctions logiques sont adéquates: - de là vient le monde-" vérité ";

- L'homme religieux qui invente un " monde divin ": - de là l'origine du monde " dénaturé ", " contre-nature ";

- L'homme moral qui simule un monde du " libre arbitre ": - de là vient le monde " bon, parfait, juste, sacré ".

Ce que les trois foyers d'origine ont de commun: la méprise psychologique, la confusion physiologique.

L'" autre monde ", tel qu'il apparaît véritablement dans l'histoire, caractérisé par quels attributs ? Avec les stigmates du préjugé philosophique, moral et religieux.

L'" autre monde ", tel qu'il ressort de ces faits, est synonyme du non-être, de la non-vie, du désir de ne pas vivre.

Vue d'ensemble: l'instinct de la lassitude de vivre, et non point celui de la vie, a créé l'" autre monde ".

Conséquence: la philosophie, la religion et la morale sont des symptômes de décadence.

La volonté de puissance dans la nature

I. La volonté de puissance comme loi naturelle

296.

Critique de l'idée de " cause ". - Physiologiquement, l'idée de " cause " est notre sentiment de puissance dans ce que l'on appelle la volonté, - l'idée d'" effet " c'est le préjugé de croire que le sentiment de puissance est la puissance elle-même qui met en mouvement...

Une condition qui accompagne un événement, et qui est déjà un effet de cet événement, est projetée comme " raison suffisante " de celui-ci; - le rapport de tension de notre sentiment de puissance (la joie en tant que sentiment de puissance, de la résistance surmontée - sont-ce là des illusions ?

Retranscrivons l'idée de "cause" dans la seule sphère qui nous soit connue et d'où nous l'avons prise et nous ne pourrons imaginer aucun changement, où il n'y ait volonté de puissance. Nous ne saurions trouver l'origine d'une transformation s'il n'y a pas empiétement d'une puissance sur une autre puissance.

La mécanique ne nous montre que des conséquences, et encore ne nous les montre-t-elle qu'en images (le mouvement est un langage figuré). La gravitation elle-même n'a pas de cause mécanique, car elle n'est que la raison de conséquences mécaniques.

La volonté d'accumuler des forces est spécifique pour le phénomène de la vie, la nutrition, la procréation, l'hérédité, - pour la société, l'État, les murs, l'autorité. Ne nous serait-il pas permis de considérer aussi cette volonté comme cause agissante dans la chimie ? - et dans l'ordre cosmique ?

Non seulement constance de l'énergie: mais maximum d'économie dans la consommation: de sorte que le désir de devenir plus fort, dans chaque centre de force, est la seule réalité, - non point conservation de soi, mais désir de s'approprier, de se rendre maître, d'augmenter, de devenir plus fort.

Un principe de causalité doit-il nous démontrer que la science est possible ? - " La même cause produit le même effet. " - " Une loi permanente des choses " ? - " Un ordre invariable. " - Parce qu'une chose est évaluable, est-elle de ce fait nécessaire ?

Lorsque quelque chose arrive de telle ou telle façon et non point autrement, ce n'est pas le fait d'un " principe ", d'une " loi ", d'un " ordre ", mais cela démontre que des quantités de forces sont en action, dont c'est l'essence même d'exercer la puissance sur d'autres quantités de forces.

Pouvons-nous admettre une aspiration à la puissance, sans une sensation de plaisir ou de déplaisir, c'est-à-dire sans un sentiment d'augmentation ou de diminution de force ? Le mécanisme est seulement un langage des signes pour un monde de phénomènes internes, la lutte et la victoire de certaines quantités de volonté. Toutes les hypothèses du mécanisme, la matière, l'atome, la pression et le choc, la pesanteur ne sont pas des faits en soi, mais des interprétations à l'aide de fictions psychiques.

La vie, étant la forme de l'être qui nous est le plus connue, est spécifiquement une volonté d'accumuler la force: - Tous les procès de la vie ont là leur levier; rien ne veut se conserver, tout doit être additionné et accumulé.

La vie, en tant que cas particulier (l'hypothèse qui, en partant de là, aboutit au caractère général de l'existence - ), aspire à un sentiment maximal de puissance; elle est essentiellement l'aspiration à un surplus de puissance; aspirer, ce n'est point autre chose que d'aspirer à la puissance; cette volonté demeure ce qu'il y a de plus intime et de plus profond: la mécanique est une simple sémiotique des conséquences.

297.

Critique du mécanisme. - Éloignons ici les deux concepts populaires, la " fatalité " et la " loi ": la première introduit dans le monde une fausse contrainte, la seconde une fausse liberté. Les " choses " ne se comportent pas régulièrement, conformément à une règle: il n'y a pas de choses ( - c'est là une simple fiction): elles ne se laissent pas non plus diriger par la contrainte d une fatalité. Ici l'on n'obéit pas: car, qu'une chose soit ce qu'elle est, forte ou faible, ce n'est pas la conséquence d'une soumission, ou d'une règle, ou d'une contrainte...

Le degré de résistance et le degré de prépondérance - c'est de cela qu'il s'agit dans tout ce qui arrive: si nous, pour notre usage quotidien dans le calcul, nous sommes à même d'exprimer cela en formules et en " loi ", tant mieux pour nous ! Mais nous n'avons pas introduit de moralité dans le monde, par le fait que nous l'imaginons obéissant -.

Il n'y a pas de loi: chaque puissance tire à chaque instant sa dernière conséquence. C'est précisément sur le fait qu'il n'y a pas de mezzi divini que repose la calculabilité.

Une quantité de force est définie par l'effet qu'elle produit et par la résistance qu'elle exerce. L'adiaphorie, qui, en soi, serait imaginable, n'existe pas. C'est essentiellement un désir de violence et un désir de se défendre contre les violences. Il ne s'agit pas de conservation de soi; chaque atome agit sur tout l'être, - il est supprimé en imagination lorsque l'on supprime ce rayonnement de volonté de puissance. C'est pourquoi je l'appelle une quantité de " volonté de puissance ": par là est exprimé le caractère dont on ne peut faire abstraction, dans l'ordre mécanique, sans faire abstraction de cet ordre même.

La transcription de ce monde d'effets en un monde visible - un monde pour l'oeil - c'est l'idée de " mouvement ". On sous-entend toujours ici que quelque chose est mis en mouvement - que ce soit la fiction d'un atome-globule ou même l'abstraction de celui-ci, l'atome dynamique, on imagine toujours une chose qui agit, - ce qui équivaut à dire que nous ne sommes pas sortis de l'habitude, à quoi les sens et le langage nous induisent. Le sujet et l'objet, un acteur pour agir, l'action et ce qui la provoque, ainsi séparés: n'oublions pas que cela désigne une simple sémiotique et rien de réel. La mécanique, en tant que doctrine du mouvement, est déjà une transcription dans le langage des sens de l'homme.

Nous avons besoin d'unités pour pouvoir calculer: mais ce n'est pas une raison pour admettre que ces unités existent réellement. Nous avons emprunté la notion d'unité à notre conception du " moi ", - notre plus ancien article de foi. Si nous ne nous considérions pas comme des unités, nous n'aurions jamais formé le concept de l'" être ". Maintenant, assez tardivement, nous sommes abondamment convaincus que notre conception du moi ne garantit rien en faveur d'une unité réelle. Pour maintenir théoriquement le monde mécanique, il nous faut donc toujours réserver la clause que c'est par deux factions que nous y parvenons: le concept du mouvement (emprunté à notre langage des sens) et le concept de l'atome (c'est-à-dire l'idée de l'unité provenant de notre " expérience " psychique): la condition première du monde mécanique, c'est un préjugé des sens et un préjugé psychique.

Le monde mécanique est imaginé de la façon dont seuls la vue et le toucher peuvent s'imaginer un monde (comme " mis en mouvement " en sorte qu'il peut être évalué que l'on simule des unités de cause, des " choses " (atomes) dont l'effet demeure constant ( - transmission d'un faux concept du sujet sur le concept de l'atome): idée du nombre, idée de l'être (idée du sujet), idée de l'activité (séparation de la cause et de l'effet), mouvement (la vue et le toucher); de telle sorte que tout effet est mouvement, que, partout où il y a mouvement, quelque chose est mis en mouvement.

Ce qui est " phénoménal " c'est donc l'introduction de l'idée du nombre, du sujet, du mouvement: nous y conservons notre oeil, notre psychologie.

Si nous éliminons ces adjonctions, il ne reste point de " choses ", mais des quantités dynamiques, qui se trouvent dans un rapport de tension avec toutes les autres quantités, dont l'essence même réside dans ces rapports avec toutes les autres quantités, dans leur " action " sur elles. La volonté de puissance n'est point un être, point un devenir, mais un pathos, - elle est le fait élémentaire d'où résulte un devenir et une action...

La mécanique formule des phénomènes de succession, elle les formule au point de vue sémiotique, avec des moyens d'expression sensibles et psychologiques: elle ne touche point à la force causale.

Si l'essence intime de l'être est volonté de puissance; si le plaisir est l'augmentation de la puissance, le déplaisir le sentiment de ne pas pouvoir résister et se rendre maître: ne nous est-il pas permis de considérer le plaisir et le déplaisir comme des faits cardinaux ? La volonté est-elle possible sans cette double oscillation du oui et du non ?... Question absurde; quand l'essence même est volonté de puissance et, par conséquent, sensation de plaisir et de déplaisir ! Nonobstant, il est besoin d'oppositions, de résistances, donc, au point de vue relatif, d'unités qui empiètent.

298.

Critique de l'idée de cause.

Nous n'avons absolument pas d'expérience au sujet de la " cause ": l'idée tout entière, si nous voulons la suivre au point de vue psychologique, nous vient de la conviction subjective que nous sommes des causes, c'est-à-dire que le bras remue. Nous distinguons les acteurs de l'action - et c'est de ce schéma que nous nous servons partout: pour tout ce qui arrive nous cherchons un auteur. Qu'avons-nous fait ? Nous avons mal interprété un sentiment de force, de tension, de résistance, un sentiment musculaire qui est déjà un commencement d'action, pour en faire une cause, nous avons tenu pour la cause la volonté de faire telle ou telle chose, parce que l'action s'ensuivrait.

Il n'y a pas du tout de " cause ": - dans quelques cas où celle-ci nous apparaissait donnée et où nous l'avions projetée en dehors de nous-mêmes pour l'intelligence de " ce qui arrive " - il est démontré que nous nous faisons illusion. Notre intelligence de " ce qui arrive " consistait en ceci que nous inventions un sujet rendu responsable du fait que quelque chose arrivait, et de la façon dont cela nous arrivait. Nous avons résumé notre sentiment de volonté: de " liberté ", de responsabilité et notre intention d'une action dans le concept d'une " cause " - causa efficiens et causa finalis, dans la conception fondamentale, c'est-à-dire la même chose -. Nous pensions qu'un effet était expliqué lorsque l'on pouvait montrer une condition où l'on était déjà inhérent. De fait, nous inventons toutes les causes d'après le schéma de l'effet ! Ce dernier nous est connu.

Par conséquent, nous sommes incapables de prédire d'une chose quelconque dans quel sens elle " agira ".

L'être, le sujet, la volonté, l'intention, tout cela est inhérent à la conception de " cause ".

Nous cherchons les êtres pour expliquer pourquoi quelque chose s'est transformé. L'atome même est un de ces " êtres ", un de ces " sujets primitifs " que l'on a ajouté en imagination.

Enfin, nous comprenons que les êtres - et aussi les atomes - n'exercent aucune action " parce qu'ils n'existent pas du tout " et encore que l'idée de causalité est absolument inutilisable.

D'une suite nécessaire de conditions, il ne faut nullement conclure à un rapport de causalité (ce serait là étendre leur faculté d'agir de 1 à 2, à 3, à 4, à 5).

Il n'y a ni causes ni effets.

Au point de vue de la langue, il nous est impossible de nous débarrasser de ces idées.

Mais cela n'importe point.

Si j'imagine le muscle, séparé de ses " effets ", je l'ai nié.

En résumé: une chose qui arrive n'est ni provoquée, ni provocante: la " cause " est une " faculté de provoquer " inventée par une adjonction de ce qui arrive.

L'interprétation de causalité est une illusion... L'arbre est un mot; l'arbre n'est pas une cause. - Un " être " est la somme des effets qu'il produit, liés synthétiquement par un concept, une image... De fait, la science a vidé l'idée de causalité de son contenu et elle l'a gardé pour en faire une formule allégorique, où il est devenu indifférent, en somme, de savoir de quel côté se trouve la cause et l'effet. On affirme que dans différents systèmes de forces les quantités d'énergie demeurent constantes.

L'évaluabilité de ce qui arrive ne vient pas de ce que l'on suit une règle ou de ce que l'on obéit à une nécessité, ou encore de ce que l'on projette une loi de causalité dans tout ce qui arrive - : elle réside dans le retour des cas identiques.

Il n'y a pas, comme le prétend Kant, un sens de la causalité. On s'étonne, on est inquiet, on cherche quelque chose de connu, à quoi on puisse s'accrocher. Dès que, dans la nouveauté, on nous montre quelque chose de connu, nous sommes tranquillisés. Le prétendu instinct de causalité est seulement la crainte de l'inaccoutumé et la tentative d'y trouver quelque chose de connu, une recherche non point des causes, mais de la chose connue.

299.

Deux états qui se succèdent: l'un " cause ", l'autre " effet " - c'est là une conception fausse. Le premier état n'a rien à provoquer, le second n'a été provoqué par rien.

Il s'agit d'une lutte entre deux éléments de puissance inégale: on en arrive à un nouvel arrangement des forces, selon la mesure de puissance de chacun. Le deuxième état est radicalement différent du premier (il n'en est pas l'effet): l'essentiel c'est que les facteurs qui se trouvent en lutte aboutissent à d'autres quantités de puissance.

300.

Des physiciens croient à un " monde-vérité " constitué à leur façon: un système d'atomes fixe, égal pour tous les êtres, agité de mouvements nécessaires, - en sorte que le " monde-apparence " se réduit pour eux au côté de l'être universel et universellement nécessaire, qui est accessible pour chaque être à sa façon (accessible et aussi ajusté - rendu " subjectif "). Mais ainsi ils s'égarent: l'atome qu'ils fixent est accessible d'après la logique de ce perspectivisme de la conscience, - il est, par conséquent, lui aussi, une vision subjective. Cette image du monde qu'ils projettent n'est absolument pas différente, par son essence, de l'image subjective du monde: il est seulement construit avec des sens plus vastes, mais ces sens sont nos sens... En fin de compte, sans le savoir, ils ont omis quelque chose dans la constellation: c'est précisément le perspectivisme nécessaire, au moyen de quoi tout centre de force - et non pas l'homme seulement - construit, en partant de lui-même, tout le reste du monde, c'est-à-dire que l'homme mesure, palpe et façonne le monde selon sa propre force... Ils ont oublié d'introduire dans " l'être véritable " cette force qui fixe les perspectives, - pour parler le langage de l'école: ils ont oublié la qualité de sujet. Ils s'imaginent que celle-ci est ajoutée par " développement "; - mais le chimiste encore en a besoin: c'est l'être spécifique, l'action et la réaction, selon les combinaisons, de telle ou telle manière.

Le perspectivisme n'est qu'une forme complexe de la spécification. J'imagine que tout corps spécifique aspire à se rendre maître de l'espace tout entier et à étendre sa force ( - sa volonté de puissance), à repousser tout ce qui résiste à son expansion. Mais il tombe sans cesse sur des aspirations semblables d'autres corps et finit par s'arranger (se " combiner ") avec ceux qui sont homogènes: alors ils conspirent ensemble pour conquérir la puissance. Et le processus continue...

Il n'existe rien d'invariable en chimie, ce n'est là qu'apparence, simple préjugé d'école. Nous avons importé l'invariable, et c'est encore dans la métaphysique que nous sommes allés le chercher, messieurs les physiciens. C'est une naïveté toute superficielle que de prétendre identiques le diamant, le graphite et le charbon. Pourquoi ? Simplement parce que l'on ne peut pas constater, au moyen d'une balance, une déperdition de substance. Bien entendu, ces trois corps gardent quelque chose de commun; mais le travail moléculaire dans la transformation que nous ne pouvons ni voir, ni peser, fait d'une matière une autre matière, - avec des qualités spécifiques différentes.

301.

Le point de vue de la " valeur ", c'est d'envisager les conditions de conservation et d'augmentation, par rapport à des formations complexes de durée relative dans le devenir de la vie. - Il n'y a pas de dernières unités durables, point d'atomes, point de monades ( - là encore l'" être " a été introduit par nous, pour des raisons de perspective, pratiques et utiles). Il y a " des formations dominatrices "; la sphère de ce qui domine grandit sans cesse, ou bien augmente et diminue périodiquement; elle est aussi soumise aux circonstances favorables ou défavorables (de la nutrition - ). La " valeur ", c'est essentiellement le point de vue pour l'augmentation et la diminution des centres dominateurs (des " formations multiples " certainement; mais l'"unité" n'existe pas dans la nature du devenir). Les moyens d'expression du langage sont inutilisables pour exprimer le devenir: c'est un des besoins indestructibles de notre conservation que de déterminer sans cesse un monde grossier de choses durables et d'"êtres ", etc... Au point de vue relatif nous pouvons parler d'atomes et de monades: et il est certain que le monde le plus petit est le plus durable... Il n'y a pas de volonté, il y a des projets de volonté qui augmentent et perdent sans cesse leur puissance.

302.

Conception unitaire de la psychologie. - Nous sommes habitués à considérer le développement d'une énorme diversité dans les formes comme compatible avec une origine commune dans l'unité. - J'émets la théorie que la volonté de puissance est la forme primitive des passions, que toutes les autres passions ne sont que la transformation de cette volonté, qu'il y aurait clarté plus grande à placer, au lieu de l'idée de " bonheur " eudémonistique (à quoi doit aspirer toute vie), l'idée de puissance: " aspirer à la puissance, à un surcroît de puissance "; la joie n'est symptôme du sentiment que la puissance est atteinte, c'est la perception d'une différence - ( - on n'aspire point à la joie: la joie se produit lorsque l'on a atteint ce à quoi l'on aspirait: la joie accompagne, elle ne met pas en mouvement); que toute force est volonté de puissance, qu'il n'y a pas d'autre force physique, dynamique ou psychique... Dans notre science, où la conception de cause et d'effet est réduite à une équation, avec notre orgueil de démontrer que de chaque côté il y a la même quantité de force, nous ne tenons pas compte de ce qui est la force active, nous ne considérons que les résultats, nous les considérons comme équivalents par rapport à leur quantité de force...

C'est simple affaire d'expérience, si nous pouvons dire que le changement ne cesse pas: car nous n'avons pas la moindre raison de croire qu'à un changement en succède nécessairement un autre. Au contraire: un état, une fois atteint, devrait se conserver, s'il ne renfermait pas un pouvoir qui consiste précisément à ne pas vouloir se conserver... La proposition de Spinoza concernant la conservation de soi devrait en somme entraver le changement: mais la proposition est fausse, c'est le contraire qui est vrai... C'est précisément sur tout être vivant que l'on peut montrer le plus exactement qu'il fait tout ce qu'il peut pour ne point se conserver soi-même, mais pour devenir plus qu'il n'est...

***

La conception mécanique du mouvement est déjà la transcription du phénomène original dans le langage conventionnel des yeux et du toucher.

L'idée d'atome, la distinction entre " le siège de la force motrice et cette force elle-même " est un langage conventionnel qui tire son origine de notre monde logico-psychique. - Cela ne dépend pas de notre bon plaisir de changer notre moyen d'expression, mais il nous est possible de comprendre combien ce moyen n'est que sémiotique. Exiger un langage d'expressions adéquates serait insensé: c'est l'essence même du langage et de ses moyens d'exprimer une simple relation... L'idée de " vérité " est un contre-sens. Tout le royaume du " vrai " et du " faux " se rapporte aux relations entre les êtres et non pas à l'" en soi "... Il n'y a pas d'" êtres en soi " (ce sont les relations qui constituent les êtres... ) tout aussi peu qu'il peut exister une " connaissance en soi ".

***

La " volonté de puissance " est-elle une espèce de volonté ou bien est-elle identique à l'idée de " volonté " ? Est-elle équivalente à l'idée de désirer ou de commander ? Est-elle la " volonté " dont Schopenhauer prétend qu'elle est l'" en soi des choses ? "

J'affirme que la volonté de la psychologie, telle qu'elle a été enseignée jusqu'à présent, est une généralisation injustifiée, que cette volonté n'existe pas du tout, qu'au lieu de saisir le développement d'une volonté déterminée, sous des formes multiples, on a supprimé le caractère de la volonté, en en faisant disparaître la teneur et le but - : c'est le cas au plus haut degré chez Schopenhauer, car il appelle " volonté " un mot vide de sens. Il s'agit moins encore d'une " volonté de vivre ", car la vie n'est qu'un cas particulier de la volonté de puissance; il est tout à fait arbitraire de prétendre que tout tend à passer dans cette forme de la volonté de puissance.

2. La volonté de puissance comme vie

a) Psychologie de la volonté de puissance

303.

L'homme ne cherche pas le plaisir et n'évite pas le déplaisir: on comprend à quel célèbre préjugé je veux contredire ici. Le plaisir et le déplaisir sont de simples conséquences, de simples phénomènes secondaires. Ce que veut l'homme, ce que veut la plus petite parcelle d'organisme vivant, c'est une augmentation de puissance. Dans l'aspiration vers ce but il y a plaisir tout autant que déplaisir; dans chacune de ses volontés l'homme cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s'oppose à lui... Le déplaisir, entrave de sa volonté de puissance, est donc un facteur normal, l'ingrédient normal de tout phénomène organique; l'homme ne l'évite pas, il en a au contraire besoin sans cesse: toute victoire, tout sentiment de plaisir, tout événement présuppose une résistance surmontée.

Prenons le cas le plus simple, celui de la nutrition primitive: le protoplasma étend ses pseudopodes pour chercher quelque chose qui lui résiste, - non point parce qu'il a faim, mais pour faire agir sa volonté de puissance. Puis il fait la tentative de surmonter cette chose, de se l'approprier, de l'incorporer. Ce que l'on appelle nutrition n'est qu'une conséquence, une application de cette volonté primitive de devenir plus fort.

(Il n'est pas possible de considérer la faim comme mobile premier, tout aussi peu que la conservation de soi. Considérer la faim comme une conséquence de la nutrition inconsciente, c'est affirmer que la faim résulte d'une volonté de puissance qui ne sait plus se comporter en maître. Il ne s'agit absolument pas du rétablissement d'une perte, - ce n'est que plus tard, par suite de la division du travail, après que la volonté de puissance eut appris à suivre de tout autres chemins pour se satisfaire, que le besoin d'assimilation de l'organisme en est réduit à la faim, au besoin de compensation pour ce qui a été perdu.)

Donc le déplaisir n'est pas suivi d'une diminution de notre sentiment de puissance, cela est si peu le cas que, le plus généralement, il agit même comme excitation sur cette volonté de puissance, - l'entrave est le stimulant de la volonté de puissance.

***

On a confondu le déplaisir avec une catégorie spéciale du déplaisir, avec l'épuisement: celui-ci représente en effet une profonde diminution et un abaissement de la volonté de puissance, une déperdition de force évaluable. Cela veut dire qu'il y a: déplaisir comme excitant à augmenter la puissance, et déplaisir après un gaspillage de puissance; dans le premier cas un stimulant, dans le dernier la conséquence d'une irritation trop violente... L'incapacité de résistance est le propre de ce dernier déplaisir, le défi à celui qui résiste est le propre du premier... le seul plaisir que l'on ressente encore dans l'état d'épuisement, c'est le plaisir de s'endormir; dans l'autre cas, c'est le plaisir de la victoire...

La grande méprise des psychologues, c'était de ne pas séparer les deux espèces de plaisir - celui de s'endormir et celui de vaincre. Les épuisés veulent le repos, le délassement, la paix, la tranquillité, - c'est le bonheur des religions et des philosophies nihilistes; les riches et les vivants veulent la victoire: les adversaires surmontés, l'extension du sentiment de puissance sur des domaines nouveaux. Toutes les fonctions saines de l'organisme ont ce besoin, - et l'organisme tout entier est une de ces complexités de systèmes qui lutte pour la croissance des sentiments de puissance -.

304.

La douleur est autre chose que la joie - je veux dire que l'une n'est pas le contraire de l'autre. Si l'essence du plaisir a été exactement désignée comme une augmentation de puissance (par conséquent comme un sentiment de différence qui suppose la comparaison), l'essence du déplaisir n'a pas encore été définie par là. Les fausses oppositions auxquelles croit le peuple, et par conséquent le langage, ont toujours été de dangereuses entraves pour la marche de la vérité. Il y a même des cas où une espèce de plaisir est conditionnée par une certaine succession rythmique de petites crispations de déplaisir: par là on atteint une croissance très rapide du sentiment de puissance, du sentiment de plaisir. Cela est, par exemple, le cas dans l'excitation, aussi dans l'excitation sexuelle pendant l'acte de coït: nous voyons le déplaisir agir ainsi comme ingrédient du plaisir. Une petite entrave apparaît qui est surmontée, mais immédiatement suivie d'une autre petite entrave, surmontée elle aussi - ce jeu de résistance et de victoires stimule le plus ce sentiment général de puissance, superflu et en excédent, qui fait précisément l'essence du plaisir. Le contraire, une augmentation des sensations de douleur, par un enchaînement de petites crispations de plaisir, fait défaut: car le plaisir et la douleur ne sont pas des contraires. - La douleur est un phénomène intellectuel, où se manifeste catégoriquement un jugement, - le jugement " nuisible ", où l'expérience s'est longtemps accumulée. En soi il n'y a point de douleur. Ce n'est pas la blessure qui fait mal; c'est la notion, acquise par l'expérience, des suites néfastes qu'une blessure peut avoir pour l'ensemble de l'organisme, c'est cette notion qui parle dans l'ébranlement profond appelé déplaisir (pour les influences nuisibles demeurées inconnues à l'humanité ancienne, par exemple celles de produits chimiques vénéneux, nouvellement combinés entre eux, l'expression de la douleur manque totalement - et cependant nous sommes perdus... ). Ce qu'il y a de véritablement spécifique dans la douleur, c'est le long ébranlement, la répercussion d'un choc qui éveille la peur dans le foyer cérébral du système nerveux. - Ce ne sont en somme pas les causes de la douleur qui vous font souffrir (une blessure quelconque, par exemple), mais le long dérangement de l'équilibre qui se produit à la suite de ce choc. La douleur est une maladie des centres nerveux cervicaux, - le plaisir n'est nullement une maladie... - Que la douleur donne lieu à des réflexes, l'apparence peut le faire croire et même le préjugé des philosophes; mais, dans des cas soudains, si l'on observe exactement, on s'aperçoit que le réflexe arrive visiblement avant la sensation de douleur. Je serais en mauvaise posture si, quand je fais un faux pas, il me fallait attendre jusqu'à ce que ce geste mette en mouvement la cloche de la conscience et me retélégraphie ce que j'ai à faire. Au contraire, je distingue aussi exactement que possible que, ce qui se fait d'abord, c'est le contre-mouvement du pied, pour éviter la chute et que ce n'est qu'ensuite, dans un laps de temps évaluable, qu'une vibration douloureuse se fait sentir à la partie antérieure de la tête. On ne réagit donc pas contre la douleur. La douleur est projetée après coup dans la partie blessée: - mais, malgré cela, l'essence de cette douleur locale n'est pas l'expression de l'espèce à quoi appartient cette douleur locale; c'est un simple signe local, dont l'intensité et le degré sont conformes à la blessure que les centres nerveux en ont reçue. Le fait que, par suite de ce choc, la force musculaire de l'organisme diminue d'une façon évaluable ne permet nullement encore de chercher l'essence de la douleur dans une diminution du sentiment de puissance... Encore une fois, on ne réagit pas contre la douleur: le déplaisir n'est pas une " cause " des actions. La douleur elle-même est une réaction, le contre-mouvement est une autre réaction antérieure, - tous deux partent de points différents...

305.

Comment se fait-il que les articles de foi fondamentaux, en psychologie, sont tous la pire déformation et le plus odieux faux monnayage ? " L'homme aspire au bonheur ", par exemple - qu'est-ce qui est vrai là-dedans ? Pour comprendre ce que c'est que la vie, quelle sorte d'aspiration et de tension exige la vie, la formule doit s'appliquer aussi bien à l'arbre et à la plante qu'à l'animal. " A quoi aspire la plante ? " - Mais là nous avons déjà imaginé une fausse unité qui n'existe pas. Le fait d'une croissance multiple, avec des initiatives propres et demi-propres, disparaît et est nié si nous supposons d'abord une unité grossière, " la plante ". Ce qui est visible avant tout, c'est que ces derniers " individus ", infiniment petits, ne sont pas intelligibles dans le sens d'un " individu " métaphysique et d'un " atome ", et que leur sphère de puissance se déplace sans cesse; mais chacun de ces individus, s'il se transforme de la sorte, aspire-t-il au bonheur ? - Cependant toute tendance à s'étendre, toute incorporation, toute croissance, est une lutte contre quelque chose qui est accompagnée de sensations de déplaisir: ce qui est ici le motif agissant veut certainement autre chose en voulant le déplaisir et en le recherchant sans cesse. - Pourquoi les arbres d'une forêt vierge luttent-ils entre eux ? Pour le " bonheur " ? - Pour la puissance !...

L'homme devenu maître des forces de la nature, l'homme devenu maître de sa propre sauvagerie et de ses instincts déchaînés (les désirs ont appris à obéir, à être utiles) - l'homme comparé à un pré-homme représente une énorme quantité de puissance - et non pas une augmentation de " bonheur ". Comment peut-on prétendre qu'il a aspiré au bonheur ?...

306.

Plaisir et déplaisir, voilà les termes les plus sots pour exprimer un jugement: par quoi on n'a naturellement pas voulu affirmer que les jugements prononcés de la sorte sont nécessairement sots. La suppression de tout fondement et de toute logique, une affirmation ou une négation dans la réduction à un désir ou à une répulsion passionnée, une abréviation impérative dont on ne peut pas méconnaître l'utilité: voilà le plaisir et le déplaisir. Leur origine se trouve dans la sphère centrale de l'intellect; ils ont pour condition une perception accélérée à l'infini, la faculté d'ordonner, de résumer, de vérifier, de conclure: le plaisir et le déplaisir sont toujours des phénomènes finaux et non point des " causes "...

La décision au sujet de ce qui doit provoquer le déplaisir et le plaisir dépend du degré de puissance: la même chose qui, par rapport à une petite quantité de puissance, apparaît comme un danger et la nécessité d'y parer aussitôt que possible, peut, lorsque l'on a conscience d'une puissance plus étendue, entraîner avec elle une excitation voluptueuse, une sensation de plaisir.

Toutes les sensations de plaisir et de déplaisir supposent déjà que l'on mesure d'après l'utilité générale, d'après le caractère nuisible, donc que l'on admet une sphère où l'on exprime la volonté d'un but (d'un état) et le choix des moyens pour y arriver. Le plaisir et le déplaisir ne sont jamais des " faits primordiaux ".

Le plaisir et le déplaisir sont des réactions de volonté (des passions), où le centre intellectuel fixe la valeur de certains changements survenus par rapport à la valeur générale, pour introduire, en même temps, des actions contraires.

307.

Selon les résistances que recherche une force en vue de s'en rendre maître, il faut que la mesure des échecs et des fatalités ainsi provoqués grandisse: et, en tant que toute force ne peut se manifester que sur ce qui lui résiste, il y a nécessairement, dans toute action, un ingrédient de déplaisir. Mais ce déplaisir agit comme une excitation à la vie et fortifie la volonté de puissance !

308.

Le non-assouvissement normal de nos instincts, par exemple de la faim, de l'instinct sexuel, de l'instinct du mouvement, par soi-même, ne renferme nullement quelque chose de déprimant; il agit, ou contraire, en agaçant les facultés vitales, de même que le rythme des petites irritations douloureuses fortifie celles-ci, quoi que veuillent nous en dire les pessimistes: ce non-assouvissement, bien loin de dégoûter de la vie, en est le grand stimulant.

309.

Ce n'est pas la satisfaction de la volonté qui est la cause du plaisir ( - je veux combattre particulièrement cette théorie superficielle, - l'absurde faux monnayage psychologique des choses prochaines - ), mais c'est le fait que la volonté veut aller de l'avant et veut encore se rendre maîtresse de ce qui se trouve sur son chemin. Le sentiment de plaisir réside précisément dans la non-satisfaction de la volonté, dans l'incapacité de la volonté à se satisfaire sans l'adversaire et la résistance. - " L'homme heureux ": instinct de troupeau.

310.

Si l'on est au clair avec soi-même au sujet du " pourquoi ? " de sa vie, on en abandonne volontiers le " comment ? " C'est déjà l'indice d'un manque de foi en les " pourquoi ", au but et au sens de la vie, d'un manque de volonté, si la valeur du plaisir et du déplaisir vient au premier plan, et si les théories hédonistes et pessimistes arrivent à se faire entendre. Le renoncement, la résignation, la vertu, l'" objectivité ", peuvent, pour le moins, être le signe qui révèle que le principal commence à manquer.

311.

J'émets une théorie: - il faut remettre l'acteur dans l'action, après qu'il en a été retiré d'une façon abstraite, l'action ayant été ainsi vidée de son contenu; il faut reprendre dans l'action l'objet de l'action, le "but ", l'" intention ", la " fin ", après les en avoir retirés d'une façon artificielle, l'action ayant été ainsi vidée de son contenu; toutes les " fins ", tous les " buts ", tous les " sens ", ne sont que des moyens d'expression et des métamorphoses d'une seule volonté, inhérente à tout ce qui arrive, la volonté de puissance; avoir des fins, des buts, des intentions, bref vouloir, équivaut à vouloir devenir plus fort, vouloir grandir - et vouloir aussi les moyens pour cela; l'instinct le plus général et le plus profond dans toute action, dans toute volonté, est resté le plus inconnu et le plus caché, parce que, en pratique, nous obéissons toujours à mon commandement, parce que nous sommes nous-mêmes ce commandement.

Toutes les évaluations ne sont que des conséquences et des perspectives plus étroites au service de cette unique volonté: l'évaluation elle-même n'est que cette volonté de puissance; une critique de l'être, basée sur une quelconque de ces valeurs, est quelque chose d'insensé et d'incompréhensible; en admettant même qu'un procès de destruction s'y introduit, ce procès sera encore au service de cette volonté.

Évaluer l'être lui-même: mais cette évaluation fait encore partie de l'être -, et, en disant non, nous faisons encore ce que nous sommes... Il faut se rendre compte de l'absurdité de cette attitude qui veut juger l'existence, et chercher à deviner encore ensuite de quoi il en retourne. C'est symptomatique.

312.

" La somme de déplaisir l'emporte sur la somme de plaisir: par conséquent, la non-existence du monde vaudrait mieux que son existence. " - " Le monde est quelque chose qui, raisonnablement, ne devrait pas exister parce qu'il occasionne au sujet sensible plus de déplaisir que de plaisir " - un pareil bavardage s'appelle aujourd'hui pessimisme !

Le plaisir et le déplaisir sont des accessoires, ce ne sont pas des causes; ce sont des évaluations de second ordre, dérivées d'une valeur dominante, - le langage du sentiment affirme ce qui est " utile " et " nuisible " et ce langage est variable et dépendant. Car, chaque fois que l'on dit que quelque chose est " utile " ou " nuisible ", il y a encore cent façons de demander utile à quoi ?, nuisible en quoi ?

Je méprise ce pessimisme de la sensibilité: il est une marque de profond appauvrissement vital.

313.

La préoccupation de soi-même et de son " salut éternel " n'est pas l'expression d'une nature riche et sûre d'elle-même: car celle-ci se soucie peu d'être sauvée, - elle n'a pas pareil intérêt au bonheur, de quelque nature qu'il soit; elle est force, action, désir, - elle s'imprime sur les choses, elle porte la main sur les choses... Le christianisme est une hypocondrie romantique chez ceux qui ne ont pas très solides sur jambes. - Partout où la perspective hédonistique vient au premier plan, on peut conclure à la souffrance et à une certaine mauvaise réussite.

314.

Dans l'énorme multiplicité des phénomènes qui se déroulent au milieu de l'organisme, la partie dont nous avons conscience est un simple moyen de la nature: et la petite dose de " vertu ", de " désintéressement ", et de fictions analogues est démentie d'une façon tout à fait radicale si on la juge au point de vue de ce qui arrive en outre. Nous ferions bien d'étudier notre organisme dans son immoralité parfaite.

Les fonctions animales sont mille fois plus importantes que les beaux états d'âme et les sommets de la conscience: ces derniers sont un excédent, en tant qu'ils ne doivent pas être des instruments pour ces fonctions animales. Toute la vie consciente, l'esprit ainsi que l'âme et le coeur, la bonté ainsi que la vertu, au service de qui travaillent-ils donc ? Au service d'un perfectionnement, aussi grand que possible, des fonctions animales essentielles (les moyens de nutrition, d'augmentation de l'énergie): avant tout, au service de l'augmentation de la vie.

Ce que l'on appelait " corps " et " chair " a tellement plus d'importance: le restant est une petite adjonction. Continuer à tisser la toile de la vie, de façon à ce que le fil devienne de plus en plus puissant, - voilà la tâche. Mais voyez comme le coeur, l'âme, la vertu, l'esprit se conjurent littéralement pour retourner cette tâche essentielle, comme si c'étaient eux qui fussent le but. La dégénérescence de la vie dépend essentiellement de l'extraordinaire faculté d'erreur de la conscience: celle-ci est très peu tenue en bride par les instincts et se méprend par conséquent de la façon la plus aisée et la plus foncière.

Mesurer d'après les sentiments agréables et désagréables de cette conscience si l'existence a de la valeur: peut-on imaginer plus folle débauche de la vanité ? La conscience n'est qu'un moyen; les sentiments agréables ou désagréables ne sont aussi que des moyens ! - D'après quoi s'évalue objectivement la valeur ? Seulement d'après la quantité de puissance renforcée et organisée.

315.

Comparé aux forces énormes et multiples qui travaillent les unes contre les autres, telles que les représente l'ensemble de toute vie organique, le monde conscient de sentiments, d'intentions, d'évaluations n'est qu'un petit fragment. Nous n'avons aucun droit de considérer cette parcelle de conscience comme le but, la raison du phénomène général de la vie: visiblement le fait d'arriver à la conscience n'est qu'un moyen de plus dans le développement et l'augmentation de la puissance vitale. Voilà pourquoi c'est une naïveté de considérer comme valeurs supérieures le plaisir, ou la spiritualité, ou la moralité, ou un point quelconque dans la sphère de conscience; et de vouloir peut-être même justifier " le monde " en s'appuyant sur l'un de ces points. C'est mon objection fondamentale contre toutes les cosmogonies et théodicées philosophiques et morales, tous les problèmes et les valeurs supérieures dans la philosophie et la philosophie religieuse, tels qu'ils ont existé jusqu'à présent. Une catégorie des moyens de la nature a été mal interprétée pour y chercher les causes finales; par contre la vie et la surélévation en puissance de celle-ci ont été élevées au rang de moyen.

Si nous voulons déterminer un but assez vaste à la vie, ce but ne doit être identique à aucune catégorie de la vie consciente; il doit, au contraire, les expliquer toutes comme des moyens pour le réaliser...

La " négation de la vie " considérée comme but de la vie, comme but de l'évolution de l'existence, comme grande bêtise. Une interprétation aussi extravagante est seulement le produit d'une évaluation de la vie au moyen des facteurs de la conscience (plaisir et déplaisir, bien et mal). Ici l'on fait valoir contre le but - les moyens " impies ", absurdes et avant tout désagréables - : comment un but qui utilise de pareils moyens peut-il valoir quelque chose ! Mais le défaut d'une telle interprétation réside précisément dans le fait qu'au lieu de chercher le but qui explique la nécessité de pareils moyens, elle présuppose, de prime abord, un but qui exclut précisément de pareils moyens: c'est-à-dire que nous considérons comme normes nos désirs, par rapport à certains moyens (moyens agréables, rationnels, vertueux), fixant d'après cela quel but général est désirable...

Le défaut fondamental c'est de considérer la conscience, au lieu d'y voir un instrument et un cas particulier dans la vie générale, comme mesure, comme valeur supérieure de la vie: c'est la perspective défectueuse du a parte ad totum; - voilà pourquoi tous les philosophes cherchent instinctivement à imaginer une participation consciente à tout ce qui arrive, un " esprit ", un " Dieu ". Mais il faut leur faire comprendre que c'est précisément par là que l'existence devient une construosité; qu'un " Dieu " et une sensibilité universelle seraient quelque chose qui ferait condamner absolument l'existence... Nous avons éliminé la conscience universelle qui fixe le but et le moyen: c'est cela précisément qui nous a procuré un grand soulagement, - de la sorte nous ne sommes plus forcés d'être des pessimistes... Le plus grand reproche que nous adressions à la vie, c'était l'existence de Dieu...

316.

A retenir: - Dans le processus général le travail de l'humanité n'entre pas en ligne de compte, car il n'existe pas de processus général (considéré comme système).

Il n'existe pas de " tout "; l'évaluation de l'existence humaine, des fins humaines, ne peut pas se faire par rapport à quelque chose qui n'existe pas.

La fatalité, la causalité, la finalité sont des apparences nécessaires.

Ce n'est pas l'augmentation de la conscience qui est le but mais l'élévation de la puissance, dans laquelle élévation l'utilité de la conscience est comprise; il en est de même du plaisir et du déplaisir.

Il ne faut pas considérer de simples moyens comme des valeurs supérieures (par exemple des états de la conscience comme la douleur et le plaisir quand la conscience elle-même n'est qu'un moyen - ).

Le monde n'est nullement un organisme, mais c'est le chaos; l'évolution de l'" intellectualité " est un moyen pour arriver à une durée relative de l'organisation.

Ce qui est désirable n'a aucun sens par rapport au caractère général de l'être...

b) Sur l'évolution

317.

On ne peut pas trouver pourquoi l'évolution existe en faisant des recherches sur la voie de l'évolution elle-même; on ne peut pas considérer cette cause comme étant dans son devenir, et, encore moins, comme étant devenu... La volonté de puissance ne peut pas être devenue.

318.

" Dieu considéré comme moment culminant : l'existence, une éternelle divinisation et dé-divinisation. Mais il n'y a là point d'apogée de valeur, mais une apogée de puissance. Exclusion absolue du mécanisme et de la matière. Tous deux ne sont que l'expression de degrés inférieurs, la forme déspiritualisée de l'émotion (de la " volonté de puissance ").

Représenter la régression après l'apogée dans le devenir (la plus haute spiritualisation de la puissance sur la base de la servitude) comme conséquence de cette force supérieure qui se dirige contre elle-même, après qu'il ne lui reste plus rien à organiser, qui emploie sa force à désorganiser...

a) La défaite toujours plus grande des sociétés et leur assujettissement sous un nombre petit, mais toujours plus puissant.

b) La défaite toujours plus grande des privilégiés et des forts et par conséquent la venue de la démocratie, enfin l'anarchie des éléments.

319.

La seule possibilité de conserver un sens à l'idée de " Dieu ", ce serait de considérer Dieu non pas comme force agissante, mais comme état maximal d'une époque - un point dans l'évolution de la volonté de puissance, d'où s'expliquerait tout aussi bien le développement en avant que ce qui précède et aboutit jusqu'à lui.

Considérée au point de vue mécanique, l'énergie du devenir universelle reste constante; économiquement elle s'élève jusqu'à un certain point culminant et s'abaisse de nouveau après, pour s'élever encore dans un éternel mouvement circulaire. Cette " volonté de puissance " s'exprime dans l'interprétation, dans la façon de consommer la force. - La transformation de l'énergie en vie, en vie à sa plus haute puissance, apparaît, par conséquent, comme but. La même quantité d'énergie signifie des choses différentes sur les différents degrés de l'évolution.

Ce qui fait la croissance dans la vie, c'est l'économie toujours plus stricte et plus prévoyante, qui réalise le plus avec une force toujours moindre. Comme idéal c'est le principe du moindre effort...

Que le monde ne veut pas aboutir à un état durable, c'est la seule chose qui soit démontrée. Par conséquent, il faut imaginer que son apogée n'est pas un état d'équilibre...

La nécessité absolue des mêmes événements, au cours d'un même circuit universel, comme au cours de tous les autres, n'exprime pas, dans l'éternité, un déterminisme qui se trouve au-dessus de ce qui arrive, mais seulement l'idée que l'impossible n'est pas possible; qu'une force déterminée ne peut pas être autre chose que précisément cette force déterminée, que, sur une quantité de résistance donnée, elle ne se manifeste pas autrement que dans une mesure conforme à sa force; - arriver et arriver nécessairement est une tautologie.

320.

L'abaissement moral de l'ego est accompagné, dans les sciences naturelles, d'une estimation trop exagérée de l'espèce. Mais l'espèce est quelque chose d'aussi illusoire que l'ego: on a fait une distinction erronée. L'ego est cent fois plus qu'une simple unité dans un enchaînement de membres; c'est la chaîne elle-même, dans sa totalité; et l'espèce n'est qu'une simple abstraction, déduite de la multiplicité de ces enchaînements et de leur ressemblance partielle. Si, comme on l'a souvent prétendu, l'individu est sacrifié à l'espèce, ce n'est nullement un état de faits: ce n'est que le modèle d'une interprétation erronée.

321.

L'excédent de force dans l'intellectualité se pose à lui-même des buts nouveaux; il ne se satisfait nullement du commandement et de la direction du monde inférieur, ou de la conservation de l'organisme, de l'" individu ". Nous sommes plus que l'individu: nous sommes la chaîne tout entière, avec la tâche de la chaîne, dans tous les avenirs de la chaîne.

322.

Contre le darwinisme. - L'utilité d'un organe n'en explique pas l'origine, tout au contraire ! Durant qu'une qualité se forme, elle ne conserve pas l'individu et elle ne lui est point utile, moins qu'à toute autre chose, à la lutte avec les circonstances extérieures et les ennemis. Qu'est-ce qui est " utile " en fin de compte ? Il faut demander " utile par rapport à quoi " ? Ce qui, par exemple, est utile à la durée de l'individu pourrait être défavorable à sa splendeur; ce qui conserve l'individu pourrait en même temps le maintenir et l'immobiliser dans l'évolution. D'autre part, un vice de conformation, une dégénérescence peuvent être de la plus haute utilité, en ce sens qu'ils agissent comme stimulants sur d'autres organes. De même, un état nécessiteux peut être une condition d'existence, en ce sens qu'il abaisse l'individu à une mesure où il se ramasse et ne cède point. - L'individu lui-même est le champ de lutte de ses différentes parties (pour la nourriture, l'espace, etc.): son évolution est liée à la victoire, à la prédominance de certaines parties, au dépérissement, à la transformation en organes de certaines autres parties.

L'influence des " circonstances extérieures " a été exagérée singulièrement chez Darwin: ce qu'il y a d'essentiel dans le processus vital, c'est précisément l'énorme puissance formatrice, qui crée des formes du dedans au dehors, qui utilise et exploite les " circonstances extérieures " -. Les nouvelles formes, créées du dedans au dehors, ne sont pas formées en vue d'un but; mais, dans la lutte des parties, une forme nouvelle ne restera pas longtemps sans rapport avec une utilité partielle, pour se développer dans la suite, conformément à l'usage qui en est fait, avec toujours plus de perfection.

313.

Anti-Darwin. - La domestication des hommes, quelle valeur définitive peut-elle avoir ? ou bien la domestication a-t-elle toujours une valeur définitive ? - On a des raisons pour nier ce dernier fait.

Il est vrai que l'école de Darwin a fait de grands efforts pour nous persuader du contraire: elle veut que l'influence de la domestication puisse devenir profonde et même fondamentale. Provisoirement, nous en restons au passé: rien n'a été démontré jusqu'à présent qu'une influence toute superficielle par la domestication - ou encore la dégénérescence. Et tout ce qui réussit à s'échapper de nouveau de la main humaine et de son dressage retourne presque immédiatement à son état naturel. Le type reste constant: on ne peut pas " dénaturer la nature ".

On compte sur la lutte pour l'existence, sur la mort des êtres faibles et la survie des êtres les plus robustes et les mieux doués; par conséquent, on imagine une croissance continuelle dans la perfection des êtres. Nous nous sommes assurés par contre que, dans la lutte pour la vie, le hasard sert les faibles tout aussi bien que les forts, que souvent la ruse supplée à la vigueur avec avantage, que la fécondité de l'espèce se trouve dans un rapport singulier avec les chances de destruction...

On attribue à la sélection naturelle des métamorphoses en même temps lentes et infinies: on veut croire que tout avantage se transmet par hérédité et s'exprime, dans les générations suivantes, avec une intensité toujours plus grande (tandis qu'en réalité l'hérédité est si capricieuse... ); on constate chez certains êtres l'assimilation heureuse à des conditions vitales déterminées et l'on déclare que cette assimilation a été obtenue par l'influence du milieu.

Mais on ne trouve nulle part d'exemples de sélection inconsciente (en aucune façon). Les individus les plus disparates s'unissent, les plus extrêmes se mêlent à la masse. Tout concourt à maintenir son type; les êtres possédant des signes extérieurs, qui les protègent contre certains dangers, ne les perdent pas lorsqu'ils sont soumis à des circonstances où ils vivent sans danger... S'ils sont transportés en des lieux où l'habit cesse de les cacher, ils n'en changent nullement pour se rapprocher du milieu.

On a exagéré la sélection des êtres les plus beaux au point qu'elle dépasserait de beaucoup l'instinct de beauté de notre propre race ! De fait, le plus beau s'accommode parfaitement des créatures déshéritées, le plus grand du plus petit. Presque toujours nous voyons le mâle et la femelle profiter de chaque mouvement du hasard sans se montrer difficile dans le choix. - Il y a modification par le climat et la nutrition, mais en réalité elle est indifférente.

Il n'y a pas de formes intermédiaires. -

On prétend qu'il y a développement dans l'évolution des êtres; mais tout fondement manque à cette théorie. Chaque type possède ses limites: au-delà de celles-ci il n'y a pas d'évolution. Jusque-là régularité absolue.

***

Mes vues principales. - Première proposition: l'homme en tant qu'espèce n'est pas en progrès. On réalise bien des types supérieurs, mais ils ne se conservent pas. Le niveau de l'espèce ne s'élève pas.

Deuxième proposition: l'homme, en tant qu'espèce, ne réalise pas un progrès en comparaison de tout autre animal. Le monde animal et végétal, dans son ensemble, ne se développe pas de l'inférieur au supérieur... Tout se fait en même temps, à tort et à travers, se superpose et se contrecarre. Les formes les plus complexes et les plus riches - car le mot " type supérieur " ne dit pas davantage - disparaissent plus facilement: seules les inférieures maintiennent leur caractère impérissable en apparence. Les premières sont réalisées très rarement et se maintiennent avec peine: les dernières ont pour elles une fécondité compromettante. Dans l'humanité aussi les types supérieurs, les cas heureux de l'évolution, avec des alternatives de chance et de malchance, périssent le plus facilement. Ils sont exposés à toute espèce de décadence; ils sont extrêmes, et cela suffit à les rendre déjà presque décadents... La courte durée de la beauté, du génie, du César est sui generis: - de pareilles qualités ne se transmettent pas par hérédité. Le type est héréditaire: il n'a rien d'extrême, il n'est pas un " coup du hasard "... Ce n'est pas le fait d'une fatalité particulière, " d'un mauvais vouloir " de la nature, mais simplement de l'idée du " type supérieur "; le type supérieur représente une complexité infiniment plus grande, - une plus grande somme d'éléments coordonnés: c'est pourquoi la désagrégation est infiniment plus probable. Le " génie " est la machine la plus sublime qu'il y ait, - par conséquent aussi la plus fragile.

Troisième proposition: la domestication (la " culture ") de l'homme n'atteint pas de couches très profondes... Partout où elle pénètre profondément elle devient aussitôt dégénérescence (le type du Christ). L'homme " sauvage " (ou, pour m'exprimer au point de vue moral, l'homme méchant) est un retour à la nature - et, en un certain sens, un rétablissement, une guérison de la " culture "...

324.

Anti-Darwin. - Ce qui me surprend le plus, lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours devant les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne. À moins que l'on nous démontre la raison qui fait que l'homme est l'exception parmi les créatures, j'incline à croire que l'école de Darwin s'est partout trompée. Cette volonté de puissance, où je reconnais le tréfonds et le caractère de tout changement, nous explique pourquoi la sélection ne se fait précisément pas en faveur des exceptions et des hasards heureux: les plus forts et les plus heureux sont faibles, lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeau organisés, la pusillanimité des faibles et le grand nombre. Ma conception du monde des valeurs démontre que, dans les plus hautes valeurs placées maintenant au-dessus de l'humanité, ce ne sont pas les hasards heureux, les types de sélection qui ont le dessus, mais les types de décadence. - Peut-être n'y a-t-il rien de plus intéressant dans ce monde que ce spectacle non prié...

Quelque singularité qu'il y ait à l'affirmer, il faut toujours mettre en valeur les forts contre les faibles, les heureux contre les mal venus, les bien portants contre les dégénérés et les malades par hérédité. Si l'on veut réduire la réalité en une formule morale, cette morale s'exprimerait ainsi: la moyenne vaut plus que l'exception, les formations de la décadence plus que la moyenne; la volonté du néant tient le pas sur la volonté de croire - et le but général est, dès lors, quelle que soit la façon dont on veut s'exprimer, chrétienne, bouddhiste ou schopenhauerienne: " Plutôt ne pas être, que d'être. "

Je me révolte contre cette façon de formuler la réalité, pour en faire une morale: c'est pourquoi je déteste le christianisme d'une haine mortelle, car il créa des mots et des attitudes sublimes pour prêter à une réalité épouvantable le manteau du droit, de la vertu, de la divinité.

Je vois toute philosophie, je vois toute science à genoux devant la réalité d'une lutte pour la vie qui est le contraire de celle qu'enseigne l'école de Darwin, - c'est-à-dire que j'aperçois partout au premier rang ceux qui sont le rebut, ceux qui compromettent la vie, la valeur de la vie. L'erreur de l'école de Darwin est devenue pour moi un problème: comment peut-on être assez aveugle pour se tromper justement dans ce cas ?... Prétendre que les espèces représentent un progrès, c'est l'affirmation la plus déraisonnable du monde: il leur suffit provisoirement de représenter un niveau. Si les organismes supérieurs se sont développés des organismes inférieurs, aucun exemple du moins ne le démontre encore. Je vois que les inférieurs ont la prépondérance par le nombre, par l'astuce, par la ruse. Je ne vois pas comment un changement fortuit peut être avantageux, du moins pas sur un espace de temps aussi long: car alors il faudrait expliquer pourquoi un changement fortuit a acquis une telle force.

Je trouve ailleurs la " cruauté de la nature ", dont on parle tant: la nature est cruelle à l'égard des favoris de la fortune: elle ménage, et protège, et aime les humbles.

En résumé, l'augmentation de la puissance d'une espèce est garantie moins peut-être par la prépondérance de ses favorisés, de ses forts, que par la prépondérance des types moyens et inférieurs... Ces derniers possèdent la grande fécondité et la durée; avec les premiers, le danger augmente, la destruction rapide, la diminution du nombre.

La volonté de puissance en tant que morale

La société et l'État

325.

Principe: les individus seuls se sentent responsables. Les collectivités ont été inventées pour faire des choses que l'individu n'a pas le courage de faire. C'est que toutes les communautés, toutes les sociétés sont cent fois plus sincères et plus instructives au sujet de la nature de l'homme que l'individu, trop faible pour avoir le courage de ses désirs...

L'" altruisme " tout entier est un résultat de l'intelligence de l'homme privé: les sociétés ne sont pas " altruistes " les unes à l'égard des autres... Le commandement de l'amour du prochain n'a encore été élargi par personne en commandement de l'amour du voisin. Il faut au contraire considérer comme vrai ce qui se trouve dans la loi de Manou...

L'étude de la société est si précieuse parce que l'homme est beaucoup plus naïf en tant que société que l'homme en tant qu'" individu ". La " société " n'a jamais considéré autrement la vertu que comme moyen pour arriver à la force, à la puissance, à l'ordre.

326.

L'État ou l'immoralité organisée - à l'intérieur sous forme de police, de droit pénal, de caste, de commerce, de famille; à l'extérieur comme volonté de puissance, de guerre, de conquête, de vengeance.

Comment se fait-il qu'un grand nombre puisse faire des choses à quoi l'individu ne se déciderait jamais ? Par la division des responsabilités, du commandement et de l'exécution, par l'introduction de la vertu, du devoir, de l'amour de la patrie et du souverain. Par le maintien de la fierté, de la sévérité, de la force, de la haine, de la vengeance, bref de tous les traits typiques qui répugnent à l'être du troupeau...

327.

L'artifice qui rend possible des actions, des entreprises, des passions, qui, selon les mesures individuelles, ne sont plus " permises " - ni de bon goût... l'art qui nous fait entrer dans de pareils mondes " étrangers " leur donne de la saveur; - l'historien montre leur façon de droit et de raison; les voyages, l'exotisme; la psychologie; le droit criminel; la maison d'aliénés; le criminel; la sociologie. - L'" impersonnalité " qui nous fait agir ( - comme intermédiaires d'une collectivité nous pouvons nous permettre les mêmes passions et les mêmes actes, - nous nous appelons alors collège de justice, jury, citoyen, soldat, ministre, prince, société, " critique " - ) provoque chez nous le sentiment que nous portons un sacrifice.

Le maintien de l'État militaire est le dernier moyen soit pour les grandes traditions, soit pour y avoir recours, en égard du type supérieur de l'homme, le type fort. Et toutes les conceptions qui éternisent l'inimitié et les distances sociales des États peuvent trouver là leur sanction (par exemple le nationalisme, le protectionnisme douanier).

328.

Il faut envisager d'abord la quantité que renferme le but et ses effets sur l'optique de l'évaluation: le grand criminel et le petit criminel. La quantité que renferme le but du vouloir décide aussi, chez celui qui agit, s'il a du respect devant lui-même ou s'il éprouve des sentiments mesquins et misérables.

Il faut envisager ensuite le degré d'intellectualité dans les moyens, son effet sur l'optique de l'évolution. Combien différent est le novateur philosophique, l'essayeur, l'homme despotique, si on le compare au brigand, au barbare, à l'aventurier ! - Apparence des hommes " désintéressés ".

Enfin, considérez combien les manières et les attitudes nobles, la bravoure et la confiance en soi-même transforment l'appréciation que l'on peut porter sur ce qui est ainsi réalisé !

***

Pour l'optique de l'évaluation:

Influence de la quantité (grande, petite) dans le but.

Influence de l'intellectualité dans les moyens.

Influence de la manière dans l'action.

Influence de la réussite ou de l'échec.

Influence des forces adverses et de leur valeur.

Influence de ce qui est permis et défendu.

329.

Effet de la prohibition. - Toute puissance qui interdit, qui sait inspirer la crainte chez celui à qui elle défend quelque chose; engendre la mauvaise conscience (c'est-à-dire le désir de faire quelque chose, allié à l'idée que la satisfaction de ce désir sera dangereuse, à la nécessité de garder le secret, de prendre des voies détournées, des précautions). Toute prohibition rend le caractère plus mauvais chez ceux qui ne s'y soumettent pas volontairement, mais seulement de force.

330.

" Récompense et punition. " - On vit ensemble, on dépérit ensemble. Aujourd'hui l'on ne veut pas être récompensé, on ne veut reconnaître personne qui punisse... On a établi le pied de guerre: on veut quelque chose, on rencontre des oppositions et on y arrive peut-être de la façon la plus raisonnable si l'on vit en bon accord, - si l'on conclut un accord.

Dans une société moderne, où chaque individu a fait son " accord ", le criminel est en rupture de contrat... Ce serait là une notion claire. Mais alors on ne pourrait pas tolérer les anarchistes et les adversaires d'une forme de la société dans le sein de celle-ci...

331.

Le crime appartient à la notion de " révolte contre l'ordre social ". On ne punit pas un révolté, on l'écrase. Un révolté peut être un homme malheureux et méprisable: en soi, une révolte ne présente rien qui pût être méprisé, - et, par rapport à notre ordre social, le fait de se révolter n'abaisse pas, par lui-même, la valeur d'un homme. Il y a des cas où l'on devrait même vénérer un tel révolté, parce qu'il ressent dans notre société quelque chose contre quoi il importerait de faire la guerre; parce qu'il y a des cas où il nous réveille du sommeil.

Par le fait qu'un criminel commet une chose particulière sur un particulier, on ne démontre pas encore que ce n'est pas son instinct tout entier qui est en état de guerre contre l'ordre social tout entier: son acte n'est qu'un simple symptôme.

Il faut réduire l'idée de " punition " à l'idée de répression d'une révolte, mesure de sûreté contre le vaincu (captivité totale ou partielle). Mais, par la punition, il ne faut pas vouloir exprimer le mépris: un criminel est, de toute façon, un homme qui risque sa vie, son honneur, sa liberté, - un homme de courage. Il ne faut pas non plus considérer la punition comme une expiation; ou encore comme une dette; car il n'y a pas de rapport d'échange entre la punition et la faute, - la punition ne purifie pas, car le crime ne salit pas.

Il ne faut pas fermer au criminel la possibilité de faire la paix avec la société, en admettant qu'il n'appartienne pas à la race des criminels. Dans le dernier cas, il faut lui faire la guerre encore avant qu'il ait pu se livrer à des actes d'inimitié (première opération, dès qu'on l'a sous sa domination: il faut le châtrer).

Il ne faut pas faire au criminel un reproche de ses mauvaises manières, de l'état inférieur de son intelligence. Rien n'est plus coutumier que de le voir se méprendre sur lui-même (son instinct révolté est souvent la rancune du déclassé, dont il n'arrive pas à prendre conscience faute de lecture), de le voir calomnier et déshonorer son acte sous l'impression de la crainte, de l'insuccès: abstraction faite des cas où le criminel cède à un instinct mal compris, ce qui serait psychologiquement démontrable, et où il prête à son acte, par une action accessoire, un motif qu'il n'a pas (par exemple par un vol, alors que c'est le sang qui lui importait..).

Il faut se garder de juger la valeur d'un homme d'après un acte particulier. Napoléon a voulu mettre en garde contre cette erreur. Les actes qui se montrent en haut relief sont particulièrement insignifiants. Si quelqu'un d'entre nous n'a pas de crime sur la conscience - par exemple, pas d'assassinat - à quoi cela tient-il ? A ceci que nous avons manqué de quelques circonstances favorables. Et si nous en commettions un, quelles idées pourrait-on en tirer sur notre valeur personnelle ? D'une façon générale, on aurait quelque mépris pour nous, si l'on ne nous croyait pas capables de tuer un homme lorsque les circonstances l'exigent. Dans presque tous les crimes, s'expriment en même temps des qualités, qui ne sauraient manquer chez un homme véritable. Ce n'est pas à tort que Dostoïewski a prétendu que les détenus des bagnes sibériens forment l'élément le plus vigoureux et le plus précieux du peuple russe. Si, chez nous, le criminel est une plante mal nourrie et qui s'étiole, c'est tout au déshonneur de nos conditions sociales; du temps de la Renaissance, le criminel prospérait et s'acquérait sa propre façon de vertu, - de vertu dans le style de la Renaissance, il est vrai, virtu, vertu libre de moraliste.

On ne peut parvenir à élever les hommes que lorsqu'on ne les traite pas avec mépris; le mépris moral est un plus grand avilissement et cause un plus grand préjudice que n'importe quel crime.

332.

Dans notre monde civilisé nous apprenons à connaître presque exclusivement le criminel qui s'étiole, écrasé sous la malédiction et le mépris de la société, méfiant à l'égard de lui-même, amoindrissant et calomniant souvent son acte, type de criminel mal venu, et nous répugnons à l'idée que tous les grands hommes étaient des criminels, mais seulement dans le grand style et non pas dans le style pitoyable, nous répugnons à l'idée que le crime fait partie de la grandeur (ceux qui ont scruté les reins ont conscience de cela et aussi ceux qui sont descendus le plus profondément dans les grandes âmes). Se mettre " hors la loi " de la tradition, de la conscience, du devoir - tout grand homme connaît ce danger. Mais il le veut aussi: il veut le grand but et aussi le moyen pour parvenir à ce but.

333.

Dans l'ancien droit pénal une idée religieuse était puissante: celle de la force réparatrice qu'il y a dans la punition. La punition purifie, dans le monde moderne elle souille. La punition est une dette que l'on acquitte, on est vraiment débarrassé de ce pour quoi l'on a tant voulu souffrir. En admettant que l'on croie à cette force de la punition, celle-ci sera suivie d'un allégement qui s'approche véritablement d'une nouvelle santé, d'un rétablissement. On n'a pas seulement fait de nouveau sa paix avec la société, on est aussi redevenu digne d'estime vis-à-vis de soi-même, - on est redevenu " pur "... Aujourd'hui la punition isole plus que la faute; la fatalité qui pèse sur un délit a grandi à tel point qu'elle est devenue ineffaçable. Lorsque l'on a accompli sa peine on est passé au rang des ennemis de la société... Dès lors la société possède un ennemi de plus.

Le droit du talion peut être dicté par l'esprit de représailles (c'est-à-dire par une sorte de vengeance); mais dans la loi de Manou, par exemple, c'est le besoin de posséder un équivalent, pour expier, pour redevenir " libre " au point de vue religieux.

334.

L'accroissement fait partie du concept de la chose vivante; - ce qui est vivant doit augmenter sa puissance et absorber par conséquent des forces étrangères. Sous l'influence des brumes du narcotique moral, on parle du droit de l'individu à se défendre; dans le même sens on pourrait parler aussi de son droit d'attaquer: car les deux choses - la seconde plus que la première - sont des nécessités pour tout ce qui est vivant. L'égoïsme agressif et l'égoïsme défensif ne sont pas affaire de choix ou de " libre arbitre ", ils sont la fatalité de la vie même.

Il est indifférent, dans ce cas, si l'on considère un individu, un corps vivant, ou bien une " société " qui aspire à se développer. Le droit de punir (ou la défense sociale) n'a en somme revêtu le nom de " droit " que par abus: on acquiert un droit par un traité, - mais la défense de soi ne repose pas sur la base d'un traité. Un peuple pourrait du moins, avec autant de raison, appeler droit son besoin de conquête, son désir de puissance, soit par les armes, soit par le commerce, l'échange et la colonisation, - ce serait alors le droit de croissance. Une société qui repousse, définitivement et par instinct, la guerre et l'esprit de conquête est en décadence: elle est mûre pour la démocratie et le régime des épiciers... Dans la plupart des cas, il est vrai, les assurances de paix sont de simples moyens d'engourdissement.

a. L'individu

335.

Morphologie des sentiments de sa propre valeur. - Premier point de vue: en quel sens les sentiments de compensation et de solidarité sont le degré inférieur et préparatoire à une époque où le sentiment de la valeur personnelle, l'initiative d'évaluation dans les détails n'est pas encore possible.

Deuxième point de vue: en quel sens le sentiment de la valeur collective, poussé jusqu'à une certaine hauteur, la fierté de la distance qui sépare dans la vie, le sentiment de l'inégalité, l'aversion contre la médiation, les droits équivalents, l'esprit de conciliation, sont une école d'acheminement vers les sentiments individuels: surtout en tant qu'ils forcent l'individu à représenter la fierté de l'ensemble: - il lui faut alors parler et agir avec un sentiment de sa propre valeur poussé jusqu'à l'extrême, car il personnifie la communauté. Il en est de même lorsque l'individu se considère comme l'instrument et le porte-parole de la divinité.

Troisième point de vue: en quel sens ces formes de l'abandon de soi donnent, de fait, une énorme importance à la personne, lorsque des forces supérieures se servent d'elle: la crainte religieuse devant soi-même; l'état d'âme du prophète, du poète...

Quatrième point de vue: en quel sens la responsabilité pour l'ensemble inculque et permet à l'individu un regard étendu, une main sévère et terrible, de la réflexion, de la froideur et de la grandeur dans l'attitude et le geste, qu'il n'oserait pas avoir s'il s'agissait de lui-même.

En résumé: les égoïsmes collectifs sont la grande préparation à la souveraineté personnelle. La classe noble est celle qui fait l'héritage de cette discipline. -

336.

La mesure de la liberté, soit pour l'individu, soit pour la société, est donnée par le degré de résistance qui doit sans cesse être surmonté pour rester en haut: la liberté considérée bien entendu comme force positive, comme volonté de puissance. Il se pourrait donc très bien que la force supérieure de la liberté individuelle, de la souveraineté, grandisse à cinq pas de son contraire, là où le danger de l'esclavage est suspendu au-dessus de l'existence, pareil à cent épées de Damoclès. Parcourez l'histoire et vous vous en apercevrez. Les époques où l'" individu " devient mûr jusqu'à cette perfection, c'est-à-dire libre, où le type classique de l'homme souverain est réalisé, oh non ! ce ne furent jamais là des époques humanitaires !

Il ne faut pas avoir le choix: ou bien en haut ou bien en bas, rampant, comme un ver, insulté, anéanti, piétiné. Il faut avoir des tyrans contre soi, pour devenir tyran, c'est-à-dire libre. Ce n'est pas un mince avantage que d'avoir cent épées de Damoclès suspendues au-dessus de soi: ainsi l'on apprend à danser, ainsi l'on arrive à la " liberté du mouvement ".

337.

L'individualisme est une façon modeste et encore inconsciente de la " volonté de puissance "; il semble qu'il suffise à l'individu de se libérer d'une prépondérance de la société (que ce soit l'État ou l'Eglise... ). L'individu ne se place pas en opposition en tant que personne, mais seulement en tant qu'unité; il représente toutes les unités contre la collectivité.

Cela signifie qu'instinctivement il se pose en égal avec toutes les unités; ce qu'il obtient, il ne l'obtient pas pour lui-même, en tant que personne, mais comme nombre un, contre la somme totale.

Le socialisme n'est qu'un moyen d'agitation de l'individualisme: il conçoit que, pour aboutir à quelque chose, il faut organiser une action commune, une " puissance ". Mais ce à quoi il veut aboutir, ce n'est pas la société, but de l'individu, mais la société, moyen pour rendre possibles beaucoup d'individus. C'est là l'instinct des socialistes, sur quoi ils se trompent fréquemment ( - sans oublier que, pour parvenir à leurs fins, il leur faut souvent tromper les autres). Le sermon altruiste au service de l'égoïsme individuel: une des duperies les plus habituelles du XIXe siècle.

L'anarchisme n'est, de son côté, qu'un moyen d'agitation du socialisme; avec ses moyens, il éveille la crainte, avec la crainte il commence à fasciner et à terroriser: avant tout il attire de son côté les hommes courageux et audacieux, même sur le domaine spirituel.

Malgré tout cela, l'individualisme est le degré le plus modeste de la volonté de puissance.

***

Lorsque l'on atteint une certaine indépendance on veut davantage: il se fait une sélection selon le degré de force: l'individu ne se place plus en égal, sans examen; il cherche au contraire ses semblables, - il se dégage des autres. À l'individualisme succède la formation des membres et des organes: les tendances voisines se réunissent et se manifestent en tant que puissance; entre ces centres de puissance il y a frottement, guerre, reconnaissance des forces réciproques, compensation, rapprochement, fixation de l'échange des productions. Finalement: hiérarchie.

1) Les individus se rendent libres.

2) Ils entrent en lutte, ils s'accordent sur des " droits égaux " (la " justice " comme but).

3) Lorsque ceci est réalisé, les véritables inégalités des forces ressortent avec des effets plus grands (puisque, somme toute, la paix règne, et que beaucoup de petites quantités de forces se distinguent entre elles par des différences qui autrefois étaient égales à zéro); maintenant les individus s'organisent en groupes; les groupes aspirent à des privilèges et à des supériorités. La lutte reprend de plus belle, sous une forme plus adoucie.

On veut la liberté tant que l'on n'a pas encore la puissance. Lorsque l'on commence à l'avoir, on veut la prépondérance. Si l'on n'y réussit pas (si l'on est encore trop faible pour cela), on demande la " justice ", c'est-à-dire les droits égaux.

338.

Les formes masquées de ta volonté de puissance:

1) Désir de liberté, d'indépendance, et aussi d'équilibre, de paix, de coordination. Il y a aussi le désir de solitude, de " liberté d'esprit ". Dans une forme inférieure: la volonté d'être, " l'instinct de conservation ".

2) Le désir de prendre rang pour satisfaire la volonté de puissance de la collectivité: la soumission, se rendre utile et indispensable auprès de celui qui détient le pouvoir; l'amour, chemin détourné pour atteindre le coeur des puissants, - afin de le dominer.

3) Le sentiment du devoir, la conscience, la consolation imaginaire d'appartenir à un rang supérieur à celui des hommes qui détiennent effectivement le pouvoir; la reconnaissance d'une hiérarchie qui permet de juger, même les plus puissants; la condamnation de soi, l'invention de nouvelles tables de valeurs (les juifs en sont l'exemple classique).

339.

Le " machiavélisme " de la puissance (machiavélisme inconscient). - La volonté de puissance apparaît: a) chez les opprimés, chez les esclaves de toute espèce, sous forme de désir de " liberté ": c'est seulement la délivrance qui semble être le but (au point de vue moral et religieux: " responsable seulement devant sa propre conscience "; " liberté évangélique ", etc.);

b) chez une espèce plus forte qui commence à s'élever à la puissance; c'est alors la volonté de la supériorité; si celle-ci commence par être sans succès, elle se restreint d'abord à la volonté de " justice ", c'est-à-dire à l'égalité des droits pour tout le monde (lutte pour les droits... );

c) chez les plus forts, les plus riches, les plus indépendants, les plus courageux, sous forme d'" amour de l'humanité ", du " peuple ", de l'évangile, de la vérité, de Dieu; sous forme de pitié, de sacrifice de soi, etc., - et encore sous forme de victoire remportée sur les autres, d'entraînement, d'enrégimentement instinctif à une grande quantité de force, avec quoi l'on voudrait s'identifier, pour pouvoir lui donner une direction: le héros, le prophète, le César, le Sauveur, le berger; - l'amour sexuel appartient aussi à cette rubrique: il veut la subjugation, la prise de possession, et il apparaît comme s'il était l'abandon. En somme c'est seulement l'amour de l'" instrument ", du " gage ", la conviction que telle chose vous appartient, comme à quelqu'un qui peut s'en servir).

" Liberté ", " justice " et " amour " !!! -

340.

L'incapacité de la puissance, son hypocrisie et sa ruse: sous forme d'obéissance (subordination, fierté du devoir rempli, moralité... ); sous forme de résignation, d'abandon, d'amour (idéalisation, divinisation de celui qui commande, comme compensation, et indirectement, comme glorification de soi); sous forme de fatalisme, de résignation; sous forme d'objectivité, sous forme de tyrannie exercée sur soi-même (stoïcisme, ascétisme, renoncement, sanctification); sous forme de critique, de pessimisme, d'indignation, de tracasserie; - en affectant une " belle âme ", la " vertu ", l'" adoration de soi-même ", la vie " à l'écart ", la " pureté " qui se garde du monde, etc. ( - la conviction que l'on est incapable d'exercer la puissance, travestie en dédain). Partout s'exprime le besoin d'exercer, malgré tout, une puissance quelconque, ou de se créer momentanément, à soi-même, l'apparence de puissance - sous forme d'ivresse.

Les hommes qui veulent la puissance à cause des avantages de bonheur qu'elle présente - parti politique.

D'autres hommes qui veulent la puissance, même au prix de désavantages et de sacrifices visibles dans leur bonheur et leur bien-être - les ambitieux.

D'autres hommes qui veulent la puissance simplement parce que, s'ils ne la voulaient pas, ils tomberaient dans d'autres mains dont ils ne veulent pas dépendre.

341.

Rectification de l'idée d'" égoïsme ". -Si l'on a compris en quel sens l'" individu " est une erreur et comment chaque être particulier comprend, en droite ligne, le processus tout entier (non seulement par hérédité, mais en lui-même... ) on accordera à l'être particulier une énorme importance. L'instinct y parle son véritable langage; lorsque cet instinct se relâche, - lorsque l'individu ne se cherche une valeur qu'au service des autres, on peut conclure, avec certitude, à de la fatigue et de la dégénérescence. L'altruisme du sentiment, sincère et sans tartuferie, correspond à l'instinct qui nous pousse à nous créer du moins une seconde valeur, au service d'autres égoïsmes. Mais, dans la plupart des cas, cet altruisme n'est qu'apparent: c'est alors un détour pour conserver son propre sentiment de valeur.

342.

Amour. - Voyez donc: cet amour, cette compassion des femmes - y a-t-il quelque chose de plus égoïste ? Et lorsqu'elles se sacrifient, lorsqu'elles sacrifient leur honneur, leur réputation, à qui se sacrifient-elles ? A l'homme ? Ou bien n'est-ce pas plutôt à un appétit sans frein ? - Ce sont là des désirs tout aussi égoïstes, quel que soit le bien qu'ils fassent aux autres et malgré la reconnaissance qu'ils provoquent...

Comment une pareille superfétation d'une évaluation peut sanctifier tout le reste !

343.

Qu'est-ce que la vie ? - Louanges et reconnaissance à l'occasion d'une moisson abondante, du beau temps, de la victoire, des noces et de la paix: - mais toutes ces fêtes ont besoin d'un objet à l'égard duquel le sentiment peut trouver à se manifester. On veut que tout le bien qui vous arrive vous ait été fait par quelqu'un: on veut trouver l'auteur. De même, devant une oeuvre d'art: on ne se contente pas de l'admirer en elle-même, on veut louer l'artiste. - Qu'est-ce donc que louer ? Une façon de compensation par rapport à des bienfaits reçus, une restitution, un témoignage de notre puissance à nous, - car celui qui loue affirme, apprécie, évalue, juge: il s'arroge le droit de pouvoir affirmer, de pouvoir attribuer un honneur... Le sentiment intensifié de bonheur et de vie est aussi un sentiment de puissance intensifié: c'est en partant de ce sentiment que l'homme loue ( - qu'il invente et cherche un auteur, un " sujet " - ). La reconnaissance est la bonne vengeance: exigée et exercée le plus sévèrement là où l'égalité et la fierté doivent être maintenues en même temps, là où l'on exerce le mieux la vengeance.

344.

Tout ce qui vient de la faiblesse ne vaut rien, tout ce qui vient du doute à l'égard de soi-même et de l'âme maladive - et si cela se manifeste par le plus grand mépris des biens de la terre, cela ne vaut encore rien, car c'est alors un exemple qui empoisonne la vie... Le regard du prêtre, son existence blême et à l'écart ont fait plus de mal à la vie que toute son abnégation n'a eu d'utilité: une pareille existence à l'écart calomnie la vie.

345.

Que l'on mette en jeu sa vie, sa santé, son honneur, c'est la conséquence de l'orgueil et de la volonté débordante et dissipatrice. Ce n'est pas par amour des hommes que l'on agit ainsi, mais parce que tout grand danger provoque notre curiosité pour ce qui concerne la mesure de notre force, de notre courage.

346.

" Sacrifier sa vie pour une cause " - quel effet cela fait ! Mais il y a bien des choses pour lesquelles on sacrifie sa vie: toutes les passions, les unes comme les autres, veulent avoir leur satisfaction. Que ce soit la pitié, ou la colère, ou la vengeance - si l'on y met sa vie cela ne change rien à l'affaire. Combien y en a-t-il qui ont sacrifié leur vie pour les jolies femmes - et même, ce qui est pire, leur santé ! Lorsque l'on en a le tempérament, on choisit instinctivement les choses dangereuses: par exemple, les aventures de la spéculation lorsque l'on est philosophe, ou les aventures de l'immoralité lorsque l'on est vertueux. Une espèce d'hommes ne veut rien risquer, l'autre veut risquer. Sommes-nous les contempteurs de la vie, nous autres ? Au contraire, nous cherchons instinctivement une vie élevée à une haute puissance, une vie dans les dangers... Par là, encore une fois, nous ne voulons pas être plus vertueux que les autres. Pascal, par exemple, ne voulut rien risquer et il demeura chrétien, c'était peut-être vertueux. -

347.

Les sentiments de bonté, de charité, de bienveillance, n'ont nullement été mis en honneur à cause de l'utilité qui en découle, mais parce qu'ils font partie de l'état d'âme des âmes abondantes qui peuvent abandonner de leur trop-plein et dont la valeur c'est la plénitude de vie. Qu'on observe des yeux les bienfaiteurs ! On y verra toute autre chose que l'abnégation, la haine du moi, le " pascalisme ". -

348.

Qu'advient-il de l'homme qui n'a plus de raison de se défendre et d'attaquer ? Que lui reste-t-il de ses passions s'il perd celles qui sont ses armes défensives et offensives ?

349.

Aux époques démocratiques on déteste la " volonté de puissance ", au point que toute la psychologie que l'on en fait semble s'appliquer à l'amoindrir et à la calomnier. Le type du grand ambitieux: cela doit être Napoléon ! Et César ! Et Alexandre ! - Comment si ce n'étaient pas là précisément ceux qui méprisaient le plus les honneurs ! -

Et Spencer développe que l'on aspire à la puissance pour posséder les jouissances dont dispose l'homme puissant: - il entend cette aspiration à la puissance, comme un désir de jouissance, comme de l'hédonisme !...

350.

L'involontaire naïveté d'un La Rochefoucauld, qui croit dire quelque chose d'audacieux, d'indépendant et de paradoxal - alors la " vérité " en psychologie était quelque chose qui remplissait d'étonnement - par exemple la maxime: " Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertus que les âmes communes, mais seulement celles qui ont de plus grands desseins. " Il est vrai que John Stuart Mill (qui appelait Chamfort le La Rochefoucauld plus noble et plus philosophique du XVIIIe siècle, ne voit en lui que l'observateur sagace de tout ce qui, dans l'âme humaine, se réduit à de l'" égoïsme habituel ", et il ajoute: " Un esprit noble ne se résoudra jamais à s'imposer la nécessité d'une contemplation prolongée de ce qui est vulgaire et bas, à moins que ce ne soit pour montrer contre quelles influences néfastes l'esprit supérieur et la noblesse de caractère savent se maintenir victorieusement. "

351.

Toutes les passions sont utiles, les unes directement, les autres indirectement; par rapport à leur utilité, il est absolument impossible de fixer une gradation de valeur, - bien qu'il soit certain qu'au point de vue économique toutes les forces de la nature sont bonnes, c'est-à-dire utiles, quelle que soit la part de fatalité terrible et irrévocable qui découle d'elles. Tout au plus pourrait-on dire que les passions les plus puissantes sont les plus précieuses: en ce sens qu'il n'existe pas de plus grande source de force.

352.

Ce que l'on appelle utile dépend absolument de l'intention, du but; l'intention, d'autre part, dépend absolument du degré de puissance: c'est pourquoi l'utilitarisme n'est pas une doctrine des fondements, mais seulement des conséquences, et l'on ne peut absolument pas lui prêter un caractère obligatoire.

353.

Notre connaissance est devenue scientifique dans la mesure où il est possible d'évaluer et d'apprécier. Il y aurait lieu de faire un essai pour voir si l'on ne pourrait pas édifier un ordre scientifique des valeurs simplement sur une échelle graduée des forces. Toutes les autres " valeurs " sont des préjugés, des naïvetés, des malentendus. - Ils sont partout réductibles à cette échelle graduée de forces. La hausse dans cette échelle signifie une augmentation de valeur: la baisse: la diminution de valeur. - Ici on a l'apparence et le préjugé contre soi.

354.

Histoire de la moralisation et de l'amoralisation

Première proposition: il n'y a pas du tout d'actes moraux: ceux-ci sont purement imaginaires. Non seulement ils ne sont pas démontrables (ce que Kant a concédé et le christianisme aussi), - mais ils sont même impossibles. On a inventé une opposition aux forces actives, par un malentendu psychologique, croyant ainsi désigner une autre espèce de ces forces; on a imaginé un mobile premier qui n'existe pas du tout. D'après ce mode d'évaluer qui a mis en cours l'opposition entre " moral " et " immoral ", il faudrait dire: il n'y a que des intentions et des actes immoraux.

Deuxième proposition: Toute cette distinction entre " moral " et " immoral " part du principe que tant les actes moraux que les actes immoraux sont des actes de libre spontanéité, - bref qu'une telle spontanéité existe, ou, autrement dit: que l'évaluation morale ne se rapporte qu'à une seule espèce d'intentions et d'actes, l'espèce libre. Mais toute cette espèce d'intentions et d'actes est purement imaginaire: le monde auquel on pourrait appliquer seulement l'échelle morale n'existe pas du tout: - il n'y a ni actes moraux ni actes immoraux.

***

L'erreur psychologique, dont est sortie l'opposition entre l'idée " moral " et " immoral "; le " désintéressement ", l'" altruisme ", le " renoncement à soi " - tout cela est irréel et imaginaire.

Dogmatisme erroné par rapport à l'" ego ": celui-ci, pris au point de vue atomique, dans une fausse opposition avec le " non-moi "; de même le moi dégagé du devenir, comme quelque chose qui est. La fausse substantialisation du moi; celle-ci (dans la croyance à l'immortalité personnelle) est mise au rang des articles de foi, principalement sous la pression de la discipline religieuse et morale. Après cette séparation artificielle, cette déclaration d'autonomie du moi, on avait devant soit une contradiction de valeurs qui semblait irréductible: le moi individuel et l'énorme non-moi. Il semblait évident que la valeur du moi individuel ne pouvait résider que dans son rapport avec l'énorme " non-moi " à quoi il se subordonnait pour n'exister qu'à cause de lui - Là, les instincts de troupeau étaient déterminants. Rien ne s'oppose plus à ces instincts que la souveraineté de l'individu. Mais, en admettant que le moi existe en tant que chose en soi, il faut précisément que sa valeur réside dans la négation de soi.

Nous nous trouvons donc en présence: 1) d'une fausse autonomisation de l' " individu " sous forme d'atome;

2) d'une appréciation de troupeau qui condamne le désir de rester atome et y voit un coté d'inimitié;

3) la conséquence c'est la victoire sur l'individu par le déplacement de son but;

4) dès lors il semblait y avoir des actions qui se niaient elles-mêmes; on imaginait autour d'elles toute une sphère de contradictions;

5) on demandait: dans quelles actions l'homme s'affirme-t-il le plus fortement ? C'est autour de ces actions (de sexualité, d'avidité, d'ambition, de cruauté, etc.), que l'on a accumulé les anathèmes, la haine, le mépris: on croyait qu'il existait des instincts non-égoïstes, on réprouva tous les instincts égoïstes, on exigea tous ceux qui étaient altruistes;

6) qu'avait-on fait, en conséquence ? On avait mis au ban les instincts les plus rigoureux, les plus naturels, davantage encore, les seuls instincts réels; - il fallut, dès lors, pour qu'un acte devînt louable, y nier la présence de pareils instincts: - énorme falsification psychologique ! Toute espèce de " contentement de soi " avait même encore besoin de se rendre possible en se faisant mal interpréter sub specie boni. Au contraire: la classe qui tire avantage de prendre à l'homme le contentement de soi (les représentants de l'instinct de troupeau, par exemple le prêtre et le philosophe) sut montrer d'une façon subtile et avec beaucoup de sagacité psychologique comment, malgré tout, l'égoïsme règne partout. Conclusion chrétienne: " Tout est péché, même nos vertus. L'homme est absolument mauvais. L'action désintéressée n'est pas possible. " Péché originel. Bref, après avoir mis ses instincts en contradiction avec un monde purement imaginaire du bien, il finit par le mépris de soi, et devient incapable de se livrer à des actes " bons ".

Avec le christianisme il y a progrès dans l'affinement du regard psychologique: La Rochefoucauld et Pascal. Le christianisme a compris l'identité complète des actions humaines et leur égalité de valeur dans les grandes lignes ( - elles sont toutes immorales).

***

On se mit donc sérieusement à former des hommes en qui l'égoïsme serait tué: - les prêtres, les saints. Et lorsque l'on doutait de la possibilité de devenir " parfait ", on ne doutait pas de sa connaissance de ce qui est parfait.

La psychologie du saint, du prêtre de l'" homme bon " devint naturellement une pure fantasmagorie. On avait déclaré mauvais les motifs réels d'agir: il fallut donc, pour pouvoir agir encore, pour pouvoir ordonner des actions, décrire comme possibles des actions qui n'étaient pas possibles du tout, et les sanctifier en quelque sorte. Avec la même duplicité que l'on avait mis à calomnier on se mit dès lors à vénérer et à idéaliser.

La colère contre les instincts de la vie fut considérée comme " sacrée ", comme vénérable. La chasteté absolue, l'obéissance absolue, la pauvreté absolue: idéal de prêtre. L'aumône, la piété, le sacrifice, la négation du beau, de la raison, de la sensualité, regard morose pour toutes les qualités fortes que l'on possède: idéal du laïque.

***

On avance: les instincts calomniés cherchent aussi à obtenir un droit (par exemple la Réforme de Luther: la forme la plus grossière du mensonge moral sous le nom de " liberté évangélique "), - on les débaptise pour leur donner des noms sacrés.

Les instincts calomniés cherchent à démontrer qu'ils sont nécessaires, car autrement les instincts vertueux ne seraient pas possibles; il faut vivre, pour vivre pour autrui: l'égoïsme pour arriver à un but.

On va plus loin, on cherche à donner un droit d'existence tant aux impulsions égoïstes qu'aux impulsions altruistes: égalité des droits pour les uns comme pour les autres (au point de vue de l'utilité).

On va plus loin encore, on cherche l'utilité supérieure en préférant le point de vue égoïste en face du point de vue altruiste: plus utile par rapport au bonheur du plus grand nombre, du développement de l'humanité, etc. Donc: une prépondérance des droits de l'égoïsme, mais sous une perspective extrêmement altruiste (" utilité générale de l'humanité ").

On cherche à concilier la façon d'agir altruiste avec le naturel, on cherche le courant altruiste à la base de la vie; on considère l'égoïsme et l'altruisme comme également fondés dans l'essence même de la vie et de la nature.

On rêve de la disparition de l'antinomie dans un avenir quelconque, où, par une adaptation continuelle, ce qui est égoïste est en même temps altruiste...

Enfin l'on comprend que les actions altruistes ne sont qu'une catégorie des actions égoïstes, - et que le degré que l'on met à aimer, à se dépenser donne une preuve du degré de la puissance individuelle et de la personnalité. Bref, en rendant l'homme plus méchant, on le rend en même temps meilleur, - et l'on ne saurait être l'un sans être l'autre en même temps... Ainsi s'ouvre le rideau sur l'énorme falsification dans la psychologie de l'homme, telle qu'elle a été pratiquée jusqu'à présent.

***

Conclusions: il n'existe que des intentions et des actes immoraux; - ceux que l'on prétend être moraux sont en réalité des immoralités. Toutes les passions peuvent se déduire de la même volonté de puissance: leur essence est identique. L'idée de vie: - dans les contradictions apparentes (" bien et mal "), s'expriment des instincts aux degrés de puissance variables, des hiérarchies momentanées, sous lesquelles certains instincts sont tenus en bride ou pris au service. - Justification de la morale: économique, etc.

***

Contre la seconde proposition. Le déterminisme: essai de sauver le monde moral en le déplaçant - dans l'inconnu. Le déterminisme n'est qu'un mode, pour pouvoir escamoter nos appréciations de valeur, après qu'elles n'ont plus trouvé de place dans un monde figuré d'une façon mécanique. C'est pourquoi il faut attaquer et miner le déterminisme; et aussi contester notre droit à une séparation entre un monde des choses en soi et un monde des phénomènes.

Pour une physiologie de l'art

355.

Esquisse d'un plan

1. L'ivresse comme condition première - causes de l'ivresse.

2. Symptômes typiques de l'ivresse.

3. Le sentiment de force et de plénitude dans l'ivresse: son influence idéalisatrice.

4. L'excédent effectif de force: son embellissement effectif. (L'excédent de force par exemple dans la danse des sexes.) Ce qu'il y a de maladif dans l'ivresse; le danger physiologique de l'art. - Considérer en quel sens le jugement que nous portons sur le " beau " est absolument anthropocentrique: le faire reposer sur des hypothèses biologiques au sujet de la croissance et du progrès.

5. L'apollinien, le dionysien: types fondamentaux. Sur un domaine plus vaste, comparés à nos arts particuliers.

6. Question: à quoi appartient l'architecture ?

7. La collaboration de la capacité artistique à la vie normale, son exercice possède une puissance tonique: pour le laid c'est le contraire.

8. La question de l'épidémie et de la contagion.

9. Problème de la " santé " et de l'" hystérie ", - génie = névrose.

10. L'art en tant que suggestion, comme moyen de communication, comme domaine d'invention de l'induction psycho-motrice.

11. Les états non artistiques: l'objectivité, la rage de l'analyse de soi, la neutralité. La volonté appauvrie; la perte sur le capital.

12. Les états non artistiques: consomption, appauvrissement, vacuité. - Volonté du néant (chrétien, bouddhiste, nihiliste). Le corps appauvri.

14. Les états non artistiques: idiosyncrasie morale. La crainte des faibles, des médiocres, devant les sens, devant la puissance, devant l'ivresse (instinct des vaincus de la vie).

15. Comment l'art tragique est-il possible ?

16. Le type du romantique: ambigu. Sa conséquence est le " naturalisme ".

17. Problème du comédien. Le manque de " bonne foi ", la capacité typique de transformation comme défaut de caractère... Le manque de pudeur, le pitre, le satyre, le bouffon, le Gil Blas, le comédien qui joue à l'artiste.

356.

Pour la formation du beau et du laid. - Ce qui, au point de vue esthétique, nous déplaît instinctivement peut être considéré comme nuisible et dangereux pour l'homme, comme digne de méfiance, et cela d'une façon notoire, à la suite d'une longue expérience; l'instinct esthétique qui parle brusquement (par exemple dans le dégoût) contient un jugement. Dans ce sens le beau se trouve parmi les catégories générales des valeurs biologiques de l'utile, du bienfaisant, de ce qui augmente la vie: mais seulement par le fait qu'un grand nombre d'irritations qui ne font penser que de loin à des choses et à des conditions agréables et qui s'y rattachent, nous procurent le sentiment du beau, c'est-à-dire l'augmentation du sentiment de puissance ( - ce ne sont donc pas seulement des choses, mais aussi les sensations qui accompagnent ces choses, ou leurs symboles).

De la sorte le caractère du beau et du laid apparaît comme conditionné; et cela par rapport à nos valeurs inférieures de conservation. Partir de là pour déterminer le beau et le laid n'aurait pas de sens. Le beau existe tout aussi peu que le bien et le vrai. Dans les détails il s'agit encore des conditions de conservation d'une certaine espèce d'homme: l'homme de troupeau éprouvera de la sorte le sentiment de valeur du beau en face d'autres objets que ceux devant lesquels l'homme d'exception et le surhumain l'éprouveront.

C'est l'optique du premier plan qui ne fait entrer en ligne de compte que les conséquences immédiates, d'où se déduit la valeur du beau (et aussi du vrai et du bien).

Tous les jugements instinctifs ont la vue courte par rapport à la chaîne des conséquences: ils conseillent ce qu'il s'agit de faire en premier lieu. La raison est avant tout un instrument de ralentissement qui s'oppose à la réaction immédiate qui suit un jugement instinctif; elle arrête, elle réfléchit sur de longs espaces, elle prolonge la chaîne des conséquences.

Les jugements sur le beau et le laid sont à vue courte ( - ils ont toujours la raison contre eux): - mais ils persuadent au plus haut degré; ils en appellent à nos instincts, lorsqu'ils se décident le plus rapidement, prononçant leur oui et leur non, avant que la raison ne puisse prendre la parole...

Les affirmations habituelles du beau se suscitent et se stimulent réciproquement; quand une fois l'instinct esthétique est en travail, une foule de perfections multiples et d'origine variée se cristallisent autour de la " beauté particulière ". Il n'est pas possible de demeurer objectif, c'est-à-dire de suspendre la force qui interprète, ajoute, remplit, invente ( - cette force produit l'enchaînement des affirmations de beauté). L'aspect d'une " belle femme "...

Donc 1) le jugement esthétique est à vue courte, il ne voit que les conséquences immédiates.

2) Il enveloppe l'objet qui le suscite d'un charme provoqué par l'association de jugements esthétiques variés - mais ce charme demeure tout à fait étranger à l'essence de cet objet. Avoir en face d'une chose le sentiment du beau équivaut nécessairement à en avoir un sentiment faux - (c'est pourquoi, soit dit en passant, le mariage d'amour est, au point de vue social, la façon de mariage la plus déraisonnable)...

357.

Tout art agit comme une suggestion sur les muscles et les sens, qui chez l'homme naïf et artistique se trouvent dans une activité primitive: mais toujours il ne parle qu'aux artistes - il parle à cette façon de subtile mobilité du corps. La conception du " profane " est une erreur. Le sourd n'est pas une catégorie de celui qui entend.

Tout art possède un effet tonique, augmente la force, allume la joie (c'est-à-dire le sentiment de la force), évoque tous les subtils souvenirs de l'ivresse, - il y a une mémoire particulière qui descend jusqu'à de pareilles conditions: un monde de sensations, lointain et fugace, revient alors...

Le laid c'est la contre-partie de l'art, ce que l'on exclut de l'art, sa négation: - chaque fois que naît l'idée de dégénérescence, de décomposition, de dissolution, l'homme esthétique réagit par un non. Ce qui est laid agit d'une façon dépressive: c'est l'expression d'une dépression. C'est ce qui enlève la force, appauvrit, oppresse... La laideur suggère le laid. On peut en faire l'expérience sur ses conditions de santé, et l'on s'apercevra combien le malaise augmente d'une façon multiple la faculté d'imaginer le laid. Le choix se transforme, dans les objets, les intérêts, les problèmes. Il y a une condition voisine de la laideur, même sur le domaine de la logique: - la lourdeur, l'apathie... Mécaniquement le point d'appui fait défaut; le laid boite, le laid trébuche... L'opposition d'une divine légèreté du danseur...

La condition esthétique dispose d'une abondance de moyens de se communiquer, en même temps que d'une réceptivité extrême pour les excitations et les signes. Elle est le point culminant dans la communication et la transmissibilité entre les êtres vivants, - elle est la source du langage. C'est là que les langues ont leur foyer d'origine: le langage des sons, tout aussi bien que le langage des gestes et des regards. Le phénomène de plénitude est toujours au début: nos facultés sont subtilisées dans nos facultés de plénitude. Mais aujourd'hui encore on entend avec les muscles, on lit même avec les muscles.

Tout art, dans sa plénitude, a pour base une série de conventions: en tant qu'il veut exprimer quelque chose. La convention est la condition du grand art, elle n'en est pas l'obstacle... Toute élévation de la vie augmente la faculté de se communiquer, et aussi la faculté d'entendement de l'homme. Le fait de vivre de la vie d'une autre âme n'est primitivement rien de moral, mais une irritabilité psychologique de la suggestion. La " sympathie ", ou ce que l'on appelle " altruisme ", n'est que le développement de ce rapport psycho-moteur appartenant à l'intellectualité (Ch. Féré dit: induction psycho-motrice). On ne se communique jamais de pensées, on se communique des mouvements, des signes mimiques que nous ramenons, par transcription, à des pensées...

358.

Je fixe ici la série des conditions psychologiques qui sont le signe d'une vie abondante et florissante, alors qu'aujourd'hui on a l'habitude de les considérer comme des symptômes de maladie. Mais nous avons désappris depuis lors de parler de santé et de maladie comme de contraires: il s'agit de degrés. Dans le cas présent j'affirme que ce que l'on appelle aujourd'hui " santé " représente un niveau inférieur de ce que serait la santé sous des conditions plus favorables... que nous sommes relativement malades... L'artiste appartient à une race encore plus forte. Ce qui serait déjà dangereux pour nous, ce qui apparaîtrait comme un état maladif, cela tient chez lui de la nature. - On nous objecte cependant que c'est précisément l'appauvrissement qui rend possible pour la machine cette compréhension extraordinaire de toute espèce de suggestion: à preuve nos petites femmes hystériques.

La surabondance de sève et de force peut entraîner avec elles des symptômes de contrainte partielle, d'hallucination des sens, des raffinements de la suggestion, tout aussi bien qu'un appauvrissement d'instinct vital -, l'irritation se produit sous d'autres conditions, l'effet reste le même... Mais, avant tout, l'effet secondaire n'est pas semblable; l'affaiblissement extrême de toutes les natures morbides après leurs excentricités nerveuses n'a rien de commun avec les états de l'artiste qui n'a pas besoin de pâtir des bons moments qu'il a... Il est assez riche pour cela: il peut gaspiller sans devenir pauvre...

De même qu'il serait permis aujourd'hui de considérer le " génie " comme une forme de la névrose, on pourrait peut-être en faire autant de la puissance suggestive artistique, - et, en effet, nos artistes ne sont que trop parents des petites femmes hystériques !!! Mais c'est là un argument contre " aujourd'hui ", et non point contre les " artistes "...

Les états non artistiques sont ceux de l'objectivité, de la contemplation de soi, de la volonté endormie... (la scandaleuse méprise de Schopenhauer qui considère l'art comme un pont qui conduit à la négation de la vie)... Les états non artistiques des êtres appauvris, de ceux qui disparaissent et palissent, qui souffrent sous le regard de la vie; - le chrétien...

359.

Le sentiment d'ivresse correspond de fait à une augmentation de force: il est le plus fort au temps où les sexes s'apparient: nouveaux organes, nouvelles facultés, nouvelles couleurs, nouvelles formes, - l'" embellissement " est la conséquence d'une plus grande force. On peut considérer l'embellissement comme l'expression d'une volonté victorieuse, d'une coordination plus intense, d'une mise en harmonie de tous les devoirs violents, d'un infaillible équilibre perpendiculaire. La simplification logique et géométrique est une conséquence de l'augmentation de force; d'autre part, la perception de pareilles simplifications rend intense le sentiment de la force... Sommet de l'évolution: le grand style.

La laideur équivaut à la décadence d'un type; quand il y a contradiction et coordination insuffisante des aspirations intérieures, il faut en conclure qu'il y a diminution de force organisatrice, de " volonté " au point de vue psychologique...

L'état de plaisir que l'on appelle ivresse est exactement un sentiment de haute puissance... Les sensations de temps et de lieu sont transformées; on embrasse des espaces énormes que l'on vient à peine de percevoir; le regard s'étend sur des horizons plus vastes et des multitudes; les organes s'affinent pour la perception des choses les plus petites et les plus fugaces; c'est la divination, la force de l'entendement, mises en éveil par la moindre incitation, par la suggestion la plus faible: la sensualité " intelligente " -; la force se manifeste comme sentiment de souveraineté dans les muscles, souplesse de mouvement, et plaisir que procure cette souplesse, comme danse, légèreté, presto; la force devient la joie de démontrer cette force, un coup de bravoure et d'aventure, l'intrépidité, l'indifférence à l'égard de la vie et de la mort... Tous ces moments prépondérants dans la vie se provoquent mutuellement; le monde des images et des représentations de l'un suffit comme suggestion pour l'autre: - de la sorte des états d'âme finissent par s'entremêler qui auraient peut-être des raisons pour demeurer étrangers les uns aux autres. Par exemple: le sentiment d'ivresse religieuse et l'excitation sexuelle ( - deux sentiments profonds, peu à peu singulièrement coordonnés. Qu'est-ce qui plaît à toutes les femmes pieuses, aux vieilles, aux jeunes ? Réponse: un saint avec de jolies jambes, encore jeune, encore idiot... ), la cruauté dans la tragédie et la pitié ( - également coordonnées normalement... ). Le printemps, la danse, la musique: - tout cela c'est la rivalité des sexes, - et aussi cet " infini dans la poitrine ", comme dans Faust...

Les artistes, lorsqu'ils valent quelque chose, sont doués d'un tempérament vigoureux (aussi au point de vue corporel), ils possèdent de la force en excès, ils sont sensuels; sans un certain surchauffement du système sexuel on ne saurait imaginer un RaphaÎl... Faire de la musique c'est aussi une façon de faire des enfants; la chasteté est seulement l'économie de l'artiste, - et il est certain que chez les artistes la fécondité cesse aussi en même temps que la vertu prolifique... Les artistes ne doivent voir nulle chose telle qu'elle est, ils doivent la voir plus abondante, plus simple, plus forte: c'est pourquoi il faut qu'une sorte de jeunesse et de printemps, une espèce d'ivresse habituelle, leur soient propres dans la vie.

360.

Ce sont les conditions exceptionnelles qui créent l'artiste: tous les états intimement liés aux phénomènes maladifs, de sorte qu'il ne semble pas être possible d'être artiste sans être malade.

Il y a des états physiologiques qui, chez l'artiste deviennent presque une seconde personne et qui, à un degré quelconque, se retrouvent déjà chez l'homme ordinaire.

1) L'ivresse: l'augmentation du sentiment de puissance; la nécessité intérieure de faire des choses un reflet de sa plénitude et de sa propre perfection.

2) L'extrême acuité de certains sens: ceux-ci se mettent alors à comprendre un tout autre langage des signes, - à créer ce langage... - c'est le même que celui qui apparaît allié à certaines maladies nerveuses -; l'extrême mobilité d'où naît une expansion extrême; le désir d'exprimer tout ce qui sait donner des signes.., un besoin de se débarrasser en quelque sorte de soi-même par des signes et des attitudes; la faculté de parler de soi par cent organes de la parole, - un état explosif. Il faut imaginer d'abord cet état comme un désir excessif qui nous pousse à nous débarrasser, par un travail musculaire et une mobilité de toutes sortes, de cette exubérance de tension intérieure: puis comme une coordination involontaire de ce mouvement avec les phénomènes intérieurs (les images, les pensées, les désirs), - comme une sorte d'automatisme de tout le système musculaire, sous l'impulsion d'une forte irritation agissant de l'intérieur -; il y a incapacité d'empêcher la réaction; l'appareil enrayeur est en quelque sorte désembrayé. Tout mouvement intérieur (sentiment, pensée, émotion) est accompagné de changements vasculaires et par conséquent de variations dans la couleur, la température, la sécrétion. La puissance suggestive de la musique, sa "suggestion mentale".

3) L'imitation forcée: une extrême instabilité qui pousse d'une façon contagieuse à communiquer une image donnée, - un état est déjà deviné rien que d'après des signes, et représenté. Une image qui naît intérieurement agit en mettant les membres en mouvement, - une certaine suspension de la volonté... (Schopenhauer !!!) Une sorte de surdité, d'aveuglement à l'égard de tout ce qui se passe au dehors, - le royaume des irritations qui parviennent à se faire jeu est strictement limité.

C'est ce qui distingue l'artiste du profane (le réceptif): celui-ci atteint les points culminants de son irritabilité en recevant, celui-là en donnant - en sorte qu'un antagonisme entre ces deux prédispositions est non seulement naturel, mais encore désirable. Chacun de ces états possède une optique contraire à l'autre, - exiger de l'artiste qu'il s'exerce à l'optique du spectateur (du critique - ), c'est exiger qu'il appauvrisse sa puissance créatrice... Il en est ici comme de la différence des sexes: il ne faut pas demander à l'artiste qui donne de devenir femme, - de " recevoir "...

Notre esthétique fut jusqu'à présent une esthétique de femme, en ce sens que ce sont seulement les hommes réceptifs à l'art qui ont formulé leurs expériences au sujet de ce qui est beau... Cela, est, comme l'indique ce qui précède, une erreur nécessaire: car l'artiste qui commencerait à comprendre se méprendrait, - il n'a pas à regarder en arrière, il n'a pas à regarder du tout, il doit donner. - C'est à l'honneur de l'artiste d'être incapable de critique, - autrement il n'est ni chair ni poisson, il est "moderne"...

361.

Il y a des états qui nous font transfigurer les choses et leur prêter de la plénitude; notre imagination travaille alors sur elles jusqu'à ce qu'elles reflètent notre propre plénitude et notre propre joie de vivre: l'instinct sexuel, l'ivresse, le repos, le printemps, la victoire sur l'ennemi, les sarcasmes, l'air de bravoure, la cruauté, l'extase du sentiment religieux. Il faut surtout considérer trois éléments: l'instinct sexuel, l'ivresse, la cruauté, - qui tous trois appartiennent à la plus ancienne allégresse de fête chez l'homme, dominant de la même façon chez l'" artiste " à son aurore.

D'autre part, lorsque nous nous tenons en présence de choses qui affirment cette transfiguration et cette plénitude notre être animal répond par une irritation des sphères où tous ces états de plaisir ont leur siège: - et le mélange des très subtiles nuances de ce bien-être animal et de ces désirs produit l'état esthétique. Celui-ci ne se manifeste que chez les natures capables d'éprouver cette surabondance de vigueur physique qui permet d'abandonner du sien; c'est là qu'il faut toujours chercher le premier mobile. Le béotien, l'homme fatigué, épuisé desséché (par exemple le savant), ne peut absolument rien recevoir de l'art, parce qu'il ne possède pas la force primordiale artistique, l'obligation de la richesse: celui qui ne peut pas donner ne reçoit rien.

La perfection, dans ces états affectifs (surtout dans l'amour sexuel), se révèle d'une façon naïve, ce qui, pour l'instinct profond, est ce qu'il y a de plus élevé, de plus désirable, de plus précieux, le mouvement ascensionnel de son type; de même vers quel état il aspire véritablement. La perfection c'est l'élargissement extraordinaire de son sentiment de puissance, la richesse, l'abondance, qui, nécessairement, fait déborder la coupe...

L'art nous fait penser à des états de vigueur animale; il est d'une part l'excédent d'une constitution florissante qui déborde dans le monde des images et des désirs; d'autre part, l'irritation des fonctions animales par les images et les désirs de la vie intensifiée; - il est une surélévation du sentiment de la vie, un stimulant à la vie.

En quel sens le laid même peut-il avoir cette puissance ? En ce sens qu'il communique quelque chose de l'énergie victorieuse de l'artiste qui s'est rendu maître de ce qui est laid et épouvantable; ou en ce sens qu'il excite légèrement en nous le plaisir de la cruauté (dans certaines circonstances même le plaisir de nous faire mal à nous-mêmes, les violences sur notre propre personne: et de la sorte le sentiment de la puissance sur nous-mêmes).

362.

Pessimisme en art ? - L'artiste se met peu à peu à aimer pour eux-mêmes les moyens par quoi se manifeste l'état d'ivresse: l'extrême finesse et la splendeur des couleurs, la netteté des lignes, la nuance dans le ton: ce qui distingue alors que généralement, dans ce qui est normal, toute distinction fait défaut. Toutes les choses distinctes, toutes les nuances, en tant qu'elles font souvenir des extrêmes tensions de forces qui provoquent l'ivresse, éveillent en sens inverse ce sentiment d'ivresse; l'effet de l'oeuvre d'art, c'est de provoquer l'état propre à créer l'oeuvre d'art, c'est de susciter l'ivresse.

Ce qui est essentiel dans l'art, c'est la perfection de l'être, l'achèvement, l'acheminement vers la plénitude; l'art est essentiellement l'affirmation, la bénédiction, la divinisation de l'existence... Quel est le sens d'un art pessimiste ?... N'y a-t-il pas là une contradiction ? - Certainement. - Schopenhauer se trompe lorsqu'il place certaines parties de l'art au service du pessimisme. La tragédie n'enseigne pas la " résignation "... Pour l'artiste, représenter les choses terribles et problématiques, c'est déjà un signe qu'il possède l'instinct de puissance et de souveraineté: il ne craint pas ces choses - Il n'y a pas d'art pessimiste... L'art affirme. Job affirme. - Mais Zola ? Mais les Goncourt ? - Les choses qu'ils montrent sont laides: mais de les montrer c'est chez eux aussi le plaisir que provoque la laideur... - A quoi bon ! Vous vous trompez si vous affirmez le contraire. - Combien, à côté de cela, Dostoïewski rachète !

363.

Qu'est-ce qui est tragique ? - J'ai plusieurs fois déjà mis le doigt sur la grande méprise d'Aristote qui croyait trouver dans deux émotions déprimantes, la frayeur et la pitié, les émotions tragiques. S'il avait raison la tragédie serait un art très dangereux: il faudrait mettre en garde contre elle comme contre un péril et un scandale publics. L'art, généralement le grand stimulant de la vie, l'ivresse de vivre, la volonté de vivre, deviendrait ici, au service d'un mouvement descendant, en quelque sorte au service du pessimisme, dangereux pour la santé ( - car il est simplement faux que l'on se " purge " de ces émotions en les suscitant, comme semble le croire Aristote). Quelque chose qui éveille généralement la crainte ou la pitié, désorganise, affaiblit, décourage: - et, en admettant que Schopenhauer gardât raison, en admettant qu'il faille emprunter à la tragédie la résignation, c'est-à-dire un doux renoncement au bonheur, à l'espoir, à la volonté de vivre, on concevrait ainsi un art où l'art se nierait lui-même. La tragédie équivaudrait alors à un processus de décomposition: l'instinct de vie se détruisant lui-même dans l'instinct de l'art. Christianisme, nihilisme, art tragique, décadence psychologique, cela irait-il de pair, cela arriverait-il en même temps à la prépondérance, cela se pousserait-il réciproquement en avant - en bas ?... La tragédie serait le symptôme de la décomposition ?

On peut réfuter cette théorie avec sang-froid: il suffit de mesurer simplement au dynamomètre l'effet de l'émotion tragique. On arrive alors à un résultat que seul peut méconnaître l'esprit absolument mensonger des systématiques: - on s'aperçoit que la tragédie possède un effet tonique. Si Schopenhauer ne voulut pas comprendre cela, s'il considéra la dépression générale comme un état tragique, s'il donna à entendre aux Grecs ( - qui, à son grand dépit, ne se " résignaient " pas... ) qu'ils ne se trouvaient pas à la hauteur d'une conception de l'univers: ce fut là un parti pris, la logique du système, le faux monnayage du systématique, le pire de tous, qui corrompit peu à peu toute la psychologie de Schopenhauer (et lui fit méconnaître despotiquement le génie, l'art lui-même, la morale, la religion païenne, la beauté, la connaissance, et à peu près toute chose).

364.

Veut-on la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ? - L'" amour " fournit cette preuve, ce que l'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. Là l'ivresse s'accommode de la réalité à un point que, dans la conscience de celui qui aime, la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci, - un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé... Ici l'homme et l'animal ne font point de différence; et moins encore l'esprit, la bonté, l'équité... On est subtilement dupé lorsqu'on est subtil; on est grossièrement dupé lorsque l'on est grossier: mais l'amour, l'amour de Dieu lui-même, l'amour de saint des " âmes rachetées ", demeure un dans sa racine: c'est une fièvre qui possède des raisons pour se transfigurer, une ivresse qui fait bien de mentir au sujet d'elle-même... Et, dans tous les cas, l'on ment bien lorsque l'on aime, on ment devant soi-même et au sujet de soi-même: on semble se transfigurer, devenir plus fort, plus riche, plus parfait, on est plus parfait... Nous trouvons ici l'art comme fonction organique: nous le trouvons incrusté dans l'instinct angélique de l'" amour "; nous voyons en lui le plus grand stimulant de la vie, - l'art est par conséquent d'une opportunité sublime, même en ceci qu'il ment... Mais nous nous tromperions si nous nous arrêtions à sa force de mentir: il fait plus qu'imaginer simplement: il déplace même les valeurs. Et, bien loin de déplacer seulement le sentiment de valeur chez celui qui aime, l'amour donne à celui-ci véritablement plus de valeurs, il le rend plus fort. Chez les animaux cet état produit de nouvelles armes, de nouveaux pigments, de nouvelles formes et couleurs, mais avant tout de nouveaux mouvements, de nouveaux rythmes, de nouvelles amorces et de nouvelles séductions. Chez l'homme il n'en est pas autrement. Son économie générale est plus riche que jamais, plus puissante, plus ample que chez lui qui n'aime pas. Celui qui aime devient prodigue, il est assez riche pour cela. Il ose maintenant, il devient aventurier, un âne de générosité et d'innocence; il croit de nouveau au bien, il croit à la vertu, parce qu'il croit à l'amour; et, d'autre part, chez cet idiot du bonheur, les ailes se mettent à pousser, de nouvelles facultés lui viennent et une porte sur I art s'ouvre même pour lui. Si nous déduisons du lyrisme dans le ton et dans les paroles la suggestion de cette fièvre intérieure: que reste-t-il du lyrisme et de la musique ?... L'art pour l'art peut-être ? Le croassement de virtuose des froides grenouilles qui dépérissent dans leur marécage ?... Tout le reste a été créé par l'amour...

365.

Que ne saurait réaliser l'ivresse que l'on appelle l'" amour " et qui est autre chose encore que l'amour ! - Mais tout le monde possède sa science à ce sujet. La force musculaire d'une jeune fille s'accroît dès qu'un homme s'approche d'elle; il existe des instruments pour mesurer cela. Dans les rapports des sexes plus intimes encore, tels que les comportent par exemple la danse, ou d'autres usages sexuels, cette activité augmente au point qu'elle rend capable de véritables tours de force: on finit par n'en plus croire ses yeux - et sa montre ! Il est vrai qu'il faut aussi tenir compte ici du fait que la danse, pareille à tous les mouvements très rapides, apporte avec elle une espèce d'ivresse de tout le système vasculaire, nerveux et musculaire. Il faut donc considérer dans ce cas les effets combinés d'une double ivresse. - Et comme il est sage d'avoir de temps en temps une légère pointe d'ivresse !... Il y a des réalités qu'il ne faut jamais s'avouer; en cela on est femme, en cela on a toutes les pudeurs féminines... Ces jeunes créatures qui dansent là-bas se meuvent visiblement au-delà de toute réalité: elles ne dansent qu'à cause d'un idéal visible; elles voient même, assises autour d'elles, un autre idéal les mères !... Occasion unique pour citer Faust. Elles ont bien meilleure mine quand elles sont un peu lancées, les jolies créatures, - et comme elles le savent bien ! elles deviennent mêmes aimables parce qu'elles le savent ! - Finalement c'est encore leur toilette qui leur en inspire; leur toilette est leur troisième petite ivresse: elles croient en leur tailleur comme elles croient en Dieu: - et qui donc leur déconseillerait ce genre de croyance ! Voilà une foi qui sauve ! Et l'admiration de soi est une chose saine ! L'admiration de soi garantit contre les refroidissements. Une jolie femme qui se savait bien vêtue a-t-elle jamais attrapé un rhume ? Le cas est inconnu. J'admets même qu'elle était à peine vêtue.

366.

La sexualité et la volupté se retrouvent dans l'ivresse dionysiaque: elles ne manquent pas non plus dans l'ivresse apollinienne. Mais il faut encore qu'il y ait une différence d'allure dans les deux états... Le repos extrême de certaines sensations d'ivresse (ou plus exactement le ralentissement du temps et de l'espace) aime à se refléter dans la vision des attitudes et des âmes tranquilles. Le style classique représente essentiellement ce repos, cette simplification, cette réduction, cette concentration, - le sentiment de puissance le plus élevé est concentré dans le type classique. Réagir difficilement; posséder une grande conscience: aucun sentiment de lutte.

367.

La raison dans la vie. - Une chasteté relative, par principe, une grande circonspection dans les choses érotiques, même en pensée, cela peut faire partie de la raison supérieure dans la vie, même chez les natures abondantes et bien douées. C'est vrai surtout pour les artistes dont c'est la meilleure sagesse de la vie. Des voix que l'on ne saurait suspecter se sont déjà prononcées dans ce sens: je nomme Stendhal, Th. Gautier et aussi Flaubert. L'artiste est peut-être, par nature, nécessairement sensuel, émotif en général, accessible à tous les points de vue, allant au-devant de l'irritation, de toute espèce de suggestion. Malgré cela, sous l'empire de sa tâche, de sa volonté d'arriver à la maîtrise, il est généralement un homme sobre et même chaste. Son instinct dominant exige cela de lui: il ne lui permet pas de se dépenser de telle ou telle façon. C'est une seule et même force que l'on dépense dans la conception artistique et dans l'acte sexuel: il n'existe qu'une seule espèce de force. Succomber dans ce cas, se gaspiller, c'est dangereux pour l'artiste: cela trahit un manque d'instinct, plus généralement de volonté, cela peut être un signe de décadence, - cela déprécie en tous les cas son art jusqu'à un degré incalculable.

368.

Les artistes ne sont pas les hommes de la grande passion, quoi qu'ils s'imaginent et quoi qu'ils nous disent. Et ceci pour deux raisons: ils manquent de pudeur devant eux-mêmes (ils se regardent vivre, ils se guettent, ils sont curieux d'eux-mêmes) et ils manquent aussi de pudeur devant la grande passion (ils veulent l'exploiter en tant qu'artistes) Mais, en second lieu, leur vampire, leur talent, jalouse généralement de pareils gaspillages de force que l'on appelle passion. - Avec du talent, on est aussi la victime de son talent: on vit sous le vampirisme de son talent. -

On n'en a pas fini de sa passion lorsqu'on en fait l'exposé, bien au contraire, on l'expose seulement quand on en a fini. (Goethe enseigne qu'il en est autrement; mais il semble qu'il voulut ici se mal comprendre lui-même, - par délicatesse... )

369.

Comparé à l'artiste, l'apparition de l'homme scientifique est en effet le signe d'un certain endiguement, d'un certain abaissement du niveau de la vie ( - mais aussi d'un renforcement, d'une plus grande sévérité, d'une plus grande dureté, d'une plus grande force de volonté).

En quel sens la duplicité, l'indifférence à l'égard du vrai et de l'utile peuvent être chez les artistes des signes de jeunesse, d'" enfantillage "... Ils ont une façon habituelle de déraison, ils s'ignorent eux-mêmes, ils sont indifférents à l'égard des " valeurs éternelles ", ils traitent ce qui est sérieux comme un jeu... leur manque de dignité; Dieu et le polichinelle voisinent, le saint et la canaille... L'imitation devient un instinct dominateur... - Les artistes de début - les artistes de décadence, n'appartiennent-ils pas à toutes les phases... Oui !

370.

Pour être un classique il faut avoir tous les dons, tous les désirs violents et contradictoires en apparence, mais de telle sorte qu'ils marchent ensemble sous le même joug; de telle sorte qu'ils viennent en temps opportun pour amener jusqu'à son niveau supérieur la jouissance de la littérature, ou de sorte qu'ils marchent ensemble sous le même joug; de telle sorte qu'ils viennent en temps opportun pour amener jusqu'à son niveau supérieur la jouissance de la littérature, ou de l'art, ou de la politique ( - et non point quand ce niveau est déjà atteint... ); il faut refléter un état général (soit d'un peuple, soit d'une culture) dans le plus profond de son âme, à une époque où cet état existe encore et n'est pas encore défiguré par l'imitation de l'étranger (ou bien n'existe pas encore, étant encore en dépendance... ); il faut être, non point un esprit réactif, mais un esprit qui délimite et mène en avant, affirmatif dans tous les cas qui se présentent, même avec sa haine.

" Ne faut-il pas pour cela la plus haute valeur personnelle ? "... À considérer peut-être: si les préjugés moraux n'entrent pas ici en jeu et si la grande supériorité morale n'est pas par elle-même en contradiction avec le classique ?... Si les monstres moraux ne doivent pas être nécessairement des romantiques, en paroles et en action ?... Une telle prépondérance d'une vertu sur une autre (telle qu'elle existe chez le monstre moral) est en opposition avec la puissance classique de l'équilibre: en admettant que l'on détienne cette supériorité et que l'on soit malgré cela un classique, on pourrait conclure hardiment que l'on possède l'immoralité au même degré: ce serait peut-être le cas de Shakespeare (à condition qu'il soit véritablement lord Bacon).

L'opposition entre l'actif et le réactif ne se trouve-t-elle pas cachée derrière cette opposition du classique et du romantique ?...

371.

La moralisation des arts. - L'art considéré comme indépendance en face de l'étroitesse morale et de l'optique borgne; ou encore comme moquerie à leur égard. La fuite dans la nature, où la beauté de la nature s'allie à son caractère terrible. Conception du grand homme.

- Les âmes de luxe, fragiles et inutiles, qu'un souffle suffit à troubler, les " belles âmes ".

- Éveiller l'idéal mort dans sa dureté et sa brutalité implacables, comme le monstre le plus splendide qu'il est en réalité.

- Une joie triomphante que cause l'examen psychologique de la sinuosité et du cabotinage inconscient qu'il y a chez tous les artistes infestés de morale.

- La fausseté de l'art, - mettre en lumière son immoralité.

- Mettre en lumière les forces fondamentales " idéalisatrices " (la sensualité, l'ivresse, l'animalité abondante).

372.

Vers l'avenir. - Contre le romantisme, la grande " passion ". - Comprendre que tout goût classique a besoin d'une quantité de froideur, de lucidité, de dureté: la logique avant tout, le bonheur dans la spiritualité, les " trois unités ", la concentration, la haine du sentiment, de la sensibilité, de l'esprit, la haine de ce qui est multiple, incertain, vague, fait de pressentiments, tout aussi bien que de ce qui est bref, aigu, joli, bon. Il ne faut pas jouer avec les formules artistiques: il faut transformer la vie pour qu'elle soit ensuite forcée de se formuler.

C'est une comédie joyeuse, au sujet de laquelle nous apprenons maintenant seulement à rire, une comédie que nous voyons maintenant seulement; les contemporains de Herder, de Winckelmann, de Goethe, de Hegel prétendirent avoir découvert à nouveau l'idéal classique... Et, en même temps, ils découvraient Shakespeare ! - Et la même génération s'était séparée d'une façon perfide de l'Ecole classique française ! comme si l'on n'avait pu apprendre l'essentiel ici tout aussi bien que là !... Mais on revendiquait la " nature ", le " naturel ": ô sottise ! On s'imaginait que le classicisme était une sorte de naturel !

Imaginer jusqu'au bout, sans préjugé et sans mollesse, sur quel terrain peut croître le goût classique. Rendre l'homme plus dur, plus simple, plus fort, plus méchant: cela marche de front. La simplification logique et psychologique. Le mépris du détail, de ce qui est complexe et incertain.

Les Romantiques en Allemagne ne protestèrent pas contre le classicisme, mais contre la raison, la culture, le goût, le XVIIIe siècle.

La sensibilité de la musique romantique et wagnérienne: en opposition avec la sensibilité classique.

La volonté de l'unité (parce que l'unité tyrannise: elle tyrannise les auditeurs et les spectateurs), mais incapacité de la laisser tyranniser dans ce qui est le principal: je veux dire pour ce qui concerne l'oeuvre elle-même (renoncer, séduire clarifier, simplifier). La victoire par les masses (Wagner, Victor Hugo, Zola, Taine).

373.

Le nihilisme des artistes. - La nature est cruelle par sa sérénité; cynique avec ses rayons de soleil. Nous sommes les adversaires des émotions sentimentales. On fuit là-bas où la nature émeut nos sens et notre imagination, où nous n'avons rien à aimer, où l'on ne nous fait pas souvenir des apparences et des délicatesses morales de cette nature nordique - et il en est de même des arts. Nous préférons ne plus nous souvenir du " bien " et du " mal ". Notre irritabilité morale et notre capacité de souffrir sont comme fondues dans une nature terrible et heureuse, dans le fatalisme des sens et des forces. La vie sans bonté.

Ce qu'il y a de bienfaisant, c'est de contempler la grandiose indifférence de la nature vis-à-vis du bien et du mal.

Nulle justice dans l'histoire, nulle bonté dans la nature; c'est pourquoi le pessimiste, pour le cas où il serait artiste, dans l'histoire, irait de préférence aux époques où l'absence de la justice se montre encore avec une naïveté grandiose, où la perfection trouve justement son expression -, et de même dans la nature, il irait là-bas où le caractère méchant et indifférent ne se cache pas, où la nature elle-même représente un caractère de perfection... L'artiste nihiliste se révèle dans sa volonté et sa préférence de l'histoire cynique, de la nature cynique.

374.

C'est une question de force (chez l'individu ou chez le peuple) que l'on se pose en se demandant si l'on se préoccupe du jugement " beau " et où l'on place ce jugement. Le sentiment de la plénitude, de la force accumulée (sentiment qui permet d'accepter bien des choses courageusement et avec une joie qui ferait trembler l'être faible) - le sentiment de puissance exprime le jugement " beau ", même au sujet d'objets et de conditions que l'instinct d'impuissance ne peut considérer que comme dignes de haine, comme " laides ". Le flair qui nous fait comprendre de quoi nous serions capables si nous avions en face de nous un danger, un problème, une tentation, - ce flair détermine aussi notre affirmation esthétique. (" Cela est beau " est une affirmation.)

Il résulte de cela, d'une façon générale, que la préférence pour les choses problématiques et terribles est un symptôme de force: tandis que le goût du joli, du gracieux, appartient aux faibles, aux délicats. Le plaisir que procure la tragédie caractérise les époques fortes et les caractères robustes: leur non plus ultra est peut-être la Divine comédie. Ce sont les esprits héroïques qui se disent oui à eux-mêmes dans la cruauté tragique: ils sont assez durs pour considérer la souffrance comme un plaisir... En admettant, par contre, que les faibles demandent une jouissance à un art qui n'a pas été imaginé pour eux; que feront-ils pour accommoder la tragédie à leur goût ? Ils y introduiront leurs propres appréciations, leurs propres jugements de valeurs: par exemple " le triomphe de l'ordre moral " ou la théorie de " la non-valeur de l'existence ", ou bien l'invite à la " résignation " ( - ou bien encore une décharge de passion, mi-morale, mi-médicale, dans le goût d'Aristote - ). Enfin l'art du terrible, en tant qu'il irrite les nerfs, peut entrer en ligne de compte, comme stimulant chez les êtres faibles et épuisés: c'est aujourd'hui par exemple la raison pour laquelle on apprécie l'art wagnérien. Plus quelqu'un concède aux choses leur caractère terrible et problématique, plus il affirme un sentiment de bien-être et de puissance; il montre ainsi s'il a besoin de voir les choses se terminer par des solutions.

Cette façon de pessimisme artistique est exactement la contre-partie du pessimisme moral et religieux qui souffre de la " corruption " de l'homme, de l'énigme de la vie: celui-ci veut à toute force une solution, du moins un espoir de solution... Les désespérés, ceux qui souffrent et se méfient d'eux-mêmes, bref les malades, ont eu besoin, de tous temps, de visions ravissantes pour pouvoir supporter la vie (l'idée de " béatitude " a cette origine). Il y a un autre cas qui est parent de celui-ci: les artistes de la décadence, qui sont en somme des nihilistes en face de la vie, s'enfuient dans la beauté de la forme, - dans les choses de choix, où la nature s'est faite parfaite, où elle est indifféremment grande et belle... ( - L'" amour du beau " peut être par conséquent autre chose que la faculté de voir une chose belle, de créer une chose belle: il peut être l'expression de l'incapacité d'y parvenir.)

Les artistes qui subjuguent, ceux qui savent faire résonner une consonnance dans chaque conflit, font bénéficier toute chose de leur propre puissance, de leur rédemption personnelle: ils expriment leur expérience personnelle dans le symbolisme de toute oeuvre d'art, - créer, chez eux, c'est de la reconnaissance à l'égard de leur être.

La profondeur de l'artiste tragique consiste en ceci que son instinct esthétique envisage les conséquences lointaines, qu'il ne s'arrête pas auprès des choses prochaines, avec une vue courte, qu'il affirme l'économie en grand, l'économie qui justifie ce qui est terrible, méchant et problématique, et qu'il ne se contente pas seulement de le - justifier.

Livre quatrième

Discipline et sélection

I. L'éternel retour

375.

Ma philosophie apporte la grande pensée victorieuse qui finit par faire sombrer toute autre méthode. C'est la grande pensée sélectrice: les races qui ne la supportent pas sont condamnées; celles qui la considèrent comme le plus grand des bienfaits sont choisies pour la domination.

376.

Une idée et une doctrine pessimistes, un nihilisme extatique, peuvent, dans certaines circonstances, être justement indispensables au philosophe: il peut s'en servir comme d'une pression et d'un marteau formidables pour briser et supprimer les races qui dégénèrent et meurent, et ouvrir la voie à un nouvel ordre de la vie, ou pour inspirer à ce qui dégénère et dépérit le désir de la fin.

377.

Je veux enseigner la pensée qui donnera à beaucoup d'hommes le droit de se supprimer, - la grande pensée sélectrice.

378.

1. La pensée de l'éternel Retour: ses hypothèses qui doivent se trouver vraies, si cette pensée se vérifie. Ce qui s'ensuit.

2. Elle est la pensée lourde et difficile: son effet probable à moins que l'on n'emploie des mesures préventives: c'est-à-dire à moins que toutes les valeurs ne soient transmuées.

3. Moyens de la supporter: la transmutation de toutes les valeurs. Non plus le plaisir que cause la certitude, mais l'incertitude; non plus la " cause " et l'" effet ", mais la création continuelle; non plus la volonté de conservation, mais la volonté de puissance; non plus l'expression humble " tout n'est que subjectif " - mais " c'est aussi notre oeuvre ! - soyons-en fiers ! "

379.

Pour supporter l'idée de l'éternel Retour, il faut être indépendant vis-à-vis de la morale; - il faut trouver des moyens nouveaux contre le fait de la douleur (considérer la douleur comme un instrument, comme génératrice de la joie; il n'y a pas de conscience qui résume le déplaisir); - la jouissance que procure toute espèce d'incertitude, de provisoire, comme contre-poids, contre ce fatalisme extrême; - suppression de toute idée de nécessité, - suppression de la " volonté ", suppression de la " connaissance en soi ".

La plus grande élévation de la conscience de force chez l'homme, c'est ce qui crée le surhumain.

380.

Si le monde avait un but, il faudrait que ce but fût atteint. S'il existait pour lui une condition finale non prévue, il faudrait que cette condition finale fût atteinte également. S'il était capable de persévérer et de persister, capable d'" être ", si, au cours de son devenir, il possédait, ne fût-ce que pendant un seul instant, cette faculté d'" être ", c'en serait encore fait depuis longtemps de tout devenir, donc aussi de toute pensée, de tout " esprit ". Le fait même que l'" esprit " est un devenir démontre que le monde n'a point de but, point de condition finale, qu'il est donc incapable d'" être ".

- Mais la vieille habitude de songer dans tout ce qui arrive à un but et, dans tout ce qui concerne le monde, à un Dieu qui dirige et qui crée, est si puissante que le penseur a beaucoup de peine à ne pas imaginer encore que le manque de but dans le monde est aussi une intention. Cette idée - que le monde évite intentionnellement d'atteindre un but et sait même éviter artificiellement d'être pris dans un mouvement circulaire - cette idée doit être celle de tous ceux qui voudraient imposer au monde la faculté de se renouveler éternellement. donc imposer à une force finie, déterminée, qui demeure invariablement égale à elle-même, telle que l'est " le monde ", la faculté merveilleuse de renouveler à l'infini ses formes et ses conditions. Le monde, bien qu'il ne soit plus un dieu, doit cependant être capable de la divine vertu créatrice, de l'infinie faculté de transformation; il doit s'interdire volontairement de retourner à une de ses formes anciennes; il doit posséder, non seulement l'intention, mais encore les moyens de se garantir lui-même de toute espèce de répétition; il doit, par conséquent, contrôler à chaque moment chacun de ses mouvements, afin d'éviter les buts, les conditions finales, les répétitions - et quelles que puissent être les conséquences d'une opinion et d'une croyance aussi impardonnablement folles: tout cela est encore la vieille croyance religieuse, une sorte de désir de croire que le monde ressemble, malgré tout, de quelque façon que ce soit, au Dieu ancien et bien-aimé, au Dieu infini, illimité et créateur - qu'en quelque chose du moins " le Dieu ancien est encore vivant " - c'est ce désir de Spinoza qui s'exprime dans les paroles " deus sive natura " (pour lui c'était même " natura sive deus " - ). Mais quelle est donc la proposition par quoi se formule le mieux le changement définitif, la prépondérance, réalisée maintenant, de l'esprit scientifique sur l'esprit religieux qui imagine des dieux ? Ne faut-il pas dire: le monde, en tant que force, ne peut pas être imaginé infini, car il est impossible qu'il soit imaginé ainsi, - nous nous interdisons l'idée d'une force infinie, comme incompatible avec " l'idée de force ". Donc - la faculté de se renouveler indéfiniment fait aussi défaut au monde.

381.

La théorie de la constance de l'énergie exige l'Éternel retour.

382.

Un état d'équilibre ne peut pas être réalisé, donc il n'est pas possible. Mais il devrait pouvoir se réaliser dans un espace indéterminé. De même dans un espace sphérique, la forme de l'espace doit être la cause du mouvement éternel, et, en fin de compte, de toute " imperfection ".

La " force " d'une part, l'" immobilité " et la " stabilité " d'autre part, sont des choses qui s'excluent. La mesure de la force (comme dimension) est fixe, son essence est fluide.

Rien ne se passe " hors du temps ". À un moment déterminé de la force, l'absolue conditionnalité d'une nouvelle répartition de toutes les forces est un fait donné. La force ne peut pas s'arrêter. Le " changement " fait partie de son essence, donc aussi le caractère temporel: par quoi cependant la nécessité du changement est encore une fois fixée d'une façon abstraite.

383.

Si le mouvement du monde tendait vers un but, ce but devrait être atteint. Mais le seul fait fondamental, c'est précisément qu'il ne tend pas vers un état final et toute philosophie ou toute hypothèse scientifique (par exemple le mécanisme) qui implique un état final se trouve réfutée par ce fait fondamental... Je cherche une conception du monde qui fasse la part de ce fait: il faut que le devenir soit expliqué sans que l'on ait recours à de pareilles intentions de finalité; le devenir doit paraître justifié durant chacun de ses moments (ou paraître inévaluable, ce qui revient au même); il ne faut absolument pas justifier le présent par l'avenir, ou le passé par le présent. La " nécessité " n'existe pas sous forme d'une force universelle qui intervient et domine, ou sous forme d'un moteur initial; moins encore pour conditionner une chose précieuse. Pour cela il est nécessaire de nier une conscience universelle du devenir, un " Dieu ", afin de ne pas considérer tout ce qui arrive sous l'objectif d'un être qui compatit et connaît, mais qui ne manifeste pas de volonté. " Dieu " est inutile, s'il ne veut pas quelque chose, et, d'autre part, ce serait là une addition de déplaisir et d'illogisme qui amoindrirait la valeur générale du " devenir ": heureusement il manque précisément une pareille puissance qui additionne ( - un Dieu qui pâtit et qui domine du regard, une " conscience générale ", un " esprit universel " susciteraient le plus grand argument contre l'être). Plus strictement: il n'est pas permis d'admettre quelque chose qui est - parce que le devenir perd sa valeur et apparaît carrément comme superflu et dépourvu de sens. Par conséquent, il faut se demander comment a pu (dû) naître l'illusion de l'être; - de même comment tous les jugements de valeur qui reposaient sur l'hypothèse que l'être existe ont été dépréciés. Mais on reconnaît ainsi que cette hypothèse de l'être est la source de toute diffamation du monde - le " monde meilleur ", le " monde-vérité ", le " monde de l'au-delà ", la " chose en soi ").

1) Le devenir n'a pas de condition finale et n'aboutit pas à l'" être ".

2) Le devenir n'est pas une condition apparente; peut-être le monde de l'être n'est-il qu'apparence.

3) Le devenir reste, à chaque moment, égal à lui-même dans sa totalité; la somme de sa valeur est invariable; autrement dit: il n'a pas du tout de valeur, car il manque quelque chose qui pouvait lui servir de mesure et par rapport à quoi le mot " valeur " aurait un sens. La valeur générale du monde n'est pas appréciable, par conséquent le pessimisme philosophique fait partie des choses comiques.

384.

La nouvelle conception du monde. - Le monde existe; il n'est pas quelque chose qui devient, quelque chose qui passe. Ou, plus exactement: il devient, il passe, mais il n'a jamais commencé à devenir, il n'a jamais cessé de passer, - il se conserve sous les deux formes... Il vit sur lui-même: ses excréments sont sa nourriture.

L'hypothèse du monde créé ne doit pas nous préoccuper un seul instant. La notion de " créer " est aujourd'hui absolument indéfinissable, c'est une notion qui ne répond à aucune réalisation; ce n'est plus qu'un mot, un mot rudimentaire, datant d'une époque de superstition; avec un mot on n'explique rien. La dernière tentative pour concevoir un monde qui commence a été faite récemment plusieurs fois à l'aide d'un procédé logique, - en première ligne, on le devine, avec une secrète intention théologique.

On a, ces temps-ci, plusieurs fois voulu trouver une contradiction dans l'idée de " l'infinité du temps dans le passé " (regressus in infinitum): on l'a même prouvé, au prix, il est vrai, de confondre la tête avec la queue. Rien ne peut m'empêcher de calculer en arrière, à partir de ce moment-ci, et de me dire: " Je n'arriverai jamais à la fin "; de même que je puis compter, en avant, au même moment, jusqu'à l'infini. Ce n'est que lorsque je voudrai faire la faute - je me garderai bien de la faire - d'assimiler cette conception concrète d'un regressus in infinitum, à une notion nullement réalisable, à une progression jusqu'à maintenant, ce n'est que lorsque je considérerai la direction (en avant ou en arrière) comme logiquement indifférente que je m'emparerai de la tête - cet instant croyant tenir la queue: on vous laisse ce plaisir, monsieur D¸hring !...

Je suis tombé sur cette idée chez des penseurs plus anciens: chaque fois elle était déterminée par d'autres arrière-pensées ( - c'était la plupart du temps des arrière-pensées théologiques, en faveur du creator spiritus). Si, d'une façon générale, le monde pouvait se figer, dessécher, dépérir, devenir le néant, ou s'il pouvait atteindre un état d'équilibre, ou encore s'il avait un but quelconque qui renfermerait en lui la durée, l'immuabilité, le définitif (bref, pour parler métaphysiquement, si le devenir pouvait aboutir à l'être ou au néant) cette condition devrait déjà être réalisée, - par conséquent... C'est là la seule certitude que nous ayons entre les mains, pour servir de correctif à une foule d'hypothèses cosmiques, possibles en soi. Si, par exemple, le mécanisme ne peut pas échapper à la conséquence d'un état de finalité, tel que Thomson le lui a tracé, le mécanisme est ainsi réfuté.

Si l'on peut imaginer le monde comme une quantité déterminée de force et comme un nombre déterminé de centres de force - toute autre représentation demeure indéterminée et par conséquent inutilisable -, il s'en suit que le monde doit traverser un nombre évaluable de combinaisons, dans le grand jeu de dés de son existence. Dans un temps infini, chacune des combinaisons possibles devra une fois se réaliser, plus encore elle devra se réaliser une infinité de fois. Et, comme entre chacune des combinaisons et son retour prochain, toutes les combinaisons possibles devraient être parcourues et que chacune de ces combinaisons conditionne toute la succession des combinaisons de la même série, on démontrerait ainsi un mouvement circulaire de séries absolument identiques: on démontrerait que le monde est un mouvement circulaire qui s'est déjà répété une infinité de fois et qui joue son jeu à l'infini. - Cette conception n'est pas simplement une conception mécanique: car si elle l'était, elle ne nécessiterait pas un retour infini de cas identiques, mais une condition finale. Puisque le monde n'est pas parvenu à cette condition finale, il faut que le mécanisme nous apparaisse comme imparfait et seulement comme hypothèse provisoire.

III

Par-delà le bien et le mal

410.

Pourquoi dégouter les médiocres de leur médiocrité ! On voit que, pour ma part, je fais le contraire: chaque pas qui les éloigne d'elle - c'est ce que j'enseigne - le conduit à l'immoralité.

411.

Il faut amoindrir et limiter de plus en plus le domaine de la moralité: il faut tirer à la lumière les noms véritables des instincts qui sont à l'oeuvre, et les mettre en hormeur après qu'ils ont été longtemps cachés sous des noms d'hypocrite vertu. Par pudeur devant sa propre " loyauté " qui parle d'une voix toujours plus impérieuse, il faut désapprendre la pudeur qui voudrait renier les instincts naturels. La mesure de la force peut s'évaluer selon le degré auquel on peut se débarrasser de la vertu; et l'on pourrait imaginer une hauteur, où l'idée de " vertu " serait si insensible qu'elle aurait les accents de la " virtù ", de la vertu de la Renaissance, de la vertu libre de moraliste. Mais, pour le moment, - combien nous sommes encore loin de cet idéal !

C'est un signe de progrès pour la morale, quand son domaine se réduit. Partout où jusqu'à présent la pensée n'était pas guidée par la causalité, elle l'était par la morale.

412.

L'intolérance de la morale est une expression de faiblesse chez l'homme: il a peur de son " immoralité ", il lui faut renier ses instincts les plus forts, parce qu'il ne sait pas encore les utiliser... C'est ainsi que les contrées les plus fécondes de la terre restent le plus longtemps en friche: - la force manque qui pourrait se rendre maître ici...

413.

Mon intention, c'est de montrer l'homogénéité absolue de tout ce qui arrive, et de ne prêter à la différentiation morale qu'une valeur de perspective; de montrer que tout ce qui est loué comme moral est identique, par son essence, à tout ce qui est immoral et n'a été rendu possible, comme toute amplification de la morale, que par des moyens immoraux et en que de fins immorales; - démontrer, par contre, comment tout ce qui est décrié comme immoral, est, au point de vue économique, supérieur et essentiel; et comment l'évolution vers une plus grande abondance de vie a aussi, pour condition nécessaire, le progrès de l'immoralité... La " vérité " c'est le degré de compréhension que nous apportons à ce fait...

414.

Nous autres, que nous soyons un petit ou un grand nombre, nous qui osons vivre dans un monde dépouillé de morale, nous autres païens selon la foi: nous sommes probablement aussi les premiers qui comprenions ce que c'est qu'une foi païenne: - être forcé de s'imaginer des êtres supérieurs à l'homme, mais situer ces etres par-delà le bien et le mal; être forcé aussi de considérer toute supériorité comme immorale.

415.

Les préoccupations morales placent un esprit à un rang inférieur: celui-ci montre par là que l'instinct séparatiste lui fait défaut, qu'il ne se connaît pas de droits particuliers, que l'a parte, le sentiment de liberté des natures créatrices, des " enfants de Dieu " (ou du diable) - lui manquent. Il est indifférent en cela s'il prêche la morale régnante ou si c'est son idéal de critiquer la morale régnante: il appartient par là au troupeau - fût-ce même comme le suprême expédient de celui-ci: le " berger "...

416.

Il y a des gens qui cherchent à trouver en quoi quelque chose est immoral. S'ils s'aperçoivent que quelque chose est injuste, ils s'imaginent qu'il leur faut le supprimer ou le changer. Au contraire, je n'ai de cesse que je n'aie tiré au clair, dans une chose, son côté d'immoralité. Lorsque je m'en suis rendu compte, mon équilibre est rétabli.

417.

Celui à qui la vertu est facile se plaît à s'en amuser. On ne peut pas maintenir le sérieux dans la vertu: on en arrive à la vertu et on saute par-dessus - où cela ? dans la diablerie.

Combien, dans l'intervalle, nos mauvais penchants sont devenus intelligents ! comme ils sont tourmentés de curiosité scientifique ! Autant d'amorces de la connaissance !

418.

L'" objectivité " chez le philosophe: l'indifférence morale à l'égard des conséquences favorables ou fatales. Le manque de scrupules dans l'emploi des moyens dangereux; la perversité et la complexité du caractère considérées comme un avantage et exploitées en conséquence.

Ma profonde indifférence à l'égard de moi-même: je ne veux pas tirer avantage des recherches de la connaissance, ni échapper aux préjudices qu'elles me causent. - Parmi ceux-ci il y a ce que l'on pourrait appeler l'altération du caractère; j'envisage froidement cette perspective: je me sers de mon caractère mais je ne songe ni à le comprendre, ni à le changer, - le calcul personnel de la vertu n'est pas entré un seul instant dans ma tête. Il me semble que l'on se ferme les portes de la connaissance dès que l'on s'intéresse à son cas particulier - ou même au " salut de son âme "... Il ne faut pas attacher trop d'importance à sa morale et ne pas se laisser enlever un droit modeste à tomber dans le contraire...

Il faut peut-être supposer là une sorte de moralité par richesse héréditaire: on pressent que l'on peut en gaspiller beaucoup et en jeter par la fenêtre sans devenir pour cela plus pauvre. Il ne faut jamais se laisser tenter d'admirer les " belles âmes "; il faut toujours se savoir supérieur à elles. Aller au-devant des monstres de la vertu avec une raillerie intérieure; déniaiser la vertu, - plaisir secret.

Se rouler autour de soi-même; ne point souhaiter devenir " meilleur ", ou même " différent ". Marquer trop d'intérêt pour ne pas lancer vers les choses des tentacules ou des filets de toute moralité.

La méditation au sujet des choses les plus générales est toujours rétrograde: les dernières " aspirations " qui tourmentent l'humanité, par exemple, n'ont en somme jamais été considérées comme un problème par les philosophes. Le " perfectionnement " de l'humanité est considéré par eux tout naïvement, comme si, par une intuition quelconque, nous étions élevés au-dessus du problème qui serait justement de se demander pourquoi il faut " perfectionner ". Jusqu'à quel point est-il désirable que l'homme devienne plus vertueux, ou plus sage, ou plus heureux ? En admettant que l'on connaisse déjà le pourquoi de l'homme, aucun de ces désirs n'aura de sens; et si l'on veut une chose, qui sait ! peut-être n'a-t-on alors pas le droit de vouloir l'autre? L'augmentation de la vertu est-elle compatible avec l'augmentation de la sagesse et de l'expérience ? Dubito; je n'aurai que trop l'occasion de démontrer le contraire. La vertu, en tant que but, n'a-t-elle pas été jusqu'à présent, dans un sens rigoureux, effectivement en contradiction avec le désir de devenir heureux ? ne lui faut-il pas d'autre part le malheur, les privations, la mortification, comme des moyens naturels ? Et, si la plus grande expérience était le but, n'en viendrait-on pas à refuser l'augmentation du bonheur ? et à choisir le danger, les aventures, la méfiance, la séduction comme des chemins qui mènent à l'expérience ?... Mais si l'on veut le bonheur, et bien ! ne faudra-t-il pas se joindre aux " pauvres d'esprit " ?

420.

Schopenhauer a interprété l'intellectualité supérieure comme une séparation de la volonté; il n'a pas voulu voir la libération des préjugés moraux, qui est le propre du grand esprit qui se déchaîne, l'immoralité typique du génie; il a fixé artificiellement ce qu'il vénérait seul, la valeur morale du " renoncement ", comme condition de l'activité intellectuelle, des vues " objectives ". La " vérité ", même en art, se présente après la suppression de la volonté...

A travers toutes les idiosyncrasies morales je vois une évaluation foncièrement différente: je ne connais pas ces séparations absurdes entre le génie et le monde de la volonté morale et immorale. L'homme moral est d'une espèce inférieure à l'homme immoral, d'une espèce plus faible; il est un type selon la morale, mais il n'est pas son propre type; il est une copie, une bonne copie tout au plus, - la mesure de sa valeur réside en dehors de lui. J'estime l'homme selon la quantité de puissance et la plénitude de sa volonté: et non pas d'après l'affaiblissement et l'effacement de la volonté; je considère une philosophie qui enseigne la négation de la volonté comme une doctrine d'abaissement et de calomnie... J'estime la puissance d'une volonté selon le degré de résistance, de douleur, de torture qu'elle supporte pour les changer à son avantage; je ne reproche pas à l'existence son caractère méchant et douloureux, mais j'espère que ce caractère deviendra un jour plus méchant et plus douloureux encore...

Le sommet de l'esprit qu'imaginait Schopenhauer, c'était d'arriver à la connaissance que tout est dépourvu de sens, bref, de reconnaître ce que l'homme bon fait déjà instinctivement... Il niait qu'il pût y avoir des espèces supérieures d'intellect, - il prit son expérience pour un non plus ultra... À côté de Schopenhauer je veux caractériser Kant (le passage de Goethe sur le mal radical); Kant n'a rien de grec, il est absolument anti-historique (le passage sur la Révolution française), un fanatique de la morale. Chez lui aussi il y a, à l'arrière-plan, la sainteté... J'ai besoin d'une critique du saint...

421.

Schopenhauer veut que l'on châtre les coquins et que l'on enferme les oies dans un couvent. À quel point de vue cela pourrait-il être désirable ? Le franc coquin a cet avantage sur beaucoup d'hommes qu'il n'est pas médiocre; et le sot a cet avantage sur nous qu'il ne souffre pas de l'aspect de sa médiocrité... Il serait désirable que le gouffre devînt plus profond, c'est-à-dire que la coquinerie et la sottise grandissent... De la sorte la nature humaine s'élargirait... Mais, en fin de compte, cela aussi est une chose nécessaire qui arrive sans attendre si elle nous paraît désirable ou non. La sottise et la fourberie grandissent, cela fait partie du "progrès".

422.

La philosophie d'épicier de monsieur Spencer. - Absence complète d'un idéal en dehors de celui de l'homme médiocre. Instinct fondamental de tous les philosophes, historiens et psychologues: il faut démontrer que tout ce qui a de la valeur dans l'homme, l'art, l'histoire, la science, la religion, la technologie, possède une valeur morale, est moralement conditionné par son but, ses moyens et ses résultats. Vouloir tout interpréter en regard de la valeur supérieure: par exemple la question de Rousseau par rapport à la civilisation: " La civilisation rend-elle l'homme meilleur ? " - question comique, vu que le contraire est d'une évidence absolue et que c'est précisément là ce qui parle en faveur de la civilisation. Ici l'intellectualité est rangée bien au-dessous de la bonté; elle atteindrait sa valeur supérieure (sous forme d'art par exemple) si elle conseillait et préparait le retour moral: domination absolue des valeurs morales...

423.

Ce que je n'admets pas. - Que l'on tienne cette petite médiocrité paisible, cet équilibre d'une âme qui ne connaît pas les grandes impulsions des grandes accumulations de forces, pour quelque chose de supérieur et même pour la mesure de l'homme. Bacon de Verulam dit: Infimarum virtutum apud vulgus laus est, mediarum admiratio, supremarum sensus nullus. Or, le christianisme, en tant que religion, appartient au vulgus; il n'a pas de sens pour l'espèce supérieure de virtus.

424.

Apprécier la valeur d'un homme, selon qu'il est utile, ou dispendieux, ou nuisible à l'humanité, cela a le même sens, ni plus ni moins, que d'évaluer une oeuvre d'art d'après l'effet qu'elle fait. Mais de la sorte on ne touche nullement à la valeur d'un homme par rapport à d'autres hommes. L'" évaluation morale " en tant qu'elle est sociale, mesure absolument l'homme d'après ses effets sur ses semblables. Un homme possédant son goût propre, enveloppé et caché par sa solitude, ne pouvant ni se communiquer ni communiquer avec les autres, - un homme non déterminé, donc un homme d'une espèce supérieure et, en tous les cas, d'une autre espèce: comment voudriez-vous l'évaluer alors que vous ne pourrez ni le connaître, ni le comparer aux autres ?

L'évaluation morale a eu pour conséquence le plus grand affaiblissement du jugement: la valeur qu'un homme possède par lui-même n'est pas appréciée comme elle le mérite, on la néglige presque, on la nie presque. C'est un reste de la téléologie naïve que de ne juger de la valeur de l'homme que par rapports aux hommes.

425.

Les dépravés et les licencieux: leur influence déprimante sur la valeur du désir. C'est la terrible barbarie des moeurs qui force, surtout au Moyen Âge, à une véritable " ligue de la vertu " - ainsi qu'à des exagérations tout aussi terribles au sujet de ce qui fait la valeur de l'homme. La "civilisation" en lutte (domestication) a besoin de toute espèce de fers et de tortures pour se maintenir contre le caractère terrible et la nature de fauve.

Ici une confusion serait toute naturelle, bien que d'une influence des plus néfastes. Ce que des hommes de puissance et de volonté peuvent exiger d'eux-mêmes donne aussi la mesure des droits qu'ils peuvent s'accorder. De pareilles natures sont l'opposé des natures vicieuses et intempérantes: bien que dans certaines circonstances elles fassent des choses, pour lesquelles un autre homme serait convaincu de vice et d'intempérance.

L'idée de " l'égalité des hommes devant Dieu " est ici très compromettante; on défendit des actions et des convictions qui, par elles-mêmes, faisaient partie des prérogatives des hommes forts et bien conformés, comme si ces actions et ces convictions étaient indignes de l'homme. On jeta le décri sur toutes les tendances des hommes forts, en érigeant les préservatifs des plus faibles (faibles même à l'égard d'eux-mêmes) comme normes de la valeur.

La confusion va si loin que l'on stigmatise littéralement les grands virtuoses de la vie (dont l'empire sur soi-même est en opposition violente avec ce qui est vicieux et intempérant), en leur prêtant les noms les plus injurieux. Aujourd'hui encore on croit devoir désapprouver un César Borgia; c'est tout au plus risible. l'Eglise a anathématisé des empereurs allemands à cause de leurs vices: comme si un moine ou un prêtre avait le droit de dire son avis sur ce qu'un Frédéric II peut exiger de lui-même. On envoie un Don Juan aux enfers: c'est vraiment très naïf. A-t-on remarqué que tous les hommes intéressants font défaut au ciel ? C'est un signe pour indiquer aux petites femmes où elles trouveront le mieux leur salut. Si l'on songe, avec un esprit quelque peu conséquent et, de plus, avec un jugement approfondi à ce que c'est qu'un " grand homme ", on acquiert la certitude que l'Eglise devra envoyer en enfer tous les grands hommes -, elle lutte contre toute " grandeur " de l'homme.

426.

Avant tout, messieurs les vertueux, vous n'avez pas le pas sur nous: nous voulons vous faire prendre à coeur l'humilité: c'est votre intérêt personnel et une pitoyable habileté qui vous conseillent votre vertu. Et si vous aviez plus de force et plus de courage dans l'âme vous ne vous abaisseriez pas ainsi à être des nullités vertueuses. Vous faites de vous ce que vous pouvez: soit que vous fassiez ce qu'il faut - ce à quoi vous contraignent les circonstances, - soit que vous fassiez ce qui vous fait plaisir ou vous paraît utile. Mais si vous ne faites que ce qui est conforme à nos penchants ou ce que la nécessité exige de vous, vous ne devez ni avoir le droit de vous louer, ni vous laisser louer !... On est d'une espèce d'hommes foncièrement petite, si l'on n'est que vertueux: rien ne doit vous induire en erreur à ce sujet ! Les hommes qui entraient en ligne de compte en quoi que ce soit n'ont jamais été de pareils ânes de la vertu: leur instinct le plus intime, celui qui régissait leur quantité de puissance, n'y trouvait pas son compte: tandis qu'à votre minimum de puissance rien ne paraît plus sage que la vertu. Mais vous avez le nombre pour vous: et, pour autant que vous vous mettez à tyranniser, nous voulons vous faire la guerre...

427.

La société d'aujourd'hui est encombrée d'une foule d'égards, de ménagements à garder, de réticences aimables devant des droits étrangers ou même devant des revendications étrangères; on regarde beaucoup à une certaine appréciation instructive et bienveillante de la valeur humaine qui se fait reconnaître dans la confiance et le crédit sous toutes ses formes; l'estime pour les hommes - et non point seulement pour les hommes vertueux - est peut-être l'élément qui nous sépare le plus nettement d'une évaluation chrétienne. Nous conservons, à part nous, une bonne part d'ironie, lorsque nous entendons encore prêcher la morale; on s'abaisse à nos yeux et l'on devient plaisant lorsque l'on se met à prêcher la morale.

Cette libéralité morale fait partie des meilleurs signes de notre temps. Si nous trouvons des cas où elle fait foncièrement défaut nous croyons être en face d'une maladie (le cas de Carlyle en Angleterre, le cas d'Ibsen en Norvège, le cas du pessimisme de Schopenhauer dans toute l'Europe). S'il y a quelque chose qui nous réconcilie avec notre époque c'est la grande dose d'immoralité qu'elle se permet, sans d'ailleurs penser moins de bien d'elle même. Tout au contraire ! Qu'est-ce qui fait donc la supériorité de la culture sur l'inculture ? De la Renaissance par exemple sur le Moyen Âge? - Rien qu'une seule chose: la grande quantité d'immoralité que l'on concède. Il s'ensuit nécessairement que tous les sommets de l'évolution humaine doivent apparaître, à l'oeil du fanatique moral, comme un non plus ultra de la corruption ( - il suffit de songer au jugement de Savonarole sur Florence, au jugement de Platon sur l'Athènes de Périclès, au jugement de Luther sur Rome, au jugement de Rousseau sur la société de Voltaire, aux jugements des Allemands contre Goethe).

428.

La simplification de l'homme au XIXe siècle. - (Le XVIIIe siècle fut celui de l'élégance, de la finesse et des sentiments généreux.) - Non point un retour à la nature, car il n'y eut jamais d'humanité naturelle. La scolastique des valeurs hors nature et contre nature est la règle, est l'origine; l'homme arrive à la nature après une longue lutte, - il ne fait jamais un " retour "... La nature: cela veut dire oser être immoral comme la nature.

Nous sommes plus grossiers, plus directs, pleins d'ironie à l'égard des sentiments généreux, même lorsque nous y succombons.

Plus naturelle est notre société d'élite, celle des riches et des oisifs: on est en rivalité continuelle, l'amour sexuel est une sorte de sport, où le mariage est en même temps un obstacle et un attrait; on pratique la conversation et l'on vit pour le plaisir; on apprécie en première ligne les avantages personnels, on est curieux et intrépide.

Plus naturelle est notre position vis-à-vis de la connaissance: nous possédons en toute innocence, le libertinage de l'esprit, nous détestons les manières pathétiques et hiératiques, nous nous réjouissons des choses les plus défendues, nous verrions à peine un intérêt dans la connaissance si nous devions nous ennuyer sur le chemin qui mène à elle.

Plus naturelle est notre position vis-à-vis de la morale. Les principes sont devenus ridicules; personne ne se permet plus de parler de " devoir " sans quelque ironie. Mais on apprécie les sentiments secourables et bienveillants ( - on voile la morale dans l'instinct et l'on dédaigne le reste. Il y a en outre quelques notions de point d'honneur).

Plus naturelle est notre position en politique: nous voyons des problèmes de puissance, une quantité de puissance opposée à une autre quantité. Nous ne croyons pas à un droit qui ne repose pas sur le pouvoir de le faire respecter: nous considérons tous les droits comme des conquêtes.

Plus naturelle est notre appréciation des grands hommes et des grandes choses: nous considérons la passion comme un privilège, rien ne nous paraît grand si un grand crime n'y est compris; nous considérons tout état de grandeur comme une mise à l'écart par rapport à la morale.

Plus naturelle est notre position vis-à-vis de la nature: nous ne l'aimons plus à cause de son " innocence ", de sa " raison ", de " sa beauté ", nous l'avons gentiment " diabolisée " et " abêtie ". Mais, au lieu de la mépriser à cause de cela, nous nous sentons depuis lors plus près d'elle et plus à notre aise. Elle n'aspire pas à la vertu, c'est pourquoi nous l'estimons.

Plus naturelle est notre position vis-à-vis de l'art: nous ne lui demandons pas les beaux mensonges de l'apparence, etc.; c'est le règne du positivisme brutal qui constate sans s'émouvoir.

En résumé, il y a des indices qui font présumer que l'Européen du XIXe siècle a moins honte de ses instincts; il a fait un grand pas en avant pour s'avouer une fois, sans amertume, son état absolument naturel, c'est-à-dire son immoralité; au contraire, il se sent assez fort pour ne plus supporter que ce spectacle.

Certaines personnes voudront entendre par là que la corruption a fait des progrès; et il est certain que l'homme ne s'est pas rapproché de la " nature " dont parle Rousseau, mais qu'il a fait un pas de plus vers la civilisation qu'il déteste. Nous nous sommes fortifiés: nous nous sommes de nouveau rapprochés du XIXe siècle et surtout du goût qui dominait à son déclin (Dancourt, Le Sage, Regnard).

429.

Nous autres " objectifs ". - Ce n'est pas notre " compassion " qui nous ouvre les portes des façons d'être et des cultures les plus lointaines et les plus étrangères; c'est plutôt la facilité de nos rapports et notre absence de préventions qui ne " compatissent " pas précisément, mais qui, au contraire, s'amusent de mille choses dont on souffrait autrefois (on était révolté ou saisi, on regardait avec hostilité et froideur). - La souffrance, dans toutes ses nuances, est maintenant intéressante pour nous: mais cela ne nous rend pas plus compatissants, serions-nous même profondément ébranlés par l'aspect de la souffrance, ébranlés jusqu'à verser des larmes: - nous n'en aurions pas pour cela des sentiments plus secourables.

Par cette contemplation volontaire de toute espèce de misère et de faute, nous sommes devenus plus vaillants et plus forts que le XVIIIe siècle; c'est une preuve que notre force s'est accrue (nous nous sommes rapprochés des XVIIe et XVIe siècles). Mais c'est une profonde méprise de considérer notre " romantisme " comme la preuve que notre âme s'est " embellie ". Nous voulons des sensations fortes, comme toutes les époques et toutes les couches populaires plus grossières. (Il faut bien séparer cela des besoins manifestés par les neurasthéniques et les décadents: chez ceux-là on trouve le besoin de poivre et même de cruauté.)

Nous tous, nous cherchons des conditions où la morale bourgeoise n'a plus son mot à dire, et encore moins la morale ecclésiastique - (dans chaque livre où il reste quelque chose de l'atmosphère du pasteur et du théologien nous avons l'impression d'une pitoyable niaiserie et d'une grande pauvreté). La " bonne société " est en somme celle où rien n'intéresse que ce qui, dans la société bourgeoise, est défendu et fait une mauvaise réputation: il en est de même des livres, de la musique, de la politique, de l'appréciation au sujet de la femme.

430.

Transmuer des valeurs - que serait-ce cela ? Toutes les impulsions spontanées doivent exister déjà, les impulsions nouvelles et fortes, qui serviront dans l'avenir: mais on les connaît encore sous de faux noms et des appréciations erronées et elles ne sont pas encore devenues conscientes d'elles-mêmes.

Une courageuse conscience, une courageuse approbation de ce qui a été atteint, - une séparation de la routine des vieilles appréciations, qui nous déshonore dans ce que nous avons réalisé de meilleur et de plus fort.

431.

Il faut défendre la vertu contre les prédicateurs de la vertu, ce sont ses pires ennemis. Car ils enseignent la vertu comme un idéal pour tous; ils enlèvent à la vertu le charme de ce qui est rare, inimitable, exceptionnel et hors de la moyenne, sa magie aristocratique. Il faut, de même, faire face aux idéalistes endurcis, qui frappent assidûment contre toutes les poteries, et sont satisfaits de s'apercevoir qu'elles rendent un son creux: quelle naïveté d'exiger des choses grandes et rares et de constater avec colère et mépris contre les hommes qu'il n'y en a pas ! - Il est, par exemple, évident qu'un mariage vaut tout juste ce que valent ceux qui l'ont conclu, c'est-à-dire que, somme toute, il sera quelque chose de lamentable et d'indécent: ni le prêtre, ni le maire ne peuvent en faire autre chose.

La vertu a contre elle tous les instincts de l'homme moyen: elle est désavantageuse, déraisonnable, elle isole; elle est du même ordre que la passion et peu accessible à la raison; elle gâte le caractère, le cerveau, le sens, - toujours selon les mesures moyennes de l'homme; elle crée l'animosité contre l'ordre, le mensonge caché dans toute règle, dans toute institution, dans toute réalité, - elle est le pire vice, en admettant qu'on la juge d'après le caractère nuisible qu'elle peut avoir pour les autres.

Je reconnais la vertu en cela: 1) qu'elle ne s'impose pas, 2) qu'elle ne suppose pas partout la vertu, mais précisément autre chose, 3) qu'elle ne souffre pas de l'absence de la vertu, mais qu'elle considère cette absence comme un rapport de distance grâce à quoi il y a quelque chose de vénérable dans la vertu (elle ne se communique pas), 4) qu'elle ne fait pas de propagande... 5) qu'elle ne permet à personne de faire le juge, parce qu'elle est toujours une vertu pour elle, 6) qu'elle fait précisément tout ce qui généralement est défendu (la vertu telle que je la comprends est le véritable vetitum dans toute législature de troupeau), 7) bref qu'elle est vertu, au sens de la Renaissance, virtù, vertu libre de moraliste.

432.

Un sentiment qui s'appelle " idéalisme " et qui ne veut pas permettre à la médiocrité d'être médiocre, à la femme d'être femme. Ne pas uniformiser ! Nous rendre compte combien une vertu coûte cher, et aussi qu'elle n'est rien de désirable pour la moyenne, mais qu'elle est une noble folie, une belle exception, avec le privilège d'avoir de forts accents...

433.

Quel que soit le bizarre idéal que l'on suit (par exemple, en tant que " chrétien ", ou en tant qu'" esprit libre "; ou en tant qu'"immoraliste", ou en tant qu'" Allemand de l'Empire "), il ne faut pas exiger que cet idéal soit l'idéal par excellence: car ainsi on lui enlèverait son caractère de privilège, de prérogative. Il faut l'avoir pour se distinguer, et non pas pour se placer en égal aux autres.

Comment se fait-il que, malgré cela, la plupart des idéalistes fassent de la propagande pour leur idéal, comme s'ils ne devaient pas y avoir droit, pour le cas où tout le monde ne la reconnaîtrait pas ? C'est ce que font par exemple toutes ces courageuses petites femmes qui se donnent la permission d'apprendre le latin et les mathématiques... Qu'est-ce qui les y force ? Je crains bien que ce ne soit l'instinct du troupeau, la crainte du troupeau: elles luttent pour l'" émancipation de la femme " parce que, sous la forme d'une activité généreuse, sous le drapeau du sacrifice " pour les autres ", elles réussissent le mieux à faire passer leur petit séparatisme...

L'habileté des idéalistes qui ne veulent être que les missionnaires et les " représentants " d'un idéal: ils se transfigurent ainsi aux yeux de ceux qui croient au désintéressement et à l'héroïsme. Du reste, le véritable héroïsme ne consiste pas à lutter sous le drapeau du sacrifice, de l'abandon, du désintéressement, mais à ne point lutter du tout... " Je suis ainsi, je veux être ainsi - que le diable vous emporte ! " -

434.

En fin de compte, qu'ai-je réalisé ? Ne nous cachons pas ce résultat des plus singuliers: j'ai prêté à la vertu des charmes nouveaux, - elle agit comme quelque chose d'interdit. Elle a contre elle notre plus subtile loyauté, elle est mise en salaison dans le cum grano salis, du remords scientifique; elle sent le démodé et l'antique, de sorte qu'elle finit enfin par attirer les raffinés et les rendre curieux; - bref, elle fait le même effet que le vice. Ce n'est qu'après avoir reconnu que tout est mensonge et apparence que nous avons de nouveau obtenu la permission d'avoir recours à cette erreur, la plus belle de toutes - la vertu. Il n'y a plus d'instance qui puisse nous l'interdire: ce n'est qu'en démontrant que la vertu est une des formes de l'immoralité que nous sommes parvenus à justifier de nouveau, - elle est mise à sa place et coordonnée, par rapport à sa signification fondamentale, elle prend part à l'immortalité foncière de tout ce qui existe, - comme une manifestation de luxe de premier ordre, la forme la plus arrogante, la plus chère et la plus rare du vice. Nous l'avons décidée et défroquée, nous l'avons délivrée de l'importunité du grand nombre, nous lui avons pris la rigidité stupide, l'oeil vide, le port empesé, la musculature hiératique.

435.

La vertu ne trouve plus créance aujourd'hui, sa force d'attraction a disparu; à moins que quelqu'un ne s'entende à la remettre sur le marché comme une forme inusitée de l'aventure et du libertinage. Elle exige de ses croyants trop d'extravagance et d'esprit borné pour n'avoir pas la conscience contre elle. Il est vrai que cela peut être justement une séduction nouvelle pour les hommes sans conscience et sans scrupules: - elle est maintenant ce qu'elle ne fut jamais jusqu'à présent, un vice.

436.

Ai-je nui par là à la vertu ?... Tout aussi peu que les anarchistes aux princes: ce n'est que depuis que l'on tire de nouveau dessus, qu'ils sont assis fortement sur le trône... Car il en fut toujours ainsi, et il en sera toujours ainsi, et il en sera toujours de même: on ne peut pas être plus utile à une cause qu'en la persécutant et en excitant toute la meute contre elle... C'est cela que j'ai fait.

437.

Les princes de l'Europe devraient en effet y réfléchir, avant de se passer de notre soutien. Nous autres immoralistes, - nous sommes aujourd'hui la seule puissance qui n'ait pas besoin d'alliés pour arriver à la victoire: par là nous sommes de beaucoup les plus forts parmi les forts. Nous n'avons pas même besoin du mensonge: quelle puissance en dehors de nous, pourrait donc s'en passer ? Une grande séduction combat de notre côté, la plus grande peut-être qu'il y ait - la séduction de la vérité... - La vérité ? Qui donc me met ce mot dans la bouche ? Mais je le sors de nouveau, mais je dédaigne ce mot hautain: non, nous n'en avons pas non plus besoin, même sans la vérité nous arriverions à la puissance et à la victoire. Le charme qui lutte pour nous, l'oeil de Vénus qui ensorcelle même nos adversaires et les rend aveugles, c'est la magie de l'extrême, la séduction qu'exercent toutes les choses dernières: nous autres immoralistes, nous sommes les extrêmes...

IV

L'idéal aristocratique

438.

Type. - La vraie bonté, la noblesse, la grandeur d'âme qui jaillissent de l'abondance: qui ne donnent point pour prendre, - qui ne veulent point se relever par le bien qu'elles font; - la prodigalité comme type de la vraie bonté, la richesse de personnalité comme condition première.

439.

La purification du goût ne peut être que la conséquence d'un renforcement du type. Notre société d'aujourd'hui ne fait que représenter la culture; l'homme cultivé fait défaut. Il nous manque le grand homme synthétique, chez qui les forces dissemblables sont assujetties sous un même joug, afin de viser à un but unique. Ce que nous possédons, c'est l'homme multiple, le chaos le plus intéressant qu'il y ait peut-être jamais eu; mais ce n'est point là le chaos qui précède la création du monde, c'est le chaos qui suit: l'homme faible et multiple. - Goethe est la plus belle expression de ce type - (il n'est nullement un Olympien !).

440.

Je voudrais que l'on commençât par s'estimer soi-même: tout le reste découle de là. Il est vrai qu'ainsi on cesse d'exister pour les autres: car c'est la dernière chose qu'ils vous pardonnent. " Comment ? Un homme qui s'estime lui-même ? "

C'est bien autre chose que le penchant aveugle à s'aimer soi-même: rien n'est plus commun dans l'amour des sexes, comme dans le double appelé " moi ", que le mépris de ce que l'on aime: le fatalisme dans l'amour...

441.

Note marginale à une niaiserie anglaise. - " Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas que l'on te fasse. " C'est cela qui passe pour être la sagesse, la raison, le fond de la morale, - pour être la " règle dorée ". John Stuart Mill y croit ! (Et quel autre parmi les Anglais n'y croirait pas ?)... Mais le précepte ne résiste pas à la moindre discussion. Le calcul: " Ne fais pas ce que tu ne veux pas que l'on te fasse ", interdit certaines actions à cause de leurs conséquences nuisibles; on est guidé par l'arrière-pensée qu'une action trouve toujours sa récompense. Que serait-ce si quelqu'un disait avec le " Principe " à la main: " C'est justement ces actions-là qu'il faut faire, pour que d'autres personnes ne nous devancent pas, - pour mettre les autres hors d'état de nous les faire ? " - Songeons, d'autre part, au Corse à qui son honneur commande la vendetta. Lui aussi ne désire par recevoir une balle de fusil, mais la perspective d'un mauvais coup, la probabilité d'une balle ne l'empêchent pas de satisfaire à son honneur... Dans toutes nos actions convenables, ne sommes-nous pas, avec intention, indifférents à ce qui peut en advenir pour nous ? Éviter une action qui puisse avoir pour nous des conséquences nuisibles, ce serait s'interdire d'une façon générale toutes les actions convenables...

Le précepte est par contre sans prix parce qu'il laisse deviner un type humain: c'est l'instinct de troupeau qui s'y formule, - on est des égaux, on se traite en égaux: ce que tu me fais je te le fais. - On croit donc véritablement à une équivalence d'actions qui évidemment ne se présente pas dans tous les rapports réels. Il est impossible que toute action puisse être rendue: entre vrais " individus " il n'y a pas d'actions similaires, il n'y a, par conséquent, pas non plus de " représailles "... Bien loin de moi l'idée de croire, lorsque je fais quelque chose, qu'un autre homme puisse faire la même chose: ce que je fais m'appartient, à moi... On ne peut rien me rendre, on commettrait toujours, à mon égard, une " autre " action.

442.

Contre John Stuart Mill. - Je déteste cette vulgarité qui dit: " Ce qui plaît aux uns convient aux autres "; " Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas, etc. "; qui veut fonder tous les rapports humains sur une réciprocité des services rendus, en sorte que chaque action apparaît comme une espèce de payement en retour d'un bienfait. Ici les conditions premières manquent de noblesse, dans le sens le plus strict; ici, l'on prévoit que, de moi à toi, il y a équivalence dans la valeur des actes; ici la valeur personnelle d'une action est simplement annulée (ce que rien ne peut compenser ni acquitter). - La " réciprocité " est quelque chose de profondément vulgaire; c'est justement cette circonstance qu'une chose que je fais ne peut et ne doit pas être faite par un autre, qu'il ne peut pas y avoir d'équivalence - (sauf dans la sphère choisie des " égaux ", inter pares), - que, dans un sens plus profond, on ne rend jamais rien, parce que l'on est soi-même quelque chose qui n'arrive qu'une seule fois et qui n'agit qu'une fois dans le même sens, - c'est cette conviction fondamentale qui renferme la cause de l'isolement aristocratique, loin de la foule, car la foule croit à l'" égalité ", et, par conséquent, à la compensation et à la " réciprocité ".

443.

" Suivre son sentiment ? " - On cède à un sentiment généreux, mettant sa vie en danger sous l'impulsion d'un moment; mais ceci est de peu de valeur et ne représente pas même un acte caractéristique... Dans leur capacité d'agir ainsi tous les hommes sont égaux - et quant à la décision qui est nécessaire, le criminel, le bandit et le Corse surpassent certainement un honnête homme.

Le degré supérieur serait atteint si l'on surmontait en soi-même cette poussée, pour ne point exécuter l'acte héroïque à la suite d'impulsions, - mais froidement, d'une façon raisonnable, sans qu'il y ait un débordement tempétueux de sentiments de plaisir... Il en est de même de la compassion: il faudrait habituellement la passer tout d'abord au crible de la raison; autrement elle serait aussi dangereuse que tout autre sentiment...

L'obéissance aveugle à une passion, qu'elle soit généreuse et pitoyable ou hostile, cela importe peu, c'est toujours la cause des plus grandes calamités.

La grandeur du caractère ne consiste pas à ne point avoir ces passions, - il faut au contraire les posséder au plus haut degré: mais les tenir en laisse... et, cela encore, sans que cette contrainte occasionne une joie particulière, mais simplement...

444.

Guerre à la conception efféminée de la " noblesse " ! - On ne saurait se passer d'une dose de brutalité en plus, tout aussi peu que d'un certain voisinage avec le crime. Il ne faut pas y chercher non plus le " contentement de soi "; il faut être aventureux, même vis-à-vis de soi-même, audacieux, destructeur. - Rien du bavardage onctueux des belles âmes. - Je veux faire place pour un idéal plus robuste.

445.

Je veux aussi de nouveau rendre l'ascétisme plus naturel: au lieu de l'intention de négation, l'intention de renforcement; une gymnastique de la volonté; l'introduction du jeûne et des privations quelles qu'elles soient, même sur le domaine spirituel; une casuistique de l'action par rapport à l'opinion que nous nous faisons de nos forces; l'essai d'aventures et de dangers volontaires. (Les Dîners chez Maguy ne réunissaient que des gourmets intellectuels affligés de mauvais estomacs.) - On devrait aussi inventer des examens pour la force de la parole donnée.

446.

Je ne vois pas comment quelqu'un pourrait réparer ce qu'il a perdu en ne se mettant pas à bonne école en temps voulu. Voilà un homme qui ne se connaît pas; il traverse la vie sans avoir appris à marcher; le relâchement des muscles se laisse deviner à chaque pas. Il se peut quelquefois que la vie soit assez pitoyable, pour faire rattraper à dure école le temps perdu: ce sera peut-être une longue maladie qui, pendant des années, nécessitera une extrême force de volonté, avec le contentement de joies minimes; ou bien une misère subite qui compromet, avec l'homme, la femme et les enfants, et force à une activité qui rend l'énergie aux fibres relâchées et fait regagner son opiniâtreté à la volonté de vivre... Une discipline sévère restera ce qu'il y a de plus désirable, une discipline au bon moment, c'est-à-dire l'âge où l'on est fier de voir exiger beaucoup de soi-même. Car c'est là ce qui distingue la dure école, en tant que bonne école, de toutes les autres; il faut exiger beaucoup; il faut exiger avec sévérité; la valeur, la perfection, même dans la valeur, sont exigées comme choses normales; il faut que la louange soit rare et que l'indulgence fasse défaut; il faut que le blâme soit sévère, restreint au fait, sans égard au talent, à l'origine. Une pareille école est nécessaire à tous les points de vue: pour le corps tout comme pour l'esprit; il serait néfaste de vouloir séparer ici ! La même discipline rend capable le militaire et le savant, et, si l'on y regarde de plus près, il n'existe pas de bon savant, qui n'ait en lui les instincts du bon soldat... Savoir commander, et aussi savoir obéir fièrement; être posté à sa place, dans son rang, mais capable aussi, à tout moment, de conduire; préférer le danger aux aises; ne pas peser sur une balance d'épicier ce qui est permis et ce qui est défendu; être l'ennemi de ce qui est mesquin, rusé, parasitaire, plus que de ce qui est mal... Qu'apprend-on à une dure école ? Commander et obéir.

447.

Aux hommes qui me regardent en quelque chose, je souhaite la souffrance, l'abandon, la maladie, les mauvais traitements, l'avilissement, - je souhaite que le profond mépris de soi, les tortures de la méfiance à son propre égard, les misères du vaincu ne leur demeurent point inconnus: je ne les prends pas en pitié, parce que je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd'hui si quelqu'un a de la valeur ou non, - à savoir: de tenir bon...

448.

J'aime les malheureux qui ont honte de leur malheur, qui ne déversent pas sur la rue leurs vases pleins de misère; qui gardent au fond de leur coeur et sur la langue assez de bon goût pour se dire: " Il faut garder en honneur sa misère, il faut la cacher... "

449.

Les moyens grâce à quoi une espèce plus forte se conserve: S'arroger un droit à des actes exceptionnels; comme tentatives de victoires sur soi-même et de liberté.

Se placer dans des situations où il n'est pas permis de ne pas être barbare.

Se procurer par toute espèce d'ascétisme une prépondérance et une certitude par rapport à sa propre force de volonté.

Ne point se communiquer; le silence; se méfier de la gentillesse.

Apprendre à obéir de façon à ce que l'obéissance soit une preuve de la souveraineté de l'individu. Pousser jusqu'à sa subtilité la plus extrême la casuistique du point d'honneur.

Ne jamais conclure: " Ce qui plaît aux uns convient aux autres ", - mais le contraire !

Considérer comme prérogative le droit aux représailles, le concéder comme une distinction particulière.

Ne pas ambitionner les vertus des autres.

450.

Qu'est-ce qui est noble ? - Il faut avoir sans cesse à se représenter soi-même. Il faut chercher des situations où l'on a, sans cesse, besoin d'attitudes. Il faut laisser le bonheur au grand nombre, je veux dire le bonheur considéré comme paix de l'âme, comme vertu, confort, épicerie anglo-angélique à la Spencer. Il faut chercher instinctivement pour soi de lourdes responsabilités. Il faut chercher à se faire partout des ennemis, même de soi-même. Il faut s'opposer au grand nombre, non par des paroles, mais par des actes.

451.

Le point d'honneur: reposant sur la croyance en la " bonne société ", aux qualités essentiellement chevaleresques, à l'obligation de se présenter sans cesse soi-même. Il est nécessaire que l'on n'attache pas d'importance à sa propre vie; que l'on tienne absolument aux manières respectueuses chez tous ceux avec qui l'on est en contact (du moins chez ceux qui ne font pas partie de " nous "); que l'on ne soit ni familier, ni bonasse, ni joyeux, ni humble, autrement qu'inter pares; il faut toujours se représenter soi-même...

452.

Qu'est-ce que la chasteté chez l'homme ? Que son goût sexuel soit demeuré noble; qu'il n'aime, in eroticis, ni la brutalité, ni la mièvrerie, ni la ruse.

453.

Le belliqueux et les paisibles. - Es-tu l'homme qui porte en lui les instincts du guerrier ? Si c'est vraiment le cas, il reste encore à résoudre une seconde question: es-tu, par instinct, un guerrier qui attaque, ou bien un guerrier qui se défend ? Tout le reste de l'humanité, tout ce qui n'est pas d'instinct belliqueux, veut la paix, la concorde, la " liberté ", les " droits égaux ": - ce ne sont là que des mots et des degrés pour une seule et même chose. Il faut alors aller où l'on n'a pas besoin de se défendre, - de pareils hommes deviennent mécontents d'eux-mêmes lorsqu'ils sont forcés de se livrer à la résistance: ils veulent créer des conditions où il n'y aura plus aucune espèce de guerre. Ils préfèrent encore se soumettre, obéir, se subordonner que de faire la guerre, - c'est ce que conseille, par exemple, l'instinct chrétien. - Chez les guerriers de naissance il y a quelque chose comme de l'armement dans le caractère, dans le choix des conditions, dans la formation de toutes les qualités: I'" arme " est le mieux développée dans le premier type, la défense dans le second.

De quels secours auront besoin les désarmés et ceux qui sont sans défense, pour pouvoir continuer à subsister - pour pouvoir vaincre, eux aussi ?...

454.

Un jeune garçon brave et vigoureux aura un regard ironique si on lui demande: " Veux-tu devenir vertueux ? " - mais il ouvrira les yeux tout grands si on lui demande: " Veux-tu devenir plus fort que tes camarades ? " -

***

Comment devient-on plus fort ? - Se décider lentement et tenir avec opiniâtreté à tout ce que l'on a décidé. Tout le reste s'ensuit.

Les natures subites et les natures variables: deux catégories chez les faibles. Ne pas se confondre avec eux: sentir la distance - à temps !

Gardez-vous des gens bonasses ! Leur fréquentation affaiblit. Toute fréquentation est bonne lorsque l'on y aiguise les armes que l'on a dans les instincts. Toute ingéniosité consiste à mettre à l'épreuve sa force de volonté... Voir ce qui distingue, et non pas dans le savoir, la finesse et l'esprit...

Il faut apprendre à temps à commander, tout aussi bien qu'à obéir. Il faut apprendre l'humilité, le tact dans l'humilité: c'est-à-dire qu'il faut distinguer et vénérer là où l'on est humble: et il faut distinguer et vénérer avec confiance...

***

De quoi pâtit-on le plus douloureusement ? De son humilité; de ne pas avoir écouté ses propres besoins; de se confondre avec d'autres; de se considérer petitement; du manque de subtilité pour suivre ce que conseille l'instinct. - On pâtit de ce manque de vénération à l'égard de soi-même par toutes sortes de dommages: santé, bien-être, fierté, sérénité, liberté, fermeté, courage. Plus tard, on ne se pardonne jamais ce manque d'égoïsme véritable: on s'en sert comme d'un argument, on doute de son véritable ego...

455.

Il n'y a pas du tout d'actions " désintéressées ". Les actions, où l'individu est infidèle à ses propres instincts et choisit à son désavantage, sont des indices de décadence (un grand nombre de ceux que l'on appelle " saints ", et des plus célèbres, ont été convaincus d'être des décadents, à cause de leur manque d'" égoïsme " - ).

Les actes d'amour, d'héroïsme, sont si peu " désintéressés " qu'ils sont justement la preuve d'un " moi " très fort et très riche: les " pauvres " ne sont pas à même d'abandonner... ils sont également incapables de la grande audace et de la joie de l'aventure qui font partie de l'" héroïsme ". Ce n'est pas de " se sacrifier " qui est le but, mais de réaliser des desseins dont les conséquences ne préoccupent ni votre impétuosité, ni votre confiance, et vous sont, à cause de cela, indifférentes...

456.

Les formations typiques du moi: ou les huit questions cardinales. Savoir:

1) Si l'on veut être plus multiple ou plus simple.

2) Si l'on veut devenir plus heureux ou plus indifférent à l'égard du bonheur et du malheur.

3) Si l'on veut devenir plus satisfait de soi, ou plus exigeant et plus inexorable.

4) Si l'on veut se mettre à céder, à devenir plus humain, ou plus " inhumain ".

5) Si l'on veut devenir plus sage ou plus tranchant.

6) Si l'on veut atteindre un but ou éviter tous les buts (comme fait par exemple le philosophe qui flaire dans chaque but une frontière, une retraite, une prison, une bêtise... ).

7) Si l'on veut être estimé davantage, ou craint davantage; ou plus méprisé.

8) Si l'on veut devenir tyran, ou séducteur, ou berger ou bête de troupeau.

457.

Points de vue pour mes valeurs: si c'est l'abondance qui agit, ou le désir ?... si l'on reste spectateur, ou si l'on met la main à la pâte - si l'on regarde ailleurs, ou si l'on s'éloigne ?... si c'est la force accumulée qui agit, " spontanément ", ou seulement par réaction, pour obéir à une incitation ? si c'est simplement, par pénurie d'éléments, ou à cause de la domination accablante sur des éléments nombreux, en sorte que la force prend ceux-ci à son service lorsqu'elle en a besoin ?... si l'on est soi-même un problème ou une solution ?... si l'on est parfait dans la petitesse de la tâche, ou imparfait devant ce qu'un but a d'extraordinaire ?, si l'on est vrai, ou si l'on n'est qu'un comédien, si l'on est vrai en tant que comédien, ou si l'on n'est que l'imitation d'un comédien, si l'on est " représentant ", ou si l'on est soi-même ce qui est représenté - ? si on est une " personnalité ", ou bien seulement un rendez-vous de personnes... si l'on est malade par maladie, ou par excès de santé ? si l'on précède, comme berger ou comme " exception " (une troisième espèce serait celle du fuyard) ? si l'on a besoin de dignité, ou s'il faut se donner pour "polichinelle", si l'on cherche la résistance ou si on l'évite ? si l'on est imparfait parce que l'on est venu " trop tôt " ou " trop tard " ? si par nature on est affirmateur ou négateur, ou bien un plumage de paon fait de choses multicolores ? si l'on est assez fier pour ne pas avoir honte, même de sa vanité ? si l'on est encore capable d'un remords ( - l'espèce devient de plus en plus rare: autrefois la conscience avait trop de choses à mordre: il semble que maintenant elle n'a plus assez de dents pour cela) ? si l'on est encore capable d'un " devoir " ( - il y en a qui perdraient toute leur joie de vivre si on leur prenait leur devoir, - surtout la gent féminine, née pour servir...).

458.

Rien que des questions de force: comment faire valoir sa personnalité en opposition avec ce qui conserve la société et ses préjugés ? - jusqu'à quel point faut-il déchaîner ces qualités redoutables qui font sombrer le plus grand nombre ? - Jusqu'à quel point faut-il aller au-devant de la vérité et prendre à coeur ce qu'elle a de problématique ? Et jusqu'à quel point aller au-devant de la souffrance, du mépris de soi, de la compassion, de la maladie, du vice, avec des doutes, au sujet de la question et nous arriverons à nous en rendre maître ? ( - ce qui ne nous fait pas périr nous rend plus forts... ) - enfin jusqu'à quel point donner raison à part soi à la règle, à ce qui est commun, mesquin, probe à la nature moyenne, sans, pour cela, tomber dans la vulgarité ?... La preuve de caractère la plus forte, c'est de ne pas se laisser ruiner par les séductions du bien. Le bien considéré comme luxe, comme raffinement, comme vice...

V

Dionysos

459.

Gagner une hauteur de vues, une perspective qui vous fasse comprendre que tout se passe véritablement comme cela devrait se passer: comment toute sorte d'" imperfection " et la souffrance qu'elle apporte font partie de ce qui est souverainement désirable...

460.

Aux environs de 1876, j'eus la frayeur de voir compromis tout ce qui avait été jusque-là mon vouloir. Ce fut lorsque je compris où Wagner voulait alors en venir: et j'étais fortement lié à lui par tous les liens d'une profonde unité de vues, par la reconnaissance, par l'impossibilité de le remplacer et par l'absolu dénuement que je voyais devant moi.

Vers la même époque je me sentis comme enfermé à jamais dans la prison de ma philologie et de mon professorat - un hasard et un pis-aller de ma vie. - Je ne savais plus comment m'en tirer, j'étais fatigué, usé, épuisé.

Alors je compris que mon instinct voulait aboutir au contraire de ce qu'avait voulu Schopenhauer: à la justification de la vie, même dans ce qu'elle a de plus terrible, de plus équivoque, de plus mensonger: - Je tenais pour cela entre les mains la formule " dionysienne ".

Que l'" en soi des choses " soit nécessairement bon, divin vrai, un, l'" en soi " de Schopenhauer considéré comme volonté s'y opposait par une affirmation qui faisait faire un pas en avant. Mais Schopenhauer ne s'entendit pas à diviniser cette volonté: il resta accroché à l'idéal moral et chrétien. Il était encore tellement sous la domination des valeurs chrétiennes que, lorsque la " chose en soi " ne lui apparut plus comme " Dieu ", sa vue en fut faussée, elle devint stupide et absolument condamnable. Il y a encore infiniment de façons d'être différent et même d'être Dieu, et c'est ce qu'il ne comprit pas.

461.

Le pessimisme de la force. - Dans l'économie intérieure de l'âme, chez les êtres primitifs, domine la crainte du mal. Qu'est-ce qui est le mal ? Trois sortes de choses: le hasard, l'incertitude, le subit. Comment l'homme primitif combat-il le mal ? - II le conçoit comme s'il était la raison, la puissance et même comme une personne. Il arrive de la sorte à la possibilité de conclure avec lui une sorte de traité et même d'agir d'avance sur lui, - de prévenir.

- Un autre expédient, c'est de prétendre que le caractère méchant et nuisible n'est qu'apparent. On interprète les suites du hasard, de l'incertitude, du subit comme bien intentionnées comme pleines de raison.

- Un troisième moyen c'est d'interpréter, avant tout, le mal qui nous arrive comme " mérité ": on justifie le mal en le considérant comme punition...

En résumé, on se soumet à lui. - Toute l'interprétation morale et religieuse n'est qu'une forme de la soumission au mal. - Croire que dans le mal un sens bon est caché, c'est renoncer à combattre le mal.

Or, toute l'histoire de la civilisation représente une diminution de la crainte du hasard, de l'incertitude et de ce qui arrive subitement. La civilisation c'est précisément d'apprendre à calculer, à rechercher les causes, à prévenir, à croire à la nécessité. À mesure qu'augmente la civilisation, l'homme peut se passer de cette forme primitive de la soumission au mal (appelée religion ou morale), de cette " justification du mal ". Maintenant il fait la guerre au " mal " - il le supprime. Un état de certitude est même possible, un état de croyance aux lois et à l'évaluabilité des choses qui n'inspirerait plus que de l'ennui, - où le plaisir qui cause le hasard, l'incertitude, le subit, jaillit comme une incitation...

Arrêtons-nous un instant à ce symptôme de culture supérieure, - je l'appelle le pessimisme de la force. L'homme n'a plus besoin maintenant d'une " justification du mal ", il condamne précisément la " justification ": il jouit du mal pur et cru, il trouve le mal sans raison le plus intéressant. Si jadis il a eu besoin d'un Dieu il est maintenant ravi d'un désordre universel sans Dieu, d'un monde du hasard, où ce qui est terrible, ambigu et séducteur fait partie de l'essence même...

Dans un pareil état, c'est précisément le bien qui a besoin d'une " justification ", c'est-à-dire qu'il lui faut avoir un fond méchant et dangereux, ou renfermer en lui une grande bêtise: alors il plaît encore. L'animalité n'éveille plus la terreur; une impétuosité spirituelle et heureuse qui prend parti en faveur de la bête dans l'homme est, à de pareilles époques, la forme triomphante de la spiritualité. L'homme est maintenant assez fort pour pouvoir être honteux de croire en Dieu - il peut maintenant jouer de nouveau à l'avocat du diable. S'il préconise en pratique le maintien de la vertu, ce sera pour des raisons qui font reconnaître dans la vertu la subtilité, la ruse, une forme de l'avidité du gain et de la puissance.

Ce pessimisme de la force finit, lui aussi, par une théodicée, c'est-à-dire par une absolue affirmation de la vie - mais on invoquera en faveur de la vie les mêmes raisons que l'on a invoquées autrefois, contre elle - et, de la sorte, par une conception de ce monde comme le plus haut idéal possible, qui ait été effectivement atteint.

462.

Éloignons la plus grande bonté de l'idée de Dieu - elle est indigne de Dieu. Éloignons de même la plus haute sagesse - elle est la vanité des philosophes qui ont sur la conscience la folie de ce monstre de sagesse qui serait Dieu: ils prétendaient que Dieu leur ressemblait autant que possible... Non ! Dieu la plus haute puissance - cela suffit ! De là résulte tout ce qui résulte, - " le monde " !

463.

Mes cinq " nons "

1. Ma lutte contre le sentiment de la faute et l'introduction de l'idée de punition dans le monde physique et métaphysique, de même dans la psychologie, dans l'interprétation de l'histoire. Conviction que toute philosophie, toute évaluation ont été jusqu'à présent entachées de morale.

2. Mon identification et ma recherche de l'idéal traditionnel de l'idéal chrétien, même là où l'on a fait table rase de la forme dogmatique du christianisme. Le danger de l'idéal chrétien se trouve dans ses sentiments de valeur, dans ce qu'il peut se passer d'expressions concrètes: ma lutte contre le christianisme latent (par exemple dans la musique, dans le socialisme).

3. Ma lutte contre le XVIIIe siècle de Rousseau, contre sa " nature ", son " homme bon ", sa foi en la domination du sentiment, - contre l'amollissement, l'affaiblissement, la moralisation de l'homme: un idéal qui est né de la haine contre la culture aristocratique et qui, en pratique, est le règne du ressentiment déchaîné, inventé comme étendard pour la lutte ( - la moralité du sentiment de la faute chez le chrétien, la moralité du ressentiment, une attitude de la populare).

4. Ma lutte contre le romantisme, où convergent l'idéal chrétien et l'idéal de Rousseau, mais en même temps, avec un vague désir des temps anciens, de la culture sacerdotale et aristocratique, de la " virtù ", de l" homme fort ", - quelque chose d'extrêmement hybride; une façon fausse et contrefaite de l'humanité plus forte, qui estime, en général, les conditions extrêmes et voit en elles le symptôme de la force (" culte de la passion "; une imitation des formes les plus expressives, furore espressivo, ayant son origine, non point dans la plénitude, mais dans la pauvreté). (Il y a pourtant, au XIXe siècle, des choses qui sont nées d'une plénitude relative, du bon plaisir: la musique sereine, etc.; parmi les poètes il y a par exemple Stifter et Gottfried Keller qui donnent des signes d'une force plus grande, un bien-être intime. - Le grand essor des sciences et des inventions techniques, des sciences naturelles, des études historiques (?), est, à un point de vue relatif, un produit de la force, de la confiance en soi au XIXe siècle.)

5. Ma lutte contre la prédominance des instincts de troupeau, après que la science a fait cause commune avec eux; contre la haine intime dont on traite toute espèce de hiérarchie et de distance.

464.

La force du XIXe siècle. - Nous sommes plus moyenâgeux que le XVIIIe siècle et non pas seulement plus curieux et plus sensibles pour ce qui est étrange et rare. Nous nous sommes révoltés contre la Révolution... Nous nous sommes émancipés de la crainte de la raison, la bête noire du XVIIIe siècle: nous osons de nouveau être absurdes, enfantins, lyriques, - en un mot, nous sommes des " musiciens ". Nous craignons tout aussi peu le ridicule que l'absurde. Le diable trouve que la tolérance de Dieu est en sa faveur: mieux encore, il a intérêt à être celui qui a été méconnu et calomnié depuis toujours, - nous sommes ceux qui sauvons l'honneur du diable.

Nous ne séparons plus ce qui est grand de ce qui est terrible. Nous réunissons les choses bonnes, dans leur complexité, aux choses mauvaises: nous avons surmonté nos absurdes " souhaits " d'autrefois (qui voulaient l'augmentation du bien sans l'augmentation du mal - ). La lâcheté devant l'idéal de la Renaissance a diminué, - nous osons même aspirer de nouveau aux moeurs de celle-ci. L'intolérance à l'égard des prêtres et de l'Eglise a pris fin en même temps: " Il est immoral de croire en Dieu ", - mais c'est là pour nous précisément la meilleure forme de justifier cette croyance.

Nous avons donné à tout cela droit de cité chez nous. Nous ne craignons pas le revers des " bonnes choses " ( - nous les cherchons, nous sommes assez braves et assez curieux pour cela), par exemple dans l'esprit de la Grèce, dans la morale, dans la raison, dans le bon goût ( - nous vérifions le dommage que l'on se cause à soi-même avec de pareilles choses précieuses: on se réduit presque à la pauvreté - ). Et nous nous cachons tout aussi peu le revers des choses mauvaises...

465.

Ce qui nous fait honneur. - S'il y a quelque chose qui nous fasse honneur, c'est que nous avons placé ailleurs le sérieux: nous accordons de l'importance à toutes les choses basses, méprisées par toutes les époques et laissées de côté, - nous donnons par contre à bon compte les " beaux sentiments ".

Y a-t-il égarement plus dangereux que le mépris du corps ? Comme si, avec cet égarement, toute l'intellectualité n'était pas condamnée à devenir maladive, condamnée aux vapeurs de l'" idéalisme " !

Tout ce que les chrétiens et les idéalistes ont imaginé n'a ni queue ni tête: nous sommes plus radicaux. Nous avons découvert le " plus petit monde ", qui est celui qui décide de tout et partout...

Le pavé des rues, le bon air dans la chambre, la nourriture comprise selon sa valeur; nous avons pris au sérieux toutes les nécessités de la vie et nous méprisons toutes les attitudes des " belles âmes " comme une espèce de " légèreté " et de " frivolité ". - Ce qui a été méprisé jusqu'à présent est considéré en première ligne.

466.

Au lieu de l'" homme de la nature " de Rousseau, le XIXe siècle a découvert une image véritable de l'"homme", - il a eu le courage de cette découverte... En somme, on a rétabli, de la sorte, l'idée chrétienne de l'" homme ". Ce de quoi on n'a pas eu le courage ç'a été précisément d'approuver cet " homme par excellence " et de voir garanti par lui l'avenir de l'homme. De même, on n'a pas osé comprendre l'augmentation du caractère redoutable de l'homme comme un phénomène qui accompagne toute croissance de la culture; en cela on est encore soumis à l'idéal chrétien, et on prend le parti de celui-ci contre le paganisme, de même contre la virtù, au point de vue de la Renaissance. Mais, de cette façon, on ne trouve pas la clef de la culture, et en pratique on en reste au faux monnayage de l'histoire en faveur de l'" homme bon " (comme s'il représentait à lui seul le progrès de l'humanité) et à l'idéal socialiste, c'est-à-dire au résidu du christianisme et de Rousseau dans le monde déchristianisé).

La lutte contre le XVIIIe siècle: il est vaincu de la façon la plus parfaite par Goethe et par Napoléon. Schopenhauer lui aussi lutte contre le XVIIIe siècle; mais il retourne involontairement au XVIIe, - il est un Pascal moderne, avec des évaluations pascaliennes, sans christianisme. Schopenhauer n'était pas assez fort pour une nouvelle affirmation.

Napoléon. le lien intime et nécessaire entre l'homme supérieur et l'homme redoutable. L'" homme ", rétabli; le tribut mérité de mépris et de crainte restitué à la femme. La " totalité ", comme santé et activité supérieure; la ligne droite, le grand style dans l'action découverts à nouveau; l'instinct le plus puissant qui affirme la vie elle-même, l'instinct de domination.

467.

Les principales catégories du pessimisme:

le pessimisme de la sensibilité (l'irritabilité avec une prépondérance des sentiments de déplaisir);

le pessimisme de la " volonté serve " (autrement dit le manque de force d'enrayement contre les excitations);

le pessimisme du doute (la crainte de tout ce qui est fixe, de tout ce qu'il faut saisir et toucher).

On peut observer dans les maisons d'aliénés les états psychologiques qui les accompagnent, bien qu'avec une certaine exagération. De même le " nihilisme " (le sentiment pénétrant du " néant ").

Mais où faut-il placer le pessimisme moral de Pascal ? le pessimisme métaphysique de la philosophie des Vedanta ? le pessimisme social de l'anarchiste (ou de Shelley) ? le pessimisme de la compassion (comme chez Tolstoï et Alfred de Vigny) ?

Ne sont-ce pas là également des phénomènes de décomposition et de maladie ?... L'importance extrême accordée aux valeurs morales, aux fictions de l'au-delà, aux calamités sociales, aux souffrances en général. Toute exagération dans ce genre concernant un point de vue particulier est déjà un signe de maladie. De même la prépondérance des négations sur les affirmations.

Ce qu'il ne faut pas mal interpréter ici, c'est la joie qu'il y a à dire non, à agir non, lorsqu'on est guidé par une force prodigieuse, par une tension énorme de l'affirmation, - ce qui est particulier à tous les hommes puissants, à toutes les époques vigoureuses. C'est en quelque sorte un luxe et aussi une forme de la bravoure qui s'oppose à ce qui est terrible; une sympathie pour l'épouvantable et le problématique, parce que l'on est soi-même, avec beaucoup d'autres choses, épouvantable et problématique: ce qu'il y a de dionysien dans la volonté, l'esprit et le goût.

468.

De la pression que provoque la plénitude, de la tension des forces qui grandissent sans cesse en nous, et ne savaient pas encore s'employer, naît un état semblable à celui qui précède un orage: la nature que nous sommes s'obscurcit. Cela aussi est du pessimisme... Une doctrine qui met fin à un pareil état en commandant quelque chose: une transmutation des valeurs au moyen de quoi on montre, aux forces accumulées, un chemin, une direction, de sorte qu'elles se mettent à éclater en éclairs et en actions, - une pareille théorie n'a nullement besoin d'être une théorie du bonheur: en dégageant une partie de la force qui était accumulée et haussée jusqu'à la souffrance, elle apporte du bonheur.

469.

Prendre à son service tout ce qui est redoutable, par morceaux, pas à pas et à l'essai, ainsi le veut la tâche de la culture; mais jusqu'à ce que celle-ci soit assez forte pour cela il faut qu'elle combatte ce qui est redoutable, qu'elle le modère, le masque et le maudisse même...

Partout où une culture tient compte du mal, elle exprime un rapport de crainte, donc une faiblesse...

Thèse: tout ce qui est considéré comme bien, c'est le mal d'autrefois que l'on a asservi. Mesure: plus sont grandes et redoutables les passions qu'une époque, un peuple, un individu, peuvent se permettre parce qu'ils peuvent s'en servir comme de moyens, plus leur culture se trouve à un niveau élevé. - Plus un homme est médiocre, faible, servile et lâche, plus il verra de mal: chez lui le royaume du mal est le plus étendu. L'homme le plus bas verra partout le royaume du mal (c'est-à-dire de ce qui lui est interdit et hostile).

470.

L'homme est le monstre et le suranimal; l'homme supérieur est le monstre humain, le surhumain: et il doit en être ainsi. À chaque croissance de l'homme qui augmente sa grandeur et sa hauteur, il augmente aussi sa profondeur et son caractère redoutable: on ne doit pas vouloir une chose sans l'autre, - ou plutôt: plus on aspire radicalement à l'une d'elles, plus radicalement on atteint précisément l'autre.

471.

Une période où la vieille mascarade et les apprêts moraux des passions inspirent de la répugnance; où l'on recherche la nature nue; où les quantités de forces sont simplement reconnues comme décisives (comme déterminant le rang); où le grand style se présente de nouveau comme conséquence de la grande passion.

472.

Je ne voudrais pas apprécier trop bas les vertus aimables, mais la grandeur d'âme ne s'accorde pas avec elles. Dans les arts le grand style exclut aussi ce qui est plaisant.

473.

Le caractère redoutable fait partie de la grandeur: il ne faut pas s'en laisser imposer.

474.

En résumé, il faut dominer les passions et non point les affaiblir ou les extirper ! - Plus est grande la maîtrise de la volonté, plus on peut accorder de liberté aux passions.

Le " grand homme " est grand par le jeu qu'il laisse à ses désirs et par la puissance plus grande encore que les superbes monstres que sont ses désirs savent prendre à leur service.

L'" homme bon ", sur tous les degrés de la civilisation, est en même temps bénin et utile: une sorte de moyen terme; la conscience vulgaire dit que c'est un homme que l'on n'a pas besoin de craindre et que l'on ne doit pas mépriser malgré cela...

L'éducation c'est essentiellement le moyen de ruiner l'exception en faveur de la règle. La civilisation c'est essentiellement le moyen de diriger le goût contre l'exception, en faveur de la moyenne.

Ce n'est que quand une culture tient à son service un excédent de forces qu'elle peut être une serre-chaude pour le culte du luxe, de l'exception, de la tentative, du danger, de la nuance: - toute culture aristocratique tend à cela.

475.

La hiérarchie. - Qu'est-ce qui est médiocre chez l'homme-type ? - De ne pas comprendre que le revers des choses est nécessaire, et de combattre les inconvénients comme si l'on pouvait s'en passer; de ne pas vouloir accepter une chose avec l'autre; de vouloir effacer le caractère typique d'une chose, d'une condition, d'une époque, d'une personne, en n'approuvant qu'une partie de ses qualités et en voulant supprimer les autres. Les " souhaits " des médiocres, c'est précisément ce que nous combattons, nous autres: l'idéal considéré comme quelque chose à quoi l'on enlève son côté nuisible, méchant, dangereux, problématique, destructeur. Nous possédons la conviction contraire: chaque fois que l'homme grandit, le revers de ses qualités doit grandir également, de sorte que l'homme le plus élevé, en admettant qu'une pareille conception soit permise, serait l'homme qui représenterait le plus fortement le caractère d'opposition de l'existence, étant la gloire de celle-ci et sa seule justification... Les hommes ordinaires n'ont le droit de représenter qu'une toute petite partie de ce caractère de la nature: ils périssent aussitôt que la multiplicité des éléments grandit et que la tension des oppositions devient trop violente, ce qui, pour la grandeur de l'homme, est d'ailleurs la condition première. L'homme doit devenir meilleur et plus méchant, c'est là ma formule pour cette chose inévitable.

Presque tout le monde représente l'homme comme composé de fragments et de détails; ce n'est que lorsque l'on additionne ces différentes pièces que l'on obtient un homme. Des époques tout entières, des peuples tout entiers ont, en ce sens, quelque chose de fragmentaire; c'est peut-être une des particularités de l'économie, dans l'évolution humaine, que l'homme se développe par morceaux. Mais ce n'est pas une raison pour méconnaître qu'il s'agit, malgré cela, de la réalisation de l'homme synthétique; que les hommes inférieurs, l'énorme majorité, ne sont qu'exercice et prélude, dont l'harmonie parvient, de ci de là, à former l'homme complet, l'homme milliaire qui indique le progrès qu'a fait l'humanité jusqu'à ce jour. L'humanité n'avance pas d'un seul trait; souvent le type déjà atteint se perd de nouveau( - malgré les efforts de trois siècles, nous n'avons plus pu atteindre de nouveau l'homme de la Renaissance, et, d'autre part, l'" homme " de la Renaissance était resté en arrière sur l'homme de l'Antiquité).

476.

Mon chemin nouveau qui mène au " oui ". - La philosophie, telle que je l'ai vécue et entendue jusqu'à présent, est la recherche volontaire des côtés même les plus détestés et les plus infâmes. Avec la longue expérience qu'une telle pérégrination à travers les glaces et le désert m'a procurée, j'appris à regarder autrement tout ce qui a philosophé jusqu'à présent: - l'histoire cachée de la philosophie, la psychologie des grands noms qui lui ont été donnés, sont venus pour moi à la lumière. " Combien de vérité supporte, combien de vérité ose un esprit ? " - La réponse à cette question me donna la véritable mesure de la valeur. L'erreur est une lâcheté... toute conquête de la connaissance provient du courage, de la dureté à l'égard de soi-même... Une pareille philosophie expérimentale, telle que je l'ai vécue, anticipe même, à l'essai, les possibilités du nihilisme par principe: sans vouloir dire par là qu'elle puisse s'arrêter à une négation, à un non, à la volonté de la négation. Elle veut plutôt pénétrer jusqu'au contraire - jusqu'à une affirmation dionysienne du monde, tel qu'il est, sans défalcation, sans exception et sans choix -, elle veut l'éternel mouvement circulaire: les mêmes choses, le même illogisme de l'enchaînement. État supérieur qu'une philosophie puisse atteindre: être dionysien en face de l'existence. Ma formule pour cela est amor fati.

Il faut pour cela considérer le côté jusqu'à présent nié de l'existence non seulement comme nécessaire, mais encore comme désirable: et, non seulement comme désirable par rapport au côté affirmé jusqu'ici (à peu près comme son complément et sa condition première), mais encore à cause de lui-même, étant le côté le plus puissant, le plus redoutable, le plus vrai de l'existence, le côté où sa volonté s'exprime le plus exactement.

Il faut encore évaluer le côté de l'existence affirmé seul jusqu'ici; comprendre d'où vient cette évaluation et combien peu elle engage à une appréciation dionysienne de l'existence: j'ai dégagé et j'ai compris ce qui ici affirme en somme (l'instinct de ceux qui souffrent d'une part, l'instinct du troupeau d'autre part, et un troisième instinct encore, l'instinct de la masse contre les exceptions - ).

J'ai deviné ainsi en quel sens une espèce d'hommes plus forte devrait imaginer, nécessairement, l'élévation et le haussement de l'homme dans une autre direction; imaginer des êtres supérieurs qui se trouveraient par-delà le bien et le mal, par-delà les valeurs qui ne peuvent pas nier leur origine: la sphère de la souffrance, du troupeau et du grand nombre, - j'ai cherché les données de cette formation d'un idéal à rebours dans l'histoire (les épithètes " païen ", " classique ", " noble " découvertes à nouveau et mises en lumière - ).

477.

Avoir parcouru tout le cercle de l'âme moderne, m'être arrêté dans chacun de ses recoins, - c'est mon orgueil, ma torture et mon bonheur.

Surmonter véritablement le pessimisme; un regard goethien plein d'amour et de bonne volonté comme résultat.

478.

La première question n'est nullement de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais s'il y a quelque chose de quoi nous soyons satisfaits. En admettant que nous disions " oui " à un seul moment, nous avons par là dit " oui " non seulement à nous-mêmes, mais à l'existence tout entière. Car rien n'est isolé, ni en nous-mêmes, ni dans les choses: et, si notre âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d'une lyre, ne fût-ce qu'une seule fois, toutes les éternités étaient nécessaires pour provoquer ce seul événement, et, dans ce seul moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée, délivrée, justifiée et affirmée.

479.

Les passions qui disent " oui ". - La fierté, la joie, la santé, l'amour des sexes, l'inimitié et la guerre, la vénération, les belles attitudes, les bonnes manières, la volonté forte, la discipline de l'intellectualité supérieure, la volonté de puissance, la reconnaissance à l'égard de la terre et de la vie - tout ce qui est riche et veut donner, et gratifier la vie, la dorer, l'éterniser et la diviniser, - toute cette puissance des vertus qui transfigurent - tout ce qui approuve, affirme et agit par affirmation.

480.

Et combien de Dieux nouveaux sont encore possibles !... Chez moi-même, en qui l'instinct religieux, c'est-à-dire créateur de Dieu, s'anime parfois d'une façon intempestive, combien différemment s'est chaque fois révélé le divin ! - Il y a tant de choses étranges qui ont déjà passé devant moi, dans ces moments hors des temps qui tombent dans la vie comme de la lune, où l'on ne sait absolument plus combien on est déjà vieux et combien on pourra encore être jeune... Je ne mets pas en doute qu'il y ait beaucoup d'espèces de dieux... Et il n'en manque pas que l'on ne saurait imaginer sans un certain alcyonnisme et une certaine frivolité... Les pieds légers appartiennent peut-être eux-mêmes à l'idée de " Dieu "... Est-il nécessaire d'expliquer qu'un Dieu sait se tenir avec prédilection par-delà toute bonhomie et tout ce qui est conforme à la raison ? par-delà, aussi, soit dit entre nous, du bien et du mal ? Il a la vue libre - pour parler avec Goethe. - Et pour invoquer l'autorité de Zarathoustra que l'on ne saurait estimer assez haut dans ce cas: Zarathoustra va jusqu'à affirmer de lui-même: " Je ne saurais croire qu'en un dieu qui s'entendrait aussi à danser... "

Encore une fois: combien de dieux nouveaux sont encore possibles ! Zarathoustra, il est vrai, n'est qu'un vieil athée qui ne croit ni aux dieux anciens, ni aux dieux nouveaux. Zarathoustra dit qu'il fera..., mais Zarathoustra ne fera pas... Il suffit de le bien comprendre.

481.

Et combien d'idéals nouveaux sont en somme encore possibles ! - Voici un petit idéal que je saisis une fois toutes les cinq semaines, durant une promenade sauvage et solitaire, dans le moment assuré d'un bonheur blasphématoire. Passer sa vie parmi les choses tendres et absurdes; étranger à la réalité; moitié artiste, moitié oiseau et métaphysicien; sans oui ni non pour la réalité, si ce n'est pour la reconnaître de temps en temps, à la façon des bons danseurs avec la pointe des pieds; toujours chatouillé par un rayon de soleil du bonheur; encouragé et vivifié même par le malheur - car le malheur conserve l'homme heureux - ; accrochant même à ce qu'il y a de plus saint une petite queue de bouffonnerie: - cela est, comme il va de soi, l'idéal d'un esprit lourd, d'un esprit qui pèse un quintal, l'idéal d'un esprit de lourdeur.

482.

Il s'entend que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration: et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une " volonté libre " et d'un crédit souverain habitent affectueusement chez un même homme; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit; et tout ce qui se déroule dans celui-ci doit aussi se fondre en ceux-là, dans un jeu subtil et extraordinaire. Et de même à rebours ! - Que l'on songe à ce renversement dans l'oeuvre de Hafis; et Goethe lui-même, quoique d'une façon très atténuée, donne une idée de ce phénomène. Il est probable que, chez de pareils hommes parfaits et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propre à l'intellectualité la plus haute; ils sentent sur eux-mêmes une sorte de divinisation du corps et sont très éloignés de la philosophie ascétique du " Dieu est esprit ": d'où il ressort clairement que l'ascète est l'homme " mal venu " qui n'approuve qu'une parcelle de lui-même, et justement cette parcelle qui juge et condamne et qu'il appelle " Dieu ". Depuis ce sommet de joie, où l'homme se sent lui-même, totalement, pareil à une forme divinisée et à une justification de la nature, jusqu'au plaisir du paysan bien portant, de cet être sain mi-homme mi-bête: toute cette échelle de bonheur, énorme coulée de lumière et de couleur, le Grec, non sans le frisson reconnaissant de celui qui est initié à un secret, non sans beaucoup de précautions et de mutisme pieux - le Grec l'appelait du nom divin de Dionysos. - Que savent donc les hommes des temps modernes, enfants d'une époque fragile, multiple, malade et étrange, que peuvent-ils savoir de l'étendue du bonheur grec ! Où les esclaves des " idées modernes " iraient-ils chercher un droit aux fêtes dionysiennes !

Lorsque " florissaient " le corps grec et l'âme grecque, non point dans des états d'exaltation et de folie maladive, naquit ce symbole mystérieux de l'affirmation du monde et de la transfiguration de l'existence, le plus haut qui ait jamais été atteint jusqu'ici. Voilà une mesure d'après quoi tout ce qui a grandi depuis lors sera trouvé trop court, trop pauvre, trop étroit. Il suffit de prononcer le nom de " Dionysos " devant ce qu'il y a de meilleur parmi les noms et les choses modernes, devant Goethe par exemple, ou devant Beethoven, ou devant Shakespeare, ou devant RaphaÎl, et d'un seul coup on s'apercevra que ce que nous avons de meilleur est jugé. Dionysos est un juge ! - M'a-t-on compris ? - Il est incontestable que les Grecs cherchaient à interpréter par leurs expériences dionysiennes les derniers mystères des " destinées de l'âme ", tout ce qu'ils savaient de l'éducation et de la purification de l'homme, et avant tout de la hiérarchie absolue et de l'inégalité de valeur d'homme à homme. Là tout ce qui est grec c'est la grande profondeur, le grand silence, - on ne connaît pas les Grecs tant que cet accès caché et souterrain reste encore encombré. Les yeux indiscrets de savants ne verront jamais rien en de pareilles questions, quelle que soit la dose de science qu'il leur faudra employer au service de ces fouilles. Le zèle noble des amis de l'antiquité, tels que Goethe et Winckelmann, a précisément là quelque chose d'insolite et presque d'immodeste. Attendre et se préparer; attendre le jaillissement de sources nouvelles; se préparer dans la solitude à des visions et à des voix étranges; purifier toujours davantage son âme de la poussière et du bruit de la foire de ce temps; surmonter tout ce qui est chrétien par quelque chose de surchrétien, et non point se contenter de s'en débarrasser, car la doctrine chrétienne fut le contraire de la dionysienne - ; redécouvrir, en soi-même, le midi, et tendre au-dessus de sa tête un ciel du midi clair, brillant et mystérieux; conquérir de nouveau, pour soi-même, la santé méridionale et la puissance cachée de l'âme; étendre son horizon de plus en plus, devenir supranational, européen, supra-européen, oriental, grec enfin - car l'élément grec fut le premier grand lien, la première grande synthèse de tout ce qui est oriental, et par là précisément le début de l'âme européenne, la découverte de notre " nouveau monde ". - Celui qui vit sous de pareils impératifs, qui sait ce qu'il pourra rencontrer un jour ? Peut-être précisément - un jour nouveau !

483.

Les deux types: Dionysos et le crucifié. - Déterminer si l'homme religieux typique est une forme de la décadence (les grands novateurs sont tous malades et épileptiques). - Mais n'oublions-nous pas l'un des types de l'homme religieux, le type païen ? Le type païen n'est-il pas une forme de la reconnaissance et de l'affirmation de la vie ? Son type le plus élevé ne devrait-il pas donner une apologie et une divinisation de la vie ? Le type d'un esprit bien venu et débordant dans le ravissement ! Le type d'un esprit qui accueille les contradictions et les problèmes de la vie et qui les résout ! C'est là que je place le Dionysos des Grecs: l'affirmation religieuse de la vie totale, non point reniée et morcelée - (il est typique que l'acte sexuel éveille des idées de profondeur, de mystère, de respect).

Dionysos contre le " crucifié ": voilà l'opposition. Il n'y a pas de différence quant au martyre - mais celui-ci prend un autre sens. La vie elle-même, avec son caractère éternellement redoutable et son éternel retour, nécessite l'angoisse, la destruction, la volonté de destruction... Dans l'autre cas, la souffrance, le " crucifié innocent " sert d'argument contre cette vie, de formule pour la condamner. On le devine: le problème est celui de la signification à donner à la souffrance: un sens chrétien ou un sens tragique. Dans le premier cas cela doit être le chemin qui mène à une existence sacrée, dans le dernier cas l'existence elle-même paraît assez sacrée pour justifier encore un monstre de souffrance. L'homme tragique dit " oui " en face même de la souffrance la plus dure: il est assez fort, assez abondant, assez divinisateur pour cela; l'homme chrétien dit " non " même en face du sort le plus heureux sur la terre: il est assez faible, assez pauvre, assez déshérité pour souffrir de la vie sous toutes ses formes... Le Dieu en croix est une malédiction à la vie, une indication pour s'en délivrer, Dionysos déchiré en morceaux est une prouesse de vie, il renaîtra éternellement et reviendra de la destruction.

APPENDICE

I

Plan de 1887 à 1888

Première version (17 mars 1887)

LA VOLONTE DE PUISSANCE

Essai d'une transmutation de toutes les valeurs.

Livre premier: Le Nihilisme européen.

Livre deuxième: Critique des valeurs supérieures.

Livre troisième: Principes d'une nouvelle évaluation.

Livre quatrième: Discipline et sélection.

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Deuxième version (été, automne 1887)

LA VOLONTE DE PUISSANCE

Essai d'une transmutation de toutes les valeurs.

Livre premier: Le Nihilisme (comme conclusion des valeurs supérieures qui ont eu cours jusqu'ici).

Livre deuxième: Critique de ces valeurs supérieures (examen de ce qui, par elles, dit oui et non).

Livre troisième: Le Nihilisme vaincu par lui-même (tentative de dire oui à tout ce qui a été nié jusqu'à présent).

Livre quatrième: Les Victorieux et les Vaincus (une prophétie).

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Troisième version (fin 1887)

Livre premier:

1. Le Nihilisme, imaginé jusqu'à ses extrêmes limites.

2. Culture, civilisation, l'ambiguïté de ce qui est moderne.

Livre deuxième:

3. L'origine de l'Idéal.

4. Critique de l'Idéal chrétien.

5. Comment la vertu devient victorieuse.

6. L'Instinct de troupeau.

Livre troisième:

7. La volonté du vrai.

8. La morale, Circé des philosophes.

9. Psychologie de la " volonté de puissance " (plaisir, volonté, conception, etc.).

Livre quatrième:

10. L'" Éternel Retour ".

11. La grande politique.

12. Recette de vie pour nous autres.

 

 

LISTE DES APHORISMES DE CET OUVRAGE

QUE NIETZSCHE A DISTRIBUES LUI-MEME SUR LES

QUATRE LIVRES DE SA DISPOSITION

Aph.

2.- I. Nihilisme.

3.- I. " A quoi bon ? ", La question du nihilisme et la tentative d'obtenir des réponses.

6.- I. Pour I. Nihilisme. Plan.

9.- I. Pour le plan du premier livre.

12.- I. La hiérarchie fait défaut. Cause du nihilisme. La tentative d'imaginer des types supérieurs.

13.- I. La morale comme évaluation supérieure, même dans le nihilisme de Schopenhauer.

14.- I. Les causes qu'il faut attribuer à l'origine du pessimisme.

15.- I. Nihilisme.

16.- I. Nihilisme.

21.- I. Perfection du nihilisme.

22.- I. Mon " nihilisme ".

23.- IV. Degré d'incrédulité, de " liberté " accordé à l'esprit, comme mesure de puissance.

24.- IV. La forme la plus extrême du nihilisme: en quel sens elle est une pensée divine.

26.- I. Les trois siècles.

27.- I. Le XVIIe et le XVIIIe siècles.

28.- I. Contre Rousseau.

29.- I. Rousseau et Voltaire, c. 1760. Influence de Rousseau sur le romantisme.

30.- I. Voltaire et Rousseau.

32.- I. Le problème de la civilisation.

33.- IV. La période tragique.

34.- I. La valeur de Kant.

35.- I. Caractéristique du génie national.

36.- I. Progrès vers le naturel au XIXe siècle.

38.- I. Schopenhauer, celui qui reprend Pascal.

39.- I. Le XVIIIe siècle dans Schopenhauer.

40.- I. Question de la valeur de l'homme moderne, savoir si son côté faible et son côté fort vont ensemble ?

41.- I. Critique de l'homme moderne, son habitude de mentir en psychologie, son attitude romantique.

42.- I. Modernité.

44.- I. " Modernité ".

45.- I. Vices modernes.

48.- I. Modernité.

49.- I. Moderne: les commerçants et les intermédiaires.

50.- I. Tension critique: les extrêmes sont en prépondérance (XIXe siècle).

51.- I. Protestantisme au XIXe siècle.

54.- I. Principaux symptômes du pessimisme.

56.- I. Moderne faux monnayage des artistes.

57.- I. Romantisme: le faux renforcement.

58.- I. L'art moderne est l'art de tyranniser.

59.- IV. Notre musique: ce qui est " classique ", ce qui est " génial ".

60.- I. Séparation entre le " public " et le " cénacle ".

64.- I. Pessimisme musical.

70.- I. Vue d'ensemble sur le caractère ambigu de notre monde moderne.

71.- I. Vue d'ensemble sur le nihilisme.

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89.- III. Métamorphoses de la sensualité.

94.- IV. Contre le remords.

99.- II. Le christianisme, continuation du judaïsme.

107.- II. L'idéal chrétien se sert de ruses juives.

114.- II. La réalité derrière le christianisme: la petite famille juive.

116.- II. Contre Jésus de Nazareth comme séducteur...

117.- II. Ironie à l'adresse des petits chrétiens.

118.- II. La bêtise antique contre le christianisme.

119.- II. Psychologie du Nouveau Testament.

121.- II. Le Nouveau Testament, livre de séduction.

122.- II. Le manque de modestie, le désir de se mêler de tout dans le Nouveau Testament.

123.- II. Le Nouveau Testament et Pétrone.

125.- II. Le Nouveau Testament: prenez garde !

126.- II. Le Nouveau Testament.

127.- II. Le chrétien, l'idéal de l'homme qui manque de noblesse.

144.- II. L'art de la calomnie chez le chrétien.

145.- II. Où le christianisme n'a plus aucun droit aujourd'hui. Dans la politique...

146.- II. La foi ou les oeuvres ? Luther. La Réforme. Le mépris de soi-même.

153.- II. Les trois éléments dans le christianisme, son progrès vers la démocratie considérée comme un christianisme plus naturel.

155.- II. Comment le christianisme put être patronné par les classes dominantes.

157.- I. Effet persistant de la providence chrétienne. Ce que l'on doit au christianisme.

163.- IV. Je ne supporte pas de compromission avec le christianisme.

175.- II. L'homme le plus moral est l'homme le plus puissant, le plus divin: toute la connaissance s'est appliquée à démontrer cela. Ce rapport avec la puissance a élevé la morale au-dessus de toutes les autres valeurs.

178.- III. Décompte général avec la morale: qu'est-ce qui veut par elle arriver à la puissance ?

180.- II. Que signifie l'idiosyncrasie morale, même chez un individu extraordinaire comme Pascal ?

181.- II. Les grandes falsifications sous le règne de la morale. Schéma.

182.- II. Falsification par principe de l'histoire, pour qu'elle présente une démonstration en faveur de la morale.

183.- II. Les falsifications psychologiques sous le règne de l'instinct de troupeau.

184.- II. Les grandes falsifications dans la psychologie.

185.- II. Le malentendu de l'amour, de la pitié, de la justice, sous la pression de la morale du renoncement.

187.- II. Formes de la " dénaturation ": le bien à cause du beau, le vrai à cause de la vérité.

188.- II. Degrés de dénaturation dans la morale. - Rétablissement de la " nature " dans la morale.

192.- II. La dénaturation de la morale et ses degrés.

195.- II. Comment naît la gloire de la vertu.

197.- II. Comment la vertu arrive à la puissance.

200.- II. La politique de la vertu: comment elle arrive à la puissance. - Comment elle domine lorsqu'elle est arrivée à la puissance.

201.- II. Moyens pour obtenir la victoire d'une vertu.

202.- II. Le patronat de la vertu (l'avidité, le désir de dominer, etc.).

203.- II. La falsification psychologique à cause de la nécessité de lutter pour son idéal.

204.- II. La force de la caricature dans toute évaluation sociale: moyen de la volonté de puissance.

205.- II. Quel est l'égoïsme qui trouve son compte dans le maintien de la tyrannie morale ?

206.- II. L'instinct de troupeau: les conditions et les désirs qu'il loue.

207.- II. L'instinct de troupeau: évaluation de la moyenne.

209.- II. L'étendue de l'hypothèse morale.

210.- II. Quel sens possède la perspective myope de la société, par rapport à l'utilité.

211.- II. La morale comme moyen de séduction, comme volonté de puissance.

217.- II. Le castratisme christiano-bouddhiste considéré comme idéal: d'où vient sa séduction ?

226.- II. Critique de l'homme bon.

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260.- III. L'" apparence " de la pensée.

268.- III. " Vérité ", nos conditions d existence projetées comme attributs de l'être.

271.- III. Principe de la contradiction.

273.- III. Connaissance et devenir.

275.- III. " Sujet ", chose en soi.

277.- III. Sujet, substance.

278.- III. Dérivation de notre croyance en la raison.

279.- III. Pour l'apparence logique.

280.- III. Lutte contre le déterminisme.

281.- III. Fixer et introduire un sens.

282.- III. La faculté de simulation augmente dans la hiérarchie des êtres. " Pour l'intellect ".

284.- III. Les valeurs morales dans la théorie de la connaissance.

285.- III. Volonté du vrai.

290.- III. Les fondements de la théorie de la connaissance et leurs rapports avec les valeurs supérieures.

291.- III. Critique et réfutation du concept " objectif ".

292.- III. Ce qui est éternellement égal à soi-même. Une question de valeur.

313.- III. Contre la préoccupation de soi-même et de son salut éternel.

315.- IV. Le " monde conscient " ne peut pas être regardé comme point de départ pour la valeur: nécessité d'une " évaluation objective ".

318.- III. Formation de Dieu comme point culminant; retour à lui.

319.- IV. " Dieu " comme état maximal.

320.- III. L'" espèce " estimée trop haut, l'" individu " estimé trop bas dans les sciences naturelles.

321.- III. L'" intellectualité " ne se contente pas de commander et de conduire.

328.- III. Optique de l'évaluation.

331.- III. Problème du criminel.

332.- III. Le grand homme, le criminel.

337.- lII. L'individualisme comme " volonté de puissance ". Métamorphose de la volonté de puissance.

339.- II. Morphologie de la volonté de puissance.

341.- IV. Rectification de l'idée d'" égoïsme ".

343.- III. La louange, la reconnaissance - comme volonté de puissance.

334.- III. Contre l'altruisme de la faiblesse.

347.- III. Rétablissement de la notion exacte de " sentiments de bonté, de charité, de bienveillance ", que l'on vénère, non pas à cause de leur utilité, mais au point de vue de ceux qui en profitent.

348.- IV. Les passions comme armes défensives et offensives: qu'advient-il de l'homme qui n'a plus de raison de se défendre et d'attaquer ?

350.- III. La Rochefoucauld et J. St. Mill: l'un plat, l'autre naïf; - " égoïsme ".

351.- III. Toutes les passions sont utiles.

352.- III. L'utilité dépend des " fins ": utilitarisme.

354.- III. Histoire de la moralisation et de l'amoralisation.

356.- III. Formation du beau: Critique de son évaluation.

361.- III. *sthetica.

370.- IV. Classique: pour l'esthétique de l'avenir.

371.- IV. Lutter avec l'art contre la moralisation.

373.- I. Le nihilisme des artistes.

374.- IV. L'artiste tragique.

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386.- IV. Les forts de l'avenir.

387.- IV. Toute espèce d'hommes renforcés sur le même niveau qu'une espèce inférieure.

388.- IV. La prépondérance passagère de l'évaluation sociale est compréhensible pour établir une substructure.

390.- IV. Élimination de l'excédent de luxe dans l'humanité. Les deux mouvements.

391.- IV. Augmentation de la puissance générale de l'homme: en quel sens elle est la condition de toute espèce de décadence.

394.- IV. Où il faut chercher les natures plus fortes.

395.- IV. Hiérarchie des hommes.

399.- I. Contre l'idéalisme qui ne veut pas que la médiocrité soit médiocre: critique de l'" idéalisme ".

400.- IV. Coup d'oeil rétrospectif pour justifier les conséquences fâcheuses de la tyrannie morale.

402.- IV. Justification de la morale. Récapitulation.

403.- IV. Instinct des hommes civilisés contre les grands hommes.

406.- IV. Utilisation de l'homme par la vertu: vertu de la machine.

407.- IV. Justification de la morale.

408.- IV. Évaluation économique de l'idéal qui a eu cours jusqu'à présent.

409.- IV. En quel sens je ne désire pas l'anéantissement de l'idéal que je combats: - je veux seulement m'en rendre maître.

411.- IV. Rétrécissement du domaine de la morale - progrès.

412.- IV. L'intolérance de la morale jugée d'une façon générale: Expression de la faiblesse chez l'homme.

413.- IV. Mon intention de démontrer l'homogénéité absolue de tout ce qui arrive: la différentiation morale devient une différence de perspective.

417.- IV. Nous autres connaisseurs - combien nous sommes immoraux !

419.- IV. La naïveté par rapport aux dernières " aspirations ", tandis que l'on ne connaît pas le " pourquoi ? " de l'homme.

420, 22.- IV. Ma position et celle de Schopenhauer: une controverse; de même vis-à-vis de Kant, de Hegel, de Comte, de Darwin, vis-à-vis des historiens, etc.

421.- IV. Contre Schopenhauer, qui voulut châtrer les coquins et les oies. Pour la " hiérarchie ".

423.- IV. Protestation contre le Christ, prototype de l'homme, tandis qu'il n'en est que la caricature...

424.- IV. La valeur d'un homme ne s'apprécie pas d'après ses effets. " Noble. "

426.- IV. Ironie à l'adresse des vertueux (érotique de l'" homme bon ").

427.- I, IV. Notre appréciation bienveillante de l'homme, comparée à celle de la morale et du christianisme. La libéralité morale, signe de l'augmentation de la culture.

428.- IV. La simplification de l'homme du XIXe siècle.

429.- IV. Je me rattache aux côtés forts du siècle.

430.- IV. Quel sens cela a de transmuer les valeurs.

431.- IV. La vertu aristocratisée.

432.- IV. Ne pas uniformiser ! " La vertu " n'est rien de médiocre, mais quelque chose de fou.

434.- IV. Ma façon de justifier la vertu.

435.- IV. Aujourd'hui l'on n'apprécie pas les vertus, à moins que quelqu'un ne les fasse passer pour vices.

436.- IV. Ai-je nui à la vertu ?

437.- IV. Les princes peuvent-ils se passer de nous autres immoralistes ?

439.- IV. Avenir de l'art.

444.- IV. Guerre à ce qui est " noble" au sens féminin et efféminé.

445.- IV. Rétablissement de l'esthétique.

447.- IV. Prototype de mes " disciples ".

448.- IV. Avoir honte du malheur.

457.- IV. Mon point de vue des valeurs.

458.- IV. Mes preuves de force.

460.- IV. Dionysien: nouvelle voie vers un type de ce qui est divin: ma séparation de Schopenhauer, dès le début.

461.- I. Pessimisme de la force.

462.- IV. Conception de Dieu, déduction faite de la bonté.

463.- IV. Mes cinq " non " (préface ?).

464.- IV. Pour la force du XIXe siècle.

466.- IV. Pour l'honneur du XIXe siècle.

469.- IV. Le " bien " c'est le " mal " d'autrefois que l'on a assujetti.

470.- IV. Grandir en hauteur c'est augmenter son caractère redoutable.

471.- IV. Caractéristique des forts.

474.- IV. Avenir de l'éducation: culte de l'exception.

475.- IV. Pour la hiérarchie.

476.- IV. Mon nouvel accès vers un " oui ".

477.- IV. Ma conclusion: un regard goethien, plein d'amour, le pessimisme véritablement surmonté.

 

 

II

Plans du Printemps et de l'Eté 1888

1.

LA VOLONTE DE PUISSANCE

Essai d'une transmutation de toutes les valeurs.

Première partie: Ce qui tire son origine de la force.

Deuxième partie: Ce qui tire son origine de la faiblesse.

Troisième partie: Et d'où tirons-nous notre origine ?

Quatrième partie: La grande sélection.

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2.

LA VOLONTE DE PUISSANCE

Essai d'une transmutation de toutes les valeurs.

I. Psychologie de l'erreur.

1. Confusion de la cause et de l'effet.

2. Confusion de la vérité avec ce que l'on croit vrai.

3. Confusion de la conscience avec la causalité.

4. Confusion de la logique avec le principe du réel.

II. Les valeurs erronées.

1. La morale, erronée.

2. La religion, erronée.

3. La métaphysique, erronée.

4. L'idée moderne, erronée.

III. Le critérium de la vérité.

1. La Volonté de Puissance.

2. Symptomatologie de la dégénérescence.

3. Pour une physiologie de l'art.

4. Pour une physiologie de la politique.

IV. Lutte des valeurs erronées et des valeurs vraies.

1. Nécessité d'un mouvement double.

2. Utilité d'un mouvement double.

3. Les faibles.

4. Les forts.

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3.

LA VOLONTE DE PUISSANCE

Essai d'une transmutation de toutes les valeurs.

Nous autres hyperboréens. - Fondement du problème.

Livre premier: " Qu'est-ce que la vérité ? "

1. Psychologie de l'erreur.

2. Valeur de la vérité et de l'erreur.

3. La volonté du vrai (justifiée seulement par la volonté affirmative de la vie).

Livre deuxième: Origine des valeurs.

1. Les Métaphysiciens.

2. Les Hommes religieux.

3. Les Bons et les Améliorateurs.

Livre troisième: Lutte des valeurs.

1. Pensées sur le christianisme.

2. Pour une physiologie de l'art.

3. Pour une histoire du nihilisme européen (Divertissement de psychologues.)

Livre quatrième: Le grand Midi.

1. Le principe de la vie (" Hiérarchie ").

2. Les deux voies.

3. L'Éternel Retour.

 

 

III

Dernier plan, automne 1888

Dépréciation de toutes les valeurs

Livre premier:

L'Antéchrist. - Essai d'une critique du christianisme.

Livre deuxième:

L'Esprit libre. - Critique de la philosophie comme d'un mouvement nihiliste.

Livre troisième:

L'lmmoraliste. - Critique de l'espèce d'ignorance la plus néfaste, la morale.

Livre quatrième:

Dionysos. - Philosophie de l'Éternel Retour.

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DISPOSITION ET EBAUCHES DU TROISIEME LIVRE

DE CE PLAN

 

1.

L'immoraliste

A. Psychologie du bien: un décadent; - ou la bête de troupeau.

B. Son caractère absolument nuisible: forme parasitaire au détriment de la vérité et de l'avenir.

C. Le machiavélisme des hommes bons: leur lutte pour la puissance, leurs moyens de séduction, leur ruse dans la soumission (par exemple à un prêtre, à un puissant).

D. " La femme " dans le bien. - La " bonté " comme la plus subtile ruse des esclaves, les égards, donnant partout, donc recevant partout.

E. Physiologie des hommes bons. - En quel point la bonté se présente - dans les familles, dans les peuples (en même temps qu'apparaissent les névroses).

Type opposé: La vraie bonté, la noblesse, la grandeur de l'âme, qui puise dans la richesse..., dans la... -; qui ne donne pas pour prendre, - qui ne veut pas s'élever en manifestant sa bonté, - la prodigalité comme type de la vraie bonté, la richesse de personne comme condition première.

2.

La faiblesse de la bête de troupeau engendre une morale semblable à celle qu'engendre la faiblesse du décadent: ils se comprennent, ils s'unissent. ( - Les grandes religions de décadence comptent toujours sur le soutien qui leur vient du troupeau.) La bête de troupeau n'a, par essence, rien de maladif, sa valeur est même inappréciable, mais, incapable de se guider, elle a besoin d'un " berger ", - c'est ce qu'ont compris les prêtres... L'État n'est pas assez intime, pas assez secret: la " direction des consciences " lui échappe. En quoi la bête de troupeau est rendue malade par le prêtre ?

3.

L'instinct de décadence chez l'homme bon:

1) La paresse: il ne veut plus se transformer, il ne veut plus apprendre, il se replie sur lui-même, se confinant dans sa " belle âme "...

2) L'incapacité de résister: par exemple dans la pitié,, - il cède (" indulgent ", " tolérant ", " compréhensif "; " paix sur la terre et bonne volonté envers les hommes "... ).

3) Il est dirigé par tous ceux qui souffrent, par les déshérités - il est une conspiration instinctive contre les forts.

4) Il a besoin des grands narcotiques, - tels que " l'idéal ", le " grand homme ", le " héros ", - il s'exalte...

5) La faiblesse qui se manifeste dans la crainte des passions, de la volonté forte, la crainte d un oui et d'un non: il est aimable pour ne pas être obligé de prendre parti. -

6) La faiblesse qui se révèle dans l'aveuglement volontaire, partout où la résistance pourrait être nécessaire (" humanité ").

7) Il est séduit par tous les grands décadents: la " croix ", l'" amour ", le " saint ", la " pureté ", - au fond des idées et des personnes dangereuses pour la vie.

8) Le vice intellectuel: - haine de la vérité, parce qu'elle n'apporte pas avec elle de " beaux sentiments ", - haine de la véracité.

4.

L'instinct de conservation de l'homme bon, qui sacrifie, à lui-même, l'avenir de l'humanité: au fond la politique lui répugne déjà, - toute perspective plus large, - toute recherche, toute aventure, toute inquiétude. Il nie les buts, les tâches où il n'est pas le premier à entrer en ligne de compte. Il est impertinent et immodeste dans son type " supérieur " et veut non seulement se mêler de tout, mais encore juger. Il se sent supérieur à ceux qui ont des " faiblesses "; ces " faiblesses " sont des forces de l'inctinct, il faut donc aussi posséder le courage de ne pas en avoir honte.

Le bon en tant que parasite. Il vit aux dépens de la vie, car il nie la réalité par un mensonge, il est l'adversaire des grands instincts de la vie, épicurien d'un petit bonheur il considère comme immorale la grande forme du bonheur.

Ne mettant pas lui-même la main à la pâte, il a cependant sans cesse à son actif des méprises et des duperies, et trouble ainsi toute vie véritable, l'empoisonnant par sa prétention de représenter quelque chose de supérieur. Avec son illusion d'être sublime il n'apprend pas, il ne se transforme pas, mais il prend parti pour lui-même, eût-il même engendré le plus grand malheur.

5.

A. Il invente des actions qui n'existent pas: les actions non égoïstes, les actions saintes; des facultés qui n'existent pas: l'" Ame ", l'" esprit ", le " libre arbitre "); des êtres qui n'existent pas: les " saints ", " Dieu ", les " anges "; un ordre des événements qui n'existe pas, l'ordre moral avec la récompense et la punition (une destruction de la causalité naturelle).

B. Par ces inventions il déprécie:

1) les seules actions, les actions égoïstes;

2) le corps;

3) les espèces d'hommes véritablement précieuses, les impulsions véritablement précieuses;

4) toute la raison qu'il y a dans ce qui arrive, - il empêche d'en tirer des renseignements, il empêche l'observation, la science, tout progrès de la vie par le savoir...

6.

I. Le manque de méfiance; - la piété; - la soumission à la volonté de Dieu (" la piété "); - le " bon coeur ", la " main secourable " - cela suffit; - le sérieux dirigé vers les choses élevées, - il ne faut pas prendre trop au sérieux les choses des sphères inférieures, telles que le corps et son bien-être; - le devoir: il faut faire son dû, - ce qui est au-delà, il faut le laisser à Dieu. - Je demande très sérieusement: n'ai-je pas ainsi décrit l'homme bon ? Ne croit-on pas que c'est là un homme désirable ? Ne voudrait-on pas être fait ainsi ? désire-t-on que ses enfants soient autrement conformés ? - Ecco ! Et cette espèce d'homme est l'espèce d'homme la plus dangereuse !

II. Voyons comment les hommes bons tirent d'eux-mêmes: 1) une métaphysique, 2) une psychologie, 3) une politique, 4) une façon de vivre et d'éducation, 5) une méthode de la vérité.

7.

La causalité de l'action. - Le but est mal posé: Bonheur a) personnel (" égoïste "), b) étranger ("non égoïste"). Manque de circonspection chez Schopenhauer qui ajoute encore c) douleur étrangère, d) douleur personnelle: qui ne sont naturellement que des spécifications de l'idée de " bonheur personnel " (a)...

Si le bonheur est le but de l'action, il faut que le mécontentement précède l'action: falsification pessimiste de l'état de fait; le déplaisir comme motif de l'action.

Le déplaisir et le plaisir sont des motifs; la volonté est causale dans l'action. - A condition que tout ce qui a précédé se trouve dans la sphère de la conscience, - que la véritable causalité soit une causalité intellectuelle - que l'" âme " sache ce qu'elle veut, et que l'acte de volonté soit conditionné par son savoir, - que l'âme soit " libre ", dans la volonté, et par conséquent. -

Ma théorie: le plaisir, le déplaisir, la " volonté ", le " but " ne sont que des phénomènes secondaires, - ils ne sont jamais une cause. Tout ce que l'on appelle causalité intellectuelle est une fiction.

8.

Fausse conséquence de la foi en l'" ego ": - l'homme aspire au bonheur. Mais, en ce sens, il n'y a pas d'unité qui " aspire ", et ce à quoi aspirent toutes les unités ce n'est nullement le bonheur. - Le bonheur est un phénomène secondaire qui accompagne une décharge de force. Ce qui fait agir ce n'est pas le besoin, mais la plénitude qui réagit à une irritation. Le " déplaisir " n'est pas cause première de l'activité: il y a tension qui produit une grande irritation.

... Contre la théorie pessimiste qui prétend que l'action consiste à se défaire d'un déplaisir, comme si le plaisir était, en lui-même, le but de n'importe quelle action...

9.

Il n'y a pas du tout d'actes " désintéressés ". Les actes, où l'individu devient infidèle à ses propres instincts et choisit à son détriment, sont des signes de décadence (une quantité des " saints " les plus célèbres sont convaincus d'être des décadents, simplement à cause de leur manque d'" égoïsme " - ).

Les actes d'amour, d'" héroïsme " sont tellement peu " altruistes " qu'ils donnent précisément la preuve d'un " ego " vigoureux et abondant: les " pauvres " ne sont pas libres d'abandonner quelque chose d'eux-mêmes... ils sont privés aussi de la grande intrépidité, de la joie de l'aventure qui fait partie de l'" héroïsme ". Ce n'est pas de " se sacrifier " qui est le but, mais de faire aboutir des fins dont les conséquences ne vous inquiètent pas, à cause de la confiance que l'on a en soi-même, des fins qui vous sont indifférentes...

10.

Psychologie des actes que l'on appelle non égoïstes. - En réalité ils sont réglés strictement d'après l'instinct de conservation.

C'est le cas contraire pour les actes que l'on appelle égoïstes: là l'instinct directeur manque précisément, - la conscience profonde de ce qui est utile et nuisible.

Toute force, toute santé, toute vitalité, par le fait qu'elles augmentent la tension, visent à l'instinct souverain du moi. Tout relâchement est décadence.

11.

L'immoraliste

D'après son origine, la morale est la somme des conditions d'existence d'une espèce d'hommes pauvre et mal venue. Celle-ci peut être le " grand nombre ": - de là son danger.

Dans ses applications, elle est le principe moyen du parasitisme des prêtres dans sa lutte avec les forts, les affirmations de la vie. - Les prêtres gagnent le " grand nombre " (les humbles, ceux qui souffrent, dans toutes les classes - les victimes de toute espèce - ). Une espèce d'insurrection générale contre le petit nombre des bien venus... ( - critique des " réformateurs " - ).

Dans ses conséquences, elle aboutit à fausser radicalement, à anéantir même ces couches d'exception. Celles-ci finissent, pour pouvoir seulement se supporter, par ne plus pouvoir être véridiques, en aucun point, à l'égard d'elles-mêmes - : la complète corruption psychologique, avec ce qui s'en suit... ( - Critique des hommes " bons " - ).

FIN DU TEXTE