Les contradictions internes de l'Etat
M. Rothbard
Un problème majeur quand on discute de la prétendue nécessite de l’Etat est le fait que toutes ces discussions ont lieu dans un contexte où l’Etat existe depuis des siècles, et où le peuple a pris l’habitude de cette domination. L’association cynique de la mort et des impôts dans le dicton populaire qui exprime la certitude nécessaire des deux montre bien que les gens se sont résignés à l’existence de l’Etat, perçu comme un fléau, mais Un fléau naturel inéluctable contre lequel il n’y a pas de solution. Le poids de l’habitude qui cimente la domination étatique a été relevé dès le XVIe siècle dans les écrits de la Boétie. Mais comme nous voulons invoquer la logique contre le poids des habitudes, nous ne devons pas nous contenter de comparer l’Etat que nous connaissons avec une situation inconnue, nous devons plutôt commencer au point social zéro, dans la fiction logique de " l'état de nature ", et mettre en balance les arguments en faveur de l’Etat et les arguments pour une société libre.
Imaginons qu'un nombre assez important de personnes viennent soudainement au monde et aient à choisir le type d’organisation sociale sous lequel ils devront vivre. Certains défendent l'opinion suivante (argument typique en faveur de l’Etat) : " Si on permet à chacun de nous de demeurer libre sous tous rapports, plus particulièrement si chacun peut détenir des armes et conserve son Droit d'autodéfense, il s'ensuivra une guerre de tous contre tous qui mènera la société au naufrage. Par conséquent, confions nos armes et notre pouvoir ultime de décision, incluant le pouvoir de définir et de faire respecter nos Droits, confions cela à... tenez, à la famille Tartempion là-bas. La famille Tartempion nous protégera contre nos instincts de prédateurs, maintiendra la paix sociale et fera respecter la justice. " Est-il possible d'imaginer que quelqu'un (excepté peut-être la famille Tartempion) envisage un plan aussi absurde ? Il serait réduit au silence par ce cri : " Et qui nous protégera contre la famille Tartempion, surtout quand nous serons privés de nos armes ? " Et pourtant, bien que la prétendue légitimité de la famille Tartempion ne découle que de la durée de leur pouvoir, c’est le type l’argument que nous acceptons sans discussion. Le recours à la logique de l'état de nature est utile pour nous débarrasser du poids de l'habitude et voir l'Etat tel qu'il est - à voir que, de fait, le roi est bel et bien nu.
Si, en effet, nous portons un regard logique et détaché sur la théorie de " l’Etat limité ", on voit tout de suite quelle chimère il représente quelle utopie incohérente il propose. En premier lieu, on n'a aucune raison de croire que le monopole de la violence, une fois acquis à la famille Tartempion ou à quelque autre dirigeant étatique, continuera de se " limiter " à la protection de la personne et de la propriété. L’expérience de l'histoire montre sans l’ombre d'un doute qu’aucun Etat n'est longtemps demeuré limité. Et il existe d'excellentes raisons pour croire qu’aucun Etat ne le sera jamais. Premièrement, une fois le principe cancéreux de la coercition - le financement par le vol et le principe du monopole violent sur l’emploi de la force - légitimé et établi au coeur de la société -, on a toutes les raisons de s'attendre à ce que ce précédent ne fasse que croître et embellir. Plus spécifiquement, l'intérêt économique des dirigeants de l'Etat les pousse à travailler activement à l’expansion de leur pouvoir. Plus les pouvoirs coercitifs de l’Etat se développent au-delà des limites que chérissent les théoriciens de l’Etat. libéral, plus s'accroissent le pouvoir et la richesse de la classe dirigeante aux commandes de l'appareil d'Etat. C'est pourquoi, impatiente de maximiser son pouvoir et sa richesse, cette classe étendra les compétences de l’Etat - et elle ne rencontrera que peu d'opposition étant donné la légitimité qu'elle et ses suppôts intellectuels ont réussi à obtenir, étant donné aussi l'absence de liberté sur les marchés, l'insuffisance des moyens institutionnels de résister au monopole étatique de la violence et sa capacité de faire prévaloir par la force ses conceptions. C'est un heureux trait du marché libre que la maximisation de la richesse d'une personne ou d’un groupe profite en retour à tous ; dans le domaine de la politique en revanche, dans le domaine étatique, la maximisation des revenus et de la richesse ne peut profiter qu’aux parasites que sont l’Etat et ses dirigeants, et ceci au détriment du reste de la société.
Les partisans de l’Etat limité défendent souvent l'idéal d'un Etat au-dessus de la mêlée. qui ne prendrait pas parti ni ne ferait étalage de sa puissance, d'un " 'arbitre " qui trancherait avec impartialité entre les différentes factions de la société. Mais quelle raison les hommes de l’Etat auraient-ils de se comporter ainsi ? Etant donné leur pouvoir sans contrepoids, l’Etat et ses dirigeants agiront de manière à maximiser leur pouvoir et leur richesse et, par conséquent. dépasseront inévitablement leurs prétendues " limites ". Ce qui est important, c'est que l'utopie de l’Etat limité et du libéralisme ne fournit aucun mécanisme institutionnel pour contenir l’Etat à l'intérieur de ses limites. Pourtant, l’histoire sanguinaire de l’Etat aurait dû prouver qu'on use nécessairement, et donc qu'on abuse, de tout pouvoir quel qu'il soit, dès lors qu’on l'a reçu en partage ou qu’on s'en est emparé. Comme le remarquait Lord Acton, le pouvoir corrompt.
De plus au-delà de l’absence de mécanisme institutionnel capable d'assurer que l’ultime décideur et utilisateur de la force se " limite " à la protection des Droits, il existe, dans l'idéal même de l’Etat neutre ou impartial, une grave contradiction interne. Il ne peut y avoir d’impôt " neutre ", de régime fiscal qui laisse le marché inchangé par rapport a ce qu’il aurait été en l'absence d’impôt. Comme John C. Calhoun le notait on ne peut plus clairement au début du XIXe siècle, l’existence même de l'impôt rend la neutralité impossible. Quel que soit le niveau de l’impôt, il créera toujours au moins deux classes sociales antagonistes : classe " dirigeante ", qui profite et vit de l'impôt ; et la classe " dominée ", qui paie les impôts. Bref, deux classes en lutte : les payeurs d’impôts nets et les consommateurs nets d'impôt. A tout le moins, les fonctionnaires de l'Etat sont forcément des consommateurs nets d’impôt ; et on trouve d'autres membres de cette classe parmi les personnes et les groupes subventionnés par les dépenses inévitables des hommes de l’Etat.
Calhoun l’écrivait bien :
" [Les] agents et fonctionnaires de l’Etat forment la partie de la communauté qui est récipiendaire exclusive des recettes de l’impôt. Tout ce qui est enlevé à la société sous forme d’impôt et qui n’est pas gaspillé leur est remis de frais et débours. Ce sont les deux aspects - dépense et impôt - de l’activité budgétaire de l’Etat. Ils sont corrélatifs. Ce que le premier soutire à la société sous le nom d’impôts est transféré à la classe de la société que forment les bénéficiaires ne représentent qu’une partie de la communauté, il suffit de considérer ensemble les deux aspects du processus budgétaire pour s’apercevoir que celui-ci doit frapper inégalement les contribuables et les bénéficiaires des recettes fiscales. Il ne pourrait du reste en être autrement, sauf si ce qui est perçu auprès de chaque individu en impôt lui était rendu sous forme de dépenses, ce qui rendrait l’ensemble du processus dérisoire et absurde...
" De l’activité budgétaire inégalitaire du gouvernement, il doit par conséquent résulter une division de la communauté en deux grandes classes : ceux qui, en fait, paient les impôts et supportent évidemment à eux seuls le fardeau de l’entretien de l’Etat ; et les bénéficiaires de dépenses et donc des recettes fiscales, qui se trouvent ainsi à la charge de l’Etat - ou, pour résumer, la classe des payeurs d’impôt et la classe des consommateur d’impôt.
" Or tout cela engendre un antagonisme dans leurs relations à l’égard de l’action budgétaire des hommes de l’Etat - et de l’ensemble des politiques qui sont liées. Car plus élevés sont les impôts et les dépenses, plus grand est le gain de l’une et la perte de l’autre, et vice versa.[...] Tout accroissement a donc pour effet d’enrichir et de renforcer l’une , d’appauvrir et d’affaiblir l’autre. "
Une Constitution, continue Calhoun, est incapable de maintenir l’Etat à l’intérieur de ses limites. En effet, la Cour suprême des Etats-Unis étant nommé par le gouvernement lui-même et tenant de lui son monopole de décision ultime, les favoris politiques qui la composent pousseront immanquablement à une interprétation " large " ou lâche de termes de la Constitution qui servira à accroître le pouvoir des hommes de. L’Etat sur les citoyens et, avec le temps, les séides du pouvoir auront raison de la minorité des esprits indépendants qui auront prôné et vain une interprétation stricte capable de limiter le pouvoir de l’Etat.
Le concept d'un Etat libéral limité recèle d'autres failles et incohérences. En premier lieu, les philosophes politiques et notamment ceux qui prônent un Etat limité admettent généralement que l’Etat est nécessaire à la création et au développement du droit, ce qui est historiquement inexact. La plus grande partie du droit - notamment la partie la plus libertarienne - est issue non pas de l’Etat mais des institutions non étatiques que furent les coutumes tribales, les juges et tribunaux de droit commun, le droit commercial et les tribunaux de marchands, le droit maritime et les tribunaux établis par les transporteurs eux-mêmes. Les juges concurrentiels de la Conmon Law, de même que les Anciens des tribus, ne s’occupaient pas de faire le droit mais se contentaient de le découvrir dans des principes existants et généralement acceptés, et de l’appliquer à des cas particuliers ou à des conditions technologiques ou institutionnelles nouvelles. Tel était aussi le droit romain privé. Et, dans l’Irlande celtique, une société qui a duré mille ans jusqu’à sa conquête par Cromwell, " il n'y avait aucune trace de justice étatique " : des écoles concurrentielles de juristes professionnels interprétaient et appliquaient un corpus commun de lois coutumières, que faisaient respecter des tuatha, sortes de compagnies d'assurances concurrentielles et volontaires. Qui plus est, ces règles coutumières, loin d'être aléatoires ou arbitraires, étaient délibérément ancrées dans un Droit naturel accessible, la raison humaine.
Non seulement l'idée que l'Etat serait nécessaire au développement du Droit est infirmée par l'histoire mais, de plus, comme Randy Barnett l'a brillamment démontré, l’Etat, de par sa nature même, est incapable de respecter ses propres règles juridiques. Or, si les hommes de l'Etat ne peuvent respecter leurs propres lois, ils seront nécessairement des législateurs dépourvus de compétence comme de rationalité. Le compte rendu exégétique que Barnett a fait de l'ouvrage fondamental de Lon L. Fuller, The Morality of Law montre l’erreur persistante de la doctrine actuelle du positivisme juridique, décrite par Fuller comme " l’hypothèse que l'on doit considérer le droit comme une [...] projection à sens unique de l’autorité, qui part de l’Etat et s'impose aux citoyens ". Fuller explique que le droit n'est pas simplement " 'vertical " - commandement d’en haut, ordonné par les hommes de l’Etat, adressé aux citoyens, mais aussi " horizontal " au sens où il prend naissance parmi les gens eux-mêmes pour s'appliquer à eux et entre eux. Il cite le droit international, les lois tribales, les règles privées, etc., comme exemples omniprésents de ce genre de droit " réciproque "", et non étatique. Selon Fuller, l'erreur positiviste vient de l'ignorance d'un principe essentiel du vrai Droit, à savoir que le législateur doit lui-même respecter les règles qu'il établit pour ses citoyens ou pour reprendre ses termes exacts, " que le droit institué présuppose lui-même un engagement, de la par de l'autorité publique, de respecter ses propres règles dans ses relations avec ses sujets ".
Toutefois, comme Barnett le fait très bien remarquer, FuIler se trompe lourdement en ne poussant pas assez loin son propre principe, en limitant son champ d'application aux procédures, aux " règles selon lesquelles les lois sont adoptées ", au lieu de l'appliquer à la substance même du droit. Parce qu'il ne se montre pas capable de suivre son raisonnement jusqu’à sa conclusion logique, Fuller ne voit pas la contradiction interne qui est au coeur de l’Etat législateur. Barnett écrit :
" La limite de Fuller tient à ce qu’il n’a pas poussé assez loin l’application de son propre principe. S’il l’avait fait, il aurait constaté que le système juridique de l’Etat ne respecte pas le principe de la conformité avec ses propres règles. C’est parce que les juristes positivistes constatent que les hommes de l’Etat violent leurs propres règles qu’ils concluent, non sans raison dans cette perspective, que la loi fabriquée par l’Etat est sui generis. "
Or, ajoute Barnett, si Fuller avait poussé son principe jusqu'à énoncer que le " le législateur s’engage à respecter la substance de ses propres lois ", alors il aurait compris que " de par sa nature, l’Etat viole nécessairement cet engagement ".
En effet, Barnett montre bien que les deux caractéristiques exclusives et essentielles des hommes de l’Etat résident dans leur pouvoir de lever des impôts - d’obtenir leurs revenus par la force, c’est-à-dire au moyen du vol avec violence - et dans leur pouvoir d’empêcher leurs sujets de retenir les services d’une autre agence de protection (le monopole coercitif de la sécurité). En faisant cela, les hommes de l’Etat transgressent leurs propres lois, celles-là mêmes qu’ils imposent à leurs sujets. Barnett explique :
" Par exemple, l’Etat déclare que les citoyens ne doivent pas prendre le bien d’autrui par la force. Pourtant c’est précisément ce que l’Etat fait de façon prétendument " légitime " en exerçant son pouvoir de lever des impôts [...] De manière plus fondamentale encore, l’Etat déclare qu’on ne peut employer la force contre autrui qu’en cas de légitime défense, c’est à dire seulement pour se défendre contre quelqu’un qui a pris l’initiative de la violence. Outrepasser son Droit de légitime défense rendrait quelqu’un coupable d’agression contre les Droits d’autrui, de manquement à ses obligations légales. Or, de par son monopole, l’Etat impose par la force sa juridiction à des gens qui peuvent n’avoir rien fait de mal. Ce faisant, il commet une agression à l’encontre des Droits de ses citoyens, alors que ses propres règles interdisent l’agression.
" Bref, l’Etat peut commettre les vols qui sont interdits à ses sujets, il peut commettre des agressions (prendre l’initiative de l’emploi de la force) alors qu’il leur interdit d’exercer le même Droits. C’est à cela que se réfèrent les positivistes quand ils déclarent que la loi (dans le sens de la loi légiférée par l’Etat) est un processus vertical, à un sens unique. C’est ce qui contredit toute prétention à une vraie réciprocité ".
Barnett en déduit que le principe de Fuller, interprété dans un sens cohérent, signifie que, dans un vrai système de Droit, le législateur doit " respecter toutes ses règles, substantives comme procédurales ". Aussi, continue Barnett, " dans la mesure où respecter ses propres règles est une chose que l'autorité publique ne fait pas et ne peut pas faire, l’Etat n'est pas et ne saurait être un système de Droit : ses actes sont au contraire par essence contraires au Droit ". Et de conclure : " Par conséquent l’Etat en tant que tel est institué en violation du Droit. "
Il existe une autre contradiction interne dans la doctrine de l’Etat minimum libéral, qui est aussi liée à l’impôt. Si les hommes de l’Etat doivent se limiter à la " protection " de la personne et de la propriété et si l'impôt doit se limiter à financer ces services de protection publique, comment le gouvernement peut-il déterminer le niveau de protection à offrir et d'impôts à lever ? Contrairement a ce que soutient la doctrine de l’Etat limité, en effet, " la protection " n'est pas plus un " service collectif " fourni d'un seul bloc, que n'importe quel autre bien ou service dans la société. Une théorie du même genre pourrait proposer que les hommes de l’Etat se " limitent " à la fourniture de vêtements gratuits a tous les citoyens. Mais la limite ne tiendrait guère, sans compter les autres défauts de l'hypothèse. Car il faut déterminer quelle quantité de vêtements, et à quel coût ? Par exemple, doit-on fournir des Lacoste authentiques à tout le monde ? Et qui déterminera la quantité et la qualité des vêtements à donner à chaque personne ? De même, la " protection " peut signifier n'importe quoi, allant d'un policier unique pour l'ensemble du pays à un garde du corps armé et un char d'assaut pour chaque citoyen - une proposition qui ruinerait l'économie dans le seul temps nécessaire pour l'énoncer. Qui déterminera le niveau de la protection puisqu'il est évident que chacun serait mieux protégé contre le vol et l'agression s'il disposait d'un garde armé ? Sur le marché libre, ce ont les achats volontaires de chaque individu qui décident de la quantité et de la qualité des biens et services offerts à chacun; mais quel critère peut-on appliquer quand ces décisions relèvent des hommes de l’Etat ? La réponse est qu'il n'y en a aucun, et que ces décisions étatiques ne peuvent être que purement arbitraire.
Par ailleurs, on cherche en vain dans les écrits des théoriciens de l’Etat libéral une conception cohérente de la fiscalité, en ce qui concerne non seulement le niveau des impôts mais aussi qui sera forcé de les payer. La théorie usuelle de " la capacité de payer ", par exemple, n'est rien d'autre, comme le disait bien le libertarien Frank Chodorov, que la philosophie du voleur de grand chemin : arracher à sa victime le plus de butin possible - ce qui ne donne guère, on l’avouera, une philosophie sociale convaincante, et elle est en plus aux antipodes du mode de paiement caractéristique du marché libre. Car si on devait forcer tout le monde à payer chaque bien et service en proportion de son revenu, il n y aurait pas de système des prix et le marché ne serait pas possible. (David Rockefeller, par exemple, pourrait être forcé de payer un million de dollars pour une baguette de pain).
Ensuite, aucun texte sur l’Etat minimum n’a jamais produit une théorie sur l'étendue qui doit être soumise à son autorité. Si les hommes de l'Etat doivent disposer d'un monopole coercitif de la force dans un territoire donné, quelle est la dimension de ce territoire ? On n'a pas assez réfléchi sur le fait que le monde a toujours existé dans un état d’anarchie internationale, sans gouvernement commun, sans monopole coercitif de la décision au-delà des divers Etats. Pourtant, les relations internationales entre leurs citoyens privés ont généralement fonctionné assez correctement malgré cette absence d'un gouvernement unique au-dessus d'eux. Une action en dommages ou un différend contractuel entre un Alsacien et un habitant du Bade-Wurtemberg se règlent normalement sans problème, le plaignant recourant habituellement à son système judiciaire pour intenter des poursuites et les tribunaux de l'autre pays acceptant le verdict. Les guerres et les conflits se produisent généralement entre les gouvernements et non entre les citoyens privés des divers pays.
Question plus fondamentale : un partisan de l’Etat limité reconnaîtra-t-il le Droit de sécession d'une partie d’un pays ? la region ouest de la Syldavie peut-elle légitimement se séparer du pays ? Si non, pourquoi ? Si oui, comment trouver un point de rupture logique au processus de sécession ? Est-ce qu'un petit département ne pourrait pas faire sécession ? et ensuite une commune ? et un arrondissement ou un quartier ? un pâté de maisons ? et au bout du compte un individu ? Dès lors que l'on admet un Droit de sécession quelconque, la logique nous mène au Droit de sécession individuelle, et donc à l’anarchie : chaque individu pouvant faire sécession et retenir les services de sa propre agence de protection, l'Etat s’écroule.
Enfin, le critère même du libéralisme, qui consiste à limiter l’Etat à un rôle de protection de la personne et de la propriété, souffre d'une incohérence fatale. Car si l'impôt est légitime, pourquoi les hommes de l’Etat n’imposeraient-ils pas aussi leurs sujets pour fournir d'autres biens et services utiles aux consommateurs ? Pourquoi par exemple, ne faudrait-il pas que les hommes de l’Etat construisent des aciéries ou des barrages, produisent des chaussures, offrent des services postaux, etc. ? Toutes ces choses sont utiles au consommateur. Le libéral objectera-t-il que c'est à cause de la coercition fiscale que cela exige que les hommes de l’Etat ne doivent pas construire des aciéries ou des usines de chaussures ni offrir (gratuitement ou non) aux consommateurs les biens produits ? Mais cette objection s'applique également à la police et aux tribunaux de l’Etat. Si on accepte l’Etat libéral, les hommes de l’Etat ne seraient pas moins justifiés en fournissant l'acier ou le logement qu’en fournissant la protection policière. Si la thèse de la limitation de l’Etat au domaine de la sécurité ne se défend même pas dans la théorie du libéralisme, comment se défendrait-elle avec d'autres arguments ? Il est vrai que l'idéal de l’Etat limité peut quand même servir à empêcher des activités étatiques coercitives au " second degré " (c'est-à-dire au-delà de la coercition initiale de l'impôt) telles que les contrôles de prix ou l'interdiction de la pornographie par exemple ; mais ces limites sont bien poreuses et dans la pratique, on peut les repousser jusqu’à ce qu'on parvienne au collectivisme total où les hommes de l’Etat n’offriraient que des biens et des services, mais les offriraient tous.