La lutte des travailleurs de l'État [Au Canada]
Jean-Marc Piotte
Introduction
L'adoption du nouveau Code du Travail en 1964 et les modifications apportées à la loi de la fonction publique l'année suivante accordent le droit de négociation et de grève à tous les employés de la fonction publique et para-publique, hormis les pompiers, les policiers et les gardiens de prison. Cette importante victoire syndicale résulte de la conjonction provisoire d'intérêts différents. D'une part, des travailleuses directement impliquées, notamment les valeureuses infirmières de la C.S.N., avaient mené en 1963 et au début de 1964 des grèves victorieuses, même si elles étaient illégales. L'interdiction des grèves ne les empêchait donc pas d'agir et la sauvegarde de l'ordre public requérait sans doute que le gouvernement légalise ce qu'il ne pouvait réprimer. D'autre part, la reconnaissance pleine et entière du droit à la négociation pour les salariés de l'État constituait une des principales revendications des centrales syndicales et le gouvernement libéral avait besoin de l'appui de celles-ci pour mener à bonne fin les réformes entreprises contre les forces conservatrices dirigées par la petite bourgeoisie et le clergé.
Dans la conjoncture de la révolution tranquille, le gouvernement ne pouvait mener la lutte sur deux fronts : à sa gauche, contre les centrales syndi-cales ; à sa droite, contre les groupes représentés par l'U.N. Le nouveau Code du Travail, fruit de quatre versions successives, représentant chacune de nouvelles concessions aux centrales syndicales, est le prix que doit payer le gouvernement Lesage pour leur soutien. Enfin, la rationalisation des appareils d'État et la valorisation de la fonction publique, deux objectifs poursuivis par les libéraux, nécessitaient l'aide des appareils syndicaux pour lutter contre le patronage, l'anarchie administrative et le gaspillage, et exigeaient une amélio-ration de la rémunération du travail des employés du secteur public et para-public, employés qui se situaient, à compétence égale, parmi les travailleurs les plus mal payés du Québec. Le gouvernement ne pouvant, seul et d'en haut, réorganiser les appareils d'État, forcera ceux-ci à se re-structurer en allouant aux travailleurs les droits de négociation. Ce processus se manifestera claire-ment dans les appareils scolaires et de santé : l'État, qui finançait massivement les hôpitaux et les commissions scolaires, parvint à leur imposer sa politique de rationalisation et à briser l'autonomisme de leurs gestionnaires quand ceux-ci, face aux revendications et aux luttes syndicales, furent contraints de s'abriter derrière son bouclier.
Mais le gouvernement, tout en accordant le droit de grève, se conserve une arme légale pour limiter ou empêcher celle-ci : les services essentiels. Ainsi, les employés ne peuvent collectivement interrompre leurs activités si les services essentiels ne sont pas maintenus soit par entente préalable entre les parties, soit par détermination du Tribunal du Travail. De plus, l'article 99 du Code du Travail permet au lieutenant-gouverneur en conseil, dans le cas d'une grève appréhendée ou en cours dans le secteur public, de nommer une com-mission d'enquête dont le mandat est de faire rapport sur le différend : après constitution de cette commission, sur requête du procureur général, un juge de la Cour supérieure peut, s'il est d'avis que la grève met en péril la santé ou la sécurité publique, ou bien compromet l'éducation d'un groupe d'élèves, décer-ner toute injonction appropriée pour empêcher cette grève ou y mettre fin. L'article 99 révèle son importance lorsqu'on le relie aux modifications, concer-nant l'injonction, intervenues dans le nouveau Code de Procédure civile adopté par l'Assemblée nationale. Ces modifications, qui sont passées inaper-çues à l'époque, visaient à renforcer les pouvoirs de l'injonction et à accroître les pénalités prévues en cas de non respect : l'amende maximale passe de $2 000 à $50 000 et la peine d'emprisonnement maximale, de 6 mois à 1 an.
1.
Le rattrapage (1964-1967)
Le gouvernement n'est pas préparé pour cette première ronde de négocia-tions. Au niveau de la gestion du personnel, il n'existe pas de liste d'employés, ni feuilles de paye, ni informations sur les années d'expérience et la diplômation. Les échelles salariales varient d'un ministère à l'autre, d'un hôpital à l'autre, d'une commission scolaire à l'autre. Enfin, le gouvernement ne contrôle pas - lui qui défraie la plus grande partie de la note - ce que négo-cient les différentes commissions scolaires et les différents conseils d'administration d'hôpitaux. Cette première grande négociation force l'État à rationaliser sa gestion et à étendre sa domination sur les gestionnaires des appareils.
Les syndiqués luttent pour améliorer leurs conditions de travail, étendre leurs avantages marginaux et augmenter leurs salaires, Le gouvernement, pour sa part désire régulariser les conditions de travail dans les divers établisse-ments et accepte que les employés du secteur public reçoivent un salaire plus ou moins semblable à celui versé dans le secteur privé.
Les ententes sont souvent l'aboutissement d'une lutte. En 1964-65, grève d'une durée de trois mois à la R.A.Q. (maintenant Société des Alcools du Québec)les syndiqués font des gains, notamment en obtenant la sécurité d'emploi, mais n'arrivent pas à vraiment défoncer la politique salariale du gouvernement. En avril 1966, grève de trois mais des ingénieurs de l'Hydro : le syndicat retourne au travail aux conditions de l'employeur qui réussit à retirer une centaine de syndiqués d'une unité de négociation qui en contenait 400. Au même moment, le syndicat des Professeurs de l'État du Québec (S.P.E.Q., C.S.N.) est en grève et refuse d'obtempérer à une injonction qui décrète le retour au travail en affirmant que les "services" des professeurs sont "essentiels" à la fin d'une année scolaire. Le S.P.E.Q. réussit à arracher une des meilleures conventions collectives en milieu enseignant, notamment en décrochant une pleine sécurité d'emploi. Mais les dirigeants de ce syndicat seront poursuivis pour leur refus de se plier à l'injonction et seront condamnés à une peine d'emprisonnement de vingt jours en octobre 68. En mai 1966, les professionnels du gouvernement déclenchent une grève, jugée illégale parce qu'il n'y avait pas eu entente des partis sur les services essentiels : malgré onze semaines d'interruption du travail, ils ne réussissent pas à modifier l'échelle de traitement du gouvernement.
C'est dans cette conjoncture, où nombre de grèves ne sont pas résolues, que l'U.N. s'empare du pouvoir en juin 1966. La "révolution tranquille" s'est essoufflée : d'une part, elle se heurte à Ottawa qui défend ses pouvoirs et ses privilèges fiscaux avec intransigeance et, d'autre part, elle est contestée par les syndiqués du secteur public qui, peu reconnaissants, déclenchent grève après grève. Or l'U.N., dirigée par ce Johnson de l'égalité ou l'indépendance, accu-sait le gouvernement libéral d'être le principal responsable des conflits syndicaux. Aussi, même si les luttes syndicales ne constituent pas la princi-pale cause de la défaite du Parti de Lesage, elles forment un élément non négligeable dans la victoire unioniste.
Mais l'U.N. au pouvoir continue la même politique que les libéraux : État bourgeois oblige. En juillet 1966, grève de la F.N.S. (maintenant Fédération des Affaires sociales) qui paralyse pendant dix-neuf jours le système hospi-talier du Québec. Le gouvernement Johnson émet des injonctions contre une quinzaine d'hôpitaux psychiatriques et institutions pour malades chroniques. La F.N.S. les ignore, et l'U.N. - qui avait dans l'opposition critiqué les libéraux pour avoir intenté des poursuites contre les dirigeants du S.P.E.Q. - ne porte pas d'accusation devant la Cour. Face à la menace d'une session spéciale de l'Assemblée nationale pour mettre fin à la grève, la F.N.S. accepte les offres-monétaires du gouvernement et, en retour, celui-ci met en tutelle les hôpitaux pour régulariser et uniformiser les clauses normatives et les bénéfices margi-naux dans l'ensemble du système hospitalier. En 1967, le gouvernement, par la loi 25, enlève de facto le droit de grève aux enseignants de la C.I.C. (maintenant Centrale de l'Enseignement du Québec) et leur impose des conditions uniformes de traitement et de travail dans l'ensemble de la pro-vince. Le gouvernement Johnson permettra aux dirigeants de la C.I.C. de négocier les modalités d'un décret qui tiendrait lieu de convention collective, qui soutirait le pouvoir de négociation aux unités locales, qui retirait des avantages déjà concédés aux tables de négociation par diverses commissions scolaires, qui déclassifiait un certain nombre de professeurs, dont un nombre important de membres de l'Alliance, tout en allouant un rattrapage aux groupes traditionnellement défavorisés au niveau salarial, comme le personnel féminin et les religieux.
Malgré les gains obtenus ici et là, notamment pour les groupes d'employés les plus désavantagés, les syndicats du secteur public se voient donc confrontés à un seul employeur, le gouvernement, qui impose ses volontés aux gestionnaires des écoles et des hôpitaux, qui obtient l'appui de l'appareil judiciaire pour des injonctions et sentences, et qui jouit à l'Assemblée natio-nale de la majorité requise pour supprimer, par loi spéciale, le droit de négociation et de grève reconnu dans le Code du Travail et la loi de la Fonction publique. Derrière le gouvernement et l'État employeur, les syndicats se heurtent donc aux instances législative et judiciaire de ce même État. La prise de conscience de cette réalité étatique est brutale et rend compte que le nombre de jours perdus en grève, en 1966-1967, atteint au Québec un sommet et dépasse celui de l'Ontario, même si ce dernier a une main-d’œuvre syndiquée supérieure de 200 000 à celle du Québec. L'évaluation de cette situation amène le président de la C.S.N., Marcel Pépin, à inviter les exécutifs de la C.I.C. et de la F.T.Q. à des rencontres pour mettre sur pied un front commun pour les prochaines négociations dans le secteur public. Mais la F.T.Q., qui avait dû subir le maraudage de la C.S.N., très intensif de 1964 à 1967, pose comme condition d'acceptation la signature d'un protocole qui limiterait et "civiliserait" le maraudage. En mars 1968, les exécutifs des trois centrales s'entendent, sur le texte d'un protocole. Mais la C.T.C., jugeant que la F.T.Q. empiète sur ses pouvoirs, fait obstruction à sa signature. Des négo-ciations conduisent à un compromis : le protocole serait signé par un représentant de la C.T.C. et un de la F.T.Q. Il fallait, de plus, la signature de chacune des Fédérations ou Unions. Cette unanimité ne fut pas obtenue et le protocole ne fut jamais ratifié. Les syndicats du secteur public se présentèrent donc à la deuxième ronde de négociation en ordre dispersé.
2.
Le rouleau compresseur
(1968-1970)
Cette fois-ci, le gouvernement est prêt : véritable négociateur en chef, il a réduit les commissaires scolaires et les C.A. des hôpitaux à un rôle subal-terne ; il est secondé par un comité d'experts - dont fait partie, incidemment, Jacques Parizeau - qui a monté des dossiers étoffés ; il nomme Marcel Masse Ministre d'État délégué à la Fonction publique et lui confie la responsabilité de la négociation.
Les fonctionnaires signent les premiers et fixent le "patte" : une augmen-tation de 15% sur une période de trois ans. Les syndiqués de la R.A.Q. tiennent une grève de 5 mois sans réussir à briser ce "pattern". Les employés d'hôpitaux publics doivent s'y soumettre aussi, mais ils obtiennent la sécurité d'emploi. Les syndiqués d'hôpitaux privés (F.N.S.) observent une grève de trois mois : Ils gagnent la parité salariale avec leurs confrères des hôpitaux publics, sans cependant recevoir la sécurité d'emploi. Les négociations de la C.E.Q. avec le gouvernement s'échelonnent sur deux ans. Malgré le harcèle-ment mené par ses troupes, la C.E.Q. doit se soumettre à la politique gouvernementale qui accroît le nombre d'élève par classe.
Le gouvernement a précisé et affiné sa stratégie : il laisse traîner les négo-ciations aux tables sectorielles qui représentent les groupes de syndiqués les plus forts de sorte que les groupes les plus faibles signent et fixent le "pattern". Il réussit ainsi à imposer sa politique salariale à l'ensemble des employés tout en minimisant les conflits. Certains des principes de cette politique sont fort progressistes : les salaires versés dans le secteur public doivent se situer au-dessus de la moyenne généralement observée, pour des emplois équivalents, dans le secteur privé ; à travail égal, salaire égal, quels que soient le secteur et le sexe. Mais les syndicats s'aperçoivent fort bien que le deuxième principe est très mai respecté tandis qu'ils ne disposent ni des moyens de recherche ni des informations pour vérifier ce qui en est du premier. La deuxième ronde de négociations confirme donc l'expérience de la première : les syndiqués du secteur public et para-public doivent s’unir et négocier en front commun s'ils ne veulent pas passer sous le rouleau compresseur gouvernemental.
3.
Casser le régime ou les syndicats
(avril-mai 1972)
La prise de conscience que les centrales doivent négocier en front commun a cheminé depuis 68. Les deux précédentes négociations ont claire-ment démontré que, désunis, les syndicats ne peuvent négocier que les mécanismes d'application d'une politique salariale définie sans et contre eux. Or négocier la politique salariale implique la négociation de la masse salariale, c'est-à-dire la portion du budget de l'État qui sera allouée aux salaires et aux bénéfices marginaux de ses employés, et donc, les priorités de l'État. Aussi la lutte économique se mue inévitablement en lutte politique entre, d'une part, les centrales syndicales avec leurs objectifs syndicaux (améliorer la rémunération et les conditions des travailleurs qu'elles représentent) et leur arme privilégiée (la grève) et, d'autre part, le gouvernement avec ses appareils exécutif, législatif et judiciaire. Cette lutte entraîne l'affrontement de deux politiques salariales, de deux discours politiques dont l'auditeur intéressé est cette masse "indifférenciée" que constituent les "citoyens".
Le front commun est mis sur pied avec difficultés : les trois centrales syndicales et même les fédérations d'une même centrale doivent apprendre à travailler ensemble, doivent s'entendre sur une politique salariale, sur une stratégie et un calendrier de négociations et d'actions, sur un mécanisme de fonctionnement commun. Or leur propre histoire les a peu préparées à ce nouveau défi : l'intransigeance d'un gouvernement ou d'un employeur les a parfois unies tandis que les campagnes de maraudage, fruits des intérêts concurrentiels des appareils syndicaux, ont constitué le quotidien de leurs rapports. Même au sein d'une seule centrale, la F.T.Q., les relations entre cer-taines unions peuvent être compromises si on ne sait qu'elles représentent des groupes d'employés similaires et qu'elles entrent, par conséquent, dans des rapports de rivalités que cherchent à restreindre la centrale. La pratique jour-nalière des fédérations, la négociation et l'application d'une convention collective, s'est, jusqu'alors, effectuée indépendamment les unes des autres, même dans le secteur public où l'employeur dominant est pourtant le même : l'État. Dans le secteur privé, la parcellisation de la lutte est encore plus poussée : chaque syndicat lutte isolément, la solidarité s'exerçant au niveau des permanents qui défendent un même "pattern" de négociation. Les exem-ples de fronts communs de syndicats en grève contre le même employeur constituent des exceptions dans le secteur privé et ils furent souvent brisés par le patron qui réussit à détacher un syndicat et à le dissocier des autres, portant ainsi de dures coups aux luttes unitaires.
Le front commun a donc une longue tradition de rivalités à renverser pour rendre prédominant ce qui a été historiquement secondaire : la solidarité. D'autant plus que le maraudage sévit dans la construction (la loi 290, adoptée en 1968, institutionnalise cette pratique en décrétant des campagnes de recrutement simultané avant chaque négociation) et dans les hôpitaux où la F.N.S. maraude le local 298 de la F.T.Q. En tout et partout, la C.S.N. et la F.T.Q. dépensent alors plus de $200 000 pour s'arracher des syndicats dans les hôpitaux, avec comme résultat quelques membres de plus à la première. (Sauf exceptions, les campagnes de maraudage entraînent des déboursés plus importants que les gains obtenus en nouvelles cotisations, mais les appareils syndicaux sont comme les joueurs invétérés qui n'apprennent pas de leurs échecs répétés, mais ne se remémorent avec complaisance que leurs victoires isolées). En juillet 1971, la F.N.S., le S.C.F.P. et le local 298 signent un proto-cole d'entente et bannissent le maraudage pour la durée du front commun. Ce protocole, même s'il ne recouvre pas tous les groupes et s'il est limité dans le temps, rend possible le front commun dans le secteur public en y éliminant le principal point de friction entre la F.T.Q. et la C.S.N. : le secteur hospitalier.
C'est donc beaucoup plus l'intransigeance gouvernementale qu'une volonté interne qui conduit les centrales syndicales au front commun. Cette unité, imposée par la force de l'ennemi, est renforcée par une série d'événements. D'abord, au premier semestre de 1970, des colloques intersyndicaux se tien-nent dans une quinzaine de régions où les syndiqués étudient les différentes facettes de la condition du salarié et les diverses interventions possibles au niveau municipal (commission scolaire et conseil municipal). Ces colloques, une première au Québec, doivent en principe être chapeautés par un colloque national. Mais l'occupation armée du Québec en 1970 sert de caution pour le repousser sine die. À la place de ce colloque, les centrales syndicales réunis-sent conjointement, pour la première fois de leur histoire, leurs instances décisionnelles afin de s'opposer à la répression massive de l'État fédéral. En-suite, les syndicats de La : Presse s'organisent en front commun contre Power Corporation et gagneront l'appui des autres syndicats, notamment lors de la manifestation d'octobre 1971 réprimée par les policiers de Drapeau et lors du grand rassemblement au Forum en novembre de la même année. À peu près à la même époque, la C.S.N. diffuse son document Ne comptons que sur nos propres moyens et la F.T.Q. adopte à son congres de décembre 1971 l'État, rouage de notre exploitation. Ces deux manifestes élèvent le débat et donnent une cohérence politique aux expériences de solidarité : il ne s'agit plus de gains ou pertes de tel syndicat par rapport à tel autre, mais des intérêts qui opposent la classe ouvrière et l'ensemble des travailleurs aux classes domi-nantes protégées par leur État.
Après de longues et ardues négociations au sein de la C.S.N. et entre celle-ci et les deux autres centrales, un accord fixe les principaux objectifs de négociation : 1- $100 minimum pour 32 1/2 heures de travail dès le 1er juillet 1972 ; 2 - à travail égal, salaire égal ; 3- un rythme de croisière de 8% ; 4- une sécurité d'emploi complète pour tous lés secteurs. Pour sa part, le gouvernement libéral reprend l'ensemble de la politique salariale de l'U.N., sauf sur un point où ses positions marquent un recul : la rémunération des employés du secteur public se situera, non au-dessus, mais au niveau de la moyenne généralement observée au Québec. Il réaffirme le principe à travail égal = salaire égal, mais pose de telles conditions à son application qu'il le rend à peu près irréalisable. Il propose de maintenir et même d'accroître l'écart relatif des salaires en vue d'encourager le travail qualifié. Enfin, il offre un rythme de croisière de 4.8% et n'ajoute rien de nouveau à l'item sécurité d'em-ploi. Ces objectifs opposés répondent à des politiques salariales divergentes. L'une, syndicale, qui affirme que le gouvernement, comme employeur, doit montrer l'exemple au patronat, assurer une sécurité d'emploi complète à ses employés, éliminer toute discrimination salariale et accroître le salaire des moins bien nantis. L'autre, gouvernementale, qui repose sur les lois du marché capitaliste et qui aide à les reproduire aux noms des "nécessités économiques" et de la "capacité de payer du citoyen". Rien d'étonnant alors que cette dernière politique reproduit, en plus nuancée, les positions que le Conseil du Patronat du Québec (C.P.Q.), fondé en 1969, rendra publiques à la fin des négociations tandis que la première reprend à son compte des objectifs sécu-laires des travailleurs du secteur privé. Ces politiques salariales divergentes s'articulent autour de deux discours opposés : l'un qui défend les payeurs de taxe contre la gloutonnerie des employés de l'État ; l'autre qui soutient les intérêts de ceux-ci au nom des besoins de l'ensemble des salariés, la politique salariale progressiste proposée dans le secteur public ne pouvant qu'engendrer, espérait-on, des effets bénéfiques pour les salariés du secteur privé.
Mais peut-on modifier profondément la politique salariale dans les sec-teurs public et privé sans changer de gouvernement, briser le régime, voire casser le système ? Certains dirigeants syndicaux, dans le feu de la lutte, répondirent négativement à cette question et proclamèrent qu'il fallait transfor-mer le système, paroles qui furent largement amplifiées par les média et permirent au gouvernement de se proclamer défenseur de l'ordre, des payeurs de taxe et des malades lésés par les grèves.
La bataille s'enclenche sur la question de la table centrale. Le gouverne-ment, appuyé par le patronat, la récuse : il ne veut pas discuter de la masse salariale, prérogative budgétaire de l'Assemblée nationale, et préfère négocier avec ces syndiqués divisés. Le vote du 9 mars, où 70% des syndiqués qui participent au vote se prononcent contre les offres patronales et pour la grève, entraîne le gouvernement à acquiescer à la demande de la table centrale. Mais ce compromis patronal ne lui assure pas une trêve dans l'escalade des moyens de pression syndicaux : après de longues discussions, le front commun opte pour une stratégie d'affrontement qui se traduira par une grève de 24 heures à la fin de mars, puis la grève générale en avril.
Le gouvernement, jugeant leurs services essentiels, riposte par des injonc-tions contre les syndicats de l'Hydro-Québec et contre ceux des institutions hospitalières pour malades chroniques, malades psychiatriques et convales-cents. Les premiers respectent l'injonction et se retirent du front commun. Les syndicats de l'Hydro-Québec, qui jouissaient de la meilleure convention collective dans le secteur public et para-public, ne voulurent pas jouer le rôle de locomotive du front commun et préféreraient négocier séparément, comp-tant sur la seule force que leur procure le secteur économique où ils oeuvrent. Les seconds désobéissent aux injonctions et voient pleuvoir contre eux les amendes et les emprisonnements. Il faut remarquer que, dans l'envoi des injonctions, le gouvernement ne respecte pas les étapes prévues à l'article 99 du Code du Travail et signifie celles-ci à une soixantaine d'institutions hospi-talières, même si les 2/3 sont arrivées à une entente locale, écrite ou verbale, sur les services essentiels. Évidemment, dans ce type d'institutions, il est plus difficile dé reloger les patients dans d'autres lieux. Les hôpitaux pour malades chroniques ou psychiatriques, qui constituent, comme les prisons et les hospices, des enclos pour ceux que la société capitaliste marginalise et exclut, se trouvent placés devant un difficile problème : où reloger ces patients dont les employés ne veulent plus s'occuper et dont la communauté ou la famille se sont désintéressées ? au nom des intérêts des patients, le gouvernement pourra ameuter contre les grévistes l'opinion publique satisfaite de pouvoir projeter la cause des malheurs de ces exclus sur les syndiqués.
Lorsque l'Assemblée nationale vote la loi 19, le gouvernement a ferme-ment l'appui de la population. Il faut reconnaître que les centrales syndicales, qui avaient négligé d'informer les syndiqués du secteur privé sur les enjeux de la négociation, surestimaient leurs propres forces : elles additionnaient leurs 215 000 membres aux syndiqués du secteur privé et à leurs proches pour espérer qu'un million de québécois appuieraient leurs luttes et leurs revendica-tions. Elles sous-estimaient ainsi le travail à entreprendre auprès de l'opinion publique et heurtaient inutilement celle-ci par quelques déclarations incen-diaires, par des actions de pure provocation (par exemple, bloquer la circulation sur les ponts aux heures de pointe) et par une stratégie aventuriste de lutte frontale.
Dans cette lutte entre le mouvement syndical et le gouvernement libéral, le P.Q. cherche difficilement à tenir une position intermédiaire dont René Lévesque dira l'ambiguïté : "Comment concilier la sympathie des travailleurs qui doit être quelque chose de permanent avec la responsabilité par anticipa-tion de l'intégrité de l'État ?" 1 Le P.Q., d'une part, ne se prononce pas sur les objectifs syndicaux et manifeste ses distances par rapport à des déclarations et des actions jugées trop radicales. D'autre part, il blâme le gouvernement, l'accusant de provoquer les syndicats par son intransigeance. Jacques Parizeau en arrivera même à affirmer que l'impuissance du Québec à s'entendre avec les centrales syndicales est due à ses limites budgétaires causées par une emprise fédérale excessive 2. Durant la grève de mai, le P.Q. lancera aux syndiqués un appel au calme afin de ne pas nuire au renouveau que représen-terait son éventuelle élection. Quoiqu'il en soit, cette position de l'entre-deux ne servit pas, du moins à court terme, les visées électorales du P.Q. : le gouvernement libéral reconquit le pouvoir en 1973 avec une majorité accrue.
La direction du front commun recommande à ses membres, on le sait, de ne pas respecter la loi 19. Mais même si la réponse des syndiqués est positive, leur faible participation au vote entraîne leurs dirigeants à ordonner le retour au travail.
Le gouvernement Bourassa, non satisfait d'avoir réussi à briser une grève en la rendant illégale, désire casser les syndicats : les injonctions, qui ont frappé les syndiqués et syndicats pour non respect des services essentiels, sont fermement appuyées par l'appareil judiciaire de l'État : les condamnations en amendes et en emprisonnements sont sévères : même les trois présidents de centrales syndicales sont envoyés pour une année derrière les verroux. Leur incarcération est l'occasion et le motif de la grève sauvage de mai dont je ne reprendrai pas la description ailleurs réalisée 3. Cette grève voit la fusion, grâce surtout à ce Conseil des Métiers dirigé par Dédé Desjardins de la F.T.Q., des luttes des travailleurs des secteurs public et privé qui exigent du gouvernement le rappel des injonctions, de la loi 19, des amendes et des emprisonnements. De plus, les colloques intersyndicaux tenus dans diverses régions deux ans plus tôt portent leurs fruits : là où ils ont donné lieu à un comité régional des travailleurs organisent les ripostes les plus fermes contre l'État : Sept-Iles, Thetford-Mines, Joliette, St-Jérôme, etc.
Le gouvernement n'obtempère pas aux exigences syndicales, mais ouvre la porte à d'éventuelles négociations, ce qui permet aux trois présidents de demander, sans perdre la face, leur libération conditionnelle. La négociation rend possible certains gains syndicaux, notamment le $100 minimum et une clause d'indexation qui, contrairement aux attentes, s'avéra fort profitable compte tenu de la spirale inflationniste qui s'emparera de l'économie. Mais le gouvernement réussit à maintenir l'essentiel de sa structure de rémunération et à imposer par décret sa propre politique sur la tâche et l'insécurité d'emploi des enseignants. La victoire syndicale en est surtout une de principe : la table centrale, donc l'instrument pour négocier la masse salariale ; le $100 minimum - même s'il n'est accordé qu'à la dernière année de la convention et que pour 35 heures qui oblige l'État à déroger de son principe de l'alignement des salaires du secteur public sur le secteur privé.
L'intransigeance manifestée par les appareils exécutif, législatif et judi-ciaire de l'État entraîna des défections chez les syndicats. Déjà, l'Alliance des Professeurs de Montréal avait refusé de s'associer au front commun tandis que les syndicats de l'Hydro-Québec s'en étaient retiré. Le Syndicat des fonc-tionnaires imitera ceux-ci, puis quittera la C.S.N. Le pire se produit lors de la scission de la C.S.N. et la fondation de la C.S.D. Les fédérations du textile et du vêtement passent en bloc à la nouvelle centrale, suivies de quelques autres syndicats du secteur privé, tandis que certains délaissent la C.S.N. et deviennent complètement indépendants (par exemple, en métallurgie).
Cette profonde hémorragie du secteur privé de la C.S.N. est occasionnée par la conjonction de plusieurs facteurs. Elle intervient le plus fortement dans ces secteurs à haut taux d'exploitation et à faible intensité de technologie, comme dans le textile et le vêtement, où sévit le syndicalisme de boutique et où les permanents dirigent les fédérations comme un état-major, l'armée. La scission est conduite par des leaders syndicaux acoquinés aux Libéraux et par ce Godin, président de la Fédération du Vêtement, devenu auparavant million-naire grâce à ses manufactures de chemises. (La biographie de ce capitaliste, qui, une fois fortune réalisée, devient permanent syndical pour défendre les ouvriers du vêtement, s'avérerait fort-édifiante.) Les dirigeants scissionnistes ne respectent évidemment pas la constitution des syndicats qui oblige, en cas de motion de désaffiliation, à inviter les représentants de la C.S.N. à l'assem-blée ; et la fédération du vêtement, contrôlant les fonds de pension et de mala-die de ses syndiqués, aura l'argument nécessaire et suffisant pour entraîner ceux-ci à la C.S.D.
La grève de mai ne fit qu'éclater une contradiction qui s'était développée dans la C.S.N. depuis l'arrivée massive des syndiqués du secteur public. Des éléments de la nouvelle petite bourgeoisie récemment syndiquée (enseignants, journalistes et professionnels) développèrent un discours politique qui cherchait à rendre compte de cet employeur particulier qui est l'État, discours qui donna une certaine cohérence idéologique à l'ensemble des syndiqués du secteur public. Ce discours - qui se manifesta d'abord dans la création du "deuxième front", l'affaire Lapalme puis le manifeste Ne comptons que sur nos propres moyens - ne pénétra jamais, pour des raisons qu'il reste à analyser, chez les syndiqués du secteur privé. Il heurta de plein front l'idéologie et la pratique du syndicalisme d'affaire, et fut vivement combattu par une fraction importante des permanents et élus syndicaux du secteur privé qui purent capitaliser l'ancestrale méfiance des ouvriers envers les intellectuels pour combattre la politisation de la C.S.N. Mais il faut remarquer que si le "syndicalisme de combat" entraîna le départ de syndicats ouvriers, il servit aussi de prétexte à la désaffiliation de ce secteur important de la nouvelle petite bourgeoisie constituée par les fonctionnaires.
Après sa réélection en 73, le gouvernement libéral voulut conserver la même ligne dure face aux syndicats. Les présidents en appelèrent de leur condamnation, mais les diverses instances judiciaires maintinrent la sentence rendue par le premier tribunal. Sous la pression de l'opinion populaire, à laquelle même les éditorialistes s'associèrent 4, le cabinet des Ministres allégea les modalités puis raccourcit la durée de l'incarcération des présidents, mais ceux-ci durent se plier aux exigences du Ministère de la Justice. Le gouver-nement Bourassa, par le bill 89, chercha à subordonner le droit de grève dans le secteur public aux décisions du pouvoir exécutif, mais la crainte de susciter une autre crise syndicale et l'appui plutôt tiède de l'opinion publique entraî-nèrent le gouvernement à retirer ce bill controversé.
4.
Le recul gouvernemental
(1975-1976)
Le premier front commun ne laisse pas que des souvenirs radieux aux syndiqués du secteur public dont les représentants doivent, en outre, combattre l'hostilité engendrée entre la C.S.N. et la F.T.Q. par les péripéties de la création et de l'enquête de la Commission Cliche. Celle-ci, qui fut demandée par la vertueuse, mais intéressée C.S.N., est acceptée par un gouvernement libéral ravi : il peut s'attaquer à ce Conseil des Métiers qui avait été à l'avant-garde de la grève de mai 72, et dont l'un de ses affiliés, le local 791, avait été mêlé au saccage de LG-2 ; il réinstaure la discipline du travail dans les 1 chantiers où se construisent ces éléphants blancs nécessaires aux Olympiques ; il entame, auprès de l'opinion publique, le peu de crédibilité des syndicats ; il divise le mouvement syndical dont l'une partie est accusatrice, l'autre, juge, (Guy Chevrette de la C.E.Q.) et la troisième, accusée 5.
Malgré ces obstacles, les trois centrales syndicales s'entendent, avec l'accord de leurs membres, sur un protocole de non-maraudage dans le secteur public pour la durée des négociations et adhèrent à un nouveau front commun. Quatre grands objectifs structurent les revendications syndicales : rémunéra-tion salariale qui respecte la politique défendue lors du dernier front commun ; congés-maternité et garderies ; sécurité d'emploi et réduction de la tâche pour les enseignants ; gel de l'augmentation de la tâche par les coupures de postes dans les Affaires sociales. Mais seule la première demande est négociée à la table centrale, et les objectifs salariaux deviennent ainsi l'enjeu majeur du front commun.
Le front commun a tiré parti de l'expérience de 72. A une attaque frontale alors privilégiée, il oppose maintenant une stratégie de mouvement compor-tant trois phases : 1. moyens de pression légers sur une base sectorielle ; 2. harcèlements au niveau régional qui perturbent le fonctionnement normal de la plupart des services, sans heurter trop directement l'opinion publique ; 3. grèves nationales qui s'intensifient et culminent, si nécessaire, en grève générale. Cette action graduée est complétée par un plan de campagne d'infor-mation qui vise à sensibiliser la population aux demandes syndicales et à lui en démontrer la justesse ; les dirigeants syndicaux expliquent la signification politique et sociale des revendications du front commun, mais ils n'appellent plus au chambardement du système.
Cette stratégie syndicale désarçonne le gouvernement. Le Ministre Oswald Parent ne veut pas négocier en public, laissant ainsi la tribune libre aux diri-geants syndicaux. Les offres salariales du gouvernement sont alors divulguées à la pièce. aux tables sectorielles, dans l'incohérence et la confusion. Cette politique du silence sera suivie d'interventions, mais non planifiées et quel-ques fois contradictoires, de membres du cabinet Bourassa.
Pourtant, le gouvernement est parti de bon pied. Le Syndicat des Fonc-tionnaires provinciaux du Québec, désaffilié de la C.S.N., accepte des clauses, notamment sur la rétrogradation et l'augmentation des heures de travail, qui permettent au Service des relations du Travail du Ministère d'affirmer, dans un document interne, que la partie patronale a réalisé 4 de ses objectifs, le 5e, portant sur les clauses salariales, n'ayant pas encore fait l'enjeu de discussions, et qui sera, d'ailleurs, réglé en respectant les normes gouvernementales. C'est dans ce lit de Procuste, accepté par le Syndicat des fonctionnaires, que le gou-vernement désire coucher le front commun. De plus, le gouvernement central vient à la rescousse des gouvernements provinciaux et de l'entreprise privée en adoptant la loi C-73 qui fixe le maximum permis aux augmentations salariales. Le gouvernement Bourassa, au nom du respect de l'autonomie de la législature provinciale, adopte la loi 64 qui est le décalque de la loi fédérale pour les employés des secteurs public et para-public. Le front commun, comme tous les syndicats du Canada, se heurte donc à la volonté unanime des onze gouvernements d'imposer, par voie législative, une politique salariale patronale. Enfin, le gouvernement exploite les contradictions syndicales en offrant des augmentations supérieures aux infirmières, dont l'écart de salaire avec celui de leurs consœurs d'Ontario s'est accrû, et aux ouvriers, dont les salaires se situent au-dessous de la moyenne généralement observée dans le secteur privé. Ce faisant, le gouvernement enfreint sa propre loi 64 et tend habilement la perche à ces groupes minoritaires dont les intérêts avaient été subordonnés à ceux des employés, enseignants et fonctionnaires, majoritaires dans les secteurs public et para-public, et dans l'une ou l'autre fédération.
Le gouvernement utilise évidemment son arme préférée : l'assemblée législative. Appuyée par les députés péquistes - qui seront admonestés par un Conseil national du P.Q. alors vigilant - le parti libéral fait adopter en décembre 75 la loi 253 qui interdit le droit de grève dans les institutions hospitalières tant que les services essentiels ne sont pas déterminés par un accord entre les parties ou, en cas de désaccord, par le commissaire aux services essentiels.
Le front commun refuse la loi 253 et impose sa propre version des services essentiels là où il n'y a pas eu d'entente. Le gouvernement intente alors des poursuites et cherche à ameuter l'opinion publique contre les centrales syndicales. De plus, en avril 76, l'assemblée nationale adopte la loi 23 par laquelle le droit de grève est suspendu pour une période de quatre-vingt jours dans le secteur de l'éducation. Les enseignants, galvanisés par cette loi et solidairement avec les autres salariés du secteur para-public, débraient de pl us belle, et le gouvernement prend des procédures contre les syndicats de l'enseignement.
Le front commun, dont la structure de décisions repose sur un large conseil d'orientation constitué de 750 travailleurs provenant des trois cen-trales, a préparé ses membres aux lois spéciales. Le mot d'ordre est clair : ne votez pour des moyens d'action que si vous êtes prêts à outrepasser toute loi qui limiterait ou enlèverait votre droit de grève. Le conseil d'orientation, qui se réunit six fois pour préciser la stratégie et l'adapter aux circonstances, regroupe un nombre suffisant de dirigeants syndicaux pour répercuter les mots d'ordre au niveau local. Malheureusement, le sixième conseil d'orientation doit prendre acte de la division qui intervient entre la C.E.Q. et la F.A.S. Celle-là décide de reporter à l'automne les moyens de pression car les enseignants consultés, qui voient approcher la fin de Vannée scolaire, ne donneraient pas un mandat de grève générale à leurs dirigeants tandis que les dirigeants de la F.A.S., craignant qu'une désescalade entraîne la démobilisation de leurs membres, optent pour aller chercher un tel mandat.
Le dernier conseil d'orientation, celui de mai 1976, marque donc la fin d'une stratégie commune et le début du "chacun pour soi". La Fédération nationale des Enseignants du Québec profite de cette ouverture et, en échange d'une entente sur la prolongation des sessions étudiantes, précipite un règle-ment satisfaisant à la table sectorielle. La F.A.S. obtient à la fin de mai un mandat de grève générale de 62.5% de ses membres, mais doit rallier les syndicats récalcitrants afin de recueillir l'adhésion des deux-tiers de votants requis selon sa constitution. À la mi-juin 1976, Marcel Pepin est mandaté par les dirigeants du front commun pour rencontrer le Premier Ministre Bourassa et négocier les salaires et certains bénéfices marginaux, puis, quelques jours plus tard, la grève générale est déclenchée dans les hôpitaux. La grève ne durera qu'un jour et les deux parties en arriveront à une entente. Enfin, la C.E.Q., dont la commission de négociation était fortement divisée sur la stratégie à suivre, recommande aux enseignants de rejeter les offres du gou-vernement à la table sectorielle. Mais le scrutin tenu en août, à une période de démobilisation complète, produit un résultat complètement opposé aux atten-tes des dirigeants : tous les syndicats de l'élémentaire et du secondaire acceptent l'offre patronale.
Si l'on compare les objectifs opposés défendus par les deux parties, les résultats de la négociation représentent une victoire syndicale. L'amélioration des bénéfices marginaux, dont l'obtention d'un mois de vacances après une année de service, une clause d'indexation qui protège le niveau de vie et dont les montants sont intégrés aux échelles salariales, le $165.00 minimum à la deuxième ou troisième année de la convention et, surtout, le dépassement des normes gouvernementales telles que fixées dans les lois C-73 et 64 marquent de nets gains syndicaux.
Une stratégie d'actions graduées et une campagne d'information bien orchestrée avaient porté ses fruits. Le gouvernement, qui refuse de négocier en public, puis intervient de façon désordonnée, qui limite par la loi 253 et enlève par la loi 23 le droit de grève, n'arrive pas à justifier ses propositions ni à soulever l'opinion publique contre les syndicats. Évidemment, la très grande majorité de la population demeure opposée à toute interruption de travail dans les services publics. Mais, comme le souligne un sondage CROP commandé par la C.E.Q., une nette majorité se dessine qui blâme surtout l'intransigeance gouvernementale pour la lenteur des négociations et les conflits de travail. Le gouvernement investit plus d'un million de dollars en publicité lors de la dernière étape de la négociation, mais comme la tortue de Lafontaine, il était parti trop tard et ne put modifier son image de "provocateur". Coincé entre une opinion publique critique, la mobilisation des syndiqués de la F.A.S. et l'approche des Jeux olympiques, le gouvernement doit concéder beaucoup plus qu'il ne l'avait espéré.
Il faut avouer que le front commun est aidé par le P.Q. dont les attaques sont centrées sur le gouvernement, même s'il n'appuie pas les revendications et actions des syndicats. Ces critiques sont intensifiées par ces intellectuels péquistes qui, jouissant d'une certaine respectabilité, tels Fernand Dumont et Pierre O'Neil, interviennent dans les journaux contre les politiques de travail du gouvernement libéral. Le P.Q. propose la médiation - suggestion reprise par plusieurs éditorialistes - et se prononce comme un quasi-médiateur sur les offres patronales, accusant le parti libéral d'incohérence et d'intransigeance. Cette tactique du Parti Québécois, qui lui avait été guère utile en 72, portera ses fruits : l'image du gouvernement Bourassa sort ternie de cette confronta-tion et même Claude Ryan appellera à voter pour un bon gouvernement : le gouvernement Lévesque.
La victoire du front commun est cependant minée par une désolidarité grandissante. Les professionnels du gouvernement, l'Alliance des infirmières et les employés de la S.A.Q. sont exclus de la C.S.N. pour refus de se sou-mettre à la hausse de cotisation du fonds de défense professionnelle (F.D.P.). Les fonctionnaires municipaux joignent les récalcitrants et, après le front commun, se rallient au Syndicat canadien de la Fonction publique. Le F.D.P. est dans un état précaire, mais les gros syndicats de la C.S.N., qui offrent à leurs membres des services généralement dispensés par les fédérations, jugent leurs contributions financières disproportionnées par rapport aux services reçus, et certains préféreront l'isolement à une nouvelle augmentation de coti-sations. Le front commun, qui s'était déjà amenuisé en 1972, perd donc encore des adhérents et disparaît totalement du secteur public de l'État québécois, en étant réduit au secteur para-public (hôpitaux et écoles). De plus, les fronts communs régionaux, qui avaient joué un tel rôle en 72, s'avèrent quasiment inexistants. Des structures de coordination régionale avaient été mises sur pied suite aux colloques de 1970 tenus par les trois centrales dans diverses régions, mais les difficultés des luttes de 72 avaient affaibli ces fronts régionaux et les événements reliés à la Commission Cliche leur avaient porté le coup de grâce : le fossé fut élargi entre la F.T.Q. et la C.S.N., entre les travailleurs du secteur privé et ceux du secteur public. En l'absence de ceux-là, ceux-ci ne réussirent qu'à structurer des fronts communs régionaux sans consistance.
Enfin, les revendications qui concernaient plus directement les travailleu-ses, le congé-maternité et les garderies, furent abandonnées lors de la dernière phase de négociation entre Bourassa et Pepin. Mais cette issue - où le congé-maternité est échangé pour une quatrième semaine de vacances - était prévisi-ble car, malgré le travail pionnier mené par le comité Laure-Gaudreault de la C.E.Q., les revendications féministes furent, dans la pratique, subordonnées à d'autres, dans la stratégie d'action et d'information du front commun.
5.
Un "bon" gouvernement
Le P.Q., qui a su utiliser à son profit les luttes syndicales, doit manifester aux syndicats sa bonne foi lors de sa victoire électorale : "social-démocrate", il retire les poursuites totalisant des dizaines de millions de dollars portées contre les syndicats, pour non respect des lois 253 et 23, par l'intransigeant gouvernement Bourassa ; "souverainiste", il abroge la loi 64, pendant pro-vincial de la loi C-73, et démontre ainsi, outre son autonomie, son respect des ententes négociées par le précédent front commun.
La victoire péquiste réussit là où s'étaient brisées les attaques libérales : elle divise le mouvement syndical. Car si l'intolérance du gouvernement Bourassa favorisait l'union des syndicats, le programme et l'image de "gau-che" du nouveau gouvernement entraînent un effet diamétralement opposé : elles encouragent et alimentent les forces centrifuges au sein du mouvement syndical. La F.T.Q., très rapidement, prend acte du changement gouvernemen-tal : à la confrontation, elle substitue une politique de "oui, mais", d'appui tactique, de collaboration critique avec le gouvernement du P.Q. Ce faisant, elle espère obtenir davantage de mesures législatives favorables aux travail-leurs que si elle luttait contre le nouveau gouvernement. Le congrès de la C.E.Q., lui, modifie sa direction : le froid négociateur Gaulin remplace le bouillonnant orateur Charbonneau. La C.E.Q. se défait ainsi d'un discours marxisant et revient à son plaidoyer traditionnel. Le projet de fusion de la C.S.N. et de la C.E.Q. est reporté sine die, non seulement parce que la nou-velle direction de la C.E.Q. s'y oppose, mais aussi parce que plusieurs enseignants craignent de se retrouver à côté de "simples employés et ouvriers", que nombre de ceux-ci, notamment dans le secteur privé, redoutent d'être submergés par ces spécialistes de la parole qui monopolisent les micros durant les congrès et, enfin, parce qu'une fraction non négligeable de la gauche appréhende une plus grande division entre le secteur privé représenté surtout par la F.T.Q. et la C.S.D., et auxquelles se joindraient de nouveaux syndicats, et le secteur public (majoritairement C.S.N. et C.E.Q.) 6. Enfin, la C.S.N., divisée et marginalisée, cherche à contenir sous une même couverture les tendances qui s'affrontent en son sein et, ainsi, piétine sur place.
Mais le gouvernement ne veut pas seulement la collaboration des syndi-cats : il désire qu'ils coopèrent avec le patronat. Et ce sera la ronde des sommets économiques, grands ou mini, qui démarrent avec l'appui empressé de la C.S.D. puis de la F.T.Q. auxquelles emboîtent le pas, bon gré mal gré, la C.S.N. et la C.E.Q. 7 Ce revirement par lequel les trois centrales s'orientent vers la collaboration préconisée par la C.S.D. n'est pas sans susciter de houleux débats, y compris à la F.T.Q. qui venait d'obtenir gain de cause au dernier congrès du C.T.C. : celui-ci ne devait plus participer aux rencontres tripartites défendues par le gouvernement Trudeau. Gérin-Lajoie et consorts doivent donc faire appel à tous leurs talents de rhétoriciens pour distinguer le "social-démocrate" P.Q., avec lequel il est de bon ton de coopérer, du gouvernement "patronal" de Trudeau qu'il faut combattre. Cette politique de collaboration est non seulement soutenue par ces "affairistes" qui, au nom du partage du gâteau, sont fort satisfaits de remettre au pas les partisans du syndicalisme de combat ou de lutte de classes, mais aussi par ces péquistes pour qui la contradiction principale est de nature nationale. Ce renversement d'orientation, acquis non sans difficultés, s'impose peu à peu comme tendance dominante dans les syndicats du secteur privé. On verra même Louis Laberge participer au dixième anniversaire du Conseil du Patronat du Québec (C.P.Q.) qui, en l'espace d'une décennie, surtout sous l'égide d'un certain Monsieur Dufour, a pu unir le patronat autour d'une même ligne politique qu'il défend avec cohérence et opiniâtreté auprès du gouvernement et dans l'opinion publique.
La victoire d'un gouvernement de "gauche et nationaliste" n'a pas entamé la solidarité patronale : le C.P.Q. plus présent que jamais, maintient ses positions antérieures. (C'est pourquoi Louis Laberge exhortera les patrons, lors de leur dernier congrès, à un plus grand esprit de compromis s'ils désirent que la F.T.Q. poursuive sa politique de collaboration.) Mais le mouvement syndical, lui, en sort affaibli et divisé. Cette désunion renforce les tendances corporatistes des appareils syndicaux qui s'affrontent plus ouvertement. le ne pense pas ici au domaine de la construction où la campagne de maraudage a été plus "civilisée" que les précédentes, mais à la Fédération de la métallurgie de la C.S.N. qui maraude systématiquement les syndicats des Métallos à chaque réouverture de négociation et à la F.A.S. qui s'attaque à presque tous les syndicats du local 298.
Le local 298 pratique un syndicalisme de boutique : la F.A.S. pouvait donc justifier son maraudage et masquer pudiquement son désir d'expansion. La Fédération de la Métallurgie ne peut se prévaloir de cet argument : sa pratique ne diffère guère de celle, affairiste, des Métallos, même si deux traits impor-tants distinguent les syndicats C.S.N. de ceux de la F.T.Q., traits caracté-ristiques qui permettent à l'appareil syndical d'opposer la C.S.N. aux syndicats américains. Contrairement aux syndicat, de la F.T.Q. où les unités d'accré-ditations appartiennent à l'une ou l'autre Union, tous les syndicats locaux de la C.S.N. possèdent leur propre unité d'accréditation et peuvent, en tout temps, quitter-la Confédération. Les unités locales de la F.T.Q. ne peuvent délaisser leur Union qu'au moment prévu par le Code du Travail : l'appareil syndical exerce donc un grand pouvoir sur les syndicats locaux dont il peut mettre en tutelle et réorganiser les plus récalcitrants sous le ferme leadership de perma-nents. La possession locale de l'unité d'accréditation explique d'ailleurs en partie, la plus grande perméabilité de la C.S.N. aux luttes de tendances et sa plus grande fragilité devant les menaces scissionnistes. De plus, la C.S.N. finance toutes les grèves, fussent-elles jugées illégales, tandis que les Unions de la F.T.Q., particulièrement celles dont le siège social loge aux U.S.A., n'appuient que celles qui respectent la légalité. La démocratie locale à la C.S.N. (possession locale de l'unité d'accréditation et respect des décisions même illégales des assemblées générales) et le nationalisme (la C.S.N. est ni américaine, ni canadian : elle est canadienne-française ou québécoise) consti-tuent d'ailleurs deux des principaux arguments utilisés par la C.S.N. dans sa propagande de maraudage.
La désunion n'a pas cependant gagné tout le mouvement syndical : les travailleurs du secteur parapublic, qui furent à l'avant-garde des luttes unitai-res menées contre le gouvernement Bourassa, se retrouveront dans un nouveau front commun 8. Ils ne sont pas sans s'apercevoir que les actuels Ministres de la santé et de l'Éducation défendent la même politique que leurs prédécesseurs, que Parizeau s'aligne sur la politique salariale du gouvernement Trudeau, que, face à leurs revendications, le gouvernement péquiste soutient les mêmes positions que les gouvernements libéraux, conservateurs ou N.P.D. des neuf autres provinces 9. Pour eux, le front commun constitue la seule arme susceptible de contraindre le gouvernement à tenir compte de leurs demandes. Malgré l'intérêt de l'unité intersyndicale, le présent front commun, encore plus que les précédents, est péniblement mis sur pied : les permanents de la F.A.S. furent plus attichés par le maraudage contre le 298 que par un futur front commun tandis que l'appareil syndical de la C.E.Q. dut s'y prendre par deux fois avant d'obtenir la majorité requise et dut se plier au refus de syndicats importants (l'Alliance, conformément à la tradition, et les syndicats de l'Estrie et de la région de Québec métropolitain). "ais le front commun sera créé, et à la table centrale en plus des demandes monétaires (salaire minimum, échelle salariale, indexation) se négocieront les clauses sur la retraite, les congés-parentaux et les garderies. Le front commun élargit donc l'éventail des objec-tifs communs, en y incluant, notamment, les revendications qui concernent plus spécifiquement les femmes car, selon la division du travail encore prévalante entre les sexes, les femmes exercent toujours la plus grande partie des tâches de l'éducation de l'enfant, de sa naissance à son départ du foyer. Mais les syndiqués, qui luttent contre l'oppression des femmes, devront être vigilants au sein du front commun et s'inspirer de ces regroupements fémi-nistes qui, tant au sein du P.Q. et du gouvernement qu'à l'extérieur, ne se sont pas laissés séduire par le chant de la sirène péquiste, y ont trouvé à l’œuvre la logique mâlechauvine et ont maintenu clairement leurs revendications. Mais si le front commun a élargi ses objectifs, il restreindra, si la F.T.Q. a gain de cause, sa base décisionnelle : le conseil d'orientation - organisme large regrou-pant 750 militants qui débattaient et concluaient lors du dernier front commun - ne deviendrait qu'une pure instance consultative.
Le présent front commun, affaibli par la désunion de l'ensemble du mouvement syndical, doit aussi faire face à un gouvernement mieux armé que son prédécesseur. Le P.Q. ne s'affirme pas porte-parole intransigeant de la libre entreprise : il s'affiche comme médiateur pour réunifier et émanciper cette famille désunie et opprimée que constitue la nation québécoise. Il dit sa sympathie aux travailleurs et manifeste se compréhension pour les difficultés encourues par les patrons dans le développement économique. S'érigeant en arbitre et en conciliateur, il se farde de neutralité et d'objectivité. D'ailleurs, les modifications apportées par la loi 59 s'inscrivent dans cette politique de "marketing". En cas de mésentente entre les administrateurs et les syndicats, ceux-ci définiront eux-mêmes les services essentiels, mais le gouvernement s'arroge la possibilité, par arrêté en conseil, de suspendre le droit de grève d'un syndicat pendant 30 jours, que cette grève soit déjà commencée ou qu'elle ne soit encore qu'une menace, s'il estime qu'elle "met en danger la santé et la sécurité publique". De plus, cette loi confie au juge en chef du tribunal du travail la mise sur pied de deux conseils. Le premier, le "conseil sur le main-tien des services de santé et des services sociaux en cas de conflit de travail" est chargé "d'informer le public de la situation qui prévaut en matière d'enten-tes, de listes syndicales et de maintien des services lors d'un conflit de travail" tandis que le second, le "conseil d'information sur les négociations", est res-ponsable "d'informer le public sur les enjeux de la négociation, les positions respectives des parties, les écarts séparant les parties et le déroulement de la négociation". Ces conseils jouiront d'une belle impartialité, même si celle-ci sera, de fait, structurée par l'idéologie bourgeoise et polarisée par l'opinion publique dominante : le gouvernement péquiste s'abritera derrière "la neutra-lité" de ces conseils et cherchera à faire passer en douce sa volonté de faire payer aux travailleurs les coûts de la crise économique du système capitaliste.
Le front commun n'a pas seulement à affronter un gouvernement dont la rhétorique masque mieux que le discours bourassiste le caractère bourgeois de l'État : il se retrouve seul et sans appui sur l'échiquier politique. Car, dans les précédents fronts communs, le P.Q., sans abandonner son rôle d'entremetteur, portait, appuyé par ses intellectuels, ses plus vives attaques contre le gouver-nement Bourassa et, ainsi, allouait une certaine respectabilité aux revendica-tions et luttes syndicales. Maintenant, la "gauche" est au pouvoir, et tous les partis d'opposition se rangent à "droite". Évidemment, le P.Q. et le parti libéral pourraient changer de place : le second pourrait remplacer le premier au gouvernement et forcer le P.Q. à recoudre sa défroque de gauche sur une longue période de temps, comme jadis l'U.N. et le P.L. 10, ils pourraient s'échanger les étiquettes. Mais ces hypothèses, comme celle d'un parti ouvrier et socialiste qui s'implanterait et croîtrait au Québec, concernent l'avenir et ne modifient pas l'isolement politique du présent front commun.
Comme tous les autres mouvements et organisations populaires, le front commun devra riposter à ce gouvernement de "gauche" qui œuvrera à margi-naliser ses luttes en taxant ses revendications de corporatistes ; tous doivent mettre la main au chariot capitaliste pour le sortir du bourbier économique dans lequel il s'est enlisé ! Syndiqués, serrez-vous la ceinture pour le bien de la nation, des chômeurs et des assistés-sociaux ! Le front commun ne jouira plus de l'appui des intellectuels péquistes et péquisants. Torturés entre leurs sentiments sociaux-démocrates et leur aspiration nationale, ils se terront à l'ombre ou, dans un geste viril, sacrifieront les premiers sur l'autel de la nation. Le front commun aura donc fort à faire pour que son discours perce l'unanimité idéologique soutenue par tous les partis et leur aéropage d'intel-lectuels.
Le front commun ne sera pas qu'isolé : il devra aussi contourner le dis-cours péquiste qui sape l'alliance de classes sur lequel il repose. Le front commun ne constitue pas un bloc homogène : il résulte de l'union d'une fraction de la nouvelle Petite bourgeoisie (les enseignants) et d'une fraction de la classe laborieuse (les employés du secteur para-public). Face à un même employeur, les enseignants et les employés d'hôpitaux se sentent solidaires. Mais les positions nationalistes de l'actuel gouvernement exercent un attrait certain auprès de la nouvelle petite bourgeoisie et ne seront pas sans affadir la combativité syndicale des enseignants : les dangers de division entre la C.E.Q. et la F.A.S. sont donc accrus.
Enfin, le gouvernement péquiste ne commet pas l'erreur de son prédé-cesseur : Il a déjà commencé à négocier "en public". Le plan d'attaque de Parizeau est conforme à celui concocté à Ottawa : diviser les travailleurs du secteur public, payés par les taxes et les impôts, des travailleurs du secteur privé, contribuables qui voient leur niveau d'imposition croître plus vite que leurs revenus ; opposer ceux-ci à tout groupe qui revendique la satisfaction des besoins de ses membres. Pendant que le peuple, impuissant devant les difficultés que lui occasionne la crise économique, s'entre-déchirera, chacun opposant à l'autre ses propres intérêts immédiats, le système capitaliste pourra se réorganiser et la bourgeoisie, continuer de régner sans entrave. Cette propagande ne divise pas seulement les syndiqués des non syndiqués, elle pénètre dans des centrales syndicales et y élargit le fossé entre syndiqués de l'État et ceux de l'entreprise privée. On sait que le syndicalisme de combat - comme pratique qui œuvre à l'approfondissement de la démocratie syndicale et à la limitation des droits de gérance, et comme théorie qui explique les luttes syndicales à la lumière de la lutte de classes - s'est diffusé dans des syndicats du secteur public sans jamais pénétrer de façon significative le secteur privé. Les militants du syndicalisme de combat, dont des enseignants, qui voulaient que leur militantisme parte de leur milieu, n'ont jamais vraiment quitté le secteur public et leur militantisme n'a jamais réellement influencé la pratique et le discours des syndicats du secteur privé. Nous pourrions toujours accuser la bureaucratie syndicale et les labor boss, mais cela ne saurait servir de diversion : Pourquoi le syndicalisme de combat a-t-il pénétré dans le secteur public? Pourquoi le syndicalisme d'affaire prédomine-t-il dans les grandes industries ? Pourquoi le syndicalisme de boutique fleurit-il dans les petites manufactures ? Le syndicalisme, déjà encadré par le Code du Travail, semble se mouler aux différents secteurs économiques. Nous devrons donc enquêter, connaître les diverses conditions de vente de la force du travail dans, par exemple, la métallurgie et le vêtement, apprendre l'organisation des divers procès de travail, observer les lieux et les formes de résistance ouvrière et, sur la base de celle-ci, développer une pratique et un discours qui favorise contre la bourgeoisie et son État, la réunification des forces syndicales maintenant dispersées.
1 Chronique de René Lévesque, Journal de Montréal, avril 1972.
2 Le Soleil, 27 avril 1972.
3 Diane Éthier, J.-M. Piotte et J. Reynolds, Les travailleurs contre l'État bourgeois (avril et-mai 1972). Éditions de l'Aurore, 1975, 274 p.
4 Les éditorialistes, guidés par le mentor Claude Ryan, félicitaient le gouvernement pour avoir fait preuve de fermeté durant avril et mai, mais lui suggéraient maintenant une attitude plus compatissante s'il ne voulait pas que sa "fermeté soit taxée d'intransigeance".
5 J.-M. Piotte, Le syndicalisme de combat. Éditions coop. Albert St-Martin, 1977, pp. 124-141.
6 Évidemment tout projet de fusion des trois centrales est actuellement utopique car la F.T.Q., contrairement à la C.S.N. et à la C.E.Q., ne constitue pas une vraie centrale et ne fait que chapeauter, dans la quasi-totalité des cas, les instances québécoises plus ou moins autonomes d'unions canadiennes ou américaines.
7 Au moment où ces lignes sont écrites, il est trop tôt pour savoir si la C.E.Q. boycottera le prochain sommet économique, celui de Montebello.
8 Le front commun n'est pas encore officiellement formé, et les discussions se poursuivent sur ses objectifs, sa structure de décision, etc. Le présent texte repose sur l'état de la situation à la mi-février et sur l'espoir que le front commun sera effectivement constitué.
9 J.-M. Piotte, "Le gouvernement Lévesque après 24 mois", Le devoir, 13, 14 et 15 novembre 1978.
10 Bourque, Gilles, "La nouvelle trahison des clercs", Le Devoir, 8 et 9 janvier 1979.