Poèmes1

Kenneth Rexroth

Avertissement

Requiem pour les morts d’Espagne et L’automne en Californie évoquent la guerre civile en Espagne (1936-39); le deuxième poème évoque également la guerre sino-japonaise. Autre exercice matinal fait référence à la trahison des insurgés chinois par les staliniens en 1927 (Borodine y était le représentant du IIIe Internationale); les dernières lignes du poème fait vraisemblablement allusion à la grève générale de San Francisco (1934). Le 22 août 1939 et Le vendeur de poisson ambulant et le cordonnier ont été écrits sur les anniversaires de l’exécution des anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti en 1927. Andrée Rexroth était la première femme de Rexroth; Marie Kass (célébrée dans l’imitation du poète latin Martial) était la deuxième. Frieda Lawrence (mentionnée dans le deuxième poème à Andrée) était la veuve de D.H. Lawrence. Le début de Quand avec Sappho est une traduction de Sappho par Rexroth lui-même. Billet de Noël à Geraldine Udell évoque le Chicago des années vingt (Gas était une pièce de théâtre d’avant-garde; Eugène Debs, Alexandre Berkman, Jim Larkin et Big Bill Haywood furent parmi leurs contemporains). Les Deux poèmes pour Brew et Dick ont été enregistrés par Rexroth avec la musique de Duke Ellington et Charlie Parker.

Années 19302

REQUIEM POUR LES MORTS D’ESPAGNE

Les vastes constellations géométriques d’hiver

Se lèvent au-dessus de la Sierra Nevada,

Je marche sous les étoiles, les pieds sur la courbure connue de la terre.

Je suis des yeux les clignotants d’un avion,

Rouges et verts, qui s’enfonce grondant vers les Hyades.

La note des moteurs monte, aiguë, faible,

Inaudible enfin, puis les lumières se perdent

Dans la brume au sud-est, aux pieds d’Orion.

Comme le bruit s’éloigne, le froid me saisit et la pensée

Qui s’empare de moi me soulève le coeur. Je vois l’Espagne

Sous le ciel noir battu de vent, la neige qui tournoie légèrement,

Scintille et se déplace au-dessus des terres blafardes,

Et des hommes qui attendent, transis, blottis les uns contre les autres,

Un avion inconnu passant au-dessus de leurs têtes. L’appareil

Dans la brume survole les lignes ennemies vers le sud-est,

Des étincelles sous sa carlingue près de l’horizon.

Quand elles s’effacent la terre frissonne

Et le ronronnement faiblit. Les hommes se détendent un instant

Et redeviennent nerveux dès qu’ils se reprennent à penser.

Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,

Les tableaux arrêtés, les vies interrompues,

Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.

Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,

Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.

Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar

Tout à coup m’envahit et des cadavres

Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi.

Alors, doux au début, riche et puissant ensuite,

J’entends le chant d’une jeune femme.

Les émigrants du coin de la rue veillent

Le corps de leur fils aîné, renversé par un camion sans chauffeur

Qui a dévalé la côte et l’a tué sur le coup.

Les voix l’une après l’autre se joignent au chant.

Orion traverse le méridien vers l’ouest,

Rigel, Bellatrix, Bételgeuse, défilent en ordre,

La grande nébuleuse miroite dans ses reins.

EXERCICE TRÈS MATINAL

Chang Yuen est au seuil d’une brillante carrière.

Fonctionnaire subalterne à Nankin,

Il fréquente néanmoins les milieux dirigeants de la capitale.

On lui prédit un grand avenir;

Mais il se pique de littérature.

Il travaille sans énergie et vit la nuit;

Il regrette ces temps troublés;

Il aimerait se retirer du monde;

Il recherche ce qu’il nomme la cohésion sociale;

Il aspire à vivre dans une culture plus positive.

Il a publié anonymement une étude savante

“Sur la précision du Shinto en tant que déterminant culturel agnostique”.

Par moment, il croit que la planète est à la veille

D’une Grande Renaissance Spirituelle.

Il cultive un goût pour Rimbaud, Bertrand Russell et Tu Fu.

Son rêve serait de s’installer à Paris.

Il traverse le pont près des Ateliers textiles de l’Inspiration divine.

Le bâtiment tremble de tout son long dans le fracas des machines.

Les lumières verdâtres des fenêtres

Clignotent devant les passants.

Des porteurs entrent et sortent sous de vastes porches indistincts.

Contre la barrière, dans un paquet de haillons, des visages brillent.

Chang Yuen s’arrête sur le pont récitant à part soi:

“Les concubines impériales

Dansent vêtues d’un voile transparent

Au pied du pavillon du Phénix Pourpre dans le soir.”

Il rêve aux filles qu’il aurait pu acheter dix dollars

Quand la famine sévissait dans le Shan Tung.

Il reprend doucement à voix haute:

“Il faisait chaud, dans la vallée

Bien que le soleil se fût couché depuis longtemps.”

Il repense au fils de Won, un ami très important;

Il est âgé de quatorze ans et arpente la nuit de Shanghaï,

Les joues fardées, dans les rues du Quartier International.

Il décide de prendre son opium plus sérieusement.

Des fleurs de poirier tournoient dans le brouillard.

La marée soulève le fleuve.

Le jour pointe au bout des rues.

AUTRE EXERCICE MATINAL

Le brouillard du Pacifique circule à trente mètres

Au-dessus des maisons et des collines de San Francisco.

Après les journées lumineuses de mars, les vallées intérieures

Aspirent d’énormes masses d’air frais venues de l’océan.

Au-dessus du brouillard déchiqueté, un nuage haut, transparent, laminé

Se dirige lentement vers le nord, enjambant la moitié inférieure de la demi-lune.

L’astre, venu de Castor et Pollux, décrit sa parabole vers l’ouest.

Je marche dans les rues à trois heures du matin.

C’est le printemps de la dernière année de la jeunesse.

La mer est basse et l’air est saturé d’odeurs d’océan.

Les oiseaux moqueurs qui viennent d’arriver, réveillés,

Se tiennent dans les cours des maisons.

Je passe devant une vitrine réfrigérée

Où cinq lièvres blancs éviscérés

Pendent à cinq crochets par leurs pattes de derrière velues.

Les étalages éteints des fleuristes sont remplis de fleurs d’amandier obscures.

J’ai passé un moment au Sam Wo’s à siroter un alcool frais et parfumé.

“Qu’a fait Borodine à Canton en 1927?” —

La discussion a duré cinq heures.

Mon ami Soo est un sympathisant de l’opposition de gauche.

Il m’a accusé d’avoir assassiné quarante mille personnes sur la Colline des Fleurs Jaunes.

“Tu as ces cadavres sur la conscience”, disait-il.

Il a commandé des tripes et il pleurait en les mangeant,

Ses baguettes cliquetant comme des castagnettes.

Quoi qu’il ait fait, Borodine a eu tort, c’est probable;

L’histoire serait tellement plus simple si on pouvait l’écrire

Sans jamais avoir à la réaliser.

Les armées du Kuomintang ont envahi la ville natale de Tu Fu.

L’Armée rouge s’est retirée en bon ordre.

Je me demande si le portrait sur bois érigé par les siens

Se trouve encore sur l’autel à Sheng Tu,

Et si l’on brûle toujours de l’encens

Devant ce visage d’une intelligence et d’une compassion ardentes.

Il mena une vie dure; il détestait la guerre, le despotisme, la famine.

À la première occasion, il se brouilla avec l’empereur.

L’encre fielleuse des journaux sèche dans les kiosques;

Je frissonne et poursuis mon chemin en grelottant;

Je pense à ce monde où tant de vies sont misérables,

À tous les hommes qui furent torturés

Parce qu’ils croyaient possible d’être heureux.

Des piquets de grève montent la garde sur le pont à l’embouchure du Sacramento,

Blottis autour de petits feux,

Parlant peu,

Le fusil à la main.

L’AUTOMNE EN CALIFORNIE

L’automne en Californie est une saison

Tempérée et anonyme, aux collines et aux vallées

Incolores. Seuls les eucalyptus d’un vert noirâtre,

Les conifères et les chênes, émergent de la brume;

Les champs sont en labours, nus, vacants;

Le bétail piétine les prés en pente;

Les fleurs sont mortes, les herbages flétris.

Toute la nuit, le long de la côte, sur les crêtes,

Passent des oiseaux, bruissant, haut dans la tiédeur du ciel.

Seuls dans les prés en altitude les trembles

Luisent comme des poissons rouges et or dans l’eau vive.

Seules dans les villages du désert les feuilles

Des peupliers tournoient dans l’air enfumé.

Errant une fois encore dans la douceur du soir,

Je rappelle mon coeur à l’ordre et mon esprit rouillé

À la passion. Je ne devrais penser qu’à mes rêves, à l’amour, à la mort,

À la beauté qui s’enfuit avec le temps comme un sang qui s’écoule,

À ma solitude dans le monde, au milieu des images

De jolies femmes et sous les constellations.

Mais j’entends sonner les horloges de Barcelone à l’aube

Et résonner les sifflets à Nankin, le midi.

J’entends vrombir et claquer sèchement dans les airs

Les avions de combat, le grondement sourd

Des bombardements, les tirs précipités

Des canons antiaériens.

                                     À la première bombe sur Nankin,

Une jeune femme fluette, au visage de lune, s’élance dans la rue

Abandonnant bol de riz et enfants en larmes,

Et, toute droite, murmure des insultes en scrutant le ciel.

L’instant d’après, elle explose comme une poche d’eau

Tandis que, dans un nuage de fumée et de poussière,

Les murs lentement basculent sur elle.

                                                         J’entends les voix,

Jeunes, épuisées et exaltées de deux camarades

Dans une pièce close, à Madrid. Ils ont discuté

La nuit entière. De la pêche à la truite dans les Pyrénées,

De Spinoza, des soirs anciens de fête et de xérès,

Des femmes qu’ils faillirent avoir, ont eues ou presque,

De Picasso, de Velasquez, de la relativité.

Des chandelles rougissent, des lueurs bleues

Filtrent aux fentes des volets, le pilonnage

Reprend: on dirait qu’il n’a jamais cessé.

Le vent froid du matin est chargé de poussière,

Leur permission prend fin. Soldats de choc

Ils ne se reverront peut-être jamais. La lumière terne baigne,

Dans une clarté impersonnelle, les uniformes rapiécés,

L’exemplaire corné de l’Impérialisme de Lénine,

La cartouchière pleine, l’étui et la crosse noire d’un revolver.

     La lune se lève tard sur le mont Diablo,

Énorme, presque pleine, et chaude; le vent s’éloigne,

Un brouillard brun venu des marais recouvre la baie,

Et, dans les airs, le cri des oiseaux se fait soudain

Puissant, nerveux, effarouché.

LE 22 AOÛT 1939

“...pour empêcher ta mère de se décourager, je vais te dire comment je m’y prenais. Emmène-la faire une longue promenade dans la campagne tranquille, cueillir des fleurs sauvages, se reposer à l’ombre des arbres, entre l’harmonie du ruisseau plein de vie et la sérénité de la mère-nature, et je suis sûr que cela fera sa joie, ainsi que la tienne certainement. Mais souviens-toi toujours, Dante, au milieu du bonheur, de ne pas le garder pour toi tout seul, mais de te pencher un peu vers les autres, près de toi et de venir en aide aux faibles qui réclament du secours; aide les persécutés et les victimes; parce qu’ils sont tes amis; ils sont les camarades qui luttent et tombent comme moi et Bartolo, hier, nous luttâmes et tombâmes, dans la conquête de la liberté pour tous et les pauvres travailleurs. Dans ce combat de la vie, tu trouveras davantage d’amour et tu seras aimé.”

—Lettre de Nicola Sacco à son fils Dante, 18 août 1927.

“Angst und Gestait und Gebet.”

—Rilke.

À quoi bon, cette poésie,

Ce paquet d’accomplissement

Assemblé au prix de tant de douleur?

Vingt ans d’un travail de forçat,

Leçons tirées de Li Po et de Dante,

Des chants indiens et de la psychologie de la forme;

Quels mots peut-il épeler,

Cet alphabet d’une sensibilité unique?

Le dessin pur des étoiles dans leur progression ordonnée,

L’air raréfié des sommets de 4000 mètres,

Leurs vues du mont Pisga sur quels secrets de la personnalité,

Le feu des coquelicots sur des champs érodés,

Le sommeil des lynx dans la forêt de midi,

L’étrange anastomose des réseaux de la pensée,

La vie qui s’écoule, ingouvernable,

Et l’espérance profonde de l’humanité.

C’est un art qui n’a guère changé au cours des siècles,

Ses sujets sont restés les mêmes,

“Déshabille-toi, au nom du ciel, et viens au lit,

Nous ne sommes pas éternels.”

“Les pétales de la rose tombent”,

Nous tombons de la vie.

Les valeurs tombent de l’histoire comme des hommes sous les bombes,

Seul un minimum subsiste,

Seul un accomplissement inconnu.

Quelques mots à graver sur une pierre tombale,

Sur les champs de bataille du monde entier,

“Pauvre gars, il n’a jamais su de quoi il retournait.”

Dans mille ans, des hommes portant lunettes viendront, munis de pelles

Donner des conférences à l’université sur “Progrès et retards culturels”.

Une pincée d’ail en plus dans la soupe,

Une demi-heure gagnée au lit le matin,

Certains eurent de la chance et d’autres non;

On expose derrière les vitrines de musées obscurs

Les objets qu’ils abandonnèrent dans leur hâte.

Cette année, nous avons fait quatre grandes ascensions,

Campé deux semaines au-dessus de la forêt,

Regardé Mars nager auprès de la Terre,

Regardé l’aurore noire de la guerre

Se répandre dans le ciel d’une civilisation sur le déclin.

L’autorité vit ses dernières et terribles années.

La maladie atteint son point critique,

Dix mille ans de pouvoir,

Deux lois en lutte,

Le règne du fer et du sang versé

Contre la solidarité tenace du cerveau et du sang vifs.

Ils sont piégés, assiégés, des fous meurtriers.

S’ils insonorisent leurs cellules,

Ce n’est pas afin d’étouffer les coups de pistolet,

Mais les dernières paroles des condamnés.

“La liberté est la mère

Non la fille de l’ordre.”

“Du gouvernement des hommes

À l’administration des choses.”

“De chacun selon ses capacités,

À chacun selon ses besoins.”

Nous taillions des marches dans la glace bleue des glaciers suspendus,

Vacillant sur des arêtes éclatées,

Et leurs voix résonnaient encore en nous.

Quelques brins de cordes

Et de malheureux piolets ont suffi

Pour vaincre l’apathie froide et cruelle des montagnes,

Rares sont les sommets inviolés.

À mon retour d’escalade une lettre m’attend.

C’est ma première petite amie, rencontrée il y a vingt-cinq ans.

“J’ai lu ton poème dans le New Republic.

Tu te souviens du magasin de pompes funèbres, au coin?

De la forme qu’on vit sous un linceul en reluquant par le soupirail

Avant de prendre nos jambes à notre cou en hurlant? Tu te souviens?

Au coin, on a construit une station service,

Et un garage où tu habitais,

Il ne reste plus que deux maisons à part la nôtre.

Nous tenons le coup, au milieu du bruit et du monoxide de carbone.”

Mon poème d’alors parlait d’exil et de mal du pays,

Vingt-cinq ans de vagabondages

Dans un monde bruyant et empoisonné.

Ma petite amie a tenu le coup. Je ne suis jamais revenu.

Mais les explosions et les gaz empoisonnés

Sont aussi bien domestiques qu’importés.

Dante connut le mal du pays, les Chinois en firent un art,

Ainsi souffrit Ovide et tant d’autres,

Comme Pound et Eliot,

Comme Kropotkine qui creva de faim,

Et Berkman de sa propre main,

Fanny Baron qui mordit ses bourreaux,

Mahkno qui mourut en odeur de calomnie,

Et Trotsky, je suppose, passionnément, à sa manière.

T’en souviens-tu?

À quoi bon cette poésie,

Ce paquet d’accomplissement

Assemblé au prix de tant de douleur?

Tu te souviens du cadavre dans le sous-sol?

Où en sommes-nous, au tournant de notre existence,

Écrivains et lecteurs des hebdomadaires libéraux?

GIC-HAR

Il est tard dans la nuit, froide et humide,

Et l’air est rempli de fumée de tabac.

Le cerveau soucieux et las,

Je reprends l’encyclopédie,

Volume GIC-HAR,

Dont j’ai dû lire chaque ligne

Durant tant de nuits comme celle-ci.

Assis à moitié endormi je parcours l’article “Gros-bec”,

Écoutant ferrailler et marteler longuement au loin

Les wagons de marchandises et les aiguillages.

Soudain, je me revois

Rentrant de ma baignade

À Ten Mile Creek,

Au-dessus de la longue moraine un soir au début de l’été,

Les cheveux mouillés, dans l’odeur de la vase et des élodées.

Je revois un sycomore devant une ferme en ruine,

Et instantanément, distinctement, m’est révélé

Un chant d’une joie et d’une pureté incroyables,

Mon premier gros-bec à gorge rose,

Tourné vers le soleil couchant, le corps

Saturé de lumière.

Je restai immobile et frissonnant dans la chaleur du soir

Jusqu’à ce qu’il s’envole, et je vins à comprendre

Dans ma douzième année que l’un des grands événements

De ma vie venait de se produire.

Trente usines déversent leurs déchets dans le ruisseau où je nageais.

La ferme a cédé sa place à une banlieue déshéritée

Sur les pelouses calcinées il y a des étourneaux, étrangers et agressifs.

J’habite de l’autre côté du continent

Dix ans dans une cité hostile.

SUR QUELLE PLANÈTE

L’air chaud qui recouvre uniformément la campagne,

S’écoule imperceptiblement vers le large;

Les brumes d’automne circulent en épais rubans

Au-dessus de l’eau pâle;

Il y a des aigrettes blanches dans les marais bleus;

Le mont Tamalpais, le Diablo, le Saint-Helena

Flottent dans l’air.

Nous gravissons les falaises de Hunter’s Hill

Qui surplombent sur plus de quatre-vingt kilomètres

Une imbrication sinueuse de montagnes et de mer.

J’escalade une cheminée en torsade,

Et, alors que je lève les yeux vers

Une petite grotte, deux hiboux blancs

S’envolent, silencieusement, près de mon visage.

Ils ondoient, gênés par le soleil,

Avant de disparaître dans les replis de la falaise.

Toute la journée j’ai observé une nouvelle grimpeuse,

Jeune fille aux cheveux d’un blond de cendre,

Au regard doux et confiant.

Elle monte avec lenteur, précision,

Et une grâce sans geste superflu.

Tandis que j’enroule les cordes,

Et admire le crépuscule impressionnant,

Elle se tourne vers moi et dit, tranquillement,

“Ce doit être une splendeur, le coucher de soleil,

Sur Saturne, avec ses anneaux et toutes ses lunes.”

Années 19403

LE MERCREDI SAINT DE 1940

Par la fenêtre à l’est, un orage

Convulsif éclôt devant la lune montante.

À l’ouest, dans la brume, les planètes

Frémissent, météores immobiles.

Nous écoutons dans l’obscurité l’office de Ténèbres,

Musique plus ancienne que la Résurrection,

Écho du Levant en proie au tumulte et à la ruine.

“Pourquoi est-elle assise à l’écart

La ville populeuse?”

Le chant imposant et détaché des bénédictins retentit;

Ce supplice ne suscite en eux ni crainte ni honte.

Songe qu’à six heures de là, en Europe,

Ils étaient des milliers à prononcer ces paroles,

Psaume après psaume éteignant un cierge...

À Albi, forteresse dans la pénombre glaciale,

À Aix, sous les vieilles voûtes sonores,

À Munich, où la dernière flamme

Miroitait sur les statues de bois.

“Jérusalem, Jérusalem,

Convertissez-vous au Seigneur votre Dieu.”

Ils sont des milliers, agenouillés dans le noir,

Qui murmurent: “Aie pitié de nous, ô Seigneur.”

Tout en fumant et chuchotant, nous écoutons, admiratifs.

Les voix viennent de cinq mille kilomètres.

Sur le mur blanc du jardin, les ombres

Du dattier battent violemment;

La pleine lune de printemps s’est levée,

Une rafale de vent l’accompagne.

AUTRE PRINTEMPS

Les saisons tournent et les années passent

Ne demandant ni aide ni surveillance.

La lune parcourt sans intention

Son cycle pleine, montante, pleine à nouveau.

L’astre blanc coule au coeur du fleuve;

L’air est traversé d’un parfum d’azalée;

Au profond de la nuit une pomme de pin se détache;

Notre feu de camp meurt entre les monts déserts.

Les étoiles acérées dansent sous le feuillage frémissant;

Le lac est noir, insondable dans les ténèbres cristallines;

Haut dans le ciel, la cime diaphane d’un pic enneigé

Sépare en deux la Couronne boréale.

O coeur, coeur si curieusement

Intransigeant et corruptible,

Nous voici exultant sous les étoiles au bord du lac,

Et ces instants qui ne devraient jamais finir

S’écoulent à nos côtés indifférents comme l’eau.

ENTRE DEUX GUERRES

Tu te rappelles, ce petit déjeuner en novembre —

Le raisin noir et frais qui sentait

Encore l’emballage de liège,

Les petits pains à la mie blanche et chaude,

Le chocolat épais au goût de miel?

Et nos nuits de fête; le gin et les tangos?

Les filets à cheveux défaits, les boutons de manchette égarés?

Que sont-elles devenues

Les filles splendides, les heures abandonnées?

Ou nous disait perdus, inconscients, immoraux.

Ou disait que nous entravions les plans du Pouvoir.

Et aujourd’hui, par millions emmurés vifs

Dans le cercueil des circonstances,

Ils tambourinent aux dalles de leurs tombeaux,

Ils se terrent dans les caves des ruines, et se disputent

Leur propre chair fragmentée.

ANDRÉE REXROTH

Décédée en octobre 1940

Une fois de plus, les branches marbrées de gris du marronnier d’Inde

Resplendissent d’étoiles d’émeraude,

Et les aulnes couvent dans la fumée rose

De leurs innombrables boutons.

Le printemps, je sais, est toujours

Aussi splendide, la voix de la grive cachée

Aussi douce et le soleil aussi vital.

Mais ce sont les chemins forestiers où nous marchions

Tous deux, ces chemins, nos dix années passées ensemble.

Nous pensions que cela n’aurait pas de fin,

Mais le temps a passé et les jours

Qui ne devaient jamais arriver pour nous sont là.

Des truites d’argent au fil de l’eau —

Les traces du raton-laveur sur la rive —

Un butor qui mugit au loin —

Tes cendres dispersées dans ces montagnes —

Emportées par le courant vers la mer.

QUAND AVEC SAPPHO...

“. . . Dans la fraîcheur du ruisseau

le vent bruit entre les branches

des pommiers, et du feuillage frémissant

le sommeil se déverse . . .”

Nous sommes étendus dans le verger à l’abandon bourdonnant

D’abeilles d’une ferme en ruine de la Nouvelle-Angleterre,

L’été dans nos cheveux, et le parfum

De l’été imprégnant nos corps enlacés,

L’été dans nos bouches, et l’été

Dans les mots lumineux et fragmentaires

De la poétesse grecque disparue.

Pose ton livre. Penche-toi. Tends tes lèvres.

Ta grâce est aussi belle que le sommeil.

Tu bouges contre moi,

Vague endormie.

Ton corps envahit mon esprit

Comme une nuée d’oiseaux dans l’été;

Non comme un corps séparé, une chose étrangère,

Mais à la manière d’un halo

Auréolant l’univers entier.

Penche-toi. Que tu es belle,

Belle comme tes mains

Repliées dans le sommeil.

Nous avons vieilli cette après-midi.

Ici, dans notre verger, nous sommes

Aussi âgés qu’elle dont les cendres dispersées

Sur cette mer lointaine

Étincellent à la crête des vagues

Ou empourprent la coquille des murex.

Autour de nous, la vieille ferme se délabre

Dans le chaos du plein été porteur de miel.

Sur ces îles écartées les temples

Se sont écroulés, et le marbre

A pris la couleur du miel sauvage.

Il ne demeure rien des jardins

Qui jadis les entouraient, ni du gazon

Gras que foulaient les sabots fendus.

Seule la salicorne monte à l’assaut

Des pierres effritées,

Des marches craquelées,

Seuls le bleu et le jaune

De la mer, et les falaises

Rouges, loin de l’autre côté de la baie.

Penche-toi.

Son souvenir passe dans nos lèvres maintenant.

Nos baisers traversent le chaos de l’été

Qui s’empare de nos poitrines et de nos cuisses.

D’énormes dômes dorés de cumulus

Se lèvent sur la forêt qui ondule et siffle.

L’air pèse sur la terre.

Le tonnerre éclate au-dessus des montagnes.

Au loin, sur les Adirondacks,

Des éclairs presque invisibles frémissent

Dans le ciel lumineux, violets

Contre les ombres grises, plombées, des nuages ventrus.

La crinière douce et virile des orages

Balaie l’horizon qui enfle.

Ôte tes chaussures et tes bas.

Je baiserai tes doux pieds, tes douces jambes

À demi enfouis dans le fouillis

D’un tapis odorant de fleurs de plein été.

Déshabille-toi. Je serrerai

Ta chair couleur de miel d’été contre

Le sol brûlant, dans l’herbe piétinée, âcre,

Du plein été. Que ton corps coule

Comme miel entre les doigts

Granulés et chauds de l’été.

Repose-toi. Attends. Nous sommes comblés pour l’instant.

Donne-moi tes lèvres

Défaites et humides qui ont le goût

De ma peau. Relis ces poèmes

À la mélodie sinueuse dans cette langue

Qui, entre toutes, est oeuvre d’art.

Répète ces mots épars et poignants

Sauvés par les anciens grammairiens

Pour illustrer les conjugaisons

Et les déclinaisons d’un langage plus ancien encore.

Allonge-toi au creux de mon corps,

Je veux sentir tes épaules meurtries contre

Les poils humides de ma poitrine.

Donne-moi un baiser. Songe, douce linguiste,

Que dans ce monde l’ablatif est impossible.

Nul ne viendra nous servir.

Il s’agit de nous servir l’un de l’autre.

Le vent quitte lentement la tempête;

Tourne sur les arêtes boisées; résonne

Dans les vallées. Ici, nous sommes seuls

Ensemble; et au-delà

De ce verger commence la solitude,

La solitude du monde entier.

Que rien, jamais, ne pénètre

L’isolement de cette journée,

De ces paroles, protégées dans leurs langues mortes,

De ce verger, retranché de l’histoire et du réel,

De ces ombres estompées dans la lumière d’été,

Isolés ensemble loin de la réciprocité du monde.

Ne parle plus. Ne dis rien.

Que s’installe le silence

Jusqu’à l’assouvissement.

Que nos doigts sculptent

Le contour de nos corps dorés.

Ne dis rien. Mon visage chavire

Dans l’été coagulé de tes cheveux.

Les abeilles s’apaisent.

Le calme tombe sur nous comme un nuage.

Reste immobile. Que ton corps s’enfonce

Dans l’impressionnant silence

De l’été accompli —

Loin, loin, vers l’infini —

Nos lèvres lasses, pâmées de calme.

Regarde. Le soleil a décliné.

De longues lumières ambrées

Se déposent maintenant

Sur les fûts ravagés des pommiers anciens.

Nos corps bougent l’un vers l’autre,

Comme ceux des dormeurs dans leur sommeil,

Assouvis et exténués à la fois,

Tandis que l’été se dirige vers l’automne,

Tandis qu’avec Sappho nous allons vers la mort.

Mes paupières tombent de sommeil

Dans l’automne de tes cheveux défaits.

Ton corps bouge entre mes bras,

Au bord du sommeil.

Et c’est comme si j’étreignais

Une nuée d’oiseaux

Dans un soir d’été.

LES AVANTAGES DE L’ÉRUDITION

Je suis un homme dépourvu d’ambitions

Et qui a peu d’amis, hautement incapable

De gagner son pain, qui ne

Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.

Tout seul, mal vêtu, quelle importance?

À minuit, je mets à chauffer

Un bol de vin blanc à la cardamone.

Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,

Assis dans le froid à écrire des poèmes,

À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,

Je copule avec des nymphomanes

De seize ans nées de mon imagination.

UN NÉO-CLASSICISTE

Je connais tes valeurs morales, pharisien.

La nuit dernière tu t’es réveillé en hurlant.

Dans ton rêve, tu avais atteint l’extrême vieillesse,

Tu agonisais et à ton lit de mort

Toutes les filles avec qui tu avais couché

Venaient, aussi âgées que toi, assister à ta fin.

Comateux, tes débris marbrés

Se ridaient et gelaient entre les draps raides;

Et les visages, troubles comme sous

Une eau souillée, indifférents,

Muets, dans cette chambre comble de vieilles,

Vieilles femmes, patiemment, attendaient.

SUR L’EAU

Notre canoë paresse dans le courant nonchalant

Que lianes, joncs et troncs d’arbres encombrent

Sur l’eau stagnante d’une rivière du Middle-West.

Puis, pivote lentement, avant de se loger dans un lacis

De nénuphars. Fatigués, nous posons nos rames.

Toute l’après-midi, nous avons remonté le faible courant,

Au long des méandres sombres entre bois et prairies,

Passant des gués bourbeux où l’odeur forte du bétail

Dormait épaisse à la surface; nous avons entonné des chants

Réguliers et cadencés; des chants de montagnards

Et de bergers, des chants du cabestan

Et du débarcadère, des chansons de voyageurs.

Las de nos mouvements et de leur rythme,

Las du jeu souple de nos forces conjuguées,

Dans les bras l’un de l’autre nous laissons

Feuilles et pétales de nénuphars empêcher

Tout mouvement dans l’air inerte pesant de chaleur.

Chante tout bas pour moi Westron Wynde, Ah the Syghes,

Mon coeur se recommande à vous, Phoebi Claro;

Chante les chansons d’amour vagabondes

D’hommes et de femmes disparus depuis sept siècles,

À voix basse, tes lèvres caressant ma joue.

Que nos jambes s’entrelacent au fond du canoë,

Que ta poitrine dans ton corsage fin

Repose le long de mes bras nus et de mon cou;

Que ta chevelure embaumée retombe sur nos yeux;

Donne-moi tes lèvres délicates et mélodieuses.

Je te déshabille. Tes pupilles sont noires, humides,

Immenses, et ta peau d’ivoire est moite.

Bouge doucement, à peine, ouvre les cuisses,

Prends-moi lentement en toi, pendant que nos lèvres avides

Cherchent nos gorges battantes de sang.

Bouge doucement, arrête et retiens-moi

Profondément, immobile, au fond de toi, alors que le temps s’écoule

Comme le fleuve derrière ces nénuphars,

Et que les moments voleurs fusionnent et s’évanouissent

Dans notre chair éphémère, éternelle.

EN RAISON INVERSE DU CARRÉ DES DISTANCES

Impossible de rien voir dans cette nuit;

Mais c’est bien moi, Rexroth,

Qui plonge dans le noir sur une planète glaciale.

Il fait bon et tout s’anime dans cette obscurité

Végétale où des cerfs invisibles broutent en paix.

Le ciel est chaud et lourd, je ne distingue

Pas même la cime des arbres, là-haut.

Je sais que ce sont des pins dont les fruits

Restent fermés sur les branches, et finissent

Par s’incruster dans le bois, jusqu’à ce qu’un feu

Les délivre, régénérant la forêt incendiée.

Et j’attends, seul, au coeur des montagnes,

Dans la forêt, dans le noir, tandis que le monde

Parcourt, rapide, son ellipse régulière.

* * *

Il fait chaud ce soir, rien ne bouge.

Les étoiles sont floues. Le fleuve —

Indistinct et monstrueux sous les lucioles —

Coule, à peine audible, d’un flot

Résonnant et grave dans le lointain.

Je devine tes yeux, tes lèvres humides.

Invisible, majestueux, odorant,

Ton corps s’ouvre à moi en secret.

Voilà bien l’ultime énigme.

Après tout ce temps, je ne sais rien

De plus étrange. Nous qui nous connaissons comme

Une chose une et double, dont les membres

Sont les instruments habiles d’un seul plaisir,

Nous restons des mystères dans les bras l’un de l’autre.

* * *

À l’orée du bois sous la lune

Debout entièrement nus,

Vacillants, tachés d’ombre, enveloppés

L’un par l’autre et tous deux

Enserrés par la nuit. Nous n’entendions

Ni l’engoulevent ni le soupir

Du tremble; le vol silencieux de la chouette

Ou ses cris perçants ne nous parvenaient pas.

Il n’y avait que le battement de nos coeurs.

Nos yeux ne voyaient pas remuer la nuit

Ni la lumière, les étoiles fixes ou mouvantes,

Les étoiles filantes. Toutes seraient tombées,

Nous ne l’aurions pas su. Nous tombions

Comme des météores, sombres dans la nuit froide,

L’un vers l’autre, et puis masse

Embrasée à travers ciel heurtant la terre.

* * *

Je suis couché seul sur un lit

Étranger dans une maison inconnue et l’aube

Plus cruelle qu’aucun minuit

Jette ses brassées de lumière —

Fleurs fanées au bout des branches

De cerisier et, derrière l’or

Des nobles chatons d’un érable,

Et plus haut, immense, pur,

Le ciel d’avril au nuage effiloché,

Et au-dedans et au-delà de tout,

L’inexorable étendue

Déserte de la solitude.

INCARNATION

À la fin d’une journée d’escalade seul

Dans la neige éblouissante de printemps,

Redescendant au couchant

Jusqu’au pré le plus haut, vert

Dans le brouillard froid des cascades,

J’atteignis un réseau de ruisseaux

Recouverts d’innombrables

Iris sauvages éclatants;

Et je vis la fumée de notre camp

Plus bas, entre les murs du canyon,

Présence humaine dans la montagne déserte.

Debout sur les pierres

Dans les tourbillons du torrent,

Une vision de toi m’est alors

Apparue, plus réelle que la réalité,

Dans l’arôme tournoyant des iris:

Feu dans les boucles lourdes de tes cheveux;

Tes hanches qui, vrillées dans un tango,

Vont et viennent dans la lumière pâle parfumée;

Tes joues rougies de neige, le son

Des cithares, et le chalet bondé

Qui chante et danse; tes bras

Blancs dans l’eau brune de l’automne,

Quand tu nages entre les feuilles flouantes,

Traçant une toile de lumière

Fluctuante sur les sycomores;

La courbe exacte de ta cuisse, la soie fine

Glissant sous mes doigts, et toi,

Tendue, au bord de l’abandon.

Le contact et le parfum mêmes de tes seins;

L’odeur douce et secrète de sexe.

À jamais, la pensée de toi,

La splendeur des iris,

Les pétales d’iris froissés,

Les étamines d’or poudrées de pollen,

La cantate obscure

Des eaux mêlées, les pics

Neigeux, brûlants, impassibles,

Se confondent avec cet endroit.

Ce moment de réalité et de vision

Contient l’éternité,

Devient l’esprit même de ce lieu.

La responsabilité

De l’amour réalisé et de la beauté

Vue brûle en toi, ange brûlant,

Plus réel que la fleur ou la pierre.

IMMOBILES SUR LA RIVIÈRE

La solitude s’installe autour de nous

Étendus, abandonnés et comblés,

La solitude nous serre, délicate, dans sa paume chaude.

Une tortue se glisse dans l’eau

Léger bruit de bulle qui éclate;

Tout se tait sinon la lointaine

Et saisissante conversation des feuilles

Immobiles de peupliers et de sycomores et, espacée,

Solitaire et pensive la voix d’une grenouille.

Je détache les yeux de ton visage extasié

Et je regarde le soleil couchant

Saupoudrer le zénith immense, immaculé

D’imperceptibles étoiles d’or.

Tu ouvres les yeux, tournes la tête,

Mordilles des lèvres mon épaule.

Une onde languide parcourt ton corps.

Soudain, tu pars du rire pur

Qu’aurait une flûte joyeuse

Et, bondissante, plonges dans l’eau.

Un oiseau blanc se lève dans les joncs

Et s’éloigne, alors que notre barque

Tangue, ivre dans les remous

De ta nudité jubilante.

LA MUSIQUE DE LUTH

La terre durera longtemps

Avant son refroidissement final;

Des hommes l’habiteront; prendront des noms,

Se justifieront de leurs actes.

Nous, nous aurons la forme

De constituants chimiques —

Mince consolation.

Pour l’heure, nous sommes en vie,

Corpuscules, ambitions, caresses,

Le lot de ceux qui nous précédèrent,

Tous les compagnons des neiges d’antan,

“La joyeuse Hélène, la blanche Iopé et les autres”,

Les morts agités, présents à notre souvenir.

Aussi, en cette fin d’année, fête

De la Nativité, accordons-nous l’offrande

Des présents jadis acheminés vers l’Occident à travers les déserts —

L’or de nos chevelures confondues,

L’encens de nos bras et de nos jambes émerveillés,

La myrrhe de nos baisers invincibles désespérés —

Célébrons la renaissance

Quotidienne de l’amour,

La fluidité de nos êtres dans une épiphanie sans fin,

Cependant que la terre sous nos pieds

S’abîme dans des étés et des neiges inconnus,

Traverse les espaces inexplorés des étoiles.

MARTIAL — XII, LII

C’est moi Kenneth, ton amant, Marie,

Celui qui, un jour, redeviendra

Poussière; qui te tressa des couronnes

De chansons; dont la voix fut non moins réputée

Pour avoir fustigé les fautes de son temps.

En enfer, je conterai ton histoire,

Doucement, à l’oreille enchantée d’Hélène,

Nos joies et nos jalousies, nos querelles et nos voyages,

Qui, à l’inverse des siens, finissaient par des baisers.

Son époux sourira de l’impétueux Pâris

Quand il entendra le récit de nos tendres amours.

Laure et Pétrarque, Waller et sa Rose,

Dante lugubre et l’incandescente Béatrice,

Catulle et Lesbie, tous les amants célèbres,

Transparents, main dans la main, m’écouteront,

Un dernier frisson parcourant leurs corps ombreux.

Et lorsque tu rejoindras mon séjour pour finir,

Ton nom répandra le souvenir des vivants

Sur les lèvres de ceux que la mort a saisis.

Tu sauras que je dis vrai en voyant fondre la neige

Sur ma tombe, et mes compagnons de sommeil transis

Changer de place sous terre afin de réchauffer

Leur squelette auprès de mes cendres restées brûlantes.

FUYARDE

Les cheveux sur ton front brillent

D’étincelles de pluie;

Tes yeux sont humides et tes lèvres

Humides et froides, ta joue rigide de froid.

Pourquoi être partie

Si longtemps, pourquoi revenir seulement

Maintenant vers moi, tard dans la nuit

Après avoir erré des heures sous la pluie et le vent?

Défais ta robe et tes bas;

Repose-toi dans le fauteuil devant le feu.

Je réchaufferai tes pieds de mes mains;

Je réchaufferai tes seins et tes cuisses de baisers.

J’aimerais pouvoir allumer en toi

Un feu qui ne s’éteindrait jamais.

J’aimerais pouvoir être sûr qu’au fond de toi

Se trouve un aimant qui toujours te ramènerait en ce lieu.

“Dans l’air chaud d’avril...”

Dans l’air chaud d’avril,

Allongés nus au pied des pins,

Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.

Tu t’agenouilles sur moi et je vois

De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,

Comme des morsures, là où des pommes de pin

Ont appuyé sur ta peau.

On peut apercevoir les mêmes marques

Incrustées dans le lignite de la falaise

Au-dessus de nous. Sequoia

Langsdorfii avant la période glaciaire,

Et sempervirens de nos jours,

Ce qui ne fait de différence

Qu’en nombre d'années.

Ici, dans la douce et moribonde

Puanteur des fleurs printanières, rejetés,

Deux épaves ensemble,

Nos corps frais et nus ensemble,

Sous cet arbre l’espace d’un instant,

Nous avons échappé aux duretés

De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour

Trahi. Et ce qui aurait pu être,

Comme ce qui pourrait être, s’évanouit

Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser

Que ces idéogrammes

Imprimés sur les immortels

Hydrocarbures de chair et de pierre.

ANDRÉE REXROTH

Mont Tamalpais

Les années ont passé. Le printemps

Revient. Mars et Saturne

Paraîtront bientôt, bas à l’ouest,

Dans le soir. Au soleil couchant,

Des poutrelles vaporeuses se forment,

Enjambant Steep Ravine à l’aplomb

Des cascades. Les oiseaux d’hiver

Venus de l’Oregon, rouges-gorges

Et diverses grives, se régalent

Des baies mûres de toyon et

D’arbousiers. Les rouges-gorges chantent

Sous une chute de lumière drue.

                                                Tes cendres

Ont été dispersées en ce lieu où

J’écrivis pour toi un poème d’adieu

Et, il y a plus longtemps encore,

Un poême d’amour et de paix,

Sur la lassitude d’une longue

Nuit de printemps dans la jeunesse.

Cela fait presque dix ans

Que tu es ici à tout jamais.

Les chatons qui poussent après

Le nouvel an sur les saules

De ce pays étrange sont de retour.

Les cerfs et les ratons-laveurs

Empruntent les mêmes passages. Seuls

Quelques bancs de sable et de galets

Sont apparus où l’érosion

A creusé profond les falaises.

Les cycles de la vie sont courts.

Guerre et paix ont passé, simples fantômes.

Le genre humain s’enfonce

Dans l’oubli. Le cri d’un butor

Monte d’entre les roseaux où

Tu l’entendis à notre arrivée

Dans l’Ouest; là où justement

J’en entendis un l’année

De ta mort.

Kings River Canyon

Ma douleur est aussi large

Qu’un fleuve sans rives;

Elle est aussi profonde

Qu’un abîme sans fin.

La lune sombre, trouant la brume,

Comme si un voile léger, chaud, moite

Remplissait Kings River Canyon.

Saturne luisant perce tel un oeil d’or

Humide le rideau de lumière; à côté,

Antarès rougeoie faiblement

Sans scintiller; tout en haut,

Le rocher brille légèrement sous la lune:

Lookout Point où, étendus

Sous la pleine lune déjà, nous avions

Plongé nos regards dans ce canyon.

Par un doux octobre, nous avions établi

Le camp près des étangs d’automne immobiles.

Je t’avais préparé un gâteau d’anniversaire.

Là, tu peignis tes plus beaux tableaux —

Des paysages innocents, étonnés,

Dont il reste très peu d’exemplaires.

Tu les détruisis durant

Les crises atroces

De ta longue maladie. Dix-huit ans

Ont coulé depuis cet automne.

Aucun chemin d’accès n’existait alors.

Quelques personnes seulement

Connaissaient l’entrée du défilé.

Nous étions parfaitement seuls, à trente

Kilomètres à la ronde;

Jeunes mari et femme

Abrités et enveloppés

Dans la sérénité de l’automne,

Dans le bruit du fleuve furtif,

Dans le tournoiement des feuilles,

Dans le mouvement heurté d’un vol

De chauve-souris surgies des grottes,

Au ras des étangs parfumés

Où les grandes truites somnolaient chaque soir.

Dix-huit années broyées

Sous les roues de la vie.

Tu es morte. On a fait percer

Par mille bagnards l’autoroute

Qui coupe Horseshoe Bend. La jeunesse

Qui ne revient pas s’est enfuie. Mes tempes

Grisonnent et ma silhouette

S’est empâtée. Je chemine aussi vers la mort.

Je pense à Henry King, à Exequy,

Son poème ampoulé mais lourd de désespoir;

Je pense à la grande lamentation

De Yüan Chen, d’une insoutenable compassion;

Et, solitaire au bord du fleuve printanier,

Plus seul que jamais je n’aurais

Imaginé être un jour,

Je songe à Frieda Lawrence,

Assise seule au Nouveau-Mexique,

Dans la sécheresse sans fin, écoutant

Le sifflement des eaux laiteuses de l’Isar

Sur les cailloux, au coeur d’un printemps perdu.

BILLET DE NOËL À GERALDINE UDELL

Les fleurs des prairies, les vastes lunes d’automne

Reviennent-elles à la saison?

Debs, Berkman, Larkin, Haywood, sont morts aujourd’hui.

Les filles ont toutes pris de l’âge.

Tant m’a échappé, ou se tient embusqué

Dans ma mémoire, et mugit

En sourdine comme le tonnerre qui m’a réveillé —

Et j’ai contemplé la ville dehors

Qui clignotait dans la lumière violette sous la pluie ondulante.

Les orages porteurs de foudre sont rares

Sous ce climat statistiquement parfait.

L’eucalyptus a perdu

Ses branches, dans le fracas des portes et du verre brisé, la mer a rompu ses digues.

Seul dans mon lit étroit,

Je rêvais aux jours passés, à l’entre-deux-guerres riche d’espoirs,

Fêtes triomphantes, fêtes échevelées,

Regards triomphants, lèvres échevelées

Regards éteints, lèvres pincées maintenant

Que les fêtes ont trahi nos espérances.

Je te revois dans Gas,

L’héroïne avant l’explosion;

Ou dans tes colères, blanche et froide,

Quand nous discutions du livre tragique de Sacha.

Ici, dans la nuit déserte,

J’allume ma lampe et tâtonne vers ma plume et mon carnet.

Un million de dormeurs se retournent,

Il pleut des bombes dans leurs rêves. L’orage s’éloigne

En bourdonnant sur les collines.

Le vent tourne, ramenant l’odeur froide, organique,

De l’océan qui remonte.

SOTTOPORTICO SAN ZACCARIA

Il pleut sur la ville

Comme il pleut sur mes poèmes

Sous le tonnerre

Nos corps s’ajustent pièces

D’un puzzle magique

Douze bourrasques chassent les mouettes du ciel

Et lacèrent les rideaux

Des éclairs miroitent

Sur tes seins trempés de sueur

Ton visage bascule dans l’ombre

Et le vent cliquette comme une armée

Qui écarte des roseaux fanés

Nous allongeons nos corps brisés sous la fenêtre

Et je sens un parfum de foin

Poindre dans l’odeur féminine de Venise

AU PIED DU MON SORATTE

L’autre jour, dans des rangées

Inexplorées au fond de la bibliothèque,

Cerné par les volumes sévères

De la Patrologie de Migne,

Debout, je lisais les déchirantes

Plaintes d’Abélard. Soudain,

Je m’aperçus que depuis un moment,

Un parfum doux et léger

M’entourait, très subtil, très chic.

Puis, j’entendis le tintement

De fins bracelets et une respiration

Qui ne cessait de monter et descendre.

Dans l’allée, de l’autre côté,

Un garçon et une fille

Faisaient l’amour dans le coin

Le plus reculé du savoir.

Années 19504

JEU DE HASARD

Des pensées de toi éclaboussent ma pensée.

Des gouttes noires coulent de la lame d’épée

Du tonnère. Un jeu de cartes blanches éparpille

Ses coeurs et ses piques noirs et rouges

Équivoques. La mort me frôle

Journellement et s’acharne à barbouiller

Mes cheveux de ses produits chimiques. Les tic-tac

De l’horloge changent de voix, prononcent ton nom.

Quel repas nous sert la vie,

Raisins amers et verre cassé.

J’ai gardé le souvenir de tes seins,

Leur odeur de pâte d’amande.

LES SPIRALES DU TEMPS

Sous la deuxième lune, les saumons

Arrivent, remontent Tomales Bay

Et Papermill Creek, puis

L’étroite gorge où ils vont

Frayer à Devil’s Gulch. Je sais

Qu’ils sont de retour, mais longeant

Le torrent, j’entends leurs plongeons

Et chaque année, ils me font

Sursauter. S’ils sont dérangés,

Ils se précipitent vers les bas-fonds,

Immenses corps rouges et bleus

Sautant hors de l’eau sur les galets;

Sinon, ils se tiennent paisibles

Dans des creux. Les mâles en lutte

Flottent sans bouger, fusent, reculent.

Les femelles se reposent, le ventre

Gonflé de jeunes vies, tous les adultes

Mourront bientôt, leurs flancs élégants

Tuméfiés et putrides, à demi

Déchiquetés par leur irrésistible

Pulsion. Je m’assois un long temps

Sous le soleil glacé près de

La mare, au pied de ma cabane,

Et réfléchis à ma vie — tant

De ratages, tant de pertes, toute

Cette souffrance, les morts, les impasses,

Et qu’ai-je gagné au bout

Du compte? Tard dans la nuit,

Je redescends me désaltérer. Ils sont là

Qui se ruent les uns sur les autres

Dans l’obscurité. La surface

De la mare se brouille. La demi-lune

Tremble sur l’onde brisée.

Je touche l’eau. Noire et gelée,

Des lames de glace fragile

Se figent au bord. Dans la nuit

Froide, le ruisseau cascadant

De la montagne vers la baie,

Parcourt le long cycle périodique

Qui du ciel le ramène à la mer.

MIROIR

L’après-midi se termine en taches

De lumière rouge sur les feuilles

Qui couvrent la paroi nord-est du canyon.

Mon hibou apprivoisé est posé sereinement

Sur sa branche morte. Un geai

Idiot plonge vers lui en braillant.

Il l’ignore, baille,

Déploie ses ailes. Le geai

Pousse un cri de frayeur et s’enfuit.

Mon serpent royal s’est enroulé

En cercles inertes sur livres et papiers.

Même sa langue reste immobile, mais

Il veille impartial de ses yeux jaunes.

Les souris trottent, délicates,

Dans les murs. Au-delà des collines

La lune se lève, et le ciel

Devant tourne au cristal.

Le canyon s’estompe dans le demi-jour.

Un invisible palais

De verre, peuplé d’êtres

Transparents, m’entoure.

Au-dessus de la cascade floue

Dans la fente du canyon enfle

La promesse intense de lumière.

Une fille nue fait son apparition dans ma cabane,

Les pieds blancs, les hanches qui chaloupent,

Le sexe parfumé.

MIROIR VIDE

Tant que nous vivons perdus

Dans le règne de la finalité

Nous ne sommes pas libres. Je m’assois

Dans ma cabane de dix mètres carrés.

Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.

Frémissement des feuilles. Murmure

De l’eau sur les rochers.

Le canyon m’enserre.

Au moindre geste, la grenouille de Basho

Sauterait dans la mare.

Tout l’été les feuilles dorées

Des lauriers ont virevolté dans l’espace.

J’ai remarqué aujourd’hui

Qu’une feuille d’érable flottait

Sur la mare. Dans la nuit

Je reste à fixer le feu.

Je voyais autrefois des cités de feu,

Villes, palais, guerres,

Aventures héroïques

Dans les feux de camp de la jeunesse.

Je ne vois plus qu’un feu désormais.

Ma poitrine bouge tranquillement.

Les étoiles bougent là-haut.

Dans l’obscurité transparente

Un dernier tison rougeoie

Parmi les cendres.

Sur la table, il y a une peau de serpent

Desséchée, une pierre brute.

POUR ELI JACOBSON

Décembre 1952

Nous voici peu nombreux, bientôt

Il n’y aura plus personne. Nous étions

Camarades ensemble, nous pensions voir

De nos propres yeux le nouveau

Monde où l’homme ne serait plus

Un loup pour l’homme, hommes et femmes

Devenus frères et amants

Ensemble. Nous ne le verrons pas.

Nul d’entre nous ne le verra.

Il est plus lointain que prévu.

Étant jeunes, nous croyions

Que devenus vieux et rangés,

De nouvelles recrues, jeunesse

Animée de la sagesse des jeunes,

Prendraient la relève. Eux,

À coup sûr, le connaîtraient

L’âge d’or. Ils ne sont pas venus.

Ils ne viendront pas. Nous ne sommes

Plus très nombreux. Autrefois,

Nous défilions coude à coude, aujourd’hui

Chacun mène pour son compte

Une guérilla solitaire contre l’ennemi.

Tout cela a déjà eu lieu,

Maintes fois. Peu importe.

Nous étions camarades ensemble.

Nous avons bien vécu.

Il est bon d’être brave. Rien

N’est meilleur. La chère est meilleure, le vin

A plus d’éclat, les filles sont plus

Belles, le ciel plus bleu

Pour les braves — braves

Et heureux camarades, ou derniers

Braves guerriers battant en retraite.

Tu as bien vécu. Même

Tes peines, tes défaites et tes

Désillusions furent bonnes,

Affrontées avec courage, le coeur léger.

Tu nous as quittés et nous nous sentons

D’autant plus seuls. Encore un de moins,

Bientôt, il n’y aura plus personne. Nous savons

Maintenant que notre échec est durable.

Et c’est égal. Ceux d’entre nous qui restent

Se souviendront le plus loin qu’ils peuvent,

Nos enfants, qui sait, se souviendront,

Un jour, le monde se souviendra.

On dira: “Ceux-là vécurent

Au temps des bons camarades.

Quelle époque formidable

Cela dut être, quoique le présent

Soit merveilleux aussi.”

Notre souvenir revivra, à nous

Tous, toujours, en chacun,

Quand viendront les beaux jours si éloignés.

S’ils n’adviennent jamais,

Nous n’en saurons rien. Qu’importe.

Nous avons le mieux vécu, nous les hommes

Les plus heureux de notre temps.

LES OISEAUX MOQUEURS

À la mi-mars au coeur de

La nuit, au centre de

La cité stérile, emmuré dans

Des kilomètres d’asphalte et

De pierre, seul et triste,

Sans sommeil dans mon lit étroit,

Roulant des soucis dans ma tête,

J’entendis se faufiler

Entre les interstices

De l’ombre battue de vent, la note

Vivante, à peine perceptible,

Faible, persistante, récurrente,

D’un crapaud solitaire —

Une voix plus douce que celle de nombreux oiseaux.

Il y a sept ans, allongés

Nus et moites, faisant l’amour

Sous la pleine lune de Pâques,

La lumière épaisse parfumée tremblait

Du chant des oiseaux moqueurs.

TOUTE UNE HISTOIRE

Toi, parce que tu m’aimes, serre-moi

Bien fort, caresse-moi, sois

Douce et bonne, apaise-moi

De silence, ne dis pas un mot.

Toi, parce que je t’aime, je suis

Fort pour toi. Je te soutiens.

L’eau est vivante

Autour de nous. L’eau vive

Court dans les entailles de la terre entre

Nous. Toi, mon épouse, ta voix

Me parle au-dessus de l’eau.

Tes mains, tes bras solennels,

Traversent l’eau et m’étreignent.

Ton corps est magnifique.

Il parle et franchit l’eau.

Épouse plus douce que le miel, au coeur

Joyeux, nos coeurs battent sur

La passerelle de nos bras. Nos mots

Sont des mots de joie dans la nuit

De l’allégresse. Nos mots vivent.

Nos mots sont des enfants qui dansent

Devant nous pareils à des étoiles sur l’eau.

Mon épouse, ma toute bien-aimée,

Plus douce que le miel, que le fruit mûr,

Solennelle, grave, un oiseau en vol,

Serre-moi. Sois douce et bonne.

Je t’aime. Sois gentille envers moi.

Je suis fort pour toi. Je te

Soutiens. L’aurore de dix mille

Aurores s’embrase dans le ciel.

L’eau inonde la terre.

Les enfants rient dans l’air.

SOLITUDE

Penser à toi écrasée de

Solitude. Entendre ta voix

Au magnétophone prononcer

“Solitude”. Le mot, la voix,

En débordent, et moi,

Sans toi, si perdu en elle —

Perdu dans la solitude et la douleur.

Noire et insoutenable souffrance

De penser à toi de chaque

Corpuscule de ma chair, à

Chaque instant de la nuit

Et du jour. Ô mon amour, les fois

Où nous avons oublié l’amour,

Assis seuls côte à côte.

Nous avons mangé ensemble,

Seuls derrière nos assiettes,

Nous nous sommes cachés derrière des enfants,

Nous avons dormi ensemble dans

Un lit solitaire. À présent mon coeur

Se tourne vers toi, éveillé enfin,

Repentant, perdu dans la pire

Solitude. Parle-moi. Dis-moi

Quelque chose. Brise ce silence noir.

Parle d’un arbre épais de feuilles,

D’un oiseau en vol, de la nouvelle

Lune au soleil couchant, d’un poème,

D’un livre, de quelqu’un — tous ces mots

Simples et réparateurs

De ta voix résonnante et douce.

Le mot liberté. Le mot paix.

SÉRÉNITÉ

Allongé calmement à ton côté,

La joue contre tes cuisses fermes, paisibles,

La musique apaisante de Boccherini

Nous imprégnant dans le silence,

Tandis que le soleil quitte les toits

Et s’avance sur le Pacifique, serein —

Serein le soleil qui s’éloigne de nous,

Serein, comme toujours le soleil,

Sereins nos corps épuisés par les

Moments et les tourments de l’amour, nos

Cerveaux lovés, en paix dans leur coquille, assoupis,

Nos coeurs lents, calmes, sûrs

Qui battent au même rythme, la pulsation

De ta cuisse caressant ma joue. Parfaitement sereins.

LES LUMIÈRES DANS LE CIEL SONT DES ÉTOILES

Pour ma fille Mary

La comète de Halley

Lorsque, à mi-chemin de ta vie,

La grande comète reviendra,

Souviens-toi de moi, enfant,

Éveillé par une nuit d’été,

Dressé dans mon berceau et

Regardant l’étoile à la longue chevelure

Il y a tant d’années.

Sors dans le noir et vois

Son panache sur l’eau

S’égoutter à travers la nuit liquide,

Et pense que vie et gloire

Vacillèrent jadis sur

Mon sang rapide, le mien et celui de

Tous ceux disparus avant moi,

Vaisseaux sur le fleuve d’un milliard

D’années qui traverse à présent tes veines.

La grande nébuleuse d’Andromède

Nous atteignons le camp le soir

Venu, sur une haute crête à découvert

Dominant deux mille

Mètres de montagnes et une immensité

De vallées et de mer.

Dans la nuit chargée d’étoiles nous cuisons

Des macaronis et dînons

À la lueur d’une lanterne. Des étoiles se massent

Autour de la table comme des lucioles.

Après le repas nous allons droit

Nous coucher. La nuit est balayée de vent

Et pure. Dans trois jours, ce sera

La pleine lune. Allongés sur le lit

Nous observons les étoiles et la lune

Qui tourne dans notre petit télescope.

Tard dans la nuit les chevaux qui bronchent

Autour du camp me réveillent.

Accoudé je regarde

Ton beau visage endormi

Joyau sous la clarté lunaire.

Si la chance te sourit et que les

Nations te le permettent, tu vivras

Loin dans le XXIe

Siècle. Je prends la lunette

Pour regarder la grande nébuleuse

D’Andromède nager comme

Une amibe phosphorescente

Autour du Pôle. Là-bas

Dans des villes reculées

Des hommes au coeur gras se préparent

À t’assassiner pendant que tu dors.

Une épée dans un nuage de lumière

Ta main dans la mienne, nous sortons

Voir les foules de Noël

Dans Fillmore Street, le quartier

Noir. Une épaisse gelée recouvre

La nuit. Les passants se pressent, enveloppés

D’une écharpe de buée. Devant

Les vitrines les enfants

Sautillent, des paillettes

Plein les yeux. Des pères Noël agitent des clochettes.

Des voitures calent et cornent. Des tramways cliquèrent.

Des haut-parleurs suspendus aux réverbères

Diffusent des chants de Noël. Sur les juke-boxes

Dans les bars, Louis Armstrong

Joue White Christmas. Dans les boîtes de nuit

Les filles se déshabillent, se trémoussent et se cognent

Au son de Jingle Bells. Au-dessus de nos têtes,

Des enseignes au néon gribouillent et

Effacent et gribouillent de nouveau

Des messages qui vantent l’avarice,

La joie, la peur, l’hygiène, et les noms

Orgueilleux de la bourgeoisie.

La lune rayonne comme une face de pudding.

Au grand carrefour, nous nous arrêtons

Pour regarder, sur la diagonale

Opposée, la lune qui monte,

Et les vastes constellations d’hiver,

Solennelles et ordonnées.

Tu t’écries: “Je vois Orion!”

Le plus bel objet

Que toi et moi connaîtrons jamais

Dans le monde et dans la vie

Se tient dans les cieux déserts

Éclairés de lune, au-dessus de la multitude

D’hommes, de femmes et d’enfants, noirs

Et blancs, joyeux et gloutons,

Bons et mauvais, acheteurs

Et vendeurs, maîtres et victimes,

Quelque chose comme un immense théorème,

Qui, s’il se trouvait un jour résolu,

Résoudrait à tout jamais sous paillettes et clochettes

Le mystère et la souffrance de vivre.

Voici Orion, l’homme de la veille

De Noël, déployé

Dans le ciel comme un vrai dieu

En qui il suffirait

De croire un peu.

J’ai cinquante ans

Et toi cinq. Le dire

Ne servirait à rien,

Et l’écrire peut-être non plus.

Tu dois croire en Orion. Croire

En la nuit, la lune, la terre

Couverte de gens. Croire en Noël, aux

Anniversaires et aux oeufs de Pâques.

Croire dans tous ces composés

Éphémères de la nature, condamnés

À la décomposition et au néant.

Reste-leur toujours fidèle.

Rien d’autre n’existe. N’échange

Jamais cette religion sauvage

Contre les abstractions civilisées

Ruisselantes de sang des canailles

Qui vivent de nous tuer, toi et moi.

CODICILLE

Une large part de la poésie

Universelle est artifice, procédé.

Le domaine des érudits.

Que passe une génération

Et, cuite et recuite, elle

Devient immangeable.

J’ai, pour ainsi dire, tout

Avalé, jusqu’à l’indigeste.

Lamartine, Gower, Le Tasse,

Les poètes métaphysiques

De Cambridge, anciens et modernes,

Leurs épigones américains.

Bien sûr, des années durant,

La classe qui domine la poésie anglaise

A prétendu que cette dernière

Devait rester froide construction

D’où les pronoms personnels

Étaient bannis. Appliqué

À la lettre, ce programme

Aboutit au contraire

De l’effet escompté. L’art

D’Eliot et de Valéry,

Celui du Pope, plus encore

Que personnel, est une intense

Et subjective rêverie, aussi

Intime et révélatrice,

Aussi indécente, disons,

Que des aveux confiés sur

Le divan du psychanalyste.

Ceux qui ont horreur

D’employer le pronom “Je”

Ont toujours de bonnes raisons à cela.

LE VENDEUR DE POISSON AMBULANT ET LE CORDONNIER

Cela fait trente années maintenant

Que je viens dans les montagnes au mois

D’août. À trente reprises

J’ai vu vos fantômes se dresser sur

Les sommets. C’était en mille neuf

Cent vingt-sept. Nous sommes en

Mille neuf cent cinquante-sept. Une fois

Encore, trente ans après,

Me revoici dans les montagnes

De la jeunesse, au pays des Gros Ventres,

Amples vallées pareilles à des parcs

Sous les gigantesques masses

Cubiques des Rocheuses. J’ai appris

À me raser par ici, faisant

Le cuisinier et le gardien de troupeaux.

Mille neuf cent vingt-deux,

Années où l’espoir

Révolutionnaire prit fin,

Écrasé par la poigne de fer.

Moi, j’évitai la chaise électrique.

Tout continua. Le temps passa.

Mais un certain esprit disparut.

Nous croyions être les hommes

Du grand bouleversement,

Les prophètes de la vraie

Vie du genre humain.

Nous pensions que bientôt tout

Changerait, dans les rapports

Économiques et sociaux, mais aussi

En peinture, en poésie, en musique,

Dans la danse et l’architecture; même

La nourriture et les vêtements

Seraient ennoblis. Ce projet

Prendra plus de temps que prévu.

Les montagnes autour n’ont pas changé

Depuis qu’adolescent j’errais

Dans l’Ouest, au hasard

Des petits métiers. À tout prendre, elles sont

Plus sauvages maintenant. Un élan butte

Contre notre camp. Des castors frappent de leur queue

Leur mare couverte de laiche tandis que nous pêchons

Du haut de leur nid dans le

Demi-jour. Les chevaux paissent l’herbe miroitante

Dans des prés semés de gentianes mauves

Et bronchent dans la rosée d’argent

Sous la blancheur de la pleine lune.

Les poissons ont un goût d’eau des prés.

Au matin, sur de lointaines crêtes herbeuses

Dominant le rebord de roc rouge, des moutons sauvages

Bondissent, balles de caoutchouc au-dessus

De l’horizon, alors que le camp

S’éveille. J’attrape et sangle

Le petit cheval jaune de Mary

Puis charge les premières selles Decker

Que j’aie vues depuis trente ans. Même

Les clochettes au cou des chevaux sonnent

Autrement qu’en Californie.

Des geais du Canada se disputent

Les restes du petit-déjeuner.

Nous suivons un long défilé sablonneux

Parmi des champs de lavande primevère

Et la foudre éclate autour de nous.

Pour midi, Mary pêche un ombre

De deux livres dans l’eau qui jase.

Aucun sommet de quatre mille mètres

Ne porte vos noms, Sacco et Vanzetti.

Pas encore. Mes vêtements

N’ont pas changé. Les selles

Decker non plus. L’Amérique

S’engraisse en brandissant la mort.

Personne n’a plus peur des anarchistes.

En rentrant, nous avons fait halte

Une dizaine d’heures à Ogden.

La place du tribunal

Était pleine de mineurs, de bûcherons

D’ouvriers agricoles et de cheminots,

Mains brisées, visages détruits,

Cuvant un mauvais vin

Dans la canicule, tandis que défilaient

Des putains lasses aux yeux hagards.

Années 19605

DEUX POÈMES POUR BREW ET DICK

Blues d’un matin froid,

à l’angle de la 32e rue et de State Street

Une fille de chemisier déchiré

Pleure au coin d’une fenêtre crasseuse.

Dans les rues, cassages de gueule.

Chat malade dans le caniveau.

Chiens hurlant au fond des ruelles sombres.

Il n’y a pas tristesse plus profonde

Que les juke-boxes au petit jour.

Filles des salles de jeu qui rentrent.

Putains attablées devant un chop suey.

Maquereaux au resto mexicain.

Flics somnolents, oeuf au bacon.

Point du jour sur le travail, point du jour sur la vie.

Bruits des vieux sacrifices

Qui s’éveillent.

Rafales de neige dans la rue déserte

Devant le premier tramway.

Les amants allument une cigarette

Et se séparent les yeux brûlants,

Avant de disparaître dans le petit matin.

Blues conjugal

Je ne voulais pas ça et toi tu en voulais.

À présent nous y sommes et ça ne te plaît pas.

Tu es piégée maintenant.

Les conserves de haricots blancs, les couches à laver,

Trop fauchés pour le ciné, trop crevés pour l’amour.

Nous ne pouvons rien faire.

Sténos sexy dans le métro.

Le gars de l’épicerie en a une grosse.

Nous n’y pouvons rien.

On n’a qu’une jeunesse.

Il faut s’en aller quand l’heure est venue.

C’est ainsi. Nul n’y changera rien.

Des types sifflent au volant des grosses voitures.

Des trains de marchandises gémissent dans la nuit.

On ne s’en sortira pas comme ça.

C’est la vie.

On est toujours dans le même pétrin.

Il n’y aura jamais rien d’autre.

HUIT POÈMES POUR LA MUSIQUE D’ORNETTE COLEMAN

si la douleur est plus intense

que la différence

comme l’oiseau dans la nuit

ou les parfums dans la lune

oh sorcière de question

oh lèvres de soumission

dans la chair de l’été

le chausson d’argent

dans la forêt endormie

si l’espoir dépasse la question

par le printemps moussu

dans le midi de moisson

entre les piliers de soie

dans la différence lumineuse

oh langue de musique

oh maître de splendeur

si la chair du coeur

si le fluide de l’aile

comme l’amour

si la naissance

ou la confiance comme

l’amour comme l’amour

*

rêve-t-il tombant dans

la lumière qui emmêle

appelle la lumière

petites gaufrettes effilées

dans le tourbillon

sur de la plume blanche

flottant

dans le ciel les lames

mordillant les seins

frisson nouveau

découvrir le miel

embrasser embrasser

*

Elle n’a pas dit où

maison vide

tous partis

rouge à lèvres lettres bas

déchirés

une étoile

sur la vitre noire de suie

au fond de la forêt écartée

initiales et coeurs entrelacés

nul ne revient jamais

avions de nuit

au-dessus du village fusées volantes

la plus merveilleuse

de toutes

chérie

dans le tiroir

la femme de chambre

a trouvé 1000

faux billets

de dix dollars

*

puis lune

décroissante dans jeunes feuillages

penses-tu aux anciennes blessures

on dirait Mycènes

ces terribles

rois morts leurs visages

recouverts de feuilles d’or

aucun animal ou végétal

nulle part

encore un paysage

des gens dans un bateau

cousus d’aiguilles ou de fil

oiseaux à la voix humaine desséchée

*

qui délivre des certificats

aux personnes concernées :

le porteur est en vie

allume le ciel

défais ta robe

coupe l’arbre

gravis la montagne

embrasse les lèvres

ferme les yeux

parle bas

ouvre

viens

*

le temps tourne comme des tables

le printemps indifférent et extasié

sauve toutes les âmes toutes les graines et tous les esclaves endormis

printemps noir

dans le noir chuchotant volonté humaine

mots prononcés par deux langues s’embrassant

sifflante union

serpent d’Eve

des étoiles surgissent

deux corps nus culbutent

parmi des sapins de Noël décharnés

enflammés comme abeilles et boutons de roses

le feu devient poudre qui tombe

les lèvres se reposent et sourient et dorment

le feu balaie

l’âtre du sang

sur des étoiles doubles rouges et lointaines

ils homologuent leurs testaments liés

*

Blues

la mer sera profonde

l’oeil sera profond

le dernier coup de cloche fut profond

l’iceberg fut gelé

le clou fut gelé

la putain affamée était gelée

la jungle était féroce

la dent était féroce

la pauvre clocharde est féroce

le plat de tripes est mince

l’omelette dans la poêle est mince

aussi mince que la sagesse des siècles

le faucon au zénith comprend

la taupe sous la pelle comprend

le cerveau recourbé comprend aussi

ne l’oublie pas

*

Blues

gris comme l’arctique

gris comme la mer

gris comme le coeur

gris comme l’oiseau dans l’arbre

rouge comme le soleil

rouge comme le rouge-gorge

rouge comme le coeur

rouge comme la hache dans l’arbre

bleu comme l’étoile

bleu comme le goéland

bleu comme le coeur

bleu comme l’air dans l’arbre

noir comme la langue

noir comme le vautour

noir comme le coeur

noir comme la fille pendue dans l’arbre

DÉJÀ JADIS

Je retourne à la petite maison

De Santa Monica Canyon où

Andrée et moi avons été pauvres

Et heureux ensemble. Parfois,

Le ventre creux, nous volions des légumes

Dans les potagers voisins.

Ou bien, nous allions ramasser

Des mégots, munis d’une torche.

Mais nous pouvions nous baigner

Toute l’année. Notre chien,

Immense bâtard jaune, s’appelait

Proclus et notre chat blanc,

Cyprien. Nous venions de monter

Notre première exposition commune;

On traduisait mes poèmes à Paris.

Nous dessinions dans le jardin,

Sous l’ombrage de l’acacia.

Aujourd’hui, je descends de voiture

Devant la maison au crépuscule.

Les fleurs de l’acacia jonchent l’allée,

Minuscules pastilles de laine d’or.

Un parfum assoupissant et épais

Pénètre la nuit naissante.

L’arbre est deux fois haut comme le toit.

À l’intérieur, un vieillard et

Une vieille se tiennent sous la lampe.

Revenu sur mes pas, je démarre vers

La plage de Malibu pour retrouver

Une amie d’enfance aux cheveux gris

Et contempler ensemble la lune montante

Sur les longs rouleaux ridant la baie.

LES PRÉS AUX TREMBLES

Regarde. Écoute. La lune

S’illumine. Ne bouge pas. Je ne veux plus

Entendre cette kyrielle

Nostalgique de maris et d’amants.

Cesse de m’interroger

Sur les femmes que j’ai eues.

Tu n’es pas une écolière ni moi

Un professeur de paléobotanique.

C’est assez que la lumière verte

Illumine le duvet de tes bras

Comme un feu d’herbe et que tes yeux

Soient des brouillards de la même lueur infinie.

Laisse les plis et les divisions

De ton anatomie envelopper

Tous les horizons. Ô ma douce

Topologie, mon illusion,

Aussi arrogante et indomptable sois-tu,

Nulle horloge ne peut mesurer

Depuis quand tu t’es endormie

Entre mes bras au beau milieu des

Portes coulissantes, des rideaux tirés,

Des poissons électriques, des lotus en sucre

Et du clair de lune humide et chaud.

OAXACA 1925

Tu étais une fille splendide

Visage troublé, paupières vertes

Bas de dentelle noire

On s’est rencontrés dans un bar infect

Tu as dit

“Je m’appelle Nada

Je ne veux rien de toi

Je ne te prendrai rien

Je ne te donnerai rien”

Je t’ai raccompagnée par des ruelles

Éclaboussées de lune, d’ordures et de chats

Jusqu’à ta chambre désolée et désordonnée

Tes pieds étaient sales

Le vernis s’écaillait sur tes ongles

On a passé une semaine main dans la main

À vagabonder ensemble extasiés

Par un été étouffant

De guitares, de coups de feu, de feuilles tropicales

Et d’ombres noires sous la lune

Il y a une vie de cela

LES HOMMES DE L’ORGANISATION DANS LA SOCIÉTÉ D’ABONDANCE

Entre chien et loup: mon épouse

Et mes filles préparent le dîner

Dans la cuisine. J’éteins

Ma lampe et me repose les yeux.

Derrière la vitre la neige

A viré au bleu profond. Antoine

Et Cléopâtre après une rude journée.

Je vois ces hommes et ces femmes

Vigoureux rachitiques

Otant leurs habits de dentelle, de velours

Et de brocart d’or, qui grimpent

Au lit ensemble, nus,

Des poux sous leurs aisselles puantes parfumées,

La couche pleine de punaises.

SOUS LES CYPRÈS, AU SOMMET DU CHEMIN DE CROIX

Je t’emmène près de San Miniato

Manger une pastèque

Boire une limonade

Dans cette chaude soirée

Où l’Arno à sec s’estompe dans son lit de pavés blancs

Vin miel huile d’olive

Embaument l’air de leurs secrètes vapeurs

Tandis qu’une potière noire

Tourne tourne tourne

Un vase épousant

Le renflement de tes hanches

Des amants soupirent dans l’ombre

Nous sommes perdus entends-tu

Nous sommes tous perdus

Les cent cloches éclatent

Les étoiles parlent

CINQUE TERRE

Une voix sanglote sur le sable de couleur

À l’endroit où des chevaux multicolores

Courent dans la houle

Nous seuls dans l’univers

Où les chagrins roulent comme l’océan

De l’amour perdu

Sous l’étoile du matin

Qui choit du ciel

Dans l’eau pâle aveugle

Tandis que nous faisons l’amour

À l’extrémité de la falaise

Là où les vignes butent

Contre une lisière d’antiques

Oliviers argentés

HAUTE PROVENCE

Tous les soirs à sept heures

Nous nous retrouvions sous les vols des hirondelles

Dans l’ombrage dense des antiques platanes

À la même terrasse de café

Sur une placette d’herbe et de gravier

Entourée de maisons de pierre blonde

Où l’eau d’une fontaine —

Parlait à voix basse la langue

Des habitants du centre de la terre

Fumée rose et verte dorée et bleue

Des brins d’oliviers et des sarments

Qui monte des fourneaux où mijotent les dîners

Broderies des hirondelles

Haut dans l’immensité du ciel

Nous échangions des baisers dans le soir parfumé

Puis partions main dans la main

Le long d’une route en lacets

Qui passait un pont romain

La roue du moulin

Qui lentement pivotait

Dans l’eau évanescente

Du lit ténébreux

Jusqu’au ciel à peine éclairé

Retenait dans ses godets moussus

Un aquarium de poissons étincelants

Tels que personne n’en vit jamais

Assis à flanc de coteau nous observions la ville

En contrebas comptant les coups de cloche

Et les étoiles qui s’allumaient une à une

Toi qui avais les cheveux flous un corps de plume

As-tu regardé cette demi-lune

Qui est passée il y a dix heures

Au bout de ta rue en pente

Flottant sur la Méditerranée

PETIT À PETIT

Nous dormions nus

À même les couvertures lorsque saisis

Par le froid nous avons rampé

Sous les draps chauds et fait l’amour

Au petit jour tu as dit

“Il a neigé cette nuit sur la montagne”

Là-haut sur la diorite bleue noire

Frêles taches de neige orange

Dans l’aurore rougeoyante

J’ai répondu

“Cela fait des mois qu’il neige

Partout sur le Canada en Alaska

Sur le Minnesota dans le Michigan

À cette seconde il tombe de la neige fondue

Sur les rues endormies de Chicago

Petit à petit on refait le monde

Même au Mexique même pour nous”

LA ROUE TOURNE

Tu portais robe de satin et voile de gaze

À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.

J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi

Composa quand il avait un certain âge.

Il surent me toucher malgré ma jeunesse.

J’ignorais alors que, à mi-vie,

Une ravissante et jeune danseuse

M’accompagnerait près des chutes de cristal,

Sous les sommets de neige et de granit.

Je savais moins encore qu’elle serait

À la différence de Po, ma propre fille.

La terre se tourne vers le soleil.

L’été s’installe sur les cimes.

Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges

Au long des jours lumineux.

Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte

Dans tes cheveux.

Deux fois deux hirondelles d’un vert violet

Jouent au-dessus du lac.

Les oiseaux bleus sont revenus

Nicher sur la petite île.

Les hirondelles boivent au vol,

Badinent, zigzaguent, piquent

Et rappellent celles qui virevoltent

Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches

Une pluie fine traverse le lac

Dans un léger sifflement. Après l’ondée,

Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces

De tortues, naissent au bord du pré.

Les neiges de mille hivers

Fondent sous le soleil d’un unique été.

Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.

Des truites tournent dans l’eau transparente.

Cris des marmottes, le soir, dans les rochers.

Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.

Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.

Le tonnerre gronde dans le lointain.

Notre campement, lumière isolée

Au coeur de cent monts et cascades.

Les voix entremêlées de l’eau

Qui chute conversent la nuit durant.

Au chaud dans ton duvet,

Joues et paupières éclairées par les étoiles,

Ton souffle s’abaisse et s’élève

Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.

Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.

Dix mille années tournent inchangées.

Cela fut et ne se retrouvera plus.

YIN ET YANG

Le printemps est de retour sur la Côte Rocheuse,

Chaud, parfumé, sous la lune de Pâques.

Les fleurs ont repris leur place.

Les oiseaux ont retrouvé leurs arbres.

Les étoiles d’hiver se couchent dans l’océan.

Les étoiles d’été se lèvent des montagnes.

L’air fourmille d’atomes de vif-argent.

La résurrection enveloppe la terre.

Géométriques, resplendissants, immortels,

Hommes et animaux défilent à travers le ciel

Menant leur cérémonie mystérieuse.

Le Lion donne la lune à la Vierge.

Celle-ci se tient au carrefour du ciel,

La pleine lune dans sa main droite,

Dans la gauche, un épi de blé scintillant.

Le rite de renaissance atteint son apogée

Il resurgit du monde d’en bas

Proclamé dans la lumière du zénith.

Dans le monde d’en bas le soleil nage

Entre les poissons nommés Oui et Non.


1 Traduits de l'Américain par Joël Cornuault.

2 Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

3 Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

4 Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

5 Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

Les poèmes écrits pour le jazz (“Deux poèmes pour Brew et Dick” et “Huit poèmes pour la musique d’Ornette Coleman”) ont paru dans la revue Europe (octobre 1997). Copyright Joël Cornuault, reproduits avec l’autorisation de Joël Cornuault et de la revue Europe.