Edward Saïd : un penseur palestinien original1
Patsy2
A la fin du mois de septembre, un homme est mort. Cet homme était un intellectuel palestinien, résidant et enseignant aux Etats-Unis : Edward Saïd. Ce professeur de littérature comparée à la Columbia University n'était pas un intellectuel de cour, un de ces béni-oui-oui dont s'entourent les grands de ce monde pour faire leur panégyrique ; ce n'était pas non plus un de ces intellectuels médiatiques et grandiloquents qui font la joie des plateaux télévision de notre Hexagone. Il faisait partie, comme le linguiste libertaire Noam Chomsky, de ces intellectuels engagés, qui ne se soumettent pas, et à ce titre, qu'on évite de lire et de citer, voire qu'on calomnie. Farouche opposant à la politique de l'Etat israélien, Edward Said n'était pas pour autant un "Arafatophile". Bien au contraire, et c'est ce qui fait l'originalité de sa pensée. Une originalité que l'on retrouve notamment dans un livre paru en 1999, aux Editions La Fabrique. Ce livre s'intitule : "Israël-Palestine : l'égalité ou rien" ; il se compose de 26 textes courts mais éclairants rédigés depuis la signature des accords d'Oslo en 1993 jusqu'à 1999.
Pour beaucoup, la signature de ces fameux Accords en 1993 fut un de ces grands moments de l'histoire contemporaine. Pour beaucoup, sagesse et bon sens venaient de marquer un point dans un conflit vieux de plusieurs décennies, dans un conflit sanglant qui semblait sans issue. Alors, on célébra, d'un côté, la reconnaissance par l'Etat d'Israël de l'OLP comme instance représentative du peuple palestinien ; on célébra, de l'autre, la reconnaissance par l'OLP du droit à l'existence de l'Etat israélien. Et Yasser Arafat serra la main de Rabin sous le regard ému du président américain, et si certains observateurs firent remarquer que cet événement n'était qu'une première étape dans un long processus de réconciliation, rares furent les voix à s'élever et à qualifier cette cérémonie de mascarade honteuse.
Pour Edward Saïd, Oslo fut un Versailles palestinien. Un accord terrible entre deux adversaires, l'un, Israël, en plein forme et puissamment soutenu notamment par les Etats-Unis, l'autre, l'OLP, en déliquescence, prête à tout pour continuer à exister. Car à Oslo, Israël n'a rien lâché. Au contraire, elle a confié à l'autorité palestinienne le droit de faire la guerre à son propre peuple dans la bande de Gaza, territoire dont la misère et le surpeuplement servent de terreau aux extrémistes religieux du Hamas et du Djihad Islamique.
Cette stratégie ne doit rien au hasard. Les sionistes au pouvoir en Israël se savaient confrontés à un problème qui demeure encore aujourd'hui incontournable : Israël ne peut rester éternellement une citadelle assiégée, entourée de Palestiniens revanchards, revanchards parce que purifiés ethniquement de leur territoire en 1948. Il leur fallait attendre le moment propice pour faire montre de bonne volonté. Ce moment est arrivé au début des années 90. Face à elle, ils ont trouvé une OLP financièrement exsangue, esseulée sur la scène internationale, dont le leader, vieillissant, était prêt à toutes les concessions pour installer sa cour au pouvoir et finir sa vie à la tête d'un Etat palestinien, même ridicule, même fantôme. Mais, comme le souligne Edward Saïd, « rien de ce qui s'est passé ne peut se comprendre si l'on ignore la politique régionale américaine, fondée sur une pacification au bénéfice de sa propre domination sur la région, et de son accès au pétrole aux prix les plus bas ». Et il est vrai qu'à l'époque, et toujours aujourd'hui, l'Oncle Sam régnait sur le monde. En 1991, il venait, avec ses supplétifs européens, de châtier son ancien allié, Saddam Hussein, et de montrer à quel point le panarabisme était mort. Aujourd'hui, il intronise à sa guise de nouveaux Hitler, chargés d'incarner le Mal absolu depuis la mort du socialisme réellement existant.
Dix ans après la signature de cet accord, la situation n'est guère brillante. Tandis que la moitié des habitants de Gaza vit dans des conditions sanitaires et sociales déplorables, le clan Arafat, l'appareil politique de l'OLP fait des affaires avec les dizaines de millions de dollars qui lui parviennent chaque mois. L'argent censé servir au développement finit dans les banques suisses ou dans les poches des amis, et dans celles de la bureaucratie pléthorique qui encombre les bureaux de l'Autorité palestinienne. Sans oublier bien sûr le nombre hallucinant de policiers qu'il faut payer ! Et Edward Saïd nous rappelle judicieusement que "Le coût de cette police proliférante se monte à près de 500 millions de dollars par an, ce qui ne laisse pas grand chose pour le logement, l'éducation, la santé, la protection sociale".
Vous l'aurez compris, Edward Saïd se refuse à toute complaisance à l'égard du pouvoir palestinien et de la personne même de Yasser Arafat. Pour lui, je cite, "dans sa désastreuse façon de gouverner, Arafat est incapable de comprendre que la Palestine aspire à devenir une société et non pas le simple reflet de sa volonté personnelle". On ne saurait être plus clair. Dans ce livre publié avant le début de la seconde Intifada, Edward Saïd ne proposait pas de recettes. Ce n'est pas un politicien, il n'est pas intéressé par le pouvoir. Il a conscience que le mouvement national palestinien est arrivé à un point central de son existence. Soit il disparaît, abattu par l'affairisme et la violence politique, soit il régénère son discours en prenant acte :
- d'une part qu'il n'existe pas de solution militaire au conflit israélo-arabe,
- d'autre part que s'il est possible d'obliger les Israéliens à se retirer des territoires occupés, il est "aberrant d'imaginer qu'"ils" pourraient disparaître ou retourner en Pologne, en Russie ou en Amérique".
Conséquemment, Saïd considérait que "le seul espoir réside dans une coexistence digne et loyale entre les deux peuples, fondée sur l'égalité et l'autodétermination", que "le défi, c'est de faire cohabiter non pas des Juifs, des Musulmans et des Chrétiens toujours prêts à se battre, mais des citoyens égaux en paix sur une même terre". Mais pour se faire, il faut que les Palestiniens reprennent confiance en leur capacité à peser sur les événements. "L'un des effets du processus d'Oslo" écrivait-il, a été "d'encourager un nationalisme étroit au détriment d'un véritable mouvement social, de dépolitiser la société palestinienne pour l'intégrer dans le moule américain où le marché est roi".
Tandis que la nouvelle bourgeoisie palestinienne fait montre de son opulence, que sa jeunesse boit du Coca, chaussée de Nike et ne rêve que de Californie, dans les quartiers misérables de Gaza et des territoires occupés, la colère gronde. Cette colère a éclaté de nouveau avec la seconde Intifada et les candidats au suicide continuent de grossir les rangs du Hamas, du Djihad ou de certaines tendances du Fatah. Pour un laïc et un internationaliste comme Saïd, le danger était bien là : dans la capacité des Islamistes à capter complètement, à leur profit, la colère et la frustration de la majorité du peuple palestinien, mais également à transformer le combat antisioniste en un combat religieux marqué du sceau de l'antisémitisme et du négationnisme. Pour lui, "reconnaître l'histoire de l'Holocauste et la folie du génocide contre le peuple juif rend [les Palestiniens] crédibles pour ce qui est de [leur]propre histoire. Cela [leur] permet de demander aux Israëliens et aux Juifs de faire le lien entre l'Holocauste et les injustices sionistes imposées aux Palestiniens".
Edward Saïd s'était intéressé de près à cette nouvelle génération d'historiens juifs israéliens travaillant sur la fondation de l'Etat d'Israël et remettant en question l'histoire officielle. Cette nouvelle histoire se fait à tâtons, car il est difficile d'admettre que ses parents ou grands-parents ont pratiqué à l'égard de la population palestinienne une politique d'épuration ethnique, que le massacre de Deir Yassin, le 9 avril 1948, avait bien pour but de provoquer la terreur et conséquemment la fuite en masse des Palestiniens, qu'ainsi les Juifs n'ont pas occupé une terre vierge de population, mais bien un espace multi-ethnique et multi-confessionnel. Pourtant, aujourd'hui encore, le discours majoritaire est celui qu'Edward Said décrivait : "Les Palestiniens sont des violents, des terroristes, cependant qu'Israël continue à être "une forte puissance démocratique établie sur les cendres du génocide nazi",mais nullement sur les cendres de la Palestine. C'est cette occultation qui est essentielle pour nier depuis si longtemps les droits des Palestiniens, tant à l'intérieur du pays que dans les territoires conquis en 1967".
Mais la solution du problème palestinien ne pourra passer que par une prise de conscience des Israéliens eux-mêmes de la responsabilité historique de leur pays dans cet état de fait. Si Edward Saïd ne se faisait aucune illusion sur la capacité de la gauche travailliste israélienne à modifier radicalement sa politique, il espérait que de plus en plus nombreux, les Israéliens refuseraient la politique mortifère de leur Etat et, en conséquence, sauraient lier leur sort à celui des Palestiniens : "si nous nous efforçons" écrivait-il "d'expliquer aux éléments démocratiques de la population d'Israël que nous voulons la même chose qu'eux, c'est-à-dire l'égalité des droits et une vie décente dans la paix et la sécurité, nous pourrons nous aider mutuellement dans notre lutte".
Utopique ? Peut-être. Depuis cinquante ans, les jeunes Israéliens sont élevés dans la haine de l'Autre, de cet autre qui vit, parqué, dans la bande de Gaza, de cet autre qui lui jette des pierres et commet des actes terroristes ; depuis cinquante ans, les jeunes Palestiniens sont élevés dans la haine de l'Autre, de cet Autre qui a jeté leur famille sur les chemins de l'exil, qui le retient dans des camps, qui le matraque, le tue, l'emprisonne. Depuis cinquante ans, des hommes et des femmes pensent que leur vie n'est possible que si l'Autre disparaît. Mais personne ne disparaîtra.
Aujourd'hui, la situation est plus tendue que jamais : Arafat est humilié, l'armée omniprésente, les attentats réguliers. Ce n'est pas encore aujourd'hui qu'Israéliens et Palestiniens vont commencer à réfléchir, pour reprendre les mots d'Edward Said "en termes de citoyenneté et non de nationalisme, dans la mesure où ni la séparation, ni le nationalisme théocratique, qu'il soit juif ou musulman, ne sont des voies d'avenir". Pour lui, le choix était clair et il le demeure aujourd'hui : "c'est soit l'apartheid, soit la justice et la citoyenneté". Autant dire que le chemin sera encore long.
1 Texte issu de l'émission de radio "Le Monde comme il va" Hebdo libertaire d'actualité politique et sociale, nationale et internationale. Tous les jeudis de 19h à 19h50 Alternantes FM 98.1 Mgh (Nantes) / 91 Mgh (Saint-Nazaire) Alternantes FM 19 rue de Nancy BP 31605 44316 Nantes cedex 03. Diffusé par A-Infos.
2 patsy-alternantes@internetdown.org.