Les guerriers du réseau
PAR Pier Angelo Rosati « Hobo »
Une analyse des plus lucide que celle de David Ronfeldt dans son rapport sur l’influence de l’Internet sur le conflit en cours au Chiapas [1]. Une reconnaissance aussi des capacités et de l’intelligence politique de ceux qui travaillent à la diffusion capillaire des informations et à la coordination des initiatives de soutien à l’armée zapatiste. Peuvent en être fières tous les participants aux listes de discussion chiapas-l et chiapas95 qui, depuis le début du conflit, maintiennent à travers l’Internet le contact avec l’Ezln et les populations indigènes en lutte, en diffusant les communiqués et en rompant l’isolement imposé par les organes d’information traditionnels.
Grâce à l’Internet et au travail de ceux qui participent, dans le monde entier, à cette newslist, a été ainsi rendu public le « Rapport Roett », dans lequel la Chase Manhattan Bank demandait au gouvernement mexicain une intervention militaire pour éliminer les zapatistes et instaurer une stabilité politique qui puisse garantir de futurs investissements au Mexique.
Des documents de la CIA
Mais le rapport de Ronfeldt, intitulé « La cyberguerre arrive », n’est pas un simple texte académique, ni une manifestation gratuite d’admiration pour les activistes de l’Internet, et lui même n’est pas un chercheur indépendant. En fait, l’universitaire américain a souvent collaboré avec l’armée des états-Unis et avec la Cia, et son rapport a été commandé par la Rand Corporation, une organisation d’études sociales au service du Pentagone, la même à qui, en 1971, furent soustrait les fameux « Documents du Pentagone » où l’on décrivait en détail les horreurs de la guerre du Vietnam.
Les réactions du « peuple du réseau » à de tels intérêts se sont manifestées immédiatement, ouvrant une discussion sur les possibles incidences concrètes de la télématique sur le social. Quelques-uns ont soutenu l’inconsistance de la thèse de Ronfeldt, disant ne pas se sentir partie prenante d’un mouvement politique significatif, mais d’un groupe de bourgeois près à sacrifier tout au plus leur temps libre. La nette majorité, cependant, s’est déclarée consciente de l’impact que les nouvelles technologies de la communication exercent sur la sphère politique, mais, dans le même temps, restant circonspecte quant à l’éventuelle répression qui pourrait constituer le revers d’un tel impact.
Certains entrevoient déjà des signes dangereux dans les récentes opérations de police contre des petits systèmes télématiques de la mouvance anarchiste, qui ont conduit à l’arrestation d’un des animateurs du Bbs The Terminal Boredom en écosse et à l’inculpation pour « association subversive » de l’opérateur du serveur indépendant de Trente (Italie) Bits against the empire. « Anarchistes et zapatistes ne sont jamais que la partie visible du fameux iceberg », dit Jason Wehlig de la mailing list active-l. « Actuellement - ajoute Wehlig - il y a une myriade de campagnes sociales sur l’Internet. L’activisme sur le réseau non seulement fonctionne (et cela assez bien, comme l’admet Ronfeldt lui-même), mais, qui plus est, il est en train de croître rapidement, impliquant beaucoup de gens, et acquérant une incisivité politique et sociale toujours plus importante ».
Une démocratie directe
Sur l’efficacité de la structure non centralisée de liaison « on line », Harry Cleaver, professeur d’économie politique de l’Université de Austin, Texas, à l’initiative de la mailing list chiapas95, et auteur, entre autres, d’un livre sur la révolte du Chiapas en 1994, librement consultable et reproductible sur le réseau [2], n’a pas de doutes non plus. « Sur l’Internet - soutient-il - nous assistons à des phénomènes de démocratie directe, similaires à ceux de certains villages indigènes du Chiapas. Toutefois nous sommes dans un contexte totalement différent. Le capitalisme continue de maintenir sa structure rigidement hiérarchique de pouvoir, mais utilise les mêmes circuits avec lesquels nous le combattons. Le réseau originel, Arpanet, fut créé par l’Advanced Research Project Agency pour faciliter la circulation de recherches pour le Département de la défense. Mais, à partir de cette base, s’est développé non seulement l’Internet, mais aussi le cyberspace où sont poursuivi des buts différents et souvent conflictuels, par rapport aux initiatives commerciales comme America Online ou Compuserve, les réseaux activistes PeaceNet et EcoNet. Il n’existe plus une simple « technologie de la communication », mais les réseaux eux-mêmes, avec leurs structures et leurs contenus, qui constituent plutôt l’ensemble des technologies alternatives élaborées dans divers contextes et avec des intentions diverses. Ceux d’entre nous - ajoute Cleaver - qui utilisent les réseaux, sont aussi en train de construire la technologie ».
PS :
Copyright © 1996 Pier Angelo Rosati « Hobo ». Les copies conformes et versions intégrales de cet article sont autorisées sur tout support pour peu que la notice de copyright et cette présente notice soient conservées. Traduit de l’anglais par Benjamin Drieu. Texte publié dans le quotidien italien Il manifesto, 1996. Traduit de l’italiens par Aris Papathéodorou
[1] Rapport de David F. Ronfeldt et John Arquilla, publié dans pour le compte de la Rand de Santa Monica, Comparative Strategy, Vol. 12, No. 2, 1993, pp. 141-165, qui étudie l’impact des nouvelles technologies de l’information sur la sécurité nationale américaine à partir de l’utilisation du Net par les zapatistes et leurs sympathisants. Texte intégral disponible sur le web.
[2] Le livre Zapatista, est disponible sur l’Internet via le site gopher de l’Université du Texas.