Itinéraire idéologique d'un anarchiste latino-américain:

Manuel González Prada (1844-1918)

Joël Delhom, Université de Bretagne-Sud, LIRA

Manuel González Prada est né à Lima en 1844 dans une famille aristocratique ultra-conservatrice qui prenait part aux luttes de pouvoir au Pérou. Ayant plus de goût pour les sciences et les lettres que pour les affaires de l’Etat, il abandonne les études juridiques à la mort de son père et se consacre à l’administration d’une propriété familiale dans les Andes. Il y côtoie de près le monde indigène, taquine la muse et fait prospérer une fabrique d’amidon. La guerre du Pacifique, qui oppose le Chili au Pérou et à la Bolivie de 1879 à 1883, vient mettre un terme à cette vie paisible. González Prada s'engage dans l'armée de réserve chargée de défendre Lima, mais la capitale est prise et occupée jusqu'en 1883. Le Pérou doit alors céder au Chili une partie considérable de son territoire. Cet épisode historique conduit González Prada à méditer sur les causes de la défaite. A partir de 1885, le poète se reconvertit dans la critique socio-politique, qu’un sentiment revanchard rend implacable à l’égard des classes dirigeantes, jugées responsables. En 1891, il fonde un nouveau parti politique sous le nom d’Union Nationale, mais, à la suprise générale, il embarque aussitôt pour un long séjour en Europe, accompagné de son épouse française.

Pendant sept ans, dont six en France et un en Espagne, González Prada approfondit sa formation culturelle et sa réflexion politique. En 1894, il publie à Paris son premier ouvrage, Pájinas libres, un recueil d'essais et de discours revus et corrigés, qui fait scandale dans les milieux conservateurs et cléricaux lorsqu'il parvient au Pérou. Le changement idéologique survenu en Europe se manifeste dès son retour au pays, en 1898. Il s’éloigne progressivement de l’Union Nationale, qu’il quitte définitivement en 1902, pour mettre sa plume au service des idéaux anarchistes. Deux ans plus tard, se prononçant sur un sujet national de première importance, il écrit que le problème de l'Indien au Pérou n'est pas d'ordre racial, mais de nature socio-économique, une analyse qui fera date. Son second recueil d'essais, Horas de lucha, édité à Lima en 1908, est déjà l'œuvre virulente et parfois caricaturale de l'anarchiste soucieux de question sociale et d'émancipation de l'individu. Il publie ensuite régulièrement des articles et des vers de propagande dans des périodiques du mouvement ouvrier de son pays1. A partir de 1912, González Prada dirige la Bibliothèque Nationale du Pérou. Fidèle à ses convictions, il en démissionne en 1914 pour ne pas cautionner un coup d'État et est réintégré dans ses fonctions deux ans plus tard par le nouveau gouvernement constitutionnel. Finalement, la mort vient le surprendre en juillet 1918, à l'âge de 74 ans.

La question religieuse, fort débattue à l’époque, a été la plus ancienne préoccupation intellectuelle de González Prada, et aussi la plus durable, de sorte qu’elle a joué un rôle fondamental dans l’évolution de sa pensée. Elevé dans un environnement ultra-catholique, l’adolescent s’est très tôt révolté contre la tutelle religieuse et l’adulte a cherché plus tard dans la science et la philosophie les antidotes à la superstition, l’intolérance et le fanatisme. A la suite de Feuerbach, Marx et Bakounine, González Prada voyait dans les religions une aliénation qui conduit l’homme à abdiquer sa liberté et à renoncer à combattre les injustices. Les religions sont donc perçues comme des instruments de soumission politique et économique au service des puissants, faisant obstacle au progrès matériel et moral de l’humanité. L’évolutionnisme d’Herbert Spencer, le positivisme d’Auguste Comte et les travaux des historiens des religions nourrissaient sa réflexion. Considérant que toute question socio-politique était intrinsèquement liée à une question religieuse et inversement, le polémiste a accordé tout au long de sa vie une importance d’autant plus grande à la propagande anticléricale qu'il percevait la religion comme le maillon faible de la chaîne des pouvoirs politique-économique-spirituel. D’après lui, une victoire sur l'Église entraînerait automatiquement des bouleversements socio-politiques. En ce qui concerne ses convictions personnelles, González Prada, qui était matérialiste en philosophie, semble avoir trouvé dans un scepticisme agnostique proche de l’athéisme un garde fou contre tout dogmatisme. Ne reconnaissant aucune utilité morale ou sociale à la croyance religieuse, il considérait que la question de l’existence de Dieu n’était pas pertinente et que la foi devait rester une affaire de conscience.

Sur le terrain de la philosophie et des sciences, González Prada a été le principal artisan de l’acceptation de l’évolutionnisme et du positivisme au Pérou, dont il a appliqué les principes à l’analyse de la réalité socio-politique nationale. Jusqu’au milieu des années 1880, il s’est engagé aux côtés de l’aile progressiste de l’artistocratie créole, qui s’était donné pour objectif de régénérer économiquement et politiquement le pays après sa déroute contre le Chili. Tout en admettant le caractère relatif, provisoire, et perfectible de la connaissance, González Prada attribuait à la science positive des vertus civilisatrices en raison de ses multiples applications sociales. Elle permet à l’homme de combattre la rigueur des déterminismes (géographique, biologique, psychologique, historique, social) par la force de sa volonté, de sorte que la liberté de l’individu constitue un facteur déterminant des faits sociaux et de l’évolution humaine. La volonté réalise la liberté dans l’action et donne un sens à la vie. C’est donc la rébellion de l'homme, son indiscipline, source de diversité créatrice, qui est pour González Prada la force motrice du progrès de l’humanité. Mais contrairement à la plupart des positivistes, il ne croyait pas à une transformation de la société impulsée d’en haut.

Si les théories transformistes l’ont fortement influencé dans l’analyse des sociétés, il faut souligner qu’il a su les interpréter dans un sens humaniste à l’issue de son séjour en Europe. Tout en admettant l'idée de la lutte pour l'existence, González Prada considérait que l'espèce humaine a les moyens de se soustraire à la sélection naturelle, qui aboutit à l’élimination des plus faibles. La notion d’altruisme proposée par Comte et le principe d’entraide de Kropotkine le conduisent à se prononcer contre le darwinisme social, parce que l'homme a acquis au cours de son évolution la conscience de la Justice. González Prada a ainsi combattu les théories racistes qui justifiaient les entreprises colonialistes, bien qu’il ait lui-même éprouvé des difficultés à se débarrasser de certains préjugés, notamment à l’égard des Noirs2. Il croyait donc au progrès continu de l'humanité, de la bestialité primitive vers un état supérieur gouverné par la raison, la justice et l'amour, qu’il dit être la véritable civilisation. En effet, le caractère éthique de son concept de civilisation, lui confère également une dimension sociale, car González Prada était persuadé que le progrès moral des individus garantit le progrès social de la société.

C’est la nature, la vie elle-même explicitée par la science, qui est la source des valeurs morales (immanence). Celles-ci ne sont pas subordonnées à la société, mais fondées sur la liberté individuelle et demeurent donc relatives. Grâce à la volonté humaine, qui permet l'élévation morale en forgeant des passions, l'éthique prend corps dans l'action sociale, car la morale n'est pas un code abstrait mais une pratique nécessaire du quotidien. González Prada, comme Reclus et Kropotkine, s’inspire de l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction (1884) du philosophe Marie Jean Guyau. Tout homme recherche son propre bonheur, mais l'égoïsme et l'individualisme sont sublimés par cette morale dont l'essence est l'altruisme. L'individu supérieur ne trouve son bonheur qu'en donnant son amour à autrui, donc dans le rapport social. Pour agir de manière morale, l’homme doit éprouver la douleur de ses semblables et chercher à les en préserver, de sorte que la compassion universelle est au cœur d’une éthique qui combine individualisme et altruisme.

A partir de 1880, González Prada a exprimé une réelle aversion pour la politique et les politiciens, facteurs de perversion morale de la société. Selon lui, les partis ne servent que des ambitions personnelles, des intérêts particuliers et nul ne se soucie du bien public, tout spécialement dans ce Pérou néo-féodal. Il est probable qu’après la défaite de son pays dans la guerre du Pacifique, González Prada, alors influencé par l’élitisme positiviste de Comte et de Renan, ait souhaité un gouvernement des savants, rejetant le système démocratique comme une des causes de la décadence intellectuelle et morale de la société, à la manière dont Renan l'avait lui-même condamné après la défaite française de 1870. De sorte que le chemin qui mena l'aristocrate à l'antiparlementarisme anarchiste a sans doute commencé par croiser la pensée traditionaliste française. On ne peut comprendre la création en 1891 de l'Union Nationale qu’en admettant que, pour González Prada, elle devait être l’antithèse d'un parti traditionnel, c’est-à-dire qu’elle devait rassembler des hommes autour d’idées et de principes intangibles, et non autour d’un chef. Le fait qu’il ait quitté le pays, quinze jours seulement après la fondation de son parti, peut être interprété comme une manière de mettre ses partisans devant leurs responsabilités politiques, en évitant de personnaliser ce mouvement d’inspiration libérale qui proposait aux couches moyennes une nouvelle alternative.

A son retour, en 1898, en pleine période pré-électorale, González Prada s’est prononcé contre tout électoralisme et a mis l'accent sur l'intransigeance qui devait prévaloir en matière de principes, ce qui interdisait les alliances. En effet, il estimait encore que la morale devait guider l’action politique, mais il allait bientôt réaliser que morale et politique étaient tout simplement inconciliables. Sa pensée s’étant radicalisée en Europe, il souhaitait donner à l'Union Nationale une orientation franchement révolutionnaire, visant la transformation sociale. Or, à l'occasion des élections présidentielles de 1899, le parti décida de s'allier à d'autres formations politiques, de sorte que González Prada s'en écarta de manière définitive. Qu’il ait pu concevoir l'Union Nationale comme une avant-garde révolutionnaire au service de la lutte sociale n’a rien de surprenant en cette fin du XIXe siècle3. González Prada a toujours critiqué le conservatisme latent de la plupart des libéraux au profit d’une conception radicale du libéralisme, pénétrée de justice sociale. En 1900, le libéralisme économique qu’il défendait dans les années 1870 et 1880 a définitivement disparu de ses écrits, et le libéralisme politique et social (républicain, fédéraliste, parlementaire) qui caractérisait les années 1890, s'efface à son tour devant un libéralisme d’ordre éthique à vocation révolutionnaire. D’ailleurs, González Prada se définissait lui-même comme un libéral révolutionnaire, par opposition au libéralisme bourgeois, parlementariste et réformiste :

“On abuse tellement du Libéralisme, il sert à dissimuler de si grossières falsifications, que les gens finiront par faire certaines réserves en s’entendant appeler libéraux. Si le Libéralisme n’exclut pas le révolutionnaire véritable, s’il admet en son sein les Kropotkine, les Reclus, les Pi y Margall, les Faure, laissons-nous traiter de libéraux ; s’il accepte uniquement des réformateurs de l’orbite parlementaire, des gardiens de l’Eglise et de l’Etat, des défenseurs du vétuste régime économique et social, rejetons ce nom. Rejetons ce Libéralisme bourgeois [...]"4

C'est donc le constat du pervertissement de l’idéologie républicaine libérale par la pratique politique bourgeoise et l'exercice du pouvoir, qui a poussé González Prada vers l’anarchisme, vécu comme l’aboutissement doctrinal ultime du libéralisme.

A partir de 1905, González Prada s’oppose franchement au parlementarisme. Il affirme que la démocratie n'est qu'un leurre tant que le bien-être social n'est pas assuré. Il montre comment le prolétariat, en se divisant autour de questions politiques, se détourne de la lutte sociale révolutionnaire et fait donc le jeu des oppresseurs. Il dénonce la naïveté ou la duplicité des socialistes tels qu’August Bebel, Jean Jaurès et Pablo Iglesias et il loue l’attitude des anarchistes. Au nom de la liberté individuelle, González Prada conteste le principe de la souveraineté populaire et il s’appuie sur l’expérience pour démontrer que les systèmes parlementaires sont des instruments de domination de la classe possédante. L’Etat est aussi attaqué dans son principe autoritaire, qui opprime l’individu sur le plan politique, social et économique. González Prada pressent même, vers 1910, les abominations auxquelles va conduire le totalitarisme du XXe siècle.

Bien évidemment, il s’en prend à la police et à l’armée, sur lesquelles s’appuie l’Etat. La police est à ses yeux “la plus odieuse des institutions sociales”5 et il la juge comparable à l'armée comme moyen de répression des aspirations populaires. Notons qu’il voit dans la France l'exemple le plus achevé de la toute-puissance de la police dans un pays moderne. L’armée, en tant qu’instrument de l’Etat et du capital, constitue selon lui le principal frein au progrès social à une époque où l’influence des religions tend à diminuer. Le militarisme favorise l’impérialisme et le colonialisme, dont les peuples font les frais. En 1906, González Prada critique à nouveau certains socialistes français et allemands, qui se laissent séduire par les sirènes du patriotisme militariste malgré une doctrine sociale internationaliste.

Les affirmations internationalistes et antimilitaristes du Péruvien ont, cependant, mal résisté aux événements européens. Prenant implicitement parti pour la Triple-Entente pendant la Première Guerre mondiale, González Prada a attaqué férocement les Allemands en la personne du kaiser Guillaume II et n’a pas hésité à inscrire en épigraphe de l’un de ses articles une phrase du chantre de l'impérialisme britannique, l’écrivain Rudyard Kipling, extraite d'un discours de propagande pour la conscription6. Cette attitude ambivalente, sinon ambiguë, doit être rapprochée de celle des anarchistes Pierre Kropotkine, Jean Grave et Paul Reclus, signataires parmi d'autres du Manifeste des Seize (1916), qui a provoqué une scission dans le mouvement anarchiste international en raison de son bellicisme anti-germanique. L'autre tendance, hostile à la participation à la guerre, était représentée par l'anarchiste italien Errico Malatesta7. González Prada, fidèle à l'antimilitarisme et à l'internationalisme, mais toutefois partisan, a adopté une position de moyen terme, bien qu’il soit plus proche de la première option que de la seconde. Il était probablement persuadé, tout comme Bakounine, Kropotkine et la plupart des philosophes libertaires, que les peuples latins tendaient vers l'anarchisme, contrairement aux peuples germaniques, réputés sensibles à l'autoritarisme. A cette explication générale, il convient d'ajouter que pendant les années 1880 et 1890, González Prada fut au Pérou le chef de file d'un revanchisme anti-Chilien intransigeant, souvent militariste, conçu comme une thérapie régénératrice de la nation humiliée, mais en totale contradiction avec son idéal universaliste. Le Chili entretenait des liens privilégiés avec l'Allemagne et González Prada établissait un parallèle entre la guerre du Pacifique et la guerre franco-prussienne de 1870. Par conséquent, aussi bien le passé de l'écrivain que ses liens conjugaux avec une française favorisaient une attitude partisane face au premier conflit mondial.

González Prada s’est aussi intéressé à une autre institution de l’Etat, la justice. D’un point de vue très général, ni la loi, ni la répression n’ayant d’après lui la vertu de moraliser les individus, il les considère totalement inutiles sur le plan social. Avec Bakounine, il estime que le droit sert à légaliser la situation créée par la force, autrement dit l’oppression et l’exploitation des faibles. La loi est donc inique car elle protège les possédants au lieu de défendre les démunis. En 1905, il conteste le principe de la propriété et son statut de droit, parce qu'il les juge fondés sur la force et non sur la justice et l'égalité. Il est d'accord avec Proudhon pour comparer la propriété au vol et considère que son caractère illégitime justifie l'expropriation révolutionnaire à des fins égalitaires. En octobre 1907, il prend explicitement position pour l'abolition de la propriété privée : "L’idéal anarchiste, écrit-il, pourrait être résumé en deux lignes : la liberté illimitée et le plus grand bien-être possible de l’individu, avec l’abolition de l’Etat et de la propriété individuelle."8. Il est favorable à une socialisation de la propriété en tant que moyen de production, à la fois au nom de la rationnalité scientifique et des principes sociaux de l'anarchisme. On notera qu'il ne s'engage pas sur la forme que l'organisation future de la société pourrait prendre, ne se prononçant explicitement ni pour le collectivisme de Bakounine, ni pour le communisme de Kropotkine. Cependant, son point de vue maximaliste, qui revendique la plus ample satisfaction des besoins, le rapproche clairement de ce dernier. Cette position est le fruit d’une longue évolution, car il n’en a pas toujours été ainsi. Manuel González Prada, au moins jusqu'en 1904, était favorable à la petite propriété privée et en faisait même, aux côtés de l'éducation, le moyen principal d'intégration sociale de l'Indien au Pérou et un élément fondamental de la citoyenneté. Il était alors, encore, sous l'influence dominante des idées libérales, ou tout au plus de celles de Proudhon.

A partir de 1902, González Prada entre en relation avec des militants ouvriers et, deux ans plus tard, il commence à collaborer au premier journal véritablement anarchiste, Los Parias (Lima), de tendance communiste et syndicaliste, dont la parution en 1904, marque le début du syndicalisme moderne au Pérou. En 1905, à l'occasion de la première célébration du 1er mai dans ce pays et sur invitation de la Fédération des Ouvriers Boulangers, le fer de lance du mouvement syndical, González Prada donna une conférence de grande importance, intitulée "L’intellectuel et l’ouvrier". Réconciliant travail manuel et intellectuel, il affirmait la nécessité de l'union solidaire des classes dans l'optique de la révolution internationaliste. Cette position prenait en compte la spécificité d'un pays tel que le Pérou, où le prolétariat urbain était peu nombreux et le prolétariat rural totalement exclu de la société, tandis que ce que l'on pourrait appeler la classe moyenne aspirait à des transformations sociales d'envergure. L’année suivante, González Prada soutint la campagne pour la journée de huit heures, qui avait fait l’objet d’un appel à la grève générale. Dans son argumentation il accordait une grande importance à l'intérêt prospectif de cette mesure : travailler moins afin de dégager du temps libre pour s'intruire. Le Péruvien, en effet, assignait à l'auto-éducation une fin révolutionnaire car, pour lui, l'émancipation doit d'abord être individuelle, par la volonté d'accéder à la connaissance. Il considérait que la pensée précède l'action et que la première tâche d'un révolutionnaire doit donc être de favoriser par tous les moyens l'éducation du prolétaire, afin que celui-ci brise les chaînes de son aliénation intellectuelle. Dès le début des années 1880, l'éducation du peuple avait préoccupé González Prada et il estimait alors qu’il était du devoir des élites littéraires et scientifiques de vulgariser le savoir9. Pour démocratiser la connaissance, il pensait que les hommes de lettres devaient faire un effort d’intelligibilité, simplifier leur langage et mettre leur talent au service des moins instruits. Il a lui-même mis en pratique ces principes en proposant une réforme de la langue espagnole pour la simplifier et, plus tard, en adaptant son style à la presse ouvrière. Comme Elisée Reclus, il était persuadé que les conclusions fondamentales des sciences, ce qu'il appelait les "grandes vérités", étaient accessibles à tout un chacun.

La journée de huit heures, tout comme l'organisation des travailleurs dans un syndicat, est perçue par González Prada comme un moyen pour hâter la révolution nécessaire à l'avènement de la société anarchiste, non comme une fin en soi. Sa position, bien qu'elle ne puisse être rattachée de manière stricte à aucune des deux tendances suivantes, semble plus proche de la conception qui fut défendue par Kropotkine à partir de 1890, et dont Fernand Pelloutier se fit le porte-drapeau à travers la Fédération des bourses du travail, que du syndicalisme révolutionnaire tel qu'il se définit lors du Congrès d'Amiens en 190610. Une des principales différences entre la position personnelle de González Prada, l'anarchisme syndicaliste et le syndicalisme révolutionnaire réside dans le fait que ces deux sensibilités font confiance aux capacités de l'organisation syndicale pour mener à son terme l'émancipation ouvrière et proclament aussi que le syndicat, groupe de production et de répartition, préfigure la société future. L'écrivain péruvien n'affirme rien de tel et ne se prononce pas quant à la forme que devrait prendre la société anarchiste (confédérations communales ou confédérations syndicales). Dans ses rares allusions à l'action syndicale, il n'en fait jamais une fin en soi et il ne confond jamais syndicalisme et anarchie, comme bon nombre d'anarcho-syndicalistes. Par ailleurs, il est un point qui l'écarte assurément du syndicalisme révolutionnaire : González Prada, partisan de la propagande anarchiste de tous les instants, ne pouvait accepter le non engagement idéologique défini par la Charte d'Amiens, qui situait le mouvement syndical en dehors et à côté des "sectes". A l'occasion du 1er mai 1907, il met en garde les travailleurs contre le risque réformiste inhérent au syndicalisme axé sur les revendications immédiates. Il est donc en phase avec les critiques dont le syndicalisme révolutionnaire allait faire l'objet quelques mois plus tard, lors du congrès anarchiste international d'Amsterdam (août 1907)11.

Le développement de l'organisation ouvrière le conforte dans son idée que la révolution est imminente et que les grèves en sont le prélude, bien qu’au bout de quelques années il réalise que la lutte sera plus longue que prévu. Mais González Prada constate aussi l'impossibilité de réaliser une révolution sans l'appui d'une partie de l'armée et il mesure avec clairvoyance les dangers césaristes d'une telle alliance. Libertaire, socialiste et universaliste, la révolution telle que l’envisage González Prada, mettra un terme à la lutte des classes en établissant l’égalité économique par la socialisation des moyens de production. L’écrivain rejette catégoriquement toute forme de domination d'une classe sur une autre ou d'un groupe humain sur un autre, et appelle à la fraternité des hommes car chacun, quelle que soit sa classe, est toujours victime d'une forme quelconque d'oppression et d'injustice. Il condamne par conséquent la dictature du prolétariat et le marxisme, autoritaire et dogmatique. Pour González Prada le moteur de l'histoire n’est pas la lutte des classes, mais plutôt la lutte de l’individu pour son émancipation. Quant à la lutte des classes, elle n’est qu’une expression collective de l'entraide solidaire des individus face à l'oppression d'un groupe social sur les autres. González Prada conçoit fondamentalement la conscience révolutionnaire comme le produit d'une évolution spirituelle de l’individu sur le plan moral et intellectuel.

L’écrivain péruvien croit fermement à l'action collective et à la révolution prolétarienne, bien que l'échec de l'expérience politique de l'Union Nationale, sa propre personnalité et son origine sociale l'aient conduit à soutenir diverses formes d'action individuelle. Comme nous l’avons dit, pour lui, la transformation sociale doit être précédée d'une "révolution" individuelle de nature morale, permettant de rejeter à la fois le principe d'autorité et celui d'obéissance. Cela transparaît dans le rôle qu'il attribue aux intellectuels par rapport à la masse populaire. Considérant que les idées précèdent les actes, il attribue un rôle précurseur à l'intellectuel. Mais l'intelligence et le savoir confèrent aussi à l’intellectuel un devoir d'indignation et de révolte, d'indépendance et de vertu, de vérité et de justice. Son comportement exemplaire doit éveiller le peuple à la conscience, stimuler son initiative, mais l'intellectuel n’a pas vocation à diriger. L'acteur de la révolution reste le peuple lui-même, devant lequel l'intellectuel doit s’effacer en toute humilité, faute de quoi il devient un frein à la révolution. González Prada fait confiance à la spontanéité du peuple et à son intelligence intuitive, de même qu’il croit en la vitalité créatrice de la jeunesse.

Dans son discours sur la révolution, le caractère inéluctable et légitime de la violence comme moyen ressort tout particulièrement. C'est la violence première des exploiteurs qui justifie l'usage de la force par les exploités. En tant que légitime défense, la violence est juste et même nécessaire puisqu'elle restitue sa dignité à l'opprimé, c'est pourquoi González Prada la valorise pour l'émancipation des Indiens du Pérou. Dans les conflits du travail, l'écrivain préconise dès 1906 le recours à la grève générale armée, à laquelle il ajoute le sabotage en 1908, seuls moyens selon lui de faire céder les capitalistes, mais aussi, à plus long terme, moyens d’aguerrir le peuple dans la perspective de la révolution finale. Étrangement, ce n'est qu'à partir de 1905, soit une dizaine d'années après la période des attentats anarchistes en France (1892-1894) et en Espagne (1893-1896), que González Prada entreprend de justifier la "propagande par le fait" et plus précisément les actes de terrorisme. Son point de vue, résulte d’une prise de conscience des faiblesses de l'action collective face à la puissance sans cesse croissante des moyens militaires de répression et correspond à l’individualisme de sa forte personnalité. Il faut bien comprendre qu’il conçoit le terrorisme comme un moindre mal, un moyen qui permettrait d'épargner des vies par rapport à une révolution, en châtiant les plus coupables de l'ordre inique ou du moins les plus représentatifs de cette supposée culpabilité. Il estime, en outre, que l'action collective exige des actes préalables de révolte individuelle suffisamment édifiants pour servir de catalyseurs.

Les écrits de González Prada révèlent dès les années 1880 un tempérament anti-autoritaire et individualiste, qui suggère que son adhésion postérieure et d'ailleurs tardive à l'anarchisme ne constitue pas une rupture dans sa pensée, mais une évolution progressive et logique de ses convictions libérales jusqu’à leur ultime logique. On discerne trois étapes principales dans son itinéraire :

- jusqu'en 1895 environ12 : l'écrivain professe un libéralisme républicain de type réformiste et assez élitiste, influencé à la fois par certains courants du traditionalisme français et du radicalisme anticlérical. D'un point de vue philosophique, c'est le néo-positivisme comtien, débarrassé de ses aspects religieux, hiérarchisés et autoritaires, et l'évolutionnisme de Spencer, sans ses déviations sociales, qui dominent aux côtés de la morale esquissée par Guyau. A l'intérieur de cette première période, on peut souligner la rupture, vers 1886, avec la classe dirigeante péruvienne et sa conséquence, la tentative d'organiser en 1891 un parti politique qui réunisse toutes les classes autour d'un certain nombre d'idées.

- de 1895 à 190213 : cette seconde étape constitue, à notre avis, une transition vers l'évolution finale. Elle se caractérise par un abandon des idées réformistes en faveur d'un libéralisme révolutionnaire davantage centré sur la question sociale. Les théories anarchistes commencent déjà à acquérir une influence considérable, mais l'écrivain nourrit encore l'espoir de modifier l'orientation électoraliste de son parti. Cette étape, comme la précédente, reste marquée du sceau du patriotisme revanchard, conçu comme un moyen de forger un véritable sentiment national.

- à partir de 1902 : González Prada, âgé de près de soixante ans, se voue désormais entièrement à la doctrine anarchiste, qui conforte son tempérament individualiste. Cependant, il continue à faire le lien avec l'action collective puisque, dès la fin de 1904, il s'engage aux côtés du mouvement ouvrier naissant et apporte son appui à l'anarcho-syndicalisme. Son anarchisme, internationaliste et anti-militariste, est très proche du communisme libertaire de Kropotkine et Reclus, accordant une place centrale à l’éthique, mais il reste fortement imprégné de l’idéal chrétien de fraternité universelle d'amour, de compassion et de justice. Il s’intègre dans une conception scientifique de l’évolution humaine vers l’émancipation, d’abord individuelle sur le plan moral et intellectuel, puis collective par voie de conséquence. Il s’agit d’un ordre naturel fondé sur les principes de liberté, d’équité et d’entraide, pouvant réaliser le bonheur de l’individu au sein du groupe social.

Poète et essayiste de valeur, González Prada, a eu le mérite d’introduire la dimension sociale dans la pensée politique de son pays. Son œuvre, mais également sa personnalité d’une droiture et d’une probité exemplaires, tranchant sur l’immoralité générale, ont exercé une influence déterminante sur le Pérou des années 192014. González Prada est alors devenu un symbole pour la jeunesse progressiste et le mouvement ouvrier dans ce pays où, comme ailleurs en Amérique latine, les anarchistes ont joué le premier rôle sur le terrain des luttes sociales.

NOTES

1 ) Cette production a été compilée dans plusieurs ouvrages par le fils de l’auteur dans les années trente. Les deux principaux sont : Anarquía, Santiago de Chile, Ercilla, 1936, 138 p. et Propaganda y ataque, Buenos Aires, Imán, 1939, 231 p. Pour une bibliographie complète, voir notre thèse de doctorat : Manuel González Prada et ses sources d’influence. De la philosophie à la politique, Université de Perpignan, 1996, vol. II, p. 418-435.

2 ) Voir Joël Delhom, “Ambiguïtés de la question raciale dans les essais de Manuel González Prada”, in Les Noirs et le discours identitaire latino-américain, Victorien Lavou (éd.), Marges n° 18, CRILAUP-Presses Universitaires de Perpignan, 1997, p. 13-39.

3 ) L'attitude des anarchistes à l'égard de la politique et des partis est alors assez ambiguë. Stirner dénonce le parti politique comme un État dans l'État dans la mesure où il est contrainte, cesse d'être association libre et entrave l'individualisme, mais il ne rejette pas catégoriquement l'idée d'adhésion à un parti (voir Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître : anthologie de l'anarchisme, Paris, Maspero, 1974-1976, t. I, p. 28-29). Chez Proudhon, il faut distinguer le théoricien du militant. Le théoricien est abstentionniste, mais le militant s'est souvent laissé entraîner par la politique et, en juin 1848, Proudhon s’est même fait élire député après avoir été battu en avril. Bakounine, qui écrit que le but de la politique est "l'injustice, la violence, le mensonge, la trahison, l'assassinat, en masse et isolé" ou qui la définit encore comme "l'art de dominer et de tondre les masses" (voir Daniel Guérin, ibid., t. I, p. 217 et t. II, p. 9), conseille pourtant à ses amis italiens de former un parti, à condition qu'il reste fermement radical et ne dissolve pas ses principes dans des alliances (voir la préface de François Munoz à Bakounine. La liberté, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972, p. 22-23 et 228). C'est précisément le point sur lequel insiste Prada. Comme l'écrit Daniel Guérin, Bakounine et ses partisans dans la Première Internationale ne rejettent de la politique que sa traduction bourgeoise (L'Anarchisme : de la doctrine à l'action, Paris, Gallimard, 1976, p. 21-22).

4 ) "Nuestros liberales", 1902, Horas de Lucha, dans Páginas libres. Horas de lucha, [Caracas], Biblioteca Ayacucho, 1976, p. 269 (c’est nous qui traduisons).

5 ) "La policía", post. 1909, Anarquía, Santiago de Chile, Ercilla, 1940, p. 135.

6 ) Voici la citation de Kipling, prononcée à Southport en 1915 : "There are only two divisions in the world today: human beings and Germans.", en exergue à "Alemania y su emperador", 1907-1915, Prosa Menuda, Buenos Aires, Imán, 1941, p. 245.

7 ) Voir Pierre Kropotkine, Œuvres, Paris, Maspero, 1976, p. 297-318. On peut lire, dans ce manifeste d'"union sacrée" ou "défensiste" du 28 février 1916 : "Et c'est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu'il faut résister à un agresseur qui représente l'anéantissement de tous nos espoirs d'affranchissement." (ibid., p. 311). L'analyse de Malatesta et d'autres anarchistes dits "résistants", notamment d'Emma Goldman, fit l'objet d'un autre manifeste, L'Internationale et la guerre, en date du 12 février 1915, donc antérieur à celui de Kropotkine, qui mettait l'accent sur le fait que les guerres sont "la conséquence naturelle et l'aboutissement nécessaire et fatal d'un régime qui a pour base l'inégalité économique [...]". Elle s'opposait donc à la participation à la guerre, niant toute distinction entre guerre offensive et guerre défensive, et n'estimait juste que le conflit révolutionnaire contre "l'État et ses organismes de coercition" (v. ibid., p. 312-315). "Pour la famille anarchiste, écrit l’historien Jean Maitron, comme pour les autres familles socialistes, la résistance à la guerre ne fut à l'origine que le fait d'isolés et c'est l'ensemble, masses et militants, qui se rallia... ou se tut.", Le Mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1992, t. II, De 1914 à nos jours, p. 20-21.

8 ) "La Anarquía", 1907, Anarquía, op. cit., p. 16

9 ) Voir Joël Delhom, "Manuel González Prada : une conception libertaire de l'éducation et de la famille", communication présentée au Ve Colloque international du CIREMIA, Famille et éducation dans le monde hispanique et hispano-américain. Réalités et représentations, Université de Tours, 25-26 novembre 1994. Les Actes devraient paraître très prochainement.

10 ) Voir Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, op. cit., t. I, p. 265-326 et Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, op. cit., t. III, p. 66-76 et 90-95. Jean Maitron désigne la conception de Pelloutier sous le nom d'anarchisme syndicaliste (1894-1906), pour la distinguer du syndicalisme révolutionnaire postérieur (1906-1914).

11 ) Pierre Monatte, jeune militant anarchiste de 25 ans, y défendit les thèses du syndicalisme révolutionnaire contre Errico Malatesta, partisan de l'action syndicale comme moyen, mais qui refusait de considérer le syndicalisme comme une fin.

12 ) Il est impossible de préciser avec exactitude quelle année se produit le changement d'orientation, étant donné qu'il ne résulte pas d'un événement particulier mais qu'il est plutôt le résultat d'un processus de réflexion. Nous le fixons par commodité au milieu de la décennie 1890, après la publication de Pájinas libres, ouvrage qui clôture cette étape. Il est évident, en tout cas, que cette première radicalisation intervient lors du séjour en Europe (1891-1898).

13 ) Nous pourrions reculer cette date de deux ans, mais l'année de la rupture officielle avec l'Union Nationale nous semble plus symbolique.

14 ) Voir Joël Delhom, "Manuel González Prada : un enjeu symbolique dans le Pérou des années vingt", dans Hommage des hispanistes français à Henry Bonneville, Société des Hispanistes Français de l'Enseignement Supérieur, 1996, p. 173-190.