La formation d’une classe dominante
Henri Provisor1
Quant aux transformations structurelles de la société russe, le fait majeur est, sans doute, la formation d’une classe dominante à partir de classes sociales dirigeantes de l’U.R.S.S. (nomenklatura) et de nouvelles catégories généralement placées sous l’étiquette de "nouveaux Russes". Il importe de comprendre que cette classe est seulement en formation, qu’elle est en voie de remplir des fonctions radicalement différentes de l’ancienne nomenklatura qui n’était pas "capitaliste", mais également qu’il ne s’agit pas d’une transformation subite des années nonante ; c’est sur plusieurs décennies que s’étale ce processus.
Le despotisme proclamé de droit divin, si avide de privilèges et de prérogatives qu’il ait pu être, n’a jamais porté atteinte à la propriété privée. Celle-ci en était inséparable organiquement. C’est en quoi il différait radicalement de l’État stalinien, c’est-à-dire d’une construction sans précédent de statocratie absolue.
À l’époque brejnévienne, la propriété d’État n’avait assurément rien de sacré. D’innombrables entraves et coups de canif l’avaient défigurée. Un dirigisme bureaucratique poussé à l’extrême, d’une part, la malhonnêteté de la gent administrative, d’autre part, en avaient dissout les vertus initialement supposées. Hormis une petite minorité de citoyens chez qui la probité était une seconde nature, personne ne s’offusquait des vols commis au détriment de la propriété de l’État. Et le fait que l’on ait assisté à une importante extension juridiquement légale de la propriété privée n’a guère profité au respect de la propriété étatique. Il reste que la primauté et le rôle prépondérant de la propriété collective ne s’en trouvent pas mis en question. La perestroïka hérite des tares du système qu’elle projette de réformer et se voit confrontée à un double problème : comment se débarrasser de cet héritage et comment mettre à l’honneur un sens civique cruellement manquant ?
Un État décapité
À l’heure du lancement de la perestroïka, l’U.R.S.S. est un État décapité. Il ne recèle pas de classe dirigeante, c’est-à-dire une classe génératrice de cohésion géopolitique et économique. Malgré les désordres et les conflits internes affectant tous les rouages de l’État, l’U.R.S.S. conserve les structures lourdes de l’économie administrée, qui s’opposent vaille que vaille à la paralysie de la production et des grands services publics ainsi qu’à la désagrégation de la macroéconomie en une mosaïque de microéconomies. S’agissant de ces structures lourdes, les protagonistes de la perestroïka ont grossièrement sous-estimé le temps nécessaire pour construire et faire fonctionner une économie concurrentielle à la satisfaction de la masse des citoyens. Ils n’ont pas du tout prévu que de longues années s’écouleraient avant que la refonte projetée de l’économie prenne corps. Or c’est durant cette phase du changement de régime que cette bévue a eu des effets désastreux. Une fois brisée la dictature du P.C.U.S., l’État central s’est trouvé privé des moyens de neutraliser les ferments de décomposition : revendication d’autonomie des républiques riches en ressources, déchaînement du désir de se débarrasser des entraves à l’autogestion chez les barons des principaux combinats, organisations mafieuses de grande envergure.
Les pôles de pouvoir significatifs prolifèrent, mais aucun d’entre eux n’est en mesure d’imposer sa loi à tous les autres. Aucun n’a d’ailleurs une véritable volonté de conquête, ni de projet fédéral. Aucun non plus n’a un support populaire suffisant pour s’attaquer de front à la pérestroïka. Aucun souffle nouveau ne secoue les habituelles pratiques des organismes qui gèrent la vie quotidienne du pays. Mais tous les dirigeants de ces organismes s’emploient à faire marcher leur boutique, à consolider son assise et leur position personnelle, à amasser au plus vite une fortune et à la mettre à l’abri d’une confiscation au nom de la justice. Parallèlement à la banalisation des refus d’obéissance à l’autorité centrale et des mœurs mafieuses, le mécontentement de la population s’exacerbe, les retards de paiement des salaires et des pensions s’accroissent, les grèves sauvages se multiplient. Le pays devient de moins en moins gouvernable.
Depuis la création en 1990 du parti communiste de la République russe, à direction indépendante de celle du P.C.U.S., l’unité de façade du P.C.U.S. a fait place à un agrégat de factions qui toutes cherchent à contrôler l’économie du pays. Aucune cependant n’a la haute main sur les moyens de production et d’échange. Aucune non plus n’affiche l’intention d’atteindre cet objectif. Or le développement d’une économie de marché concurrentielle et, singulièrement, l’expansion du commerce avec le monde capitaliste sont subordonnés à l’existence d’une autorité centrale capable de garantir le respect des contrats et accords pluriannuels signés par les firmes ayant pignon sur rue.
Dans l’esprit des régents des institutions internationales, les vertus de l’économie libérale ne peuvent se manifester que si la propriété privée des moyens de production et d’échange prime la propriété étatique. C’est dire que la voie du développement économique de l’Union soviétique passe par l’octroi d’un statut privilégié à la propriété privée et par la levée des entraves à la libre circulation des capitaux, des marchandises et des personnes.
La concrétisation de l’orientation cardinale esquissée initialement par la perestroïka (refonte de l’économie, transfert des pouvoirs étatiques détenus par le Parti aux soviets démocratiquement élus à tous les échelons, instauration d’un État de droit) bute sur les structures lourdes du système en place, structures dont l’édification a réclamé plusieurs décennies et dont le démantèlement priverait d’emploi une grande proportion de la nomenklatura, non sans coûter très cher. Au premier rang de ces structures lourdes figure le comité d’État au plan (Gosplan) et le réseau des centres d’achat et d’approvisionnement des magasins de gros et de détail (Gossnab). Il s’agit là d’un corollaire direct du fait que l’économie inscrite dans le projet socialiste requiert une planification impérative. Mais, alors même que tous les acteurs en lice savent que la priorité absolue doit s’appliquer à la refonte de l’économie, aucun d’eux ne dispose d’un crédit populaire suffisant pour attaquer de front les structures lourdes mentionnées. Aussi, les divers programmes de couverture des besoins primordiaux et quotidiens de la population se soldent par un fiasco.
Des partis flous
Les animateurs des jeux politiques, hier membres de la haute nomenklatura, s’observent et se surveillent mutuellement. Ils se gardent de mécontenter les catégories sociales capables de ruiner leurs calculs. Ils détiennent des pouvoirs importants, mais aucun d’entre eux n’a derrière lui une formation sociale cohérente, c’est-à-dire pourvue d’une idéologie et d’intérêts distinctifs. C’est en quoi les formations apparues alors diffèrent des partis de gouvernement dans les démocraties bourgeoises. Le manque de forces sociales structurées contraint les leaders politiques à ménager les structures lourdes même si, secrètement, ils ont opté pour des solutions franchement capitalistes.
Les orientations de la perestroïka paraissaient de nature à partager le champ politique selon plusieurs lignes de force permettant la structuration de partis de gouvernement. Cette vision s’est révélée fallacieuse. Apparemment, lesdites lignes de force profilaient des partis cimentés chacun par des intérêts propres et une idéologie affichable. En réalité, la désintégration du P.C.U.S. a donné naissance à des concrétions instables, incapables de construire un projet de société politico-économique crédible. La formation de partis de gouvernement franchement rivaux marque le pas parce que manque une ligne de partage impliquant le statut respectif de la propriété privée et de la propriété étatique. Avec une propriété privée érigée en dogme, les partisans d’une économie pleinement libérale auraient la possibilité de promouvoir un développement calqué sur celui du monde capitaliste. Les échanges à base de contrats et d’accords multilatéraux et de tous ordres s’organiseraient sous le signe de la recherche du profit. En sens inverse, le refus de se plier à la tyrannie du productivisme favoriserait la création de partis fidèles à des valeurs socialistes. Mais le dynamisme des économies libérales étant de loin supérieur à celui des économies mixtes, on ne peut guère espérer le succès des entreprises à logique anticapitaliste. Il n’empêche que la fixation juridique et légale des prérogatives de la propriété privée représente une condition indispensable pour l’admission de la Russie au club des pays enviés pour leur richesse.
La nomenklatura en poste en U.R.S.S. n’était pas une classe dominante comparable à la bourgeoisie capitaliste. Celle-ci avait les coudées franches, tant du côté de la propriété privée que par rapport à la masse des pauvres ne possédant rien. La nomenklatura, en briguant la direction de la société, n’a pas la jouissance des droits attachés à cette propriété et traine derrière elle un personnel subalterne dépourvu de toute véritable formation professionnelle et mal aimé par les administrés. Pour devenir la classe dominante de la nouvelle Russie, il importera que la strate hautement qualifiée de l’ex-nomenklatura se déleste de son poids mort. S’il est vrai que cette composante de l’ancienne direction est promise à un rôle de classe dominante, la voie qui y mène passe à coup sûr par le rétablissement du statut de cette propriété. La bourgeoisie issue de la monarchie de droit divin n’a pas eu à innover en la matière ; celle dérivée de l’État stalinien et qui se profile à l’horizon de la nouvelle Russie se verra contrainte d’ériger celle-ci en dogme.
La comédie humaine
À propos des factions et lobbies installés dans les allées du pouvoir, les médias de la constellation russe dénoncent fréquemment la corruption. Mais chacun sait qu’il n’est pas nécessaire d’être vertueux pour devenir un éminent personnage de la classe dominante. Les puritains intègres et austères en qui Max Weber voyait les créateurs du capitalisme fécond n’ont guère connu un notoire succès en matière de prosélytisme. On songe ici aux turpitudes de grands bourgeois de fraîche date, à l’époque du Consulat et du Second Empire. Balzac, inégalable peintre de la comédie humaine, ne s’est pas fait faute d’en porter un témoignage féroce. Les actuels opérateurs politiques et économiques sur le chantier russe et hors de ses frontières ne sont ni plus ni moins honnêtes que ne l’étaient les acteurs bourgeois de la Comédie humaine.
Les protagonistes de la pérestroïka ont esquissé des orientations économiques et politiques que chacune des diverses catégories sociales et des factions politiques interprétait à sa façon. À partir de ces interprétations, des alliances fragiles et mouvantes dessinaient un spectre, aux extrémités duquel on devinait un camp nettement conservateur et un autre, aligné sur les principes du monde libéral capitaliste. Le premier était implanté dans les structures lourdes de l’État soviétique. Les têtes pensantes du camp conservateur raisonnaient en termes de puissance militaire, économique, technique et scientifique apte à maintenir le rang de superpuissance de l’U.R.S.S., en dépit de l’extinction de la guerre froide. Les guides de ce camp entendaient préserver le primat de la propriété étatique et récusaient donc les modèles de croissance et de consommation capitalistes. Ils estimaient que le socialisme avait encore un avenir. Il va sans dire que les motivations idéologiques allaient de pair avec la détention de postes assortis de prérogatives et privilèges loin d’être mérités et avec un déroulement de carrière sans risque de se terminer au goulag. Le camp conservateur englobait par ailleurs un électorat dont les membres ont en partage le fait que l’État pourvoit à leurs moyens de subsistance.
À l’autre extrême se profile le camp de ceux qui ont fait leur deuil de toutes les valeurs qui contrarient la marche vers la haute productivité, les alliances avec les transnationales, la conquête des marchés extérieurs. C’est le camp virtuel où se côtoient gestionnaires, experts, hommes d’affaires, hommes politiques et nouveaux riches nés à la faveur du climat général de décomposition. C’est le camp où les stratèges des instances sommitales du monde capitaliste exercent par prédilection leurs talents. Il ne serait donc pas surprenant que dans ce camp se loge le principal contingent de la future classe dominante de la nouvelle Russie.
Entre ces deux extrêmes, la société civile, bien que dépolitisée et ne participant d’aucune manière à l’exercice d’un quelconque pouvoir étatique (80 % de la population ?), n’en est pas pour autant indifférente au sort de la Russie et des républiques que celle-ci cherche à fédérer. Elle suit aussi avec irritation les guerres des factions politiques et observe d’un œil critique les mesures affectant l’approvisionnement alimentaire et toutes les sphères de la vie quotidienne. Les simples citoyens rendent responsables de la misère du pays l’agitation politique, le parasitisme qui fleurit dans l’administration et les mœurs délictueuses des agents économiques, ils se sentent peu concernés par le statut de la propriété des moyens de production. Ils ne croient pas qu’un retour à l’hégémonie du P.C.U.S. soit un scénario réaliste et sont susceptibles de faire bon ménage avec le capitalisme privé comme avec le capitalisme d’État. Ces citoyens forment un agrégat social rien moins qu’homogène : patrons de combinats miniers, industriels et agroalimentaires, hommes d’affaires de tout acabit, petits et moyens entrepreneurs, commerçants, promoteurs de nouvelles technologies, etc. Ces gens font marcher l’économie autre qu’administrée, tant déclarée que grise, échappant au contrôle fiscal. Cet agrégat est infiltré par des trafiquants en rupture de la loi, des juristes mafieux et des truands de grande et petite envergure. Le lien qui le cimente réside dans la propriété privée des moyens de production et le système bancaire noué à elle. Ils croient qu’un chef intransigeant et un régime présidentiel peuvent sortir la Russie du chaos. Eltsine a compris cet état d’esprit mieux que quiconque parmi ses rivaux. M. Gorbatchev s’est heurté à l’hostilité de cet agrégat parce qu’il était suspecté de fidélité à des principes incompatibles avec les canons de l’économie libérale.
Reste encore à situer politiquement une importante couche sociale qui prétend exercer la fonction critique vis-à-vis des objectifs affichés par les diverses formations en lutte pour le pouvoir. Cette couche revendique pour elle-même le nom d’intelligentsia. Dans les mutations qui affectent la société postsoviétique, la fraction de l’intelligentsia politiquement contestataire face au courant dominant dans la sphère du pouvoir tient une place éminente. Au début de la perestroïka, ses rapports avec Mikhaïl Gorbatchev paraissent propices à l’intercompréhension. La visite du chef du P.C.U.S. à Sakharov et au président de l’Académie des sciences de l’Union soviétique était, à cet égard, de bon augure. Malheureusement, la mort de l’illustre physicien prive Gorbatchev d’un précieux interlocuteur. En même temps, les aléas de la politique dictée par la labilité des alliances et par le nombre et la complexité objective des problèmes à résoudre incitent cette fraction de l’intelligentsia à éviter l’engagement derrière un leader critique à l’endroit de l’idéologie libérale. Celui-ci se voit d’ailleurs dans l’impossibilité de combler ses attentes matérielles et l’écart géant entre les recettes de l’État et les dépenses auxquelles celui-ci doit faire face.
Les échanges marchands et le troc continuent à fonctionner et des initiatives prises par des autorités locales aident substantiellement à résoudre les problèmes de la vie quotidienne des habitants. Les échanges marchands officiels répondaient aux besoins du système soviétique maintenu. Ils découlent de ses visées globales et non de la recherche du profit. Or, celle-ci est l’âme même du capitalisme. C’est pourquoi qualifier le système soviétique de capitalisme d’État est une erreur. Les initiatives locales financées sur fonds publics, qu’elles soient urbaines ou qu’elles se déploient sous l’égide de barons industriels, bravent souvent les diverses prescriptions des instances nationales ou régionales censées démocratiquement élues. Les personnages qui font autorité sur le terrain rivalisent souvent avec les ténors politiques dirigeant les assemblées légales. Celles-ci entendent transformer l’ex-U.R.S.S. en une fédération de républiques établies de plein gré avec l’approbation incontestable des citoyens. Ces instances définissent, en principe, les rapports entre les républiques, l’étendue de leur souveraineté nationale, tant politique qu’économique, le corpus des lois et règles communes qui fondent leur unicité. Elles sont les lieux naturels où s’affrontent les factions et les coalitions circonstancielles candidates à la direction générale de l’entité soviétique en gestation. Les commissions ad hoc rédigent en hâte des projets de lois devant garantir les intérêts des formations plus ou moins durables dont ces commissions émanent. Chacune des factions en lice opère comme si leur effervescence purement bureaucratique avait prise sur les transformations économiques en cours dans le pays, pendant que la population attend en vain la liquidation des arriérés des salaires et des pensions et l’éradication de la misère ambiante.
Eltsine versus Gorbatchev
Parmi les personnages de premier plan dans l’arène, certains personnages se voient volontiers à la tête des forces bâtissant la nouvelle Russie et il en est, sans doute, qui ont l’étoffe d’éminents chefs d’État. Mais lequel d’entre eux est mû par une passion de pouvoir que n’arrête aucun scrupule, se croit investi d’une mission rédemptrice, jadis prétendument conférée à la Sainte Russie ? Seul Eltsine semble incarner cette figure équivoque. Pour assouvir sa passion, il lui fallait au préalable neutraliser Gorbatchev en coupant les racines de son autorité. L’échec économique patent de la perestroïka aidant, la manœuvre consistait à créer un parti communiste pleinement autonome et à opposer le soviet suprême de la Fédération russe à celui de l’U.R.S.S. Gorbatchev se verra dépossédé des instruments du pouvoir réel par la création d’un État russe souverain (juin 1990). Le burlesque putsch d’août 1991 fournit à Eltsine l’occasion de se faire plébisciter et d’éliminer Gorbatchev d’une quelconque position de force.
Eltsine triomphe, mais sa brutalité et l’absence d’un quelconque projet politique et économique rebutent les forces démocratiques du pays. Parallèlement, l’attrait d’un État dictatorial pour le peuple, porté par un régime présidentiel, s’amenuise à mesure que les gouvernés s’aperçoivent qu’ils ont été dupés. La pérennité du régime ne peut qu’en pâtir, non sans causer la perplexité du monde capitaliste envers le règne du tsar Boris.
Homme de raison et de dialogue, ennemi de la violence, Mikhaïl Gorbatchev s’attirait la sympathie des démocrates occidentaux rarement séduits par le populisme démagogique en vogue chez une proportion apparemment prépondérante de la population russe. Mais l’histoire enseigne qu’en période de turbulences violentes, un homme d’État partisan de solutions démocratiquement dégagées n’a aucune chance de se maintenir au pouvoir face à des rapaces n’ayant que mépris pour les principes humanistes.
Le tsar Boris fait figure de populiste libéral chez les partisans de l’économie de marché. Par tempérament, c’est plutôt un despote populiste. Jadis haut dignitaire communiste, il vomit, depuis sa rupture avec le P.C.U.S., tout ce qui caractérise les valeurs socialistes. Il s’inscrit de la sorte dans le courant acquis au marché concurrentiel et à la gestion capitaliste. Compte tenu des rythmes respectifs de croissance de l’économie mondiale capitaliste et des économies autres, il n’est guère douteux que les prochaines décennies prolongeront le triomphe du productivisme capitaliste.
Refonte de l’économie
Le mouvement technico-économique est aujourd’hui à l’œuvre en Russie comme partout ailleurs. Cependant, il s’y heurte, encore et toujours, aux structures lourdes toujours en place, et dont la liquidation n’est pas en vue parce que manque un ensemble d’objectifs structurants et que les couches sociales, solidaires dudit héritage, tendent à se renouveler et à se rajeunir sans avoir répudié les valeurs socialistes. Il est vraisemblable, dans ces conditions, que le règne du tsar Boris aura pris fin longtemps avant que l’économie capitaliste soit devenue manifestement dominante dans toutes les anciennes républiques soviétiques.
La refonte de l’économie soviétique au sens libéral passe par la constitution d’un État de droit selon les normes capitalistes et par la reconnaissance de la propriété privée comme dogme. C’est à travers cette refonte que la faction la plus active du camp procapitaliste s’affirmera comme force motrice d’une classe dominante en formation. Elle jouera alors le rôle de la bourgeoisie affairiste à l’époque du Consulat et du Second Empire. Érigée en dogme dûment reconnu par le pouvoir politique, la propriété privée agirait en trait d’union entre la Russie et l’Occident féru d’économie libérale. Le capitalisme pourrait d’ailleurs y fonctionner sous la forme de réseaux interdépendants de gros actionnaires, à l’image des constructions évolutives édifiées dans les sociétés soi-disant les plus conformes à la nature de l’homme. C’est dans ces constructions que viendrait se loger la nouvelle classe dominante. Et elle aurait tout intérêt à s’appuyer sur un État de droit, tel que le définit l’instance onusienne. Le laps de temps exigé pour une pareille refonte de l’entité politico-économique de la Russie serait de l’ordre de trois décennies. Le paysage politico-économique aurait les traits ordinaires des régimes parlementaires dépourvus de perspectives longues : débats stériles, électorat d’extrême droite totalisant 10 à 15 % des suffrages exprimés, campagnes électorales peu mobilisatrices, collusions et affaires nauséabondes. En vision panoramique, la nouvelle entité politico-économique russe laisse entrevoir un segment du train mondial tracté par la tyrannie du productivisme, train dont nul ne connaît la destination, laquelle est d’ailleurs indéterminable.
La Russie recèle un immense potentiel économique, technique et scientifique. La gestion des principales sources de devises (pétrole et gaz, gisements de métaux et pierres précieuses, charbonnages…) y est entre les mains d’hommes aussi compétents que leurs homologues des pays capitalistes. Elle possède une cohorte de savants, d’ingénieurs et d’autres hauts spécialistes capables de rivaliser ou de coopérer avec leurs congénères étrangers. Certes, pour l’heure, la fuite de cerveaux vers l’Occident cause à la Russie un grave préjudice. Mais la plupart d’entre eux en reviendront sans doute volontiers, lorsque les turbulences ruineuses seront évacuées.
La Russie est désormais entrée dans la phase de la mondialisation de l’économie, conjuguée avec la tyrannie du productivisme. Cette phase s’inscrit dans un processus planétaire orienté dans le sens de l’entropie croissante. La question est de savoir de quelles armes dispose l’espèce humaine pour freiner ce processus de façon à prouver l’efficacité de sa propre liberté.
1 Henri Provisor est physico-chimiste (U.L.B. 1936-1941). Après l’exode en France en 1940 et son engagement dans la Résistance (État-major de l’Armée secrète et colonel des Forces françaises de l’intérieur, "Darciel"), il fut membre du P.C.F. de 1941 à 1968 (Prague). Il fit ensuite partie de l’Institut de recherches économiques et de planification (Irep-Grenoble II). Il est l’auteur du Pari démocratique (sous le pseudonyme de Jean Dru, publié aux éditions Julliard en 1962 et De l’État socialiste en deux volumes, également aux éditions Julliard, 1965 et 1968).