Cosmopolitisme, anarchisme et espéranto
Jonathan Roy
Il y a plus de 60 ans, un penseur espérantophone bien connu, Eugène Lanti, écrivait qu’ « il serait aussi illusoire de propager le cosmopolitisme chez les locuteurs de langues nationales que de tenter d’enseigner la littérature à des analphabètes. ». J’aimerais réutiliser dans ce texte la machine philosophique de ce militant qui osait parler d’ « anationalisme », de « dénationalisation », du rôle émancipateur d’une langue neutre et logique, tout en y associant un projet politique révolutionnaire. Quelle est la pertinence de réactiver cette vieille rengaine contre la nation et les langues nationales ? Je mentionnerai cinq raisons majeures, qui nous forcent à placer l’espéranto et la critique de la nation et de ses instruments au centre de tout projet cosmopolitique de type anarchiste : 1) un opposant, le capitalisme néo-libéral, qui s’inscrit avant tout dans le lieu mondial et qui attend une réponse à ce niveau 2) un mouvement altermondialiste à sensibilité libertaire qui gagnerait à se dénationaliser davantage 3) un mouvement anarchiste où les formes néo-nationalistes et le nombrilisme national, paradoxalement, ne sont pas absentes 4) une langue neutre et logique supportée et même parlée maintenant par plusieurs millions de personnes qui ont prouvé son efficacité 5) et finalement, la reviviscence du nationalisme sous ses formes minoritaires ou majoritaires, qui est sans contredit un danger pour la démocratie et notre projet radical. Le projet anarchiste ne peut se permettre l’immobilité, il doit évoluer et adapter ses modèles à ses adversaires et au sol historique, sans quoi il sera relégué aux oubliettes: il est temps d’aiguiser nos armes et de faire face à nos ennemis, tous nos ennemis.
Internationalisme versus cosmopolitisme.
Une des forces des écrits d’Eugène Lanti est d’avoir insisté sur le caractère antithétique de l’internationalisme et du cosmopolitisme, et cette distinction est incontournable pour bien comprendre l’essence d’une position cosmopolitique. L’internationalisme bourgeois consiste généralement à accepter l’existence de nations mais à vouloir freiner le nationalisme et les tentatives de domination économique, politique, culturelle et militaire entre celles-ci par des institutions inter-nationales qui laissent les États se développer dans certains cadres sans les transformer vraiment (un peu comme l’ONU mais en plus puissant et sans veto et ce genre de choses archaïques). L’internationalisme prolétarien de type « autoritaire », pour sa part, exige que la lutte prolétarienne d’un pays soit subordonnée à la lutte de classe mondiale, mais utilise l’appareil politique et même la culture nationale pour parvenir à son idéal. Loin de détruire les fondements de la nation qui réduisent la liberté des individus, ces deux formes d’internationalisme sont opposées à une démarche cosmopolitique (que Lanti nommait « sennaciismo », ou anationalisme), quelle soit « libérale » en voulant instaurer une démocratie représentative mondiale, « marxiste » comme Lanti qui croyait à un État planétaire semblable à l’U.R.S.S., ou anarchiste, en liant la démocratie directe à une répartition des richesses et certains dispositifs politiques mondiaux toujours connectés aux structures de base (donc à la fois au-delà et en-deçà de l’État-nation). Dans cette dernière perspective, aucune culture particulière n’a une valeur intrinsèque qui vaudrait la peine d’être sauvegardée au détriment des individus qui la composent : le cosmopolitisme s’adresse à des individus en tant qu’ils ne sont pas seulement les agents socialisés d’une culture particulière, mais aussi des personnes libres capables d’exercer des choix culturels. C’est ici que le cosmopolitisme prend toute son ampleur, lorsqu’il crée les conditions qui limitent la part de circonstances non-choisies sur le plan culturel, offrant plutôt un cadre où la liberté culturelle peut s’exercer. Un projet inter-nationaliste est par définition contraire à ce type de liberté, laissant une grande place au pouvoir de l’État-nation et aux frontières qui limitent les choix de l’individu, dont la frontière linguistique. Mais alors, si la frontière linguistique est un problème dans une optique cosmopolitique, pourquoi ne pas placer notre confiance en l’anglais ? Premièrement, parce que pour que la langue parlée devienne un choix plus qu’une circonstance, il faut que le transfert d’une langue à l’autre se réalise facilement, ce que maximise l’espéranto ; ensuite, parce que le choix de l’anglais dispenserait une petite partie de la planète d’une conversion à une autre langue sur le plan mondial, créant ainsi une discrimination systémique et alimentant sans aucun doute l’idéologie des nationalismes minoritaires des groupes linguistiques en déclins tout comme celle des nationalismes chauvins des pays anglophones.
Les conceptions ethnique et culturelle de la nation
Après cette brève esquisse d’une direction que nous pouvons prendre, il nous faut voir la place de l’espéranto et d’une vision clairement anationale dans une critique du monde actuel et de l’importance que les nations et le nationalisme y occupent. Dans le débat sur la notion de nation, la dichotomie civique/ethnique, à laquelle on peut ajouter une conception mitoyenne nommée culturelle, est tout à fait incontournable. En admettant que la nation est distincte de l’État, est-il possible de lier sa défense à une vision anarchiste du monde : comme nous allons le voir, certainement pas ! Prenons une à une ces différentes conceptions. La première de celles-ci, ethnique, n’admet au sein de la nation que les individus ayant des traits communs transmis culturellement, mais aussi biologiquement, comme la couleur de peau, les bons ancêtres (le fameuse expression « de souche »), etc. Une telle vision essentialiste du groupe national, complètement fermée à toutes les inclusions, est évidemment incompatible avec tout projet de couleur libertaire.
Cependant, il serait réducteur et inefficace de tenter de réduire tous les nationalistes à cette conception, puisque l’idéologie nationaliste prospère dans la gauche en rompant radicalement avec cette logique raciste du nationalisme ethnique. En effet, la conception culturelle a depuis longtemps dépassé sa rivale ethnique, voulant intégrer à la nation tout individu qui a assimilé certains éléments culturels transmissibles, généralement la langue et certaines valeurs nationales. À titre d’exemple, le mouvement nationaliste québécois fonde l’ensemble de son projet pour l’obtention d’un État indépendant sur ce type d’élément : par la valeur intrinsèque de sa spécificité culturelle, le Québec aurait droit à tous les pouvoirs pleinement reconnus par la communauté internationale, et quiconque adhérera à cette spécificité deviendra membre de la nation québécoise. Et quelle est donc cette spécificité : une seule chose, la langue ! La philosophie anarchiste a su développer une réponse aux groupes qui voulaient instaurer des formes politiques hiérarchisées à partir de la religion, l’athéisme ; elle devrait également développer une réponse sur le plan linguistique, car le 21ème siècle risque de regorger de ce genre de cas. La réponse, la voici : de même que les questions spirituelles peuvent devenir un choix lorsque les individus d’une société parviennent à créer les conditions sociales qui limitent les forces religieuses contraignantes, la langue peut également devenir un choix qui ne soit pas synonyme de soumission culturelle mais plutôt de pas commun en avant vers une communauté plus large. Choix, choix, choix ! Voilà ce que nous devons marteler, et surtout en pointant les éléments qui empêchent que la langue emprunte cette voie. Quels éléments ? Des exploiteurs du même type que ceux qui se cachent derrière les barrières religieuses : la langue aussi dissimule des hiérarchies. Ceux qui ont intérêt à construire une nation sur le plan culturel sont principalement ceux que Weber appelle les entrepreneurs nationaux, c’est-à-dire les intellectuels qui détiennent le pouvoir culturel. Pour Weber, la classe qui détient le pouvoir dans une communauté politique crée l’idée d’État, alors que la classe qui possède un accès privilégié aux biens culturels propage l’idée nationale. Par exemple, le Québec, avec sa cohésion nationale assez forte, procure à tous ceux qui travaillent dans la culture, elle-même abreuvée par le capital de la bourgeoisie nationale, des artistes aux ministres en passant par bien des universitaires, une existence confortable dans un système économique et politique plus que contestable.
Face à ces larbins, l’espéranto est une arme de guerre contre les barrières linguistiques, et nous pouvons sans crainte affirmer que toute autre langue logique pouvant jouer ce rôle serait la bienvenue : contrairement à la vision nationaliste, il faut bien voir qu’aucune langue n’a une valeur intrinsèque qui justifierait un communautarisme limitatif, qu’il ne s’agit que d’instruments, comme le système métrique. Et s’il peut être intéressant de faire des recherches sur les différents systèmes de mesure et de conserver l’information à leur sujet, chacun s’entendra pour dire que la raison même nous appelle à adopter universellement le système métrique. Il en est de même pour la langue. J’en conclue donc que le projet libertaire est incompatible avec la conservation de frontières linguistiques étanches, et que si nous utilisions tous les outils qui sont à notre portée, le nationalisme de type culturel s’effondrerait à chaque fois que nous lui ferions face.
La conception civique de la nation
Contrairement aux deux conceptions précédentes, la conception civique de la nation a la particularité d’être soutenue par des nationalistes qui ne s’avouent pas : c’est généralement sous la bannière du nationalisme civique que les membres d’un État appellent à l’unité et condamnent les cultures minoritaires pour leurs aspects rétrogrades. Liée à l’idée du contrat social, la nation serait, pour ses partisans, le résultat d’une association volontaire de citoyens pour former un État, dont l’émanation serait la constitution (le nationalisme civique est généralement le fait d’États déjà formés et reconnus, la volonté de former un nouvel État émergeant généralement sur des bases ethniques ou culturelles). La théorie du contrat social et le thème du renversement des principes de la démocratie au sein de sa version représentative ont été abordés sans arrêt dans la littérature révolutionnaire, et je les laisserai de côté. Néanmoins, il convient de préciser que l’aspect électif et ouvert de ce nationalisme, qui accepte au sein de la communauté quiconque devient citoyen de l’État en question, se double d’un processus d’homogénéisation et d’identification idéologique extrêmement élaboré et tout à fait contraire aux principes libertaires. Puisque aucun élément culturel précis comme la langue, la religion, la couleur, etc., ne forme le socle de ce nationalisme, l’unité nationale (et étatique) est créée autrement, par différents moyens parfois très peu subtils. Premièrement, l’identité nationale se solidifie grâce à un processus d’identification symbolique autour du drapeau, de l’hymne national, des grandes œuvres culturelles nationales, des mythes collectifs, bref rien qui n’ait pour origine des affinités réelles et diversifiées ; deuxièmement, c’est toute la reconfiguration de l’histoire transmise par le système d’éducation et même les médias de masse qui procure à chacun le sentiment de participer à une aventure nationale commune ; troisièmement, chaque État national ne manquera jamais de lier l’autre, l’étranger, les États voisins, avec tous les dangers et périls qui assureront une plus grande unité, et bien sûr des frontières étanches ; et finalement, les trois points précédents serviront de justification à la lutte contre toute forme de particularisme qui remettrait en cause les fondements de la nation. Mais n’est-ce pas exagéré d’affirmer que tout nationalisme civique ou État national est à ce point répressif ? Il est clair que non, car dans le capitalisme mondial, l’unité nationale d’un État fait en partie sa force, et que sans cette force, il sera happé par un concurrent. En un certain sens, nous pourrions dire que capitalisme et nationalisme couchent dans le même lit.
Il faut le dire clairement, tout ce matraquage idéologique soumet l’individu à la fois à l’État, (ou dit autrement, à une forme politique hiérarchisée, hétéronome, qui s‘exerce sur un territoire aux frontières aléatoires et dont le centre décisionnel est souvent très éloigné) et au capitalisme, qui trouve dans cette forme politique le soutien parfait à son fonctionnement. La réponse à ce type de nationalisme se trouve dans toutes les esquisses de projets politiques fondés sur les différentes formes d’autonomie politique ou de démocratie directe, où l’unité des citoyens n’a pas à être modelée idéologiquement à leur insu, étant plutôt le résultat d’un accord volontaire et d’une participation réelle.
Cosmopolitisme, anarchisme et espéranto
Pour combattre l’État, nous pratiquons l’autogestion, pour combattre les frontières linguistiques, nous devrons pratiquer une langue anationale. Bien entendu, c’est notre critique substantielle de toutes les formes de nationalismes et de leurs présupposés qui en dépend, mais pas seulement : c’est aussi 1) la radicalisation de notre idéal et 2) notre fonctionnement efficace dans une lutte mondiale contre le capitalisme qui ne peuvent s’en détacher. Concernant la solidification de notre idéal, il est clair que le cosmopolitisme véritable est libertaire tout comme la liberté véritable est intrinsèquement liée au cosmopolitisme, à un ordre politique et culturel anational. Si on imagine le projet anarchiste, sur le strict plan politique, comme une toile d’araignée de structures décisionnelles étroitement liées entre elles et où le pouvoir s’exerce de façon non-hiérarchisée et non-contraignante (ou du moins tend à l’être), le rôle du cosmopolitisme et de l’espéranto y seraient : sur le plan individuel, de permettre à chaque individu de s’établir facilement où il l’entend, selon ses propres affinités, et d’avoir accès à un champ culturel le plus large possible ; sur le plan collectif, de diversifier chaque lieu de la planète par des métissages de toutes les sortes que seul l’adoption d’une langue commune peut permettre. Impossible d’imaginer un tel idéal, pris dans son sens radical, sans des structures politiques qui permettent réellement une liberté de mouvement, de pensée, et une réunification des individus au-delà des classes sociales et du capitalisme. Quant au deuxième élément, notre lutte « glocale » contre le capitalisme, il faut bien voir que si les liens entre les différents groupes militants se façonnent toujours plus autour de luttes ponctuelles et dénationalisées (avec ce que certains appellent le « nouvel internationalisme »), de larges pans de l’activisme libertaire sont encore complètement englués dans une mentalité et des carcans nationaux, à commencer par la langue. Il suffit de lire quelques ouvrages de vulgarisation sur l’histoire de l’anarchisme, par exemple, pour être atterré par la sélection des événements nombriliste qu’imposent les langues nationales ; très souvent, l’histoire universelle s’arrête aux frontières linguistiques. Si un tel problème se pose sur le plan littéraire, il est d’autant plus présent dans le domaine de la lutte quotidienne contre un ennemi global. Les espérantophones révolutionnaires qui militent dans leurs mouvements respectifs ont la chance d’être à ce carrefour historique où la crise linguistique est omniprésente. De leur action dépendra une plus grande efficacité de notre lutte et la présentation d’un projet encore plus attrayant. Comme Lanti, j’entrevois avec impatience « le jour où je devrai combattre des anationalistes fanatiques »! À nous d’agir !